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JEAN-CLAUDE RICHEZ Le château du Haut-Kœnigsbourg Frontière, mémoire et illusion Châteaux de l'empire, La Wartburg. Luther, la tradition nationale allemande, Wagner et son Tannhauser s'y rejoignent Jean-Claude Richez historien, Lycée Nessel, Haguenau. Inaugurant le château du Haut-Kœ- nigsbourg le 13 mai 1908, Guillaume II proclamait fièrement « Puisse le Haut- Kœnigsbourg, ici à l'ouest du Reich, comme le Marienbourg à l'Est, être consacré comme témoin de la culture et de la puissance allemande jusque dans les temps les plus lointains et servir à tous ceux qui accéderont à ce trône impérial d'enseignement et les réjouir à travers un regard en arrière plein de piété sur le passé »L En quelques mots, au-delà de la conjoncture politique, ce discours résumait la signification profonde de l'opération de reconstruction du Haut- Kœnigsbourg menée à bien en ce début de siècle par l'Empereur Guillaume II. En restaurant le château il s'attachait à délimiter l'espace de la culture et de la puissance allemande. C'était une butte- témoin, une borne frontière, un lieu de mémoire dans lequel devait s'incarner l'histoire impériale de l'Allemagne, point de suture d'une mémoire déchirée par l'histoire. En donnant une nouvelle jeu- nesse au château le temps se trouvait d'une certaine manière aboli, l'éternité était con- voquée :1e château était « témoin » pour le temps à venir comme pour les époques les plus reculées. La mémoire incarnée dans le lieu évacuait le temps de l'histoire. L'espace de la culture et de la puissance allemande était naturalisé dans le château restauré. Naturaliser doit être pris ici dans son double sens : assimiler quelqu'un aux nationaux d'un état par acquisition de la nationalité et conserver un animal mort ou une plante en lui donnant l'apparence de la nature vi- vante. Naturaliser consistait donc à la fois à inscrire à travers la nationalité dans un territoire dont le château marquait la limite et à produire du vivant avec du mort. En faisant du château ruiné, mort depuis des siècles, un bâtiment de notre temps, était effacée la rupture politique historique de l'Alsace avec l'Allemagne. Nous nous attacherons ici à l'étude de la mise en place d'une frontière qui dé- coupe l'espace à travers la résurrection du château et à l'examen de la fonction du château comme butte-témoin convoquant une histoire pour la convertir en mémoire. Il n'y a pas de frontière sans borne. Elle est à la fois limite et borne. Elle s'inscrit dans l'espace et dans la durée. La borne atteste pour l'éternité de la véracité de la limite. Elle est témoin 2 . « ICI À L'OUEST DU REICH COMME LE MARIENBURG À L'EST » Toute la portée symbolique de la reconstruction du Haut-Kœnigsbourg ne peut être correctement appréciée que si l'on replace son histoire dans celle de la Prusse moderne et de l'unification alle- mande. Le Haut-Kœnigsbourg apparait comme le dernier maillon d'une chaîne que la dynastie prussienne avait commencé N ° 1 8 L'identité, un mythe refuge? 125

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J E A N - C L A U D E R I C H E Z

Le château du Haut-Kœnigsbourg Frontière, mémoire et illusion

Châteaux de l'empire, La Wartburg. Luther, la tradition nationale allemande, Wagner et son Tannhauser s'y rejoignent

Jean-Claude Richez historien,

Lycée Nessel, Haguenau.

Inaugurant le château du Haut-Kœ­nigsbourg le 13 mai 1908, Guillaume II proclamait fièrement « Puisse le Haut-Kœnigsbourg, ici à l'ouest du Reich, comme le Marienbourg à l'Est, être consacré comme témoin de la culture et de la puissance allemande jusque dans les temps les plus lointains et servir à tous ceux qui accéderont à ce trône impérial d'enseignement et les réjouir à travers un regard en arrière plein de piété sur le passé »L En quelques mots, au-delà de la conjoncture politique, ce discours résumait la signification profonde de l'opération de reconstruction du Haut-Kœnigsbourg menée à bien en ce début de siècle par l'Empereur Guillaume II.

En restaurant le château il s'attachait à délimiter l'espace de la culture et de la puissance allemande. C'était une butte-témoin, une borne frontière, un lieu de mémoire dans lequel devait s'incarner l'histoire impériale de l'Allemagne, point de suture d'une mémoire déchirée par l'histoire. En donnant une nouvelle jeu­nesse au château le temps se trouvait d'une certaine manière aboli, l'éternité était con­voquée :1e château était « témoin » pour le temps à venir comme pour les époques les plus reculées. La mémoire incarnée dans le lieu évacuait le temps de l'histoire. L'espace de la culture et de la puissance allemande était naturalisé dans le château restauré. Naturaliser doit être pris ici dans son double sens : assimiler quelqu'un aux nationaux d'un état par acquisition de la nationalité et

conserver un animal mort ou une plante en lui donnant l'apparence de la nature vi­vante. Naturaliser consistait donc à la fois à inscrire à travers la nationalité dans un territoire dont le château marquait la limite et à produire du vivant avec du mort. En faisant du château ruiné, mort depuis des siècles, un bâtiment de notre temps, était effacée la rupture politique historique de l'Alsace avec l'Allemagne.

Nous nous attacherons ici à l'étude de la mise en place d'une frontière qui dé­coupe l'espace à travers la résurrection du château et à l'examen de la fonction du château comme butte-témoin convoquant une histoire pour la convertir en mémoire. Il n'y a pas de frontière sans borne. Elle est à la fois limite et borne. Elle s'inscrit dans l'espace et dans la durée. La borne atteste pour l'éternité de la véracité de la limite. Elle est témoin2.

« ICI À L'OUEST DU REICH COMME LE MARIENBURG À L'EST »

Toute la portée symbolique de la reconstruction du Haut-Kœnigsbourg ne peut être correctement appréciée que si l'on replace son histoire dans celle de la Prusse moderne et de l'unification alle­mande. Le Haut-Kœnigsbourg apparait comme le dernier maillon d'une chaîne que la dynastie prussienne avait commencé

N ° 1 8 L'identité, un mythe refuge? 125

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à mettre en place, un siècle auparavant, avec les premiers travaux de restauration à Marienburg, lancés par Frédéric-Guillau­me III (1770-1840), dès 1804. Les travaux du fait de la guerre ne commencèrent ce­pendant qu'en 1817, grâce en partie aux dommages de guerre payés par la France3.

Les châteaux médiévaux confrontent les rêves d'Empire de l'Allemagne nouvelle. Marienburg (Prusse orientale).

Dans le contexte de la guerre de libéra­tion contre la France napoléonienne et de réveil national allemand, l'opération qui relevait à l'origine d'une simple curiosité romantique prenait un tour beaucoup plus politique. Le château de Marienburg avait été après la conquête de la Poméranie par les chevaliers teutoniques (1309) le siège de leur Grand-Maître jusqu'en 1457, date à laquelle le roi polonais Casimir Jagellon en prit possession. Pendant toute cette pé­riode, il avait été la maison centrale de l'ordre qui avait converti les prussiens au christianisme et avaient été le fer de lance de l'expansion allemande sur les marches de l'est polonaises, baltes et russes. A tra­vers la référence aux chevaliers teutoniques, la Prusse se conférait une légitimité natio­nale allemande tout en marquant son at­tachement à la présence germanique sur les marches de l'Est. Le poète romantique, Baron Julius von Eichendorff, en faisait la théorie dans une petite plaquette qu'il pu­bliait en 1844 : « Die Wiederherstellung des Schlosses der deutschen ordensritter zu Marienburg » (La reconstruction du château des chevaliers teutoniques à Marienburg).

Les prédécesseurs de Guillaume II avaient poursuivi cette politique de marquage symbolique de leur royaume en s'attachant plus particulièrement à la res­

tauration d'un certain nombre de monu­ments de la Prusse rhénane dont les châ­teaux de Rheinstein et de Stolzenfels. L'en­treprise la plus importante était l'achève­ment de la cathédrale de Cologne terminée en 1880. Sa consécration, le 15 octobre, donna lieu à d'importantes manifestations en présence de Guillaume I, le grand-père de Guillaume II. La cathédrale, dont la construction avait été entreprise en 1248 avait été arrêtée en 1500. Les travaux n'avaient été repris qu'en 1842, grâce à une souscription qui permit d'achever l'édifice et ses deux tours occidentales. En appor­tant son soutien à la restauration de la cathédrale les rois protestants de Prusse signifiaient à la fois leur attachement à l'héritage catholique rhénan et aux valeurs de la bourgeoisie colonaise et rhénane4.

La restauration de la Wartburg menée parallèlement relevait d'une logique simi­laire5. La Wartburg c'était à la fois le refuge de Luther alors que tous les princes de l'Empire le traquait, là où il avait traduit le nouveau testament en allemand donnant le livre fondateur de la langue allemande. C'était aussi, trois siècles plus tard, le 18 octobre 1817, la première grande mani­festation de la nation allemande, célébrée par la jeunesse étudiante libérale pour le trois centième anniversaire de la Réforme et le quatrième anniversaire de la victoire de Leipzig contre Napoléon, le fameux Volkerschlacht (bataille des nations). La Wartburg symbolisait à la fois la tradition réformée luthérienne et la tradition natio­nale allemande confondues dans le même monument. La puissance symbolique du bâtiment était encore renforcé au milieu du XIX e siècle par la composition en 1845 par Richard Wagner de son Tannhaùser d'après le poème épique médiéval « Das Sânger-krieg auf der Wartburg ». Le peintre Moritz von Schwind un peu plus tard (1853-1855) décorait l'intérieur du château de vastes fresques illustrant le poème médiéval.

En annexant l'Alsace et une partie de la Lorraine après 1870 les états allemands sous la direction de la Prusse restauraient en même temps l'Empire. La reconstruction du château du Haut-Kœnigsbourg maté­rialisait dans la pierre cette restauration, ce nouveau moment de l'histoire nationale et impériale allemande. Il devait, selon une formule de l'Empereur, « concrétiser dans la pierre la politique de reconquête d'une

Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est

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ancienne possession » 6 . Désormais le dis­positif symbolique dans sa géographie était complet. Le Marienburg marquait l'Em­pire à l'Est face à l'Empire des tsars. La Wartburg au sud proclamait la différence face à l'Empire catholique autrichien. Le Haut-Kœnigsbourg verrouillait l'Ouest face à la France républicaine.

« UN REGARD EN ARRIÈRE PLEIN DE PIÉTÉ POUR LE PASSÉ »

Le château devait être le symbole de l'Empire ressuscité, du passé germanique de l'Alsace et un lieu de culture proposant au public une vivante leçon d'histoire.

La volonté de marquer la continuité de l'histoire se réalisait d'abord par le choix fait par l'architecte Bodo Ebhardt de res­taurer le château des Thierstein. Oswald et Guillaume de Thierstein avaient reçu de l'Empereur d'Autriche Frédéric III de Habsbourg le château en fief. C'était alors une ruine qu'ils s'attachèrent à recons­truire pour en faire une des plus belles forteresses du pays. Ils y engloutirent toute leur fortune. Le XV e siècle marquait la dernière grande période de splendeur qu'avait connu le château dont le déclin était déjà largement entamé lorsqu'intervint la guerre de trente ans qui lui fut fatale. A l'automne 1633 les suédois après s'être emparés de la forteresse l'avait incendié. Le choix historique et archéologique de Bodo Ebhardt inscrivait la restauration du château du Haut-Kœnigsbourg dans la continuité de sa grandeur.

Le programme architectural était com­plété par un important programme de dé­coration et d'aménagement intérieur. La mise en place du travail de sculpture avait été incorporé à la restauration proprement dite sous la responsabilité directe de Bodo Ebhardt. La réalisation des fresques étaient confiées à un jeune peintre alsacien, Léo Schnug (1878-1933) formé à l'Ecole des Arts décoratifs de Strasbourg et à l'Acadé­mie des Beaux-arts de Munich. Il venait de participer, le fait mérite d'être relevé, à des travaux de restaurations des fresques de Max von Schwind à la Wartburg ! Si l'Em­pereur avait retenu son nom c'est vraisem­blablement qu'il avait apprécié la qualité de son travail à la Wartburg7.

Les fresques du Haut-Kœnigsbourg sont incontestablement influencées dans leurs conceptions par celles du château de Thuringe. Les travaux se poursuivirent pendant les deux années 1909 et 1910. Les fresques relatent le siège du château par Frédéric III en 1642 et représentent des épisodes de la vie des différents propriétai­res du château : les Hohenstauffen, les ducs de Landsberg, les évêques de Stras­bourg, les comtes de Thierstein, les Sickingen, Bollwiller, Fugger et Orschwiller. Elles illustrent tant les agré­ments des arts libéraux que des scènes de la vie courtoise, de la chasse et de la guerre.

La décoration et l'aménagement inté­rieur du château racontait une histoire exaltant les vieilles valeurs féodales : le lien dynastique, la chasse et la guerre, dans le contexte complexe de la politique du Neue Kurs (cours nouveau) alors en vigueur dans l'Empire. Le « cours nouveau » engageait le pays dans une politique d'essor écono­mique, de renforcement de son potentiel militaire et d'expansion coloniale avec une majorité conservatrice et nationaliste que les transformations de l'Empire risquait de déstabiliser. L'exaltation des valeurs féo­dales et nationales à travers la recons­truction du Haut-Kœnigsbourg manifes­tait avec éclat l'attachement de l'Empereur aux valeurs de sa majorité politique dans un contexte de profondes mutations politi­ques et sociales.

A l'entrée du château, le programme était ostensiblement annoncé. Au dessus de la porte d'honneur qui datait vraisem­blablement du XVI e siècle, de l'époque des Sickingen, et dont ne subsistait que le sou­bassement, Guillaume II avait fait sculpter ses armes au-dessus de celles de Charles Quint, soulignant ainsi la continuité entre les dynasties impériales des Habsbourg et

Le Haut Koenigsbourg. Illustration de Léo Schnug

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des Hohenzollern que la reconstruction du Haut-Kœnigsbourg était censée maté­rialiser. Dans la salle de l'Empereur, ac­tuelle salle des chevaliers^ des figures de

bois sculptées et polychromées portaient des armoiries qui attestaient des innom­brables quartiers de noblesse des Hohen­zollern. Les fresques des galeries d'accès aux chambres développaient une histoire légendaire des Hohenzollern en les ratta­chant à celle des chevaliers de la Table ronde ou encore à l'époque de Charlemagne. Tout devait concourir à la gloire de l'Empire confondue avec celle de l'Empereur.

Dans la salle de l'Empereur les chaises recouvertes de cuir de Cordoue étaient frappées de l'aigle impérial qui étendait ses ailes jusque sous les voûtes. L'hymne à l'Empereur s'exprimait également sous la forme d'innombrables inscriptions lapi­daires mais aussi des marques des tailleurs de pierre que Bodo Ebhardt avait imposé. Chaque signe correspondait à une année de travail à la restauration du château. L'ensemble dessinait un hymne à la gloire de Guillaume II, le « grand bâtisseur impé­rial ».

Cette dimension du Haut-Kœnigsbourg comme l'a noté Gilbert Fournier dans son étude consacrée à « L'inauguration du Haut-Kœnigsbourg dans la presse politi­que alsacienne » 8 a été de façon systéma­tique rappelé dans les allocutions pro­noncées à l'occasion de l'inauguration du château. Les discours faisaient apparaître toute une série de correspondances entre les riches heures du château et celles de l'Empire. Fritz Lienhardt en donnait la formulation la plus laconique : « So zeigt Hohkônigsburg genau/Der deutscher Reichskraft Stand und Bau/eine feste Burg, eine testes Reich » 9 (Ainsi le Haut-Kœ­nigsbourg montre-t-il exactement/la force de l'Empire allemand, de son état et de sa construction : un château solide, un Em­pire solide). L'axiome était vérifié dans l'actualité de l'inauguration : près de qua­tre siècles après Maximilien I e r , un Empe­reur, puissant de surcroît, « conquiert » à nouveau le château. Une continuité s'ins­taurait ainsi, immortalisée dans la décora­tion intérieure du château et scandée selon la formule de Bethman-Hollweg par les dynasties impériales allemandes : « Hohenstauffen, Habsbourg, Hohen­

zollern » 1 0 . Le château devait « servir d'enseignement à tous ceux qui accéde­raient au trône impérial ».

TÉMOIN DE LA CULTURE ET DE LA PUISSANCE ALLEMANDE

Cet éloge de l'Empereur était insépara­ble de celui de la guerre, « la puissance allemande ». Partout les valeurs guerrières étaient rappelées avec insistance. Les fres­ques de Léo Schnug retraçaient le siège du château en 1462 mais aussi de nombreux épisodes guerriers à travers l'évocation des figures de ses propriétaires successifs. Dans la salle de l'Empereur tout concourait à mettre la guerre en valeur. Armures, ori­flammes, noms des villes rappelaient le souvenir de victoires que l'on voulait immémoriales. Le château était par ailleurs conçu comme un véritable musée de l'ar­mement. Les collections étaient présen­tées dans la salle d'armes et dans les tours du grand bastion. Dans la salle d'armes étaient rassemblés cottes de mailles, ar­mures, heaumes, casques nasal et toutes sortes d'armes de guerre : lances, hallebardes, dagues, piques, épées, arbalè­tes, arquebuses et pistolets. Dans le grand bastion était exposée une remarquable collection de canons et de couleuvrines du X V F siècle.

L'évocation de la guerre était accompa­gné de l'exaltation des valeurs féodales, de la chasse et de l'amour courtois. Une salle spéciale était consacrée à la chasse. Elle était décorée d'une fresque représentant Saint-Hubert, ornée de bois de cerfs por­tant des inscriptions dédiées à l'Empereur, apothéose de Guillaume II chasseur. L'amour courtois était notamment évoqué par l'une des fresques des galeries retraçant l'histoire de Tristan et Iseult.

On retrouvait encore cette idéologie féodale dans l'adjonction dans l'avant-cour du château d'éléments d'un village : ferme alsacienne, forge etc. Un espèce d'écomusée avant la lettre :écomusée féodal ! Pris dans l'enceinte de la forteresse ces éléments symbolisant le village vivant sous la pro­tection tutélaire du château et en commu­nauté avec le seigneur. Nous retrouvons

une forme tout à fait similaire à la Wartburg. Mentionnons encore pour mémoire l'exal­tation des valeurs corporatives à travers la mobilisation des meilleurs artisans dans

chaque corps de métier pour restaurer le château. Les travaux de restitution et de restauration avaient été confiés aux meilleurs artisans de la région : vitraux du peintre verrier de Fribourg en Brisgau Eduard Stritt, boiseries de la salle des che­valiers de Théophile Klem de Colmar. Décor du passé allemand le château était aussi musée de la culture allemande comme vérité de la culture alsacienne. Le pro­gramme ethnographique comprenait pour l'essentiel du mobilier, dont une remar­quable collection de poêles de faïence et des objets de la vie quotidienne.

Cette collection avait été rassemblée aussi bien dans les villages voisins du châ­teau que dans le reste de l'Alsace et même au-delà : en Lorraine, en Suisse et jusqu'au Tyrol. L'extension du champ de collecte était justifié à la fois par les liens qu'avait entretenu le château dans le passé avec ces régions que par le fait que « l'Alsace a été de tout temps une région de passage, et que surtout pour les ustensiles ménagers et les couverts des formes communes sont lar­gement répandues. Ainsi du fait de sa ri­chesse la Suisse avait fourni nombre d'étains. On était allé chercher les objets de menuiserie, aussi bien les plus simples que les plus luxueux au Tyrol » u . Les ob­jets trouvés permettaient d'aménager une chambre lorraine, une pièce gothique, une pièce renaissance.

Le musée ethnographique était conçu à l'évidence comme une réponse au musée alsacien de Strasbourg ouvert en 1902 sur le modèle du musée arlétan de Mistral par un petit groupe d'alsaciens francophiles rassemblés autour de la Revue alsacienne illustrée. Le musée alsacien avait strictement limité ses collections à la ré­gion dont il essayait d'exalter l'originalité par rapport aux espaces voisins alors que de façon systématique le Hohkônigsburg Verein qui était le maître d'œuvre du mu­sée du château avait étendu sa recherche d'objets à l'ensemble de l'espace aléma­nique et même au-delà avec une volonté explicite de mettre en évidence l'absence de toute différence entre l'Alsace et les régions voisines de l'espace germanique. Il s'agissait à l'opposé de l'entreprise du mu-

1 Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est

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sée alsacien de valoriser à travers les col­lections ethnographiques la germanité de l'Alsace.

Dans sa conception même le Haut-Kœnigsbourg apparaît comme un lieu de mémoire par excellence tel que le définis­sait Pierre Nora en ouverture de ses lieux de mémoire : « tout ce qui ressort du culte des morts, tout ce qui relève du patrimoine, tout ce qui administre la présence du passé dans le présent » 1 2 . Si l'on retient cette définition le Haut-Kœnigsbourg apparaît comme un lieu de mémoire par excellence combinant les trois grandes catégories données par Pierre Nora. Il relève à l'évi­dence, à la fois, du culte des morts, du patrimoine et de la présence du passé. Nous remarquerons au passage la précocité de l'entreprise dans l'espace germanique ce qui invalide pour partie la thèse de Pierre Nora de l'émergence des lieux de mémoire comme événement tout à fait contemporain, mais là n'était pas notre propos.

Ce que nous retiendrons ici c'est que le lieu de mémoire s'est vu ressaisi par l'his­toire qui en bouleversant les frontières, en provoquant l'effondrement de l'Empire, vide de sens le monument. Sa reconstruction, son décor, ses inscriptions deviennent illisibles. La borne demeure mais les frontières ont disparu. Sa visibilité devient problématique. Le Haut-Kœnigs­bourg devient le château d'illusion selon l'intuition géniale de Jean Renoir. La grande illusion c'est la guerre mais c'est surtout l'impossibilité de fixer les frontiè­res, d'exiger des bornes-frontières qu'elles attestent pour l'éternité d'une véracité. La vérité de la butte-témoin est dans l'image du champ de neige qui termine le film. Gabin (Maréchal) et Dalio (Rosenthal) er­rent dans une immensité blanche en quête d'une frontière invisible et par là, hypothé­tique.

Les frontières, les mémoires, les identi­tés sont toujours problématiques.

NOTES

1 Der Ekâsser, 13/5/1908. 2 Cet article s'inscrit dans le cadre d'une recher­

che plus générale consacrée à la question de la restauration des château au XIXe siècle et à la genèse du site touristique. Sur le Haut-Kœ­nigsbourg voir Richez J.C., « l'invention ro­mantique du château du Haut-Kœnigsbourg » dans Richez J.C., Willaume A., Haut-Kœnigs­bourg. Le château cT/V/us/on, Strasbourg, 1990 ; voir également sur la question en général dans l'espace germanique Wohlleben M., Konservieren oder restaurieren ; zur Diskussion ùber aufgaben, Ziel und Problème der Denkmalpflege um die Jahrhundert Wende, Zurich, 1989. Sur la restauration du Haut-Kœnigsbourg la meilleure étude à ce jour est celle de Stein G. « Trifels und Hohkônigsburg. Zitate und Gedanken zweier Burgruinen » dans Oberrheinische Studien, 1975 (pp. 373-404).

3 Sur Marienburg, Malbork en polonais, voir Boockmann H., Die Marienburg um 19 jahrhundert, Frankfurt am Main, 1982.

4 Sur la cathédrale de Cologne voir Clemen P., DerDomzu Kôln, Dusseldorf, 1937 ; Der kôlner Domzur700 lahrfeier 1248-1948, Kôln, 1948 : Lutzeler H., Der kôlner Dom in der deutsche Geschichte, Bonn, 1948, et les remarques d'Aycoberry P. dans sa thèse Histoire sociale de la ville de Cologne (1815-1875), 2 t., Univer­

sité de Paris I, Lille, 1977. 5 Sur la Wartburg voir Asche S., Die Wartburg,

ein Denkmal deutsche Geschichte und Kunst, Bonn, 1965, et Die Wartburg, Geschichte und Gestalt, Berlin, 1962.

6 Cité dans Wurch-Kozel js M. Le château du Haut-Kœnigsbourg, reconstitution et reconstruction du château par Bodo Ebhardt pour Guillaume II, CE.A.A., 1987-1988(dact.), (peutêtre consulté à l'Ecole d'architecture de Strasbourg).

7 II n'existe à ce jour, à notre connaissance, aucune étude sérieuse consacrée à Léo Schnug. On pourra cependant se reporter à Metz R., Les peintres alsaciens de 1870 à 1914, Thèse Strasbourg, 1971.

8 Fournier G., l'inauguration du Haut-Kœnigs­bourg dans la presse politique alsacienne. Re­marques méthodologiques et premiers résul­tats, D.E.A. Langueetculture régionales, U.S.H. Strasbourg, 1990.

9 Prologue du hérault d'armes reproduit dans le Strasburger Post, 14/5/1908.

10 DerElsâsser, 21/5/1908. 11 Fricker J . , « Der Hohkônigsburg Verein 1904-

1918. Die Austattung der Burg durch den Verein » dans DasReichsIandElsass-Lothringen, bd. 3, Frankfurt am Main, 1934 (pp. 520-526), p. 522.

12 Nora P., « Entre mémoire et histoire la problématique des lieux » dans Les lieux de mémoire, t. 1, La République, Paris, 1984 (pp. XV-XVII), p. XXXVII.

N ° l 8 L'identité, un mythe refuge?