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LE CHOIX DE LA GUERRE CIVILE UNE AUTRE HISTOIRE DU NÉOLIBÉRALISME PIERRE DARDOT HAUD GUÉGUEN CHRISTIAN LAVAL PIERRE SAUVÊTRE

Le choix de la guerre civile

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Cet ouvrage aborde le néolibéralisme sur le terrain qui, dès ses origines, fut le sien : le choix de la guerre civile en vue de réaliser le projet d’une pure société de marché. Une guerre de domination polymorphe qui sait parfois se doter des moyens de la coercition militaire et policière, mais qui se confond souvent avec l’exercice du pouvoir gouvernemental et qui se mène dans et par les institutions de l’État.

De Hayek à Thatcher et Pinochet, de Mises à Trump et Bolsonaro et de Lippmann à Biden et Macron, le néolibéralisme a pris et prend des formes diverses selon ce que commandent les circonstances. Et ce qui apparaît, dans cette perspective stra- tégique, c’est l’histoire d’une logique dogmatique impla- cable qui ne regarde pas aux moyens employés pour affaiblir et, si possible, écraser ses ennemis.

Pierre Dardot, Haud Guéguen (philosophes), Christian Laval et

Pierre Sauvêtre (sociologues) sont membres du laboratoire

Sophiapol de l’Université Paris-Nanterre. Ils animent le Groupe

d’études du néolibéralisme et des alternatives (GENA).

Noam Chomsky, professeur émérite au Massachussets

Institute of Technology (MIT, Boston), est un intellectuel et militant recon-

nu internationalement pour la profondeur de ses réflexions et sa défense

radicale de la liberté et de la raison. Ses critiques de la politique interna-

tionale des États-Unis et du pouvoir des médias ont fait école.

FUTUR PROCHE

978-2-89596-377-626,95 $ - 20 € LE

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LE CHOIX DE LA GUERRE CIVILEUNE AUTRE HISTOIRE DU NÉOLIBÉRALISME

PIERRE DARDOT HAUD GUÉGUEN CHRISTIAN L AVAL PIERRE SAUVÊTRE

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LE CHOIX DE LA GUERRE CIVILE

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PIERRE DARDOT, HAUD GUÉGUEN, CHRISTIAN LAVAL ET PIERRE SAUVÊTRE

LE CHOIX DE LA GUERRE CIVILEUne autre histoire du néolibéralisme

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© Lux Éditeur, 2021www.luxediteur.com

Conception graphique de la couverture : David Drummond

Dépôt légal : 2e trimestre 2021Bibliothèque et Archives CanadaBibliothèque et Archives nationales du Québec

ISBN : 978-2-89596-377-6ISBN (epub) : 978-2-89596-378-3ISBN (pdf ) : 978-2-89596-379-0

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition.

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Avant-propos

Cet ouvrage s’inscrit dans la réflexion collective du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives

(GENA). Ce groupe créé à l’automne 2018 est transdisciplinaire et international. Il s’est donné notamment pour objet l’obser-vation et l’analyse des métamorphoses du néolibéralisme en le considérant sous l’angle de ses variantes stratégiques. La séquence historique marquée par les victoires électorales de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, ainsi que par la diffusion à une large échelle de modèles de gouvernement nationalistes, autoritaires et racistes, a été le point de départ de notre travail collectif sur la place de la violence et la dimension de la guerre civile dans l’histoire du néolibéralisme.

Ont contribué à la rédaction de cet ouvrage par leurs ana-lyses, leur documentation et leur relecture : Matilde Ciolli, Márcia Cunha, Jean-François Deluchey, Barbara Dias, Heitor de Macedo, Massimiliano Nicoli, Nilton Ota, Simon Ridley, Tatiana Roque, Emine Sarikartal et Rafael Valim. Qu’ils en soient ici remerciés.

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Introduction

Les stratégies de guerre civile du néolibéralisme

Le néolibéralisme procède dès ses origines d’un choix proprement fondateur, le choix de la guerre civile. Et ce

choix continue aujourd’hui, directement ou indirectement, de commander ses orientations et ses politiques, y compris lorsqu’elles n’impliquent pas l’emploi de moyens militaires. Telle est la thèse que ce livre soutient d’un bout à l’autre : par le recours toujours plus manifeste à la répression et à la vio-lence faite aux sociétés, ce qui se déroule aujourd’hui relève d’une véritable guerre civile. Pour bien l’entendre, il convient tout d’abord de revenir sur cette notion. Il est un sens massive-ment répandu qui oppose la guerre civile comme guerre inté-rieure à la guerre interétatique comme guerre extérieure. En vertu de cette opposition, la guerre civile se fait entre citoyens d’un même État. Tandis que la guerre externe relève d’un droit auquel tous les belligérants sont soumis, la guerre intestine est rejetée dans la sphère du non-droit. À la réclamation de Courbet en avril 1871 en faveur d’un statut de belligérants pour les com-munards, invoquant « les antécédents de la guerre civile » (la guerre de Sécession de 1861-1865), on oppose que « la guerre

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civile n’est pas une guerre ordinaire1 ». À cette antithèse, il faut ajouter une seconde, qui double la première, celle de la poli-tique et de la guerre civile : alors que la politique est suspension de la violence par la reconnaissance de la primauté de la loi, la guerre civile est déchaînement sans règle de la violence, d’une colère « mêlant indissociablement fureur et vengeance », pour parler comme Thucydide2. Toutes ces antithèses, et d’autres encore, font obstacle à une approche du néolibéralisme par sa stratégie. À adopter ce point de vue, on apprend que la politique peut parfaitement s’accommoder de l’usage de la violence la plus brutale et que la guerre civile peut se mener par le moyen du droit et de la loi.

Des stratégies différenciées

Deux exemples nous permettront d’entrer dans le vif du sujet : celui du Chili et celui des États-Unis. Le 20 octobre 2019, deux jours après le début des émeutes dans le métro de Santiago pro-voquées par la hausse du ticket de métro, le président chilien Sebastián Piñera n’a pas hésité à déclarer l’état de guerre en ces termes : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puis-sant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite. » Pour les Chiliens qui l’écoutent, ce recours au terme de « guerre » n’a rien d’une métaphore : l’armée est chargée de faire respecter l’ordre, et les véhicules blindés font leur réap-parition dans les rues de Santiago, rappelant aux plus âgés de sinistres souvenirs, ceux du coup d’État militaire d’Augusto Pinochet le 11 septembre 1973. Dans les semaines qui suivront,

1. Nicole Loraux, La tragédie d’Athènes. La politique entre l’ombre et l’utopie, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2005, p. 55. Thiers compa-rait quant à lui les fédérés de la Garde nationale aux sudistes de la guerre civile américaine.

2. Ibid., p. 83.

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les Carabineros se chargeront de donner au mot « guerre » un sens très précis, celui d’un déchaînement de la violence d’État contre de simples citoyens (viols dans les commissariats, voi-tures de police fonçant au milieu de manifestants pour les écra-ser, manifestants blessés aux yeux par centaines ou perdant la vue en raison de l’usage de balles contenant du plomb, etc.).

Mais quel visage avait l’« ennemi puissant et dangereux » désigné par Piñera ? Le 18 octobre 2019 marque le début du mouvement connu sous le nom de « Réveil d’octobre ». En quelques jours, ce mouvement horizontal, sans leaders poli-tiques ou chefs, a pris la dimension d’une véritable révolution populaire, inédite par sa durée et son intensité. C’est toute la diversité de la société qui a fait bruyamment irruption dans l’espace public. Il n’est pas insignifiant que les banderoles féministes et les drapeaux mapuches se soient mêlés dans les manifestations. Les femmes chiliennes ont été écrasées par un familialisme exigeant d’elles toujours plus de sacrifices, les Mapuches ont été victimes d’une « colonisation intérieure auto-ritaire3 ». Sans conteste, la guerre déclarée par Piñera est une guerre civile, une guerre qui requiert la construction discursive et stratégique de la figure de l’« ennemi intérieur ». Elle pro-cède du choix de la guerre par l’oligarchie néolibérale contre un mouvement massif de citoyens menaçant directement sa domination. Un graffiti omniprésent sur les murs le dit : « Là où le néolibéralisme est né, là il mourra. » Il n’a pas la valeur d’une prédiction, mais celle d’un performatif : il nous revient collectivement, à nous qui vivons ici, d’en finir ici avec ce sys-tème incompatible avec une vie digne. C’est la puissance de ce mouvement auto- organisé qui a empêché la guerre civile voulue par l’oligarchie et c’est cette même puissance qui a

3. Esteban Radiszcz, psychanalyste et professeur à la Faculté des sciences sociales de l’Universidad de Chile à Santiago, entend désigner par cette expression un trait spécifique du néolibéralisme chilien : la domination coloniale s’est prolongée par une colonisation intérieure.

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imposé le référendum sur la nouvelle Constitution et qui s’est prolongée sur le terrain électoral par la victoire du « oui » le 25 octobre 2020.

Mais peut-on limiter la stratégie néolibérale de guerre civile à une telle initiative de l’État visant à écraser un soulèvement populaire ? Assurément non. On n’a sans doute jamais autant brandi le spectre de la guerre civile que pendant les dernières semaines de la campagne présidentielle américaine, alors que se produisaient des affrontements violents entre suprémacistes blancs et manifestants antiracistes à Portland ou Oakland. L’éditorialiste Thomas Friedman n’a alors pas hésité à affirmer sur CNN que les États-Unis étaient à la veille d’une deuxième guerre civile. En 2020, la première manifestation majeure a eu lieu en Virginie, après que les démocrates eurent obtenu le contrôle du gouvernement de l’État et eurent promis de promul-guer des lois de contrôle des armes : environ 22 000 personnes, dont beaucoup étaient armées, ont manifesté devant le Capitole à Richmond en chantant « Nous n’obéirons pas ». En avril de la même année, un complot a été déjoué visant à kidnapper le gouverneur du Michigan et à lui intenter un procès pour trahi-son. L’effraction- spectacle du 6 janvier 2021 à Washington n’a fait que dévoiler un mouvement enraciné au plus profond de la société américaine. Toutes ces violences manifestent non pas une guerre civile classique où deux armées s’affrontent, comme lors de la guerre de Sécession, mais une division profonde et durable entre deux parties de la société, trop longtemps occul-tée par le prisme déformant de l’opposition électorale entre démocrates et républicains et qui relève aujourd’hui d’une forme singulière de guerre civile. Il est trop facile de voir en Trump un démiurge qui aurait créé de toutes pièces cette divi-sion à l’intérieur d’une société auparavant pacifiée. Ce que Trump a su faire, c’est réinvestir de très anciennes divisions, raciales, sociales et culturelles, pour mieux les attiser à son pro-fit, ravivant notamment l’imaginaire sudiste fait d’esclavagisme et de racisme, comme en témoignent le déploiement du dra-peau confédéré et les milices des Boogalo Bois obsédés par la

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préparation d’une guerre civile imminente. Mais le plus impor-tant pour l’avenir est sans conteste que Trump soit parvenu à souder des fractions entières de la population, allant jusqu’à augmenter significativement le nombre de voix en sa faveur entre 2016 et 2020 (de 63 millions à 73 millions en 2020). Or, cette polarisation n’a été rendue possible que par une opposition de valeurs, celle de la liberté et de l’égalité ou celle de la liberté et de la justice sociale, en un mot celle de la « liberté » et du « socialisme ». Car c’est cette opposition qui a donné sens à la haine ou au ressentiment éprouvés par une grande partie de ces électeurs. Comme le dit Wendy Brown, la plus grande réussite des républicains dans ces élections fut « d’identifier Trump à la liberté » : « Liberté de résister aux protocoles anti-Covid, de baisser les impôts des riches, d’élargir le pouvoir et les droits des entreprises, de tenter de détruire ce qui demeure d’un État réglementaire et social4. » C’est l’attachement à cette « liberté » qui fait le trumpisme au-delà de la personne de Trump, et c’est lui qui permet d’envisager un trumpisme sans Trump. Comme le dit l’historienne Sylvie Laurent, les miliciens du Capitole ne sont pas un corps étranger à l’Amérique, ils « s’inscrivent dans une longue tradition du terrorisme blanc américain », qui n’a pu prospérer que sur le terreau d’un « nativisme » vieux de quatre siècles5. Mais, au-delà de l’Amérique, la liberté qui est « plus précieuse que la vie », c’est aussi l’étendard brandi par les parti-sans de Bolsonaro ou par l’extrême droite espagnole, allemande et italienne au plus fort de la première vague de la pandémie, et c’est toujours elle qu’ils invoquent aujourd’hui. La guerre civile contre l’égalité au nom de la « liberté » est sans conteste l’une des principales faces du néolibéralisme actuel considéré sous l’angle de la stratégie.

4. Wendy Brown, « Ce qui anime les plus de 70 millions d’électeurs de Trump », AOC, 5 novembre 2020.

5. Sylvie Laurent, citée dans Romain Jeanticou, « “L’invasion du Capitole s’inscrit dans une longue tradition du terrorisme blanc américain” », Télérama, 8 janvier 2021.

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On ne saurait pourtant imputer à la droite extrême le mono-pole de la stratégie néolibérale. La gauche dite « de gouverne-ment », notamment celle de filiation sociale- démocrate, a mené depuis les années 1980 cette même guerre, certes de manière souvent plus contournée, mais toujours avec de redoutables effets sur les rapports de force et les alternatives possibles. Non seulement elle n’a pas défendu les classes populaires et protégé les services publics, mais elle les a appauvries et affaiblis au nom du « réalisme », c’est-à-dire des contraintes de la globalisation ou des traités européens, selon les cas. La montée du néo-libéralisme nationaliste de la droite radicale n’aurait pu capter le ressentiment des classes populaires sans cette participation active de la « gauche » à l’offensive néolibérale.

Politiques de la guerre civile

Les guerres civiles néolibérales admettent donc des formes très diverses et procèdent de stratégies elles-mêmes très diverses. Mais quel rôle y joue l’État ? Et de quelle manière les citoyens s’opposent- ils les uns aux autres, à supposer que pareille for-mule ait ici un sens ? S’agit-il d’une guerre « de chacun contre chacun », selon la célèbre expression de Hobbes ? Dans La société punitive, Michel Foucault problématise la notion de guerre civile en discutant la thèse de Hobbes selon laquelle la guerre civile serait une résurgence de l’état de nature. Antérieure à la consti-tution de l’État, cette guerre serait ce à quoi retournent les indi-vidus lors de la dissolution de l’État. À cette conception, il faut opposer que la guerre civile non seulement met en scène, mais constitue des éléments collectifs : ce sont toujours les groupes en tant que groupes, jamais les individus en tant qu’individus, qui sont les acteurs de la guerre civile. Mais ces éléments collectifs n’entrent pas ici en relation selon le modèle d’une confronta-tion entre deux armées ennemies, comme dans la guerre civile anglaise (1640-1660). Les soulèvements populaires, comme la révolte des Nu-Pieds au xviie siècle, les émeutes de marché au

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xviiie siècle ou, plus près de nous, les Gilets jaunes, en four-nissent une bonne illustration. Enfin, contrairement à ce que prétend le discours du pouvoir, la guerre civile n’est pas ce qui le menace de l’extérieur : elle l’habite, le traverse et l’investit, car « exercer le pouvoir, c’est d’une certaine manière mener la guerre civile6 ». De sorte que la guerre civile fonctionne comme « une matrice à l’intérieur de laquelle les éléments du pouvoir viennent jouer, se réactiver, se dissocier ». C’est en ce sens que l’on peut soutenir que, loin de mettre fin à la guerre, « la poli-tique est la continuation de la guerre civile7 ».

Bien que les guerres civiles du néolibéralisme se mènent sur plusieurs fronts simultanément, bien qu’elles aient pour enjeu la domination des oligarchies à l’échelle mondiale, elles ne fusionnent pas pour autant en une seule guerre qui aurait immédiatement le monde pour arène et pour théâtre. Aussi n’aurons- nous pas recours à l’expression « guerre civile mon-diale », dont on sait qu’elle a été utilisée, depuis son invention par Carl Schmitt, en des sens bien différents. Pour ce dernier, dès le milieu des années 1940, la Weltbürgerkrieg renvoie à la fin des guerres interétatiques propres au monde westphalien et à la naissance de guerres asymétriques menées au nom d’un idéal de justice qui permet à des superpuissances d’exercer un pouvoir de police dans le cadre d’un droit international rénové et porté par une volonté missionnaire8. Pour Hannah Arendt, l’expression renvoie plutôt à la guerre que se font des régimes totalitaires (nazisme et stalinisme) qui, malgré d’importantes

6. Michel Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France. 1972-1973, Paris, EHESS/Seuil/Gallimard, coll. « Hautes études », 2013, p. 33.

7. Ibid., p.  34. Au sujet de ce retournement de la formule de Carl von Clausewitz, voir aussi Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France. 1976, Paris, EHESS/Seuil/Gallimard, coll. « Hautes études », 1997, p. 16 et 41.

8. Dans À feu et à sang. De la guerre civile européenne 1914-1945 (Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2007), Enzo Traverso s’appuie sur Schmitt pour analyser la séquence 1914-1945 : la violence y acquiert un carac-tère total qui rejette l’ennemi dans le non-droit pour mieux légitimer son anéantissement.

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ressemblances, ne peuvent éviter l’affrontement direct du fait de leur volonté expansionniste – suivant un type d’analyse repris par Ernst Nolte dans son ouvrage La guerre civile européenne, 1917-1945. D’autres auteurs encore, comme Eric Hobsbawm dans L’âge des extrêmes, ont repris cette expression à leur compte pour parler de l’affrontement international entre les forces de progrès issues des Lumières et le fascisme.

C’est dans un tout autre sens que nous parlons des « guerres civiles » du néolibéralisme. Premier trait, ces guerres menées à l’initiative de l’oligarchie sont des guerres « totales » : sociales, en ce qu’elles visent à affaiblir les droits sociaux des populations ; ethniques, en ce qu’elles cherchent à exclure les étrangers de toute forme de citoyenneté, notamment en restreignant tou-jours plus le droit d’asile ; politique et juridique, en ce qu’elles ont recours aux moyens de la loi pour réprimer et criminaliser toute résistance et toute contestation ; culturelles et morales, en ce qu’elles s’attaquent aux droits individuels au nom de la défense la plus conservatrice d’un ordre moral souvent référé aux valeurs chrétiennes. Deuxième trait : dans ces guerres, les stratégies sont différenciées, elles s’étayent les unes par les autres, se nourrissent les unes les autres, mais ne donnent pas lieu à une stratégie unitaire globale dont les stratégies nationales ou locales ne seraient que des particularisations. Troisième trait, elles n’opposent pas directement un « ordre global » de type impérial, fût-il dirigé par une puissance hégémonique, à des populations prises en bloc, de même qu’elle n’oppose pas deux régimes politiques ou deux systèmes économiques l’un à l’autre. Elles opposent des oligarchies coalisées à certains secteurs de la population, moyennant l’appui actif d’autres secteurs de cette dernière. Mais cet appui n’est jamais donné d’avance, il doit être chaque fois obtenu par l’instrumentalisation des divisions exis-tantes, en particulier les plus archaïques. C’est en quoi ces straté-gies déjouent tout schéma de type dualiste. Les guerres civiles du néolibéralisme sont précisément civiles en ce qu’elles n’opposent pas les « 1 % » aux « 99 % », selon un slogan aussi fameux que fal-lacieux, mais elles mettent en tension et composent par là même

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plusieurs types de groupement selon des lignes de clivage beau-coup plus complexes que celles de l’appartenance à des classes sociales : les oligarchies coalisées, qui défendent l’ordre néolibé-ral par tous les moyens de l’État (militaires, politiques, symbo-liques) ; celles des classes moyennes acquises au néolibéralisme « progressiste » et à son discours sur les vertus de la « moderni-sation » ; une partie des classes populaires et moyennes, dont le ressentiment est capté par le nationalisme autoritaire ; enfin un dernier type de groupement qui se constitue en grande partie dans les mobilisations sociales contre l’offensive oligarchique et qui reste attaché à une conception égalitaire et démocratique de la société (dans lequel on trouve en particulier les minorités ethniques et sexuelles ainsi que les femmes).

Il apparaît en effet que la domination néolibérale a totale-ment modifié les règles, les thèmes et les lieux de l’affrontement : si les États se rangent les uns après les autres sous la bannière du capital global dont ils protègent les intérêts contre les reven-dications et attentes en matière d’égalité et de justice sociale, ils emploient bien des ressorts et mobilisent bien des affects pour détourner cette aspiration vers des ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur, vers des minorités gênantes, vers des groupes qui menacent les identités dominantes ou les hiérarchies tradi-tionnelles. C’est de cette manière que la contestation de l’ordre global a pu être captée par ceux qui en sont les principaux béné-ficiaires. En brandissant la bannière de l’identité nationale et du « nationalisme économique » chers à Steve Bannon, la droite radicale est parvenue à canaliser la colère de fractions entières de la population, comme en témoignent le référendum sur le Brexit, l’élection de Trump et celle de Bolsonaro ou l’accès au gouvernement de Matteo Salvini en 2018. Cette conception des intérêts nationaux, qui prétend que ce sont aussi ceux des travail-leurs, est inséparable de la promotion des valeurs conservatrices de la famille, de la tradition et de la religion. La dénonciation des élites globalisées est ainsi enveloppée par le grand récit fantas-matique de la dissolution des identités culturelles. Pourtant, ce « nationalisme économique » ne vise pas tant à se soustraire au

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libre- échange qu’à redonner à la souveraineté de l’État-nation tous les leviers dans le but de mener la guerre économique inter-nationale de la façon la plus favorable à ses intérêts. Derrière sa critique de la globalisation culturelle, la droite radicale joue donc pleinement le jeu du marché économique mondial, et la surenchère « nationaliste- concurrentialiste » à laquelle elle se complaît ne l’empêche nullement, bien au contraire, de se situer sur le terrain de la mondialisation économique. Cette nouvelle configuration ne peut se réduire aux faux antagonismes entre « globalistes » et « nationalistes », ou entre « démocratie libé-rale ouverte » et « démocratie illibérale populiste », car ces deux camps sont en réalité deux versions du néolibéralisme. Ces recodages du conflit permettent finalement au néolibéralisme de saturer l’espace idéologique et politique en masquant ce que ces différentes versions partagent : une même défense de l’ordre du marché global, un système antidémocratique et un concept de « liberté » qui se confond avec la seule liberté d’entreprendre et de consommer, ainsi qu’avec l’affirmation dominatrice des valeurs culturelles occidentales, comme le trumpisme le montre à l’envi au-delà de la personne de Trump.

Une rationalité stratégique qui se plie au contexte

Plusieurs interprétations de cette « nouveauté » ont pu être four-nies ces derniers temps. Pour les unes, l’émergence d’une droite dure autoritaire, nationaliste, populiste et raciste correspond à un développement « monstrueux », une « création franken-steinienne » du néolibéralisme des origines – celui de Friedrich Hayek, de Milton Friedman ou des ordolibéraux allemands, qui était axé sur la défense du marché libre et de la morale tradi-tionnelle9. Pour d’autres, la violence contemporaine du pouvoir d’État correspond au « basculement dans un autre régime de

9. Wendy Brown, In the Ruins of Neoliberalism: The Rise of Antidemocratic Politics in the West, New York, Columbia University Press, 2019.

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pouvoir », aux antipodes de la logique essentiellement « pasto-rale » de l’« adaptation » à la modernité qui serait au cœur du néolibéralisme, et qu’il faudrait interpréter comme l’aveu de son propre échec10. Pour d’autres encore, la résurgence actuelle de la version « autoritaire » du néolibéralisme remontant aux années 1930 serait « l’expression de son affaiblissement poli-tique », de sa « crise d’hégémonie avancée11 ». Dans tous les cas, le néolibéralisme envisagé à partir de ses formes contempo-raines connaîtrait une dénaturation ou une dégénérescence qu’il faudrait déchiffrer comme le symptôme d’un modèle en crise ou, pour le dire avec Wendy Brown, d’un modèle en « ruines ».

Pourtant, quand on l’aborde dans sa dimension stratégique, le néolibéralisme apparaît comme ayant toujours été pris dans un ensemble de relations (de composition ou d’alliance, mais aussi d’antagonisme) avec d’autres rationalités politiques, ayant ainsi été d’emblée confronté à l’obligation de désigner des ennemis et de réfléchir aux modes d’action assurant toute son efficacité à l’offensive. Faire droit à cette dimension stratégique du néo-libéralisme suppose par conséquent de reposer à nouveaux frais la question de ses origines historiques pour montrer à quel point la place de la stratégie s’y trouve d’emblée pensée comme cen-trale. En atteste le discours inaugural du Colloque Lippmann où, se proposant de dresser « l’inventaire des problèmes théoriques et pratiques, stratégiques et tactiques que pose le retour à un libé-ralisme révisé », Louis Rougier souligne que la « tâche » n’est pas seulement « académique », mais qu’elle consiste à « descendre dans la mêlée pour y combattre avec les armes de l’esprit12 ». Mieux : comme Hayek l’a lui-même souligné, l’efficacité de la

10. Barbara Stiegler, cité dans Joseph Confavreux, « Le virus risque de per-mettre au néolibéralisme de se réinventer », Mediapart, 27 août 2020.

11. Grégoire Chamayou, « 1932, naissance du libéralisme autoritaire », dans Herman Heller et Carl Schmitt, Du libéralisme autoritaire, Paris, La Découvertre, coll. « Zones », 2020, p. 82.

12. « Allocution du professeur Louis Rougier », dans Serge Audier, Le Colloque Lippmann. Aux origines du néo-libéralisme, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Les voies du politique », 2012, p. 417-418.

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stratégie néolibérale a d’abord consisté à « miser sur la guerre des idées » et sur l’ensemble des médiateurs (intellectuels, jour-nalistes, politiques, think tanks) pouvant assurer le rôle clé de « fournisseurs d’idées de seconde main » (second- hand dealers in ideas) sur le champ de bataille idéologique13. Envisagé comme projet économique et politique, le néolibéralisme a d’abord été une réponse aux formes de régulation sociale de l’économie que le suffrage universel et la démocratie partisane ont imposées au libre marché dans les années 1920, grâce aux succès électoraux des partis sociaux- démocrates et au recours à la planification économique de la part de gouvernements élus. Le fond de l’af-faire, c’est ici la menace de « politisation de l’économie » que la démocratie fait peser sur le libre marché. Les constructions théo-riques de Ludwig von Mises, des ordolibéraux, de Hayek ou de Lippmann de la fin des années 1920 à la fin des années 1940 sont entièrement hantées par ce problème. Ce que les néolibéraux refusent et perçoivent comme une véritable pathologie sociale, c’est que les « masses » puissent, en se coalisant –  y compris dans le cadre légal de la démocratie représentative –, remettre en cause le fonctionnement auto- équilibré du marché. Ce n’est pas l’« expérience du nazisme » qui a permis aux ordolibéraux de définir leur « champ d’adversité » en voyant en lui le « révé-lateur14 » de toutes les formes d’anti libéralisme (l’économie protégée, le socialisme d’État, l’économie planifiée ou le keyné-sianisme). Ce qui a motivé l’entreprise de refondation du libéra-lisme, c’est l’expérience de la social- démocratie en Autriche et la République de Weimar en Allemagne. On parle donc, avant tout, de l’effroi devant un État social qu’ils n’hésitent pas à désigner du

13. Voir à ce sujet l’ouvrage publié par l’Institute of Economic Affairs, think tank initialement fondé par Antony Fisher et Ralph Harris pour diffuser les idées de Hayek : John Blundell, Waging the War of Ideas, Londres, Institute of Economic Affairs, 2015 [2001].

14. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2004, p. 113.

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Chris Hedges La mort de l’élite progressiste

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Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) Dépossession : une histoire économique du Québec contemporain. Tome 1 : les ressources

Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) Dépossession : une histoire économique du Québec contemporain. Tome 2 : les institutions publiques

Am Johal et Matt Hern Réchauffement planétaire et douceur de vivre. Road trip en territoire pétrolifère

Razmig Keucheyan Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques

Naomi Klein Dire non ne suffit plus. Contre la stratégie du choc de Trump

Naomi Klein La maison brûle. Plaidoyer pour un New Deal vert

Naomi Klein Le choc des utopies. Porto Rico contre les capitalistes du désastre

Naomi Klein No logo. La tyrannie des marques

Naomi Klein Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique

Andrea Langlois et Frédéric Dubois (dir.) Médias autonomes. Nourrir la résistance et la dissidence

Julien Lefort-Favreau Le luxe de l’indépendance. Réflexions sur le monde du livre

Linda McQuaig Les milliardaires. Comment les ultra-riches nuisent à l’économie

Luc Rabouin Démocratiser la ville. Le budget participatif : de Porto Alegre à Montréal

Sherene H. Razack La chasse aux Musulmans. Évincer les Musulmans de l’espace politique

Jeremy Scahill et l’équipe de The Intercept La machine à tuer. La guerre des drones

Jeremy Scahill Le nouvel art de la guerre. Dirty Wars

Samir Shaheen-Hussain Plus aucun enfant autochtone arraché. Pour en finir avec le colonialisme médical canadien

Tom Slee Ce qui est à toi est à moi. Contre Airbnb, Uber et autres avatars de l’« économie du partage »

Nick Srnicek Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique

Astra Taylor Démocratie.com. Pouvoir, culture et résistance à l’ère des géants de la Silicon Valley

Lesley W. Wood Mater la meute. La militarisation de la gestion policière des manifestations

Page 22: Le choix de la guerre civile
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cet ouvrage a été imprimé en mars 2021 sur les presses des ateliers de l’imprimerie cpi firmin-didot pour le compte de lux, éditeur à  l’enseigne d’un chien d’or de légende dessiné par robert lapalme

La mise en page est de Jolin Masson

La révision du texte est de Geneviève Boulanger

Lux ÉditeurC.P. 60191

Montréal, Qc H2J 4E1

Diffusion et distributionAu Canada : Flammarion

En Europe : Harmonia Mundi

Imprimé en France

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Cet ouvrage aborde le néolibéralisme sur le terrain qui, dès ses origines, fut le sien : le choix de la guerre civile en vue de réaliser le projet d’une pure société de marché. Une guerre de domination polymorphe qui sait parfois se doter des moyens de la coercition militaire et policière, mais qui se confond souvent avec l’exercice du pouvoir gouvernemental et qui se mène dans et par les institutions de l’État.

De Hayek à Thatcher et Pinochet, de Mises à Trump et Bolsonaro et de Lippmann à Biden et Macron, le néolibéralisme a pris et prend des formes diverses selon ce que commandent les circonstances. Et ce qui apparaît, dans cette perspective stra- tégique, c’est l’histoire d’une logique dogmatique impla- cable qui ne regarde pas aux moyens employés pour affaiblir et, si possible, écraser ses ennemis.

Pierre Dardot, Haud Guéguen (philosophes), Christian Laval et

Pierre Sauvêtre (sociologues) sont membres du laboratoire

Sophiapol de l’Université Paris-Nanterre. Ils animent le Groupe

d’études du néolibéralisme et des alternatives (GENA).

Noam Chomsky, professeur émérite au Massachussets

Institute of Technology (MIT, Boston), est un intellectuel et militant recon-

nu internationalement pour la profondeur de ses réflexions et sa défense

radicale de la liberté et de la raison. Ses critiques de la politique interna-

tionale des États-Unis et du pouvoir des médias ont fait école.

FUTUR PROCHE

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LE CHOIX DE LA GUERRE CIVILEUNE AUTRE HISTOIRE DU NÉOLIBÉRALISME

PIERRE DARDOT HAUD GUÉGUEN CHRISTIAN L AVAL PIERRE SAUVÊTRE