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Henri de la Blanchère

LE CLUB DES TOQUÉS

Aventures sous-marines, sublunaires et autres

1878

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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CHAPITRE PREMIER

LE RÈGLEMENT

Ce soir-là, il faisait un temps à ne pas chas-ser un chien dans la rue de Seine. Une pluiefroide et serrée, une sorte de grésil à demi fon-du poussé par une jolie brise du Nord, fouettaitle visage des passants, qui, en s’enfonçant dansleur paletot, cherchaient à garantir leur nez etleurs oreilles.

Arrivés en face d’une allée étroite et noire,quelques jeunes gens s’engouffraient dans cepassage avec un empressement des plus ré-jouissants. Ma foi ! nous les suivions, Stradiva-rius, Mme Popotte et moi, et nous fîmes commeeux. Une fois dans l’allée, nous nous guidionssur la lueur indécise et tremblante d’un quin-

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quet que la mère Grimblot, notre honorableconcierge, attachait vers le fond dans lesgrandes occasions.

— Il y a donc séance, ce soir ? dit Stradiva-rius en grelottant.

— Mon pauvre virtuose, tu vis décidémentdans les arts.

— Et dans les airs, risqua Mme Popotte, desa voix douce.

— Vas-tu te taire, fis-je, on ne commet pasde semblables choses dans une rue où peutpasser un commissaire.

— Bah ! je suis presque chez nous.

Et Mme Popotte, enjambant quatre à quatreles marches de notre escalier, arriva bon pre-mier au haut, et ouvrit notre porte. Celle-cilaissa non seulement parvenir à nos yeux unpeu de clarté, mais à notre nez une forte odeurde tabac en fumée, en même temps que cette

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singulière senteur de chimie qu’exhale toujoursun cabinet d’expériences un peu hanté.

Nous entrions dans une chambre d’étudiantqui était la nôtre, à Stradivarius, à Mme Po-potte et à moi. C’était une grande pièce dontla chance, l’exactitude de notre loyer payé ru-bis sur l’ongle avant tout, et la faveur de Grim-blot nous rendaient propriétaires. Au fond, unegrande alcôve où trois patientes couchettesétalaient leur maigre confort. Au-dessus, uneplanche où se devinaient dans l’ombre sept ouhuit chapeaux, peut-être neuf, propriétés deMme Popotte, qui avait la manie de conserverindéfiniment les couvre-chefs dont elle usaitet abusait à son gré. Entre les chapeaux, uneboîte à violon soigneusement entretenue ; pen-dants au mur, à la tête d’un des lits, deux vio-lons, marque du lit de Stradivarius.

Près de l’alcôve, une grande armoire enbois blanc s’élevant vers le plafond, placéeentre les deux fenêtres qui donnaient sur la ruede Seine. C’était bien commode, mais, à nous

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trois, nos effets ne l’ont jamais remplie. Au mi-lieu de la chambre, deux tables carrées, misescôte à côte, sur l’une desquelles s’élevait unelampe allumée. Çà et là une demi-douzaine dechaises de paille, succursales des lits de l’al-côve, où se trouvaient assis, à cheval, chacunà sa guise, une dizaine de gais compagnons.

— Vive Dieu ! s’écria une voix profonde,nous craignions presque que vous ne vinssiezpas !

— Brave Quibus ! va. Depuis quand, par untemps pareil ne rentre-t-on pas dans son logis ?Il faut avoir vos mœurs dissolues pour trouverdes gîtes à chaque coin de la grande ville.

Ce qui aurait frappé, à leur entrée dansnotre logement, des visiteurs non initiés, c’estqu’au beau milieu de la glace, – car il y avaitune glace, glace oubliée là des tempsmeilleurs, où notre chambre faisait partie d’unvieil hôtel seigneurial, – on lisait ces mots,

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peints à la gouache, d’une couleur flam-boyante :

FOOLS’S CLUB

Et au-dessous, pendait une pancarte lais-sant voir le mot suivant :

Règlement

Mais, avant d’aller plus loin dans cette véri-dique histoire, il est absolument indispensableque nous présentions aux lecteurs quelques-uns de nos amis :

Stradivarius est un élève du Conservatoire,piochant beaucoup, et le meilleur écouteur quisoit au monde ; malheureusement, on n’est ja-mais sûr qu’il soit avec vous attentif à ce quevous dites, il ne fait pas de bruit, c’est l’essen-tiel.

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Mme Popotte est chimiste de son état, c’estla méticulosité, le rangement, l’adresse réunisdans un seul homme. C’est à lui qu’appar-tiennent tous les objets singuliers et sans nom,qu’il pend partout aux murs de notre chambre.Il est propriétaire indéniable de toutes lesfioles plus ou moins empestantes dont il en-combre les planches qu’il a à sa disposition.Nul ne fait comme lui une opération culinaire ;et quand il s’agit d’un punch, d’un grog ou d’unmazagran, chacun baisse pavillon devant lui.

Quibus est encore un chimiste ; mais, deplus, un physicien des plus huppés : c’est déjàpresque un homme arrivé ; il est préparateurdu fameux X*** qui a démontré l’identité del’atome et représenté les molécules chimiquespar des figures géométriques. Quibus est ungrand, beau garçon, brun, qui se croit un Ado-nis et ne désire jamais que du quibus dans sespoches… d’où son nom.

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Pistil, en français Adrien Sagro, est un bota-niste un peu grincheux qui, je crois, fait partiede l’école de pharmacie.

Max Ervieu est élève astronome ; quand iln’a pas l’œil dans une grande lunette, il a la têteplongée dans des calculs et des logarithmesqui n’en finissent plus. Au demeurant grave,méditatif, et savourant un nombre de pipes in-commensurable.

Dans le fond de l’alcôve, à côté de Quibus,commodément couché sur le dos, les jambesen l’air, grouille quelque chose qui, en se dé-ployant, doit représenter un étudiant en méde-cine qui répond au nom harmonieux de JeanJabin, un travailleur doublé d’un garçon d’es-prit. De première force sur l’accordéon et laterreur de Stradivarius.

Voici l’homme grave de la société, la fortetête de l’endroit. Cette tête appartient à untrès bon élève de l’École centrale, René Borda,dit Reine en bordée par euphémisme et atté-

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nuation. C’est un brave compagnon à l’espritun peu excentrique, un peu paradoxal et cher-cheur de nouveau, n’en fut-il plus au monde…

Ajoutons à ces princes de la chambrée, troisou quatre carabins, un clerc de notaire et deuxfuturs magistrats.

— Messieurs, dis-je en entrant, un peu desilence, s’il vous plaît !

— Pourquoi faire ? glapit Jean Jabin.

— Pour parler…

— Écoutez ! gniouf... gniouf, écoutez !…

— Mes chers amis, nous voici réunis, c’estdéjà quelque chose, mais il faudrait que vousvoulussiez bien m’octroyer un peu de silence etque vous écoutassiez…

— Oh !… tassiez !… Qu’il parle bien !

— Silence, laissez parler…

— … Que vous écoutassiez ce que j’ai ébau-ché dans le silence de mon cabinet…

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— … De son bock !

— … Afin que les lois puissent être discu-tées, et la prospérité du club assurée à tout ja-mais.

— Bravo ! Bravo !… écoutez !…

— Messieurs, toute association d’hommesest tenue d’adopter un certain nombre derègles qui maintiennent les membres dans desrapports voulus les uns vis-à-vis des autres…

— Jour de Dieu, il est aussi ennuyeux ques’il professait !…

— … Messieurs, en politique cela s’appelledes lois, en pratique de club cela devient un rè-glement.

On prétend qu’il faut se mettre à beaucouppour faire des lois ; moi, je crois qu’il faut semettre à un qui s’en occupe sérieusement pourélaborer un règlement, quitte à le présenter àl’assemblée, où chaque membre fait des obser-

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vations, s’il en a à faire… On les discute séancetenante, et c’est fini.

— Oui !… Oui !… Oui !… Allez-y !…

— Voici donc mon travail, sans plus longpréambule. Il est d’ailleurs pendu devant vosyeux et remplace notre pendule absente pourplusieurs excellentes raisons.

Art. 1er. Attendu que nous ne sommes pasdes idiots, des crétins, ni des imbéciles, noustous ici réunis, et qui avons remarqué que nousne rencontrions que cela dans les cafés duquartier, décidons ne plus aller dans cesbouges et nous réunir sans cérémonie, avec ousans pipes.

2°. Attendu que les femmes sont encorebien plus bêtes que les hommes sur la mon-tagne de Sapience, nous jurons de n’en pointintroduire dans notre cénacle.

— Ah bien ! qu’est-ce qu’on y fera ?…

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— Oui, qu’est-ce qu’on y fera ? Écoutez…écoutez…

— 3°. Attendu que la première qualité desanciens grecs était de savoir parler en public,que tous nous sentons le besoin d’acquérir ladite qualité, chacun des membres parlera à sontour, et traitera, ex abrupto, ou sur mémoireécrit, un sujet à son choix de omni re scibili etinscibili… pendant une soirée.

— Pas trop mal trouvé ! Écoutez !… Écou-tez !…

— 4°. Attendu que les études de chacun denous sont absolument différentes de celles deson voisin, nous devons chacun, en traitant unsujet qui nous est familier, arriver à être plusintéressant pour tous que la confection d’unbac, d’un reps ou d’un chemin de fer.

— Moi, j’aime mieux un chemin de fer,s’écrie Mme Popotte qui est joueur comme lescartes.

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— À la porte, Mme Popotte ! gronde le su-perbe Quibus.

— Et puis, dit Pistil, ce sera bien plus éco-nomique.

— Chut !… écoutez… attendons la fin…

— 5°. Attendu que tout citoyen raisonnableconserve toujours le droit d’émettre sa pensée,et que ce droit imprescriptible doit être res-pecté, chaque auditeur pourra interrompre unefois par soirée…

6°. Toute interruption extra-réglementairedonnera lieu à une amende de 1 franc pour lacagnotte, laquelle sera vidée au moins une foisl’an et transformée en un festin transcendant etabracadabrant.

— Gniouf,… gniouf ! c’est trop cher ?…

— Sachez vous taire, et vous deviendrezriche…

— Oui, oui ! allez !…

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— 7°. La mère Grimblot, étant passée àl’état d’Hébé, la consommation de la bièrepourra être perpétrée par chacun de nous,mais sans compte, et au comptant expressé-ment. Quand on n’a plus le sou, on ne doit plusavoir soif !

— Ouf ! ah ! mais non, au contraire !… Uncompte par mois !…

— Vous le voulez, vous vous endetterez,malheureux !

— Non, non !… gniouf !… gniouf !!...hue !…

— En présence de ces manifestations com-merciales, le compte par mois est toléré.

— Non !… non, non !… Admis !

— Admis !… grands Dieux !… où allez-vous ? Mais, auparavant, malheureux amis, ilfaut savoir si l’honorable madame Grimblotadmet une semblable clause.

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— La mère Grimblot ! Apportez la mèreGrimblot !

Au bout d’un instant, un immense bonnetblanc apparut à la porte vitrée qui donnait surl’escalier.

— Madame Grimblot, le moment est solen-nel. Admettez-vous tous ces chenapans,hommes d’avenir, et bons jeunes gens, au de-meurant, à régler compte de leurs choppes aumoins une fois par mois avec vous ?…

— Mais oui, mes enfants, tout de même !…Mais vous n’aurez pas plus de deux choppespar soir : c’est assez.

— Bravo !… Allez jusqu’à trois, et n’en par-lons plus !

— Ça y est, mes enfants, à condition quevous serez sages !… dit la bonne femme en dis-paraissant.

— Vive madame Grimblot !… madameGrimblot for ever !!

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— 8°. Chaque soir on se réunira au club,mais il n’y aura soirée parlante qu’une fois parsemaine.

9°. Tout jeu est interdit, à peine d’exclusion.

10°. En réunion, nous formons le club desToqués, que nous baptisons The fools’s club,pour la plus grande commodité des voisins, etqui terminera toujours ses séances à minuit : ilfaut pouvoir travailler le lendemain.

— Adopté !… adopté !…

Et voilà comment, vingt ans avant Londres,Paris possédait dans son sein un Fools’sClub !…

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CHAPITRE II

HISTOIRE DE MME POPOTTE

À quoi bon raconter par le menu les péri-péties qui survinrent ? Le club fut fondé, dixamis environ se joignirent à nous. C’était beau-coup, c’eût été trop même pour notre chambre,si l’on n’avait constaté qu’il y aurait toujoursdes manquants, et l’on eut raison.

Enfin, comme nous n’avions qu’une damedans l’assemblée, on lui fit les honneurs, et lepremier samedi vous auriez pu nous voir tousréunis autour de madame Popotte.

— Messieurs et amis, une histoire dechasse est toujours bien venue, je crois, ellefait palpiter le cœur du chasseur et nous lesommes tous peu ou prou ; mais une histoire

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de pêche, c’est bien autre chose, ça rappelle aupêcheur tous les bonheurs passés. Comme jesuis bon prince, et que je ne veux pas faire dejaloux, quand je le peux, je vais vous contertout à la fois une histoire de chasse et une his-toire de pêche, véritable hymne de reconnais-sance en l’honneur de Saint-Hubert et de Saint-Pierre.

— Hum ! gronda Quibus, peu chasseur…Des bêtes sauvages du bon Dieu.

— Honorables Fools, mes frères, j’aurail’honneur de vous rappeler, avant de commen-cer, que vous êtes libres de m’interrompre unefois gratis, ensuite tant que vous le voudrezen payant l’amende. Il faut engraisser nos épi-nards ! Ceci dit, en avant mon histoire !…

Mais pendant le préambule de madame Po-potte, nos amis s’étaient consultés du regard,et au moment où elle allait commencer, unchœur formidable éclata, accompagné du chocde tous les objets chocables.

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— Cric ! crac ! et sabot !Cuiller à pot !

Si la briseFriseL’eau,

Cric ! Crac ! et sabot !Cuiller à pot ! !

— Vrai !… vous avez tort, messieurs, vousavez tort de me chanter ce refrain que mon amiLa Landelle met dans la bouche des matelotsdu Gaillard d’avant, quand le loustic leur conteles aventures abracadabrantes du Brig-Black !Oui, en vérité, vous avez tort ; j’avais entendutout à l’heure notre vieux Lauxter me crier deson coin : Conte un conte !… Foin de ça !… Lavérité, rien que la vérité : donc, je dois vousconter une histoire, avec toutes ses péripétieset son dénouement ; mais, ce qui est bien plusfort, une histoire vraie.

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— As-tu du tabac ?Crac !

Allume ta pipe.Il faut chauffer le four

PourConter ton histoire,

Va !L’on t’écoutera

Tant que l’on pourra !

— Encore ? Oyez donc !

Il y avait une fois une rivière et un barrage.La rivière est en Bretagne, le barrage est sur larivière.

Au bord de la rivière, il y avait, en ce temps-là, de grandes et grasses prairies, et sur cesprairies, des bécassines.

Dans la rivière, il y avait des truites, debelles et bonnes truites, aux écailles bruniescomme l’acier et constellées de jolies étoilessanglantes. Souvent même, y remontaient de

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la mer des truites saumonées, à la robe plussombre et non brodée d’étoiles, mais pointilléede ces taches noires qui vous promettent, pourle soir, un régal de chair rouge, grasse et suc-culente.

Ah ! les belles truites, la belle rivière, lebeau barrage !…

— Si la brise.Frise

L’eau…

— Taisez-vous donc ! Il est temps que jevous parle des bécassines qui picoraient lesachées parmi les mouilles de la prairie.C’étaient de ces bonnes bêtes de bécassinesappelées doubles, parce qu’elles sont deux foisplus grosses que les simples. Mais c’étaientde bonnes bêtes qui étaient bien malignes !…Vrai ! bien malignes et inconstantes !... autantqu’une jolie femme !…

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— Cric ! crac ! et sabot !Cuiller à pot !…

— Cette fois, je me tais !… et vous ne sau-rez jamais la suite de mon histoire, et vous enserez marris jusqu’à la fin de vos jours ! On netire pas tous les jours une truite avec du plombà bécassines !

Crac !...

— Ô nature incorrigible ! Eh bien, cho-rus !... et puisque vous ne voulez pas voustaire, je continuerai quand même, … Nonseulement pour vous braver, mais encore pourvous convaincre que craquer n’est pas absolu-ment plus nécessaire aux enfants de Saint-Hu-bert qu’aux disciples du grand Saint-Pierre.

N’oubliez pas que, ce jour-là, j’officiai si-multanément dans les deux églises, puisque

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j’étais parti à pied dans la prairie et que je… ;mais, motus !

Un de mes amis – il y en a encore quelques-uns sur cette bonne et naïve terre armoricaine,– rien des huîtres du même nom !…

Un de mes amis remontait sur son bateau lecourant de la rivière, et, muni d’un énorme tru-blot, avançait sans bruit, piano, piano… Le so-leil allait se coucher ; la soirée chaude et calmeannonçait une belle nuit. Nous marchions deconserve, lui sur l’eau, moi sur la prairie. Lepère Lenoc ramait en silence.

Tout à coup…

Cric !...

— Mais certes !

Crac !...

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— À propos ! vous ne savez pas pourquoimon ami remontait la rivière, armé de sagrande truble ronde ?

— Non !…

— Eh bien, c’était pour prendre destruites !… Vous vous en doutiez !… Vous aviezbien raison.

En ce pays de cocagne, les poissons ne sontpas malins, – excepté les bécassines ! – Vouspoussez avec votre truble dans les crônes, sousles rives, et, ma foi ! vous cueillez de bellestruites qui se laissent prendre comme si ellesattendaient que vous vinssiez les chercher.

Je vous avoue, entre nous, qu’il y a un cer-tain coup de main à apprendre. Oui ! Il y a uneficelle…

Or, c’est comme pour la bécassine. Les pre-mières, on les manque ; les dernières,… sou-vent aussi !

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Mais cela ne compte pas dans le plaisir dela chasse ; si l’on ne manquait pas, on s’ennuie-rait bientôt. J’en sais quelque chose, moi quivous parle,… et bien d’autres !

Donc, nous remontions tout doucement,lorsque tout à coup…

Cric ! Crac ! et sabot !Cuiller à pot !

— Chut ! mon ami arrive à un crône su-perbe ; la cascade était tout proche. Une formi-dable secousse fait trembler son bras, un chocdans l’eau fait jaillir celle-ci, et une truite,…mais une maîtresse truite celle-là,… heurtantle bâton qui traverse la truble, file, comme unéclair d’argent, à côté de la barque…

Lenoc saisi, la poursuit des yeux, appuyésur les avirons :

— Oh ! monsieur, fait-il d’un ton de re-proche, en serrant les dents pour assurer sa

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chique ; oh ! monsieur, pour être une maîtressetruite, c’est une maîtresse truite !…

— Nous la retrouverons au barrage,hein ?…

— Si le bon Dieu le veut !

— J’avais tout vu,… le cœur me battaitcomme à un novice qui entend partir son pre-mier perdreau.

Ô la belle rivière !… Voici la cascade écu-mante ; voici les gros bouillons d’eau quibattent sur la pierre et rejaillissent en gron-dant. Ô la belle cascade !

Mais tout à coup…

— Cric !...

— … Un objet brillant et long bondit enl’air, culbute et retombe…

— La truite ! monsieur, dit Lenoc ! Ah ! lagredine, elle veut sauter le barrage…

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— Pas possible !…

— Pardonnez, monsieur, vous l’avez déran-gée dans sa sieste, elle veut aller plus loin.

— Malédiction !

— Mais j’étais là !

— Crac !...

— … Un genou en terre, malgré l’humiditédu sol qui distillait de l’eau jusque dans mesbottes, où elle entrait… par le haut pour êtreplus tôt rendue !… Mais pense-t-on à quelquechose dans ces moments-là ? Non, les rhuma-tismes et les souvenirs ne sont pour le chasseurqu’alors qu’il est revenu au coin du feu,… entemps prohibé par la loi ou par l’âge.

J’étais là et j’attendais…

Tout à coup,… un éclair brillant s’élève, uncoup de fusil retentit,… et la truite, frappée à la

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tête, retombe au bas de la cascade, la tête fra-cassée !

— Cric ! Crac ! et sabot !Cuiller à pot !

— Nous la mangeâmes le soir, Messieurs !Je vous le dis en toute sincérité, jamais am-broisie des dieux ne fut comparable à cettenoble bête, que l’on avait pêchée sur le dos s’enallant à la dérive…

— Et les bécassines ?… Je n’en ai pas vula queue d’une. Quand je vous disais quec’étaient des bêtes malignes… et incons-tantes ! Le vent avait tourné, voilà tout !

Et maintenant, en avant la musique :

Si la briseFrise

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Cuiller à pot !

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L’eau,Cric ! Crac ! et sabot !

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CHAPITRE III

LES PLANTES QUI MARCHENT

— Pistil « Schéhérazade, ma sœur, si vousne dormez pas, en attendant le jour qui paraî-tra bientôt, racontez-moi donc une de ces his-toires que vous contez si bien. »

— Si vous le voulez ; mais je crains de vousinfluencer soporifiquement, car les Plantes quimarchent ne sont intéressantes qu’à conditionqu’on fasse comme elles et qu’on ne dorme pasà leurs côtés. Vous sentez vous de force ?...

— Oui, oui !…

L’on t’écouteraTant qu’on le pourra !

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— Go ahead !

Ce serait ne pas savoir voir que ne pas re-connaître que la plante, de même que l’animal,et, – au sommet de la pyramide des êtres vi-vants, – de même que l’homme, a sa physio-nomie propre et une certaine individualité biencaractérisée. Nous ne nions pas que l’immo-bilité originelle, souvent plus apparente queréelle, de la plante dans le sol, ne voile ungrand nombre de ces individualités. Elles n’ensont que plus intéressantes pour celui qui saitles découvrir ! Il y a loin de là, évidemment, àse figurer que chaque plante qui végète autourde nous est un type hors ligne, fécond en cu-riosités, eu surprises, en découvertes. Non ! lestypes hors ligne sont rares, dans le règne végé-tal tout comme dans le règne animal. Cepen-dant il faut prendre garde de se laisser séduirepar les apparences, et telle plante que nousn’avons pas assez observée, et que nous taxe-rions volontiers d’insignifiante, nous offrirait,mieux étudiée, des particularités intéressantes

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qui nous ont échappé. Nous allons en rencon-trer plusieurs dans ce cas, sous le rapport dela spécialité dont nous voulons parler ici. Parcontre, il existe d’autres types, en nombre as-sez considérable, dont les caractères nette-ment tranchés sont si frappants, que la person-nalité de la plante, du genre ou de la famille quiles présente, s’affirme immédiatement.

— Eh bien ! C’est convenu, dit Jean Jobin,les plantes sont immobiles ; elles vivent seule-ment, elles ne sentent pas ; elles ne se dé-placent pas…

— Mais c’est là une erreur manifeste, etnous allons voir tout à l’heure que les rappro-chements sont beaucoup plus nombreux entrele règne végétal et le règne animal qu’on nele supposait autrefois. Les plantes ont, toutcomme l’animal, des fantaisies des répulsions,des affinités, des passions dissimulées, desobstinations tenaces, qu’elles satisferont auprix des plus pénibles efforts. Vous voulez lesen détourner, elles rient de vos précautions,

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et, avec leur sournoise patience, elles arriventsouvent au but qu’elles ambitionnent par unevoie détournée, mais elles y arrivent !...

Il ne faut pas être grand botaniste pour re-marquer que la dissémination des plantes à lasurface de la terre n’est point toujours affairede hasard, mais se montre, la plupart dutemps, préméditée : tantôt, c’est une amitié in-née qui les rapproche les unes des autres ; tan-tôt, c’est la gourmandise… Elles aiment toutesun sol donné, une nourriture spéciale ; bienmieux, elles ont à satisfaire quelquefois leursinstincts carnassiers, et recherchent les en-droits où la proie est abondante et facile…

Il ne faut pas se figurer, malgré ce que nousvenons de dire, que nous autres hommes sa-vons tout ce qui se rapporte à ces curieusesquestions. Hélas ! nous savons encore bien peude choses !… Pourquoi certaines plantes sont-elles sociables, pourquoi d’autres sont-ellessauvages ? Qui fait que certaines d’entre ellesaiment l’homme et le suivent partout ? Qui fait

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que d’autres le fuient, et que sa présence lestue infailliblement ? Parmi les sauvages, nousconnaissons l’ellébore fétide, l’amie sinistre dessolitudes, des décombres, où elle vit en compa-gnie des reptiles immondes et des petits qua-drupèdes voleurs !… Mais nous ne savons au-cunement qui la pousse vers ces lieux, et dansquel but elle les recherche… Pourquoi y éla-bore-t-elle ses venins, ses poisons, mieuxqu’ailleurs ?… Les plaines fertiles ne lui fourni-raient-elles donc pas un suc plus abondant etplus riche ?

Et, à côté de celle-là et de plusieurs autres,généralement homicides, nous trouvons cer-tains joyeux types sociaux, les marguerites, lescoquelicots, qui se réunissent si allègrementpour danser leur sarabande dans les blés !...Nous connaissons des plantes que nous ap-pelons volontiers timides parce qu’elles secachent au fond des bois et des allées : nousen connaissons qui meurent là, cachées, sanss’être jamais révélées à la lumière, sans avoir

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souri à l’homme ou aux animaux, défenduespar les autres plantes armées, au milieu des-quelles elles ont su se cacher. À côté de cesviolettes qui n’ont pour se révéler que leur par-fum, nous trouvons des organismes vaga-bonds, des plantes folles, vraies cosmopolites,qui habitent le monde, s’aventurent partout,entrent partout comme chez elles, s’accrochantaux vieux murs, aux vieux arbres, sortant de lafente des rochers et du pignon du vieux châ-teau, et livrant leurs aigrettes légères au souffledu vent capricieux qui les pousse partout !…

Qui oserait donc soutenir que les plantessont immobiles quand on voit certaines d’entreelles, qui paraissent cependant privées demoyens pour cela, suivre l’homme dans toutesses pérégrinations ? Et cependant, cherchezleurs graines, vous ne les trouverez ni muniesde griffes, ni de crochets pour se laisser em-porter, ni enduites de glu pour se coller auxchoses mouvantes !... Non, elles sont commetoutes les graines de plantes immobiles,… et

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cependant elles marchent !… Comment font-elles ?… Mystère !!! Comment se fait-il, entreautres, que le plantain suive toujours les char-rois de l’homme, qu’il pousse toujours et sur-tout le long des ornières ?… Entrons dans unchamp : cherchons les plus beaux pieds deplantain, nous les trouverons au bord de l’or-nière qu’a laissée la roue du char qui emportala récolte de l’an dernier, ou de celui qui, cethiver, est venu chercher la dépouille des haiesvoisines.

Pourquoi, partout où l’homme porte-t-il sespénates, dans le désert du far west américain,au bord des solitudes africaines, au fond dessteppes asiatiques, voit-il apparaître deuxplantes : l’ortie et l’ansérine (chenopodium) qu’ila apportées avec lui ?… Elles ne croissaientpas dans le pays ; l’homme s’y établit, elles semettent à ses côtés, cherchent les coins de sesconstructions pour s’abriter, s’étendent au piedde ses murs et de ses haies, persistant long-temps dans ces lieux après que l’homme qui

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les a apportées a disparu… C’est à ce caractèreque l’on retrouve encore çà et là, dans le dé-sert, les endroits où des colons ont posé leurspénates, alors que déjà, depuis de longues an-nées, leurs os blanchissent au soleil, disperséspar les agressions sauvages des hommes oudes grands animaux. Le feu même a passé sou-vent sur ces demeures temporaires, lesconstructions de bois ont disparu, ne laissantqu’une poignée de cendre que le vent a dis-persée au loin,… l’ortie est restée vivace et pi-quante,… le botaniste reconnaît à ce vestigeque des frères ont vécu là !…

C’est encore ainsi, par l’homme peut-être,que le mouron des oiseaux, l’herbe à Robert, lagrande ciguë, la vipérine commune, le marrubecommun, pullulent aujourd’hui aux environs decertaines grandes villes du Brésil…

Les animaux présentent d’autres moyens detransport : ainsi les oiseaux, dans leurs migra-tions, emportent au loin des graines qu’ils ontavalées, et qui sont assez dures pour ne pas se

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dénaturer dans leur estomac, telles que cellesdu gui. D’autres graines s’accrochent aux poilsdes quadrupèdes, aux vêtements des hommes,aux marchandises, etc.

L’homme surtout, par son activité et son in-dustrie, contribue à la diffusion des espèces.Sans parler des plantes cultivées qu’il chercheà naturaliser partout où il forme un nouvel éta-blissement, combien de graines qui se trouventmélangées par hasard avec celles qu’il faitpousser pour ses récoltes… C’est par cette voieque les mauvaises herbes de nos champs sonttransportées dans toutes nos colonies…

Ce ne sont pas seulement le vent et leshommes (qui charrient les plantes et leurdonnent la mobilité qui leur manque naturelle-ment, ce sont aussi les eaux. Certaines s’aban-donnent au courant des rivières et descendentainsi ; d’autres se lancent même sur les mersperfides, elles les traversent à la nage, passantainsi d’un hémisphère dans l’autre. Certainess’attachent aux ballots du commerce, et, s’ai-

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dant des steamers, viennent clandestinementdébarquer dans des pays nouveaux, où ellesprennent quelquefois un droit de cité inquié-tant.

Nous ne pouvons pas passer sous silencel’une de ces plantes qui est en train de conqué-rir l’Angleterre : on l’appelle là-bas l’herbe amé-ricaine. C’est aux environs d’Ensham, sur la Ta-mise, que l’on s’aperçut des dangers qu’offraitla croissance incroyable de cette herbe fluvia-tile, dont le nom scientifique est l’anacharsis al-sinastrum. On ne la connaissait pas en Angle-terre avant 1847 ; mais, durant la courte pé-riode qui s’étend jusqu’à aujourd’hui, elle s’estrépandue si prodigieusement et si universelle-ment, à travers tous les cantons des îles an-glaises, que, maintenant, elle intercepte trèssouvent le passage dans les rivières et les ca-naux ; bien mieux, elle arrête le courant desfaibles cours d’eau et remplit tout à fait les cou-rants isolés ! C’est au point qu’elle rendra bien-tôt le passage impossible dans beaucoup d’en-

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droits de la Tamise, et qu’on ne franchira plusle fleuve sans une extrême difficulté…

M. W. Marshall, d’Ely, s’est occupé de l’his-toire de cette plante. L’intruse est si différentede toutes les autres plantes aquatiques, indi-gènes, que l’on peut la reconnaître du premiercoup d’œil ; ses feuilles poussent par trois au-tour d’une tige mince et filamenteuse. La cou-leur de la plante est d’un vert foncé ; lesfeuilles ont à peu près un centimètre de long,un centimètre de large ; de forme ovale, ovée àla pointe et couvertes de toutes petites dents quifont qu’elles peuvent s’accrocher. Les tiges sonttrès fragiles ; tellement que, dès que la planteest dérangée de place, des fragments en sontdétachés. Quoique, jusqu’à présent, elle nepuisse se propager d’elle-même par semence,toutes les fleurs étant mâles, sa puissance devégétation est si prodigieuse, que chaque frag-ment reforme une plante complète, produisantracines et tiges, s’étendant indéfiniment danstoutes les directions.

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La plupart des plantes aquatiques ont be-soin pour pousser d’être plantées, soit dans lefond, soit sur les bords de la rivière ou du ruis-seau dans lequel elles doivent croître ; celle-cin’a aucunement besoin de ces précautions, etpousse tout de même après être coupée, alorsqu’elle traverse la rivière emportée par le cou-rant !

On n’a plus aucun doute que cette plantesoit étrangère, car on a trouvé dans les rivièresaméricaines une herbe semblable, sinon iden-tique avec elle. M. Marshal la croit donc uneimportation de l’Amérique du Nord ; il estimeque sa première visite nous est arrivée dansun paquet de bois de charpente américain ;il considère toute tentative pour l’extirpercomme inutile, car elle ne pourra jamais êtredéracinée, et tout ce que l’on devra faire serade la garder. Cette rapidité de croissance estune des merveilles de la nature, mais com-mence à devenir un danger sérieux ; aussi lesemployés à la navigation de la Tamise sont-ils

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déjà aux prises pour combattre ce redoutableennemi ! Leurs efforts sont vains.

Goeppert raconte qu’une ville de Silésie de-vint la proie d’une véritable calamité occasion-née par la multiplication de la leptomite lai-neuse, petite plante aquatique qui obstrua le ca-nal d’un moulin, ferma tous les conduits hy-drauliques, corrompit l’eau et s’étendît sur unesurface énorme, avec une fougue que l’hiverlui-même ne parvint pas à suspendre.

N’allons pas bien loin, puisque noussommes au bord de la rivière, sans faireconnaissance avec un végétal qui sait se plan-ter lui-même. C’est une des plantes les pluscommunes de nos régions aquatiques, une decelles qui rentrent dans la catégorie des incon-nues, des indifférentes, dont nous parlions plushaut, la sagittaire (sagittaria sagittifolia). Ellen’est cependant pas sans valeur, soit à causede ses feuilles élégantes, en forme de lance,d’un vert très luisant ; soit à cause de ses fleursen épis s’élevant en forme de pyramides, sur

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une tige cannelée qui sort de l’eau, et présentequelquefois une ressemblance frappante avecla pointe richement décorée d’une tourelle go-thique. Tout le monde a vu ses fleurs à troispétales blancs, avec une teinte d’un frais vio-let, au centre duquel s’élève une saillie vertegranulée qui ajoute beaucoup à la beauté de lafleur.

Cette plante, chez nous, n’est d’aucune uti-lité ; les Chinois la cultivent en grand, non poursa beauté, mais à cause de ses bulbes qui s’en-foncent d’elles-mêmes au-dessous de la vase etconstituent une variété d’aliments. Ses racinesatteignent, à ce qu’il paraît, une grosseur plusconsidérable en Chine que chez nous ; maiscela suffit pour nous faire penser que, mêmedans nos pays, leur culture pourrait être es-sayée avec succès dans les endroits maréca-geux, où l’on ne peut faire pousser d’autresplantes nutritives : il est probable que quelquessoins donnés à cette culture suffiraient pourobtenir de la taille et de la qualité des racines

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la même amélioration qui distingue nos lé-gumes potagers.

Tout à côté de la sagittaire, dans les tran-quilles réduits de la rivière, nous trouverons lareine des nymphes de l’eau, le lis blanc aqua-tique (nymphæa alba), dans toute sa splendeurluxuriante : tout à la fois remarquable par lenombre et la grandeur de ses fleurs et de sesfeuilles.

C’est certainement, de notre flore aqua-tique, la seule plante que nous puissions op-poser à la richesse des régions tropicales, etc’est un des cas où nous devons souhaiter devoir nos eaux plus souvent embellies par cesplantes si ornementales ; malheureusementces belles fleurs n’y sont pas partout très com-munes. Quelle plus jolie décoration peut rece-voir une pièce d’eau qu’un groupe de nénu-phars, avec sa couronne de fleurs blanches etpurpurines, alors surtout que ce bouquet estjoint à d’autres plantes croissant à côté et dé-coupant la rive de leur vert feuillage.

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Si nous nous y arrêtons un instant, c’estque le nymphæa est précisément une plante quimarche ! Chaque année, sa grosse racine ram-pante dans la vase s’allonge en avant et se dé-truit en arrière ; chaque année, sa tige florale etfeuillée pousse en avant, de sorte que, chaqueannée, la place des tiges change les unes parrapport aux autres, et que, dans la rivière, c’estun chassé-croisé perpétuel d’individualités denymphæas, qui cependant, ne change rien autapis général qu’elles forment.

Nous disions plus haut quelques mots desmystérieuses amitiés qui lient certainesplantes aux autres.

Saura-t-on jamais pourquoi la salicaire nepousse qu’au pied du saule, auquel elle em-prunte même son nom ?…

Parmi les richesses florales de la rive,voyez-vous d’ici cette gerbe de pourprebrillante qui frappe nos yeux de loin ?… C’estlà que règne en souveraine la salicaire purpu-

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rine (lythrum salicaria). Le gigantesque épi deses fleurs élégantes est si remarquable, qu’ilest toujours choisi comme un trait proéminentque l’artiste introduit au premier plan de sesscènes aquatiques ; d’autant plus que sachaude couleur la rend particulièrement utilepour cet objet. Les herbes des champs, deschemins et des berges sont certes fertiles enmotifs artistiques ; mais elles sont depuis long-temps bien plus connues que celles qui ornentles bords de l’eau, que l’on peut véritablementappeler les fleurs extraordinaires, non seulementpar leurs formes, mais par leurs couleurs, etdans lesquelles on peut se servir avec avan-tage, non seulement des boutons, des fleurs,mais surtout des feuilles. Bien plus, comme laplupart d’entre elles sont rampantes ou grim-pantes, elles peuvent être appliquées à centmotifs, que l’ornemaniste y trouve à chaqueinstant :

Not a leaf, a flower, contains a folio volume ;

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We may read, and read, and still find somethingnew,

Something to please, and something to ins-truct…

Nous soupçonnons la lysimaque d’avoir unecertaine amitié pour la salicaire, ou peut-êtreune passion cachée et malheureuse pour lemême arbre qui abrite les deux… Le sujet estdélicat ; il n’est pas encore bien élucidé ! Enattendant, cette plante, que nous rencontronsà chaque pas sur la berge des rivières, est in-téressante par la beauté de ses fleurs jaunes,qui doublent encore d’effet quand elles se ren-contrent mélangées aux thyrses rouges de savoisine. La lysimaque est singulière par la ver-tu que lui attribuèrent les anciens d’apprivoiserles animaux féroces et de faire cesser les que-relles, d’où lui est venu son nom.

Parkins, le vieux botaniste, dit, en décrivantcette plante, qu’il est possible qu’elle apaise lesquerelles de ceux qui sont attachés au même

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joug, tout en étant encore sauvages, puis-qu’elle rend ces individus apprivoisés et tran-quilles ; ce qu’on obtenait, comme chacun sait,en la leur mettant sous le nez, et ce que jelaisse essayer à tous ceux qui auront envie d’enfaire usage ! Combien il serait souvent dési-rable que cette plante merveilleuse pût être ap-pliquée aux différents humains !

Il est temps de fuir les bords des eaux, oùnous nous attardons ; cependant, au milieu deshautes touffes fleuries, nous appelle encore lagrande consoude (symphytum officinale), quiaime aussi les endroits frais et qui s’élève har-diment quand elle est en fleurs au-dessus desherbages plus humbles qui l’entourent. Alorsque chaque branche est décorée des grappesde ses fleurs pendantes en forme de cloches,variant de teintes depuis le blanc pur jusqu’aupourpre foncé, la grande consoude est une desplus ornementales parmi les nombreuses etbelles plantes des bords de l’eau. Elle dut tenir,en outre, une place distinguée dans l’herbier de

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nos aïeux, à cause de ses vertus fortement mé-dicinales. Hélas ! la réputation de ces qualités,– qu’on les ait calomniées ou non, – a passéen même temps que celle de la plupart de nosherbes indigènes, pour faire place aux droguesdes pays lointains, qui ne sont pas plus effi-caces, mais ont l’avantage d’être nouvelles etde coûter beaucoup plus cher…

Parmi les organismes végétaux remar-quables, nous avons quelques mots à dire icide ceux qui savent modifier leur feuillage pourrésister au courant, ou lui obéir, selon les cas.N’est-ce pas un spectacle curieux que celuid’une plante qui marche ou qui s’arrête, quiflotte ou qui stagne, selon les circons-tances ?… Parmi les végétaux que l’on ren-contre le plus souvent auprès des sources, ilfaut compter le pied-de-coq ou renoncule aqua-tique (ranunculus aquatilis), dont les largesfleurs blanches s’élèvent comme une profusiond’étincelles au-dessus de la surface. Chez cettecurieuse plante existe une telle différence de

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formes entre les feuilles flottantes et les feuillessubmergées, – les premières étant largementlobées, tandis que les secondes sont décou-pées en menues divisions ressemblant à des la-nières, et offrant quelque ressemblance avecles feuilles du fenouil, – que l’on a peine à croirequ’elles appartiennent à la même tige. Plus loindu rivage, dans les profondeurs de la rivière,là où le courant a davantage de force et de ra-pidité, la plante revêt encore un caractère dif-férent : ses feuilles plates disparaissent entiè-rement ; tiges et feuilles, entraînées par l’eau,se changent en nombreux écheveaux de corde,souvent d’une grande longueur ; dans ce cas,les fleurs, n’apparaissent plus qu’à de rares in-tervalles.

Il n’est certainement pas facile d’expliquerles voyages de certaines plantes, se formant,en quelque sorte, une seconde patrie, dans desendroits où l’on ne sait à quoi attribuer leurprédilection. Cependant les exemplesabondent de districts séparés par de grandes

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distances, – par exemple en Europe et en Amé-rique, – où le sol et le climat, – c’est ainsi quenous l’expliquons ! – sont si semblables, queles espèces de l’un d’eux, transportées dansl’autre, s’y multiplient souvent sans culture etdeviennent sauvages.

Ainsi nulle part les plantes d’Europe ne sesont multipliées avec autant d’abondance quedans les campagnes qui s’étendent entreSainte-Thérèse et Montevideo, et de cette villejusqu’au Rio-Negro.

Déjà, la violette, la bourrache, plusieurs géra-niums, l’anethum fœniculum se sont naturalisésautour de Sainte-Thérèse. Notre avoine cultivéeest aussi commune dans quelques pâturagesque si on l’y avait semée : on retrouve par-tout nos mauves, nos anthémis, un de nos ery-simum, etc., un de nos myagrum, dont le pre-mier pied parut, il y a dix ans, sur les mursde Montevideo, et qui couvre aujourd’hui toutl’espace compris entre cette ville et son fau-bourg. Le Chardon-Marie, et surtout notre car-

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don, introduits dans les plaines de la Plata et del’Uruguay, emplissent aujourd’hui des terrainsimmenses et les rendent inutiles comme pâtu-rage.

De même, certaines plantes d’Amérique, in-troduites en Europe, s’y sont extrêmementmultipliées. Nous pouvons citer commeexemple, l’érigéron du Canada, qui est devenuune de nos mauvaises herbes les plus com-munes : l’agave ou aloës, et la raquette, quicouvrent l’Algérie, la Sicile, et une partie del’Espagne, de l’Italie et de la Grèce, au pointque les voyageurs, frappés de l’aspect tout par-ticulier que la présence de ces plantes imprimeau paysage, les regardent comme les typesd’une végétation africaine… Cependant tousviennent de l’Amérique, et n’avaient jamais,avant sa découverte, paru sur notre continent !

Que faut-il donc admettre ? Que la distri-bution antérieure, primitive des végétaux, in-flue encore sur leur distribution géographique,dont elle est même la cause prédominante ?...

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que les modifications locales de sol et de cli-mat, ainsi que les transports des graines, n’ontchangé que partiellement cette première distri-bution ?

Non ; il y a autre chose : il existe desplantes voyageuses. On connaît environ troiscents espèces qui se trouvent dans des paystrès éloignés les uns des autres. Parmi elles,cent sept espèces sont communes à l’Asie età l’Amérique équatoriale ; quatre-vingt-six àl’Afrique et à l’Amérique équatoriales. Or onsait que, sous l’équateur, l’Asie, l’Afrique etl’Amérique sont séparées par d’immenses éten-dues de mer, et que des espèces de régionsaussi chaudes n’ont pas pu prendre le chemindu nord et passer d’un continent à l’autre parl’endroit où ils sont assez rapprochés.

R. Brown a constaté l’existence de cin-quante-deux espèces phanérogames, crois-sant, à la fois, au Congo et dans les partieséquatoriales de l’Amérique et de l’Asie. Onconnaît des pays plus éloignés encore ! En voi-

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ci deux qui sont situés presque aux antipodes,séparés par une immense étendue de mer, etpar des terres dont la température élevée ex-clut nécessairement la plupart des plantes despays froids ; ce sont : les îles Malouines, à l’ex-trémité australe de l’Amérique, et le nord del’Europe. Aucun oiseau n’étend ses migrationsen deçà et au-delà de l’équateur ; les courantset les ouragans ne vont pas d’un bout à l’autrede cette distance. MM d’Urville et Gaudichaud,à qui nous devons les flores très bien faitesde l’Archipel des Malouines, Forster avant eux,M. A. Brongniard, qui a revu avec soin une par-tie de leurs herbiers, affirment l’identité spé-cifique de plusieurs plantes de ces îles aveccelles d’Europe. Sans parler des cryptogames,dont les espèces croissent dans le monde en-tier, ils citent principalement des graminées etdes cypéracées de nos Alpes ou de la régionarctique de l’Europe, et même quelques dicoty-lédonées, comme la primula farinosa ou oreille-d’ours de nos hautes Alpes, qui sont dans cecas. On ne peut admettre qu’elles aient été

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transportées par les navigateurs, car elles sontrares en Europe, difficiles à cultiver, et tout àfait inutiles…

Ont-elles donc été créées simultanémentlà ? comment y sont-elles venues ? Questionsbien difficiles à résoudre, si jamais ellespeuvent l’être par nous !

— Eh bien ! après ? s’écrie un jeune clercde notaire égaré parmi les auditeurs. En quoicela nous touche-t-il ? je ne comprends pas,en vérité, quelle manie vous avez de chercherdes questions oiseuses, pour prendre plaisir àconclure que vous ne savez rien…

— Gustave ! mon bon, tais-toi, en ta qualitéd’homme utilitaire tu vas nous prouver quecette école moderne de philosophes ne rai-sonne pas toujours droit !

— Cela m’est bien égal ! je rage quand j’en-tends des rêveurs, comme l’ami Pistil, cherchercomment et pourquoi ont bien pu se trouver deces plantes ici et là. Vive Dieu ! mes enfants, en

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quoi cela embarrasse-t-il la marche de l’huma-nité ?

— Chut !… écoutez !… Bravo ! Pistil, conti-nue.

Notre pauvre Pistil aurait bien voulu répli-quer, mais en présence de l’intérêt qu’on lui té-moignait, il poursuivit :

— On dirait que tous les modes de progres-sion dont nous venons de donner le détail nesont pas encore suffisants : il reste aux végé-taux la dissémination des graines à distance,non seulement au moyen des ailes, aigretteset autres appendices qui, soutenant les grainestrès longtemps en l’air, donnent aux vents letemps de les transporter au loin, mais la dis-sémination par leurs forces propres. Qui neconnaît, dans nos jardins, la force de projec-tion avec laquelle la balsamine, entre autres,lance ses graines au loin ?

Un bon nombre d’autres, parmi les fleursdes tropiques, agissent de même, mais avec

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beaucoup plus de force. Nous ne citeronsqu’un exemple des contrées tempérées, c’estle gilia setosissima de l’Utah méridional. Chezcette espèce, les capsules restent closes jus-qu’à ce que la plante soit sèche, alors, si l’onveut les cueillir, elles se fendent en trois, et laforce avec laquelle leurs valves se racornissentest telle que les graines sont lancées à plus dedeux mètres de distance. Un fait analogue seprésente mais avec moins d’intensité, pour lescapsules des phlox gazonnants.

Les mouvements de germination de cer-taines plantes ne sont pas moins curieux. Ainsil’orobanche parasite privée de feuilles, maisdont les fleurs, couleur feuille morte, sont siextraordinaires, a des tiges qui savent allerchercher la radicelle qui leur convient. Les oro-banches, que ce soit la plumosa sur le chanvre,ou la racemosa sur les fèves, etc., produisentune graine extrêmement petite, qui ne se dé-veloppe que sur de très jeunes racines. Il fautdonc que ces graines aillent les chercher. L’em-

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bryon s’allonge, guidé par un sens mystérieux,qui semble une véritable intelligence, jusqu’àce qu’il rencontre la racine très jeune qui lui estutile. Il s’y attache en perçant son parenchyme,et dès lors l’évolution change de face. L’extré-mité de la jeune plante qui correspond à la tige,s’épaissit et se remplit de matière nutritive : ilse forme, en cet endroit, comme une souche,d’où naîtront plus tard les fleurs de l’orobanchesur leurs tiges.

Ainsi, voilà une plante qui sait comment ilfaut chercher, choisir, transformer les seulesracines qui lui conviennent !

— Bah ! s’écria tout à coup notre jeuneclerc de notaire, m’est avis plus que jamais quec’est notre ami Pistil qui, décidément, prêteaux plantes ses conceptions ingénieuses et quiles décrit comme il les croit, comme il les aimeet non comme il les voit ! La belle chose quel’imagination.

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— Ainsi vous croyez que les plantesmanquent d’une intelligence spéciale ? Vousallez voir, par quelques exemples que je vaisprendre au hasard, qu’elles-mêmes sont autrechose que des appendices inertes couvrant lesol et les objets terrestres.

— Écoutons-donc !…

Chez les orchidées, surtout chez les espècesépiphytes, si belles et si nombreuses des paystropicaux, les racines se développent de la fa-çon la plus anormale et la plus variée. Flot-tantes à l’air libre, dit M. E. Grimard, elles senourrissent des vapeurs d’eau et des gazqu’elles pompent dans l’atmosphère. Il leur suf-fit, à ces aériennes créatures, d’être balancéespar la brise, et c’est un spectacle admirable devoir, du haut des branches noires et moussues,descendre de longues guirlandes chargées desfleurs, les plus merveilleusement belles qu’ilsoit possible d’imaginer. Dans les serres, unmorceau de vieux bois garni de son écorce suf-fit au développement de ces sortes de prison-

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nières ; il en est même auxquelles ce morceaude bois devient superflu, et qui, accrochéesà n’importe quoi, laissent pendre leur racinesflottantes…

Quand aux orchidées terrestres, nom-breuses dans nos pays, leurs mouvements nesont pas moins curieux. La graine tombe à lasurface du sol ; comment fera-t-elle pour s’en-terrer elle-même, afin que ses tubercules, quidoivent être souterrains, arrivent à une stationconvenable ?… C’est simple comme tout ce quiest grand ! La tige produit à sa base des bour-geons, munis eux-mêmes de tubercules à leurextrémité inférieure. La racine qui en sort estdouée de la faculté particulière de se plisseren se rétractant et de tirer ainsi en bas le jeunetubercule ainsi que la partie inférieure de laplante,… et ce mouvement est tellement puis-sant que, dans nos bois, tous les orchis sontplantés jusqu’à trente et quarante centimètresde profondeur ! Anomalies remarquables !presque toujours les tubercules restent à la sur-

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face du sol, chez les orchidées de serres, venantdes contrées tropicales !

Tout n’est pas dit, il s’en faut, à propos desorchidées. Nous les voyons bien marcher ver-ticalement, s’enfoncer à la profondeur voulue :nous allons les voir maintenant se promener,et cela, par un tout aussi curieux mécanisme.En effet, chaque orchis est nourri par un tu-bercule souterrain qui donne naissance à unautre tubercule chargé de faire vivre à son tourla plante de l’année qui va suivre. Or, ce tu-bercule nouveau laisse toujours en arrière celuidont le rôle est accompli, de telle sorte qu’enajoutant tous les espaces parcourus pendantune vingtaine d’années, l’orchis observé setrouverait à une distance de trente centimètresenviron de l’endroit où se trouvait un de sesancêtres… d’où, par induction, l’on peutconclure que ces plantes nomades pourraient,après un long espace de temps, avoir suivi unchemin relativement considérable. Toutefois,si cette théorie n’est peut-être qu’une hypo-

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thèse, et, s’il faut en croire des observationsplus modernes, les tubercules tendraient plutôtà faire accomplir à l’orchis une marche circu-laire ; de telle sorte, qu’au bout d’un nombred’années déterminées, la plante se retrouveraitsur le lieu même qu’aurait occupé déjà une deses devancières. Ces dernières observations,du reste, fussent-elles vérifiées, ne diminuenten rien la curieuse faculté de locomotion del’orchis, puisqu’il décrirait ainsi une éternellecirconférence.

Qui ne connaît, dans nos bois, le sceau deSalomon, avec sa grappe penchée de petitesfleurs blanches et vertes, rappelant un peu lemuguet pour les observateurs superficiels, maisn’avant pas sa suave odeur ?… Cette polygonéeest une intrépide promeneuse. Elle ne s’arrêtejamais ; cheminant sans cesse, parce que satige est un rhizome.

— Oh ! oh !… Arrêtons un peu… Qu’est-ceque c’est qu’un rhizome, pour les ignorants ?…

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— C’est une tige souterraine horizontalequi, un certain temps après la germination, acessé de s’allonger pour se couvrir, sur toutesa longueur et surtout en dessous, de petitesracines adventices qui fourniront à sa nourri-ture. Mais cette tige pousse une ou plusieursbranches qui sortiront de terre et remplirontles fonctions que la tige remplit plus ordinaire-ment, c’est-à-dire qu’elles porteront les fleurset les fruits. Or, il arrive que les rhizomes pous-sant seulement un bourgeon à l’extrémité,chaque année, ce bourgeon va en avant, pour-suivant ainsi sa marche souterraine, et portantainsi plus en avant la tige aérienne, feuilles etfleurs, qui manifeste la plante à nos yeux.

Ce qui arrive pour le sceau de Salomon dansles bois arrive, au bord des eaux et dans nosjardins, pour les iris. Ces plantes sont tellementvagabondes, qu’elles traversent les allées, etau bout de quelques années, si l’on n’y prendgarde, vont se promener dans d’autres carrésque ceux qu’on leur destinait.

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Les myrtilles (vaccinium) ne font pas autre-ment dans nos forêts ; ils ont aussi une sortede tige souterraine au moyen de laquelle ilsse promènent. Ce charmant petit arbrisseau,que tout le monde devrait connaître, est unedes ressources spontanées de nos forêts. Dansnotre belle France on le néglige trop ; maisdans d’autres pays, en Russie notamment, onlui rend toute justice.

Avons-nous le droit de considérer les lianescomme des plantes qui marchent ?… Nous lepensons. Elles gardent leur pied à sa place ;mais, ne font-elles pas marcher leur tête, c’est-à-dire leurs fleurs, la partie vraiment intelli-gente de leur individu, ces lianes vagabondesqui escaladent, en s’allongeant de centaines demètres, les végétaux les plus élevés ?

On ne fait généralement aucune différenceentre les végétaux sarmenteux et les végétauxgrimpants ; cependant ces deux expressionsdoivent être distinguées dans le langage bota-nique. Une plante grimpante exécute, dans son

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ascension, un double mouvement spiral, surelle-même et sur le tronc qu’elle embrasse. Cedernier mouvement se produit tantôt à droite,tantôt à gauche. Il n’en est pas de même desvégétaux sarmenteux, qui s’accrochent un peuau hasard et se couchent d’une façon quel-conque sur la plante qui leur sert d’appui. Il estenfin une troisième classe de végétaux grim-pants, qui ne s’enroulent pas en spirale, maisqui s’élèvent, suivant une direction indétermi-née, en s’aidant de crampons ou de racines ac-crochantes, tels que le lierre par exemple.

À ces trois catégories appartiennent tousles végétaux rangés sous la dénomination trèsgénérale de lianes.

Toutes ces belles lianes, d’ailleurs, sont deredoutables voisines : quelques-unes mêmesont des meurtrières émérites : au milieu deleurs superbes guirlandes, presque toujoursquelque malheureux arbre, écrasé ou étouffépar leurs mortels embrassements, sembletendre les bras et crier au secours !…

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Les lianes serrent avec une telle puissancele tronc des arbres envahis, qu’elles finissentpar pénétrer dans l’intérieur même du bois,malgré les plus dures écorces. Sous ces ef-froyables étreintes, on comprend que la sèves’engorge rapidement : de part et d’autre dela tige parasite se forment des bourrelets quigrossissent, débordent, la recouvrent parfois etamalgament ainsi des tissus différents qui fi-nissent par se souder de la plus étrange façon.Il est des figuiers grimpants, et des rotangs sur-tout, d’une longueur démesurée, qui, sem-blables à d’horribles serpents, s’aplatissent surleurs victimes et les enlacent de tant de replis,qu’une asphyxie lente, mais progressive, en estl’inévitable résultat.

Au nombre des lianes les plus redoutablesse place la cipo-matador, dont les botanistesvoyageurs nous racontent les innombrablesméfaits. Cette meurtrière – c’est le sens du motespagnol – a, en effet, des embrassements mor-tels. Elle ne semble d’abord demander qu’un

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soutien ; mais, en s’appuyant, elle étrangle ; etil vient un jour, après de longues années d’ami-tié apparente, où toute sève s’engorge et s’ar-rête dans la tige du malheureux protecteur. Ilmeurt alors, se dessèche, puis tombe, et danssa chute entraîne son assassin, qui dans laboue noire de la forêt, expie ses perfidies sousle cadavre de sa victime !

Après avoir emprunté quelques exemplesaux végétaux des terres tropicales surtout, pluspuissants dans leurs promenades aériennesque ceux de nos contrées moyennes et calmes,nous voulons retourner un instant au mondedes eaux pour voir encore de nouvelles plantesqui marchent. Nous avons, dans nos plusfaibles ruisselets, la lentille d’eau qui naît dansl’étang, qui demeure à la surface, laissantpendre ses racines qui n’atteignent jamais lesol ; la lentille d’eau descendra tout doucementde l’étang dans le ruisseau qui en sort, puisdans la rivière, puis dans le fleuve, et gagneraainsi, en temps d’inondation, la moindre mare

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où elle demeurera, pullulant et gardant au be-soin, pendant l’absence de l’eau, sa faculté ger-minatrice.

Mais c’est la mer et ses grandes algues er-rantes, mobiles, voyageuses, que nous voulonsétudier pour finir. Écoutons ce qu’en ditM. Poussielgue, dans son Voyage en Floride :

« Dans la soirée, nous étions à trente millesau large, et nous jetions l’ancre dans un espacedécouvert de la mer des Sargasses par un fondde quarante brasses. Cette fameuse merd’herbes, qui couvre une partie de l’Océan,entre l’ancien et le nouveau continent, a reçuà juste titre le nom de l’algue (sargasse), qui enforme la plus grande masse. En certains en-droits, les frondes de cette algue sont si nom-breuses, qu’elles peuvent arrêter un bâtimentsous voiles. Cependant, comme je pus leconstater, il n’y a pas que des sargasses. Jeprofitai de ce qu’il restait encore quelquesheures de jour pour faire mettre un canot à lamer et visiter ces prairies océaniques. La sar-

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gasse (fucus natans, Linné) vit à la surface de lamer comme certaines mousses sur les maraisd’eau douce. Elle porte de longues tiges, desfeuilles, des fruits, mais pas la moindre racine ;c’est à tort qu’on a cru que ces plantes pro-venaient des bas-fonds, d’où elles auraient étéarrachées, et qu’elles étaient charriées par lesflots à la surface ; ce qui prouve le contraire,c’est que sur les mêmes tiges on voit desfeuilles noircies, presque mortes, à côté defeuilles, de branches, de graines nouvelles quipoussent et se développent. La sargasse estune immense végétation flottante ! La prairieocéanique est, dans certains endroits, d’unbeau vert, dans d’autres d’un jaune rouillé, desfeuilles, des frondes, des fruits, qui émergentau-dessus des eaux, lui donnent un aspect in-extricable.

« D’autres algues arrachées du fond del’abime et charriées par le gulf stream, flottentparmi la sargasse ; il y en a de toutes formeset de toutes couleurs, de rouges, de roses, de

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jaune d’or, de nacrées (iridoea), mais le vertolive domine…

J’ai recueilli une fronde de laminariée quiavait trente mètres de long et ressemblait, à s’yméprendre, à une immense lanière de cuir ver-ni ! À côté de cette phycée gigantesque, l’eauétait couverte d’une algue microscopiquenuancée d’écarlate (protococcus atlanticus),dont il faut une centaine au moins pour couvrirun centimètre carré, il y en avait tant que surdes espaces considérables la mer paraissaitd’un rouge sang. Ces plantes marines portentdes fleurs et des fruits, et nourrissent des ani-maux. Les fruits, ce sont des grappes de petitesgraines rondes connues sous le nom de raisinde tropiques, ou bien des sacs et des gibernes,formes affectées par les graines des grandesphycées. Les fleurs, ce sont les cavalines et leséolides, fleurs animées, mollusques bizarres, al-longés, revêtus des nuances les plus écla-tantes, qui s’attachent aux feuilles sur les-quelles elles rampent et dont elles se nour-

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rissent ; des crevettes, de petits crabes, des pa-lémons, des coquilles, des balanes, vivent parmiles sargasses. La présence de ces petits ani-maux y attire les poissons qui s’en nourrissent ;les poissons attirent l’homme. »

N’est-ce pas ainsi, mes amis, que s’établit lagrande chaîne qui contient la vie universelle ?

— À quoi ça sert ? cria notre clerc de no-taire.

— Quand ce ne servirait qu’à fournir auxhommes de salutaires réflexions sur la vie deleur monde, ce serait déjà un grand but atteint,celui de leur ouvrir l’esprit et de leur agrandirles idées !...

Le tabellion se tut…

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CHAPITRE IV

UNE CAUSERIE AVEC VÉNUS

— Monsieur l’élève astronome Max Ervieu,nous serions très heureux que vous voulussiezbien nous dire quelques mots sur ce qui sepasse au-dessus de nos têtes. Cela varieraitnos études, notre ami Adrien de Sagro nousayant voituré de-ci de-là sur tout notre globe.

— D’autant plus volontiers, Messieurs etamis, que j’ai pensé à vous et jeté sur le papierle projet très réalisable, croyez-moi, d’établirune conversation sérieuse avec un des astresvoisins de notre ciel : avec Vénus parexemple…

Si la brise

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FriseL’eau…

— Non… Non ! C’est mathématiquementfaisable ; que voulez vous de plus ?… Ce serafait, le jour où nous le voudrons !…

— Allons, risquons nous !…

Cric ! Crac !

— Vous allez bien voir, mes enfants, il nefaut jamais dire : Fontaine je ne boirai point deton eau. Le sage ne s’immobilise jamais ; le flotde l’actualité le pousse et le porte… où naît lenouveau.

— Bravo Max, un peu long…

— Sentencieux…

— Eh ! Eh !…

— Aussi, comme je prévoyais votre tollé, jeme suis donné la peine de prendre quelques

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notes sous la dictée d’un ami, à vous et à moi,qui m’est venu voir ces jours-ci.

— Ah bah ! qui donc ?…

— Cela ne fait rien à l’affaire, si ce qu’il a ditest bon.

— Au fait ? Écoutez !…

— Donc, un de ces soirs derniers, j’avaisbourré mon poêle jusqu’au bord, ma lampeétait bien allumée, la pluie faisait rage au de-hors, et comme j’ai l’honneur de loger sousles tuiles, on entendait un bruit monotone àendormir un écureuil… Je réfléchissais à lasolution d’un problème, qui depuis longtempsme trottait par la tête : comment apprendra-t-on tout ce qu’on doit savoir des planètes, nossœurs dans l’espace ?…

— Bon ! répondait Calino, en le leur de-mandant…

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— Sans doute, mais comment le leur de-mander ?… Et je ne trouvais rien, mais rien dutout.

Le diable m’emporte si je m’y casse latête…

Une petite voix flûtée sort du pied de matable :

— Voilà, voilà !

Je me baisse et je vois maître Asmodée qui,riant de son rire sarcastique, me présente ungrand mannequin qu’il a apporté sous son bras.

— Qu’est-ce que tu fais là ? toi !

— Dame ! vous m’appelez en ami !... jeviens en voisin,… voici la voiture !

— Vade rétro, Satanas !

— Allons ! vous êtes décidément un en-nuyeux compagnon…

— Mon cher, c’est que désormais je n’aiplus besoin de toi.

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— Voire ! Et comment vous passeriez-vousde moi ? Impossible, mon cher, impossible ! Etpour te le prouver, à toi et aux autres, je vaisencore aujourd’hui t’apprendre du nouveau !…Tu en cherches…

— Ah bah ! Comment le savez-vous ?

— Est-ce que je ne sais pas tout ce que tupenses…

— Bah !…

— Sans doute, la plus grande partie en estsoufflée par moi…

— Oh ! oh !

— C’est comme cela… Ce que tu cherchesest à l’ordre du jour général, mais tu ne peuxpas savoir cela.

— Tu ne te doutes pas que toutes les pla-nètes vont bientôt causer ensemble, et quel’humanité va faire un progrès immense ? Il nes’agit pas ici de voyages fantastiques commecelui du Cyrano de Bergerac de ta jeunesse,

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et de toutes autres fictions semblables : il estquestion de relations véritables, sérieuses, per-manentes, à établir entre les êtres qui certaine-ment peuplent ces terres, et vous qui peuplez àpeu près la vôtre.

— Tu plaisantes ?

— Je parle vrai.

— Ta ! ta ! ta ! tu te fies à notre crédulité,maître plaisant !

— Point. Il n’y a pas encore très longtemps,un pareil projet eût été traité d’utopie, de folie,et déclaré parfaitement irréalisable ; mais, tan-dis que vous flânez à droite et à gauche, lascience marche, et comme avec les moyensdont elle dispose aujourd’hui le problème estdevenu possible, combien d’autres rêveriesqui, aujourd’hui rêveries, seront de même réa-lités demain !

— Tiens ! tu m’intéresses, raconte-moi ce-la !...

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— Le désir de communiquer avec les êtresqui peuplent les terres semblables à la nôtre,terres qui gravitent également autour de la pe-tite étoile de troisième grandeur qui vouséclaire, – a germé dans le cerveau de l’hommedès le jour où celui-ci a eu connaissance desplanètes. Or, ce fait remonte à la plus haute an-tiquité. On peut donc dire que, par le fait mêmede la tournure de son esprit qui aspire toujoursau nouveau, l’homme, depuis qu’il se connaît,a cherché à rendre possible la réalisation duprojet dont nous parlons et auquel tu penses.

— Au fait, au fait !

— Il s’agît donc d’entrer en communicationavec les planètes. Suis-moi bien ! parmi elles,nous choisirons évidemment une des plus voi-sines de la terre, Mars ou Vénus. Mais il esttout aussi évident que le langage employéentre deux astres doit être tout spécial, et télé-graphique. Il ne faut penser qu’à l’échange d’unphénomène apparent répété suivant une cer-taine loi mathématique, c’est-à-dire naturelle

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et élémentaire, existant par elle-même et indé-pendante de toute espèce de civilisation !

— Soit !...

— Or, dans l’état actuel de nos connais-sances, la lumière seule est l’agent dont nouspouvons disposer à travers les espaces ; parmitoutes les lumières que nous sommes en puis-sance de produire, la lumière électrique estcelle dont le pouvoir éclairant est le plus consi-dérable et par conséquent celle dont on devrase servir.

— Pas trop bête !

— Malheureusement l’électricité que noussavons produire est encore en bien petitequantité, comparativement à ce que nous sau-rons en condenser un jour.

— Qu’en sais-tu ?

— Rien, à vrai dire, mais j’affirme hardi-ment cette vérité et cette production, parcequ’elle est nécessaire à la marche de l’huma-

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nité. Il nous faudra chercher ailleurs que dansde coûteuses combinaisons chimiques, ailleursque dans des frottements ruineux et de peude durée, ailleurs que dans tous ces moyenslilliputiens, le moyen d’avoir partout, en touslieux, toujours, la quantité énorme d’électricitéque la civilisation exigera bientôt.

— Çà, c’est bien aisé à dire, Asmodée !

— Et à faire, mon pauvre ami ! car, pourcela, on possède une source de dimensionsconvenables, on a à sa disposition : la terre !

— Oui, mais comment s’en servir ?

— On l’apprendra !

— Va-t’en voir s’ils viennent !…

— Dès le jour, vous dis-je, où l’on sauraemployer le magnétisme terrestre à son gré,le problème dont nous parlons sera facilementrésolu ; d’ici là, on peut, il est vrai, tenter saréalisation, mais la dépense sera plus considé-rable, voilà tout !…

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La relation physique existant entre la quan-tité de lumière et l’éloignement de la sourceest bien connue : si une bougie éclaire à unedistance de un mètre une feuille de papier, àdeux mètres de distance il faudra quatre bou-gies pour produire le même éclairage, à centmètres dix mille, etc. ; en un mot, toujours unnombre proportionnel au carré de la distance.Or, ce n’est plus par mètres qu’il faut compterquand il s’agit de l’éloignement des planètes,ce n’est même plus par kilomètres ou par mil-liers de kilomètres, c’est par millions de kilo-mètres ! Cette considération démontre déjàque si l’on n’avait pas le moyen de concentrerces rayons lumineux et de les diriger à son gré,l’on n’aurait pas lieu d’espérer que l’homme pûtproduire et entretenir un foyer lumineux libreassez intense pour être vu de ces mondes loin-tains.

— Hé bien, mon bonhomme, va te coucher,et laisse-moi dormir tranquille !

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— Non pas, non pas ; je suis mon idée.Nous arrivons à un tout autre résultat, si nousrecueillons tous ces rayons perdus concentri-quement à la source de lumière, et si, plaçantcelle-ci au foyer d’un miroir parabolique, nousgroupons nos rayons en faisceau que nous en-voyons à travers l’espace, sans autre affaiblis-sement que celui causé par l’opacité des mi-lieux. Malheureusement un parallélisme rigou-reux entre les rayons réfléchis est impossibleà obtenir, et nos rayons formeront toujours unfaisceau – très peu divergent, il est vrai, – maisqui, arrivé au niveau de l’astre, l’envelopperaentièrement et même le débordera de beau-coup. Tout cela aux dépens, bien entendu, del’intensité effective de la lumière vue de là-bas !…

Essayons donc quelques chiffres pour voirsi l’impossibilité apparaît. Coupons notre fais-ceau perpendiculairement à l’axe par une sur-face blanche, point où le faisceau a un mètrede diamètre : nous pouvons donner assez d’in-

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tensité à notre lumière électrique pour quecette petite surface soit aussi éclairée, dans cesconditions, que par le soleil. Or, notre faisceau,ainsi intercepté pour un moment, marche tou-jours en se dilatant et, arrivé aussi à l’astre, ila vingt millions de mètres de diamètre, c’est-à-dire que son intensité, ainsi que nous l’avonsvu tout à l’heure en parlant de bougies, devientquatre cent trillions de fois plus faible que cellede notre petite surface blanche.

— Dis-moi, cette lueur est-elle quelquechose dans le rayonnement de l’espace ? sera-t-elle appréciable ?

— Je le crois. Cherchons des termes decomparaison dans le monde sidéral lui-même.

Neptune est trente fois plus éloigné du so-leil que nous, cependant cette planète est fa-cilement visible avec une lunette de moyennepuissance. Supposons qu’elle reflète seulementle cinquième de la lumière qu’elle reçoit du so-leil, elle ne nous renvoie plus qu’une lueur plus

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de deux cents millions de fois plus faible que lerayon de soleil qu’elle reçoit. Ces chiffres sonténormes, mais il est indispensable de se fami-liariser avec eux. L’intensité éclairante de Nep-tune est donc représentée vis-à-vis de nous par200,000,000,000,000.

— Et notre signal ?

— Son intensité serait400,000,000,000,000, c’est-à-dire juste deuxfois plus faible que celle de Neptune vu de laterre. Or, non seulement Neptune lui-même,mais encore son satellite se voit de notreglobe, donc notre signal blanc pourrait aussiêtre vu. Mais, s’il est trop faible, rien n’est plussimple que d’augmenter son intensité en dou-blant, décuplant, centuplant s’il le faut, nossources lumineuses rapprochées les unes desautres. En effet, si on peut en créer une, onpeut en créer cent !

— C’est charmant ! Cela va tout seul.

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— En théorie, oui ; en pratique, peut-êtrepas : il faut toujours craindre, en matière aussineuve, l’imprévu et l’inconnu…

Mais, sans aller si loin, on calcule qu’aumoyen de deux centres électriques lumineuxseulement, on figurera sur telle partie obscurequ’on voudra du disque de la terre et une étoileartificielle, un point brillant qui, vu de Vénusou de Mars, aura l’intensité d’une étoile detroisième grandeur.

— Bravo !

— De ce côté on peut marcher aussi loinque l’on veut.

— Cette fois-ci vous avez raison, maîtrerailleur !

— Oui, mais je ne veux pas vous cacherque d’autres obstacles se présenteront, et il estpossible qu’une base conique de vingt mètresde diamètre seulement exige, dans les instru-ments à employer, une précision à laquelle ilnous soit impossible d’atteindre. Cela est pro-

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bable, mais on en sera quitte pour agir sur undiamètre plus grand en augmentant le nombrede centres, c’est-à-dire l’intensité de la lumièreproportionnellement au carré de notre dia-mètre désormais choisi. Si deux centres suf-fisent pour vingt millions, ce sont huit centrespour quarante millions, cinquante pour centmillions, etc.

— Comme vous y allez !…

— C’est comme cela qu’il faut faire. Toutest ici affaire de calcul lors de la réalisation ;chaque miroir parabolique, en outre, devraêtre monté sur un rouage parallactique oùsoient compensés les effets de la relation ter-restre et ceux des révolutions sidérales desdeux planètes visante et visée.

— Admettons, voilà l’appareil émettantconstruit ; et puis où mettez-vous les lampesélectriques ou centres lumineux ?

— Il est presque certain que les longuesnuits des pôles indiquent, dès à présent, les en-

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droits les plus favorables. Là, la transmissionpourrait durer des mois entiers sans interrup-tion, même avec les deux planètes inférieuresdont nous parlons.

— Oh ! oh ! vous oubliez de me dire com-ment y arriver à ce pôle ? La route est-elledonc si aisée ? Est-elle si bien frayée qu’onpuisse aller s’établir là-bas ?

— Hélas ! de ce côté encore les difficultésne manqueront pas, quoique, au fond, aucunesoit insoluble : l’homme pourra ce qu’il voudradu jour où il s’associera à son semblable mieuxqu’il ne le fait aujourd’hui, puisque, à daterde ce moment, il devient l’humanité, c’est-à-dire une puissance à laquelle le monde a étélivré. Les expéditions allemandes, françaises,anglaises, américaines, suédoises, qui sontparvenues, dans ces années dernières, à explo-rer les environs des pôles, et bientôt le pôlelui-même, ne sont peut-être que les éclaireursinconscients de notre grand problème. Ainsimarchent des avant-coureurs à travers les

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temps, préparant et découvrant les matériauxpour l’ouvrage des siècles futurs !

D’un autre côté, et comme la réalisationde notre projet n’est pas encore prête, peut-être à cette époque sera résolu l’autre grandproblème de la direction dans les airs, – nonau moyen des ballons, ce jouet d’enfants, quenous nous étonnons toujours de voir essayerpar des hommes raisonnables, – mais aumoyen d’appareils rationnels prenant leurpoint d’appui là où il doit être pris, sur la ré-sistance du milieu. Malheureusement encore,toutes les connaissances humaines se tiennentdans une chaîne admirable mais ruineuse.Qu’aujourd’hui l’on découvre un agent chi-mique, – et cela est prochain, – l’hydrogènetrouvé hier ou tout autre, qui permette uneproduction de force sous un moindre poids del’appareil que les grossières machines à vapeurou autres que nous connaissons seulement ence moment, et demain le problème de l’avia-tion est résolu !

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As-tu du tabac ?…Crac,

Allume ta pipe.Il faut chauffer le four

PourFaire passer ta blague

Va !L’on t’écoutera

Tant qu’on le pourra.

Ce fut un ouragan, une bourrasque furieuseoù s’entendait le soprano glapissant deMme Popotte qui avait de la rancune à proposde son histoire de chasse, et la basse profondede Quibus.

— On ne dit pas des choses comme cela !

— Admettons…

— Mais je n’admets pas !

— Laissez parler… Écoutez.

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— Admettons un moment que l’aviation nechange par la forme du monde et les relationsentre les hommes, après demain, le pôle pour-ra être atteint aussi facilement que tout autrepoint de notre planète, les appareils peuventêtre installés, la télégraphie planétaire com-mencée, et l’un des plus magnifiques désirs del’humanité satisfait.

— Mon petit, disait Asmodée dans le piedde ma table, tu vas à pas de géant ! mais il pas-sera encore beaucoup d’eau sous le pont avantcela !

— Bah ! est-ce donc toi qui oserais prédireoù s’arrêtera le développement de l’homme ?Le jour où communiquant sans relâche avecles autres mondes répandus dans l’espace, ilpourra en recevoir les connaissances spécialesque chaque peuple a pu découvrir et s’appro-prier, il donnera un pour recevoir dix, cent oumille… Et l’appoint qu’il enverra là-bas, sera,– consolons-nous par cette espérance ! – plusque rien pour ses frères des autres mondes

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du système solaire, devenu la patrie communedans l’immensité !

— Bah ! ça n’est pas si enviable que cela !

— Ah ! vraiment !…

— Peuh !… Dans quelle langue se ferontces solennelles conférences ?

— Dans une langue que toute créature pen-sante peut comprendre, celle de la numération.Faisons naître une loi mathématique par oc-cultation et éclats successifs et nous sommescompris.

— Pas mal !

— Des relations sont commencées, le fil estattaché que rien ne pourra rompre désormais.

— C’est vrai !

— Les premiers signaux à faire doiventavoir un caractère vivant, bien différent du ca-ractère astronomique dont les phénomènessont pour la plupart intermittents et régulière-ment rythmés. Il faut se servir d’un très petit

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nombre de signes élémentaires et en utilisertous les arrangements possibles dans l’ordrede génération de ces arrangements. Prenonstrois signes. L’éclair simple, l’éclair redoublé, etl’éclair triple : on peut les combiner en les pro-duisant deux à deux, de manière à révéler uneloi. Certainement il sera utile d’étudier si unenumération plus simple encore, celle à deuxsignes, ne serait pas plus courte à faire com-prendre ou plus économique, mais le problèmeest réalisable et mérite d’être étudié dès à pré-sent. Tels seront les premiers signaux à en-voyer, signaux qu’il faudra répéter constam-ment, dans un ordre adopté d’avance, et exé-cuter soigneusement, mais en variant lesexemples de représentation numérique.

Peut-être attendra-t-on longtemps la ré-ponse ?…

— Bah ! je t’aiderai !

— Convenu, mais en attendant si tu es oc-cupé à autre chose ? peut-être se lassera-t-on

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d’attendre la réponse, car si pareil appel étaitfait à la terre…

— Et qui dit qu’il n’est pas en train, si l’ons’en rapporte à certains signaux déjà vus ?

— Il faudrait qu’il fût souvent répété pourêtre saisi, car nos savants ne se relaient passans interruption pour observer les planètes,nos sœurs de l’espace. Si aujourd’hui, monpauvre Asmodée, l’appel bien constaté étaitadressé à la terre, ne faudrait-il pas beaucoupde temps pour vaincre, avant de répondre,l’ignorance, le scepticisme, le mauvais vouloirde bien des hommes, puis beaucoup de tempsencore pour procéder à la construction déli-cate, couteuse, difficile des appareils néces-saires pour répondre ?

— Et pendant tout ce temps perdu, ondésespérerait de nous là-bas ?…

— C’est possible !

Faites donc d’abord luire sur votre mondela petite lumière qui suffirait à transporter d’ici

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là-bas et de là-bas ici des merveilles aussi nou-velles pour eux que pour nous. Voyez-vous,d’ici, la réponse arrivant de l’astre interrogé ?Ce point lumineux apparaissant sous le disqueobscur de la planète, calquant ses intermit-tences sur celles des signaux terrestres, et di-sant : – Nous avons vu ! nous sommes-là ! nousattendons !…

— Ce sera véritablement un moment dejoie et d’orgueil pour les hommes ; l’éternel iso-lement des sphères sera vaincu ! Mais dansl’enivrement de pareils rêves, devançant dèsaujourd’hui le temps où l’on saura, surgit uneréflexion. Sans aucun doute cette lumière ré-pond, elle nous dit qu’il y a quelqu’un, maisrien de plus ! Rassurons-nous. Dans le rythmede ces éclairs peuvent s’incarner toutes les ré-ponses perceptibles et concevables, et c’est icique les mathématiques vont venir en aide.

— Oh ! oh !

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— Oui, bravo ! dit, en se levant, Reine-en-Bordée… Très bien trouvé !… Silence donc !

Si la brise.Frise

L’Eau…

— La paix ! crient les sages, la paix !

— J’ai fini, répond Max, encore deuxlignes… de patience et vous pourrez gémir surma sottise, soit, ma sottise m’est chère ! Carc’est avec des nombres qu’on va s’entendreen traduisant, par un procédé géométriquesimple, les figures planes convenablementchoisies en séries numériques dont transmetsuccessivement chacun des termes. Onconnaît même plusieurs procédés graphiquesau moyen desquels une figure plane, ou solide,est fragmentairement représentée par une sé-rie de nombres et réciproquement, on sait tra-duire une série de nombres en une figure

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construite par points. Cela suffit. D’ailleurs lacoloration des rayons, la possibilité de polari-ser la lumière suivant tous les angles du ca-dran, cesse de leur faire traverser des vapeursdont l’analyse spectrale retrouverait la natureau lieu d’arrivée ; d’autres phénomènes encorepermettront de donner à ce langage toute la ra-pidité nécessaire. D’ailleurs les siècles sont là !!

— Décidément, mon pauvre ami, tu doisêtre un peu fou, mais tu n’es pas le seul qui,dans la foule des mondes voisins, ait conçusemblable projet ! Il est probable que non. Il ya eu peut-être, il y a sans doute encore des si-gnaux transmis que votre ignorance vous em-pêche de comprendre et auxquels votre im-puissance vous condamne encore à ne pas ré-pondre.

— Le hasard nous a mis sous les yeuxquelques faits étranges, je voudrais les voirrassemblés, je voudrais qu’on recherchât s’ilsne se reproduisent pas, et que l’on comparât ;l’astronomie physique est encore à faire.

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— Tu te trompes, mon bon ; divers obser-vateurs, Schroeter, Harding, Messier etd’autres ont vu des points brillants sur lesdisques de Mercure, de Mars, et même, autantqu’il m’en souvient, sur celui de Vénus…

Les explications qui supposent des volcans,des phénomènes mal définis de réflexion so-laire, sont peu satisfaisantes… Ne serait-il pastemps d’y regarder à deux fois ?…

— Oui ! certes.

— Hé bien !…

— Bonsoir !…

— Dors en attendant, tu as le temps de faireun fameux somme !… et vous, Messieurs, quim’avez écouté, qu’il me soit permis de vous ensouhaiter autant.

— Bravo !… où sont les bocks ?

Et chacun se sépara bientôt.

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CHAPITRE V

LE TESTAMENT DE FARAGUS

— À qui le tour, messieurs ?

— À moi, si vous le voulez, fis-je au com-mencement de la séance suivante, et puissemon récit ne pas vous sembler trop long, car ill’est un peu plus que celui de l’ami Ervieu.

— Coupe-le en tranches…

— Ça va ! Première tranche !

— Écoutez.

— Messieurs, souvenez-vous que tout, dansl’histoire que vous allez entendre, est vrai, saufles noms : il fallait bien les voiler pour sau-vegarder des intérêts qui sont, encore au-

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jourd’hui, en jeu et paraîtront peut-être demainau grand jour…

— Comment cela s’appelle-t-il ?

— Messieurs, la première tranche senomme :

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I. – Peines perdues.

Des milliers de fleurs sous-marinesEntr’ouvrent leurs calices bleusEntre les crêtes purpurinesDes coraux aux dards anguleux ;Et, sans être jamais baignéesPar l’eau bienfaisante des airs,Des herbes de sel imprégnéesCroissent dans les jardins des mers.

(Le Robinson américain)

La mer s’étend au loin, à peine agitée d’unebrise imperceptible ; elle semble couverted’étincelles que le soleil torride fait jaillir dela cime des flots. La température est lourde,uniforme, brûlante, dans ces parages dénudésde l’Afrique australe. Entre deux promontoires,une petite baie ; la côte s’élève graduellementà cent ou cent vingt mètres au-dessus de la

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mer et forme un plateau d’une immense éten-due. Comme un chemin conduisant à la mer,une interminable vallée, semblable au lit d’ungrand fleuve desséché, se détache des mon-tagnes indistinctes qu’on aperçoit à l’horizon.Ces rivages désolés du plateau que parcourentles Namaquas sont ainsi, d’espace en espace,échancrés par de semblables vallées. Dansl’une d’elles, située à quelques lieues au sud,se trouve l’embouchure du Gariep, le fleuveOrange ; et dans une autre, au nord, bien loin,la rivière de Santa-Cruz. Entre les deux, pasun cours d’eau, pas un arbre, pas un bouquetd’ombre, pas une feuille qui tressaille etmontre un peu de vie dans ce torride paysage !

Cependant, sur les parties opposées au so-leil, une sorte de verdure semble couvrir laterre, verdure profonde et brillante comme delongs rubans de satin entrelacés. C’est le toum-bô. Ces rubans ont des feuilles ! Ce sont lesfeuilles d’un arbre merveilleux : arbre sanstige, arbre qui, selon les espèces, ne porte que

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deux ou quatre feuilles, mais les conservetoute la vie !

Comme les géants des contes de fées, quifoulent aux pieds les forêts centenaires et dé-racinaient un chêne pour s’en faire une badine,on pourrait marcher sur des cimes vieilles d’unsiècle ; mais, hélas ! il serait impossible d’ycueillir la moindre baguette. La nature n’a pasgrandi l’homme, elle a rapetissé la forêt ! Lesarbres séculaires qui s’étendent sous nos pasont à peine deux décimètres de hauteur !

Il est vrai qu’ils compensent ce peu d’élé-vation par une grosseur étrange : semblablesà d’énormes galettes brunes étalées au ras dusol, ces troncs ont souvent un et deux mètresde diamètre !

— Où as-tu rêvé cela ?

— C’est le diamètre de cette curiosité végé-tale qui vous étonne ?

— Sans doute, on n’a pas d’idée d’arbressemblables.

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— C’est cependant la vérité, dit Pistil deson air convaincu.

— Allons, mes amis, ne vous récriez pas en-core, vous en verrez bien d’autre…

— Écoutez !

— Oui, écoutez. Vous savez bien que la plu-part des plantes que nous cueillons dans nospays sortent de terre avec deux feuilles sé-minales, épaisses, non découpées, véritablesmagasins de substance plastique préparée àl’avance dans la graine pour les besoins dujeune végétal. Une fois absorbée par la plante,cette substance propre est remplacée dansl’alimentation par celle que le végétal tire di-rectement du sol et de l’atmosphère ; lesfeuilles qui la contenaient, – et qu’on appellecotylédons, – se flétrissent, le feuillage propre-ment dit pousse, et la plante grandit.

Le toumbô (welwitschia mirabilis. Bain) gardelui, ses deux feuilles séminales, et n’en prendjamais d’autres. Elles grandissent lentement,

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mais sans relâche. Elles ont un demi-mètre delarge ; et leur substance lisse, ligneuse, co-riace, leur permet de s’étendre sur le sol,s’usant néanmoins à mesure que le vent lesfrotte contre le sable, et se divisant peu à peuen lames échevelées de deux mètres de lon-gueur !

Près des bancs de rochers qui rayent la sur-face des sables, le toumbô a une végétation ma-gnifique, parce que, à l’abri des pierres, il peutsolidement fixer l’énorme pivot qui forme sa ra-cine et qui souvent a un ou deux mètres d’éten-due. Pour un arbre sans tige, celui-ci est for-tement assis ! C’est en cet endroit qu’il fleu-rit, portant auprès de l’insertion de ses grandesfeuilles un bouquet de cônes d’un rouge vif, quirappelle nos pommes de pin.

Huit hommes, débouchant du chemincreux, ont fait leur apparition sur le rivage.

Quatre d’entre eux, vigoureux Namaquas,au corps informe mais robuste, à la grosse tête

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couverte de courtes mèches d’une laine frisée,au teint jaune fuligineux, portent sur leursépaules une longue et légère embarcation quele plus ignorant des mousses n’hésiterait pas àdéclarer fille d’Albion.

Deux des autres hommes qui viennent d’ap-paraître offrent avec les quatre porteurs du ca-not un contraste complet. Leur stature, un tiersplus grande que celle des Hottentots, leur peauplus brune et analogue au bronze florentin,leurs yeux perçants et en ouverts, les propor-tions des membres gracieuses et puissantes,une attitude pleine de noblesse et de fierté,tout fait voir en ceux-ci une race supérieure.Ce sont des Cafres, comme les hasards de laguerre ou la tyrannie de leurs rois en ont chas-sé un grand nombre sur la terre des Européens.

Ce sont des conducteurs de charriots. Leurcostume, qui n’est pas sans grâce, conserve latradition de la vie sauvage. Une courte jupe,serrée à la taille tombe à mi-cuisse ; ellesemble formée de plis d’une singulière flexibi-

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lité, tandis qu’elle n’est en réalité qu’une frangeépaisse de longs poils blancs flottant l’aven-ture. Sur les épaules, une espèce de palatin,du même genre étale ses mèches neigeuses. Letout est simplement formé d’une quantité depeaux d’antilope gnous, espèce si nombreuseau désert. Ajoutez des bracelets de cuivre auxjambes et aux bras, un collier de verroteries aucou, deux plumes d’autruche fixées dans unechevelure à peine crépue, et vous aurez la sil-houette des plus beaux indigènes africains.

Derrière les Cafres viennent deux blancs.À leur teint mat, aux pommettes saillantes etfleuries de leurs joues, à leurs larges dents dé-bordant les lèvres, à leurs favoris roux et touf-fus, à leur tenue correcte : jaquette, pantalon,gilet pareils, un immense panama semblant laseule concession faite au désert africain, nousreconnaissons évidemment des enfants de lavieille Angleterre. Vigoureux gaillards du reste,au pas alerte, et portant chacun un paquet fice-lé sous le bras.

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À peine arrivés, les Namaquas, entrant dansl’eau, mettent à flot la chaloupe et l’attachentau rivage par un grappin fixé dans le sable.

Les Cafres déposent au bord un objet singu-lier qu’ils portent entre eux deux, suspendu àdeux bâtons reposant sur leurs épaules. On di-rait une pompe à incendie.

— Chaud ! Très chaud ! Sam, dit flegmati-quement un des Anglais.

— Oui, James !

— C’est bien ici le 27° 42’ 6” latitude sud ?

— C’est ici, frère. Voici les piquets plantéspar moi il y a six mois, quand je vins seul, etqui marquent sur le sol la trace du parallèlecalculé par notre grand-père.

— Bien !… Et la longitude ?

— Nous avancerons, dans la ligne des ja-lons, de deux cent quarante-sept mètressoixante-douze centimètres en mer, et nousserons alors à pic sur le point qui marque

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32° 49’ 8” longitude est du méridien de l’île deFer, où doit effleurer…

— Sam ! à quoi pensez-vous ? Qu’allez-vous dire ?

Samuel rougit et baissa la tête. James pour-suivit :

— Faisons attention à nos paroles ! Quandon ne veut pas être deviné, il faut croire que lessables eux-mêmes ont des oreilles… D’ailleurs,je ne sais pourquoi je sens… je crois sentirdans l’air la trahison ! Voilà bien des nuits queje ne dors pas tranquille.

— Bah ! Que peut-on craindre ? Ici la nuitn’est-elle pas aussi déserte que le jour ?D’ailleurs nous avons des chiens…

— Justement. Les chiens ont été inquiets…

— Cela ne veut rien dire. Quelqu’un sait-il dans le pays ce que nous portons ? Quel-qu’un peut-il le comprendre ? Un bushman vo-leur, qui rôderait la nuit autour de nos chariots

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n’en voudrait qu’à nos bœufs, à nos chevaux,que sais-je ?… Frère, ne doutons pas du suc-cès, nous y touchons !

— Bien ! Dieu vous bénisse, Sam ! Vousêtes un brave garçon. Mais ne causons pascomme de vieilles femmes, et montons les ap-pareils.

— Hurrah !

— Hurrah pour la vieille Angleterre !

Les deux frères, au moyen d’une équerreà lunette montée sur un petit pied portatif,tracèrent sur le sable avec des piquets qu’ilsavaient apportés une ligne perpendiculaire à ladirection des piquets de latitude ; puis, la pro-longeant de cent mètres de chaque côté, ilsplantèrent un fort pieu en fer à chaque extré-mité et attachèrent à chacun une corde, exac-tement longue de deux cent soixante-septmètres soixante-et-un centimètres.

Il résulta de cette disposition que, enréunissant les deux cordes d’égale longueur à

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l’arrière du canot, celui-ci pouvait s’éloignerde la côte juste de deux cent quarante-septmètres soixante-onze centimètres nécessaires,en restant maintenu dans la ligne du parallèle27° 42’ 6’’ latitude sud.

Une fois tout préparé, l’appareil qu’avaientapporté les Cafres, – cette sorte de pompe à in-cendie, – fut calé sur le rivage au bord de l’eau,soigneusement mis de niveau, et, sous les brasrobustes des quatre Namaquas, commença àfaire entendre des sifflements profonds.

— James, tout va bien !

— All right Sam ! Allons, attachons au ré-servoir notre tube conducteur ; nous en avonstrois cents mètres ; soutenu par ses flotteurs,c’est plus qu’il ne faut !

Et le tube élastique déroula ses longs an-neaux comme un serpent gris sur le sable.

— Embarque ! Et vous autres, du couragequand on vous fera signe !

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Et le bateau, entraînant ses deux lignesd’amarre et le tube qui flottait sur l’eau, s’avan-ça lentement. Bientôt il demeura stationnaire :il était à deux cent quarante-sept mètres du ri-vage.

— James, passez-moi l’habit, aidez-moi à lemettre, je vous prie.

— À moi le danger, mon frère !

— Non, James, vous êtes l’aîné. C’est à moide tenter l’entreprise. Vous êtes plus fort quemoi, et, si je succombe, vous, sans doute, vousla mènerez à bien.

— Écoute-moi : nous perdons notre temps.Si tu ne veux pas céder, que le sort décide.

— Tirons au sort, soit !

Une couronne sauta immédiatement enl’air.

— Pile ! dit le jeune homme.

— Face ! s’écria James.

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La figure de la reine Victoria brillait au so-leil sur le fond du bateau.

— Hurrah ! s’écria l’aîné des deux frères enfrappant dans ses mains. Passez-moi le cos-tume, et en avant !

Et, déposant sa coiffure, il se revêtit d’unhabillement complet de caoutchouc dont lesjambes étaient terminées par d’immensesbottes munies de semelles qui semblaienténormes et l’étaient en effet, puisque, une foisle brave James attaché à elles, il ne lui fut pluspossible de lever ni un pied ni l’autre. Clouéà l’endroit du canot où une armature spécialeen renforçait la résistance, il demandait aide etassistance à son frère Samuel, qui veillait avecgravité à tous les détails de cet accoutrementbizarre.

— Attention aux armatures, frère ! Vous sa-vez à quelles pressions vous allez vous trouversoumis ?

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— C’est vrai, Sam. Dix mètres d’eau repré-sentent le poids d’une atmosphère ; centmètres, dix atmosphères ; nous avons ici,d’après le grand-père, environ un demi-kilo-mètre de fond… C’est quarante-deux atmo-sphères : mettons quarante-cinq pour les frac-tions. Bah ! nos pompes vont jusqu’à cin-quante !

Pendant ce temps, Samuel, sérieux, s’assu-rait que le vêtement de caoutchouc que revê-tait son frère était bien soutenu par une arma-ture intérieure formée d’un lacis d’arcs métal-liques, serrés, et d’une légèreté extraordinaire.On avait en effet employé, pour les faire, del’aluminium doré, de façon que l’eau de mern’eût aucune action sur lui. Tous ces arcs ré-sistants avaient pour but de supporter l’énormepression à laquelle le plongeur allait être sou-mis, de façon que ses mouvements fussent re-lativement libres au-dessous de cette cara-pace.

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Sur le dos de l’habit de caoutchouc, une pe-tite caisse métallique était fixée, de laquellepartait un tube aboutissant à une lampe parti-culière placée dans la main gauche, puis un se-cond tube, court, entrant dans le casque d’alu-minium doré et de cristal qui devait enfermerla tête, et un troisième tube, rattaché au tuyauflottant qui gagnait le rivage et aboutissait auréservoir où nous avons vu les pompes com-primer de l’air au commencement.

Une longue, longue corde, sorte de ligne,lovée à l’avant du canot, passait à pleins toursdans les anneaux de la ceinture qui entouraitles reins du plongeur. Samuel la tenait déjà à lamain.

Assis sur le bord du canot, qu’il fait pencherd’une manière effrayante, le brave James en-ferme sa tête dans le casque. Il lève les bras, ilse renverse en arrière ; il tombe…

Samuel se détourne et fait signe aux Nama-quas. Tout à coup il pense perdre l’équilibre,

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le canot penche horriblement et éprouve defortes secousses.

Le plongeur s’est retenu, il se cramponne àl’embarcation et fait des signes désespérés.

Samuel se précipite vers son frère, le saisità bras-le-corps, et, découvrant sa tête :

— Qu’y a-t-il, grand Dieu ?

— Il y a que j’étouffe ! Pas d’air !...

— Parlez, mon pauvre James.

— L’appareil ne fonctionne pas !...

— Que dites-vous ?

— L’air n’arrive pas…

En un clin d’œil le costume est retiré.Tuyaux, distributeur, intérieur, extérieur, lesdeux frères examinent tout avec une anxiétéfébrile.

Samuel s’est emparé de la petite caisse as-sujettie sur le dos de la carapace : c’est le dis-tributeur. Il l’ouvre, il pousse un cri.

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— Le clapet est forcé ! L’air respiré et lesgaz produits par la combustion de la lampene peuvent plus s’échapper au dehors ? votrelampe s’est éteinte, mon pauvre frère, et vousauriez fait comme elle.

Les deux hardis explorateurs se regar-daient, pâles comme des cadavres.

— Enfin, s’écria Samuel, il nous reste lemien.

— Retirez-le du coffre, James.

En un tour de main, le seconde costume futatteint.

— Méfiez-vous, mon cher Sam ! Examinez-le en détail.

Samuel saisit tout d’abord le distributeur etl’ouvrit.

Horreur ! il avait subi la même avarie…

C’était un accident irréparable au milieu dudésert ; et, pour comble de malheur, il eut étéimpossible, même à Cape-Town, de refaire la

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pièce faussée. Il fallait, pour reconstruire cetteimportante partie, la même main, les mêmesustensiles qui avaient construit tout l’ouvrage.

Assis en face l’un de l’autre, les deux jeunesgens, pâles, atterrés, n’osaient même pas leverles yeux l’un vers l’autre. Un monde de pen-sées tristes roulait dans leur cerveau.

— Sam, dit tout à coup l’aîné, ceci est lecoup d’une main que je ne connais pas, maisque je devine.

— Vous savez qui ?…

— Anson !

— Anson ! lui ! il est trop loin…

— Ne le croyez pas, Sam. Quelque choseme dit qu’il n’est pas loin. C’est sur lui que tom-bera ma vengeance.

… Cependant les deux Anglais repliaientleurs appareils inutiles. Bientôt ils rejoignirentla petite caravane qui les attendait sur la plage,et qui, n’ayant rien compris à tout ce qui venait

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de se passer, ne se rendait pas bien compte deleur air abattu.

Tous reprirent tristement le chemin creuxau milieu des sables.

… À ce moment une longue feuille de toum-bô se souleva légèrement sur le promontoire ausud de la baie ; et l’on eût pu voir deux figures,l’une noire et l’autre blanche, rire silencieuse-ment en voyant s’éloigner les deux frères. Puisla feuille retomba lourdement… Tout redevintdésert et inanimé !

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II. – L’Autre.

Déjà du tourbillon la spirale rapideEnlace le plongeur de plis mystérieux,Et comme en un linceul le cache à tous les

yeux.

(Trad. de Schiller.)

Trois jours après la déconvenue des deuxAnglais, pendant le crépuscule sombre qui,dans ces régions, précède le lever du soleil,deux formes humaines se glissaient avec pré-caution le long des dunes qui couvrent le pro-montoire méridional de la baie.

Un nègre marchait en tête, l’œil et l’oreilleau guet. Un blanc suivait, prêt, au premier si-gnal de son compagnon, à se cacher comme luisous les larges feuilles du toumbô, quitte à y dé-ranger quelques serpents au refuge.

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Les premiers rayons du soleil frappèrent lesable au moment où nos voyageurs y posaientle pied. Une fois à découvert, les deux hommesse couchèrent à plat ventre pour offrir moinsde prise aux regards indiscrets et attendirentassez longtemps, dans cette position, que lesilence absolu leur affirmât qu’aucun ennemin’était à craindre.

Alors seulement on eût pu voir que chacunde ces individus portait attaché sur ses épaulesun objet lourd et assez volumineux.

Celui du noir était une sorte de cylindreen métal sombre ; celui du blanc, un paquetde vêtements. Tous deux avaient, en outre,un énorme rouleau de cordes et de tuyauxflexibles passé en sautoir sur la poitrine.

Laissant le noir auprès de son cylindre, au-quel il avait vissé un mince tuyau lové surle sable, le blanc se couvrit d’un large et bi-zarre vêtement de cuir, analogue à celui dontnous avons vu le jeune Anglais s’envelopper ;

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il chaussa des bottes non moins lourdementchargées que les siennes, et, avec l’aide dunègre attentif, se tint debout un instant surl’extrême limite baignée par la vague mou-rante.

Marchant alors dans la direction bienexacte des jalons plantés par les premiers ve-nus et qu’il avait pris soin de reconnaître en-core, l’homme s’avança vers la mer lentement,péniblement, traînant une jambe après l’autre,employant toute sa force à soulever d’unequantité imperceptible chacune des énormessemelles de plomb qui marquaient leur sillondans le sable. Il avait déjà un pied dans l’eauquand, saisissant une boussole suspendue àson cou, il vérifia une dernière fois l’angle quefaisait l’aiguille avec la direction de la latitude,puis, levant les bras au ciel :

— All right ! Go ahead ! murmura-t-il.

Et il s’avança courageusement…

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L’eau monta peu à peu à ses genoux, puis àsa ceinture... la lampe qu’il tenait à la main dis-parut sous la lame onduleuse ; il avançait tou-jours…

Bientôt son casque bizarre s’immergea, dis-parut, et, sur la plage, le nègre demeura seul,étendu près du mystérieux cylindre de bronze,tandis qu’à ses pieds se déroulaient les spiralesd’un câble gris qui disparaissait sous l’eau. Im-mobile, le noir semblait taillé dans un blocd’ébène. Et le câble se dévidait toujours…

Notre hardi pionnier marchait donc sans re-lâche.

De la main gauche il tenait sa lampe ; dela droite il avait tiré de sa ceinture un fort etlong coutelas acéré, un bowie-knife en bronzed’aluminium, aussi tranchant que le meilleuracier de Sheffield. Il descendait d’un pas deplus en plus ferme, car l’eau lui rendait sesmonstrueuses sandales de plus en plus légères,mais, à mesure aussi son corps, perdant de sa

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pesanteur, vacillait et semblait n’être attaché àla terre que comme un ballon prêt à s’envoler.L’œil fixé sur sa boussole, il contournait avecsoin les rochers qui lui barraient le passage etreprenait sa voie, d’un regard jeté sur l’aiguilleaimantée.

À mesure qu’il suivait la déclivité rapide dusol, la lumière du jour changeait de couleur.Par vingt brasses, les rayons de soleil parve-naient à lui sans paraître rien perdre de leurintensité ; mais, par cinquante, ils commen-cèrent à prendre une teinte rouge admirable ;tout, autour du hardi plongeur, semblait em-preint de cette rutilante couleur. Sa lampe nejetait devant lui que de pâles lueurs blafardessous cette illumination féerique.

Jusque-là, la marche avait été facile. Ausable pur avait succédé comme une prairie deplantes naines au feuillage varié ; sous ses pass’envolaient des nuées de petits poissons effa-rouchés, s’éparpillant dans tous les sens. De-vant lui les anémones de mer se fermaient

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brusquement, semblables à des fleurs animées,et cachaient leurs corolles de couleur tendresous leur manteau rugueux, sombre ou noi-râtre.

Les crabes fuyaient gauchement et de côté,quelques-uns brandissant comme par menaceleurs pinces impuissantes ; les mollusquesrampaient lentement sur leur ventre, sans sou-ci de l’animal inconnu qui foulait pour la pre-mière fois leur domaine.

Tout homme se fût arrêté pour admirer cha-cune des merveilles qui se pressaient autourde lui ; mais notre voyageur avait hâte : il mar-chait impassible, l’œil fixé au loin devant lui,comme vers l’inconnu ou l’avenir, et dédai-gnait de perdre un regard sur les splendeursétalées sous ses pas.

À droite, à gauche, devant, partout, des ar-bustes au branchage singulier, anguleux, enmassue pour ainsi dire, se pressaient, portantdes fleurs vivantes et n’ayant pas de feuilles.

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On eût dit les bosquets de nos bois, alorsqu’au printemps les daphnés ouvrent leurs pe-tites fleurs blanches sur les bras nus de leurstiges ; des masses compactes de méandrines etd’astéries aux formes trapues et mamelonnéescomme des mousses de pierres tapissaient lesol. Par places, des madrépores tortueux enva-hissaient à eux seuls de grandes plaines et, en-trelaçant leurs grosses branches courtes et ar-ticulées, semblaient se diviser en doigts, nonen rameaux et en brindilles.

Notre marcheur passait, broyant ces fantas-tiques êtres sous ses sandales avec un bruit decrépitement sec. Ce n’était autour de lui quecouleurs aiguës, que contrastes inattendus : levert le plus frais alternait avec le brun ou lejaune intense ; les nuances du pourpre se mé-langeaient sans se confondre au rouge fuchsia,au brun pâle et au bleu d’outremer le plus fon-cé. Les millépores aux tons rouge léger, jaune-isabelle ou fleur de pêcher, se groupaient demille manières, soit avec eux-mêmes, soit avec

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les objets qui les environnaient ; souvent desrétipores venaient les réunir et jeter sur eux lessculptures en perles de leur admirable guipure.

Il marche, descendant une pente qui rap-pelle celle des toits aigus de nos demeures.Tout à l’heure le sable pur du fond de la merétait couvert par des milliers d’oursins,d’étoiles, d’holothuries, d’annélides, mondegrouillant, revêtu des couleurs les plus extraor-dinaires. C’est l’infini dans le bizarre et l’impré-vu…

À mesure qu’il gagne des profondeurs plusgrandes, cette population s’éclaircit : les es-pèces se montrent plus fortes et plus rares ; etbientôt le désert se fait à de grandes profon-deurs.

En ce moment, un obstacle imprévu vint ar-rêter la marche de notre voyageur. À ses piedss’ouvrait un gouffre dont sa lampe était inca-pable de sonder le fond. Un banc de roches

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verticales coupait le plateau incliné sur lequelil avait marché jusqu’alors.

Un instant découragé, il s’assit au fond del’abîme… Mais bientôt il se releva, résolu : ilfaut passer, il passera !!!

Alors, accrochant sa lampe à un arrêt fixéau sommet de son casque, replaçant son bo-wie-knife à sa ceinture, il commence une pé-nible descente, suspendu aux aspérités de lapierre. Ce fut un terrible moment que celuioù il se sentit entre les eaux, presque sanspoint d’appui : un frisson mortel courut dans lamoelle de ses os, car il pensa qui faudrait re-monter.

— Go ahead ! … murmura-t-il.

Et il continua sa périlleuse descente, traî-nant après lui le câble qui le suivait comme unserpent attaché à ses pas.

En quelques minutes il se trouva au fondd’une immense vallée, et devant lui le sol des-cendait rapidement.

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Ce n’était plus la prairie, c’était la forêt,mais la forêt marine dans toute sa splendeur.La lueur que lui rendait tous les objets visiblesétait comme voilé de brumes, mais d’un rougepourpré. Au loin, il voyait cette lueur diminueret se fondre en un brun noirâtre ; devant luis’étendrait bientôt la nuit…

Le couteau ouvert au poing, notre plongeuravançait rapidement. Sa marche était devenueplus facile. Il était par cent cinquante brassesde profondeur. Entre les hautes tiges desplantes gigantesques, des holocentres glis-saient comme des flèches multicolores à lapoursuite de légions de petits poissons dontils engloutissaient sans cesse des myriades, lesuns diaprés de rouge vif et de blanc, avec desraies longitudinales d’or sur chaque côté ; lesautres aux écailles aussi transparentes que desmiroirs avec des taches brunes diversementrépandues sur un fond de feu : tous munisd’épines et de dents aiguës qui leur ont valuchez les Portugais le nom de soldado.

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À côté d’eux nageaient d’un air stupide lepentacéras à la tête bossue et des cerniersd’une brasse de long, avec leur casque depointes aiguës et menaçantes. Tous chassant,bondissant, se croisant autour des feuilles gi-gantesques des algues, les yeux fixes, ardents,la gueule grande ouverte…

Mais la forêt cesse, le sol change de nature.Notre voyageur s’arrête.

À ses pieds, le banc calcaire sur lequel ilmarche depuis si longtemps forme un brusqueressaut, dont il peut à peine atteindre le faîteavec sa main. Au-dessous, le cascalho com-mence, – l’oncle Faragus ne s’est point trompé,– affleurant le fond de la mer, et décrivant unebande sombre de cinq ou six mètres seulementde large. Partout des cailloux roulés de quartzsortant à demi d’une terre argileuse ; partoutde petites masses arrondies de fer oligiste ap-paraissent noires sous le reflet de la lampe.

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Mais çà et là, mis à nu, soit par le poids deseaux pressant l’argile, soit par l’érosion lentedes grands courants de fond, des points trans-lucides, semblables à du verre grossièrementusé, irréguliers, attirent les regards du plon-geur. Il se baisse et fiévreusement, hâtivement,il ramasse avec un soin méticuleux ces étin-celles ternies. Chacune d’elles, si petite qu’ellesoit, est placée dans un sachet de peau suspen-du à sa ceinture…

Le cœur lui bat, la sueur ruisselle de sestempes…

— Hâtons-nous, hâtons-nous ! il faut reve-nir, l’air va manquer…

Encore un et celui-ci,… puis celui-là…

Il faut partir, hélas ! Brusquement il rétro-grade, il se relève…

Mais une, puis deux, parmi ces impercep-tibles pierres, le tentent…

Il se baisse encore, puis il fuit…

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Il fuit aussi vite que ses jambes, alourdiespar le plomb, peuvent le porter. La provisiond’air tire à sa fin ; il le sent. Il sait en mêmetemps que les difficultés du retour ne sont pasmoindres que celles qu’il a déjà surmontées.

Il marche, et sur ses pas se replie le tubequi lui apporte la vie. En effet, pour permettre àce tube de se développer, il est obligé de reve-nir exactement sur sa voie, afin que le tube necontourne aucun obstacle et puisse se repliersur lui-même.

Le voici déjà au pied des rochers verticaux :il faut gravir hardiment, gravir au milieu d’unedemi-obscurité que dissipe médiocrement salampe, de nouveau fixée au sommet de sa tête.Hélas ! combien de faux pas, combien dechutes même lui font perdre du temps ! ilglisse, il retombe, mais il remonte toujours,profitant ici d’un éboulement, plus loin d’unecrevasse…

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L’escalade s’avance : semblable aux lézardscollés à la muraille, notre grimpeur touche ausommet, il va poser sa main sur la crête ex-trême des roches ; encore un effort et il est sau-vé, lorsqu’un effroyable animal lui barre le pas-sage !

D’une fissure voisine un tentacule s’avanceet vient, comme un serpent, s’enrouler autourdu bras qui s’avance…

Plus prompt que la pensée, notre hommea dégagé, par une brusque secousse, son brasenroulé des anneaux visqueux qui l’étreignentet saisit l’arme qu’il porte à sa ceinture. Le voi-là accroché dans les eaux par sa main gauchecrispée sur la roche, les pieds arc-boutés surd’étroites arêtes de pierre, disputant le passageà un monstre hideux !

Le bras rougeâtre, un instant libre, s’avancede nouveau, les suçoirs ouverts et frémissants.Cette fois il s’étend aussi loin que possible, ilva s’enrouler au cou du voyageur, mais un ra-

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pide coup de bowie-knife sépare le membre endeux parties qui se tordent… Le poulpe, vaincupar la douleur, se traîne d’un bond à l’entrée desa fissure sur les sept bras qui lui restent : fu-rieux, blessé, sa peau blafarde ondule commeun ballon que l’on gonfle et change de couleurcomme celle du caméléon : ses yeux immo-biles, transversalement ouverts, semblent lan-cer des éclairs noirs : c’est un regard impla-cable de mort !…

Tous les suçoirs ouverts, les sept bras sedressent, s’étalent d’un mouvement lent, doux,sans secousse, d’un mouvement fascinateur etcomme fatal, nécessaire… On sent que l’êtrehideux dont l’œil vous couve ne se presse pas,et cependant il va vite ; sûr de lui, confiantdans sa force incommensurable, jamais il n’amanqué sa proie…

Un frisson parcourt les veines du plongeur :il lui faut vaincre ou mourir…

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Et de quelle épouvantable mort, au fonddes abimes ! Il se souvient de ce que font lesbaigneurs de son pays, il sait par où prendrela bête. Fortement cramponné, suspendu à samain gauche, il avance tout son corps à portéede son ennemi et, sans s’inquiéter des bras quitombent sur lui et l’enserrent de toutes partsde leurs étreintes infernales, confiant d’ailleursdans les armatures intérieures de son vêtementet dans la solidité de son casque, il plonge sonarme au flanc du poulpe et fend d’un seul coupla poche qui forme l’enveloppe de ses organes.Un second coup achève l’œuvre, ouvre le si-phon respiratoire…

Les bras se détendent un à un, le monstreest précipité au bas des rochers et notre intré-pide plongeur, délivré, reprend sa course.

Hélas ! combien de minutes perdues en cecombat ! L’air va manquer ! L’air manque !…

Heureusement les semelles de plomb quichargent les pieds du voyageur sont préparées

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de telle sorte qu’il suffit, avec un des pieds,de pousser un ressort sur l’autre pour qu’ellesse détachent. En un clin d’œil les deux se-melles restent sur le sol, et notre ami, s’enle-vant du fond de la mer comme une hirondellequi prend sa volée, vient émerger à la surface.

Il sort à cent cinquante mètres du bord.

Le nègre, attentif, plonge au même instantet, en quelques brasses, arrive auprès du voya-geur, qu’il tremblait déjà de ne plus revoir. Lesoutenant d’une main, de l’autre il dégrafe lecasque léger qui emprisonnait sa tête… Quelineffable bonheur de sentir l’air embaumé de lamer rafraîchir ses poumons !...

En quelques instants on fut au rivage.

Le voyageur était demeuré quarante-septminutes sous l’eau !…

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III. – Au Désert.

Trois mois avant les scènes auxquellesnous venons d’assister, vers le 19 septembre1870, le paquebot d’Angleterre avait débarquéà Cap-Town deux jeunes gens alertes, dispos,bien couverts, offrant tout l’aspect de gentle-men chasseurs en train d’accomplir leur tourdu monde.

Bientôt tous les garçons du meilleur hôtelde la ville furent en émoi : il s’agissait d’amenerles volumineux colis sortis de la cale du stea-mer, et représentant les bagages des nouveauxdébarqués. Il avait surtout un certain nombrede caisses, dont quelques-unes fort lourdes, autransport desquelles les deux frères veillaientavec la plus grande sollicitude.

À quelques questions sur leur contenu :

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— Ce sont des provisions de chasse, répon-dirent-ils… Nous méditons une série degrandes courses dans l’intérieur.

— Alors il faudra des wagons à ces mes-sieurs ?

— Certainement. Des charriots, des bœufs,de serviteurs… Mais nous nous occuperons deces détails après avoir pris quelque repos…

Ce fut bientôt la grande nouvelle en ville :des Anglais partent pour chasser les éléphantsdans l’intérieur !… Et la foule des loueurs detoute choses, des guides, afflua chez eux.

En attendant, les jeunes gentlemen parcou-raient la ville avec ce flegme et cette persé-vérance qui distinguent partout les fils de lavieille Albion.

Non pas qu’ils perdissent de vue leur pro-jet ; chaque course concourait autant que pos-sible à un but utile, et peu à peu les provisions,les instruments, les munitions s’assemblaient.Ils avaient acheté deux excellents wagons de

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campagne susceptibles de porter chacun uncouple de milliers de kilogrammes. À cet atti-rail vinrent se joindre peu à peu les jougs, lestraits, les timons, etc.

Nos jeunes voyageurs avaient soigneuse-ment pris leurs informations, et, suivant les ha-bitudes de leur nation, ne faisaient rien à la lé-gère. Ils savaient que, dans la campagne sud-africaine, des mois sont nécessaires pour par-courir quelques centaines de lieues, et qu’unvoyage dans ces parages n’est pas toujours unepartie de plaisir.

Quinze jours après, deux charriots neufs,parfaitement attelés et aménagés, quittaientCap-Town, se dirigeant vers le nord. Nos deuxgentlemen, vêtus du mole-skin(1) de rigueur,la carabine sur l’épaule, suivaient allègrementà pied, la tête couverte d’un large chapeau depaille, au milieu d’un groupe de serviteurs etde dryvers ou conducteurs, la plupart mulâtreshottentots…

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……

Cinq jours plus tard, un vapeur américain,la Sophia, de Philadelphie, touchait à quai.

Un passager en descendait, un jeunehomme à la physionomie froide, sérieuse, maisintelligente, aux allures décidées ; des groupesdu quai se détacha un magnifique noir, à l’airéveillé, aux membre athlétiques.

Le voyageur remit au nègre le porte man-teau minuscule et la couverture qu’il tenait à lamain.

— Bonjour, maître, dit le noir, montrant seslarges dents d’ivoire.

— Bonjour, mon brave Noboka… Tout estprêt ?

— Tout est prêt.

— Et les autres ?

— Partis.

— Combien d’avance ?…

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— Cinq jours.

— Nous les rattraperons, n’est-ce pas ?

— Oui, maître, avant un mois.

— All right !… Marchez devant, Noboka, s’ilvous plaît.

— Oh ! maître, maison pas loin…

— Tant mieux ! j’ai les jambes engourdiespar la mer.

Un quart d’heure après, les deux voyageursfrappaient à la porte d’une charmante maison-nette au faubourg de Fransche-theck.

La porte s’ouvrit, et une brave femme,propre comme une Hollandaise, parut sur leseuil.

— Hé ! bonjour Noboka, dit-elle.

— Maître à moi, madame Cloëts, fit le noir,en désignant à la vieille le jeune Américain quisuivait.

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— Soyez le bienvenu, monsieur. Il y a plu-sieurs jours qu’on vous attendait…

— Je le sais, madame, mais le paquebot adu retard. Le temps a été terrible depuis unesemaine.

— On le dit, monsieur. Grâce à Dieu, vousvoilà sain et sauf.

La vieille femme s’effaça, les deux étrangersdisparurent dans le corridor, et la porte aumarteau doré se referma.

Quelques minutes après, le jeune Améri-cain était à table devant un souper modeste,mais solide ; et Noboka, debout en face de lui,le regardait faire disparaître les morceaux aveccette ardeur souriante de la jeunesse et de labonne santé.

— Tout est prêt, dites-vous ?

— Oui, maître. Le wagon est sous le han-gar, arrimé, chargé.

— Tout y est, vous en êtes certain ?

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— Certain, maître. J’ai tout préparé moi-même. Et Noboka se redressa fièrement.

— Les bœufs ?

— Dans le kraal.

— Combien ?

— Seize.

— Combien d’hommes ?

— Trois : un dryver, deux aides.

— Sûrs ?

— Sans doute.

— Où sont-ils ?

— Dans le kraal.

— Bien, Noboka ! Je suis content de vous,très content, en vérité ! Demain, au point dujour, en route !

— Nous partirons, maître.

Le lendemain, au lever du soleil, un charriotblanc sortait du faubourg et enfilait la route

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du nord, sans bruit, sans démonstrations d’au-cune sorte. Notre jeune Américain était couchésur le cardell ; Noboka, assis à côté du dryver,maniait le grand fouet dont le manche a sixmètres et la lanière neuf, en tout quinze, pouratteindre à peu près les bœufs de devant.

Quelques jours plus tard, on eut pu voirdeux hommes se glisser dans la nuit. Silen-cieux comme des fantômes, ils avançaient aumilieu des broussailles, sans faire le moindrebruit. Aux endroits où la forêt manquait, ils secourbaient assez pour demeurer invisibles par-mi les arbrisseaux aux fleurs splendides de cesvallées privilégiées.

Pour qui connaît l’Afrique australe, les mys-térieux voyageurs étaient certainement étran-gers. Cette méthode de marche silencieuse estinconnue aux habitants de ces contrées ; nonque les embuscades ne leur soient pas fami-lières ; mais ils y arrivent par un long détour.S’ils savent se blottir invisibles pour installer

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un affût meurtrier, ils ignorent la marchemuette.

Nos rôdeurs de nuit suivaient la file in-dienne, marchant l’un devant l’autre, les pasdu second se posant en cadence et couvrantabsolument les pas du premier. À chaque clai-rière où la lueur des étoiles, qui seule rendaitla nuit un peu transparente, eut pu les trahir,le premier marcheur s’arrêtait, d’un coup d’œilperçant scrutait l’ombre devant eux, et ses na-rines ouvertes à la brise qui bruissait dans lesfeuilles et soulevait les longues chevelures pa-rasites du stinck-out, il semblait positivementhumer la piste possible d’un ennemi.

Où tendait cette marche cauteleuse ? Sa di-rection évidente était celle de la station desAnglais. Heureusement pour les voyageurscampés au milieu du bois, leurs feux étaientallumés, leurs serviteurs ne dormaient pas, etleurs chiens veillaient…

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Cependant, en approchant du campement,les deux inconnus redoublèrent de précau-tions. Blottis au pied d’un énorme mimosadont les racines foraient comme un bûcher sor-tant de terre, ils demeurèrent immobiles pen-dant un long temps. Quels étaient leurs des-seins ? Certes ni l’un ni l’autre ne s’occupaitdes essaims d’insectes de tous genres qui pas-saient et bruissaient au-dessus de leurtête ; car, en ces climats splendides, le nuitn’interrompt aucun travail de la nature ; le peu-plement seul des travailleurs change. Aux ani-maux diurnes succèdent des animaux noc-turnes, du plus grand au plus petit voilà tout.Aux antilopes, aux buffles, aux zèbres, aux élé-phants, aux rhinocéros, aux girafes, succèdentles lions, les panthères, les hyènes, les cyn-hyènes, les renards puants, les aarkwards oucochon de terre (oryctéropodes), les protèles,et toute la séquelle des carnassiers.

Cependant la marche des Anglais les avaitpeu à peu rapprochés de la mer, et depuis que

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ces singuliers chasseurs, qui chassaient si peu,avaient passé le Gariep, leur route avait tou-jours obliqué vers la plage. Ils traversaient pré-cisément l’admirable région des bruyères, cetteplante qui a rendu le Cap si célèbre, et qui,dans son pays natal, passe pour avoir un luxede végétation et une exubérance de formes àdésespérer le jardinier le moins enthousiaste.Ce sont des arbres à la forme élancée, avecleurs tiges veloutées, leurs fleurs découpées,leurs nuances les plus suaves, du vert éclatantau lilas, au rose bordé de brun…

Nos rôdeurs de nuit attendaient toujoursimpassibles. Au loin, parmi les arbres, on de-vinait une lueur rougeâtre : c’était celle desgrands feux que les voyageurs allumentchaque nuit autour de leur camp pour éloignerles bêtes féroces. Ces lueurs teignaient depourpre le dessous des feuilles tremblantes desmimosas, celui des larges appendices des fi-guiers, et frappaient de teintes jaunes lestroncs immenses des geele-out ou bois jaunes,

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dépassant tous les autres arbres de leur tête ar-rondie. C’était un spectacle féerique de voir cescolonnes de quarante mètres de hauteur sansbranches, montant dans les airs, comme si leurrôle était de soutenir le ciel bleu-noir qui sem-blait reposer sur leur tête.

Tout à coup l’un des deux hommes a dis-paru parmi les herbes ; il décrit un grand cir-cuit de manière à prendre le vent et à arriversur les charriots anglais avec la brise. C’estle seul moyen que les chiens aient connais-sance de lui, et, avertis de l’approche de quel-qu’un, s’élancent au devant de lui sans donnerl’alarme par leurs aboiements.

C’est ce qui arrive. Les deux molosses rô-dant autour des voitures s’arrêtent soudain, lenez au vent, humant la brise du bois, commeils le faisaient souvent. Il faut qu’en ce momentelle leur offre des effluves rassurantes, car, aulieu de demeurer dans le cercle formé par lecamp, ils sortent et courent joyeux dans unedirection qu’ils choisissent.

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Un instant après ils entouraient le noir, etl’on eût pu croire qu’ils étaient d’anciennes etbonnes connaissances, aux caresses qu’ils sedistribuaient mutuellement. C’est que le nègresortait des friandises irrésistibles du sac detoile qu’il portait en bandoulière…

Quelques minutes plus tard, son compa-gnon blanc quittait les racines du mimosa etarrivait au milieu des chiens, évidemment sesamis, car il en reçut également une part de ca-resses, qu’il reconnut de la même manière queson compagnon. Puis, tous les quatre, à basbruit, revinrent vers le camp…

Les feux brûlaient, mais tout y reposait. Lesilence était complet…

Au centre d’une grande clairière qui sem-blait une vaste prairie enclavée dans le milieude la forêt, deux énormes chariots étaient ar-rêtés, séparés par une distance d’environ deuxcents pas l’un de l’autre : entre eux, une tentede toile. À partir des charriots, une forte corde

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attachée aux roues et passée derrière quelquesarbres isolés formait une grande enceinte danslaquelle une trentaine de bœufs et trois che-vaux paissaient ou reposaient réunis.

Un wagon du Cap est une véritable maisonroulante, une formidable construction en boissolidement ferrée, d’environ six mètres, – quel-quefois huit, – de long, très grossière, mais enmême temps très solide ; condition indispen-sable, quand on songe que ces machines rou-lantes passent partout, dans la campagne, sile chemin est trop mauvais,… et quel chemin !dans le marais, au travers des gués remplis derochers roulés : il faut monter et descendre lamontagne sur les pierres et au bord des préci-pices ; en un mot, il faut accepter la terre tellequ’elle est sortie des mains de Dieu.

Le charriot du voyageur repose, lui aussi,sur quatre roues égales, solides, massives, etentre elles deux autres au moins de rechangesont accrochées. Au désert, il faut tout em-porter entre les roues, un solide plancher re-

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pose sur les essieux en bois de fer ; les boers lenomment buick-planck, comme qui dirait plan-cher du ventre. L’essieu de derrière est fixe, maiscelui de devant pivote sur une énorme che-ville : les planches sont seulement attachées àces essieux, afin que si le wagon verse, – cequi n’arrive que trop souvent, – tout ne se brisepas ; les liens se rompent, les objets s’épar-pillent, on en est quitte la plupart du tempspour de nouvelles harts ; la forêt en fournitabondamment.

Au-dessus des planches, règne une tenteassez haute pour qu’un homme y circule à sonaise ; elle est composée de nattes cafres recou-vertes par une toile à voile ou une toile peinte,de façon que la pluie ne la traverse pas et queles branches glissent à peu près sans accidentà sa surface.

Sur le devant du wagon, entre les roues,se dresse un grand coffre qui en occupe toutela longueur et compose le siège du cocher.Comme la voiture a un mère cinquante de

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large, deux serviteurs peuvent facilementprendre place à côté de lui, et se trouvent,quand la machine marche, à portée pour aiderdans les mauvais pas.

Un coffre semblable au premier occupe l’ar-rière tout entier du charriot, et deux plus petitsdébordent les roues en dessous et servent,comme les autres, à serrer les munitions, lesvêtements et toutes les choses délicates. Quantau centre de la voiture, il est rempli par les pro-visions empilées, – arrimées pour mieux dire, –avec tout le soin possible et arc-boutées demanière à ne pas se déranger dans les soubre-sauts terribles auxquels est exposé l’attelage.

Les voyageurs européens choisissentpresque toujours un des wagons, – car il leuren faut un autre le plus souvent pour les ba-gages, – comme chambre à coucher. L’ameu-blement, d’ailleurs, n’a rien de compliqué. Ony entasse toutes les marchandises et denréesutiles ; puis, par-dessus, on établit, dans laplace qui reste, un cardell. C’est un cadre de

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bois, léger mais solide, qui occupe toute la lar-geur du wagon. Il est percé sur son pourtourde trous dans lesquels passent des courroies decuir qui, en s’entrelaçant, forment une sorte defond de hamac sur lequel on jette des peaux demouton.

C’est simple et commode. Cependant nosAnglais ne goûtaient pas ce genre de coucher.Tous les soirs ils dressaient, au milieu du cam-pement, une tente de toile et y dormaient surde petits lits ployants en bambou.

En ce moment ils reposaient. Les cochers,les serviteurs, en tout une dizaine d’hommes,dormaient à poings fermés, étendus par terreautour de la tente ou à côté des énormes bû-chers de branches, enveloppés dans leurs man-teaux de peau de bœuf.

Le wagon duquel s’étaient approchés im-médiatement nos deux rôdeurs de nuit n’étaitpoint celui des provisions. Si l’on y eût intro-duit une lumière, on eût vu au centre une

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lourde machine de fer, de fonte et de cuivre,rappelant une sorte de pompe à incendie mu-nie de ses leviers. Nos indiscrets visiteurs je-tèrent à peine un regard sur cet objet ; ils envoulaient au coffre de l’arrière.

Couché à terre, au milieu des herbes, sousle charriot qui le couvrait de son ombreépaisse, le blanc demeurait immobile. Le nègres’était glissé comme un serpent sous la toile,puis tout sembla immobile et abandonné…

Les chiens, repus, erraient nonchalammentà travers le camp, ne s’occupant plus des faitset gestes de leurs amis de la nuit.

Avec l’adresse patiente d’un sauvage, lenègre avait ouvert le coffre. Ce fut alors, pourlui, une vraie difficulté de trouver, au milieud’énormes paquets de cordages, de tubes rou-lés et d’objets divers, deux petites boîtesrondes en métal qu’il tendit l’une après l’autreà son complice, sans toutefois les pouvoir dé-tacher des tuyaux auxquels elles adhéraient.

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Alors l’homme dans l’herbe sortit un tour-nevis de sa poche, et, du bout des doigts, car lavue ne pouvait servir à rien, il dévissa le cou-vercle d’une boîte… Tout cela fut exécuté avecune sûreté de la main, une adresse diaboliques.Nul tintement, nul froissement ne troublèrentle silence bruissant de la nuit… Une fois laboîte ouverte, le mystérieux mécanicien saisitune forte tenaille passée dans sa ceinture, et,…un instant après, il refermait la boîte, replaçaitles vis et la rendait à son compagnon.

La seconde boîte subit à son tour le mêmetraitement… Le coffre se referma sans bruit,les hommes rampèrent hors du camp, puis dis-parurent sous bois.

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IV. – Biographie.

M. Stephen-Melchior Faragus-Anson étaitun savant, non pas un de ces savants commenous en connaissons trop – hélas ! – de ce cô-té-ci de l’Atlantique ; mais un de ces hommes àgrandes idées et à esprit actif, comme les pro-duit, quand elle s’en mêle, la terre fiévreuse del’Amérique.

À soixante-dix ans, Stephen-Melchior Fa-ragus était un grand bonhomme droit, d’unetaille et d’une carrure colossales, mais telle-ment maigre et desséché, qu’il semblait réduitabsolument à la charpente osseuse de son in-dividu. Une figure aux traits vastes et accen-tués surmontait ce corps gigantesque, ornéede deux gros favoris tout blancs ; des yeuxvifs sous d’épais sourcils, des cheveux toujoursabandonnés aux quatre vents du ciel : tel était

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l’homme que l’on rencontrait dans les rues dePhiladelphie, le chapeau à la main quelquetemps qu’il fit, un long surtout gris sur le dos,et marchant à grands pas, sans regarder per-sonne.

Stephen-Melchior Faragus avait eu une vieagitée, ou plutôt il avait agité son existencecomme à plaisir.

Dire où il n’avait pas été, ce qu’il n’avaitpas fait, ce qu’il n’avait pas vu, serait bien pluscourt et bien plus facile qu’énumérer seule-ment ses voyages et ses entreprises. Je croisque nul au monde n’en a jamais su le fin mot.

Il était né le 12 décembre 1799, comme ilaimait à le redire, le jour de la mort du généralWashington. Son père, un vieux corsaire de laguerre de l’indépendance, avait fait le com-merce depuis la paix de 1783. Mais, comme onne peut pas admettre que tout le monde réus-sisse, même en Amérique, il s’était déjà ruinéquatre ou cinq fois, et, devenu veuf, il menait

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une vie assez misérable à la Nouvelle-Orléans,lorsque les Etats-Unis se mirent en guerre avecl’Angleterre en 1812.

Le père Faragus prit le commandementd’une corvette et se signala de nouveau parmila foule des corsaires qui tinrent en échec lacolossale marine de John Bull ; tant et si bienque, en 1815, le général Packenham attaquala Nouvelle-Orléans et ne put triompher de lacourageuse résistance de Jackson. C’est sousce rude soldat que M. Stephen-Melchior Fara-gus-Anson fit ses premières armes. À seize ansà peine, il était déjà haut et dur comme unchêne, et il fut un des plus beaux artilleursvolontaires que l’on vit aux batteries du fort.Quant au père Faragus, par un malheureux ac-cident, sa corvette sauta au milieu de la flotteanglaise ; et l’on n’en entendit plus parler !

Stephen-Melchior n’eut pas l’embarras derecueillir la succession de son père. Celui-ci,comme nous l’avons vu, avait eu la précautionde se ruiner avant la guerre ; mais aussi il avait

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eu celle de léguer à son fils une paire de bonsbras, une forte tête, et un cœur où le désespoirne devait jamais pénétrer.

Le jeune homme n’hésita pas. Il n’avait plusque faire en ville. Il partit avec d’autres pion-niers pour les forêts de l’intérieur, – oùs’élèvent aujourd’hui des villes, – et y vécutquelques années, bûcheron, comme AbrahamLincoln. C’est là qu’il apprit à lire avec unbrave ministre qui lui avait trouvé de l’intelli-gence.

Or, du jour où il sut lire, Stephen-Melchiorn’eut plus qu’une pensée : apprendre. Les fo-rêts ne possédaient déjà plus de secrets pourlui, et il avait assez lu dans le grand livre de lanature pour désirer connaître un peu ce qu’il ya dans ceux des hommes.

Il laissa là sa hache et partit de son pied lé-ger, gagnant comme il pouvait son pain, tra-versant villages et solitudes, et se dirigeantvers l’est. Puis il parcourut toutes les villes de

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la côte, vivant du travail de ses bras, apprenantun peu ici et un peu là, avant qu’il se trouva, unbeau jour de l’année 1821, chef d’une usine dePhiladelphie et époux d’une femme riche, quin’était autre que la fille du propriétaire de l’éta-blissement. Deux filles vinrent bientôt comblerle bonheur conquis au prix de tant de traversesvaillamment supportées pendant dix ans.

Une fois à l’abri de la gêne, Stephen-Mel-chior Faragus se mit à l’étude avec ardeur.C’était merveille de voir un homme de trenteans se faire une éducation aussi vaste, aussiprofonde, aussi variée.

Il travaillait avec rage, avec fureur, avecfièvre. D’aucuns disent que ses capacités admi-nistratives n’étaient pas tout à fait au niveau deson instruction scientifique ; mais personne nes’en apercevait. Le vieux beau-père vivait en-core, les affaires prospéraient, et Stephen-Mel-chior Faragus-Anson pu croire qu’il les menaitlui-même parfaitement.

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Il venait de marier ses filles, l’une à un avo-cat du pays, M. Horatio Moore, et l’autre à unjeune négociant anglais nommé Murphy quil’avait emmenée à Londres, quand tout à couple beau-père mourut puis Mme Faragus ; puisles affaires déclinèrent rapidement… et unbeau matin Stephen-Melchior Faragus-Ansons’aperçut qu’il n’avait plus rien. Son usinemême ne lui appartenait plus, et tout le maté-riel servit à éteindre les créances.

Un autre aurait désespéré et se serait crutomber dans les plus profondes infortunes.Melchior Faragus pensa seulement qu’il étaitredevenu ce qu’il avait été, et qu’il redevien-drait ce qu’il venait d’être quand la fortune levoudrait bien. Il ne lui vint même pas à lapensée de s’adresser à ses deux gendres. Aucontraire, il se crut plus libre pour accomplirun grand dessein qui, dès longtemps, lui tenaitau cœur.

Quand il avait su lire, il aurait voulu tout sa-voir, quand il connut son pays pour l’avoir par-

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couru pauvre et à pied, il voulut connaître lemonde entier. Il avait espéré faire ce voyagetranquillement, richement peut-être ; mainte-nant qu’il n’avait plus rien, il ne s’effrayait pasde reprendre le bâton, de faire son grandvoyage à pied. Il voulait savoir voir. Appro-chant de la quarantaine, il se sentait dans laforce de son âge, et ne redoutait pas les fa-tigues qu’il avait surmontées dans sa jeunesse.

On était en 1838 ; Wilkes préparait son ex-pédition qui devait le placer, avec Dumontd’Urville, au premier rang des explorateurs dugrand continent antarctique. Melchior Faragus,grâce à son père, était quelque peu matelot ;c’était d’ailleurs un solide compagnon, un sa-vant, un homme d’expérience. Il fut admis sanspeine dans l’expédition ; et c’est ainsi qu’ilquitta l’Amérique, comptant bien n’y rentrerqu’après avoir vu le monde.

Il le vit en effet. Pendant six ans, il cou-rut,… on n’a jamais trop su par où ni comment.C’est l’époque mystérieuse de sa vie ; et elle le

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restera toujours, à moins que le digne hommen’ait laissé ses mémoires, ce qui paraît problé-matique…

Cependant, un jour... qu’on ne l’attendaitguère, il débarqua chez sa fille à Liverpool etne parût nullement étonné de la trouver entou-rée d’une nichée d’enfants dont le premier ap-prit bientôt à l’appeler son grand-père. Troismois après, il était auprès de M. Moore et d’unpetit-fils qu’elle lui avait donné.

On s’aperçut alors qu’il savait plusieurslangues, à peu près toutes celles de l’Europe,et quelques autres encore. Ses idées s’étaientétendues, et il semblait avoir besoin de se re-cueillir ; il n’en était pas près cependant.

Les Etats-Unis, en effet, étaient en grandémoi en cette année 1845. Il ne s’agissait derien moins que de la guerre contre le Mexique,et déjà le général Scott était prêt à entrer encampagne.

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Stephen-Melchior Faragus-Anson n’aimaitpas la guerre. Il la détestait à la fois commeyankee et comme savant. Mais il voulait voirle pays, étudier la nature, les gens ; d’ailleursil n’avait rien à faire, pas d’enfants à soigner,puisqu’ils avaient déjà leurs familles ; pas d’af-faires à gérer, puisque, grâce au ciel, il ne luirestait rien de sa fortune. Il partit.

Moitié soldat, moitié savant, suivant l’ar-mée, fusil sur l’épaule, la boîte à herboriser audos et marteau de géologue à la main, M. Fa-ragus fit toute la campagne ; et s’il échangeaquelques coups de feu avec les guérillas mexi-caines, il ne cessa néanmoins pas un instantd’observer, d’étudier, d’apprendre.

Chacun sait que cette guerre de trois ansamena la prise de Mexico, l’occupation d’unegrande partie du pays et l’annexion, à la grandeconfédération, de tous les immenses pays si-tués au nord du Rio-Gil et du Rio-Grande-del-Norte. Parmi ces nouveaux États se trouvait laCalifornie, et, dans l’année 1848, un bruit cou-

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rut le monde que l’on y avait trouvé de l’or. Ilne faut donc pas nous étonner de rencontrerStephen-Melchior Faragus en quête d’une desplus étourdissantes nouveautés du siècle.

L’amour du gain n’entrait pour rien dansce nouveau voyage qu’avait entrepris l’étrangehomme car il cessa bientôt de travailler aprèsavoir acquis une assez modeste somme ; mo-dique aisance, on peut le dire, auprès des for-tunes qui s’édifièrent là-bas en quelques jours !Cependant il resta là deux années tout en-tières, roulant sans doute quelque grand projetdans sa tête, car il passa ce temps à examinerà fond la valeur du pays, où se portaient alorstant d’émigrants avides et enthousiastes.

Quel pouvait donc être ce projet ?

En 1850, M. Stephen-Melchior Faragus-An-son quitta la Californie. En 1860, époque à la-quelle nous le retrouvons menant à Philadel-phie l’existence que nous avons décrite toutd’abord, il avait coulé sous lui, non sans gloire,

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quatre compagnies importantes. Décidémentses facultés administratives n’étaient pas à lahauteur de ses connaissances scientifiques.

C’est alors qu’eut lieu l’événement capitalde son existence ; il avait soixante-et-un ans.

Quel fut cet événement ? La suite nous l’ap-prendra peut-être. Toujours est-il qu’il quittaM. Moore, chez qui il s’était retiré après sesmalheurs industriels ; et, réunissant ses mo-diques ressources, il loua une petite maison àl’extrémité de la ville.

Dès ce moment, sa vie fut un problèmepour tous ceux qui, dans la cité affairée, eurentassez de temps à perdre pour s’occuper de lui.Au point du jour, le vieux Faragus sortait et fai-sait nu-tête le tour de la ville, à grands pas,l’air préoccupé. Il rentrait et ne sortait plus quepour aller prendre ses repas. Seulement on re-marquait qu’il se tenait toujours dans la grandepièce qui, située sur la façade de la petite mai-son, lui servait de cabinet, de bibliothèque, de

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laboratoire. Mais, le soir venu, on était sûr devoir toujours de la lumière aux vitres dépoliesd’un appentis qu’il avait fait construire ; et,bien avant dans la nuit, on entendait du bruitdans le réduit mystérieux, dont la grande che-minée fumait presque sans cesse.

D’ailleurs nul n’entrait jamais chez levieillard, personne ne frappait à sa porte, sice n’était de temps à autre quelque employé,quelque ouvrier d’un certain métallurgiste dela ville, avec qui M. Faragus semblait s’être liédepuis peu. Mais jamais l’homme ainsi envoyéne franchissait le seuil de la porte ; il arrivaitportant sur son épaule ou trainant sur une pe-tite voiture un paquet fort lourd et le déposait,sous les yeux du maître du logis à l’entréemême de la maison. Ces paquets, au reste, nesemblaient pas contenir des choses très mysté-rieuses, car ceux qui avaient pu y jeter un fur-tif coup d’œil n’y avaient vu que des massesde métal tantôt brutes, tantôt d’une forme ru-

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dimentaire, sans caractère qui pût faire devinerquelle devait être leur destination.

Il était évident cependant que M. Stephen-Melchior Faragus-Anson préparait et combi-nait quelque chose…

Son existence s’écoulait ainsi, affairée, sansun moment perdu pour ce travail dont tout lemonde ignorait la nature.

Les événements extérieurs ne l’occupaientplus : la grande guerre de la sécession, plusgrave, plus terrible que toutes celles qu’il avaitvues, vint troubler et épouvanter toute l’Amé-rique : elle ne le dérangea pas une seconde deson travail persévérant. À peine le quittait-ilde temps à autre pour un voyage de quelquesmois ou de quelques semaines, dont personnene connaissait le but, mais qu’il accomplissait,contre sa coutume, avec un attirail de volumi-neux bagages, où, tout naturellement, aucunne pouvait jeter un regard indiscret. Les an-nées passaient sur la tête blanchie du vieux

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yankee : il ne paraissait pas s’en apercevoiret redoublait d’ardeur à mesure qu’il semblaitplus près du repos éternel.

Tout changeait pourtant autour de lui.

Son gendre l’Anglais était mort, laissant àses cinq fils une fortune très considérable ;tous d’ailleurs étaient dans la force de la jeu-nesse, et l’aîné, le docteur Edward Murphy,était déjà un homme de trente ans, d’unegrande instruction, et surtout d’une grande ha-bileté en affaires.

Tout au contraire, l’autre gendre de Mel-chior Faragus, M. Horatio Moore, était ce quel’on peut appeler une véritable rareté en Amé-rique. Bien qu’avocat, il était honnête hommeet il l’était demeuré toute sa vie. Aussi était-ilresté pauvre. Du moins il avait donné à son filstoute l’instructif qu’il pouvait recevoir.

Sous l’œil de son grand-père qui s’occupaitde lui dans l’intervalle de ses grands travaux,le jeune Abraham Anson-Moore était devenu

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de bonne heure un ingénieur de premier ordre.C’était un garçon froid, taciturne et sérieux ;sa figure avait une expression concentrée quilui donnait à la fois un singulier cachet d’éner-gie et de dissimulation, de calme extérieur etde travail latent. On sentait qu’il devait êtreégoïste, mais qu’il était à coup sûr intelligent,tenace et hardi.

Depuis que le grand-père s’était retiré de lavie commune, Abraham était le seul qui péné-trât dans son réduit. Encore même, à supposerqu’il cherchât à en découvrir le mystère, est-iljuste d’avouer qu’au bout de près de dix ans iln’était pas plus avancé que le premier jour.

Or, il arriva – c’était le 13 décembre 1869, –que le jeune homme qui, la veille encore, avaitété voir son grand-père, vint frapper à sa porteet ne reçut pas de réponse. Il sonne, il appelle :rien !… frappe aux fenêtres, au laboratoire, àl’atelier, rien !

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Il court chez lui, inquiet, ramène sa famille,un serrurier : on ouvre la porte, on entre. Oncherche par toute la maison : le vieux Faragussemblait avoir disparu.

Enfin, Abraham arrive à l’entrée de ce mys-térieux atelier où personne n’avait jamais misle pied que son grand-père, il hésite : une sortede vénération l’arrête sur le seuil. Entrera-t-il ? que va-t-il voir ? Il frappe un coup timide,faible. Rien ne répond.

Anxieux, il frappe plus fort, puis plus fort :toujours même silence. Il n’y tient plus, ilouvre la porte et se précipite… mais il pousseun cri et s’arrête...

L’atelier du père Faragus était une pièce demoyenne grandeur, presque encombrée d’éta-blis, de fourneaux, d’alambics, d’instrumentsde toute espèce, et qui eût rappelé à s’y mé-prendre quelque refuge d’alchimiste du moyenâge, si les instruments de mécanique les plusperfectionnés n’étaient venus révéler le dix-

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neuvième siècle. Au fond se trouvait une petiteforge, et une foule d’appareils divers, mélangéssur des rayons, cachaient la nudité des murs.Au reste, de nombreuses machines d’uneforme surprenante, des ustensiles dont aucunsavant n’eût pu définir la destination sevoyaient çà et là, épars dans cette salle, quisemblait renfermer presque autant de pro-blèmes que d’objets.

Mais ce n’était pas cet assemblage bizarrequi arrachait au jeune Anson-Moore l’exclama-tion d’effroi qui avait attiré toute la famille.

Devant une petite table, chargée de diversobjets, M. Stephen – Melchior Faragus était as-sis dans un grand fauteuil, un rocking-chair, oùil aimait se balancer tandis qu’il lisait un livrede science. Sa tête était renversée par-dessusle dos du fauteuil, sa face toute pâle, les che-veux éparpillés ; un bras pendait vers la terre ;l’autre main, crispée sur la table, entre deuxflacons brisés et une balance renversée, tenait

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un fil qui se trouva aboutir à une pile électriqueposée sur un rayon attaché au mur.

Le vieillard était mort !

Comment ?... Le désordre des objets poséssur sa table semblait indiquer un accident sur-venu dans une manipulation dangereuse. Ce-pendant le calme de son attitude paraissait in-diquer qu’il n’avait pas souffert, et qu’il s’étaitsimplement renversé en arrière en rendant ledernier soupir. Avait-il donc succombé à unedécharge électrique épouvantable ? Commentn’en voyait-on aucun indice ?…

Telles étaient les pensées qui s’agitaientdans la tête d’Abraham Anson-Moore. Le dignegarçon aimait son grand-père ; mais son natu-rel sec et froid avait bientôt pris le dessus, et,puisqu’après tout le bonhomme était mort, lejeune ingénieur trouva peut-être assez inutiledes lamentations qui ne le rendraient pas lavie.

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Du reste, il n’était pas d’un esprit à s’oublierlui-même pour qui ou quoi que ce fût ; et, danscette maison toute pleine des cris et du déses-poir de sa mère, il se mit à fureter en chaquecoin.

Tout ce qu’il voyait dans l’atelier excitad’abord beaucoup sa surprise. Il n’y compre-nait rien ; et nous ne nous égarerons pas aveclui dans ce dédale où sa science et sa perspica-cité étaient à tout moment confondues.

Mais tout en faisant sa tournée, il remarquadans le mur une porte basse assez peu visible,et qui avait d’abord échappé à ses yeux. Tour-ner le bouton, ouvrir, fut l’affaire d’un instant ;et l’étonnement le fit rester sur place.

Dans ce réduit étroit était une sorte de sca-phandre en cuir de phoque ou de marsouin,surmonté d’un casque rond en métal brillantcomme de l’or, et dont la partie antérieure,construite en cristal, faisait jaillir mille refletsdans l’ombre. À côté, une sorte de chariot à

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roulettes très petites, sur lequel étaient rangésde gros cylindres ; auprès, une pompe parti-culière ; puis divers appareils plus petits ; puisdes câbles lovés ; puis des tuyaux de caou-tchouc : enfin tout un attirail d’une forme par-faitement nouvelle, mais que l’ingénieur recon-nut au premier coup d’œil comme destiné à unplongeur. Au-dessus, sur une petite plaque decuivre, se lisaient ces mots élégamment gra-vés, comme par un amateur complaisant : TheFaragus Diver.

Ce que nous traduirons en français par leplongeur Faragus.

Le jeune homme ne se livra pas à un longexamen de cette merveille. Une intuition se-crète lui fit-elle pressentir quelque chose ? Ilréfléchit un instant, puis referma la porte, et semit à chercher avec soin dans l’atelier, ouvrantles tiroirs des tables et soulevant les amas depapiers. Quelques minutes après, il revint de-vant cette petite porte, tenant dans une mainun pot à colle et dans l’autre un rouleau qui

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n’était autre qu’un reste de la tenture de l’ap-partement. En un clin d’œil, le bouton de laporte tomba sous un coup de marteau, et celle-ci, y compris les jointures et les vides du hautet du bas, fut couverte de papier brun à fleursnoires, qui tapissait le reste de l’atelier.

M. Abraham Anson-Moore avait-il son idée,ou soupçonnait-il quelque chose !...

Pendant cette scène rapide et significative,le corps du vieux Faragus était étendu sur sonlit où on l’avait transporté. Un médecin et unofficier de police étaient venus constater le dé-cès et visiter la personne du pauvre savant ;Abraham se trouvait maintenant avec eux, lafigure légèrement agitée, soit de chagrin, soitdes sentiments étranges qu’avait dû faire naîtreen son âme l’action tant soit peu louche qu’ilvenait de commettre…

Quelle ne fut pas son émotion quand l’offi-cier de police qui examinait le portefeuille du

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mort en tira une lettre, la remit à son père, enlui disant :

— Lisez tout haut, s’il vous plaît ; ceci estpour vous tous.

M. Moore, d’une voix entrecoupée, lut ensanglotant ce qui suit :

Philadelphie, le 12 décembre 1863.

« Mon bon Horatio,

« Je suis né le jour où est mort le généralWashington, le 12 décembre 1799 ; j’ai au-jourd’hui soixante-dix ans. Grâce au ciel, jesuis encore solide ; ma santé est bonne et jetravaille. Mais nul n’est maître du destin ; et,sans avoir atteint un âge qui doive me montrerla mort déjà à ma porte, je suis du moins assezvieux pour ne pas compter indéfiniment surle lendemain. J’écris donc ces quelques lignes,que je veux porter toujours avec moi, afin que,s’il m’arrivait malheur, vous puissiez trouver

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sur moi-même l’expression de mes dernièresvolontés.

« Au cas où la mort viendrait me prendresans que j’eusse le temps de faire d’autres dis-positions, voici ce que je désire de vous.

« Vous ferez immédiatement mettre lesscellés sur mes papiers de toute espèce et surla porte de mon atelier. Je désire qu’ils nesoient levés qu’à l’arrivée de mes petits-filsMurphy, que vous ferez venir sur-le-champd’Angleterre.

« Devant eux et devant Abraham, il serafait lecture de mon testament et des pièces quil’accompagnent. Vous trouverez tout cela chezHarrison Hawlworth, mon conveyancier, quevous connaissez bien.

« Je prie le ciel que ces précautions soientinutiles et qu’il ne me retire pas brusquementd’au milieu de vous. Mais, si ce vœu ne s’ac-complissait pas, du moins je vous donne ici

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sous sa garde, vous, mes chères filles et leursenfants.

« Votre père,« STEPHEN-MELCHIOR FARAGUS-ANSON. »

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mon dernier adieu, et je prie Dieu qu’il vous ait

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V. – Le testament de Faragus.

… L’heure est bonne :La science, aujourd’hui, n’a plus rien qui

l’étonne ;Elle a le feu, les vents et les flots pour sujets !

Vte de BORNIER.

… Le docteur Edward Murphy se leva, pritla liasse énorme que lui tendait le conveyancier,la délia, et ouvrit le cahier qui se présenta lepremier. L’enveloppe portait ces mots :

« Ceci est mon testament, S. M. Faragus A.– 1er décembre 1868. »

Le docteur lut ce qui suit, au milieu de l’at-tention religieuse de toute la famille :

« Je lègue le peu que je possède à mon pe-tit-fils, Abraham Anson-Moore, parce qu’il est

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pauvre ; mais je vous laisse à tous, à tous en-semble, quelque chose de plus beau qu’un peud’or ou un peu de terre, une conquête qui vouspermettra de changer la face du monde, et dedevenir plus grands qu’aucun homme ne le se-ra jamais.

« Go ahead ! En avant ! Telle doit être la de-vise de la science. Tel est, le but que j’ai pour-suivi.

« Après trente ans employés à connaître lemonde et à conquérir cette science qui letransformera, j’ai consacré ma vieillesse à l’ac-complissement d’une idée utile. J’ai mûri cetteidée dans la retraite ; à vous de l’exécuter augrand jour ! Écoutez :

« L’homme possède-t-il vraiment la terre ?

« Il n’en occupe que la cinquième partie,morcelée, assiégée de toutes parts par leseaux, et échancrée profondément par elles.

« La mer et la terre s’entrelacent de tellesorte que, là où l’une est un chemin, l’autre de-

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vient un obstacle. Un isthme qui sépare deuxmers arrête et gêne le commerce ; un détroitentre deux continents est une entrave tout aus-si grande.

« L’homme ne sera véritablement maître desa planète, que quand il aura brisé ces entravesque la nature oppose à l’échange universel desrichesses et des idées, que quand il pourra tra-cer et suivre sur le globe toutes les routes né-cessaires à la satisfaction économique et ra-pide de tous ses besoins.

« Il a déjà compris cet avenir, et les effortsqu’il tente sur certains points de la terremontrent qu’il commence à l’entrevoir. Je vi-vrai peut-être assez pour voir la mer Rougeet la Méditerranée se joindre à travers le dé-sert. Mais qu’est cela, mes enfants, auprès dece qu’il faudrait faire ?

« Au lieu d’un mince travail d’ingénieurssur un isthme ou sur un détroit, il faut qu’unevaste entreprise embrasse le monde, et, ou-

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vrant de toutes parts en lui des routes nou-velles, fasse disparaître de sa surface ces éter-nelles entraves qui parquent les nations et lesempêchent de s’élancer l’une vers l’autre : lesIsthmes et les Détroits.

« Je crois – et je ne puis me tromper – quetel est le plus grand ouvrage qu’il soit donnéaux hommes d’accomplir, l’œuvre la plus gran-diose qu’ils puissent exécuter ! C’est là ce quej’ai rêvé : c’est là ce que vous ferez !…

« Ne vous embarrassez tout d’abord ni desmoyens, ni des détails de l’exécution ; j’y aipourvu. Ce qu’il faut avant tout, c’est que jevous fasse comprendre le plan d’ensemble decette œuvre gigantesque.

Jetez un regard sur l’Europe, puis faites, parpensée, disparaître le Pas-de-Calais, Gibraltaret le Bosphore. Voyez-vous l’Angleterre et laFrance, et par la France toute l’Europe, s’unis-sant, en dépit des flots, dans un même essorcommercial, industriel, civilisateur ! Voyez-

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vous la civilisation de l’Europe débordant surl’Afrique et sur l’Asie, venant secouer, par-des-sus la mer, la torpeur des enfants de Maho-met !

« Poursuivons ! L’isthme de Suez percé toutà l’heure, et les vieilles colonnes d’Hercule quenous franchirons d’un seul pas, ouvrentl’Afrique, et la livrent au torrent de la civilisa-tion.

« Voyez maintenant l’antique Asie ! Par lamer Rouge, ouverte à ses deux extrémités, parle Bosphore, qui cesse d’être une limite, les na-tions de l’Europe viennent y puiser la richesse,et y porter la vie et le mouvement. Puis de là,à travers le grand chemin de l’océan Pacifique,elles viennent trouver notre Amérique, trans-formée, elle aussi, de fond en comble.

« Quelle que soit la rapidité des cheminsde fer, un vaste continent reste un obstacle aucommerce, tout comme une vaste mer. Le prixélevé des transports au moyen des voies fer-

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rées leur fait préférer les rivières, toutes les foisque les matières transmises et les besoins de laconsommation s’accommodent de ces voyageslents, mais économiques. Le manque de com-munication entre les bassins des grandsfleuves est donc un obstacle considérable auxéchanges et à la civilisation.

« Dès lors, quand des rivières de bassinsdifférents coulent à peu de distance l’une del’autre, la portion de terre qui les sépare doitêtre considérée comme un véritable isthme.Comme telle, je lui déclare la guerre ! Elle seracoupée ! Les nations européennes l’ont com-pris… Voyez le canal Ludwig, qui fait commu-niquer le Rhin et le Danube ; voyez le mer-veilleux système des canaux de la France…Chez nous aussi, deux canaux magnifiquesjoignent le lac Érié au Mississipi et à l’Atlan-tique…

« Est-ce donc là, mes enfants, tout ce quipeut être, tout ce qui doit être, tout ce qui se-ra ?

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« Non.

« On achève en ce moment la grande voieferrée qui joindra l’Atlantique au Pacifique,New-York à San-Francisco ; mais je vois man-quer à l’expansion humaine la route par eauqui joindra aussi l’Atlantique et le Pacifique àtravers notre territoire !

« Un isthme l’empêche de s’ouvrir : lesMontagnes-Rocheuses.

« Sans doute les Montagnes-Rocheusessont un obstacle terrible ; mais il peut êtredompté : il le sera ! Le point abordable est lecol qui s’ouvre à pied du pic de Montana, surles confins des deux districts de Montana etd’Idaho. Le passage se trouve encore à unehauteur effrayante pour qui songerait, avec lesmoyens ordinaires, à y établir un canal, cher-chez cependant parmi mes papiers : le cartonn° 38 vous donnera les plans, devis, descrip-tions et instructions nécessaires, pour faire ar-river les canaux comme il vous plaira, soit en

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coupant le col, soit en passant dessous : les cir-constances guideront votre choix.

« L’exécution de ce projet changera la facede la Confédération, et y fera naître une vienouvelle.

Comme chemins de rivières les Etats-Unissont le pays le plus favorisé du monde. Le Mis-sissipi et les grands affluents mettent en com-munication les deux tiers de son territoire. Lesdeux canaux actuellement existants relient àce bassin central le versant de l’Atlantique. Ilne reste plus qu’à lui rattacher celui du Pa-cifique pour compléter le merveilleux réseaudont la nature a doté notre territoire.

« Descendons vers le Sud.

« Voilà cet isthme de Panama, qui semble,par ses marais, ses montagnes, ses forêts tour-beuses, désespérer les efforts de l’humanité.Où voulez-vous qu’il cède, enfants ? Adoptez-vous le projet du canal de Darien. Préférez-vous le canal projeté dans l’isthme lui-même ?

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Aimez-vous mieux, au contraire, le passage parle Nicaragua, ou mieux voulez-vous créervous-même un nouveau projet, et exécutervotre ouvrage sur quelque point plus favo-rable ? Libre à vous ! Fiez-vous à moi : rien nevous arrêtera ; l’isthme sera vaincu, et les deuxOcéans se joindront entre les deux Amériques.

« Venons à l’Amérique du Sud.

« N’est-elle pas sillonnée de fleuves im-menses, magnifiques routes qu’il n’y aura pasà entretenir ? Pour en compléter l’ensemble,nous n’avons qu’à imiter la nature. Elle-même,par le bras commun du Cassiquiari, a fait com-muniquer l’Orénoque au Rio-Negro, et, par lui,à l’Amazone. Là, chez nous, ne semble-t-ellepas inviter l’homme à faire communiquer tousles bassins du continent au bassin principal ?Ici, le Mississipi ; là-bas, l’Amazone.

« Si vous examinez attentivement la cartede l’Amérique du Sud, mes enfants, vous n’yverrez qu’isthmes à percer ! À travers les

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vastes plaines couvertes des forêts viergescoulent d’innombrables fleuves dont lessources ne sont séparées que par de minceschaînes de montagnes : isthmes ! isthmes en-core !!...

« Remontez par la pensée le Rio-de-la-Plataentre Montevideo et Buenos-Ayres, puis le Pa-raná depuis Zárate, Paraná, Santa-Fé, jusqu’àCorrientes, puis le Paraguay à partir de cetteville, en passant devant Asuncion, Villa-RealTovego : vous sortirez à quelques lieues au-dessus de ce bourg des contrées relativementpeuplées de la Confédération argentine et de laRépublique du Paraguay, pour entrer dans lesforêts humides et solitaires des provinces bré-siliennes du Paraná et du Matto-Grosso.

« Poursuivez cependant en remontant tou-jours le cours immense du Rio-Paraguay ; dé-passez les forts Borbon et Miranda, puis leschétifs établissements d’Albuquerque et deMenela ; après une course de six cents lieuesdepuis la mer, en pleine forêt vierge, au milieu

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du pays des Bororos, vous trouvez le confluentd’une rivière, le rio Sipoïnba, qui vient se jeterdans le Paraguay. À l’ouest de cette rivière,s’élève une petite chaîne de montagnes : unisthme !…

« Vingt-cinq lieues à peine séparent le Rio-Sipoïnba du Rio Itenes ou Guaypré, qui passeà Villa-Bella, la capitale de Matto-Grosso, etqui est un affluent du Rio-Madeira. Celui-ci,l’un des plus grands fleuves du monde, vient,après six cents lieues de parcours, tomber dansl’Amazone près de Villa-Nova de Rainha, àdeux cents lieues au-dessus de Para. Qu’un ca-nal de vingt-cinq lieues soit ouvert entre le Rio-Itenes et le Rio-Sipoïnba, et les deux énormesbassins du Rio-de-la-Plata et de l’Amazonesont unis au milieu même du grand continentsud-américain !

« Plus tard, pour compléter l’œuvre, il fau-dra sans doute relier également à l’Amazone lebassin du San-Francisco : les points de rappro-chement abondent, ce sera un isthme à choi-

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sir. Sans doute aussi faudra-t-il relier l’Ama-zone à l’Océan Pacifique. Je sais bien que lesAndes, au premier coup d’œil, paraissent in-franchissables ; mais peut-être n’est-il pas im-possible d’en venir à bout, soit directement,soit en élevant l’eau sur leurs terrasses succes-sives. Voyez mon Mémoire, n° 41.

Je ne vous parle pas, mes enfants, deslignes ferrées qui, plus tard, doivent traverserces forêts inconnues, et qui supposent desponts sur ces cours d’eau géants, où l’idéemême d’en établir semble actuellement peut-être insensée. J’ai voulu seulement vous mon-trer comment l’idée grandiose que je vouslègue embrasse le monde et comment son exé-cution doit en renouveler la face… Elle se ré-sume en ceci :

« Que tout détroit soit en même temps unisthme, que tout isthme soit coupé d’un détroit.

« Telle est l’IDÉE !…

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« Vous venez d’en suivre le plan général.Écoutez maintenant comment elle doit êtreexécutée !…

« Un simple coup d’œil jeté sur le contenude mes cartons, nos 4 à 30, fera connaître lenombre de milliards que nécessite monœuvre ; c’est plus qu’il n’est donné à la plusriche nation d’en réunir.

« Cependant, l’énormité de la somme, quiatteindra près de cent milliards, doit vous faireréfléchir et vous convaincre qu’en vous don-nant le moyen de conquérir ces richesses, jevous impose, par le fait même, l’obligation deles employer à l’entreprise qui fera du nom deFaragus l’Américain celui de l’un des bienfai-teurs de l’humanité !

Que ferait, en effet, celui qui, possesseurd’une si énorme quantité du numéraire ou dematières précieuses, la jetterait sur le champde la circulation ? À coup sûr il provoqueraitdans le monde entier une révolution écono-

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mique dont les conséquences échappent àtoute prévision ; et presque aussi certaine-ment, en devenant un fléau pour ses sem-blables, il détruirait – l’insensé ! – sa proprefortune par une dépréciation subite et univer-selle de cet or sur lequel elle serait fondée.

« Des travaux, au contraire, une fois effec-tués, représentent une valeur stable, constanteet permanente. Le possesseur des trésors im-menses dont je vais vous parler devra donc, detoute nécessité, les employer à ces grandes en-treprises, qui, ne les faisant entrer que peu àpeu dans la circulation, ne troubleront nulle-ment le monde, mais le rendront tout entier tri-butaire des possesseurs de ces travaux.

« Telle est la position que je vous lègue, pe-tits-fils de Faragus !

« Votre devoir, maintenant, est tout tracé.

« Étudiez les cahiers ci-joints, j’y ai consi-gné les devis et plans détaillés d’un certainnombre de ces grands travaux que vous devrez

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exécuter ; j’y joint des instructions généralespour chacun des autres.

« Ponts ou canaux, détroits ou isthmes,tous grâce aux moyens que j’ai découverts,n’offriront dans l’exécution d’autres difficultésque les sommes immenses qu’ils coûteront. Àceci j’ai pourvu.

« La mer nous fournira de quoi la dompterelle-même.

« La mer renferme des richesses qui vousappartiennent sans conteste, puisque leshommes ne savent ou ne peuvent les exploiter.Je ne vous parle point ici des trésors qu’ilsont eux-mêmes laissé tomber dans ses profon-deurs.

« Qu’est-ce que cinq cents millions quevous iriez pêcher dans la rade de Vigo auprèsde ce qu’il vous faut ? Qu’il y ait deux milliardsde tonnes d’argent et d’or monnayés au fondde la mer, qu’est-ce que cela nous fait ? Cen’est point à nous d’aller courir après ces

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épaves et glaner à grand’peine, çà et là, desressources si incertaines !… Non, vous avezmieux faire. La nature va vous fournir d’inépui-sable richesses ; vous n’aurez qu’à choisir !

« Les mines que l’on exploite sur la terre n’ysont pas exclusivement renfermées. L’abaisse-ment subi qui forme les rivages des mers,coupe les terrains, en met à nu les couches di-verses, et des filons inexplorés viennent affleu-rer au fond des eaux. C’est cela qui vous appar-tient !…

« Au lieu d’extraire péniblement un mineraid’où on ne fait sortir l’or que par un immensetravail, vous trouverez le métal à l’état natif, enfilons saillants aux parois des roches désagré-gées et lavées par les flots de la mer dans lesaffleurements sous-marins des mines de la Ca-lifornie et de l’Australie.

« Le diamant ! vous le ramasserez à votreaise sur les affleurements sous-marins des gi-sements de l’Afrique australe.

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« Je ne parle ni du corail ni des perles ; cesdernières surtout demandent trop de temps etde soin. Les diamants et l’or : telles sont vosgrandes ressources. Je laisse, dans les fasci-cules 40 à 50 de mes papiers, les indicationsexactes de certains affleurements que j’ai pudéterminer moi-même.

« Les diamants de l’Afrique australe, parexemple, fleurent très exactement par27° 49’ 6” latitude sud et 32° 49’ 8” longitudeest du méridien de l’Île-de-Fer.

« Les gisements sous-marins des côtes ca-liforniennes sont également indiqués avec pré-vision dans mes papiers.

« Allez donc de l’avant, mes enfants, goahead ! Vous avez devant vous des ressourcesinépuisables. Il ne s’agit que de vous en rendremaîtres ; mon œuvre, sans cela, eût été incom-plète. Je vous en ai préparé le moyen.

« Le problème à résoudre était celui-ci :trouver un appareil qui, sans gêner en rien les

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mouvements du travailleur, lui permette dedescendre au fond de la mer et d’y demeurer àn’importe quelle profondeur pendant un tempsquelconque. Ce problème, je l’ai résolu. « Pre-nez parmi mes papiers le carton qui porte lenuméro 51 ; il contient la description complèteet détaillée de l’appareil, les moyens de l’exé-cuter et les instructions nécessaires. Le Fara-gus-Diver n’est ni un scaphandre tel que ceuxdéjà faits, ni une cloche à plongeur, ni rien quiait été inventé jusqu’ici quoi qu’il réunisse lesavantages de toutes les découvertes modernes,qu’il les complète.

« J’espère d’ailleurs, mes chers enfants,avoir encore assez de vie pour réaliser ici-bas,non plus des formes imparfaites comme mespremiers essais, mais le type et le modèle com-plet du Faragus-Diver. Dès demain je me metsà l’œuvre, consacrant à cette réalisation toutce qui me restera d’existence, vous laissant lesoin de réaliser après moi l’idée de Faragus. Le

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travail convient encore aux vieillards, mais leslongs desseins ne sont plus de leur âge !

« Courage, enfants ! c’est mon dernierconseil. Dieu vous bénisse ! c’est mon derniersouhait.

« Fait à Philadelphie, le 1er décembre 1868,dans la soixante-neuvième année de mon âge,et confié aux bons soins de M. Tobias Hawl-worth, conveyancier en cette ville, pour être,après mon décès, remis à mes petits-fils Ed-ward, James, Samuel, Athelstan, Richard Mur-phy et Abraham Anson-Moore.

« Leur grand-père,« STEPHEN-MELCHIOR FARAGUS-ANSON. »

* * *

La lecture de cet étonnant document futsuivie d’un profond silence.

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Les frères Murphy se regardaient, incer-tains entre l’enthousiasme, l’étonnement, l’ad-miration et le doute.

Leur cousin Abraham, au contraire, n’avaitlaissé paraître sur son froid visage aucuneémotion d’aucune sorte. Dès le commence-ment de la lecture, il avait tiré un crayon de sapoche et s’était mis à prendre des notes sur uncahier ouvert devant lui. Quand tout fut fini, ilse leva ; et, rompant le premier le silence :

— « Cousin Edward, dit-il, voilà vraimentde superbes choses. Vous avez à courir la plusbelle chance qui se soit jamais offerte à unhomme. Quant à moi, je vous l’abandonne…Tous mes vœux vous suivront dans une aussigrande entreprise, mais je ne suis pas si ambi-tieux ; le peu de bien que me lègue mon grand-père me suffiras sans doute comme il lui a suf-fi… Me permettrez-vous cependant de jeter uncoup d’œil… peut-être… sur ces papiers, queje vous cède de grand cœur ?...

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……

……

« En vérité, pour un ingénieur, c’est cu-rieux, très curieux…

« Adieu, mes chers cousins. Bonnechance ! »

……

Puis, toujours avec la même expressioncalme et froide, il prit son chapeau, les salua etsortit.

(À suivre)

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CHAPITRE VI

LE GRAND TROU

Quibus est debout sur mon lit au milieu del’alcôve ; il prétend qu’il ne peut me parler quequand il est plus haut que son auditoire. Deplus, il a pris soin d’enlever l’abat-jour et dehausser la mèche de la lampe, afin, dit-il, d’yvoir clair pour parler. Cette disposition est at-taquée avec une vigueur extrême par ceux quiaiment à siroter la bière de la mère Grimblotdans un demi-jour discret prêtant aux mys-tères d’une veille intermittente. Enfin les mur-mures s’avisent : les grincheux se cachent ausecond plan derrière les autres, les pipesfument, le vent siffle au dehors, et madame Po-potte profite de ce moment solennel pour four-rer une bûche dans le poêle.

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— Est-ce que ce n’est pas Quibus qui causece soir ?

— Lui-même, Messieurs, si vous le voulezbien. Exorde par insinuation ! Messieurs, per-mettez-moi de réclamer toute votre amicaleindulgence pour les idées un peu subversivesque je vais émettre devant vous. Ce n’est qu’entâtant le nouveau, qu’on arrive à s’en rendremaître… Et qu’il livre ses secrets…

— Allez-y donc vite ! Voyons…

— J’y viens.

— Comment cela s’appelle-t-il bien ?

— Le Grand Trou.

— Oh ! Oh !

— Messieurs, du jour où des expériencesdirectes ont permis de constater que la tem-pérature s’accroissait régulièrement d’un degrépar trente mètres de profondeur, à mesure quel’on s’enfonçait dans l’intérieur de la terre, on adû chercher la cause de ce phénomène. L’idée

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la plus simple et la plus naturelle était quela température augmentait parce que plus ons’enfonçait, plus on s’approchait d’un feu cen-tral. Cette hypothèse semblait se confirmer parl’existence des volcans et la science crut avoirla presque certitude que le noyau central denotre globe était une masse de matière en igni-tion, maintenue à une effroyable température,puisqu’un calcul bien simple montre que le ferdoit entrer en fusion à 40 kilomètres de nospieds, en ligne droite, si la loi de températurecroissante est vraie.

— Cette loi est-elle exacte ?

— C’est là justement ce qu’il est jusqu’àprésent impossible de dire, car les profondeurssur lesquelles elle a été vérifiée, sont si mi-nimes – quoique ce soient les plus grandesauxquelles ait encore pu éteindre l’homme, –que l’on n’est pas certain que le chiffre de 1 de-gré par 30 mètres soit absolument exact.

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— Ne faudra il-il pas, en outre, tenir compteet grand compte des variations possibles etprobables de conductibilité des roches souter-raines et autres matières interposées ?

— Quoi qu’il en soit, vous tous comme moi,depuis notre enfance, nous avions foi dans levolcan dormant sous nos pieds. Cette idéed’avoir froid sur un réchaud semblable nousdonnait du cœur au ventre… Patatras !… voilàencore une croyance démolie !…

Un démolisseur est venu depuis une ving-taine d’années qui sape de son mieux la conso-lante croyance du noyau incandescent. M.Hopkein, – cela ne pouvait venir que d’un An-glais, ce peuple est sans pitié !… – M. Hopkeindonc, passe ses loisirs à nous démontrer, parune suite de mémoires, que la croûte terrestre– ce petit morceau de carton qui nous empêchede nous rôtir les talons – est beaucoup plusépaisse que ne veulent l’admettre la plupartdes géologues !

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— Franchement, je n’y vois pas d’inconvé-nients !!

— Un peu plus, un peu moins, ce n’est pasmoi qui contredirai ces aimables démolisseursdes croyances de ma jeunesse. Ce bon M. Hop-kein prétend que si nous avions le noyau li-quide aussi développé que les ignorants demon âge le prétendent, la terre ne tourneraitpas sur son axe comme elle y tourne ; il pré-tend aussi que l’aplatissement de notre terreaux pôles, l’attraction du soleil et puis celle dela lune aidant, tout cela nous perturberait à untel point que nous irions tout de travers.

Vous, comme moi, aimez mieux en avoirpeur que d’y aller voir ! C’est pour cela que jevous ferai grâce d’une foule d’épures qui, sousdes noms sauvages, hérissent ces mémoirespeu destinés à la vulgarisation d’une scienceaussi élevée. Bref ! car je veux conclure avecM. Hopkein, il ne peut pas faire moins que denous demander, au lieu de nos anciens 40 kilo-

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mètres, au moins le quart ou le cinquième durayon de la terre !

— C’est rude, savez-vous ?…

— Accorder comme cela à un savant, quinous demande, sans crier gare, le quart ou lecinquième d’un rayon terrestre… cela de-mande réflexion et on a bien le droit d’y regar-der à deux fois !

Le rayon de la terre ?… Mais, dans montemps, on nous assurait, que en nombre rond,cela pouvait bien avoir 1500 lieues. Et le tiersde 1500 lieues, c’est 500 lieues… Peste !!! monbrave homme, vous croyez que le premier ve-nu, là, entre la poire et le fromage, va vousconcéder comme cela de son propre mouve-ment, 500 lieues de bon terrain, en droite ligne,toujours en descendant… vers le centre de laterre ?… Allons donc !

Enfin, après m’être longtemps consulté– comme je suis bon prince, au demeurant, –j’allais y consentir, lorsque voilà un autre mon-

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sieur, un autre Anglais, un M. William Thom-son, qui me lance un mémoire sur la rigidité dela terre. Horreur !!… celui-ci était bien pis quel’autre – tout empire dans ce monde ! – il n’ad-met pas que le noyau liquide incandescent denotre planète puisse être supérieur à un sep-tième du noyau terrestre… Ô honte, ô abo-mination ! nous n’aurions qu’un pauvre petitnoyau de 200 kilomètres de rayon ?… Ce n’estvraiment pas la peine, pour si peu, de croire àune chaufferette économique et perpétuelle.

Mais, voyez à quoi tient le bonheur ! Au-jourd’hui la sérénité est rentrée dans moncœur ! Car s’il y a des médecins tant pis, mêmepour notre pauvre planète qui n’en peut mais, ily a aussi les médecins tant mieux. Et mon mé-decin tant mieux s’est levé.

Ce médecin-là, c’est M. Delaunay, – unFrançais du moins, – un compatriote. Il a em-poigné fortement MM. les Anglais, et de flui-dité en viscosité, de rotation brusque en mou-vement lent, d’expériences en conclusions, de

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ballons en particules, il leur a démontré, claircomme eau de roche, qu’ils n’y connaissaientrien, que leur théorie n’avait pas le sens com-mun et que le noyau central restait toujours unpetit noyau respectable recouvert seulementde 40 kilomètres de cendre, pour ne pas nousbrûler les orteils.

— Vive la science, qui me ramène mescroyances consolantes ! et vivent les savantsqui maintiennent le bon droit solide et im-muable !

— Après cela, il y aurait peut-être unmoyen d’y aller voir et de mettre ces bravessavants d’accord ; ce serait de percer le grandTrou, le fameux trou de M. Babinet.

— Ah ! oui… Écoutez !

— Voyons !

— On fonderait, comme le rêvait M. Babi-net, la Société du Trou, dont chaque membrecreuserait un degré…

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— Je demande à faire le premier !

— Vous vous avancez beaucoup, madamePopotte !

— Croyez-vous ?

— … De l’escalier souterrain qui permettraien descendant plus ou moins de kilomètres,d’aller se chauffer gratis au fameux noyau. Àhuit ou dix lieues d’ici, on irait faire fondre tousses parents sous le prétexte fallacieux de leurguérir les engelures : mais on en reviendraitpeut-être soi-même un peu rôti. À cela près, ilfaut bien risquer quelque chose !

— L’idée du Trou… mais c’est une idée !Seulement ce ne sera pas trop, quand on lacroira mûre et quand on voudra en essayer laréalisation, que toute l’humanité y travaille for-tement et longtemps. Car enfin, nous sommestrès grands, très habiles et très forts ! Nous per-çons des isthmes de Suez, nous romprons bien-tôt celui de Panama, nous faisons un tas debelles choses, des chemins de fer, des canaux,

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et ceci, et cela… Mais ce sont des égratignures,pas plus !

— Quinze cents lieues de puits à creuser !

— Parlez-moi de cela !

— À la bonne heure, en voilà un tunnel…

— Des Alpes…

— Privilégié pour ne pas attraper desrhumes… de cerveau.

— Quinze cents lieues pour aller mettre lenez au centre de notre boule ronde !

— Et quand on sera là ?…

— Hé bien, on n’aura plus que quinze centsautres lieues à percer pour être passé de l’autrecôté !

— Mais, en attendant l’ouverture des tra-vaux, un obstacle me préoccupe. Où choisira-t-on l’emplacement de ce puits ?… Car enfin,l’emplacement n’est pas peu de chose. On peutse permettre de creuser un puits artésien de 5 à

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600 mètres de profondeur, c’est-à-dire d’un de-mi-kilomètre, et encore, cette opération n’estpas toujours facile, coûte fort cher et demandebeaucoup de temps, mais enfin, quinze centlieues, cela fait, en gros, 6 mille kilomètres,c’est-à-dire douze mille puits de Grenelle, lesuns au-dessus des autres !

— Douze mille ?

— Hélas ! Oui, à peu près…

— Décidément, il faudra recourir à un autremoyen et l’on devra laisser les puits artésiensde côté et employer une excavation ordi-naire…

— C’est évident.

— Dans ce cas, les fouilles, – en admettantqu’on soit bien sage et qu’on ramasse parfai-tement tous les petits cailloux, – ne peuventpas emporter moins de trois ou quatre dépar-tements en surface.

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— Mon cher Quibus, êtes-vous bien sûr dece que vous dites ? C’est stupéfiant !

— Mes enfants, je suis fâché, bien fâché devous agacer les nerfs ; mais j’ai calculé moncône de façon qu’il puisse laisser passer seule-ment, au sommet, un homme, un seul… C’est-à-dire qu’il offre 60 centimètres de vide à unmètre du sommet. Cela lui donne 250 lieues delarge à la surface de la terre.

— Mais cela emporte plus que la France !

— Je le sais bien. L’humanité entière se re-layant pendant des siècles arriverait à peine àcette œuvre gigantesque, et cependant, on nepeut pas s’empêcher de se laisser prendre uninstant au grandiose et à la simplicité de cetteidée : le Grand Trou !

D’un autre côté, il est probable qu’au jourvenu, alors que, ne faisant plus de guerres, lespeuples civilisés auront quelques économies,une nation voudra essayer d’avoir le cœur netde ces grandes questions. À notre avis, la tâche

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sera beaucoup moins considérable que nousle craignons, parce qu’on arrivera assez vite àune profondeur à laquelle le problème se ré-soudra de lui-même. Je suis persuadé qu’à unequinzaine de kilomètres, on saura déjà beau-coup de choses aujourd’hui inconnues, maisqu’il sera difficile sinon impossible d’aller plusavant…

Et encore, pour en arriver là, il faudra dé-penser beaucoup de temps, beaucoup d’argentet beaucoup de place !

— La conclusion ?

— Oui…

— Il faudrait augmenter le diamètre…

— Ah ! ah !… et combien en faudrait-il ?…

— Oui, nous sommes bons princes, nousvous en accorderons ce qui sera nécessaire…allez !

— Avec 900 à 1,000 mètres, on pourraitpeut-être arriver…

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— Mon bonhomme, l’ouverture d’un pareilpuits avec 900 lieues de diamètre est une choseimpossible !

— Ce ne serait cependant qu’un trou d’ai-guille à travers la terre…

— Mais ce serait bien grand pour nous !…

— J’en conviens… Comment donc faire ?…

— Ah ! oui, comment donc faire ?…

— Eh bien, dit Reine-en-Bordée, on ne ferapas…

— Comment ?

— Mais oui, on ne fera pas ! Il y a tant dechoses que l’homme ne pourra jamais faire…une de plus, ou une de moins…

— Attendez donc, soupira Mme Popotte,mes seigneurs, vous oubliez, ce me semble,qu’il faut se munir d’un terrain pour déposerles décombres sorties de terre…

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— Oui, dit Borda, et qui ne seront pasminces.

— Hélas ! hélas ! soupira Quibus.

— Savez-vous, dis-je, la conclusionconcluante à tirer de tout ceci ?

— Dis ; nous te le permettons.

— Merci.

— Et puis ?

— L’homme est bien petit ! !…

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CHAPITRE VII

RED-LION-COURT

La semaine suivante, de bonne heure, toutle monde était à son poste, rue de Seine.

— La suite de Faragus, demandait-on.

— La seconde tranche…

— Je le veux bien, mes chers amis, dis-jeen cherchant mes notes, je ne sais pas me faireprier. Nous donnerons donc à notre secondetranche le nom de Red-Lion-court, parce quec’est dans cet endroit que nous allons retrou-ver nos personnages.

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(suite)VI. – L’Agence des Isthmes et Dé-

troits.

L’homme se fait servir par l’aveugle matière.

V. Hugo.

Telle était la formule qui se lisait sur uneplaque de cuivre placée contre une petiteporte, au troisième étage d’une vieille maison,noire et enfumée, branlante, formant le fondde Red-Lion-court, (cour du Lion rouge), àLondres.

Pour ceux qui ne connaissent pas le vieuxquartier de la Cité, l’aspect d’une des nom-breuses cours qui en découpent les profon-deurs est une véritable curiosité inédite. Nous

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ne possédons plus rien à Paris qui puisse endonner une idée aujourd’hui.

Ces cours, sans autre issue qu’une porte surla rue, servent d’accès aux maisons qui rem-plissent les très grands intervalles de terrainsdélimités par ces mêmes rues. Red-Lion-courtest un type en ce genre.

Dès la porte, munie d’une grille en fer àun seul ballant ouvert, une odeur de rance,de moisi, de salé, vous saisit à la gorge. C’estque, dans ces cours, réduits particuliers, le net-toyage métropolitain n’a point à opérer sontravail quotidien ; ici de même qu’on est chezsoi, on nettoie chez soi… aussi, on ne nettoieguère ! Personne n’en a le temps.

Point de concierge. Liberté absolue d’entrerou de sortir.

À droite, à gauche, des maisons qui sepressent noires et peu entretenues. En bas dechacune d’elles une porte ouverte, le battantcollé au mur, ciment de poussière et de toiles

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d’araignées. Évidemment si quelqu’un essayaitde lui faire opérer un mouvement sur ses gondsrouillés, il pousserait des gémissements d’effroiet de douleur. À quoi bon, d’ailleurs ? L’escaliern’est-il pas libre ? Il est ouvert à nous… Mon-tons !

Marches en pierres raboteuses et boueuses,rampe et balustres en bois. Grand air partout ;les baies sont béantes, sans fermetures… Onne saurait trop aérer ces endroits-là !

Au rez-de-chaussée, dans l’escalier, deuxportes massives, fermées et cadenassées, quisemblent l’entrée de deux caves profondes.

Au premier, deux portes épaisses, mais pluspropres, portant chacune leur plaque de cuivreavec indications de noms, prénoms et qualitésdes négociants dont elles ferment le bureau.

Au second, deux portes en chêne, nonmoins épaisses, munies chacune de leur plaquede cuivre, portant, de même, d’autres noms,

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prénoms et qualités d’autres négociants dontelles ferment le bureau.

Au troisième, deux portes en chêne, égale-ment solides, et sur l’une desquelles brille laplaque de cuivre dont nous avons relaté plushaut l’inscription…

Au quatrième, au cinquième, et jusque sousles lits, à droite, à gauche, mêmes plaques, ins-criptions semblables. Partout portes de prison,serrures normes et à secret.

Une fois les affaires terminées, les patronsferment la porte, montent en chemin de fer etregagnent leur cottage situé aux environs dela ville ; les employés s’éparpillent, eux aussi,à droite et à gauche, et vont loger selon leursmoyens, un peu partout. Ce branle-bas a lieuchaque jour de quatre à cinq heures du soir ; lesamedi, à deux heures, afin que chacun puissepréparer chez soi ce qui lui est nécessaire pourle dimanche, pendant lequel on ne fait rien, pasmême son dîner !

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Tournons le boulon de cuivre qui reluit au-dessous de la plaque. La porte s’ouvre et nousdonne accès dans une antichambre fort conve-nable, garnit d’un tapis, ainsi que tout apparte-ment respectable doit l’être, meublée d’un bu-reau et d’un employé qui, assis derrière, prendvotre nom inscrit sur votre carte, et le portesans rien dire au patron.

Il revient, nous indique une porte dugeste… Entrons. C’est le cabinet des frèresMurphy.

Tapis sur le sol, bureaux très simples enbois noir ; à droite, à gauche, casiers et bi-bliothèque n’offrant pas plus de luxe. Chaiseset fauteuils antiques en cuir noir. Cheminée àfoyer de cuivre brillant où flambe un feu ardentde houille. Rien sur la cheminée. La tabletteen est si étroite, qu’à peine y pourrait-on poserune tabatière. L’heure est donc née par un car-tel à six pans fixé au mur. Des cartes de tousles pays cachent ce qui reste de surface verti-cale.

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Grillage en entrant, formant une sorte detambour dans la chambre.

Nous franchissons la porte qui y est prati-quée, et, devant nous, le docteur Murphy (Ed-wards), directeur de la compagnie des Isthmeset Détroits, compulse attentivement une liassede papiers posée sur son bureau, liasse mar-quée en gros chiffres : n° 42.

Tout autour de lui, d’autres fascicules sem-blables portent les numéros 40, 41, 43… jus-qu’à 50.

Penchons-nous par-dessus son épaule, voi-ci ce que nous lisons avec lui :

« … La mer doit fournir, et au-delà, lesmoyens indispensables pour la dompter, pourla civiliser, disons le mot !

Elle nous donnera le diamant, l’or, lesperles, en quantités énormes, inconnues, parceque nous cueillerons ces matières précieuses làoù le commun des hommes n’a pas su jusqu’au-jourd’hui les aller chercher.

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« Le diamant se trouve toujours au milieude matières terreuses qui forment des couchesplus ou moins puissantes. Que ce soit dansl’Inde, que ce soit au Brésil, que ce soit en Si-bérie, la couche, appelée cascalho, est toujoursla même.

« Les savants de cabinet ont prétendu queces terrains étaient modernes, parce qu’ilsétaient remplis de détritus de roches an-ciennes ; n’en croyez rien mes enfants, j’ai suivices amas prodigieux ; ils sont anciens, ancienscomme les couches géodésiques auxquelles ilssont subordonnés, sur lesquelles ils reposent,et dont ils suivent les flexions et les inclinai-sons…

« Vous n’irez donc chercher le diamant àaucune des mines ouvertes au milieu des conti-nents, au Brésil, dans l’Inde, en Russie ; vousles ramasserez sur l’affleurement des couchesde cascalho lavées depuis des siècles par leseaux de la mer. Au lieu de trouver ces pierresenveloppées de leur couche terreuse, vous les

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verrez apparaître à vos regards toutes lavées etdégagées de la gangue argileuse qui les enve-loppa lors de leur formation mystérieuse.

« C’est là qu’il faut aller.

« J’ai découvert un gisement de cascalhodans l’Afrique australe. J’ai pu, au prix de biendes fatigues et des souffrances, défendant mavie contre les bêtes féroces, mourant souventde faim, suivre l’admirable formation géolo-gique qui contenait une partie de notre fortuneà venir. Déjà quelques diamants passables ontété trouvés près de la terre de Natal, vers lefleuve Orange. C’est un affleurement intérieurau continent, du grand cascalho africain.

« Vous, mes enfants, vous irez l’attaquer àson affleurement sous-marin dans l’Océan at-lantique. Il sort par 27° 42’ 6’’ latitude sud, et32° 49’ 8” de longitude est du méridien de l’Île-de-Fer, à 247m, 72 en mer, par une profondeurde 500 brasses au plus… »

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Ces dernières lignes étaient, sur le manus-crit, entourées et signées au crayon bleu. Ledocteur Edwards s’y arrêta longtemps, parais-sant profondément réfléchir ; puis, poussant unprofond soupir et levant les yeux au ciel :

— Dieu nous aide ! murmura-t-il, ils réussi-ront !… Ils doivent réussir !!…

Puis il reprit sa lecture :

« J’ai reconnu encore un autre gisement enAustralie ; vous y recueillerez également desdiamants ; mais n’y allez qu’en second lieu.

« Celui-ci est sur la côte de Victoria, par169° 55’ longitude orientale de l’Île-de-Fer, et36° 54’ latitude sud. Il forme une bande dontle gisement fut moins exactement relevé parmoi faute d’instruments parfaits ; mais il nes’éloigne pas à plus de 100 mètres de la côte,entre Barmouth-Creek et la baie de Twofold. »

— Nous irons là un peu plus tard, se dit ledocteur ; nous avons du temps devant nous.

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James et Samuel vont nous rapporter de quoimarcher longtemps !

Puis il continua le manuscrit :

« Passons à l’or maintenant.

« Ce qui est vrai pour les terrains diamanti-fères est également vrai pour les roches quart-zeuses primitives qui renferment l’or. Il s’y ren-contre natif, en filons dont vous n’avez aucuneidée ; les pépites les plus riches trouvées sur laterre, dans le lit des rivières et des ruisseaux,ne sont que les débris les plus faibles desmasses que recèle le globe.

« J’ai habité longtemps la Californie, depuis1847, où fut trouvée la première mine, pour ap-prendre où sourdaient dans le domaine aqua-tique ces bancs de quartzites aurifères. Je l’aitrouvé !

« Par 31° 45’ 2” de latitude nord, et119° 15’ 17” de longitude ouest, méridien del’Île-de-Fer, vous trouverez un mur de rochegranitique contenant des filons de quartz. Ces

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veines immenses s’enfoncent dans la mer, ellesrecouvrent immédiatement le filon aurifère.

« Celui-ci, affleurant la surface, doit laissersaillir son précieux dépôt, celui-ci est trop peudur pour que la mer ait pu l’entamer, tandisqu’elle a dû user la roche autour de lui. En ex-plorant la surface, vous n’aurez qu’à prendre…

« Par cinquante brasses, plus au large,ouest, vous serez sur la couche même.

« Que Dieu vous inspire et vous guide versle bien ! Étudiez encore les îles, plus au nord,de San-Miguel, Santa-Rosa, Santa-Cruz… »

— Athelstan et Richard y sont… Puissent-ils trouver, et nous revenir sains et saufs !… jetremble, pas de nouvelles !… Dieu nous aide !Pauvres frères, que de dangers ! Et moi, toutseul…

« En 1851, on trouva l’or en Australie. J’ysuis allé cinq ans après. Nous avons une minesemblable et en semblables rochers à exploiterà Victoria, au point marqué ici : 38°4’ latitude

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sud, 162°21’ longitude ouest de l’Île-de-Fer,par une profondeur de quarante-deux brassesau moins.

« N’y allez qu’en dernier lieu. Ce gisementest tellement riche, qu’il faut le garder commeune ressource extrême. Très probablement, enremontant à l’affleurement ouest de la mêmecouche, vous trouverez le métal par cinq à sixbrasses, à l’état de sable aurifère qu’il faudraexploiter régulièrement. C’est une richesse im-mense, car la mer le lave depuis des temps in-finis sur ces plages basses et nues. Ce point estpar 34° 17’ latitude sud et 148° 26’ longitudeouest à Ferro. »

— Faragus ! vous m’éblouissez… Le vertigeme prend quand je songe que nous avons là,dans nos mains, une telle montagne de ri-chesses que les plus puissants rois de la terrene vont pas à la cheville de petits marchandsde la Cité !… Achevons !

« Après l’or, les perles.

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« Ici vous agirez avec prudence.

« Vous devez surtout craindre de déprécierun objet dont la rareté fait tout le prix. Le dia-mant, même, commun comme le silex, pour-rait encore servir à un grand nombre d’usagesscientifiques et industriels. L’or sera toujoursun métal utile. La perle, une fois commune,n’est bonne à rien : ce n’est qu’une parcelle decarbonate de chaux !…

« N’allez pas aux bancs de Koadatchy, dansle détroit de Manaar, au golfe du Bengale. Tropde monde pour opérer en paix, et d’ailleurs lescent quarante bancs sont épuisés. À moins quevous n’y pêchiez de juin à décembre… et en-core, ce serait folie !

« Sur les côtes de Perse, vous avez à choi-sir : Karak, Buchaack, Keun, Palmeira,Neichme ; sur les côtes de l’Arabie, en face,vous avez : Ouarden, Bahreïn, Gildwin, Catifa.Si vous y trouvez trop d’yeux… n’oubliez pasque j’ai reconnu les bancs de perles jusqu’à

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Mascale. Voyez liasse 49, pour plus ample in-formé… Cherchez sur les lieux, et vous trouve-rez !

« Allez encore entre Acapulco et le golfe deTéhuantepec, en Amérique centrale. EssayezCubagua, Margarita, Coche, Darien, Panama…En vérité, mes enfants, je vous le répète, soyezprudents, parce que vous n’avez qu’à vousbaisser pour faire votre récolte. Les golfes dePanama et de Californie sont grands !…

« Comme appoint, vous avez le corail. C’estpeu, mais c’est quelque chose… On le cueilleen faisant route, au fond des eaux, pour autrechose. Rappelez-vous qu’il existe à Viaga, bienplus près de Gibraltar qu’on ne le suppose.Vous ne perdrez pas vos peines en étudiant lescôtes d’Afrique... j’y ai plongé souvent.

« Mon écrin se vide, mes chers enfants,mais il se vide à votre profit, et ma tâche s’ac-complit.

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« Vous voici maintenant maîtres, quandvous le voudrez, de tout l’or monnayé que lesnaufrages ont enseveli au fond des eaux…Usez-en, mes enfants, il est votre légitime pro-priété, puisque vous seuls savez le rendre à lacirculation, lui restituer sa valeur et que, sansvous, il ne vaut pas plus, où il est, qu’une poi-gnée de sable.

« Autour de l’Angleterre, de la France, del’Espagne, vous trouverez abondante récolte.Ces peuples ont semé la richesse en cherchantla mort les uns des autres.

« Que Dieu vous garde ! »

* * *

C’était donc un singulier bureau que celuide la compagnie des Isthmes et Détroits ! Onen chuchotait tout bas dans les autres officinesdu premier, du deuxième et même du qua-

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trième étage. Quoi ! Point de réclames, pointde bruit, de tam-tam, de grosse caisse !...

Que signifiait ce titre :

ISTHMES ET DÉTROITS ?

On guetta.

Nul étranger ne venait au bureau… Seulsles cinq frères, unis, comme il convient aux filsde la même mère, froids, taciturnes, polis maishautains, entraient à la porte du troisième…

Quelle singulière maison de commerce !

On circonvint alors le commis de l’anti-chambre. Ce furent des avances sans nombrequi lui furent prodiguées : – Master Cobdenpar-ci, master Cobden par-là ! Venez-vous aupublic-house ?… Allons ! un bock à la ta-verne !…

Le brave Cobden ne savait auquel entendre.Il acceptait… que pouvait-il faire autre chose ?

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Il buvait… on l’invitait pour cela ; mais, il neparlait pas…

De dépit, on essaya de lui faire laisser saraison au fond du pot à gin ; mais Cobden étaitun vieux quartier-maître. Il avait beaucoup vude pays, beaucoup bu d’alcool de toute espècedans les cinq parties du monde ; il parla moinsencore !... mais ses adversaires roulaient sousla table…

De guerre lasse, de dépit, on l’évita… Lebrave homme n’en parut pas plus fâché qu’ilne semblait content lorsqu’on lui prodiguait lespolitesses.

Puis, comme il arrive toujours, tout retom-ba dans le calme ; personne ne vint davantageheurter à la porte de chêne, et les voisins nes’occupèrent plus de la singulière compagniedes Isthmes et Détroits…

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VII. – L’or natif.

De tous les fils secrets qui font mouvoir la vie,Ô toi, le plus subtil et le plus merveilleux !Or ! principe de tout, larme au soleil ravie !Seul dieu toujours vivant parmi tant de faux

dieux !

Alfred de Musset.

Au moment même où James et SamuelMurphy débarquaient à Cape-Town, deuxautres de leurs frères, Athelstan et Richard ar-rivaient à San-Francisco. Partis un peu plustard, ils parvenaient à la même époque à leurdestination, grâce à la rapidité actuelle descommunications.

Nous avons vu James et Samuel louer àCape-Town des serviteurs et des hommes sûrsavec la plus grande facilité ; mais les deux

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autres frères Murphy savaient bien que nullecommodité semblable ne leur serait offerte parla population californienne, composée de genssans foi ni loi, rebut de toutes les nations.

Leur projet exigeait, pour réussir, un secretabsolu, car l’exploitation qu’ils allaient entre-prendre demandait beaucoup plus de temps etune installation beaucoup plus apparente.

C’est pourquoi Athelstan et Richard avaientamené avec eux trois hommes parfaitementdévoués, tous trois marins : un contre-maîtreet deux matelots. Parmi les bagages des voya-geurs se trouvaient, en outre, des appareilsspéciaux semblables à ceux de leurs frères : eny ajoutant des armes et des munitions en quan-tité suffisante, ils pouvaient à eux seuls, bienrésolus, faire face à tout.

Dès les premiers jours de leur arrivée à San-Francisco, les petits-fils de Faragus se mirenten quête d’un schooner disponible. Il leur fal-lait un navire de faible tonnage : quarante à

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cinquante tonneaux, mais solide et susceptiblede bien tenir la mer. Ils annoncèrent qu’ils vou-laient se livrer à un commerce de cabotage surles côtes de la Vieille-Californie. En attendant,leurs nombreux colis étaient entassés dans unmagasin soigneusement fermé et où personnen’avait accès, pas même les trois marins venusd’Angleterre.

Bientôt un petit schooner à vapeur, le Ma-rivoo, fut trouvé, toutes les caisses furent arri-mées, des provisions entassées, des munitionsréunies, des armes achetées ; non seulementquelques petits pierriers pour le Marivoo, maispour chacun des cinq hommes, un arsenal trèscomplet : carabine à portée de la main, toutechargée, au râtelier, dans le petit rouffle ; re-volver et bowie-knife à la ceinture, sabre s’il enétait besoin…

Tandis que Richard s’occupait d’installerdans le salon du rouffle les appareils spéciauxà leur entreprise, Athelstan faisait monter àl’avant une forge commode ; ce qui intrigua

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fortement les badauds qui, du quai, suivaientd’un œil inquisiteur tous ces préparatifs.

Un beau matin, au lever du soleil, la chemi-née du Marivoo fuma, et quand les curieux ar-rivèrent nonchalamment pour voir la suite desopérations de la veille, ils trouvèrent la placevide : l’oiseau s’était envolé !…

Deux ou trois semaines plus tard, on auraitpu voir le Marivoo transformé d’une singulièremanière.

Plus de mâts : le pont couvert d’une sortede carapace de toile imperméable ; immobileau milieu des rochers, où le tenaient trois maî-tresses ancres, volontiers on eût pris le bateaupour un énorme canard noir endormi la têtesous l’aile.

Cette position hardie a exigé un travailconsidérable, d’abord pour braver l’entrée etl’approche des récifs, puis pour aller au moyende la baleinière, mouiller les ancres en des en-droits convenables parmi les rochers du fond.

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Mais nous avons sous les yeux les dompteurs dela mer, et le Faragus-Diver a joué son tout-puis-sant rôle.

Devenu ponton, semblable à ceux sur les-quels on élève aujourd’hui des phares flottants,le petit Marivoo, bien choisi par les frères Mur-phy et solidement bâti, soutenait de rudes as-sauts lorsque les lames brisaient en fureur et lesecouaient comme une coquille de noix. Maisles ancres étaient solides et en bonnes prises ;pour surcroît de précaution les chaînes étaientrenforcées pour passer sur les rochers : desressorts puissants les reliaient au navire et em-pêchaient tout coup brusque, et par suite, dan-gereux.

Par surcroît de précautions, la coque duMarivoo avait été recouverte d’une couverturede caoutchouc mêlé de gutta-percha de dix àvingt centimètres d’épaisseur : si le bateau tou-chait une roche, ainsi revêtu, le danger étaitpresque anéanti par l’élasticité de cette sub-stance s’interposant entre les deux surfaces ré-

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sistantes. L’eau des lames passait sur une ca-rapace imperméable, dont la forme était calcu-lée pour un écoulement instantané, et le gra-cieux petit navire se redressait coquettementsous ces assauts pour lui sans danger.

Nos hardis anglais n’ont eu garde, commenous le voyons, de manquer aux prescriptionsdu vieux Faragus.

Cependant leur foi a été soumise à une rudeépreuve, lorsqu’ils se virent en présence d’unmur vertical de rochers noirs s’élevant à unecinquantaine de mètres au-dessus des flots. Lamer battait contre cette surface ; calme en cemoment, elle se roulait en écumes blancheset perlées, et, pour être juste au point indiquédans les notes du vieux savant, – 31° 45’ lati-tude nord ; 119° 15’ longitude occidental à F.carton n° 42 – le navire devait mouiller à vingt-cinq mètres des rochers !… C’était mouiller àvingt-cinq mètres de la mort !!!

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Cependant, les deux capitaines avaientconfiance… ils mouillèrent.

En quelques heures, les derniers préparatifsfurent faits ; les pompes, les appareils prêts àfonctionner, et Richard, revêtu du Faragus-Di-ver disparut dans la mer…

Bientôt, sur le signal qu’il donna au moyendu cordage fixé à sa ceinture, on le vit revenirà la surface comme un liège qui remonte dufond poussé par la puissance de l’élan et la dif-férence de densité de la masse avec celle du li-quide qui l’entoure.

À peine à l’air, Richard jeta un coup d’œilsignificatif à son frère, et tous deux disparurentdans la cabine.

— Qu’y a-t-il, Dick ?

— Notre affaire est faite, mon bon Athel-stan.

— Dieu soit loué ! frère. Tu dis ?…

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— Que l’or abonde... mais que seul je nepuis l’exploiter. À première vue, j’ai comprismon impuissance. Nous avons à pic sous nospieds, frère, une pépite que je n’ai pu remuer. Ilnous faut au moins être deux…

— J’irai, frère…

— Non, mon ami. Tu sais que ta poitrine s’yrefuse. Je ne veux pas désobéir au docteur Ed-wards qui, de Lion-court, nous suit ici des yeuxde l’esprit… Non, frère, je ne veux pas que tescrachements de sang te reprennent…

— Bah ! mon Dick, il faut bien faire quelquechose pour la cause commune !

— Faire quelque chose !… Athelstan. Et quidonc a plus fait que toi, pauvre ami ? Qui donca inventé ces appareils, qui sont là autour denous et vont, dès demain, centupler nos forceset abréger notre travail.

— Mais comment faire ?…

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— C’est bien simple. Je vais prendre Max-wel, le quartier-maître. C’est un homme dé-voué. La confiance appelle la confiance. Nousdescendrons ensemble… d’autant plus, moncher enfant, que j’ai vu dans l’ombre passer deslueurs phosphorescentes qui ne me rassurentque jusqu’à un certain point…

— Ce seraient ?…

— Ce sont des habitants effrayés des pro-fondeurs… et je crois que deux hommes nesont pas de trop pour se porter secours, si jejuge de la force de ces animaux par leur taille.

— Hélas ! pauvre cher Dick, si…

— Bah ! enfant. Du courage… s’il m’arrivaitmalheur, vous continuerez l’affaire sans moi, etde temps en temps, vous vous souviendrez quevous avez eu un frère qui vous fut dévoué à lavie, à la mort !…

— Ô Dick !…

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Et les jeunes gens tombèrent dans les brasl’un de l’autre, avec une effusion touchante ; onsentait, par la spontanéité du mouvement quiles réunissait, la puissance de leur affection.

Dick s’échappa le premier aux étreintesd’Athelstan, le plus faible et le plus jeune descinq frères, celui que les quatre autres appe-laient leur enfant et le considéraient comme tel.D’une organisation faible et délicate, ressem-blant à une jeune fille ; le moral seul, chez lui,semblait capable d’une décision virile, mais,par contraste, son esprit, doué d’une sensibilitéexquise, se prêtait sans effort aux plus hautesconceptions des sciences.

Quelques heures plus tard, Maxwel faisaitson premier plongeon. La main dans la mainde Dick, il disparut avec lui, revêtu du Faragus-Diver, tandis que les pompes maniées par lesdeux marins fonctionnaient silencieusementsous l’œil attentif d’Athelstan.

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— Cent six mètres, murmurait le jeune in-génieur. Quarante-deux secondes et demie, àsix secondes par quinze mètres pour des-cendre ; c’est bien cela !… Il me faudra cin-quante-six secondes et demie pour les remon-ter… C’est trop ! il faut que je trouve un moyenplus expéditif. Mais... au fait… Pourquoi nelaisseraient-ils pas au fond leurs sandales silourdes ?… Elles ne s’envoleront pas !… J’ypenserai… Ah ! oncle Faragus, vous vous êtestrompé de sondage : vous aurez porté sur unetable de roc : vous nous donnez cinquantebrasses d’eau !… cela ne fait que quatre-vingtsmètres !… Voici le signal… hupp !

Au centre du navire, Athelstan avait fait ins-taller une sorte de grue de son invention. Muepar la machine à vapeur du bateau, elle pouvaitallonger son bras à vingt mètres, et elle portaitune série de dévidoirs à engrenages différen-tiels calculés sur les vitesses que nécessitaientles divers filins à employer pour deux ou troisplongeurs.

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En ce moment, Dick et Maxwel, se tenantpar la main émergèrent, et mirent le pied surune sorte d’escalier volant que la machineabattit devant eux.

Un instant après, assis sur l’une desmarches, le casque à la main, les deux voya-geurs respiraient à pleins poumons l’air frais etlibre de la mer.

— Ô mon Dieu ! mon Dieu ! disait Maxwel,levant les yeux au ciel, je ne dormirai jamaisplus !

— Si, mon bon Maxwel, si, vous dormirez…et de bon cœur, comme un homme qui a loya-lement gagné sa fortune à venir : mais songezà ce que vous m’avez promis.

— Quelle affreuse chute ! Ah ! monsieur !que cela paraît long quand on sent le vide soussoi… Il nous faut au moins dix minutes pourdescendre n’est pas, monsieur Athelstan ?

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— Dix minutes ! mon brave Maxwel. Vousn’y songez pas… un peu moins de trois quartsde minute…

— Ah ! que c’est long ! Et puis remonter ?…Il me semble que nous sommes emportés pardes ailes, mais que nous n’arriverons jamais.

— Vous être revenus à la surface en moinsd’une minute.

— Voyez-vous, monsieur, je ne suis pas unepoule mouillée, mais se sentir ainsi dans levide, emporté… Non, jamais je n’aurais cruvoir passer autant de monde dans ma pensée.Je me suis cru perdu ! J’ai vu toute ma vie de-puis mon enfance, mes parents… que sais-je ?Et puis, en frappant le fond, j’ai cru que toutmon corps se disloquait. Quelle chute !

— Ce n’est rien tout cela, mon brave com-pagnon, ce n’est rien. Nous redescendrons de-main, et vous saurez mieux comment vous yprendre. Il faut employer les jambes ; faire, enun mot, comme si vous sautiez en hauteur.

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Vous avez été un peu surpris, malgré tout ceque je vous avais dit… je le comprends ; maisvous êtes un homme de courage, et, d’ailleurs,nous ne courons aucun danger.

— Oh ! monsieur Richard… Et les affreusesbêtes que nous avons vu passer à côté denous ?…

— Demain, nous nous armerons. Il fautbien que nous puissions nous défendre si, parimprobable elles nous attaquaient. Allons dor-mir !…

Ainsi se passa l’initiation du digne quartier-maître aux dangers du Faragus-Diver. Peu à peuil reprit ses esprits, et lorsque ses matelotsse permirent de le questionner à son retourau poste, il sut leur faire une histoire plus oumoins plausible, mais qui eu pour effet de leurfaire venir la chair de poule et de leur ôtertoute envie de suivre là-bas leur patron.

Bientôt la nuit vint, splendide, lumineuse,étoilée, transparente comme sous ces lati-

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tudes : le Marivoo semblait endormi, se balan-çant doucement au gré de la boule. Les deuxfrères, assis à la porte de leur rouffle, combi-naient leurs projets pour le lendemain.

— C’est à éblouir, ami, disait Richard, unrêve des Mille et une Nuits…

— Tant mieux ! Combien de tonnes ?

— Combien de tonnes ?… Nous en auronsbientôt notre chargement et au-delà !…

— Ho ! le docteur sera content.

— As-tu installé le va-et-vient ?

— Il le sera demain à la première heure.

— Ce n’est point à la première heure qu’ildoit être prêt, c’est tout de suite…

— Pourquoi cela ?

— Pourquoi ?… Mais ne peut-on nous sur-prendre, nous attaquer, nous voler !

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— Calme-toi, Dick, la fièvre de l’or te monteà la tête. Calme-toi, je te prie. D’ailleurs, queveux-tu faire ?

— Travailler la nuit.

— La nuit ?…

— Oui, frère. Vive la nuit !!

— Mais d’où veux-tu qu’on nous voie ?

— Du haut de la côte. Un homme se glisseau bord, il passe sa tête à travers les herbes…il nous suit, il nous devine !… Comprends-tumaintenant le danger.

— Tu as peut-être raison, mais travailler lanuit... c’est par trop dangereux !…

— Point. N’avons-nous pas notre lampe ?En la fixant au casque, nous la munissons d’unréflecteur unique... elle nous éclairera mer-veilleusement. Nous n’avons qu’à ramasserd’ici longtemps. D’ailleurs, il le faut !!…

— Nous essayerons. Mais, mon bon Dick, ilfaut encore, demain, risquer le travail de jour.

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— Pourquoi, frère ?

— N’y voyez-vous donc pas mieux ?

— Si. Lorsque le soleil brille ; alors, à cetteprofondeur, le jour paraît laiteux comme s’ilpassait au travers d’un fort brouillard ; mais siun nuage passe devant le soleil, tout retombedans un sombre crépuscule ressemblant à lanuit(2).

— Hélas ! il faut encore, demain, profiter dujour pour explorer les environs ; pour recon-naître les endroits où vous pouvez travailleravec le plus de profit.

— Les endroits ? Mais l’or est partout !Nous le voyons en filons saillants au milieudes algues, que ne peuvent mordre sur lui, ets’attachent plutôt à la pierre qui le renferme…nous le reconnaissons en bande brillante, endentelle jaune contrastant avec la teinte noirede ce gazon bizarre. C’est féerique !

— Je te crois, Dick. Je voudrais bien levoir !

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— Et, sur le sol, sous nos lourdes sandales,c’est l’or que nous foulons, débris des couchesdéjà usées par la mer depuis le commencementdes siècles…

— Celui-là, vous pouvez le ramasser à lalampe mais celui des filons ?

— Nous le couperons au ciseau. L’or n’estpas dur quand il est pur comme celui-là ; c’estce qui fait que, malléable, presque aussi tendreque le plomb, l’usure de la mer n’a pas d’actionsur lui, il ne résiste pas. La roche dure résiste,aussi s’use-t-elle autour de lui. Lui, mou, nes’use pas et devient saillant. Oh ! nous le cou-perons…

— Vous le couperez, Dick ; mais reposez-vous pour cette fois.

— Non ! Pas de trêve, pas de repos !… àl’œuvre ! et hurrah pour la vieille Angleterre !Elle a vaincu la mer…

— À propos, qu’y a-t-il sur la face verticaledu rocher ?

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— De l’or, Athelstan, de l’or !… encore del’or !…

— Vraiment !

— Oui, frère. Un énorme filon, oblique, tor-tueux, diapre la sombre surface ; mais, hélas !nous ne l’aurons pas. Comment nous appro-cher de ce mur sur lequel la mer nous brise-rait !…

— Nous l’aurons, Dick, nous l’aurons ! J’y airéfléchi ; nous approcherons ; j’ai tout prévu.

— Dieu te bénisse !

— Bonsoir.

Le lendemain, une sorte de panier de fer,de forme calculée pour offrir la moindre résis-tance possible à l’effort de l’eau, était installésur la grue et montait ou descendait dans lamer avec une vitesse considérable, venant s’ar-rêter juste à une lissière installée à bord. Par cemoyen, l’or versé automatiquement gagnait di-

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rectement la cale et les caisses qui devaient lerenfermer.

Au point du jour, nos deux hardis explo-rateurs étaient au fond de la mer ; Maxwel,déjà plus aguerri, n’hésitait plus. Tous deuxs’étaient munis de leurs bowie-knifes, tout ou-verts, pendus à leur ceinture. À côté d’eux,une sorte de hallebarde formée d’un sabre detroupe française, emmanché au bout d’unehampe de fer, complétait leur armement.C’était une arme formidable entre des mainscourageuses. À peine avaient-ils touché le fondde la mer que la banne y arrivait à son tour etque les deux travailleurs la remplissaient despépites qui jonchaient le sol.

Maxwel, à cheval sur les roches, attaquaità grands coups de ciseau et de marteau lesfilons saillants d’or massif. Richard portait leproduit à la banne. Celle-ci remonta bientôt, etson contenu, guidé par la glissoire, tomba dansles caisses de la cale. Puis le récipient redes-cendit et le va-et-vient continua sans relâche.

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Les deux matelots pompaient aussi sans re-lâche à la pompe à air. Athelstan, immobileauprès d’eux, suivait des yeux le manomètre,dirigeait la manoeuvre avec une attention mi-nutieuse. Le brave ingénieur savait qu’il tenaitentre ses mains la vie de son frère bien-aimé etd’un serviteur dévoué.

Mais l’ardeur humaine a des bornes, viteatteintes au milieu d’un déploiement gigan-tesque de forces comme celui qu’exigeaient desemblables travaux. Il est temps de rentrer ;la banne arrive pleine encore… les plongeursvont revenir à la surface…

Pourquoi ne les voit-on pas ?…

Les secondes s’écoulent… Voilà une minutepassée !… Grand Dieu !… Qu’est-il arrivé ?…

Athelstan interroge la corde de sauvetage…Rien ! elle se tend et semble s’écarter dubord… Tout à coup une masse confuse,grouillante, bondit à la surface de la mer…

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Deux corps à demi évanouis surgissent, se te-nant encore par la main…

Mais, autour d’eux, fuient dans toutes lesdirections d’énormes serpents noirs, brillants,au ventre argenté…

C’étaient des congres, qui, de leurs dents ai-guës, avaient attaqué les plongeurs !…

Le premier moment de stupeur passé,Athelstan et les deux matelots s’élancent au se-cours des naufragés et les aident à monter lesmarches de l’escalier de retour…

Il était temps !

— Mon pauvre Dick, qu’est-il arrivé ?

— Embrasse-moi, cher frère ; j’ai cru un ins-tant ne jamais te revoir !

— Ah ! monsieur Athelstan ! dit Maxweld’une voix épuisée, quelles vilaines bêtes !…Sans nos cuirasses ! nous étions dévorés !…Brrr ! j’en ai encore froid dans le dos !… Mal-adroit que je suis !… Mais je les rejoindrai !…

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— Qui ? qu’est-il arrivé ?

— Tout s’était bien passé ; la banne était re-montée ; nous allions la suivre ; nous nous te-nions par la main et nous nous baissions unedernière fois pour en abandonner nos san-dales, quand, d’un rocher voisin qui surplombeen forme de caverne, une légion de monstresnoirs s’élance sur nous…

Je vois encore la lueur de nos lampes seréfléchir dans leurs yeux glauques… Je voisles dents aiguës rangées dans leurs gueulesbéantes !…

Plus rapides que l’éclair ! ils s’abattent surnous… Maxwel veut s’élancer sur le sabre àmanche qui gît à ses pieds, mais déjà notremouvement ascensionnel s’accentuait sousl’énorme poussée de dix atmosphères à la-quelle nous étions soumis… Sa main n’effleureque le manche ; nous nous enlevons désar-més !…

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Au même instant, cinq ou six de ces diablesnoirs saisissent chacun de nous dans leurs ro-bustes mâchoires et se mettent à nous tirerviolemment dans tous les sens... Notre re-monte est enrayée ; nous roulons au milieude l’eau en soubresauts effrayants… Heureu-sement nous ne nous sommes pas lâché lamain... Qui sait, sans cela, ce que nous serionsdevenus sous les efforts terribles de ces ser-pents s’agitant, comme des fouets monstrueux,pour arracher des lambeaux de ce qu’ilscroyaient être notre chair !

Machinalement, je saisis mon bowie-knife.Je pense que Maxwel en fit autant ; mais oùfrapper des ennemis insaisissables ?…Quelques-uns de mes coups et des siens ontporté sans doute ; je n’en ai pas conscience…

C’est ainsi que nous sommes remontés à lasurface au milieu de nos ennemis grouillants ;mais nous étions étourdis, épuisés, incapablesde nous conduire…

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— Pauvre frère ! Que je voudrais t’épargnerde semblables rencontres !… J’ai vu du sang…Tu les as touchés, ces affreux congres ; n’endoute pas !…

— Bah ! c’est affaire à nous de nous dé-fendre et non à toi. Tout va bien, d’ailleurs, etcette alerte n’est rien. Nous sommes prévenusà présent, nous aviserons !…

— C’est à moi d’aviser. C’est à moi deveiller sur vous. Je n’y faillirai pas !…

— Rassure-toi, te dis-je, tout va bien !…

— Combien d’or ?

— Près d’une tonne.

— Bon ! sept cent cinquante mille livressterling à nous !… Ah ! frère, si le temps nenous contrarie pas, avant deux mois nous au-rons fini de charger le Marivoo… quitte à reve-nir. Hélas ! père Faragus, que n’êtes-vous là ?…Vous verriez ce que vont devenir vos projets

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avec trente millions de livres(3) pour commen-cer !

* * *

Ce fut une rude campagne que celle desdeux chercheurs d’or.

Vingt fois ils eurent à combattre lesmonstres de la mer ; tantôt ce furent des re-quins qui rôdaient aux environs de leur chan-tier et cherchaient à les saisir en passantcomme une carpe hume une sauterelle. Maisles plongeurs étaient désormais aguerris àtoutes ces alertes formidables. La lueur deleurs lanternes, attachées toujours au-devantde leurs casques, guidait leurs corps et aveu-glait leurs adversaires. Quelques coups du ter-rible sabre à manche achevaient l’œuvre et fai-saient d’horribles entailles dans le ventre desassaillants.

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D’autres fois ce furent des légions de petitspoissons voraces qui les harcelaient durantleurs travaux, ainsi que des moucherons im-portuns dans une forêt humide. Heureusement,les dents de ces ennemis n’avaient pas la puis-sance nécessaire pour percer l’enveloppe decaoutchouc qui protégeait nos hardis pionniersde la mer.

Ils furent assaillis aussi par des crabesmonstrueux : mais les lourdes sandales deplomb et les maillets d’acier en eurent bientôtraison.

… Deux mois après, le Marivoo, gréé à nou-veau, débarrassé de sa carapace, les machinesdémontées dans l’entrepont, sa cale chargée,reprenait la route de San Francisco, où ilmouillait à quai sous les regards curieux desbadauds de l’endroit.

Cinquante fortes caisses de chêne, garniesde solides traverses, et pesant leurs mille kilos,furent débarquées comme minerai de cuivre.

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Ces bonnes caisses, mises en magasin, furentexpédiées cinq par cinq sur le Transcontinental.

Athelstan et ses deux matelots partirentavec le premier train, et arrivèrent à New-Yorkavec leurs gages.

Dick et Maxwel vinrent avec le dernierconvoi. Vingt-cinq jours plus tard, les deuxfrères et leur brave compagnon débarquaient àquai du Peninsular-Dock, à Londres, et le doc-teur Edward tombait en pleurant de joie dansleurs bras.

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VIII. – Tarde venientibus ossa

Moi, dis-je, et c’est assez !

Corneille.

Toutes les caisses vinrent sans fracass’amonceler dans une des caves de Red-Lion-court, louée à cet effet. Qu’eût-ce été si lesgens de l’escalier de bois avaient pu soupçon-ner ce qui dormait si paisiblement au-dessousd’eux ! C’est pour le coup qu’ils eussent ditavec raison :

— La drôle d’agence que celle des Soundsand Isthmi !

Richard et Athelstan Murphy n’étaient pasencore rentrés en Angleterre que, sur les lieuxmême où nous les avons vu travailler près dela côte californienne, une barque, montée par

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deux hommes paraissait employée à une minu-tieuse exploration.

Celui qui tenait les rames était un nègrevigoureux, mais on voyait qu’il peinait à labesogne : la mer était un peu houleuse, et labarque sembla chargée d’un poids beaucouptrop lourd. Il fallait que ces deux hommeseussent besoin du secret pour n’avoir pas prisun aide dans un travail aussi pénible. Penchéà l’avant, l’autre explorateur examinait minu-tieusement la paroi abrupte des rochers, obligéd’en maintenir la barque à une certaine dis-tance car la mer venait s’y briser d’une ma-nière assez effrayante. Il tenait à la main uncarnet qu’il consultait de temps à autre et, surses genoux, était ouverte une carte. Il cher-chait évidemment à reconnaître un point pré-cis sur cette côte à pic.

— Stop ! s’écria-i-il tout à coup.

Le nègre cessa de faire avancer la barque,se contentant, au moyen de ses avirons, de la

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maintenir en place autant que possible, avecune habilité vraiment remarquable pour unhomme que n’avait point l’air d’être matelot.

— 31° 45’ latitude nord ; 119° 15’ longitudeoccidentale. J’y suis donc, moi aussi !… Ilsviendront mouiller sur le point précis, eux quiauront sans doute un navire. À moins qu’ils nesoient déjà venus !… Bah ! Pourquoi pas moi lepremier ?…

Dans tous les cas, je n’approcherai jamaisde cette muraille là avec mon méchant canot…Noboka ! Allons ! Préparons-nous vite. Je des-cends ici ; j’aurai bien du malheur si je ne puispas faire deux cents mètres en ligne droite surle fond, jusqu’à l’endroit voulu. D’ailleurs, ildoit y avoir de l’or partout de la même ma-nière.

Tout en parlant ainsi, le jeune homme se re-vêtit d’un habillement de cuir de phoque, ana-logue à ceux que nous avons vus aux frèresMurphy.

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Noboka déroulait un câble et le lui attachaità la ceinture, tandis que, lui, fixait à une boîtequ’il portait sur le dos l’extrémité d’un longtube flexible, dont l’autre bout s’emboîtait dansun cylindre couché au fond du bateau.

— Je vais voir, disait-il, tout en revêtantson costume. Une fois sûr de notre fait, Nobo-ka, nous filons au plus vite, pour revenir avectout ce qu’il faut ; et avant cinq jours nous se-rons au travail…

Du moins pourtant, ajouta-t-il comme separlant à lui-même, à moins qu’ils n’aient pas-sé là les premiers… Bah ! Est-ce possible ? Etpuis, il n’y a pas moyen d’aller plus vite que jene l’ai fait. C’est égal : cela changerait mes…

Il continua peut-être son monologue ; maisNoboka n’en entendit pas plus, si tant est qu’ileut écouté le reste. Car, tout en disant cesmots, son maître acheva de visser le casquequi recouvrait la tête.

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Il se baissa ensuite, s’assura que la cordequi le retenait était solidement fixée sur sontreuil à l’avant. Puis, il s’assit auprès. Nobokasouleva une de ses jambes alourdies pard’énormes semelles de plomb ; la barque pen-cha horriblement ; puis, tout à coup, elle sereleva d’un mouvement brusque ; le plongeurdescendait comme une flèche dans les profon-deurs de la mer.

L’endroit où il toucha présentait à ses yeuxéblouis un magique spectacle.

C’était un fond de rocher, presque platcomme une table. À peine quelques gros blocscouverts de hautes algues rompaient-ils çà etlà l’uniformité de la surface. Sur cette côte,point de rivage descendant en pente jusqu’aufond de la mer. Il sembla qu’une vaste plainede roche eût été brisée en cet endroit, l’un desmorceaux étant abaissé à cent mètres au-des-sous de l’autre. C’est en effet ce qui dû se pas-ser dans une convulsion géologique, c’est cequi explique à la fois cette falaise de rochers

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verticaux et cette plaine au fond des eaux. Çàet là quelques crevasses, remplies de plantes,rompaient seules le niveau du sol, et un im-mense tapis de zoophytes, semblables à uncourt lichen, le recouvrait à perte de vue etlui donnait une teinte brune. Mais ce qui fitdemeurer l’explorateur immobile de surprise,c’était une succession de bandes d’une autrecouleur, s’étendant en long sur le flanc desroches comme le dos des sillons dans uneplaine. Ces belles lignes jaunes étaient de l’or !

Bien que le jeune homme fût descendu aufond de la mer uniquement pour trouver le pré-cieux métal, bien qu’il s’attendît à n’avoir qu’àse baisser pour le ramasser à pleines mains,il n’avait pu imaginer d’avance un coup d’œilsemblable à celui-ci et il restait stupéfait, clouéà sa place !

Cependant c’était à n’en pas douter unhomme de tête. Il ne se baissa même pas pourtoucher les richesses incroyables qu’il avait àses pieds ; et, se rappelant sans doute que le

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cylindre qui lui envoyait l’air n’en contenaitqu’une quantité déterminée, il se remit à mar-cher, tenant d’une main la lampe qu’il avaitportée sur son casque, et de l’autre un grandcoutelas doré qu’il décrocha de sa ceinture.

Il avançait courbé, l’œil fixé sur sa boussolequ’il avait mise sous la lampe, en pleine lu-mière, regardant de temps à autre les filons in-finis qu’il avait aux pieds, et les belles pépiteslavées par les eaux, qui jonchaient son chemincomme des pierres.

Au bout de quelques minutes, il s’arrêta ets’agenouilla vivement, examinant quelquechose que sa lampe éclairait en plein.

C’étaient quatre semelles de plomb, exac-tement semblables à celles qu’il portait lui-même, et qu’on voyait éparpillées sur un es-pace de deux mètres.

C’étaient celles que Richard Murphy etMaxwel avaient détachées de leurs pieds, enremontant pour la dernière fois à la surface !

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Le plongeur les regarda attentivement et,ayant soin de ne les pas déranger, se mis à exa-miner les alentours. À cet endroit, deux des fi-lons se croisaient. On y voyait de profondeséraillures, la roche environnante était marquéede même, et la puissante végétation marinen’avait pas encore réparé entièrement et faitdisparaître les traces du passage de l’homme.Cependant un coup d’œil suffit au voyageurpour voir que les Murphy n’avaient pas exploi-té les filons ainsi éraillés : toutes ces marquesdevaient avoir été faites par leurs passages ré-pétés, et par les outils et machines dont ilspouvaient s’être servis. Une sorte de cheminfrayé, reconnaissable aux mêmes indices, sedirigeait du côté de la falaise ; et il le suivitpendant une dizaine de pas. Mais alors il setrouva sur la place même du travail. À sespieds, les filons profondément entaillés dansun rayon considérable, l’absence complète detoute pépite, attestaient suffisamment unecueillette attentive. Devant lui s’élevait la paroiverticale du rocher, zébrée de filons dans tous

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les sens. Mais ces traînées d’or pur et lavé de-puis des siècles avaient été fouillées jusqu’àune grande profondeur. On voyait encore lelong de la pierre la marque des ciseaux et desoutils puissants qui avaient coupé le métaltendre, et changé les riches filons en delongues crevasses vidées.

En levant la tête, le jeune homme put seconvaincre que le travail ne s’était pas arrêté àla partie inférieure du rocher. Jusqu’à une cer-taine hauteur, aussi loin qu’il pouvait l’aperce-voir, tous les filons avaient été visités et ex-ploités avec le plus grand soin… Il paraissaitplongé dans la surprise la plus profonde !

Tout à coup il tourna le dos à la falaise et,sans s’arrêter même à regarder les masses deplomb, qui avaient frappé ses yeux au premierabord, il reprit le chemin où il avait touché lefond en arrivant.

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En passant, il ramassa seulement une pé-pite de moyenne grandeur, qu’il emporta, sansdoute comme un spécimen…

Puis il secoua fortement le mince câble quile retenait, pour éveiller l’attention de soncompagnon demeuré dans la barque, défit sesdeux sandales à la fois et remonta comme untrait.

Lorsqu’il se déshabilla dans la barque, il nedit rien au brave Noboka et s’assit silencieuse-ment à sa place. L’autre, en nègre bien appris,ne lui adressa pas la parole et, sur un signe re-prit ses avirons avec une nouvelle ardeur.

… Il n’a pas fallu à notre lecteur une pers-picacité bien grande pour reconnaître ce jeunehomme et savoir ce qu’il avait fait.

Abraham Anson-Moore, en entendant lalecture du testament de son grand-père, s’étaitfélicité intérieurement de l’idée qu’il avait euede murer dans son réduit le Faragus-Diver, en-core inconnu au reste du monde. Et puis, l’au-

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dition de l’étrange document du testament luiavait fait naître dans la tête une idée hardie.

— Bah ! s’était-il dit, il faut profiter de lafortune pendant qu’on la tient ! Je n’ai pas be-soin, après tout, de faire la fortune de ces cinqAnglais que mon grand-père a jugé à proposde m’adjoindre… Il est vrai qu’ils ont le tes-tament, qu’ils en sont propriétaires commemoi !… Ma foi ! qu’ils fassent ce qu’ils vou-dront ! Mais, si j’arrive premier… bon premier !

Tout en faisant in petto ces réflexions plusaméricaines que charitables, Abraham écrivait,résumant dans ses points principaux laconception du père Faragus, notant rapide-ment les moyens indiqués et prenant enfin, duplan de son grand-père, une idée de plus enplus nette et précise.

Lorsque le docteur Edward Murphy en vintà la lecture du passage où Melchior Faragusexprimait son regret de n’avoir pu fabriquer en-core un modèle du Faragus-Diver, et le désir de

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le faire avant sa mort, Abraham sentit un fris-son de joie d’orgueil et de convoitise.

— Je les tiens ! pensa-t-il.

Et sa résolution fut prise aussitôt. C’estalors qu’il se leva et sortit en leur laissantl’adieu surprenant que nous avons vu.

Le jeune ingénieur avait son but.

Endormir la méfiance de ses cousins, afinqu’ils fissent avec calme et lenteur les prépa-ratifs de leur entreprise ; profiter de l’heureuxtour de main qui le rendait maître d’un appareiltout préparé ; les devancer enfin et leur couperl’herbe sous le pied ; tel était son dessein, et ille poursuivit avec ténacité et adresse !

Grâce à ses rassurantes paroles, il putfouiller à loisir dans les papiers qu’avait laissésle vieux savant. Il en usa d’ailleurs avec la plusgrande réserve et parut un ingénieur curieux,non un concurrent avide.

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Son projet d’ailleurs ne manquait pas degrandeur.

S’il pouvait les gagner de vitesse, il comp-tait faire seul le travail que le père Faragusavait voulu – sagement peut-être – partagerentre ses six petits-fils. Aussi, tandis que lesMurphy partaient pour l’Angleterre avec leursplans, devis, etc., afin de monter leur agence, ilse dépêcha vite de mettre ordre à ses propresaffaires.

Mais cela dura plus qu’il n’avait cru.

Il lui fallut recueillir la modeste successionde son grand-père. Il dut en outre demeurer lo-cataire de la petite maison et de l’atelier, afinde pouvoir extraire à son heure, de la cachetteoù il dormait toujours, l’exemplaire avant lalettre du merveilleux appareil.

Mais ce ne fut pas tout : les affaires réglées,il fallut qu’Abraham combinât soigneusementsa campagne. Sans doute les notes qu’il avaitprises et les extraits qu’il avait faits dans les

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papiers du vieux savant lui fournissaient toutce qu’il était essentiel de savoir. Mais il n’avaitpas pu faire passer dans ses cahiers ou danssa tête tout ce que renfermaient les liassesénormes que ses cousins avaient emportéesavec eux. Il avait bien fallu cependant les leurabandonner, à peine d’exciter leurs soupçons.Abraham n’était pas trop sûr déjà d’avoir en-dormi toutes les défiances, et deux des Murphylui donnaient des inquiétudes : James, gros ru-sé sous son air bon enfant, et Athelstan, leplus jeune, ingénieur, lui aussi, qui, à vingt ans,avait inventé sa première machine !

Enfin, coûte que coûte, il fallait marcher del’avant ! Mais l’absence de ces documents for-ça Abraham Anson-Moore à étudier lui-mêmeune foule de questions accessoires ; et, malgrétoute sa science et toute son ardeur, il perditplus de temps qu’il ne l’avait pensé d’abord.

De leur côté les Murphy, sans avoir à sonsujet des inquiétudes analogues, avaient ce-pendant marché avec toute la rapidité pos-

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sible. Quand on a pour soi le nombre, l’entente,l’activité, on va loin ; et si, par-dessus le mar-ché, on y joint la fortune, on fait ce qu’on veut.Aussi furent-ils bientôt en mesure de commen-cer leurs opérations, pleins d’espoir et deconfiance.

Quand James hasardait le nom d’Anson, Sa-muel disait : « Il est trop pauvre ! »

Et Athelstan lui-même, bien qu’il n’eût au-cune confiance dans les intentions de son cou-sin d’Amérique, ne croyait pas que ses mo-diques ressources lui permissent jamais demonter tout seul une aussi gigantesque entre-prise.

Ainsi les deux entreprises rivales se trou-vèrent prêtes au même moment.

Abraham le sut ; mais du moins il se propo-sa de s’attacher aux pas des Anglais, de luttersans relâche.

Il se trouvait placé vis-à-vis d’eux dans unetelle situation que la lutte devenait une ques-

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tion de vitesse. C’était une entreprise assezhardie pour le jeune ingénieur que d’essayer delutter ainsi contre des adversaires à qui leurnombre donnait sur lui l’avantage de l’ubiquité.Il le tenta pourtant, croyant bien qu’il pourraitles retarder assez pour prendre sur eux unegrande avance. D’ailleurs, nous l’avons vu, iln’était pas de ceux que les préjugés de la mo-rale rendent trop scrupuleux sur les moyens. Ilvoulait réussir et il réussit en partie.

Il suivit d’abord l’expédition de Samuel etde James au Cap de Bonne-Espérance, etquand il les eut réduits à avoir voyagé pourrien, il fit lui-même ce qu’ils comptaient faire etrapporta de sa cueillette de diamants un pro-duit déjà magnifique. Mais il ne s’arrêta pasun instant. Les deux pauvres Anglais n’étaientpas encore rentrés à Cape-Town, qu’il en par-tait par le premier paquebot et filait avec No-boka sur l’Amérique. Traverser Philadelphie, ymettre les diamants en sûreté, au fond d’unecachette pratiquée dans l’ancien cabinet de Fa-

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ragus, ce fut l’affaire d’une journée. Le lende-main matin le Transcontinental emportait Abra-ham, son nègre et ses colis, dans la directionde San-Francisco.

Ah ! s’il avait su que le train qu’il croisa surla route ramenait Maxwel et Richard Murphy,avec les dernières caisses de leur cargaison !

Enfin, il en savait tout aussi long après sonexploration au pied de la falaise californienne.

Malgré son activité et son peu de scrupules,il n’avait pu devancer partout ses cousins !

Et voilà pourquoi il était assis, soucieuxdans sa barque, tandis que Noboka tenait lesavirons et qu’ils revenaient lentement à leurpoint de départ.

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IX. – Red-Lion-court.

Oui, c’est ainsi que d’immenses des-seins, conçus par un puissant génie,pour la gloire de tout un peuple, s’éva-nouissent parce qu’un maladroit s’estaccroché à un bout de corde !

Robert-Robert.

Cobden se promène de long en large dansl’antichambre que nous connaissons.

On le croirait volontiers en faction devantla porte du cabinet intérieur où l’on entend desvoix parler de ce ton un peu traînant qu’onprend pour exposer une affaire ; puis, de tempsen temps, d’autres voix qui répondent avecbrusquerie, comme lorsque l’on approuve ouque l’on interrompt par une phrase d’opposi-tion.

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Ce sont, en vérité, de grandes questionsqui s’agitent dans le cabinet si simple, si aus-tère, des frères Murphy. Tous cinq délibèrentsur l’emploi si immédiat qu’ils vont faire deleurs millions et choisissent le point du globeoù il leur sera le plus avantageux d’appliquerles théories du vieux Faragus.

Le docteur parle :

— Tandis, que sur les lieux désignés, vousalliez mes chers frères, accomplir les prodigesprédits par notre glorieux aïeul, une tâche merestait : celle d’étudier ce qui a été fait, maissurtout ce qu’il convient de faire.

« Les projets ne manquent pas, car si nousrestons en Europe pour un moment, nous trou-vons à chaque pas des projets parfaitement etmûrement étudiés ; et cela s’explique de soi-même. Les peuples cherchent, à proportionqu’ils sont plus civilisés, à briser d’autant plusvite et plus complètement autour d’eux les bar-rières dont l’aveugle nature les a entourés.

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« Laissons, quant à présent, le British chanelqui baigne notre porte : il mérite une étude àpart, et l’utilité est si manifeste de l’ouvrir ànos efforts, qu’en vous en parlant je n’auraisqu’à suivre les ingénieurs qui ont, de dix ma-nières, franchi déjà le détroit.

« Voici les travaux européens déjà étudiésdont j’ai pu avoir connaisance(4) :

« Projet de tunnel Scandinave pour relier leJutland, les îles danoises de Fionie et de See-land à la Suède, par dessous les deux Belts etle Sund ;

« Projet de joindre, par le même moyen, laSicile au territoire de Naples ;

« Projet de jonction de l’Adriatique à la merd’Étrurie, par un canal à grande section. Ceprojet date de 1866, et eut pour promoteur leroi actuel, alors prince Oscar ;

« Projet de tunnel à travers le détroit de Gi-braltar ;

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« S. E. Ahmet-Fethi pacha, beau-père dusultan Mahmoud, a fait étudier par un habileingénieur deux voies souterraines, pour relierl’Europe à l’Asie-Mineure par dessous le Bos-phore et les Dardanelles ;

« Une compagnie offrait de faire communi-quer la Sardaigne et la Corse par-dessous le dé-troit de Bonifacio ;

« On a successivement étudié des passagessous le Maerdyk, au Pays-Bas ; sous la Mercey,entre Liverpool et Birkenhead, et sous les litsmaritimes de la Neva, du Tage, de la Seine, dela Loire et du Rhône.

« Un jour, je l’espère, il nous sera donné –car, nous seuls au monde, mes frères, possé-derons des ressources suffisantes – de réunirla Grande-Bretagne à l’Irlande. L’entreprise estpossible. Elle a été étudiée, elle se réalisera.Nous passerons par dessous le canal Saint-Georges, entre l’île d’Anglesey et la pointeKingstown, près de Dublin. De plus, deux

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autres chemins, moins directs, sont reconnusentre le nord de l’Ecosse et l’Irlande.

« À votre tour, frères, parlez ! »

James se leva. C’est toujours le solide et dé-cidé garçon que nous avons vu prêt à plongerdans les eaux bleues de Natal.

— Frère, le bon sens nous indique que tousces grands travaux ne peuvent être entreprisà la fois. Il faut donc les ranger dans un ordrequelconque. Celui que nous devons adopterme semble fourni par la plus grande utilité évi-dente et actuelle de chacun d’eux. Qu’en pen-sez-vous ?

— All right ! répondirent les auditeurs.

— En ce cas, essayons une classification.

« Sans aucun doute, l’idée de joindre en-semble l’Europe et l’Asie sourit à notre ima-gination enthousiaste ; malheureusement, lespoints que la nature nous offre sont situés chezun peuple tellement peu expansif, pardonnez-

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moi le mot, tellement sédentaire, tellementpeu progressif que les bienfaits de l’entreprisedemeureront à l’état latent pendant des siècles.Supposez un instant l’Angleterre à la place dela Turquie, et par ce tunnel, par ce pont, – car,je ne sais quel mode sera employé, – par cerobinet ouvert, quelle que soit sa façon d’être,l’Angleterre inonderait l’Asie !

« Aujourd’hui, les deux rives sont mortes,mortes ! Les populations qui les couvrent sontclairsemées, les ressources nulles, les besoinsabsents… La religion du fatalisme et de la des-truction a touché tous pays et ils se sont dessé-chés comme sous le doigt de la mort !

« Naples et la Sicile sont à peu près dans lemême état ; les causes sont différentes, mais lerésultat est le même. L’entreprise ne payeraitpas.

« Le détroit de Bonifacio, entre deux îlestrop petites et trop peu habitées quoique d’unefertilité admirable, ne payerait pas non plus.

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Laissons-le provisoirement de côté. Je dis pro-visoirement car, dans l’avenir, nos voies decommunication changeront tellement le coursdes marchandises, des produits et des matièrespour échanges, que tel tunnel, aujourd’hui cer-tainement improductif, pourra devenir ex-cellent quand telle communication sera éta-blie.

« Dans cette dernière catégorie je range letunnel Scandinave. Un jour viendra où il verse-ra non-seulement sur l’Europe épuisée de boisles forêts merveilleuses des montagnes duNord, mais où il laissera passer économique-ment les masses énormes de poissons conser-vés que pêcheront les engins de l’avenir dansles fjords inépuisables de la côte ouest. Ce seraune grande artère, mais dont il faut préparerles voies d’écoulement secondaires.

« Laissons donc de côté les jonctions pro-jetées entre les parties du Royaume-Uni ; ellesviendront à leur heure ; celles-là sont écritesdans le livre de nos travaux. Voyons Gibraltar.

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« Gibraltar, vous en conviendrez, mesfrères, est absolument dans les conditions desDardanelles et du Bosphore, s’il n’est dans unecondition pire. Malgré toute la grandeur del’idée de verser l’Europe sur l’Afrique, le Gi-braltar-tunnel ne payerait pas ! non, il ne paye-rait pas !…

« Il semble qu’une fatalité s’attache auxpeuples des limites naturelles du midi. Voyezl’Espagne, voyez la Turquie, voyez le Maroc,voyez l’Asie-Mineure !… Qu’est-ce que tout ce-la produit ?… Voyez Naples, voyez la Sicile,voyez la Corse et la Sardaigne !… Qu’est-ceque tout cela produit ?…

« Hors du Pas-de-Calais, rien à faire quipaye, en ce moment où je vous parle !… »

Et le jeune homme se rassit d’un airconvaincu.

— C’est vrai, James a raison, dirent tous lesfrères.

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— Non ! ce n’est pas vrai, reprit en se levantl’ingénieur de la famille, le savant Athelstan ;mais, je le répète, il y a deux choses à peseren semblables entreprises : non seulement cequ’elles peuvent payer, mais avant tout cequ’elles coûteront ! Vous oubliez cette der-nière. Sans doute, ouvrir une digue entre deuxréservoirs pleins de productions est une ga-rantie de succès, mais ce travail peut être trèsdifficile et très cher, tandis qu’une ouvertureentre deux réservoirs moins riches peut quel-quefois se faire à bon marché et rapporterbeaucoup plus.

« Vous oubliez de tenir compte de la largeuret de la profondeur qui existent aux différentsendroits dont vous nous avez parlé tout àl’heure. Cependant, c’est là un des côtés im-portants de la question, puisque c’est là ce quilimite les dépenses nécessaires. Par exemple,le détroit de Dover n’a pas soixante mètres deprofondeur ; ce n’est rien dans ce sens, mais

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il a trente-six mille quatre cent mètres delarge !… C’est bien quelque chose.

« Gibraltar, au contraire, qui peut être re-gardé comme l’exemple type de conditionscontraires, a sept cent quarante mètres de pro-fondeur… »

— C’est énorme, direz-vous ?

— Sans doute, mais il n’a pas la moitié dela largeur de l’autre, et, quoique respectable, ladistance qui sépare les rives africaines et eu-ropéennes ne dépasse pas douze kilomètres etdemi…

— Et vous passeriez, Alhelstan ?

— Sans doute, je passerai ! mais pas en tun-nel… Les rochers très escarpés qui descendentdes montagnes voisines, le fond de rochesqu’ont trouvé les sondeurs, tout indique qu’untunnel, à cette profondeur et dans de sem-blables terrains, est impossible ; mais, ce quiest très exécutable, c’est un pont…

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— Écoutez !… interrompit le docteur.

— Certainement, frères. Douze kilomètres,quatorze arches ! Nous savons faire au-jourd’hui des arches solides en fonte d’acierd’un kilomètre d’ouverture. D’ailleurs, permet-tez-moi de vous le dire, frères, depuis long-temps j’étudie ce sujet et je puis vous affirmerque nous créerons un outillage spécial qui nouspermettra, dans un avenir prochain, de créerdes arches d’acier de quatre kilomètres…

— Aoh !

— Les calculs sont faits. C’est une questionde résistance de matériaux, pas autre chose !Nous pouvons…

— Hurrah ! pour Athelstan, hurrah !…

— Avec trois arches, je passe, et j’évite lagrande profondeur du thalweg au milieu. D’au-tant plus que le reste du fond est au mêmeniveau, à cinq cents mètres au-dessous de lasurface jusqu’à deux kilomètres de la côte, de

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chaque côté où le fond se relève assez brus-quement.

— Comment faire des piles semblables ?

— En pierre artificielle et en fonte, frère ; leplan en est fait, le cube calculé. Ce n’est pas siénorme que tu te le figures.

— Je comprends, maintenant, Athelstan,dit le docteur en se levant, que tu ne vois pasd’obstacles dans les travaux qui motivent au-jourd’hui notre réunion. Tu passes, d’une en-jambée, par-dessus les Dardanelles…

— Sans difficulté, entre Kiliv-Bagr et Soul-tanieh Kaleh-Si ou le vieux château d’Asie : jen’ai pas deux kilomètres, sur une minime pro-fondeur de quatre-vingt mètres !… Pourcomble de bonheur, c’est un fond de roches. Cepont ne sera qu’un jeu d’enfant.

« Quant au Bosphore, c’est bien pis. Je necompte pas plus de huit à neuf cents mètresentre Arnaou-Keni et Varri-Keni…

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— C’est vrai, Athelstan. Car je connais unecompagnie anglaise qui a offert de construirele pont, à deux travées, avec un tube de tôle,entres les deux châteaux de Roumili-Hissari,en Asie, pour la somme de cent millions.

— Je le crois sans peine ! le Bosphore n’aque soixante-dix mètres de profondeur.

— Et Messine ?…

— Un ruisseau ! Sur fond de rochers égale-ment, comme tous ces chéneaux, où le courantbalaie sans relâche toutes les matières mo-biles. À deux cent vingt-neuf mètres de profon-deur, sur la faible largeur de trois kilomètres,nous passons sans pile, d’une rive à l’autre !...

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X. – L’atelier.

Il faut oser en tout genre ; mais la dif-ficulté, c’est d’oser avec sagesse.

Fontenelle.

Dès que fut prise la résolution importantepour laquelle nous avons vu les cinq vaillantsfrères réunis, ils s’occupèrent immédiatementde sa réalisation. Nous les retrouvons le len-demain, Athelstan en tête, dans leur atelier defabrication, immense salle au rez-de-chaussée,dans Walpoole-Road, une rue voisine où l’onaccédait par les derrières du passage, ce quilaissait les voisins de Red-Lion-court dansl’ignorance sur les liens qui pouvaient unir legrandiose atelier au modeste troisième étage.

Cet atelier est le domaine d’Athelstan.

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Depuis son retour de Californie, les travauxy ont pris une activité fébrile ! ce ne sont quepièces de fer, d’acier, de fonte, de cuivre qui,arrivant des usines, des fabriques les plus re-nommées d’Angleterre, viennent là s’assemblercomme si la main d’un génie leur avait impri-mé leur forme bizarre. C’était tout simplementla main de la science qui leur assignait leurforme et leur place dans d’admirables combi-naisons.

Laissons travailler en silence cette légiond’ouvriers anglais, graves, affairés, sérieuxcomme des diplomates, attentifs à leur be-sogne comme des hommes qui en com-prennent l’importance, et dont les manièrespolies, mais dignes, contrastent si fortementavec le sans-gêne et la gaminerie de nos ou-vriers français. Rien de plus frappant que cettedifférence. Nos ouvriers, à l’atelier, ont tropsouvent l’air d’enfants qu’on retient de force àl’école : l’ouvrier anglais se montre un hommelibre qui a consenti à se charger d’un travail sé-

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rieux et se doit à lui-même l’y appliquer tout cequ’il a de valeur.

Nous retrouvons ici trois de nos connais-sances :

Maxwel, le contre-maître, et ses deux ma-telots. Ils sont désormais occupés aux Faragus-Divers, dont ils connaissent l’utilité et le ma-niement. Une collection complète de ces excel-lents outils s’étend dans un magasin voisin, ac-crochés à la muraille, au-dessus des réservoirsportatifs qui les accompagnent.

Sans vouloir rentrer ici dans les détailstechniques de ces ingénieux appareils inventéspar le vieil Faragus, nous devons cependantexpliquer au lecteur en quoi consiste la ma-chine qui a permis à nos amis Dick et Athelstande ramasser de l’or, et au serpent yankee decueillir sa provision de diamants. Nous possé-dons, en France, des appareils analogues dusaux efforts de deux habiles ingénieurs(5) quiont résolu très heureusement le problème de

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l’éclairage dans un lieu irrespirable, commecomplément indispensable des appareils quipermettent à l’homme d’y pénétrer.

Ce qui manquait, avant le Faragus-Diver,c’était une provision d’air suffisante pour allerà grande distance. De deux choses l’une, oùl’on chargeait le voyageur d’un réservoir d’airvolumineux et peu résistant, auquel cas ce ré-servoir était très embarrassant et ne contenaitde l’air que pour un temps très court, ou bienon le chargeait d’un récipient à parois trèsfortes pour résister à d’énormes pressions inté-rieures, et l’homme était écrasé sous le poids,tout en n’emportant de l’air que pour un tempstrès limité.

Cependant nous avons vu Abraham quitter,au moyen de son long tube, le voisinage du cy-lindre à air comprimé et, débarrassé de sa pro-vision d’air, accomplir son merveilleux voyageau sein des ondes, laissant dans son bateauune sorte de source d’air atmosphérique lui

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fournissant d’elle-même de quoi respirer et dequoi s’éclairer.

Non seulement la distribution automatiquede l’air emmagasiné était un trait de génie duvieux Faragus, mais encore la réalisation de lapompe qui servait à comprimer cet air étaitune admirable solution d’un problème jus-qu’alors insoluble. La difficulté de comprimerl’air à une pression suffisamment élevée est, eneffet, considérable. Quelque parfaite que soitune garniture de piston, il arrive toujours,lorsque l’air commence à être fortement com-primé, que ce dernier passe entre le piston et lecorps de pompe. Il en résulte immédiatementune contre-pression qui détruit une partie del’effort exercé sur le levier et empêche d’at-teindre la pression considérable nécessaire.

Faragus imagina d’enfermer l’air entre deuxcouches d’eau qui rendaient impossible toutefuite.

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Le piston devient vertical et immobile ; lecorps de la pompe, au contraire, est mobile. Decette manière on vient couvrir d’eau le pistonet la soupape du chapeau, de sorte qu’en unquart d’heure on peut, sans aucune difficulté,comprimer douze cents litres d’air à trente at-mosphères.

Or, si l’on emporte avec soi un réservoircontenant seulement cinq litres d’air compriméà vingt-cinq atmosphères, renfermés dans unvolume de vingt litres, – celui d’une grossecruche – on peut quitter assez longtemps l’airrespirable. En effet, chaque cinq minutes seule-ment, la pression baisse d’un atmosphère ; cerécipient suffirait donc à un homme et à salampe pendant plus d’une demi-heure.

Avec un réservoir de quarante litres, celuique portait Noboka sur ses robustes épaules,nous avons vu Abraham demeurer quarante-sept minutes sous l’eau et revenir en toutehâte, dès que l’aiguille du manomètre portatif

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joint à sa lampe approchait d’une divisionqu’on trace d’avance par expérimentation.

Les quantités d’air consommées dans lemême temps varient avec chaque personne etavec la dépense de forces physiques à laquelleelle se livre. Cependant on peut calculer qu’unhomme de constitution ordinaire consommeraentre douze et quinze litres d’air par minute.La lampe, de son côté, en usera environ deuxlitres pendant le même temps. C’est donc unelarge moyenne que porter vingt litres par mi-nute, la consommation de l’appareil entier ;d’où on reconnaît que les réservoirs ordinairesfournissent de vingt-cinq à trente-cinq minutesde vie au plongeur. Au surplus, le plongeurs’aperçoit immédiatement que sa provision tintà sa fin ; sa respiration devenant d’abord gênéepuis difficile, de très aisée et très libre qu’elleétait auparavant. Cependant, avant qu’il ait,même en ce cas, entièrement épuisé sa provi-sion d’air, il s’écoulerait assez de temps pourqu’il pût revenir à la surface.

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Il lui suffit, pour cela, de quitter brusque-ment les lourdes semelles de plomb qui le re-tiennent au fond, équilibrant la légèreté de soncorps que la pression de l’eau ferait remonter,comme elle chasse un liège que l’on a enfoncéde force au fond d’un récipient et qu’on lâchebrusquement. La pression de l’eau le chasseen dehors d’elle, tant l’impulsion est intense ;l’homme lesté demeure au fond de la mer, maisseul, il remonterait avec une vitesse bien plusterrible encore parce que le poids de l’eau quile pousse est bien plus considérable.

Cependant cette vitesse n’est pas exces-sive ; d’après les expériences de M. Thomé deGamond, il faudrait près de cinq minutes pourremonter de trois cents mètres de profondeur,c’est-à-dire que, sans appareil, personne n’yparviendrait ; on serait noyé avant.

Ce n’est pas tout ; pour que nos organespuissent fonctionner à des profondeurs sem-blables, il faut se garantir, au moyen d’arma-tures rigides qui partent du corps et sou-

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tiennent une enveloppe protectrice. Faragusavait adopté, pour soutenir une enveloppe, unearmature de métal très léger, mais très raideet, de plus, un tube de communication ame-nait, entre le corps et l’enveloppe, de l’air àune pression calculée pour contrebalancer, si-non tout, au moins une grande partie de cellede l’eau.

À la lampe du plongeur, lampe analogue àcelle dont Davis a gratifié les mineurs de tousles pays, s’adaptait une boussole pour dirigerla marche de l’explorateur. C’est une des rai-sons qui avait interdit à Faragus l’emploi du fercomme armatures et l’usage d’armes aciéréespour se défendre. Heureusement l’arsenal dela chimie lui avait fourni d’amples compensa-tions, ainsi que nous l’avons vu quand l’intré-pide Abraham a combattu le féroce animal quilui barrait le passage.

Cette arme d’ailleurs, lorsqu’on n’explorepas une contrée inconnue et qu’on n’a pas im-périeusement besoin de la boussole, peut être

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avantageusement remplacée pour les plon-geurs par un levier – crowbar – lourde barre defer aigu sur laquelle ils s’appuient comme surune canne.

Il faut être aussi habile, aussi adroit, aussipersévérant qu’Abraham Anson-Moore, pouraffronter sans soutien le fond de la mer. Nonseulement les plages ne sont sous ses piedsqu’une surface à peu près solide, mais il se sentà chaque instant soulevé, ballotté, incliné, re-dressé par les masses d’eau qui roulent, et il luifaut une souplesse infinie, une présence d’es-prit parfaite et une force très remarquable pourobéir ou résister presque inconsciemment, se-lon l’impulsion qui vient le frapper. Ces qua-lités, de même que celles d’un bon écuyer,ne peuvent s’acquérir que par une longue pra-tique, et le tenace Abraham avait dû, dès sonentrée en possession du trésor de son grand-père, passer de longues heures à étudier sonemploi au fond de la mer.

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Au milieu de la clarté douteuse et livide quientoure le plongeur aux grandes profondeurs,clarté qui rappelle assez bien les intensesbrouillards de l’automne, il croit voir flotter çàet là des formes étranges et vivantes. Il lui fautles négliger puis concentrer son attention touteentière sur le sillon lumineux de sa lampe etle faire coïncider avec une direction détermi-née d’avance sur le limbe de son aiguille ai-mantée, seul fil d’Ariane qu’il possède dans cesroyaumes de la nuit et de l’inconnu !

Mais c’est assez nous appesantir sur les di-vers que nous avons vu si vaillamment mis enœuvre, avançons-nous vers ces énormes pontsde métal qui traversent l’immense salle d’unbout à l’autre.

On s’émerveille en voyant ces arches entôle d’acier qui, d’un seul jet, reposent à quatrecents mètres sur leurs extrémités ; mais on fré-mit en pensant que ce ne sont là que des mo-dèles en petit des constructions que les Mur-phy vont faire exécuter en les grandissant dix

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fois ! Et l’esprit reste confondu devant la har-diesse de la science qui ose rêver et réaliserdes pièces métalliques de telles dimensions !

Athelstan ne se fait pas d’illusions. Il va fal-loir construire des fonderies et des forges spé-ciales pour produire des blocs comme ceuxqu’il demande et dont de savants calculs luiont démontré la nécessité ; mais rien nel’étonne. Il a calculé la dimension des hauts-fourneaux, des fours qu’il lui faudra élever ; ila jeté son dévolu sur les plus riches mines defer d’Europe, et si elles ne lui suffisent pas, undes cahiers de Faragus lui en indique sept ouhuit encore inexploitées dans les autres par-ties du monde. On les exploitera, fussent-ellesdans des contrées désertes, dût-on y transpor-ter une ville toute entière de travailleurs ! Vé-ritable Anglais, il marche devant lui, beaucomme les illuminés des temps héroïques, né-gligeant ou bien ne regardant pas les obstacles

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Ajoutons que pour mouvoir de semblablesmasses il lui faut des engins dont on n’a pasd’idée, des grues dignes des géants. Il les acalculées, combinées ; elles sortiront les pre-mières des usines à élever…

Autre nécessité qui s’impose.

Pour transporter ces monstrueux colis, ilfaut des navires expressément bâtis afin de nepas rompre sous ces charges. Il les a calcu-lés ; demain ils seront en chantier ! Bientôt,les blocs arrivant au lieu choisi, s’élèveront enpiles énormes, se coucheront en tubes mons-trueux dans lesquels locomotives, tenders, wa-gons rouleront comme des jouets d’enfantssans conséquence !

Ô la belle chose que la science ! Ô mer-veilles sans bornes de l’industrie ! Combienl’homme deviendra grand quand, après des

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obstruant leur chemin. Il a en main la baguettemagique. L’or peut tout en notre temps !

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(À suivre).

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siècles, il aura par l’une réalisé les conceptionsde l’autre !

Honneur à nos arrière-petits enfants !

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CHAPITRE VIII

LA FIN DU MONDE

— Reine-en-bordée, à la rescousse !

Tout le monde était réuni dans la salle desséances et personne ne répondit.

— Ohé ! Borda, ohé !

Tous les yeux se tournèrent vers le jeunehomme ainsi interpellé. Il était étendu sur unlit, regardant en l’air et ne prenant aucun soucidu vacarme qui se faisait autour lui.

— Il dort !

— Il ne dort pas, il fait des vers.

— Ohé ! René Borda.

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En ce moment, Madame Popotte bonditcomme un chat qui veut surprendre une souris,et retomba sur le lit à côté du dormeur éveillé ;celui-ci, violemment secoué, tourna la tête et,semblant s’éveiller, parut ne pas comprendrepourquoi son camarade et ami était arrivé surson lit comme un projectile.

— Quoi ? qu’y-a-t-il ?

— Bon, le voilà éveillé.

— C’est à votre tour de parler, levez-vous.

— Je ne m’y refuse point.

— Ah ! ah ! Écoutez, écoutez.

Le jeune ingénieur se mettant sur son séant,promena un regard un peu vague autour lui :

— Mes chers amis, je ne crains point del’avouer, il m’est absolument impossible de sa-voir où commence et où finit le monde ma-tériel. Comment se distingue-t-il d’un autremonde que peu de vous connaissent et quiporte le nom de fantastique ? J’ai le travers de

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passer de l’un à l’autre avec une facilité quime surprend souvent moi-même, surtout qu’enj’entends affirmer par les esprits forts, que ledomaine de l’intangible n’existe pas…

— Il est noblement toqué, soupire madamePopote.

— Pour un Fool, il est réussi, s’écrie Stradi-varius.

— On parle d’hallucination : tout cela, cesont des mots et rien de plus. La chose, lachose ! la connaissez-vous ?

— Ma foi, s’écrie Jean Jabin, c’est de la ma-ladie, c’est du nervosisme, pas autre chose ?

— Bah ! murmure Borda, des mots ! tou-jours des mots !

— Allons donc, marche donc…

— Mais il est rendormi.

— Non ! Non ! je vais vous raconter une demes dernières excursions dans l’infini.

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Il y a quelques jours, je faisais comme noustous dans nos demeures, je pestais, je mau-gréais contre la continuité du mauvais temps,qui, depuis un mois, ne nous avait pas laissévoir un instant la bienfaisante face du soleil.Il m’arriva même dix fois dans la soirée d’en-voyer au diable tous les Fools qui s’amusaientde droite et de gauche, qui à danser, qui à fairede la musique, qui à causer, tandis que moi, jeme cassais la tête à étudier et à résoudre d’ar-dus problèmes…

Or, la nuit, je ne dormais pas. Je ne saiscomment cela se fit, mais, tout à coup apparut,assis au pied de mon lit, sur la travée de cemeuble, un petit homme de la plus singulièreapparence que l’on pût voir. Son corps sem-blait éclairé au-dedans par une lumière rougecomme en produirait une lampe de ferme dansune lanterne en baudruche peinte. Et cepen-dant, tout lumineux qu’il fût, il n’éclairait pointautour de lui : ma chambre avait son aspect or-dinaire…

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Il faut avouer que je ne hais rien tant quel’obscurité absolue : il me semble, dans unechambre tout à fait noire que je suis enfermédans un tombeau et que le poids des pierresqui le forment pèse sur mes épaules, étreint mapoitrine qui ne peut plus battre, et m’écrase.J’aime à voir gris, j’aime que, par ma fenêtre,entre cette singulière lueur de la nuit qui nelaisse aux objets qu’une teinte grise et qui fait,de toutes les couleurs du jour, un noir plusou moins profond. Combien de fantastiquessilhouettes les objets les plus usuels formentdans cet étrange milieu ! Comme il fait bonétudier ces aspects bizarres, la tête doucementappuyée sur son oreiller. Puis, le matin, quelbonheur quand ou perçoit les premières lueursbleues du jour filtrant dans le gris où l’on estencore…

Je regardais mon visiteur avec curiosité etlui me regardait en souriant ? Je le considéraissans m’enquérir qui il était, il me semblait leconnaître depuis très longtemps…

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— Hé ! hé ! c’est moi, me dit-il, en répon-dant à ma pensée…

Je trouvai cela tout naturel.

Sa voix ressemblait-aux sons d’un harmoni-ca joué dans la chambre voisine. C’était doux,argentin, timbré et voilé tout à la fois, mais ce-la ne m’étonnait pas…

— Pourquoi viens-tu me trouver ?

— Hé ! dam ! parce que tu m’as appelé aumoins dix fois ce soir et que tu m’as souhaitépas mal de besogne. Alors je me suis permis devenir savoir ce que tu avais dans le ventre !

— N’y a-t-il pas de quoi enrager tout vif enprésence d’un temps comme celui que nous su-bissons, pauvres humains que nous sommes !

« La pluie, en tombant, m’attriste : un cielsombre et chargé de nuages me décourage :le vent réjouit les uns par ses sifflements ouses murmures tandis qu’il énerve les autres parses bruits indéterminés… Ah ! si nous avions

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de la neige ! au contraire, elle nous réjouit, parson aspect nouveau, par les plaisirs qu’elle pro-met… Et au printemps ? le ruisseau me charmepar son murmure, par sa limpidité, par sa poé-sie…

— Ta ! ta ! ta ! pauvre toi !… Hélas ! quevous jugez mal, tous tant que vous êtes, lesphénomènes au milieu desquels vous vivez !Combien vous trompent vos sensations etvotre imagination. Si vous saviez mieux !…

— Hé bien quoi ?…

— Ah ! pauvres bipèdes humains à cervelleétroite, ces phénomènes ne seraient plus desimples conditions atmosphériques ; ils pren-draient, comme ils doivent le faire aux yeuxd’un vrai savant, les proportions de pronosticscertains de destruction de mort.

— Oh ! tu veux rire !…

— Oui, de mort !… Non seulement de mort,de destruction, d’anéantissement pour vousautres de la race humaine, mais pour la pauvre

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et chétive planète sur laquelle, petits, petits,vous vous agitez. Ô ignorance !…

— Mon bonhomme, tu peux me laisser dor-mir !

— Oui, oui, je sais. J’ai l’air, en vérité, deprêcher : frère, il faut mourir ! Il n’en est rien,je le jure, je ne suis que l’écho fidèle de la loicommune ! Des chiffres te le prouveront tout àl’heure…

— Des chiffres ? mon ami… je dors.

— Non, tu ne vas pas dormir, et tu m’écou-teras…

— Grâce ! que t’ai-je donc fait, ô insuppor-table ami !

— Ce que tu as fait, tu m’as appelé… Tu su-biras la peine que tu mérites. On ne dérangepas les gens ainsi, sans rime ni raison.

— Alors ! je me résigne et j’écoute…

— Et tu fais bien… Je vais t’apprendre ceque sont les phénomènes les plus usuels sur

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votre planète. La pluie, ô hommes, qui ne sa-vez pas voir, la pluie c’est la goutte d’eau tom-bant sur la surface solide, entraînant avec elle,une parcelle de poussière qu’elle verse au ruis-seau.

« Le vent, c’est l’air poussant devant lui, lesfeuilles mortes, les herbes sèches, et les je-tant encore au ruisseau. Le vent, c’est l’air quicomble les ornières du sable ou de la terre des-séchée qu’il emporte aux sillons, afin que cesornières devenues rivelets, par la prochaineondée, emportent aussi leur tribut du sol auruisseau.

« La neige, c’est le dégel en perspective :c’est l’avalanche dans la montagne entraînantavec elle sur les pentes les rochers et les terresqu’elle ira poser au fond des vallées. Là, le tor-rent – une deuxième puissance du réseau ! –les emportera, les éparpillera à son tour.

— Ainsi, tout va au ruisseau ?

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— Tiens, tiens ! tu m’écoutes et tu as bienraison !

« Le ruisseau conduit tout cela au fleuve…le fleuve à la mer !… sombre perspective ! Ain-si la terre, le monde habitable par l’hommes’épuise peu à peu sous l’effort des agents lesplus vulgaires, les plus inoffensifs en appa-rence et s’en va se perdre dans le grand réci-pient commun, dans la mer !

— Mais… ici surgissent de sombres idées…Il me vient une curieuse pensée… dis donc…Et quand il n’y aura plus de terre ?

— Quand il n’y aura plus de terre ? c’estque l’empire de l’eau sera complet. L’hommeaura disparu et avec lui toutes les créaturesaériennes qui l’accompagnent sur ce monde ;ce sera l’origine d’une autre époque terrestre,c’est l’inconnu ?

— Ouf !…

— En somme, ce travail qui te semble gi-gantesque est peu de chose à faire ; l’eau, ne

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l’oublions pas, occupe déjà les deux tiers etplus de votre globe. Chaque jour elle gagne,chaque jour elle a gagné depuis que, votreépoque existant, vous pouvez recueillir desdonnées certaines et constater quelque chose.Du jour, ou probablement la terre fut émergéedes eaux, l’action désagrégeante des agents at-mosphériques a commencé et cette action seperpétue avec une puissance dont rien, au pre-mier abord, ne peut faire soupçonner la terriblegrandeur.

Cette doctrine qui, au moyen de l’unifor-mité des phénomènes, étudie les modificationsprobables de votre terre par celles certainesque vous avez sous les yeux, vous démontreque les grands changements survenus dans lacroûte de la masse terrestre n’ont point étéproduits par des cataclysmes, par de grandesconvulsions de la nature ainsi qu’on l’a crulongtemps, mais tout simplement par lesagents qui vous entourent et que vous voyezjournellement en action, tels que la pluie, la

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neige, le froid, la chaleur, ou leurs effets, lesgels et les dégels, les agents chimiques déga-gés, etc., etc. Elle nous enseigne que ce sontces agents de diverses natures, si semblablesen apparence, si faibles en eux-mêmes, maisdont les efforts sont incessamment répétés, quidécoupent les montagnes, creusent les vallons,et finissent par abaisser le sol jusqu’au niveaude la mer.

Fort bien ! mais il faudra une série desiècles considérable pour accomplir cetteœuvre de destruction !…

— Heu ! heu ! on peut l’évaluer, la supputercependant… Et nous allons le faire… Nouspourrons calculer, tout à l’heure, combien degénérations humaines le soleil verra encore sesuccéder sur la terre avant de n’éclairer plusqu’un globe d’eau, roulant sur lui-même au mi-lieu des brouillards.

Une fois admise, – et comment faire autre-ment ?… – l’action dénudante et nivelante des

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agents atmosphériques, la première loi qu’ilimporte à l’homme de connaître, c’est évidem-ment la vitesse avec laquelle ce phénomènes’accomplit, car cette vitesse lui donnera letemps nécessaire au nivellement de ses mon-tagnes les plus élevées. Or, un moyen simpleet facile se présente à nous. Il suffit de déter-miner la quantité de matières solides que lescours d’eau entrainent annuellement, charrientchaque jour et précipitent à la mer. Une foisque nous saurons cela, nous serons instruitsde combien votre petite terre est appauvrie,puisque le ruisseau, la rivière et le fleuve n’ontpu prendre la terre que sur leurs bords ou dansles pays qu’ils ont traversés ?

Les crues sont de curieux phénomènes pré-cipitant votre anéantissement. Si l’hommeétait sage, il les combattrait, il les préviendraitpar tous les moyens possibles, non pas tantparce qu’elles lui dévastent quelques récoltes,mais, – horreur ! – parce qu’elles abrègent sa

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vie possible en charriant un gouffre toujoursbéant d’effroyables quantités de matière.

La matière ! mais c’est le radeau de l’huma-nité : sans elle vous sombrez ! La terre solide…mais c’est la durée de votre espèce ! ne l’ou-bliez jamais ! Chaque homme, s’il était intel-ligent, appliquerait toutes ses forces, tout sonesprit à n’en laisser jamais descendre à la merune seule parcelle.

Imprudents gaspillateurs que vous êtes :vous n’y pensez même pas. Après vous le dé-luge !… Il viendra, soyez-en sûrs ; il viendra !Et alors il sera trop tard ! Les peuples d’alorsdéfendront avec désespoir, avec rage, leursdernières parcelles de terre contre l’envahis-sement croissant des eaux… Vain espoir ! Lapluie... la pluie arrivera et tout sera balayé…hommes et choses de ce temps-là !

— Sans doute !… Mais sur quoi vous ap-puyez-vous ? Des faits, des faits ?…

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— Prenez donc patience ! puisqu’il nousfaut des faits, votre demande n’est que tropjuste, nous allons en recueillir, afin de parvenirà évaluer votre commune vie probable.Voyons :

« La quantité de sédiments, terre et végé-taux de toute espèce, charriée par le Mississipi,ce père des fleuves, et portée par lui dans legolfe du Mexique, a été exactement détermi-née par MM. Humphrey et Abbott. Ils ont trou-vé que ces dépôts forment environ un quinze-centième du poids de l’eau et un trois millièmede son volume. Cette dernière mesure serapeut-être plus facile à comprendre en disantque trois milles tonnes d’eau qui coule en-traînent environ un mètre cube de matière so-lide.

— Mais combien de tonnes d’eau contientle Mississipi ? Combien en roule-t-il dans uneannée ?

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— On l’a calculé. L’homme peut beaucoupquand il veut. Cette quantité est d’environ septcent milliards de mètres cubes !… Cela ne sonnepas beaucoup à l’oreille ; cela n’offre pas uneimage bien nette… c’est que vous, – tous tantque vous êtes, – vous n’avez pas une percep-tion nette de la grandeur des nombres. Un mil-liard !… Mille millions ! c’est déjà immense.Mais… Revenons ! Ainsi, ce Mississipi em-porte, en suspension, c’est-à-dire délayée dansses eaux, 249 millions de mètres cubes de terreà la mer.

« Mais, outre cela, il faut tenir compte quele fleuve en pousse dans le golfe environ 28 mil-lions en terre, détritus, plantes, etc. Ce qui, ad-ditionné au reste, représente un total de 320 à40 millions de mètres cubes de matière solideemportée tous les ans dans le golfe duMexique. »

— Fort bien ! mais d’où le fleuve tire-t-ilcette énorme masse de matière solide ?

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— D’où il la tire ?… Pauvres déshérités quevous êtes ! Il la reçoit du ruisseau et du tor-rent !

« Elle vient, non seulement du terrain quiconstitue son bassin propre, c’est-à-dire l’éten-due du sol dont il reçoit les eaux, mais de tousceux amené par ses tributaires y compris lesplus petits cours d’eau. Tout ces bassins princi-paux et secondaires ne représentent pas moinsde cinq millions de kilomètres carrés. Eh bien !ce sont ces cinq millions là qui ont perdu 400millions de mètres cubes de matière !

Le résultat final c’est que la couche enlevéeà la terre est, en réalité, de sept centièmes demillimètre.

— Ah ! ce n’est rien ! je me rassure…

— C’est insensible ! n’est-ce pas ?

— C’est une quantité que le microscopepeut seul faire apercevoir ! Et encore ! Il fautun excellent instrument !… Ouf !… je rentre

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dans la possession de moi-même : peste ! tum’avais presque effrayé ?…

— Patience, mon ami, patience !… ne te re-mets pas si vite !

Nous disions : sept centièmes de millimètrepar an, c’est-à-dire un mètre en 14 ou 15 milleans…

— Penh ! qu’est-ce que cela ? Un mètre ?…ces montagnes ?…

— Attends. D’ici l’on arrive, en tenantcompte du poids spécifique des roches et del’altitude moyenne des États-Unis, à cetteconclusion que leur territoire sera réduit au ni-veau de la mer, par conséquent nivelé, inhabitéet inhabitable, est quatre millions et demi d’an-nées !

— À la bonne heure !

— Tu te réjouis ? ô insensé !! disons plutôt,ô ignorant… Mais ce bail me suffit… je t’as-sure…

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— Ce bail ? Mais c’est un éclair dans la vied’un monde ! c’est un moment, c’est unesimple période comme cette terre que tu ha-bites en a déjà traversé un grand nombre !

— Quarante-cinq mille siècles me suf-fisent !

— Malheureux !

— Ah ! ah ! malheureux ? pourquoi donccela ! Es-tu bien sûr seulement de ce que tuavances ? hein ?…

— Il faut le croire : quoique cependant l’onne s’accorde pas absolument sur la valeur destemps de disparition des continents ; les uns,plus tendres, se fondront les premiers, lesautres, plus durs, résisteront plus longtempspar leur enveloppé de roches inébranlables,mais il faudra toujours arriver au grand tout.L’homme, chassé par l’eau, fuira devant elle,d’espace en espace, à mesure que le ferme etle solide manqueront sous ses pieds ! Jusqu’à

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ce que la race engloutie disparaisse et se trans-forme… C’est le secret de l’avenir !

Le Gange, par exemple, est beaucoupmoins limpide que le Mississipi, la saleté deses eaux est presque permanente. En d’autrestermes, qu’est-ce que cela veut dire ? Sinonqu’il use plus vite la terre au milieu de laquelleil promène ses eaux sacrées ? sinon que le solde l’Inde se délite, s’appauvrit, et meurt, sui-vant une loi beaucoup plus rapide que celui desÉtats-Unis ?

À son embouchure, le fleuve indien repré-sente à peu près 240 millions de mètres cubes,dont les sédiments forment environ un cinq-centième. Et cependant, la surface des bassinsdont il recueille l’eau et que celle-ci dénuden’est que de 1,750 mille kilomètres carrés.Quelle usure effrayante ! Cela donne un mètrecube de hauteur de sol en sept mille ans.

Ainsi, dans l’Inde, la mer viendra toutréunir en deux fois moins de temps que dans

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l’Amérique du Nord. Pauvres Indiens ! Dansvingt à vingt-cinq mille siècles, ils ne serontplus. Ce qui est consolant, c’est que leursconquérants auront eux aussi cessé d’exister !

— Et l’Europe ?… car, enfin…

— Je te comprends !

Guenille soit, ma guenille m’est chère.

On a mesuré jusqu’à présent les quantitésde matières charriées par huit ou dix desfleuves de la vieille Europe. Il est honteux dele dire, mais la vérité doit enfin sortir au grandjour : ces évaluations sont, en général, très im-parfaites, cependant je ne recommencerai pasles calculs, elles tendent à établir que cettepartie du monde s’use dans la même propor-tion que les États-Unis !…

— C’est ravissant !

— Mais ce n’est pas tout !

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— Grand Dieu !…

— Nous avons encore bien d’autres causesd’anéantissement à examiner. Tu oublies, monpauvre ami, l’action spéciale de la mer sur lescôtes, tu oublies…

— Certainement, mais…

— Je vois ton objection et j’y réponds :

Nous admettons que si les conditions ac-tuelles atmosphériques doivent subsister indé-finiment, ce qui est probable ; – pourquoi chan-geraient-elles ?… – l’œuvre de dénudation, dedésagrégation et de dénivellement, se conti-nuant sans relâche, arrivera à ce but final quenous prévoyons et que nous calculons : immer-sion complète des terrains et leur dissémina-tion dans le lit des mers.

— Soit. Mais quand tes terrains auront per-du toute leur terre, quand ils en seront réduitsà leurs squelettes, à une chaîne de roches nues,quelle action pourront avoir les agents atmo-sphériques ?…

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— Il faut dès à présent avouer que, réduitsà cette simple charpente, vos continents déjàpassablement découpés par la mer seraientsingulièrement réduits. Mais, ne l’oublions pas,la désagrégation des roches les plus dures n’estqu’une affaire de temps : un peu plus tôt, unpeu plus tard, elle semble inévitable !

— Sans doute ! Mais ces roches exposéesau soleil, en plein air, depuis des millions d’an-nées peut-être, nous n’en savons rien,conservent intactes des inscriptions que nosarrière-grands-pères y ont gravées, et…

— C’est vrai ! j’admets des millions d’an-nées. Mais sait-on ce qu’elles seraient deve-nues si elles dataient de quelques millions desiècles ? Tout porte à croire que ces inscrip-tions que nous nous représentons comme siantiques, auraient eu le même sort que cellesqui deviennent indéchiffrables sur nos monu-ments au bout de deux cents ans…

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— Voyons, revenons un peu… Une partiedes sédiments charriés par les fleuves se com-posent de matières argileuses qui s’agglo-mèrent à nouveau pour former un autre conti-nent. Les deltas n’en sont-ils pas une preuve ?

— Pauvre humanité ! que seras-tu quand tun’auras que les humides et malsains deltas dequelques grands fleuves pour l’abriter, deltasqui, eux aussi, se désagrégeront un jour oul’autre !

Mais, ce n’est pas encore tout ! Par suite duralentissement de la rotation de la terre produitpar le frottement des marées, le niveau de lamer doit varier, tendant à s’abaisser à l’équa-teur pour s’élever vers les pôles. D’un autrecôté, il ne faut pas oublier que vers l’équa-teur, les conditions atmosphériques sont plusclémentes que partout ailleurs, d’où moins depluies, pas de neige, donc, l’abaissement dusol par dénudation s’effectuera certainementplus lentement que l’abaissement de la mer,par conséquent, ce sera là où demeurera le

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plus longtemps l’humanité, sur un bourreletcirculaire interrompu de terre habitable.

Si nous supposions à l’équateur les actionsdénudantes aussi puissantes que dans le bassindu Gange que nous avons étudié plus haut, lesol perdrait en hauteur un kilomètre en sept ouhuit millions d’années.

— Et la dénudation des continents parl’érosion de la mer ? tu l’oublies ?

— Eh ! eh ! il me semble, mon ami, que tun’as plus guère envie de dormir comme aucommencement de notre conversation. Au fait,je te l’avais bien dit ! Je te réponds : quelqueimportance que ces érosions puissent avoir encertaines localités plus exposées que d’autres,cette action est bien peu de chose si nous lacomparons à celle des agents atmosphériques.Rien n’est plus aisé que de s’en rendre compte.

— Vraiment ?

— Mais oui ! Toutes les côtes maritimes dela terre, unies bout à bout, représentent,

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d’après M. K. Johnston, une longueur de prèsde deux millions de kilomètres. Ce n’est pasgrand chose encore, mais patience ! Dansquelques millions d’années, elles se couperonten îles, les îles en îlots, jusqu’à ce que tout dis-paraisse…

En attendant, supposons aux côtes descontinents une hauteur moyenne de 8 mètresun tiers – elle découle de calculs approxima-tifs – et supposons de plus, que la mer avancesur les continents de trente centimètres seule-ment par siècle ;… hé bien ! dans un siècle,toute la mer dévorera, de ce chef, 570 millionsde mètres cubes de matière solide ! de notremeilleure matière solide, car une grande partiede ce tribut est payé en roches dures ; les-quelles vont se heurter pendant des milliardsde marées, se polir, s’user et peu à peu dispa-raître ; d’abord cailloux roulés, puis sable quis’en ira combler les grands abîmes.

— Mais c’est effrayant !…

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— Maintenant, un autre élément de calculnous manque. C’est la proportion de matièreenlevée sur les continents. Or, la superficie to-tale de ceux-ci, – c’est-à-dire ce que la merveut bien vous laisser, au temps où vous vivez– ne peut-être évaluée, même avec les îlescomme appoint, qu’à 147 ou 148 millions de ki-lomètres carrés. Il est facile d’en conclure dèslors l’épaisseur de la couche enlevée répartiesur toute leur surface, et par suite, le nombred’années nécessaires pour que l’enlèvement dusol soit égal à un mètre. Eh bien ! mon braveami, je trouve, en faisant ce calcul de tête, quele pouvoir nivelant de la mer est plus de 170fois plus faible que celui dû aux simples agentsatmosphériques. Pour qu’il lui fût égal, il fau-drait que la mer voulût bien, chaque année,manger plus de cinq mètres de terre…

— Cela ne s’est jamais vu !

— Je le crois bien et nous devons espérerque cela ne se verra jamais…

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— Espérons !

— Mais, pour terminer les graves questionsque je te révèle, – car tu es très ignorant descauses probables et certaines de destruction deton pauvre petit monde, – il nous resterait àexaminer un certain nombre d’objections…

— Surtout l’exhaussement des terres pous-sées par le foyer central incandescent que nousavons sous les pieds…

— Et dont l’existence n’est pas prouvée dutout…

— Oh ! oui ! les idées de Quibus… le grandtrou qu’on ne peut pas faire !

— Et bien ! mais ç’est bon à étudier !

— Bah ! Quibus est un Toqué…

— Et toi ?

— Oh ! oui, non seulement pour la forme…

— Enfin, développe tes objections, tu entrouveras bien d’autres.

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— Sans doute ; mais j’aime mieux ne pas yregarder de trop près, j’ai envie de dormir…

— À la bonne heure ! mais en t’endormantmédites nos chiffres, et prépare-toi à la fin deton monde… dans 45 mille siècles… aumoins !

— Merci ! j’y songerai !

— Adieu ! Bonne nuit !

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CHAPITRE IX

(SUITE.)

CATASTROPHE

XI. – Les Idées d’un Américain.

L’ombre et l’abîme ont un mystèreQue nul mortel ne pénétra ;C’est Dieu qui leur dit de se taireJusqu’au jour où tout parlera.

V. Hugo.

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Revenons à la maison jadis louée à Faragus-Anson à l’extrémité de Philadelphie et mainte-nant habitée par Abraham, qui l’a achetée de-puis la mort de son grand-père, sous prétextede conserver pieusement les curiosités du mortrespecté, mais, en réalité, – nous l’avons vu àl’œuvre ! – pour recueillir, dans le cabinet fer-mé, les secrets qu’il pensait y être cachés.

Assis dans le grand fauteuil de Faragus, lerocking-chair où le vieillard aimait à se balancerla mort l’avait surpris, Abraham tient une lettreà la main et la relit avec attention. Voici cequ’elle contenait :

« Cayenne, 10 avril 1872.

« Cher monsieur et ami,

« Il est temps de vous parler des mines d’or.Il en a ici plus de vingt en exploitation, dans laGuyane française. Les coolies sont employés àce travail. À chaque départ, le bâtiment chargédu service des postes emporte pour la France

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de soixante-dix à quatre-vingts kilogrammesd’or natif.

« Tout étranger qui viendra dans ce paysest sûr d’y trouver de l’emploi ; il n’aura qu’àpayer au gouvernement français le prix d’uneconcession de terrain. Je suis surpris qu’auxÉtats-Unis et en Angleterre vous n’ayez pasplus de détails sur cette affaire ; mais les Fran-çais sont comme cela ! Cependant, l’autre jour,une compagnie américaine a envoyé un navireavec des aventuriers et une machine ; mais unaccident arrivé à la machine les a forcés de dif-férer leur entreprise.

« La découverte de l’or arrête naturelle-ment la culture et le commerce ; la fièvre del’or est générale. Tous les colons qui possèdentquelque argent l’emploient à affermer des ter-rains et à creuser des claims pour chercher l’or.

« Faites, cher monsieur et ami, profiter,vous et les vôtres, de cette bonne nouvelle.

« FRANCK WOIDRIDGE. »

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— Woidridge ! le frère du consul anglais àCayenne ; c’est sérieux !… Malheureusement,on ne peut agir en liberté chez ces Français,…tout est administratif, vexatoire, intermi-nable !… Au fait ! Je ne m’occupe plus d’or,…j’irai en chercher en Australie, puisque cesJohn Bull de malheur m’ont volé mon dépôtde Californie !… Oh ! je les hais ces pirates quiviennent dévaliser les Américains du fruit deleurs veilles !… Et puis... j’ai une idée ! j’iraiplus vite qu’eux.

Et se tournant nonchalamment dans son ro-cking-chair, il frappa sur un timbre.

Noboka entr’ouvrit la porte.

— Capitaine Dixon est-il venu ?

— Non, maître.

— Avertissez dès qu’il sera là.

Le nègre disparut.

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Abraham laissa tomber sa tête sur le dos-sier renversé du fauteuil, et se balançant lente-ment, les yeux perdus au plafond, plongé dansses rêveries, il murmura tout bas :

— La question n’est pas là ! non, non !…Par où entamerai-je cette campagne admirablequi doit faire de moi le premier citoyen dumonde, le bienfaiteur de l’humanité ?… Oh !Peabody, vous êtes dépassé de cent coudées,mon ami !…

Puis, après un silence :

— Seul, on ne peut pas tout… L’unité n’estrien à notre époque,… mais il faut choisir,...choisir !… Ô grand-père, toi qui te connaissaissi bien en hommes, viens à mon secours !…

Le marteau retentit violemment sur la portede la petite maison.

— Dixon ! un homme d’action et de cœur...qui sait ? peut-être !…

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Noboka avança la tête, entre-bâillant laporte du cabinet :

— Maître, capitaine Dixon.

— Fais entrer.

Master Dixon s’avança.

C’était un homme de forte corpulence, auxmains larges, à la charpente peu élégante. Latête, couverte d’une forêt de cheveux endésordre, paraissait énorme ; l’expression deson visage présageait une décision remar-quable, frisant presque la sauvagerie. Deuxyeux bleu-pâle brillaient au-dessus d’un nez enbec d’oiseau de proie qui semblait chercherquelque chose à déchirer.

Dixon n’avait pas été heureux dans sa car-rière.

Que voulez-vous ? la chance ne favorisepas tout le monde ; sans cela, elle ne serait pasla chance.

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Cependant le capitaine avait pris part à deterribles expéditions. L’une d’elles, entreautres, aurait dû le rendre célèbre. Bah ! ce futson compagnon qui recueillit tout l’honneur del’affaire ; lui, fut oublié, ouvrier non remarqué.

Il était compagnon du fameux capitaine Da-vidson dans l’attaque du Squib. Tous deuxavaient pour aide le mécanicien du Richmond,qui, au surplus, ne fut ni nommé ni connu.

C’était le 9 avril 1864, le Minnesota, navireamiral fédéral, était mouillé à Hampton-Rhoads, devant New-Ports-News. Il s’agissaitde le faire sauter au moyen d’une torpille nou-velle qu’on lui enfoncerait dans les flancs avecun espar de vingt pieds, auquel elle était atta-chée. Cette torpille consistait en une capacitéde cuivre ayant la forme d’une bouteille rem-plie d’une poudre fulminante terrible et dont lacapacité était traversée par cinq détonateurs.La lance placée à l’avant d’un canot à vapeuret portant la torpille se dirigeait comme on levoulait.

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Le canot choisi fut le Squib, dont on garnitl’avant d’une sorte de caponnière blindée àl’abri du boulet ; on y plaça encore une sortede pavois courbe, à bords échancrés, qui per-mettait de diriger sa marche tout en surveillantl’ennemi.

Dixon, Davidson et le mécanicien partirent,la lance en arrêt, et marchèrent sur l’Atalanta.

Malheureusement ce navire était trop prèsdu rivage et environné d’embarcations : il futimpossible à aborder. Ils se rejetèrent alorssur son voisin le Roanoke ; mais celui-ci faisaitson charbon et par conséquent était entouré dechalands.

En ce moment le Squib fut aperçu de Roa-noke et hélé par l’équipage…

Davidson répondit qu’il venait du fort Mon-roe et qu’il était chargé de dépêches pourl’amiral. On lui indiqua vite où était ce navire.Malheureusement, si la lune brillait dans leciel, de gros nuages noirs passaient à chaque

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instant devant elle, et le canot ne se dirigeaitpas facilement au milieu de la flotte : aussi leshardis marins furent-ils plus d’une fois hélésdes navires près desquels ils passaient.

Ils ne perdaient rien de leur assurance etDixon répondait invariablement qu’ils appor-taient des dépêches.

Cependant, plus ils approchaient du Minne-sota, plus les appels se succédaient. Enfin onleur intima l’ordre de donner leurs dépêchesau Tender, mouillé derrière le vaisseau amiral.Dixon, qui tenait la barre, comprit qu’il fallaitjouer le tout pour le tout, et, lançant le canot,contourna le navire pour l’atteindre à tribord.

L’officier de quart, croyant à une fausse ma-nœuvre, gourmanda la gaucherie de celui quitenait la barre de l’embarcation ; Dixon pous-sait son aire… l’officier donna le signald’alarme.

— Nous sommes le Squib, canot-torpilledes confédérés ! hourra ! cria Davidson.

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Et, au même moment, la lance atteignit leMinnesota à deux mètres sous l’eau, près del’hélice.

La détonation fut terrible. L’arbre de l’hélicedu navire fut enlevé hors du centre ; quatorzecanons de la batterie furent démontés ; desmatelots lancés hors de leurs hamacs ; les cou-lures des bordages tellement ouvertes que lespompes ordinaires furent impuissantes à étan-cher l’eau qui envahissait le navire. Cependantdeux grandes pompes de secours furent immé-diatement portées à bord, et le vaisseau amiralput entrer au bassin avant de couler bas.

Pendant ce temps, le Squib était en granddanger.

La secousse avait fait sortir de leurs paliersles tourillons de son unique cylindre, sa ma-chine ne marchait plus, il ne pouvait fuir !…Des soldats, des matelots, revenus de leur stu-peur à bord de l’amiral, faisaient un feu assez

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vif sur les hardis confédérés ; le canon se mêlabientôt à la partie.

Heureusement le Squib était trop près, lesboulets passaient au-dessus de lui.

Dixon, conservant toute sa présence d’es-prit, aidé par le mécanicien, remit les tourillonsen place ; la machine reprit sa marche, et le ca-not put fuir dans l’obscurité, non sans recevoirune grêle de projectiles, dont aucun ne toucha,quoique les tireurs fussent guidés par le feu desa cheminée.

Tel était l’homme que pensait s’attacherAbraham.

— Asseyez-vous, capitaine, fit-il au marinen lui montrant un rocking-chair en face delui ; voici des cigares. Je désire vous parler.

— J’écoute, répondit placidement l’hommeau bec d’aigle.

— Capitaine Dixon, vous n’avez pas eu dechance,… je le sais, dans la guerre,… hein ?…

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— C’est vrai.

— Vous n’avez pas de fortune…

— C’est vrai.

— Voulez-vous devenir riche ?

— Oui. Que faut-il taire ?

— Rien que d’honnête, foi d’Abraham !Commander un navire à moi ; suivre mes ins-tructions, et garder sur tout ce que vous verrezun silence inviolable.

— Combien cela rapporte-t-il ?

— Cinquante mille dollars par an.

— Aoh ! j’accepte ; je serai muet comme unpoisson !

— Bien. Je sais qu’on peut compter survotre parole. Vous me la donnez ?

— Je vous la donne.

— Je l’accepte.

— Après ?…

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— Prêtez-moi toute votre attention, je vousen prie.

— Le domaine de l’eau n’est pas accessibleà l’homme sans le secours de la science, et,malheureusement pour l’homme, ce domaineest quatre ou cinq fois plus étendu que celui dela terre ferme, qui lui est ouvert naturellement.L’homme est donc condamné à ne tirer partique d’une bien faible partie du monde dans le-quel il est confiné. La mer lui échappe.

— C’est vrai.

— Eh bien, capitaine, je l’ai conquise !

— Aoh !…

— Être maître de la mer a été, depuis lesépoques les plus reculées, un des grands pro-blèmes qui se soient toujours imposés à l’espritde l’homme, et une des solutions qui ont pré-occupé les philosophes et les amis de l’huma-nité.

— Oui, mais on n’y reste pas !

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— Seules, quelques individualités ont parudouées, dans l’antiquité, de cette singulière fa-culté de demeurer sous l’eau, comme le plon-geur célèbre Scyllis, dont parle Pausanias, etqui aurait parcouru quatre-vingts stades, c’est-à-dire un mille – un kilomètre et demi – sousl’eau, sans reparaître à la surface.

— J’ai lu que, plus près de nous, au dix-septième siècle, un Espagnol, don Francisco dela Vega, aurait passé de 1676 à 1729 au fondde la mer, vivant de poisson… Est-ce vrai ? Jel’ignore.

On pourrait, jusqu’à un certain point, serendre compte du récit de Pausanias qui exige,au moins, douze minutes sous l’eau, et desfaits de plongeurs qui, par un exercice pro-longé, arrivaient à demeurer cinq, six minutessous l’eau, par la constatation d’une anomaliephysique dans la constitution du cœur, alorsque ce viscère se rapprocherait de celui desfœtus et des amphibies. Mais quant à répéterl’histoire de l’Espagnol… capitaine, ne le faites

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pas ! Non plus que celle du P. Kircher, dont lefameux poisson pêcheur italien demeura cinqet six nuits sous l’eau… Comme vous le disiezavec raison, est-ce vrai ?…

— Chi lo sa ?…

— La science seule pouvait donc livrer àl’homme l’empire de l’eau, puisque son organi-sation naturelle le lui refusait !

— La première idée qui s’offrit à l’esprit fut,tout simplement, d’envoyer au plongeur l’airqui lui manquait, dans l’élément liquide. Cetteidée simple fut appliquée par l’antiquité,puisque dans ses Partibus animalium, Aristote,huit siècles avant notre ère, décrit très claire-ment un instrument qu’il compare à la trompede l’éléphant, et dont certains plongeurs se ser-vaient pour communiquer avec l’air, tandisqu’ils étaient sous l’eau…

— Ceci est simplement curieux, capitaine,aussi je ne fais que passer. Enjambons d’unseul coup seize siècles, si vous le voulez bien,

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et nous retrouverons l’idée primitive d’Aristotedans l’Arabe Bohadin qui rapporte qu’un plon-geur s’aidait d’un soufflet de son invention,pour porter des lettres et de l’argent dans laville de Ptolémaïs assiégée par les croisés.

Laissons encore s’écouler quatre siècles, etl’idée mère fait son chemin sans bruit, – c’estce que je voulais vous faire voir, – car au sep-tième siècle, on connaissait des machines àplonger. Nous les trouvons représentées dansles figures d’un Végèce, imprimé à Paris en1595, et dont j’eus les copies. À partir de cemoment, les tâtonnements s’accentuent, lesperfectionnements s’accusent.

À quoi bon vous citer des revers, capitaine,cela ne vous intéresserait pas !

Les plus grands bienfaiteurs de l’humanitéseront toujours méconnus, et vous, Dixon, nedivulguerez jamais mon nom en cette affaire ;vous l’avez promis…

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Alors, avec une lucidité parfaite, Abrahamexpliqua au capitaine le Faragus-Diver, le luimontra même, et lui en discuta le mécanisme.Ce fut une longue conversation, mais les deuxassociés étaient de force ; et si Abraham neperdit pas un instant de vue ses hautes visées,Dixon ne quittait pas l’ingénieur du regard, etson intelligence ne fléchit pas un instant.

— Avant de continuer sous l’eau les opé-rations que j’ai conçues, ajouta le jeune ingé-nieur, je pense à doter l’humanité d’un bien-fait qui laissera quelque relief à mon nom par-mi la génération actuelle. Je pense à séparerles deux Amériques ! à doter notre commercede la voie rapide qu’il cherche…

— Aoh ! Et les fonds ?

— Je les ai.

— Hurrah pour l’Amérique !

— Avez-vous vu le pays de l’isthme ?

— Dix fois.

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— Que pensez-vous qu’il convienne defaire ?

— Aoh ! C’est votre affaire…

— Oui. Entre plusieurs projets, je demeureindécis… C’est pourquoi vous me ferez plaisiren me donnant votre avis.

— Soit. Vous savez aussi bien que moi quele Darien est, avec Panama, le point le plusétroit de l’isthme américain.

— C’est vrai. C’est le point qu’indiquaitHumboldt à la fin de sa carrière : mais, là-dessus, le savant géologue ne jugeait que parouï-dire. Des rivières basses, semées de touffesépaisses de palétuviers, des marécages innom-brables, des fièvres pernicieuses ; puis, au mi-lieu du parcours, un mur de roches très duresde porphyre volcanique… Ne sont-ce pas làdes difficultés ?...

— Sans doute, mais n’oublions pas que lepoint culminant des Andes ne s’élève, en cesendroits, qu’à une centaine de mètres au-des-

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sus du point le plus bas de l’isthme… C’est unefacilité, cela.

— Et qui osera couper, sur une telle hau-teur, la montagne ? Penseriez-vous, capitaine,traverser cette barrière en tunnel ?… C’est im-praticable ! Quand on se figure la dimensionque cet ouvrage devrait offrir pour que lestrois-mâts y puissent librement circuler ! Cetteétude de notre gouvernement, faite en 1868,présente le même inconvénient que cette faiteantérieurement par le gouvernement français.Toujours en tunnel ! celui-ci devait être creuséplus au nord, et à proximité de Darien.

— C’est pourquoi les Anglais viennent, en1869, tandis que j’étais là-bas, de faire étudierun autre point ; l’isthme de Nicaragua. Là,point de fièvres, point de marécages. Le pas-sage s’ouvre à l’explorateur par une rivière na-vigable, le Río-San-Juan, qui conduit à un lac,navigable aussi, le Nicaragua. De là, on cher-chera l’issue vers le Pacifique, soit directe-ment, en traversant la chaîne littorale à l’un de

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ses cols, soit par le Río-Tipitapa qui fait com-muniquer le lac de Managua avec celui de Ni-caragua.

— Je l’admets, capitaine, mais on aurait àfranchir ensuite la chaîne littorale ; il faut tou-jours en arriver là. Ce sera deux cents kilo-mètres de parcours total ; c’est, il est vrai, troisfois la longueur du parcours par l’isthme deDarien, mais ici la nature a beaucoup fait, tan-dis que, là-bas, tout est à faire.

— C’est pourquoi j’ai suivi attentivement etétudié ce projet. Le Río-San-Juan est navigablesur tout son parcours pendant les hautes eaux ;par les basses eaux, il n’est entravé que partrois ou quatre rapides ; on fera aisément sau-ter, en ces endroits, les rochers qui barrent lecours du fleuve, et on approfondira partout sonlit à huit mètres, cote nécessaire au passagedes plus gros navires.

— Et la différence du niveau ? Vous ne larachetez pas ?

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— Erreur. La différence du niveau entrel’Atlantique et le lac de Nicaragua ne dépassepas quarante mètres, et la distance horizontaleou longueur à parcourir étant de cent cin-quante kilomètres, la pente moyenne serad’environ un mètre par six kilomètres. C’est lapente moyenne des fleuves rapides que nousconnaissons en Europe, le Rhône et le Rhin.

— J’admets, capitaine. Mais, où aboutissez-vous ?

— Sur le Pacifique, à San-Juan-del-Sur, etnous partirions de San-Juan-del-Norte sur l’At-lantique.

— De Greytown ?…

— Oui. Remarquez que le passage par le Ni-caragua nous rapproche de tous les ports duPacifique septentrional, de ceux de l’Amériquecentrale ensuite ; enfin de ceux du Mexique, dela Californie, de l’Oregon, de la Colombie bri-tannique, de l’Alaska. Ce canal raccourcit aussi

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les distances pour les îles Sandwich, le Japon,la Chine…

Halte ! Mais il vous éloigne des ports del’Amérique du Sud sur le Pacifique, de ceux dela Nouvelle-Grenade, de l’Équateur, du Pérou,de la Bolivie, du Chili…

— Dam ! on ne peut pas tout avoir.

— Le projet me plaît néanmoins, capitaine.Il est réalisable.

— D’autant plus que je me fais fort d’obte-nir pour la compagnie que vous allez fonder,du congrès de Nicaragua et de Costa-Rica, uneconcession exclusive du passage par le lac duNicaragua.

— S’il en en est ainsi, marchons !

— Quand vous voudrez.

— Capitaine, occupez-vous sans bruit, sivous le pouvez, de préparer des adhésions etd’asseoir la compagnie. Que les concessionssoient obtenues, signées et payées, s’il le

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faut… Voici un crédit sur la maison Lobster,Camp et C°. Faites étudier le tracé et les fraispar des ingénieurs choisis.

— L’étude est faite. Le tracé seul est à dé-terminer.

— Cela coûtera ?…

— Deux cents millions de dollars.

— Go ahead !!!…

— Cela suffit.

— Capitaine, nous partons fin du mois pourl’Europe. Vous nous accompagnerez pendanttrois mois : qu’à votre retour tout soit prêt pourcommencer notre grande œuvre…

— Et gloire à l’Amérique !

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XII. – Comment on bat monnaie.

Quinze jours après, Abraham sortait sansaffectation de sa petite maison et, descendantle faubourg, entrait dans l’une des grandes ruestirées au cordeau qui coupent la ville en toussens. Au quatrième carrefour, un poney-chaisede la dernière élégance attendait immobile, at-telé d’un magnifique poney.

Le jeune homme y monta simplement,comme quelqu’un qui entre chez soi, saisit lesrênes, produisit un faible claquement delangue, et le léger véhicule vola le long desgrands trottoirs vers les bords du Schuylkill. Lepur-sang courut ainsi deux milles, et s’arrêtadevant un dock, où se balançait un charmantnavire.

Abraham pensait à tout.

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À peine de retour de sa magnifique expédi-tion de Natal, il avait distrait quelques échan-tillons de sa cueillette, puis, passant en Hol-lande, – qu’est-ce que ce voyage pour un New-Américain ! – il avait noué des relations avecles marchands de diamants, les avait conti-nuées à New-York, cachant soigneusement àPhiladelphie la source de sa fortune, et vivantaussi retiré, aussi inconnu que devait l’êtrepour le public le petit-fils d’un vieux foucomme Faragus.

Mais bientôt dans les chantiers de la Dela-ware, à l’autre extrémité de la ville, un char-mant clipper s’éleva suivant les règles duconfort le plus complet. À sa tournure libre,à ses formes élancées, on sentait que la maind’un maître avait étudié cette coque. Des ma-chines nouvelles, munies d’appareils surchauf-feurs, devaient imprimer à sa marche une vi-tesse unique d’au moins dix-huit milles àl’heure, sous une pression de sept atmosphèresde vapeur. Si l’on en croit les dires du construc-

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teur, on pourrait, en cas de besoin, forcer à dixatmosphères et atteindre vingt milles à l’heure,par bon temps.

Abraham aussi se montrait très satisfait.

Dix matelots, choisis avec un soin scrupu-leux, formaient l’équipage du navire, et atten-daient, chacun installé dans un quartier dif-férent, qu’on leur donnât l’ordre de se réunirpour monter à bord.

Pendant ce temps, au milieu de l’arrière dubateau, à la place du carré, un grand ateliers’étendait dans lequel plusieurs ouvriers mé-caniciens travaillaient à des Faragus-Divers deforme portative perfectionnée. La force mé-canique nécessaire était empruntée à la ma-chine du navire et les pompes de compressionétaient menées par elle de façon qu’enquelques minutes on pouvait charger à cin-quante atmosphères les récipients que l’on fai-sait parvenir, par un va-et-vient, aux tra-vailleurs dans les grands-fonds.

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Tout avait été prévu par l’Américain ; ilavait à faire une campagne de recherches, il luifallait un point de repère solide, immobile, in-variable, autour duquel il pût travailler et quirésistât aux plus forts coups de mer. C’est pourcela que son navire était muni d’appareils spé-ciaux. Ses ancres, d’une puissance énorme,étaient mues par la vapeur ; puis, au moyend’un mécanisme spécial d’une extrême simpli-cité, d’une simple clavette enlevée, l’ancre, endeux morceaux, se détachait d’elle-même dufond et venait au navire, amenée par la ma-chine sans la moindre difficulté.

Abraham visita tout avec un soin minu-tieux ; puis, se tournant vers l’ingénieur qui lesuivait en répondant à toutes les objectionsqu’il lui faisait en connaisseur :

— Tout est prêt et arrimé !

— Oui.

— Combien de jours pour partir ?

— Deux. Quel nom mettre à l’arrière ?

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— Faragus !

— Cela suffit. On l’y mettra.

— Après-demain ; vous toucherez cechèque, 45, quatrième avenue, chez M. Lobs-ter, Camp et Cie, banquiers, et vous donnerezquittance, s’il vous plaît.

— Bien. Vous n’avez plus d’ordres à medonner ?

— Non. Je suis content.

Et Abraham descendit à terre, reprit lesrênes de son trotteur, puis, dix minutes après,il quittait sa voiture à la huitième avenue, jetaitles rênes aux mains du groom et rentrait à pieddans la petite maison du faubourg.

Quelques heures plus tard, Noboka portaità la poste une quinzaine de lettres pour les dif-férents quartiers de Philadelphie.

Le surlendemain, à six heures du matin,le Faragus quittait le port, tout flambant neuf,descendait la Delaware et entrait fièrement à

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toute vapeur dans la baie, d’où il prenait bien-tôt possession de la mer. Abraham, sur la du-nette, les regards perdus vers l’horizon, les na-rines frémissantes à la brise, semblait aspirerl’univers.

À qui lui eut demandé :

— Où allez-vous !

S’il eût été de bonne humeur, il eût répon-du :

— Je vais à la Banque !…

* * *

Au nord du Portugal, sur la côte ouest del’Espagne, au pied des montagnes de la Galice,s’ouvrent de larges et profondes découpures dela mer. L’entrée de ces baies est défendue parde nombreux ilots.

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La plus septentrionale est celle où se jettel’Ulla, une charmante rivière à saumons et àtruites, aux eaux limpides, au cours écumeuxparmi les rochers. Plus au sud, est à la baiede Pontevedra, avec cette petite ville à son ex-trémité la plus profonde. Plus au sud encore,s’ouvre la célèbre baie de Vigo, théâtre de laterrible bataille navale du 22 octobre 1702.

Là, cent millions d’or et d’argent, monnayésou en lingots, dorment depuis plus d’un siècleet demi.

Tout le monde sait que pendant la guerre dela succession d’Espagne les Anglais n’avaientpas de plus grand désir que d’en profiter pouranéantir la marine espagnole et venger sur ellela peur que lui avait fait autrefois la gigan-tesque Armada de Philippe II. Les Anglais son-geaient même à s’établir sur les côtes de laPéninsule, dans quelque bon poste d’où ilspussent la tenir en bride et empêcher sa puis-sance maritime de renaître. C’est ainsi qu’en1704 ils occupèrent Gibraltar.

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Deux ans auparavant, de concert avec lesHollandais, ils avaient attaqué Cadix avec uneflotte que commandaient le duc d’Ormond etl’amiral Rook et qui comprenait deux centsvoiles, dont soixante vaisseaux portant douzemille hommes de troupes. On les avait repous-sés.

Pendant ce temps, un grand secours arrivaità Philippe V : la flotte des Indes occidentales,c’est-à-dire des possessions espagnoles enAmérique, entrait dans les mers européenneschargée de trésors immenses, en lingots, en orouvré et monnayé. Ce fut sur elle que se dé-tourna la colère des alliés.

Les chargements venant d’Amérique ne de-vaient, suivant les règlements du commerceespagnols, être débarqués qu’à Cadix. Or laville était encore bloquée par la flotte coalisée :il fallut fuir et se réfugier ailleurs : on remontavers le nord.

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Ce grand convoi espagnol était escorté parvingt-trois vaisseaux français. L’amiral de Châ-teau-Renaud, qui les commandait, voyantqu’on ne pouvait entrer dans Cadix, proposaaux Espagnols de les conduire dans quelqueport français, où ils pourraient attendre en sû-reté une occasion plus favorable. Mais ceux-civoulurent à toute force rallier la côte de leurpays, et il se vit obligé d’entrer avec eux dansla rade de Vigo, qui n’était pas bloquée, maisaussi qui ne pouvait être défendue que par cer-tains forts où il n’y avait pas de garnison.

Tandis que ces galions demeuraient ainsidans la baie, les Anglais arrivèrent et s’empa-rèrent des forts qui la dominent. Le 22 octobre,ils ouvrirent contre la flotte française un feuépouvantable, tandis que leurs vaisseaux péné-traient dans la baie et engageaient le combat.Malgré l’infériorité incomparable de ses forces,malgré le tir terrible des forts, malgré l’embar-ras que lui causaient les lourds galions espa-gnols, Château-Renaud fit une résistance hé-

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roïque. Enfin, ne pouvant plus tenir, et ne vou-lant laisser à l’ennemi ni ses vaisseaux ni lestrésors des Espagnols, il mit le feu à sa flotte,défonça les galions et en coula à fond le plusqu’il put.

Les Anglais et les Hollandais ne prirent quevingt bâtiments, mais ils firent encore un butinavoué de huit millions de piastres ! Quinzevaisseaux et douze galions furent brûlés etcoulés, et avec eux une somme de plus de cinqcent millions !…

* * *

Par une belle matinée, les premiers rayonsdu soleil levant montrèrent aux habitants deVigo un élégant navire mouillé au milieu de labaie, pavillon américain aux vingt-neuf étoilesbattant à la corne d’artimon.

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Partie pour le reconnaître, la douane revintannoncer navire de plaisance, patente de santénette, papiers de bord parfaitement en règle…

Le Faragus, capitaine Dixon, mouille sesancres, ploie ses manœuvres, éteint ses feuxet, semblable au cygne qui s’endort la tête sousl’aile, paraît se préparer au sommeil. Les pé-cheurs qui passèrent auprès de ce navire im-mobile lui jetaient un regard de défiancecomme à tout ce qui est nouveau et inconnu,puis, rassurés par la placidité de sa conte-nance, ils continuèrent leur route en chan-tant…

* * *

À la nuit, cependant, on eût pu entendreun certain bourdonnement à l’intérieur de lacoque immobile : telle une ruche où les abeilless’éveillent et se préparent à butiner au loin.De tremblantes lueurs filtraient au travers des

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écoutilles et couraient en filets d’or sur les cor-dages et le long des mâts.

Tout à coup un énorme bloc de plomb fondglisse lentement le long du bord : dès qu’il atouché le sol, le cordage qui l’a descendu et quipasse dans un anneau poli attaché au sommetdu plomb, commence à marcher sur lui-même,embrayé qu’il est à bord sur un tambour queconduit la machine.

Une forme humaine s’affale sur la branchequi plonge et s’y fixe au moyen d’un cordagequ’elle tient à la main et qui fait un tour mortsur le câble.

En un clin d’œil cette forme atteint le fondde la mer ; elle se détache du va-et-vient quipasse dans le plomb de ligne, et démasquantune lanterne attachée à sa ceinture, elle com-mence une rapide exploration. Une, deux, cinqformes semblables descendirent. L’une aprèsl’autre, toutes revêtues du même costume,dans lequel nous reconnaissons le Faragus-Di-

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ver, mais modifié, en ce sens que chacun desappareils renferme un récipient portatif atta-ché aux épaules, assez plat pour ne pas gênerles mouvements, assez grand pour contenirune quinzaine de litres. L’enveloppe, en tôled’acier, est essayée à cinquante atmosphères,et son poids, en partie contrebalancé par celuide l’eau, est calculé pour ne pas entraver le tra-vailleur.

Le fond s’étend net, pur, en nappe de sableuni, qui miroite sous les reflets des lampes.Ici, là, plus loin, des épaves noires se dressent,s’étendent : navires appuyés les uns contre lesautres, brisés par le poids de leur chargement,effondrés sous le choc ou sous la poussée desgaz, qui ont tout brisé pour s’échapper sousl’énorme pression qu’ils subissaient ; mâts quipendent tronqués avec quelques loques dechaînes devenues rigides par la rouille et lesdépôts calcaires qui les ont encroûtées.

On dirait un champ de carnage cristallisé.

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À portée des travailleurs, deux des galionsont été sabordés à coups de hache ; de leursflancs entrouverts, des caisses, des barils sontamenés par les travailleurs, silencieux commedes ombres, actifs comme des démons. Leshaches frappent encore, les douves volent enéclats, des cascades de piastres, des lingotsd’or ruissellent sur le sable et viennent, ap-portés par les plongeurs, remplir des godetspliants qu’ils ont descendus vides avec eux etqu’ils attachent à la branche du câble qui re-monte au navire.

En haut, c’est une vraie cascade d’or quis’épand sur des coussins de coton, à mesureque, remontant et basculant, les godetsviennent du fond de la mer.

En bas, activité fébrile ; des tonneaux à de-mi pourris sont roulés des cales désormaiséventrées ; quelque chose de noir s’enéchappe. Au premier moment, les ouvriers res-tent ébahis ; ils se sont trompés… et ils vont

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laisser là cette matière pour chercher autrechose.

Mais Abraham, car c’était lui, s’avance…

Il leur fait signe d’enlever. C’étaient desmonnaies et des lingots d’argent ! Noircis parles sels de la mer, ils ont changé de couleur ;il faut l’œil du chimiste pour les reconnaître…Et l’on puise, et les lingots d’argent montent,montent, et vont se joindre au monceau d’orqui déjà git là-haut !…

Mais le temps passe comme l’éclair pourtous ces travailleurs de la nuit ! Il faut partir ;la provision d’air s’épuise : chacun, l’un aprèsl’autre, s’attache au cordage ; chacun se laisseemporter avec une vitesse vertigineuse et re-vient au navire, rapide comme l’oiseau quis’envole.

Puis les rares lambeaux de fumée qui sor-taient par la cheminée – car on employait lepétrole comme combustible dans des foyers fu-mivores – s’effacent. On a pu croire d’ailleurs,

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de terre, que cette fumée provenait de la cui-sine nécessaire pour le souper du bord…

Les lampes arrivent sourdes, les hommesdisparaissent un à un par les écoutilles ou-vertes, le bruit s’éteint, le silence le plus absolus’étend sur la baie.

Seule, la mer clapote un peu contre le flancdu navire, les oiseaux de nuit houlent triste-ment dans les arbres, au loin sur la terre. C’esttout…

Les nuits suivantes furent employées de lamême manière.

Les jours se passaient à remplir des caissesarrimées dans la cale : les hommes vivaientdans l’or, surs d’en avoir une part raisonnable,insoucieux du pourquoi et du comment on leramassait là.

Ce travail dura quinze jours et quinze nuits.

Un beau matin, l’Américain avait disparu…

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Lorsque la Société des galions de Vigo ex-ploitera ce côté des sinistres épaves qu’elleprétend ramener au jour, elle trouvera sa be-sogne singulièrement allégée. Faragus-Diver apassé par là.

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XIII. – Les malheurs vont en troupe.

Mais aquelo richesso ero trop cher croumpado ;Sa mort sol l’abeni lanço un crun de malhur ;Tout beugnet triste, triste...

J. Jasmin.

Le soleil brille, le ciel est bleu, la mer scin-tille et, s’ourlant de mousse, vient mourir surles galets de la grève. Le Faragus, à toute va-peur, entre, alerte et joyeux dans le port deMarseille.

À peine le navire à sa place de quai, Abra-ham Anson Moore débarque et, suivi du ca-pitaine Dixon, tous deux s’enfoncent dans lespetites rues qui environnent le port. L’ingé-nieur marche d’assurance au milieu de ce dé-dale, se guidant sur un plan minuscule qu’il atiré de son portefeuille et qu’il tient à la main.

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Bientôt il frappe à la porte de l’immense fa-brique de machines de la Compagnie française,et quelques minutes après il était en présenced’un curieux engin.

C’était une répétition perfectionnée du Wi-nam-Diver, bateau plongeur américain essayésur la Tamise en 1864, et construit sur les plansdu Plongeur, inventé en 1863 par le contre-ami-ral français Bourgeois. Mais combien de pro-grès réalisés depuis cette époque !

Que le lecteur se figure un énorme cigare entôle d’acier de plus de vingt mètres de long, lé-gèrement aplati sur le tiers de sa circonférence.L’arrière est armé d’une hélice et d’un gouver-nail vertical ; deux plans inclinés attachés auxflancs, à son centre de flottaison, servent à lediriger en hauteur et en profondeur.

Tant qu’ils sont horizontaux et dans le planmédian du navire, celui-ci marche horizontale-ment ; mais, dès que les plans sont obliques,sous la pression de l’hélice, le bateau s’enfonce

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suivant une diagonale plus ou moins allongée.Ce sont de véritables nageoires, attachées àses flancs, et se cachant au besoin dans des rai-nures spéciales, pour ne point nuire au glisse-ment de l’eau sur la surface polie de la coque.

Une fois entré dans le navire, on remarqueune coursive courant de l’avant à l’arrière etdivisant le bateau en deux parties qui ren-ferment : le premier, une machine à air compri-mé, de quarante chevaux ; le second, de vastesréservoirs tubulaires dans lesquels de l’aircomprimé à cinquante atmosphères est emma-gasiné.

Immédiatement au-dessous de ces compar-timents, on en a ménagé d’autres pour laisserentrer l’eau de mer qui sert de lest au bateau.En mettant ces tubes en communication avecceux qui contiennent l’air comprimé, l’eau estchassée, le bateau reprend sa légèreté, et vient,comme un ballon, à la surface.

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Au-dessous de l’extrême pointe d’avant, quiforme un terrible éperon d’acier, on a ménagéune cage de cristal épais de vingt centimètres,capable de résister aux pressions les plusénormes, et dans laquelle un courant élec-trique, alimenté par la machine elle-même, al-lume des charbons qui éclairent la marche dubateau comme un phare.

De place en place, sur les flancs de cettesingulière machine, des plaques de cristal dumême genre permettent de contempler lespectacle de la nature sous-marine.

Tel était l’engin que maître Abraham avaitfait copier sur celui de l’amiral Bourgeois.

Tout était calculé pour que la mer n’eût au-cune influence sur sa marche. Avec ses com-partiments à eau vides, le plongeur est immer-gé, sauf le pont qui affleure l’eau. La lamepasse par-dessus sa carapace et, au milieu dela mer la plus déchaînée, l’équipage se pro-

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mène dans l’intérieur comme sur la terreferme.

Abraham et Dixon examinèrent tout, depuisle premier boulon jusqu’au dernier, en connais-seurs.

Leur satisfaction fut complète.

— Mettez à l’eau cettenuit, et à minuit àla frégate ! dit Abraham en quittant le chef del’usine : le Faragus est à quai à la Cale verte.

— C’est bien, répondît le constructeur, on ysera.

Effectivement, à minuit, un léger murmurede l’eau indiqua aux matelots de quart quequelque chose passait à côté du navire : c’étaitle Plongeur qui arrivait bord à bord.

Immédiatement, le Faragus, chauffant, sor-tit du port.

Personne ne se douta qu’il traînait à la re-morque une machine inconnue.

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C’était le bateau plongeur qui commençaitsa campagne.

Quelques jours plus tard, le Faragus se ba-lançait à l’ancre près d’une des trois Coniglie-ras, ces îles inhabitées et inconnues qui, dansla Méditerranée, font partie des Pityuses. Unepetite baie, calme et riante, donnait abri à labelle frégate et à son singulier compagnon.C’était là, dans ces parages isolés, qu’Abrahamvoulait faire les essais de son plongeur, il avaitfondé sur lui de si grandes espérances !…

Dès le lendemain, les pompes foulantes duFaragus avaient comprimé l’air dans les réser-voirs tubulaires du bateau plongeur. Abraham,Dixon, six matelots et chauffeurs y descen-daient, fermaient les écoutilles à vis ; puis, lar-guant l’amarre qui les attachaient au navire,disparurent sous les flots…

Où donc allait Abraham ?

Nul ne le savait que lui-même. Il suivait évi-demment un plan mystérieux : il essayait ses

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forces, mais, dans quel but ?… Nous le verronssans doute.

Piquant au sud avec une vitesse prodi-gieuse, car le Plongeur glissait dans les eauxcomme un poisson, sans efforts, sans se-cousses ; les hardis marins marchèrent verscette partie de la Méditerranée, voisine de leurstation et féconde en sinistres maritimes ; sorted’entonnoir entre la côte africaine et celled’Europe, là où tant de navires ont fait nau-frage depuis que l’homme est apparu sur les ri-vages de cette mer capricieuse et perfide.

Aussi, que d’épaves autour d’eux, quand ilsfurent arrivés par les grands fonds de deux àtrois mille mètres ! C’était comme un immenseossuaire des débris de la terre : fragments demachines, de canons, de chaudières brisées, decylindres tordus, bossués, aplatis, des ancresimmobiles, des plaques de membrures dres-sées contre des treuils, enduites de rouille et deconcrétions pierreuses. Au-dessus de ces dé-bris gisants, des coques de navires, immenses

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choses sans forme et sans nom, se balançaientflottant entre deux eaux, semblables à desspectres errants !

Les gens du Faragus en voyaient qui avaientcoulé à pic et qui glissaient auprès d’eux, lamâture droite, le gréement en désordre, pen-dant et roidi par des dépôts de toutes sortes !

Il y en avait qui flottaient la quille en l’air,arrêtés contre le fond par des tronçons de leurmâture ; ils ressemblaient à d’immenses cham-pignons qui auraient poussé là sur leur piedgrêle.... Triste, triste végétation sous laquelledes créatures humaines dormaient leur derniersommeil !

D’autres, couchés sur le côté comme desmalades qui râlent, ouvraient leurs flancs si-nistres d’où sortait un monde d’objets divers,...écrin funeste, d’où des squelettes glissaient enmasses compactes ! Ç’avait été quelque puis-sant navire de guerre sombrant plein de sol-dats ! Des armes, réduites à l’état d’ombres

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d’elles-mêmes, gisaient çà et là près des crânesencroûtés !

Plus loin, un immense steamer, brisé endeux en se posant sur une roche saillante, lais-sait pendre ses chaudières blanchies, dresserses roues énormes veuves de palettes, et, cou-vert de coquilles, avait l’air de s’être couchédans un suaire…

Partout les anémones de la mer, attachées àchaque bride saillante, ouvraient leurs brillantspétales. Tristes fleurs mobiles de la mort !!…

Oh ! quel lamentable spectacle !

Qui racontera jamais les drames terrifiantsde ces naufrages accumulés les uns sur lesautres !

Que de navires partis qui ne sont jamais re-venus ! Ils gisent là, dans le gigantesque os-suaire, et reposent, pour l’éternité, au fond dela mer.

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Mais ce n’était point là ce que cherchaitAbraham. À peine daigna-t-il jeter, à traversles vitres épaisses un coup d’œil sur toutes cestombes non fermées ; son front était pensif,tandis que les matelots tressaillaient…

Capitaine Dixon veillait à la machine : toutmarchait à souhait.

Les jours suivants, les expériences recom-mencèrent ; il s’agissait de dresser les hommesau difficile service de la manœuvre et de la ma-chine. Il ne suffisait pas d’évoluer dans l’im-mensité des profondeurs, il fallait se diriger àcoup sûr et passer entre les obstacles…

Abraham resta à bord du Faragus, Dixonpartit.

La journée se passa ; le plongeur ne repa-raissait pas ! La nuit vint, personne encore !

Une terrible anxiété se peignait sur le vi-sage d’Abraham ; il arpentait le pont d’un pasfiévreux, tandis que, consternés, les six mate-lots restant n’osaient lui adresser la parole.

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« Amis, dit-il tout à coup en se tournantvers ses compagnons, fasse Dieu qu’un mal-heur ne soit pas arrivé !… Mais, quoi qu’il ensoit, nous ne pouvons abandonner nos cama-rades ! Partons à leur recherche !… Aux divers !et suivez-moi… Que trois hommes restent à lamachine… Coulez le plomb de sonde ! »

Cinq minutes après, le plomb était à fond.Trois hommes et Abraham descendaient munisde leurs réservoirs, de leurs lampes… Ils tour-naient vers le midi, arpentant à grands pas lefond de la mer…

Horreur ! horreur !

Couché près du gros steamer, comme unjeune louveteau près de sa mère frappée demort, le malheureux Plongeur-Winam gisait im-mobile, fermé ; car l’ouvrir, pour les hommesqu’il renfermait, c’était courir à la mort !

Terrifié, Abraham n’osait approcher de latriste épave.

Qui vit encore ? hélas ! là dedans…

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Cependant, il s’avance et frappe sur lacoque… aucun bruit ne répond…

Il se retourne, éperdu, vers ses compa-gnons…

Tous frappent de nouveau, écoutent…Rien !… tout est mort, tout est mort !…

Hélas ! vingt-quatre heures se sont écou-lées… Qu’est-il arrivé avant et pendant la ca-tastrophe ?… Mystère insondable.

Comment descendre au fond de la mer desinstruments capables de mordre sur la tôled’acier ?

Comment les faire mouvoir ? Par quelmoyen ouvrir des écoutilles, sortes de trousd’hommes vissés en dedans ?…

Ils dorment là, les braves gens victimes deleur devoir…

* * *

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Abraham et ses compagnons consternés re-montèrent à bord du Faragus. Ils n’eurent pasbeaucoup de peine à faire aux survivants unlong récit du malheur qui frappait si inopiné-ment la moitié de l’équipage. Pâle, consterné,le jeune Américain parut sur le pont ; mais, re-levant la tête :

« Amis ! amis ! un terrible malheur vient denous frapper. Je perds un ami précieux ; vousperdez des compagnons aguerris, des frèresde péril. Tous, vous deviez faire fortune en-semble !… Hélas ! pauvres frères, adieu !… Pasde découragement, amis ! nous avons encorebien des choses à faire. Ne pleurons pas ceuxqui meurent au champ d’honneur ! Go ahead !c’est la devise de la jeune Amérique, nous n’yfaillirons pas !… »

Revenu dans son cabinet, le pauvre Abra-ham laissa tomber sa tête dans ses deuxmains :

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« Échouer au port !… Que faire ?… Retour-ner en Amérique ? Y recommencer un bateauplongeur ?… Sans doute, il faut en commanderun autre, et je le commanderai ce soir ; mais letemps !… le temps qui me poursuit et me dé-vore !… Le temps, cette seule chose que toutmon argent ne peut payer. Malédiction !… Etles autres qui vont arriver… car leur silencene me dit rien qui vaille… ils se préparent àquelque grande œuvre, ils vont réussir !… Etmoi ! moi… je viens misérablement échouerau port… Et penser que John Bull va triom-pher !… »

Après quelques instants de silence, il reprit,comme se parlant à lui même :

« Quelle plus splendide conception trouve-ront-ils pour étonner le monde ? Moi, je sou-dais l’Europe à l’Afrique !… Comment, depuisque l’homme est un peu civilisé, n’a-t-on pasdéjà réalisé ce projet ? C’est ce que je ne puiscomprendre. Le grenier des peuples anciensmis à la portée des peuples modernes affamés

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par leur entassement sur des espaces trop res-treints où ils restent par habitude ! L’excès deces populations, aujourd’hui misérables, deve-nant riches, renaissant jeunes en se répandantdans le désert libyen ! modifier la surface deces territoires sans bornes, les ramenant à cequ’ils furent autrefois, le pays le plus riche dumonde.

« Malédiction !… Avec moi, l’Afrique deve-nait le Far-West de la vieille Europe !…

« Qu’est-ce qu’un pont entre l’Italie et la Si-cile ? Une bagatelle.

« Dans un an, l’île tenait au continent ! Puiscommençait la gigantesque digue qui joindra lecap Furina d’Europe au cap Bon d’Afrique, ensuivant le chemin que la nature a tracé pourcela, et dont elle a fait, elle-même, les princi-paux frais… Quand on songe que, sur ce ré-cif, sur cette barre de rochers qui coupait au-trefois deux bassins, deux mers contiguës, il nereste que dix-sept mètres d’eau, tandis que, de

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chaque côté, la sonde en accuse près de deuxcents !… Évidemment les deux continents sontdestinés à redevenir unis par droit de conquêtede l’homme, et c’était moi, moi, Abraham An-son-Moore, Américain, qui réalisais cette mer-veille des temps modernes !…

« Je crois qu’une semblable barrière existeentre Gibraltar et Ceuta ; puis-je en tenter l’ex-ploration, maintenant que le Winam-Diver estmort ?… Puis-je tenir mon navire dans un pas-sage aussi fréquenté que la vingt-quatrièmeavenue, et mettre ainsi mes projets à la mercidu premier venu ?… Non ! non ! il faut at-tendre…

« Attendre !… Et les autres ?

« Au contraire, il faut marcher, il faut allerde l’avant !… Go ahead !… Et malheur auxvaincus !…

« Mais, où ?… Mais comment ?… »

Notre ami demeura quelques minutes im-mobile ; puis, se levant, il compulsa certaines

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cartes, atteignit fiévreusement quelques vo-lumes de sa bibliothèque ; puis, droit, au milieude son cabinet, l’œil inspiré :

« J’ai trouvé !… j’ai trouvé !… Il me fautdes petits fonds ; maintenant que je n’ai plus àma disposition que le Faragus-Diver, je ne puisaborder en travailleur les profondeurs énormesde Gibraltar.

« Eh bien ! qui m’empêche d’attaquer le Pasde Calais ?

« Cette rivière sans eau a sept mètres !Quelle niaiserie ! Que n’y ai-je songé plustôt !…

« Ah ! messieurs mes cousins, vous ne vousattendez pas à voir l’Amérique vous couperainsi l’herbe sous le pied, à votre porte ? Etmoi, qui vous abandonnais, en quelque sorteintuitivement, cette création comme devantêtre déjà par vous entreprise ! Oh ! oh ! vousavez perdu du temps : je vous devancerai !…

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« À nous deux maintenant. C’est Dieu quil’a voulu !… Au plus habile, au plus adroit, auplus actif !… »

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XIV. – Le traître.

Quelques semaines après, le Faragus entraità toute vapeur dans le port de Calais.

Une fois à quai, il se fit petit, petit, simple,uni, se dissimula autant que possible, abdi-quant sa mine aristocratique et conquérante,rentrant ses agrès, s’emmaillotant de tentes etd’abris. On eût dit la coque immobile d’un na-vire abandonné.

Les rares matelots qui le montaient ne semontraient presque point à terre, vivant entreeux à bord, et les quelques équipages immédia-tement voisins s’émerveillaient de la tenue par-faite d’une consigne aussi sévère.

Le jour même de son arrivée, le capitaine,sir A.-A. Moore, montait en express pour Pa-ris…

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Un mois plus tard, tous les journaux conte-naient la nouvelle que nous allons reproduire :

« On nous affirme qu’une société puissante,à la tête de laquelle se trouve un Américainimmensément riche, sir A.-A. Moore, M. Du-puy de Lôme, l’illustre ingénieur transforma-teur de nos flottes et plusieurs amiraux et com-modores, est en instance auprès du gouver-nement français pour obtenir l’autorisation defonder près de Calais, un port spécial, sorte degare maritime, point de départ d’un service debacs gigantesques emportant des trains entiersde chemin de fer.

« En attendant que l’art de l’ingénieur aitrésolu le problème du passage direct dessusou dessous le pas de Calais, le transport est,dans son état actuel, indigne des deux grandesnations commerciales qu’il réunit. Nos stea-mers ordinaires, pour marchandises ou voya-geurs à capacité restreinte, à départs assujettisaux heures de marée, ne répondent plus aux

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besoins des peuples ; il faudrait d’énormes pa-quebots à capacité variable, permettant defaire un service indépendant des marées ; parconséquent des bateaux partant à heure fixe etaussi souvent qu’on le jugera utile.

« Malheureusement, de semblables naviressont d’un prix énorme, et le transport des mar-chandises, par les méthodes ordinaires, exigepour les transbordements et les débarque-ments au moins quatre heures par 130 tonnes.C’est dire que de semblables conditions sontinacceptables avec un service rapide et des dé-parts fréquents ; c’est montrer en même tempsque le fonctionnement des méthodes actuellesoffre ce désavantage de ne pouvoir s’améliorerpar l’augmentation de quantité dans les mar-chandises ; au contraire : D’où résulte ce faitanormal que, plus l’opération grandit, plus elledevient onéreuse.

« M. Dupuy de Lomé résout le problème enembarquant le train tout entier du chemin de

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fer en six minutes, voyageurs, marchandises,wagons, tout !

« Comme point d’attache, Douvres offreune rade profonde et bien abritée, où les tra-vaux seront faciles. Calais, ou tel point voisinsur la côte de France, devra recevoir une garemaritime qu’il faut créer, pour parer à la faibleprofondeur de la mer et assurer le service àtoute heure de marée.

« Ce sera un îlot situé à 1,500 mètres desjetées ; assez loin pour que les courants en-tretiennent une profondeur d’eau convenableentre lui et la terre ferme. Cet îlot sera forméde deux arcs de cercle accolés par leur cordecommune, dont la longueur est de 900 mètres.Cette corde est dirigée de l’est à l’ouest, parconséquent presque parallèle au rivage ; l’ilot,semblable à un grand navire échoué et pointudes deux bouts, présente ses deux pointes augrand courant et les divise sans efforts ni réac-tion. Le côté du large sera en outre défendu parune jetée très solide en maçonnerie, et cette je-

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tée servira tout à la fois à la défense du bas-sin et à la circulation des trains qui y arriverontpar l’extrémité-est, sur le pont métallique.

« Du côté de la terre, une jetée moins forteprotège contre le ressac le bassin intérieur.C’est dans cette seconde jetée et vers son ex-trémité-ouest que s’ouvre l’entrée, large de 80mètres ; la surface intérieure du bassin est de18 hectares, et sa profondeur de 5 mètres parles plus basses marées. Le train parcourt doncla jetée du large jusqu’à son extrémité-ouest ;puis s’aiguille sur une rampe intérieure de9 millimètres de pente, aboutissant successive-ment à trois embarcadères situés à des hau-teurs différentes correspondant aux diverseshauteurs de marées. C’est à ces embarcadèresque les bacs viendront présenter leur arrière.Or, la hauteur de chacun de ces embarcadèresest calculée de telle sorte que, pour la périodede marées qu’il dessert, le pont du bac se pré-sentera tantôt au-dessous, tantôt au niveau,tantôt au-dessus de la charnière du pont-levis

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qui joindra le bac à l’embarcadère. Or, ce pont-levis ayant 30 mètres de long, la pente de sontablier, dans un sens ou dans l’autre, ne serajamais plus grande que 4 centimètres parmètre(6). D’ailleurs la locomotive étant unpoids inutile à transporter, elle ne quitterapoint le quai. Elle tirera ou poussera le trainà embarquer par l’intermédiaire de quatre wa-gons vides ; formant entre le train et elle unesorte de chaîne entrecroisée de halage, ma-niable et d’un faible poids.

« Les bacs, à roues et à palettes articulées,mus par une machine de 800 chevaux nomi-naux, ont 135 mètres de long, 11 mèt. 20 cent.de largeur, et tireront 3 mèt. 60 cent. d’eau.Ils doivent réaliser, en calme, une vitesse de18 milles nautiques, et faire la traversée ensoixante-dix minutes par beau temps, uneheure et demie dans les circonstances les plusdéfavorables. Une fois à l’embarcadère, uneporte pratiquée à leur arrière s’ouvre, et ils re-çoivent un train de dix-sept à vingt wagons, se-

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lon qu’il est composé de voitures à voyageursou de wagons de marchandises. Ce train, abritédans le vaste entrepont et fixé instantanémentaux rails, est entouré de salons, buffets, water-closets, etc., etc.

« On pourrait craindre que, par une mersouvent houleuse, un navire, chargé au-dessusde son plan de flottaison d’un poids aussiconsidérable, roulât d’une manière insuppor-table. Or, dans les navires cuirassés, mâtés etchargés d’une puissante artillerie, l’élévationdu poids est bien autre chose, et l’on sait queles constructions de l’habile ingénieur, notam-ment les frégates cuirassées le Solférino et leMagenta, se sont montrées, au point de vuedu roulis et du tangage, de parfaits navires demer, etc., etc. »…

* * *

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Ce fut un coup de foudre pour les Murphy,lorsque cette nouvelle parvint à la maison deRed-Lion-court. Les cinq frères étaient réunis.

— C’est Anson ! Je l’avais bien dit, s’écriaJames.

— En effet, frère, répondit le docteur Ed-ward, tu ne t’étais pas trompé.

— Non ! je sentais instinctivement que cetraître tramait quelque chose…

— Maintenant, au moins, nous n’avons plusde doute, c’est la certitude… ! Il va nous de-vancer !… par cette idée de bacs à wagons ilprend en quelque sorte possession de notredétroit. Le voilà sur notre lieu d’études préfé-rées… Malédiction !…

— Bah ! que nous font les projets du traîtres’écria Richard en se levant ; marchons notrechemin quand même : puisqu’il choisit le des-sus, prenons le dessous ! À l’œuvre, frères ! Neperdons pas un jour, pas une heure. Partonspour Douvres, et commençons nos investiga-

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tions sur le fond même de la mer… C’est là, etlà seulement que nous trouverons la solutiondéfinitive du problème.

— Partons, reprirent en chœur Alhelstan etSamuel ; malheur, malheur au Yankee, si nousle rencontrons !…

— Nous verrons plus tard, frères ! À cetteheure, il faut payer de nos personnes ; êtes-vous décidés ?…

— Oui ! oui ! hourra ! vos divers perfection-nés sont prêts, en route, Frères ; nous arrive-rons encore à temps !…

Et passant à l’atelier de Walpole-Road, ils semunirent des objets nécessaires, puis le doc-teur les conduisit à London-bridge, leur serrala main, les yeux remplis de larmes, et quandle train s’ébranla :

— Bon espoir et courage ! leur dit-il.

Hélas ! il ne devait plus les revoir…

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* * *

À peine arrivés à Douvres, les quatre jeunesgens se munirent d’un solide bateau de pêche,fin voilier comme la plupart de ces navires. Ils’agissait, en effet, de n’exciter en rien la curio-sité dans le port ; or les entrées et les sortiesd’un bateau pêcheur pareil à cent autres quil’accompagnent ne peuvent éveiller l’attention.Nos amis avaient d’ailleurs emmené avec euxnos vieilles connaissances de Californie, Max-wel, le quartier-maître et ses deux matelots.

L’exploration commença.

Le premier soin des jeunes ingénieurs étaitde reconnaître les points vraiment accessiblesdu banc de roches signalé par l’ingénieur Tho-mé de Gamond ; aussi les recherches furent-elles conduites avec un soin méticuleux, uneméthode mathématique.

Chaque jour partaient de Walpole-Road desréservoirs remplis et chargés au moyen des

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puissantes machines d’Athelstan ; chaque jourles vides retournaient chercher aux pompesleur précieuse provision.

La carte du chenal anglais marchait à sou-hait ; ses 15,425 mètres de largeur étaientbientôt relevés ; les habiles ingénieurs trou-vaient chaque jour une plus grande certitudeà la réussite de leur grandiose conception parsuite de la solidité inébranlable des fonds. Ilsapprochaient du banc de Varne, cet îlot sous-marin qui leur offrirait un point de refuge etune station au milieu de leur travail…

* * *

Mais tandis que les démarches se poursui-vaient à Paris pour l’obtention fort délicate dunouveau port à créer sur les côtes de France ;tandis que les commissions se succédaient, ap-pelées à donner avis sur avis, le tout avec une

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sage lenteur, le capitaine du Faragus était reve-nu à Calais.

À partir de ce jour, le navire sembla rendu àune vie bien différente de celle qu’il avait me-née pendant le mois précédent.

Chaque jour, le Faragus, mis sous vapeuravant le jour, sortait du port, gagnait la pleinemer, et ne rentrait que vers le soir. Ces alléeset ces venues mystérieuses n’étaient pas sansfaire causer les vieux matelots assis sur lesbancs de la jetée ; mais personne ne s’inquié-tait des histoires plus ou moins fantastiquesqu’ils avaient imaginées.

Abraham menait deux projets de front.

Son activité ne pouvait se contenter desatermoiements que les procédés administratifsmettaient à la réalisation des bacs à wagons ;il n’avait point abandonné son projet de tra-verser le détroit d’une autre manière. Aussichaque jour il descendait au fond de la mer,scrutant, sondant, étudiant avec un soin scru-

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puleux les détails du sol et s’émerveillant de letrouver à souhait, solide et imperméable par lanature même des bancs de roches qu’il rencon-trait.

Déjà plus de 20 kilomètres du chenal fran-çais avaient été par lui visités dans toutes leursparties ; il approchait du banc de Varne et sefaisait fête de trouver le point d’attaque de sagigantesque entreprise.

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XV. – Les victimes.

Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues !Vous roulez à travers les sombres étendues,Heurtant de vos fronts morts les écueils incon-

nus…

V. Hugo.

C’est au matin : le jour va poindre. Le tempsest bas et sombre ; le ciel gris est traversé parde longues bandes blanches, sillons du ventdans la brume générale. Pas de nuages, rienqu’un lourd brouillard de pluie qui vient pous-sée par une forte brise fouettant la mer. Beautemps pour traîner le chalut !… aussi tous lesbateaux de pêche sont-ils dehors.

Le chalut, c’est une immense poche de filetque les bateaux traînent au fond de la mer, etdans laquelle s’engouffre tout ce qui se trouve

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sur leur route. Or, il faut une grande force pourtraîner cette sorte de gigantesque charrue ;c’est pourquoi, par la bonne brise qui souffle,tous les bateaux sont au large, tous les chalutssont à fond…

Les voiles grises passent et repassent àl’horizon, rayant la brume, tendant à la briseleur surface bombée et pressant les lourdesvergues qui gémissent tristement. Par-dessustous ces bruits, formant comme une bassecontinue, le bruissement de la mer, cette voixsublime de l’infini, qui rappelle si bien le mur-mure du vent dans les hautes forêts de la mon-tagne.

Tous les bateaux de pêche obéissent auvent qui les pousse et leur permet de traînerleur lourde poche de filet garni de fer. Ilssemblent marcher de conserve vers un butmystérieux et disparaissent les uns après lesautres à l’horizon sous le voile de la pluie.

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Seuls, deux navires n’obéissent pas au mou-vement général. Mouillés chacun d’un côté dubanc de Varne, à sec de voiles, ils se balancentau gré de la lame et semblent abandonnés sousle mauvais temps.

C’est qu’au fond de la mer les vagues nese font pas sentir. Calmes sont les flots pourles patrons des navires ; car tous ont quittéleur bord et, munis d’appareils semblables,s’avancent sur le fond, s’appuyant à leurslourds espars.

Du côté de l’Angleterre est venu lentementle sloop de pêche que nous connaissons :quatre hommes s’en sont affalés par une cordeque maintenait une sonde puissante.

Du côté de la France, le Faragus est arrivélestement, se balançant gracieux sous son pa-nache de fumée noire. Un homme seul s’estlaissé descendre à la mer au moyen du va-et-vient dont nous savons que le navire est muni.

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Puis, par une fatalité inconcevable, lesquatre hommes et le plongeur isolé ont marchéles uns vers les autres…

Ce fut un moment solennel que celui où,dans la pénombre lointaine, Abraham vit se dé-tacher quatre ombres revêtues du Faragus-Di-ver, qu’il reconnut au premier coup d’œil !…

À la vue du hardi pionnier venant à leurrencontre, les quatre Murphy s’arrêtèrent… Niles uns ni l’autre n’avaient pris leurs lanternes ;à la profondeur de 7 mètres, la lueur du joursuffisait à leurs travaux.

Les quatre hommes, tendant le bras, se tou-chèrent les coudes, puis, se montrant le plon-geur isolé, hâtèrent le pas à sa rencontre.

Abraham dégaina le long couteau de bronzequi pendait à sa ceinture et, s’affermissant surses lourdes sandales, attendit.

Ces quatre ombres noires, difformes, ap-prochant d’un mouvement lent, comme auto-matique ; étendant déjà la main pour enserrer

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le plongeur isolé dans un cercle de fer, sem-blaient une image fantastique de la fatalitéinexorable atteignant l’humanité !…

Au moment où ils touchèrent Abraham, ce-lui-ci étendît la main : sa lame heurta le fer !…

Les bras levés s’abattirent sur lui… Il redou-bla, cherchant une issue à son arme pour arri-ver à la chair,… mais le tissu inventé par sononcle résistait à tout !…

Il tomba sous l’étreinte des assaillants,…et ceux-ci se penchaient sur lui, le maintenantsous leurs efforts réunis, cherchant à rompreles attaches de son casque…

Mais à ce moment, une ombre passa sur lamer,… Le chalut arriva béant, rapide, inexo-rable, engouffrant les cinq hommes qui se dé-ballaient dans sa lourde poche,… puis tout dis-parut, emporté d’une vitesse fantastique !…

* * *

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Trois heures après, les matelots du France-Marie, bateau chalutier de Calais, balaient àbord leur chalut. Les câbles se tendaient, lespoulies grinçaient joyeusement sous l’effortdes pêcheurs… Bonne chance ! le filet estlourd, lourd à faire croire qu’il a rencontré unbanc de soles ou de turbots !… Ah !… ah !…ah !… Les femmes seront contentes ! on boiraun coup de schnick ce soir !…

Horreur !… cinq hommes bardés de métalgisent inanimés, moulus, aplatis sur le pont,roulant de la gueule béante du chalut mis àbord… Autour d’eux, les herbes, les éponges,les zoophytes, les pierres roulent aussi, paréesde leur merveilleuse végétation sous-marine…

Et parmi ces détritus sans nom frétillent lespoissons aux ventres blancs !…

Ce fut pour les pauvres gens une paniquehorrible. Mais ce fut, à leur retour à quai, unescène émouvante que ces cinq beaux jeunes

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gens morts, écrasés, côte à côte, couverts dumême monceau de filet !…

Le lendemain, le Faragus avait disparu sansrentrer au port.

Nul ne le vit jamais !…

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XVI. – À Bientôt !…

Telle est la nouvelle plaque qui brille sur laporte d’entrée des bureaux dans le vieil esca-lier que nous connaissons à la maison de Red-Lion-court.

Entrons !… Tout est sombre et triste. Plusde discussions animées dans le cabinet austèredu docteur ! Plus rien, que l’ombre et le si-lence…

L’antichambre est toujours convenable, gar-nie de son tapis, ainsi que tout appartementrespectable doit l’être, meublée de master Cob-

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den, assis derrière son bureau, et tout prêt àporter à son patron la carte du visiteur… Maistout cela est morne et triste !…

Pressons le bouton, entrons dans le cabinet.

Rien n’est changé. Les grandes cartes géo-graphiques pendent aux murailles, mais les bi-bliothèques, les bureaux en bois noir semblentplus lugubres que jamais.

Au fond, la tête entre ses mains, un hommedemeure immobile, les yeux fixés sur un jour-nal étendu devant lui…

Mais il relève la tête,… c’est le docteur Ed-ward ! c’est le dernier des Murphy ! Combien ilest changé, pauvre homme ! il a vieilli de dixans en quelques jours !

Cependant un feu sombre brille dans sesgrands yeux bleu pâle. Le docteur, debout, lebras tendu vers une photographie représentantses quatre frères, joyeux, pleins de vie, enlacésen un groupe, s’écrie :

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« Tout n’est pas fini, amis ; à bientôt !…

* * *

Le même jour, le Times contenait l’entre-fi-let suivant :

« On annonce comme certain le commen-cement, à bref délai, d’un pont entre Dover etCalais. La compagnie est constituée, soutenuepar des capitaux immenses ; nous ne verronsdonc point les ridicules bacs à wagons, donton a fait naguère tant de bruit. Le directeur del’entreprise dont il s’agit, bien autrement im-portante et sérieuse que la compagnie fran-çaise, est le docteur E. M***. Nous ne pouvonsêtre plus explicite aujourd’hui ; mais, nous l’af-firmons, l’Angleterre va réaliser une des plusprodigieuses conceptions du siècle ! »

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CHAPITRE X

FERMONS LA PORTE

Ici finissent mes notes sur le Fools’s club.

Le Club a disparu.

Les Toqués sont restés.

Et depuis ces jeunes années envolées, lamort fauche sans relâche autour de nous. Àmesure que l’un tombe, la petite phalange seserre bien encore la main, mais la place vide nese remplit plus…

C’est que la jeunesse aussi s’est envolée.

Chacun, attaché à la glèbe de la vie, fé-conde de son côté, et, se croyant un fort, ne

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Ainsi va le monde, et, pour copie conforme,le dernier des Toqués signe ici

H. B.

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cherche plus à sentir le coude de son voisin delabeur.

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

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en septembre 2021.

– Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Maria Laura, Isa, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : H. de La Blanchère, Le Club destoqués, Paris, Maurice Dreyfous Éditeur (Biblio-thèque d'aventures et voyages), 1878. D’autres

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éditions ont pu être consultées en vue de l’éta-blissement du présent texte. L’illustration depremière page provient de notre édition de ré-férence.

– Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

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Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyens

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sont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

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Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

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1 Peau de taupe.

2 Thomé de Gamond, Étude du Pas-de-Calais

3 Cent vingt millions de francs.

4 Tomé de Gamond.

5 MM. Deneyrouse frères, avec l’aérophore.

6 En effet, chacun des embarcadères n’aurait àracheter que le tiers de la dénivellation maxima quiest de 7 met. 29 cent., soit donc 2 met. 43 cent.

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Table des matières

CHAPITRE PREMIER LE RÈGLE-MENTCHAPITRE II HISTOIRE DE MMEPOPOTTECHAPITRE III LES PLANTES QUIMARCHENTCHAPITRE IV UNE CAUSERIE AVECVÉNUSCHAPITRE V LE TESTAMENT DEFARAGUS

I. – Peines perdues.II. – L’Autre.III. – Au Désert.IV. – Biographie.V. – Le testament de Faragus.

CHAPITRE VI LE GRAND TROUCHAPITRE VII RED-LION-COURT

(suite) VI. – L’Agence des Isthmes

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et Détroits.VII. – L’or natif.VIII. – Tarde venientibus ossaIX. – Red-Lion-court.X. – L’atelier.

CHAPITRE VIII LA FIN DU MONDECHAPITRE IX (SUITE.) CATAS-TROPHE

XI. – Les Idées d’un Américain.XII. – Comment on bat monnaie.XIII. – Les malheurs vont entroupe.XIV. – Le traître.XV. – Les victimes.XVI. – À Bientôt !…

CHAPITRE X FERMONS LA PORTECe livre numérique

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