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Matteo Maria Boiardo

ROLAND AMOUREUX

(tome 2)

traduction - adaptation : Alain-René Lesage

1717 (1483)

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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LIVRE IV.

CHAPITRE PREMIER.

Du projet ambitieux d’Agramant, et pourquoi ilassembla à Bizerte tous les rois d’Afrique,ses vassaux.

Les annales du fameux Turpin rapportentque le grand Alexandre, après qu’il eut soumistoute l’Asie à sa puissance, voulut passer enÉgypte, où il devint amoureux d’une belledame. Pour témoigner l’amour qu’il lui portait,il fit bâtir sur le bord de la mer, dans le lieuqu’elle habitait, une grande ville, qu’il nommaAlexandrie, et cette ville a été depuis la capi-tale de l’Afrique.

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Ce conquérant se rendit de là à Babylone,où il établit le siège de son empire ; et c’est làque, parmi les délices auxquelles il s’abandon-na, il fut empoisonné par ceux de ses courti-sans qui avaient le plus de part à sa confiance.Sa mort apporta bien du changement dans lesprovinces soumises à son empire : elles furentdémembrées. Les capitaines qui y comman-daient pour lui s’en emparèrent et, de tous lesétats qui ne reconnaissaient que sa puissance,il se forma plusieurs royaumes, qui furent plusou moins considérables.

Lorsque la belle Élidonie, c’est ainsi quese nommait la dame égyptienne qu’Alexandreavait aimée, apprit la mort de ce monarque,elle était enceinte. Comme elle appréhendaitque celui des successeurs de ce prince quicommençait à régner en Égypte ne se portâtà quelque violente résolution contre son fruit,pour affermir sa domination nouvelle, cettedame s’enfuit dans une barque, qui fut pousséepar les vents sur les côtes de Barbarie. Elle

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trouva un asile chez un pêcheur, dont la femmel’aida à mettre au monde trois enfants, qui serendirent depuis fort puissants dans ces pro-vinces méridionales ; et ce fut en mémoire deleur naissance qu’on bâtit dans la suite, en celieu, une ville que l’on nomme encore à présentTripoli.

Ces trois princes furent toujours fort unis ;ils vainquirent Gorgon, roi d’Afrique, dont ladéfaite les rendit maîtres de tous ses états.Avec la possession de tant de provinces, ils ac-quirent l’amour et l’estime de tous ces peuples.Ceux même des contrées les plus reculées,charmés de ce que la renommée publiait dela douceur et de la générosité des trois frères,se soumirent volontairement à leur empire ; demanière qu’enfin, depuis l’Égypte jusqu’aux ex-trémités du royaume de Maroc, tout reconnutleur puissance. Les deux premiers nés mou-rurent sans laisser de postérité ; et le troisième,nommé Artamandre, réunit sous sa domina-tion tous les royaumes qu’ils avaient acquis

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ensemble par leurs victoires ou par le bruitde leurs vertus. C’est de cet Artamandre quedescendirent les princes et les autres grandshommes qui depuis firent tant de maux auxchrétiens, qui s’emparèrent de l’Espagne, d’unepartie de l’Italie, et qui ravagèrent plus d’unefois la France. De ce prince sortirent en lignedirecte le puissant roi Brabant, que l’empereurCharles mit à mort en Espagne, le roi Agolant,père du roi Trojan, et les vaillants princes donClario et Roger de Rize.

Trojan laissa un fils qui recueillit toute lapuissance de ses prédécesseurs. Ce jeuneprince, appelé Agramant, fut empereur detoute l’Afrique, et tous les rois de cette partiedu monde étaient ses vassaux. Ce monarqueambitieux, non content de voir tant d’étatssous son empire, ne fut pas sitôt installé sur letrône après la mort de Trojan, qu’il brûla dudésir d’asservir les chrétiens et de venger sureux tant d’illustres guerriers de son sang qui

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avaient péri sous le fer de Charles et de ses pa-ladins.

Dans cette résolution, il manda tous lesprinces africains, qui se trouvèrent au jourmarqué dans la fameuse ville de Bizerte, où cetempereur tenait sa cour : Il voulait leur com-muniquer le glorieux dessein qu’il avait formé.Ils étaient au nombre de trente-deux ; la salleoù ils s’assemblèrent avait deux cents pas delongueur et cinquante de largeur. Tout y étaitpompeux, les lambris et les ameublements. Lesbatailles d’Alexandre le Grand y étaient repré-sentées dans d’excellents tableaux et dans lessuperbes tapisseries dont les murs étaient pa-rés. À l’approche de ces princes, Agramant, re-vêtu de ses habits royaux, se leva de son trône,tout brillant de pierreries. Il les embrassa tousd’une manière engageante, et les fit asseoirsur trente-deux chaises d’or, placées à côté delui, et au bas du trône les autres seigneurs semirent sur des sièges, chacun selon son rang.Aussitôt que l’empereur fit connaître qu’il allait

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expliquer ses intentions, le silence régna dansl’assemblée, et ce monarque leur tint ce dis-cours :

Nobles princes, grands seigneurs et baronsqui êtes ici rassemblés, vous devez croire queje vous chéris, et que notre commun bonheurfait l’objet de mes soins. Vous savez que lescœurs généreux n’ont de véritable amour quepour la gloire, et que cette gloire ne se peuttrouver que dans les travaux de Mars. C’est ennous exposant aux périls, que nous pouvonsvivre encore après nous dans la mémoire deshommes. Malheureux les princes qui ont né-gligé d’étendre leur renommée pendant leurrègne, puisque leur vie dure si peu, qu’à peinesait-on après leur mort s’ils ont vécu. Suivons,illustres seigneurs, suivons le glorieux exempledu grand Alexandre, de qui nous tirons tousnotre origine. Ce palais nous en retrace de touscôtés les hauts faits d’armes et les vertus. C’està son courage et non à ses plaisirs qu’il doitl’admiration qu’on a pour sa mémoire. Mar-

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chons donc sur ses traces, et montrons à toutl’univers qu’il n’est rien de plus méprisable queles rois qui mènent une vie oisive et volup-tueuse.

Quand le roi d’Afrique eut prononcé ces pa-roles, tous les princes qui l’avaient écouté avecattention marquèrent par un applaudissementgénéral qu’ils approuvaient ces généreux sen-timents. Alors le monarque, satisfait de la dis-position où il les voyait, leur communiqua ledessein qu’il avait de passer en France, etd’étendre la loi de leur prophète jusque dansles états de l’empire chrétien. À peine eut-il ex-posé son projet, que les applaudissements serenouvelèrent avec plus d’ardeur. Mais Sobrin,roi de Garbe, qui avait acquis une haute ex-périence dans l’administration des affaires pu-bliques, et qui pouvait passer pour le plus pru-dent de tous les princes de l’assemblée, se le-va, et parla dans ces termes au roi Agramant :

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Puissant monarque, l’entreprise que vousavez formée ne peut avoir été conçue que parun prince magnanime ; mais je ne dois pasvous cacher que je prévois de grandes difficul-tés dans son exécution. L’empereur des chré-tiens est redoutable ; ses états sont vastes etpeuplés ; sa cour est toujours remplie deprinces et de chevaliers qui n’ont jamais exercéd’autre métier que celui des armes, et ses sol-dats sont aguerris ; au lieu que les levées quenos princes africains pourront faire ne serontcomposées que d’hommes sans expérience. Jen’ignore pas que tous nos princes sont d’unevaleur éprouvée, et qu’ils ne céderont pas àces paladins si vantés de la cour de France.Hé ! pourquoi leur céderions-nous ? Le sang del’invincible Alexandre coule dans nos veines :mais des soldats ramassés, que nous auronsemmenés presque malgré eux, et qui n’ont pasnotre origine, seconderont-ils nos transportsgénéreux ? Quoiqu’ils soient infinis en nombre,ils ne résisteront point à de vieux guerriers,

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couverts des lauriers de plus d’une victoire.Ce grand conquérant que je viens de nommernous en fournit une preuve éclatante. Il passaen Asie avec de vieilles troupes, qui mirenten fuite les Persans, plus nombreux que lesépis des moissons. Carrogier, frère du fort Ago-lant, votre aïeul, entra en Italie dans le mêmedessein que vous avez ; il y perdit la vie, etson armée fut détruite. Agolant lui-même, etle roi Trojan, votre père, de qui la triste desti-née doit être encore présente à votre mémoire,virent périr tous ceux qui passèrent en Franceavec eux. N’espérez donc pas, grand roi, quevotre entreprise réussisse. Vous vous imagine-rez peut-être que la crainte trouble mon es-prit, et m’oblige à vous tenir ce discours, pourme dispenser de vous suivre ; mais je jure, parnotre grand prophète, que, malgré mes che-veux blancs, je ne me sens pas moins de cou-rage que j’en avais, lorsque j’allai à Rize trou-ver le brave Roger. La crainte n’a donc point depart au conseil que je vous donne ; c’est le zèle

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que j’ai pour vous et pour la patrie qui vient deme l’inspirer.

Quand le sage Sobrin eut cessé de parler,un jeune prince, qui l’avait impatiemmentécouté, prit la parole ; c’était l’impétueux Ro-domont, roi de Sarse et d’Alger, fils du fortUlien, mais beaucoup plus fort et plus coura-geux que son père. Nul mortel dans l’universn’avait plus d’arrogance : il méprisait tous leshumains, et l’orgueilleux Ferragus était seulcomparable à lui. Que les vieillards, dit-il, sontde mauvais conseillers dans de pareilles occa-sions ! Le froid des années leur glace le cou-rage. N’écoutez point, grand prince, ce vieuxroi de Garbe, qui n’est propre qu’à détournerdes hautes entreprises les cœurs généreux. Cen’est point ces têtes blanches qu’il faut consul-ter ; ce qu’on regarde en eux comme de la pru-dence n’est le plus souvent que faiblesse. Pour-suivez donc votre dessein, Seigneur ; je serai lepremier à marcher sur vos pas, et je suis prêtà soutenir par les armes que tous ceux qui ne

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vous conseillent pas de passer en France sontdes lâches qui ne méritent que vos mépris etvotre indignation.

Le superbe Rodomont, dont la valeur nenous fournira dans la suite que trop de matièreà raconter des faits prodigieux, acheva ces pa-roles en regardant d’un œil furieux toute l’as-semblée. Personne n’osait le contredire, parceque tout le monde le craignait, excepté le roides Garamantes, qui était un prince âgé d’unsiècle. Ce vénérable vieillard entreprit de ré-primer la fougue de cet audacieux, dont l’ar-rogance le choqua. Il avait observé les astres,comme grand astrologue qu’il était. Nullechose dans la constitution du ciel et des corpscélestes ne lui était cachée. Il connaissait l’ave-nir comme le présent ; et telles étaient ses sup-putations astronomiques, que le temps justi-fiait toujours la certitude de ses prédictions.Il s’éleva contre Rodomont avec gravité, etl’apostropha dans ces termes :

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Jeune homme, parce que tu es fort et cou-rageux, tu t’imagines être en droit de parler enmaître, et que l’on doit suivre aveuglément tesavis. Apprends à respecter les personnes quel’âge et l’expérience ont rendues plus sages etplus habiles que toi. L’impétuosité de tes pas-sions, auxquelles tu cèdes sans résistance, em-pêche plusieurs princes de cette assemblée decombattre ton sentiment. Ils ne veulent pas secommettre avec un furieux tel que toi ; maisne pense pas que la même crainte qui les re-tient, ni tes menaces, me ferment la bouche. Jedéclare à notre grand monarque ce que je saisde l’événement de la guerre contre les chré-tiens. Oui, noble Agramant, continua-t-il en setournant vers le roi d’Afrique, j’ai consulté lesastres sur le dessein que vous formez, et je n’yvois que des présages sinistres.

Quoi ! interrompit le fils de Trojan, lesastres ne nous promettent que des infortunes ?Tant de milliers d’hommes, conduits par deschefs d’une valeur éprouvée, ne pourront nous

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venger ? Seigneur, repartit le sage vieillard, ilsporteront le fer et la flamme chez nos ennemis,et feront de grands ravages ; mais la fin dela guerre vous sera funeste ; et Rodomont lui-même, malgré sa force et son courage, servirade pâture aux vautours des champs français.Ah ! Seigneur, s’écria le roi d’Alger en cet en-droit, puissant Agramant, n’écoutez point lesrêveries de ce vieillard ; et toi, ajouta-t-il ens’adressait au roi des Garamantes, toi, qui de-vrais plutôt habiter le sommet d’une montagnedéserte que porter un sceptre, ne crois pasm’épouvanter par des prédictions que je mé-prise. Prophétise ici, si tu veux, mais, lorsquenous aurons passé la mer, ne viens pas nousdébiter tes folles visions ; car je serai le seulprophète qu’il faudra consulter. Je ne lis pasdans les astres, mais je lis dans les cœurs ; etc’est dans les cœurs de tous nos princes queje verrai la fausseté des oracles que ta lâcheté,plutôt que les astres, te dicte en ce moment.

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Tous les jeunes princes et seigneurs de l’as-semblée applaudirent au discours de Rodo-mont ; mais les vieillards, qui avaient accom-pagné Agolant en France, se ressouvenant en-core de la force des paladins, laissaient voir surleurs visages qu’ils n’approuvaient pas le des-sein d’Agramant. Ce jeune monarque lui-mêmeavait été ébranlé du discours de Sobrin et desprédictions du roi des Garamantes ; mais sonnaturel bouillant, et la confiance qu’il avait enRodomont, dont il connaissait l’excessiveforce, ne lui permirent pas d’en profiter.Princes, dit-il en se tournant vers les rois quivenaient de parler, il ne s’agit plus de délibé-rer : mon parti est pris, et je vois avec joie quemon entreprise est agréable à la plupart desprinces de cette assemblée. Je demeure d’ac-cord qu’elle a ses peines et ses dangers ; maisles palmes que la gloire promet aux grandshommes ne se peuvent cueillir que dans lespérils. Allons donc venger la mort de nos an-cêtres ; l’honneur nous le commande et, s’il

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faut périr, nous périrons du moins en remplis-sant nos devoirs.

Quelle joie pour Rodomont d’entendre par-ler Agramant dans ces termes : Mon prince,lui dit-il, votre renommée va voler partout oùle soleil lance ses rayons ; et je jure que jevous accompagnerai dans toutes les contréesoù vous voudrez porter vos armes. Le vaillantroi de Tremisen, Alizard, les rois d’Oran etd’Arzille, et la plus grande partie des autresqui composaient cette illustre assemblée, selièrent par le même serment ; et celui qui fai-sait paraître le plus d’ardeur à s’engager était leplus agréable au roi d’Afrique.

Lorsque le roi des Garamantes vit Agra-mant affermi dans sa résolution, il se leva pourla seconde fois, et lui dit : Grand prince, je nepuis qu’estimer le courage que vous faites écla-ter, et je vois avec douleur que les astres nevous promettent pas un succès favorable. Lesmalheureux présages qu’ils me donnent ne me

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détourneraient pas de vous accompagner enEurope, si un obstacle plus fort ne s’y oppo-sait. Ma mort, qui doit arriver avant votre dé-part, fera bien voir que la crainte n’a eu au-cune part à ma prédiction. Hé ! quel sujet au-rais-je de craindre les dangers que vous allezcourir dans cette guerre, moi qui n’ai plus quequelques moments à vivre ? L’heure où je doisperdre la vie s’approche ; mais avant que monâme quitte la dépouille mortelle de son corps,profitez, Seigneur, de l’avis que je vais vousdonner. Vous possédez, poursuivit-il, dans vosétats un trésor que vous ne connaissez pas ;c’est un jeune prince qui surpasse tous les mor-tels de ce siècle en valeur et en courtoisie. Ilest de votre sang, puisqu’il est fils du fameuxRoger et de Galacielle, sœur de votre père Tro-jan. C’est un bonheur pour l’Afrique qu’il soitné Sarrasin ; car, si ce jeune héros eût été dela secte des chrétiens, il aurait détruit notre loiet nos armées. Après que son père eut perdu lavie par trahison, Galacielle, voyant leur ville de

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Rize brûlée, fut obligée de revenir en ce pays,où, dans les pleurs et dans les regrets, elle mitau monde deux rejetons de son époux chéri,un garçon et une fille, tous deux d’une beau-té parfaite, chacun dans son sexe. Ces deuxillustres enfants sont au pouvoir d’un vieil en-chanteur, nommé Atlant, qui fait sa demeuresur une montagne située près de Constantine.Là, dans un château qu’il a fait construire parses charmes, il prend soin de l’éducation dufrère et de la sœur. Comme il a remarqué dèsleur enfance leur force et leur courage, il leura fait apprendre tout ce que des guerrierspeuvent savoir dans le métier des armes. Il neles a nourris, comme le fut autrefois Achille,que de moelle de lions. J’ignore ce qu’est de-venue la princesse ; mais pour le jeune prince,qui se nomme Roger, de même que son père,il est déjà le plus fort guerrier du monde, quoi-qu’il soit à peine dans son adolescence. Si vouspouvez le mener avec vous en France, vous entirerez plus de services que de cent bataillons.

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En un mot, c’est le seul moyen de détournerla funeste influence de ces astres malins quivous menacent. Mais ne croyez pas qu’il soitaisé de le retirer des mains du magicien. Le ro-cher sur lequel est le château qui le renfermeest si haut et si escarpé, que l’on ne peut ymonter sans avoir des ailes. D’ailleurs Atlant,pour conserver ce jeune prince, dérobe par sonart la vue du château aux personnes qui vou-draient y monter. Le seul anneau de la prin-cesse du Cathay, qui préserve des enchante-ments, peut le faire apercevoir.

L’impétueux roi d’Alger, qui prévit bien quel’avis du roi des Garamantes allait retarderl’entreprise, ne donna pas le temps au vieillardd’en dire davantage. Que nous sommessimples, interrompit-il, de nous arrêter auxvains discours d’un visionnaire. Ce vieillard sevante de lire dans l’avenir, lorsque le présentmême ne lui est pas connu ; il nous parle d’unRoger qui n’a de réalité que dans son imagi-nation. Nous savons tous qu’il n’y a point eu

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d’autre Roger que celui qui mourut à Rize, etnous n’avons pas ouï dire qu’il ait laissé aucunenfant. Mais nous devons peu nous étonner del’artifice de ce vieil astrologue : s’il nous parled’un jeune guerrier dont il nous raconte desmerveilles, ce n’est que pour nous faire cher-cher une chose qui n’est point, et pour diffé-rer la guerre contre Charles. Et qu’est-il besoind’autres forces et d’autres guerriers que nous ?

Jeune homme, lui repartit froidement le roides Garamantes, vous allez voir si vous avezraison d’attribuer à la crainte ma prédiction, etde donner un mauvais sens à mes avis. Encoreune fois, Seigneur, ajouta-t-il en regardant leroi d’Afrique, profitez des conseils que je vousdonne en mourant, si vous ne voulez attirer survous et sur vos peuples d’étranges malheurs.En parlant ainsi le savant vieillard tomba enfaiblesse, et quelques moments après il expiradans les bras de ses amis, qui s’empressaienten vain de le secourir.

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Agramant, qui l’aimait et l’estimait, fut frap-pé de cet accident, qui semblait justifier plei-nement la vérité des prédictions du vieillard. Iln’y eut que Rodomont qui n’en fut point ému.Quoi donc, dit-il alors, la mort de ce vieuxroi doit-elle nous faire concevoir un mauvaisprésage ? Est-ce une chose étonnante de voirmourir un vieil homme ? Ainsi parlait le roid’Alger, pour blâmer ceux qui paraissaient sur-pris d’une semblable mort. Et ce prince empor-té voyant que, malgré ses dernières paroles, laplupart des princes et Agramant lui-même sedéterminaient à suivre le conseil du roi des Ga-ramantes, il leur dit en colère : Puisque vousêtes résolus à perdre tant de temps, demeurezici dans une honteuse oisiveté. Pour moi, jeretourne à Alger, d’où je partirai sans retar-dement avec l’élite de mes sujets, et passeraichez nos ennemis, pour vous apprendre à neles pas craindre. Alors il se retira effectivementde l’assemblée avec quelques princes africainsde ses amis, qui, brûlant comme lui du désir

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de combattre, lui promirent de suivre sonexemple.

Après son départ, le roi d’Afrique, de l’avisdes autres princes, envoya les plus habiles deses barons à Constantine, avec ordre de s’in-former du jeune Roger. Mais on ne put avoiraucunes nouvelles de ce prince, ni découvrirle palais d’Atlant ; et l’on jugea bien qu’on n’enferait qu’une recherche inutile sans l’anneaud’Angélique. La difficulté était d’avoir cet an-neau, et la chose mise en délibération parais-sait impossible dans le conseil, lorsque le roide Fez prit la parole, et dit : Par quel moyenpourrons-nous obtenir cet anneau mer-veilleux ? La force ouverte n’y peut rien : sinous l’envoyons demander, la princesse Angé-lique ne nous l’accordera point pour nous faireréussir dans une entreprise où elle n’a aucunintérêt. Il faut donc que nous ayons recoursà l’artifice. Cherchons un homme consommédans tous les genres de fourberie, un hommeen qui la subtilité de la main égale la fécondité

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du génie. J’ai parmi les officiers de ma maisonun homme de ce caractère. Il s’est signalé parmille tours de souplesse, qui lui auraient attiré,plus d’une fois, le dernier supplice si, charméde la nouveauté de ses inventions et de la fer-tilité de son esprit, je ne lui eusse fait grâce.Jetons les yeux sur lui. Je vais le charger devoler la bague d’Angélique. S’il n’en peut venirà bout, il ne faut pas espérer qu’aucun autre ypuisse réussir.

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Aussitôt que le roi de Fez eut cessé de par-ler, tous les avis du conseil se conformèrentau sien. On fit venir dans l’assemblée la per-sonne qui avait été proposée pour dérober l’an-neau. C’était un petit homme, qui, par sa figurecontrefaite, attira tous les regards. Il n’avaitguère plus de trois coudées de haut. Il étaitbossu, et des cheveux crépus et courts cou-vraient sa tête, qui paraissait beaucoup plusgrosse qu’une tête ordinaire. Il avait les yeuxsi vifs et si perçants, qu’il prévint d’abord toutle monde en faveur de son savoir-faire. Brunel,c’est ainsi que cet insigne fourbe se nommait,fut instruit de ce qu’on attendait de lui, et Agra-mant, pour l’encourager à se bien acquitter desa commission, lui promit un royaume pour ré-compense.

Brunel tressaillit de joie à cette surprenantenouvelle. Il assura le roi d’Afrique qu’il lui rap-porterait d’Orient l’anneau constellé d’Angé-lique et que la longueur du voyage serait leplus fort obstacle qui l’arrêterait. Dans le

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temps qu’il faisait cette promesse au mo-narque, il déroba une grande partie des pier-reries dont le trône était enrichi, sans qu’ons’en aperçût dans l’assemblée, quoique tous lesyeux fussent arrêtés sur lui. Dès qu’il fut partipour le Cathay, Agramant renvoya tous lesprinces dans leurs états, avec ordre de semettre en état de passer en France, aussitôtque Brunel serait de retour de son voyage.

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CHAPITRE II.

Du voyage que Roland fit en Altin, et des aven-tures qui lui arrivèrent en chemin.

LE comte d’Angers avait tant d’impatiencede rendre à sa princesse le service importantqu’elle exigeait de lui, qu’il marchait le jour etla nuit sans s’arrêter. Mais il avait tant d’étatsà passer, qu’il ne devait pas compter d’arriversitôt en Altin. Pendant un si long voyage, sonesprit n’était occupé que d’Angélique. S’il avaitde la joie de penser que le seigneur de Mon-tauban n’était plus son rival, il ne laissait pasd’être accablé de douleur de se voir pour long-temps éloigné de sa princesse. Le chagrin qu’ilen avait le mettait dans une telle situation quemalheur à ceux qui avaient l’audace d’attirerson ressentiment.

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Il sortait du royaume de Calka pour entrerdans celui de Mugal, lorsqu’un jour, sur la le-vée d’un étang, il rencontra deux demoiselles,qu’un chevalier avait arrêtées, et voulait em-mener par force avec lui. Le paladin n’eut passitôt remarqué cette violence, qu’il représentaau chevalier l’injustice de son procédé ; mais lechevalier, chagrin de se voir troublé dans sondessein, ne répondit que par des paroles in-sultantes au comte qui, dédaignant de lui fairel’honneur de le défier en combat régulier, lesaisit par le bras, l’arracha des arçons, et lejeta au milieu de l’étang, où la pesanteur deses armes ne tarda guère à le noyer. À peineRoland eut achevé cet exploit, qu’il salua lesdames, et s’éloigna d’elles de toute la vitessede Bridedor, avant qu’elles pussent lui rendregrâces du service reçu. Elles demeurèrent fortsurprises d’un départ si subit, et de la nouveau-té d’un pareil événement.

Du royaume de Mugal, Roland passa danscelui de Tulent, qu’il traversa tout entier ; puis,

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entrant dans le royaume de Bizuth, il arriva aupas des Deux-Roches. C’était un chemin creux,qu’on appelait ainsi à cause qu’il passait entredeux roches. Un grand chevalier, monté surun puissant coursier, gardait ce passage ; pous-sé de son mauvais destin, il voulut obliger lecomte à laisser en ce lieu ses armes et son che-val : ce qu’il avait fait à beaucoup d’autres che-valiers, qui n’avaient pu lui résister. Le paladin,choqué de son arrogance lui dit : Sais-tu bienque c’est à Roland que tu fais cette proposi-tion ? Et qui est ce Roland, répliqua le cheva-lier du Pas d’un air méprisant. Je vais te l’ap-prendre, repartit le comte. Alors il descendit dedessus Bridedor, tira Durandal, avec laquelle ilcreusa dans la terre, une fosse de la hauteurd’un homme. Ensuite il arracha de la selle lechevalier du Pas, le jeta dans la fosse et la cou-vrit d’une des deux roches qu’il déracina par laforce de ses bras, et qu’un autre que le cyclopePolyphème n’eût pu seulement ébranler. Il n’yavait à la fosse qu’une petite ouverture, par où

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le misérable pouvait passer un bras. Garde àprésent ce passage, lui dit Roland, et si l’on tedemande qui t’a mis dans cet endroit, tu répon-dras que c’est Roland.

Le fils de Milon remonta sur Bridedor ettraversa le chemin creux. Il marcha les jourssuivants le long d’une grande forêt, au boutde laquelle il se trouva dans une plaine fortétendue, où bientôt un objet qui inspirait dela pitié attira son attention ; il aperçut à unarbre qui bordait le grand chemin une demoi-selle pendue par les cheveux, et ses oreillesfurent en même temps frappées des cris dou-loureux qu’elle poussait, et qu’elle avait soin derendre plus éclatants à l’arrivée de tous ceuxqui survenaient en ce lieu. Assez près de cettemalheureuse, on voyait une rivière qui passaitsous un pont, à l’entrée duquel un chevalier ar-mé de toutes pièces tenait une lance à la main ;et l’on remarquait au-delà du pont deux autreschevaliers dans la même attitude. Le paladin,suivant son penchant généreux, se disposait à

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secourir la demoiselle, quand le chevalier dupont lui cria : Arrête, chevalier, ne te rends pasprotecteur du vice, en exécutant ce que tu teproposes ; sache que les siècles passés n’ontjamais vu naître une plus dangereuse femmeque celle qui s’offre à tes yeux : tu t’attireraisle blâme et le reproche de tous ceux qui ché-rissent la vertu, si, cédant à ta pitié, tu don-nais du secours à cette créature. Je ne sauraiscroire, répondit Roland, que ce soit justementque cette dame souffre un si cruel châtiment.Hé bien, reprit l’autre chevalier, juges-en toi-même par le récit que je vais te faire, si tu veuxm’accorder ton attention. Le comte lui témoi-gna qu’il était disposé à l’entendre. Alors le dé-fenseur du pont parla dans ces termes :

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CHAPITRE III.

Histoire d’Origile.

CETTE artificieuse dame, qui se nommeOrigile, a pris, comme moi, naissance dans lagrande ville de Bizuth, capitale de ce royaume.Sa beauté est des plus parfaites, et lui soumetles cœurs des personnes qui ne connaissentpas le fond du sien. C’est un esprit d’artifice etde mensonge. Elle se plaît à repaître de frivolesespérances ses amants, et à les armer ensuiteles uns contre les autres. Je me suis laissé sur-prendre à ses manières trompeuses. Tantôt pardes refus étudiés, et tantôt par de légères fa-veurs qu’elle voulait me faire prendre pour despreuves assurées de sa tendresse, elle m’en-flamma si fortement, que je ne pouvais vivreun moment sans la voir.

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Un jeune chevalier de la ville, nommé Lo-crin, n’était pas moins épris que moi d’Origile.Elle nous trompait si bien tous deux, que cha-cun de nous se flattait de posséder seul toutesles affections de sa dame. Philax, me dit-elle unjour, je t’aime avec ardeur ; mais il n’y a qu’unmoyen pour te procurer l’accomplissement detes souhaits : tu sais qu’Oringue, ayant prisquerelle contre le jeune Corbin, mon frère, letua très injustement, je dis injustement, parceque mon frère était dans une trop grande jeu-nesse pour pouvoir résister à un ennemiconsommé dans l’exercice des armes. Monpère, pour venger la mort d’un fils qu’il aimaittendrement, a cherché et trouvé un chevalierauquel il proposa une grande récompense pourlui livrer Oringue mort ou vif. Il faut donc quetu prennes des armes pareilles à cellesd’Oringue, avec sa devise et des habits commeles siens. Quand tu te seras armé comme lui, tute mettras en campagne, et chercheras Ariant,qui est le chevalier que mon père a chargé de

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sa vengeance. Ariant te prendra pour Oringue,vous combattrez tous deux ; et après un légercombat, tu feindras de ne pouvoir résister à sescoups, et te rendras son prisonnier. Il te mè-nera au château de mon père, où tu ne doispas craindre d’être maltraité, puisque je seraita geôlière. Alors nous pourrons nous voir, etnous entretenir à tous moments sans témoins.Si mon père veut se porter à quelque fâcheuseextrémité contre toi, je saurai bien te dérober àson ressentiment.

J’étais si persuadé de la sincérité d’Origile,que j’aurais cru lui faire une offense d’en dou-ter. Je ne songeai qu’à me disposer à faire cequ’elle me proposait. J’étais à peine hors desa vue, qu’elle rencontra Locrin, à qui elle tintle discours suivant : Mon cher Locrin, je vou-drais te rendre heureux, mais ne t’attends pointà le devenir, si tu ne me livres Oringue, qui atué si cruellement mon jeune frère ; et il fautpour cet effet que tu fasses ce que je vais tedire : comme mon père m’a promise au cheva-

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lier Ariant, à condition qu’il lui mettra Oringueentre les mains, tu ne peux me ravir à Ariantqu’en le prévenant, c’est-à-dire qu’en combat-tant avant lui Oringue. Prends donc toute laforme d’Ariant, porte des armes semblablesaux siennes, sa cotte d’armes, son cimier, sadevise, et un croissant en champ de sinopledans son écu. Oringue lui-même y sera trom-pé ; et si tu peux le vaincre, je ferai en sorteque mon père t’accorde la récompense qu’il apromise à Ariant.

Locrin, séduit comme moi par la perfideOrigile, la remercia de ses bontés, et la quittapour aller suivre son conseil, pendant que demon côté je travaillais à ma perte. Je pressai detelle sorte les ouvriers que j’employais, qu’enpeu de jours j’eus toutes les choses nécessairespour l’exécution de mon dessein. Je sortis de laville prêt à combattre pour me laisser vaincre ;et Locrin, qui n’avait pas moins d’empresse-ment à mériter la récompense promise à sesfeux, ne tarda guère à se mettre en campagne.

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Nous nous rencontrâmes bientôt, et nous noustrompâmes l’un et l’autre. Il me prit pourOringue, et je le pris pour Ariant. Nous envînmes aux mains. Je me battis quelquetemps ; puis, feignant de ne pouvoir soutenir lapesanteur de ses coups, je me laissai tombercomme de faiblesse, et me rendis son prison-nier.

Il ne manqua pas de me mener au châteaudu père d’Origile. Cette dame lui promit denouveau de lui faire valoir ce service ; et quandil l’eut quittée, elle me fit mille caresses, etm’assura qu’elle était au comble de ses vœux.Ensuite elle m’enferma dans une prison, en medisant : Sans adieu, mon cher Philax, je vaisà la ville chercher mon père pour l’avertirqu’Oringue est en son pouvoir. Mais, belle Ori-gile, lui dis-je, quand votre père me verra,peut-être me soupçonnera-t-il de n’être pasOringue. Soyez là-dessus sans inquiétude, ré-pondit-elle, mon père ne connaît pas plus cechevalier que vous ; et si par malheur quel-

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qu’un venait à le détromper, je trouverais assezde raisons pour vous sauver de sa fureur. Ce-pendant nous pourrons toujours à bon comptepasser ensemble d’heureux moments.

Après avoir achevé ces paroles, elle me priade prendre patience, et me donna un baiserpour gage de son retour. Hélas ! que ce baiserétait perfide ! Dans le même instant qu’ellem’accordait une faveur qui me paraissait laplus précieuse du monde, la scélérate se pro-posait de ne me revoir jamais. Elle ferma trèsétroitement elle-même les portes de ma prison,et rendit les clefs à l’officier qui en avait lagarde, avec ordre de ne me point ouvrir pourquelque cause que ce pût être, et de ne mefournir les aliments nécessaires à la vie que parune petite fenêtre par où ma prison recevait unfaible jour.

Tandis que j’attendais impatiemment le re-tour d’Origile, le véritable Ariant songeait às’assurer la possession de cette dame par la dé-

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faite d’Oringue. Ces deux chevaliers s’étaientdonné parole de se trouver dans un endroithors de la ville pour se battre. Comme Ariantallait au rendez-vous, il rencontra Locrin, quis’en retournait à la ville après m’avoir remisentre les mains d’Origile, et il ne fut pas peusurpris de voir un chevalier couvert d’armespareilles aux siennes. Il le joignit, et lui de-manda la raison de cette nouveauté. Locrin,qui le regardait comme un rival d’autant plusdangereux qu’il était agréé du père de sa maî-tresse, lui répondit qu’il n’avait pas de compteà lui rendre, et qu’il était permis à chacun deprendre telles armes qu’il voulait. Non, non, ré-pliqua brusquement Ariant, il y a du mystèrelà-dessous ; et si vous refusez de m’en instruirede gré, je vous y obligerai par la force. À cesmots, ils se chargèrent, et commencèrent uncombat qui, dans la fureur qui les animait, eûtété sanglant s’il n’eût pas été interrompu parOringue. Ce dernier venait pour satisfaire à saparole ; il fut moins surpris de trouver son en-

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nemi engagé dans un autre combat, que devoir deux Ariant. Cessez, seigneurs chevaliers,leur dit-il, cessez de combattre ; et que celuide vous deux qui est le véritable Ariant medise pourquoi il s’engage dans un nouveau dif-férent, quand le défi qu’il m’a fait sur la mort deCorbin le met dans l’obligation de refuser toutautre combat avant que d’avoir fini le nôtre.

À ce discours d’Oringue, les deux combat-tants s’arrêtèrent ; et Ariant allait se justifier,lorsque Locrin, le prévenant, adressa lui-mêmela parole à Oringue, et lui dit : Vous qui faitesdes reproches aux autres, pensez-vous, che-valier, qu’il vous soit permis, à vous qui êtesmon prisonnier, de disposer de vous, et d’en-trer dans de nouveaux combats sans monaveu ? Rien n’est égal à l’étonnement dont futfrappé Oringue à ces paroles : Quelle fable,s’écria-t-il, nous venez-vous débiter ici ? Locrinsoutint que ce n’était point une fable, et qu’Ori-gile, entre les mains de qui il venait de laisserOringue, en rendrait témoignage. Oringue vou-

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lut tirer raison de l’insulte qui lui était faite, ets’avança sur Locrin l’épée haute ; mais Ariants’y opposa, prétendant que c’était contre, luiqu’Oringue devait d’abord combattre. Les deuxautres n’en demeurèrent pas d’accord, et leurcontestation ne pouvait avoir que de tristessuites, lorsqu’une troupe de chevaliers sortisde la ville, les voyant prêts à se battre, s’appro-chèrent d’eux. Ils voulurent prendre connais-sance du différent ; mais les faits leur parurentsi singuliers, qu’ils jugèrent que la chose mé-ritait d’être portée devant le roi. Ils obligèrentles trois ennemis à venir au palais avec eux.

Ariant parla le premier devant notre mo-narque. Il se plaignit de ce que Locrin avaitpris ses armes et sa devise. Il représenta que cene pouvait être que dans un très mauvais des-sein, et qu’ainsi ce chevalier lui en devait faireraison. Locrin répondit qu’il suffisait d’assurerAriant qu’il n’avait point pris ses armes pour luifaire la moindre offense : il ajouta qu’il avait unsujet plus juste de se plaindre d’Oringue, qu’il

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avait vaincu en combat singulier. Oringue sesouleva contre ce reproche, qu’il qualifia d’im-posture.

Le roi ne pouvant sur-le-champ démêler lavérité des faits contestés, nomma des commis-saires pour les examiner. Ils s’y appliquèrentavec exactitude le jour suivant ; et, jugeantqu’Origile pouvait plus qu’un autre les aider àparvenir à un éclaircissement, ils allèrent auchâteau de cette dame pour l’interroger. Locrinet Oringue les accompagnèrent, dans l’inten-tion de soutenir ce qu’ils avaient avancé. Lasurprise d’Origile fut extrême, lorsqu’elle vitarriver les commissaires avec tout l’appareil dela justice, qui a toujours quelque chose d’ef-frayant pour les personnes qui se sentent cou-pables. Elle ne s’était point attendue à rendreraison de sa conduite ; et elle fut étourdie dela sommation que les commissaires lui firentde la part du roi, de leur remettre le prisonnierqu’elle avait entre les mains. Elle nia d’abordqu’elle eût un prisonnier ; mais elle se troubla

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quand elle vit paraître Locrin, qui n’avait pasjugé à propos de se montrer d’abord. Madame,lui dit ce chevalier, le roi a voulu prendreconnaissance de l’affaire d’Oringue, et je n’aipu me dispenser de lui avouer qu’après l’avoirvaincu je vous l’ai livré ; mais je vois avec éton-nement qu’Oringue, dans le temps que je lecrois en prison dans votre château, est en li-berté. Il soutient même avec audace que je nel’ai point fait prisonnier. Confondez cette im-posture, Madame, et dites la vérité ; Origilene fut pas peu embarrassée à cette instance.Néanmoins, comme elle ne pouvait se dispen-ser de répondre, elle dit que Locrin n’avait rienavancé qui ne fût vrai ; mais qu’elle n’avaitpu conserver Oringue dans son château ; qu’ilavait corrompu l’officier qui avait les clefs desa prison, et s’était échappé la nuit. Alors, lescommissaires firent avertir Oringue de se mon-trer. La confrontation de ce chevalier fut unnouveau sujet d’embarras pour Origile, qui nelaissa pas de lui soutenir que Locrin l’avait

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amené prisonnier dans son château, où il avaitpassé le jour précédent jusqu’à la nuit, qu’ils’était sauvé. Oringue s’offrit à justifier, par ladéposition de plusieurs personnes dignes defoi, qu’il était ailleurs le jour précédent, et dansle temps qu’on le supposait prisonnier d’Ori-gile. J’ai sans doute été trompé dans cette af-faire, ajouta-t-il, de même que Locrin ; et,comme il a paru deux Ariant, il peut bien yavoir aussi deux Oringue, dont le faux aura étévaincu par Locrin. Je demande, pour l’honneurde ce chevalier, et pour le mien, que la chosesoit approfondie.

Ce soupçon d’Oringue parut bien fondé àLocrin, qui dit alors que c’était à la persuasiond’Origile qu’il avait pris des armes pareilles àcelles d’Ariant pour combattre contre Oringue ;et il demanda, comme ce chevalier, qu’on ap-profondît cette affaire. Les juges, sur leur ré-quisition, qui leur parut juste, firent ouvrir laprison où j’étais renfermé. On m’y trouva en-core revêtu des mêmes armes sous lesquelles

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j’y étais entré, et cette découverte fut l’éclair-cissement de tout le mystère. On prit ma dé-position, qui contenait tout ce qui s’était passéentre Origile et moi. Je n’eus garde d’en riencacher ; j’étais trop animé contre cette infidèlepour avoir encore quelque envie de la ména-ger. Ce ne fut pas tout : elle eut encore uneplus grande mortification. On trouva dans unendroit caché de son appartement un jeunehomme qu’elle aimait, quoiqu’il fût sans nais-sance et sans mérite. Les commissaires l’in-terrogèrent aussi, et la crainte des châtimentsl’obligeant à tout déclarer, il fit connaître parson rapport que la dame nous avait trompés,Oringue, Ariant, Locrin et moi ; que son but,en nous armant les uns contre les autres, avaitété de se défaire de nos importunités, et denous mettre en défaut sur le commerce infâmequ’elle avait avec ce jeune homme.

Les juges s’assurèrent de ce malheureux etd’Origile, jusqu’à ce qu’il plût au roi d’ordonnerde leur sort. Quand ce monarque fut instruit

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de toutes les circonstances de cette affaire, iljugea que notre artificieuse maîtresse méritaitde souffrir un supplice qui ôtât aux personnesde son sexe l’envie de l’imiter ; pour cet effet,il la condamna à être pendue par les cheveuxaux branches du pin de ce pont, qu’on appellecommunément le pont du Pin. Il fut de plusordonné que nous nous tiendrions, Oringue,Ariant, Locrin et moi, armés de toutes pièces,à l’entrée du pont, pour combattre tous ceuxqui voudraient entreprendre de détacher Ori-gile. Depuis deux jours que nous nous acquit-tons de cet emploi, sept chevaliers ont déjàperdu la vie, et tu peux voir encore leurs écusaux branches de ce pin. Cesse donc de vouloirdéfendre la plus dangereuse de toutes lesfemmes, si tu ne veux mériter les reproches duciel et des hommes.

Quoique le récit de Philax eût un caractèrede vérité capable de persuader, le comte d’An-gers avait le cœur si noble, qu’il ne put croirequ’une si belle dame fût aussi coupable qu’on

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le disait. D’ailleurs Origile, qui voyait ces deuxchevaliers s’entretenir ensemble, ne doutantpas que celui du pont ne racontât son histoireet ses artifices à l’autre, ne cessait de crier àRoland qu’il n’ajoutât point foi aux discours duchevalier du pont, qui n’était qu’un imposteuret qu’un barbare. Le généreux paladin, touchéde ses plaintes, résolut de la délivrer. Allez, dit-il à Philax, déliez cette dame, ou vous prépa-rez à combattre contre moi. Philax avait tropde valeur pour être effrayé de ses menaces.Sans rien répondre, il prit du champ, et vintfondre sur le comte la lance en arrêt ; mais,malgré la justice du parti qu’il soutenait, Ro-land le renversa du premier choc, et traita plusrudement encore Oringue, qui se présenta lesecond, car la forte lance du guerrier françaisle perça d’outre en outre, et le jeta mort surla poussière. Ariant et Locrin combattirent en-suite, et furent bientôt mis hors de combat.

Après cette victoire, le paladin alla détacherOrigile, qui lui rendit mille actions de grâces

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dans les termes les plus touchants que l’inno-cence eût pu inspirer à une personne moinscoupable qu’elle. Il admira sa beauté, qui necédait qu’à celle d’Angélique. Il lui demanda oùelle voulait qu’il la conduisît. À cette demande,les yeux de la dame, déjà humides de pleurs,versèrent de nouvelles larmes. Madame, lui ditRoland, je croyais avoir tari la source de vospleurs. Hélas ! seigneur, lui répondit-elle, jen’ai que trop de raison de m’affliger. Telle estmon infortune, que mon propre pays ne peutm’offrir un asile assuré. Mes funestes appasavaient enflammé les chevaliers que vous ve-nez de vaincre ; et parce que je n’ai pas voulusatisfaire leur ardeur criminelle, leur amours’est tourné en haine ; et s’accordant tous troispour se venger, il y a deux jours qu’ils en-trèrent par surprise dans notre château ; ilstuèrent mon père et tous nos domestiques ; en-suite ils me traînèrent ici par les cheveux avecune inhumanité sans exemple, m’attachèrent à

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ce pin, où je serais encore sans votre généreuxsecours.

Voilà, seigneur, ajouta-t-elle, un récit suc-cinct de ma triste destinée. Jugez si, mes per-sécuteurs étant les plus puissants de ce payspar leurs grands biens et par leur crédit, j’ypuis être en sûreté. Après avoir dit ces paroles,Origile continua de pleurer, et pria son libé-rateur de l’emmener avec lui plutôt que de lalaisser exposée à la cruauté de ses ennemis.Comme il parut à la demoiselle que sa prièreembarrassait le guerrier, qui, voulant aller aujardin de Falerine, ne pouvait effectivement secharger de la conduite d’une dame, elle lui dit :Brave chevalier, pourvu que vous me meniezhors de ce royaume, il ne m’importe en quelendroit vous me laissiez. Cela étant, lui répon-dit le comte, je vais vous conduire jusqu’aupays d’Altin. Origile monta derrière lui sur Bri-dedor ; et Roland, pour réparer le temps perdu,recommença d’aller bon train.

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Ils étaient déjà près de l’endroit où leroyaume de Bizuth confine à celui d’Altin,lorsque, passant auprès d’un grand perron demarbre fort élevé, où l’on montait par centdegrés de même matière, la dame dit à sonconducteur : Vous voyez peut-être, seigneurchevalier, le plus célèbre monument de l’anti-quité : au haut de ce perron est une fontaine,qu’on appelle la fontaine du Secret, parce quetous les amants de l’un et de l’autre sexes quiregardent dedans y voient s’ils sont aimés ouhaïs des personnes qu’ils aiment. Et à quoi leconnaissent-ils ? dit le paladin. Un chevalier,dit Origile, y voit sa maîtresse qui a un visageriant ou dédaigneux, et par-là il juge de sa for-tune amoureuse. Ce que vous m’apprenez, re-prit Roland avec agitation, me donne la curio-sité de faire cette épreuve. Mettez moi donc àterre, dit la demoiselle, et je garderai votre che-val pendant que vous monterez au perron.

L’amoureux comte d’Angers, impatient devoir l’adorable image d’Angélique, et de

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connaître les sentiments que cette princesseavait pour lui, eut bientôt monté les cent de-grés ; mais comme il cherchait la fontaine quidevait montrer à ses yeux avides le cœur de sachère Angélique, il s’entendit appeler par Ori-gile, qui, montée sur Bridedor, lui cria : Sei-gneur chevalier, si vous n’avez pas coutumed’aller à pied, commencez à vous y accoutu-mer. Vous ne verrez plus votre bon coursier.Que cela vous serve de leçon. Une autre foisne soyez pas si curieux. À ces mots elle poussaBridedor à toute bride, et s’éloigna comme untrait de son libérateur, qui, trop plein de l’es-poir curieux de s’éclaircir du sort de sonamour, ne fit pas dans le moment grande atten-tion aux paroles de la dame ; mais lorsqu’aprèsavoir parcouru tout le perron, il ne trouva au-cune fontaine, il s’aperçut bien qu’il avait eutort de ne pas croire le chevalier du pont.

Le paladin sentit vivement la perte de Bri-dedor, qui lui était nécessaire pour acheverl’entreprise qui l’avait attiré du Cathay en Altin.

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En descendant les degrés, il remarqua une ins-cription gravée sur le marbre, par laquelle ilapprit que cet édifice était le tombeau de Ni-nus, qui fut autrefois roi de toutes ces pro-vinces. Cette découverte ne le consola pasd’avoir perdu son coursier. Il se mit sur lestraces de cet animal, et marcha trois jours ettrois nuits à pied, sans trouver aucune occa-sion de se pourvoir d’un autre cheval. Maismon auteur laisse en cet endroit Roland, pourparler de Grifon, d’Aquilant et de Brandimart,qui sont restés à Albraque.

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CHAPITRE IV.

Comment les fils d’Olivier partirent d’Albraqueavec Brandimart, et de leur arrivée en Altin.

QUAND les deux fils du marquis Olivier etBrandimart surent que Roland s’était éloignéd’Albraque, il ne leur fut pas possible d’y de-meurer davantage ; et, comme ils apprirentd’Angélique qu’il était allé détruire le jardinde Falerine, ils jugèrent qu’il aurait besoin deleurs secours dans une si grande entreprise, dequelque valeur qu’il fût doué. Ils se détermi-nèrent donc à l’aller trouver en Altin. Ils prirentcongé du roi et de la princesse, qui louèrentfort leur résolution. Pour Fleur-de-Lys, elle nevit qu’à regret partir Brandimart sans elle ;mais sur l’assurance que ce chevalier lui donnade venir la retrouver avec Roland, qui ne pour-

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rait vivre longtemps loin d’Albraque, elle de-meura auprès d’Angélique, qui avait pris beau-coup d’amitié pour elle.

L’envie que Brandimart et les deux frèresavaient de rejoindre Roland, avant qu’il tentâtl’aventure du jardin fatal, leur fit tant faire dediligence, qu’ils arrivèrent avant lui en Altin ;il est vrai qu’ils avaient pris un chemin pluscourt, et qu’aucune chose ne les retarda sur laroute. Ils se trouvèrent un soir à l’entrée d’unpont qui traversait une rivière assez rapide. Ilsla passèrent, et entrèrent dans une prairie, aumilieu de laquelle il y avait un palais magni-fique, d’où il sortit une troupe de demoisellesqui se mirent à danser au son de plusieurs ins-truments. Les chevaliers demandèrent en pas-sant à un homme qui avait un faucon sur lepoing et menait des chiens en laisse, à qui cepalais appartenait. Il est à notre roi, répondit-il. Le lieu où il est bâti était autrefois un bois dehaute futaie ; et ce pont, qui s’appelait dans cetemps-là le pont Périlleux, se nomme à présent

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le pont de la Rose. Il était alors gardé par uncruel géant qui ravissait l’honneur des demoi-selles, et massacrait les chevaliers qui y pas-saient ; mais Marquinor, vaillant guerrier de cepays, tua ce monstre en combat singulier, etdevint roi d’Altin par cet exploit. Pour monu-ment de sa reconnaissance envers son peuple,qui l’avait choisi pour souverain, il fit couperune partie du bois, et bâtir à sa place ce grandpalais que vous voyez, où tous les chevaliers etles dames qui passent par ici sont très bien re-çus.

Grifon proposa aussitôt à ses compagnonsde s’arrêter dans ce palais. J’y consens, ditBrandimart ; et moi aussi, dit Aquilant ; et nousirons même, si vous le souhaitez, offrir nos ser-vices à ces belles dames qui dansent dans laprairie. Ils descendirent tous trois de cheval,et s’avancèrent vers les demoiselles, qui témoi-gnèrent beaucoup de joie de leur arrivée. Lesdanses et les chansons se renouvelèrent avecplus de vivacité, ce qui dura jusqu’à ce qu’il

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survînt une dame à cheval. Les demoiselles laprièrent de mettre pied à terre, et d’embellirleur fête de sa présence. Les trois guerriers ad-mirèrent sa beauté. Grifon surtout en fut frap-pé ; mais imaginez-vous la surprise de ce che-valier, lorsque tenant la bride du cheval quela dame montait, il reconnut Bridedor dans cecoursier. Il en frémit, et tout troublé, il pria ladame de lui apprendre comment elle avait euce cheval. Cette question étonna la trompeuseOrigile, car c’était elle ; mais comme son espritétait fertile en ruses et en mensonges, elle seremit, et répondit à Grifon : J’ai trouvé ce cour-sier attaché à un arbre, près d’un pont sur le-quel était étendu par terre un chevalier mort, etauprès de lui dans le même état un grand géantqui avait la tête fendue jusqu’à l’estomac. Aqui-lant et Brandimart demandèrent quelles armesportait le chevalier ? Origile leur désigna cellesde Roland ; ce qui fit croire aux trois guerriersque le comte avait perdu la vie.

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On ne peut exprimer l’affliction dont ilsfurent saisis. Ô grand paladin ! s’écria Brandi-mart en gémissant, qui sont les lâches qui t’onttrahi ? Je sais bien qu’il n’y a point de géant,ni de monstre au monde capable de t’avoirprivé de la lumière. Aquilant et Grifon ne di-saient rien ; mais le silence qu’ils gardaient nemarquait que trop leur douleur. Les demoi-selles du palais s’empressèrent de les consoler,et comme la nuit approchait, elles les entraî-nèrent dans le château, où elles essayèrent debannir leur profonde tristesse par de nouveauxdivertissements. Un repas splendide succédaaux danses et aux concerts. Les mets les plusdélicats et les liqueurs exquises n’y man-quèrent pas. Néanmoins tous les plaisirs qu’onimagina pour divertir les généreux amis de Ro-land né purent exciter le moindre mouvementde joie dans leurs cœurs. Ils pensaient sanscesse à la mort du comte et aux moyens de lavenger. Quand on s’aperçut que rien ne pou-vait vaincre leur affliction, les divertissements

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cessèrent, et l’on conduisit les chevaliers, demême qu’Origile, dans des appartements ma-gnifiques, pour y goûter la douceur du repos.

Les trois amis, malgré la situation triste oùils étaient, ne laissaient pas d’admirer la ma-gnificence de ce palais, et d’être surpris deshonneurs qu’ils y avaient reçus ; mais ils chan-gèrent bien de pensée le lendemain, lorsqu’àla pointe du jour ils virent entrer dans leurschambres une troupe de gens armés, qui sejetèrent brusquement sur eux, et leur lièrenttrès étroitement les mains, sans leur donner letemps de se défendre. Ils en firent autant à Ori-gile. Puis, les menant tous quatre à un fort châ-teau situé dans une obscure forêt, ils les y en-fermèrent dans un profond cachot. Les cheva-liers demeurèrent là quelques jours, au boutdesquels une autre troupe de gens de guerrebeaucoup plus nombreuse que la première vintles retirer d’un si triste séjour. Le commandantde la troupe s’adressant aux chevaliers et àla dame leur dit : Sortez, malheureux, voici le

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dernier de vos jours, nous allons vous conduireau supplice qui vous attend.

Origile ne put entendre cet arrêt sans fré-mir. La pâleur de la mort se répandit sur sonvisage. Pour les deux frères, qui croyaient Ro-land sans vie, ils écoutèrent le commandantsans pâlir ; et Brandimart, s’il fut agité, ne sen-tit que le regret qu’aurait de son trépas sa chèreFleur-de-Lys. Les prisonniers furent conduitsdans la cour du château, où, revêtus de leursarmes, on les fit monter sur leurs propres che-vaux, les mains liées derrière le dos. Ils mar-chèrent en cet équipage, et gagnèrent uneplaine, où ils ne furent pas sitôt entrés, qu’ilsvirent venir vers eux un chevalier à pied, quoi-qu’il eût l’écu au bras, et fût armé de toutespièces.

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CHAPITRE V.

Comment le seigneur de Montauban secourutdeux demoiselles, et combattit pour elles ungéant.

LE seigneur de Montauban, accompagnéd’Astolphe, son cousin, et des deux parfaitsamis Irolde et Prasilde, avait pris le cheminde France, croyant, sur le rapport du princeanglais, que le comte d’Angers y retournait.Néanmoins comme ils passèrent par leroyaume d’Éluth, qui était la route la plus com-mode et la plus belle, ils ne s’écartèrent pasbeaucoup de celle que Roland avait suivie. Ilsévitèrent toutes les aventures pour faire plusde diligence. Cependant, après avoir traverséun grand nombre d’états, ils rencontrèrent unjour au pied d’un arbre une demoiselle qui

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pleurait amèrement, et paraissait avoir unevive douleur.

Le fils d’Othon, qui marchait le premier, luidemanda pourquoi elle s’affligeait ainsi. Hélas !seigneurs chevaliers, répondit la demoiselle, sivous êtes capables de pitié, vous ne sauriez re-fuser de secourir ma sœur, et de la venger d’ungéant qui l’a outragée et qui l’outrage encoreen ce moment. Nous sommes sorties ce matinde notre château pour aller voir une de nos pa-rentes ; nous avons pris pour nous y rendre lechemin ordinaire, que nous connaissons par-faitement. Et toutefois, ce que je ne puis com-prendre encore, c’est qu’à trois cents pas d’icinous avons trouvé une rivière, un pont et unetour, dans un lieu où nous n’avons jamais vuqu’une plaine des plus unies. Le géant dont jeviens de vous parler garde ce pont et loge danscette tour. Nous nous sommes approchées delui, malgré son énorme figure, et nous luiavons demandé la raison de cette nouveauté.Une puissante fée, nous a-t-il dit, qu’on appelle

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Morgane, a produit par ses enchantements uneîle, qui se nomme l’île du Trésor, autrementl’île du Lac. Cette île, à proprement parler,n’est dans aucun endroit de la terre, et pourtantelle est partout où la fée veut qu’elle soit. Mor-gane ayant su qu’un chevalier fameux a eu as-sez de force pour vaincre les deux taureaux, ledragon et les guerriers armés, dont elle se ser-vait pour la garde de son île, et qu’il a dédai-gné de la voir, lorsque ce haut fait d’armes luien avait donné le droit, elle a juré de se ven-ger de ce mépris injurieux. En feuilletant seslivres dans ce dessein, elle a découvert que cechevalier doit passer par ici pour mettre à finune aventure qu’il s’est proposée ; c’est pour-quoi elle a fait sortir du sein de la terre, par lepouvoir de ses charmes, une rivière, une touret un pont, où j’attends le guerrier par ordre dela fée, qui m’a choisi pour le combattre, et à quij’ai promis de le livrer mort ou vif.

Lorsque le géant a cessé de parler, poursui-vit la demoiselle, nous l’avons remercié de son

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récit, et prié, le plus civilement qu’il nous a étépossible, de nous permettre de passer le pontpour continuer notre voyage. Mais le monstrenous a répondu d’un air à nous faire trembler,qu’il voulait être payé de sa peine ; et, s’adres-sant à ma sœur, qui est plus belle que moi, ila eu l’insolence d’attenter sur son honneur. Masœur l’a repoussé de toutes ses forces, ce qui amis le géant en fureur. Quoi donc ! petite créa-ture, a-t-il dit, vous parais-je un homme à re-buter ? Je vais vous punir comme vous le mé-ritez. Alors, changeant en haine sa brutale ar-deur, il a pris ma sœur par les cheveux, l’a at-tachée toute nue à un arbre malgré nos cris etnos efforts, et l’a cruellement fouettée à mesyeux.

La demoiselle qui racontait cette tristeaventure redoubla ses larmes en cet endroit.Les chevaliers qui l’écoutaient furent touchésde compassion : ils lui promirent de délivrersa sœur, et de la venger du géant. Le princed’Angleterre la mit en croupe sur Rabican, et ils

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eurent à peine fait trois cents pas qu’ils aper-çurent la rivière, la tour et le pont. En s’enapprochant, ils entendirent de grands cris quepoussait la demoiselle que le géant fouettaitencore. À ce spectacle, les généreux guerrierspiquèrent vers le monstre. Barbare, lui dit Re-naud, l’ordre que tu as reçu t’oblige-t-il à fairede pareils traitements aux dames ? Si j’y suisobligé ou non, répondit le géant avec beau-coup de fierté, ce n’est point à toi que j’en doisrendre compte. Ne te mêle que de ce qui te re-garde, et sans vouloir soustraire cette créatureau châtiment qu’elle n’a que trop mérité, crainsd’en attirer un plus rude sur toi-même.

Le seigneur de Montauban, sans faire at-tention aux menaces du monstre, sauta légère-ment à terre, et courut délier la demoiselle. Legéant voulut l’en empêcher ; mais Irolde pous-sa dans ce moment son cheval contre lui, l’at-taqua, et le fit chanceler du choc. Le monstre,irrité de l’audace du chevalier persan, prit unegrosse barre de fer dont il se servait pour arme,

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et le frappa si rudement, qu’il le jeta à terreprivé de sentiment. Ce ne fut pas tout encore :non content de l’avoir mis en cet état, il l’em-porta dans ses bras, et courut sur le pont, d’oùil le précipita dans la rivière, avant qu’il pûtêtre secouru par ses compagnons. Prasilde, audésespoir de n’avoir pu prévenir ce malheur,s’avança tout furieux pour venger son ami,mais toute sa valeur ne l’empêcha point d’avoirle même sort. Renaud, qui venait avec As-tolphe de délier la demoiselle, et de la rendreà sa sœur, ressentit vivement la perte des deuxamis. Il alla plein de colère au géant, qui étaitsur le pont et, l’écu au bras, il lui allongeaune estocade qui lui aurait percé le ventre depart en part, si les armes du monstre n’eussentpoint été enchantées. Malgré la force du coup,le géant n’en fut pas seulement ébranlé. Il levasa barre pour se venger, et la fit descendrecomme un tonnerre sur Renaud, qui en évitaheureusement l’atteinte en sautant à quartier,et qui déchargea plusieurs coups de Flam-

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berge ; mais le tranchant de cette bonne épéene fit pas plus d’effet que sa pointe. Le fils d’Ay-mon évita encore par sa légèreté deux ou troisfois la terrible barre ; néanmoins il en fut at-teint. Elle lui fracassa son bouclier, et le ren-versa par terre lui-même. L’intrépide paladin,voulut se relever ; le géant ne lui en donna pasle temps : il se jeta sur lui, le prit entre ses bras,et entreprit de le jeter dans la rivière commeles autres. Renaud, qui connut son dessein, letint serré si étroitement, que le monstre, nepouvant s’en débarrasser, se précipita dans lefleuve avec lui. Ils allèrent tous deux au fond,et ne parurent plus sur l’eau.

Le prince d’Angleterre passa de l’un et del’autre côté de la rivière, pour tâcher de secou-rir le fils d’Aymon : il suivit le cours de l’eau, etles demoiselles, reconnaissantes du service re-çu, cherchaient leur libérateur avec autant dezèle et d’inquiétude qu’Astolphe même. Cepen-dant, quelque peine qu’ils se donnassent toustrois, ils ne purent découvrir aucun vestige de

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Renaud. Le prince anglais était si étourdi de cetragique événement, qu’il ne se possédait plus.Il gémissait ; il appelait la mort à son secours ;et, dans son désespoir, il fut tenté vingt foisde se jeter dans le fleuve pour rejoindre soncousin. Les demoiselles, touchées de son af-fliction, n’épargnèrent rien pour le consoler, etfirent si bien, qu’elles l’obligèrent à s’éloignerde ce lieu. Elles lui proposèrent de le mener àleur château, où elles ne songeaient plus qu’àretourner ; mais il s’en excusa civilement surce qu’il était peu en état de goûter les diver-tissements qu’elles n’auraient pas manqué delui donner. Il les quitta même en pleurant amè-rement, et reprit le chemin de France, mon-té sur Bayard. Il préféra ce cheval à Rabican,quoiqu’il commençât à connaître l’excellencede cet admirable coursier, qu’il fut obligé delaisser dans cet endroit. Ô bon cheval ! disait-il à Bayard, tu as donc perdu ton cher maîtresans espoir de le retrouver ? Bayard, qui nel’entendait que trop, exprimait par des hennis-

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sements plaintifs la douleur que lui causait laperte du fils d’Aymon.

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CHAPITRE VI.

Par quel hasard Roland apprit qu’il était prochedu jardin de Falerine.

LE paladin Roland était à pied, comme onl’a dit. Il se flattait de l’espérance d’acquérir unnouveau cheval par la voie des armes, lorsqu’ilvit venir vers lui une troupe de gens de guerre.C’était celle des satellites qui conduisaient ausupplice Origile, les deux frères et Brandimart.Il reconnut ces trois personnes dès qu’il fut àportée de les démêler. Il dissimula le ressenti-ment qu’il avait de les voir dans l’indigne étatoù ils étaient ; et s’approchant d’un des soldats,il lui demanda où l’on menait ces prisonniers.

À cette question, répondit le soldat, je jugeque vous êtes étranger. Vous ne savez pas sansdoute que vous êtes dans le royaume d’Altin,

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et, qui pis est, proche du jardin de Falerine.Fuyez promptement, continua-t-il, si vous êtessage, ou bien vous aurez le sort de ces malheu-reux que nous menons à ce jardin fatal, poury être dévorés par le grand dragon de la ma-gicienne. Roland eut beaucoup de joie d’ap-prendre qu’il était si près du jardin de Fale-rine ; et comme il demeura quelques momentsà rêver sur cela, l’Altinien crut que ce cheva-lier, étourdi de la nouvelle qui venait de luiêtre annoncée, n’avait pas la force de prendreune résolution. Qui t’arrête, lui dit-il, insenséque tu es ? Profite vite de l’avis que je t’ai don-né. Si notre commandant t’aperçoit, tu es per-du. Ami, repartit Roland, je te remercie de labonne volonté que tu me témoignes ; pour t’enrécompenser, profite toi-même du conseil queje te donne de te retirer à l’écart, de peur queje ne te confonde avec tes compagnons, dontl’injustice et la barbarie m’excitent à les punir.

L’Altinien, surpris de ces paroles, s’écartaeffectivement de sa troupe par curiosité seule-

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ment, et pour voir quel sens l’événement allaitdonner au discours de cet étranger. Cependantle commandant de la troupe aperçut le comte :Oh ! oh ! dit-il, que vient chercher ici ce nou-veau venu ? qu’il porte la peine de son arrivéeen ce royaume. Assurez-vous de lui, cria-t-ilà ses gens, qu’il ne vous échappe point. Septà huit soldats, armés de corselets et de hal-lebardes, s’approchèrent aussitôt du paladinpour se saisir de sa personne ; mais le guerrier,qui méprisait cette canaille, arracha la halle-barde de l’un de ces soldats, avec quoi, faisantla roue au milieu d’eux, il les estropia tous, etles renversa les uns sur les autres. Après cetteexpédition, qui fut brusque, il entra plus avantdans la troupe, où il fit un si terrible fracas, quetous les satellites se débandèrent, et prirentla fuite. Ils abandonnèrent les prisonniers, etmême leurs propres armes pour fuir plus légè-rement. Le commandant, qui aurait dû les rete-nir, et faire plus de résistance, plus effrayé en-core que les autres, les encourageait à se sau-

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ver. Fuyons, fuyons, camarades, leur criait-il,c’est ce dangereux homme qui tua Rubican. Enparlant de la sorte, il courait de toute la vitessede son cheval devant un chevalier à pied, etcraignait encore de ne lui pouvoir échapper.

Le comte dédaigna de poursuivre ceslâches, et se pressa de délier ses amis, quifurent transportés de joie de le revoir. Pourla dame, quoique ravie d’être délivrée, elle setroubla quand elle reconnut Roland, et baissales yeux de confusion, lorsqu’il s’approchad’elle pour la délier. Malgré sa hardiesse na-turelle, et l’art de dissimuler qu’elle possédait,elle dit d’une voix mal assurée à son libéra-teur : Que je suis justement punie, seigneur,de vous avoir offensé ! La honte que j’ai devous devoir une seconde fois ma délivrancevous venge assez de mon crime. Mais s’il m’estpermis de vous alléguer quelque faible excuse,pour diminuer du moins ma faute, je vous diraique, sur le refus que vous fîtes de m’emmeneravec vous, je me troublai de manière que je

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crus ne pouvoir éviter de tomber entre lesmains de mes ennemis, qu’en me servant devotre coursier pour m’éloigner d’eux. Punissez-moi, seigneur, par une prompte mort. J’avoueque je l’ai méritée. À ces mots, elle se jetaaux pieds du paladin, et les arrosa de tant delarmes, qu’il eut la faiblesse de se laisser trom-per de nouveau. Il embrassa Origile pour l’as-surer qu’il oubliait le passé. Il est vrai que lejeune Grifon, qui était déjà devenu amoureuxde cette dame, intercéda pour elle.

Le soldat altinien, que le comte avait faitécarter de sa troupe, avait été témoin du com-bat. Il ne pouvait revenir de son étonnement.Il vint se jeter aux genoux de Roland, et il luidit : Seigneur, je reconnais que je dois la vieà vos bontés. Ami, lui répondit le guerrier ensouriant, apprends, par ce qui vient de se pas-ser à tes yeux, que le ciel punit tôt ou tard lespersonnes qui s’engagent dans le crime, et quiautorisent les cruautés.

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Le généreux fils de Milon, pour témoigner àOrigile qu’il n’avait aucun ressentiment contreelle, la mit en croupe derrière lui sur Bridedor,et il se remit en chemin avec ses deux neveuxet Brandimart. En marchant, la dame de Bizuthavait toujours l’œil sur le gentil Grifon, qui étaitencore dans son printemps, et dont le visageparaissait vermeil comme une rose. Ce cheva-lier, de son côté, jetait à tous moments sur elledes regards passionnés, qu’il accompagnaitd’ardents soupirs. Roland s’en aperçut avecchagrin et, craignant que cette inclination pourune femme dont il connaissait le mauvais ca-ractère n’eût de mauvaises suites pour son ne-veu, il crut devoir la prévenir en séparant cesdeux amants. Dans ce dessein, il dit aux deuxfrères et à Brandimart qu’il était obligé de lesquitter pour une aventure qu’il avait juréd’achever seul. Les trois chevaliers eurent beaului représenter qu’ils n’étaient partis d’Al-braque que pour partager les périls qu’il allait

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courir, il leur parla de manière qu’ils furentobligés de se soumettre à ses volontés.

Grifon ne fut pas peu mortifié de voir queson oncle se disposait à emmener Origile ; etcette dame, de son côté, n’en était pas pluscontente que Grifon ; mais ils n’osèrent, ni l’unni l’autre, témoigner leur déplaisir à Roland,qui quitta les trois guerriers après leur avoir ditde l’attendre quinze jours dans la ville de Bi-zuth, par où il les assura qu’il passerait pour re-tourner au Cathay. Si vous ne me revoyez pasà Bizuth, ajouta-t-il, dans le terme prescrit, nem’y attendez pas davantage, et vous en retour-nez à Albraque où je ne manquerai pas de vousaller rejoindre le plus tôt qu’il me sera possible.

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CHAPITRE VII.

Roland rencontre une demoiselle qui lui ap-prend plusieurs particularités touchant Fale-rine et son jardin.

QUELQUE obligation qu’Origile eût aucomte d’Angers, comme il la séparait de soncher Grifon, elle ne le suivait qu’à regret. D’uneautre part, Roland avait de la douleur de s’êtredéfait de ses amis pour une femme qu’il mé-prisait, et dont il se trouvait embarrassé. Danscette disposition, ils allaient tous deux fort tris-tement et sans se parler, lorsqu’ils rencon-trèrent une dame, montée sur une haquenéeblanche. Le comte la salua ; elle lui rendit le sa-lut, et lui dit : Seigneur chevalier, quel malheu-reux destin vous a conduit en ce pays ? Ne sa-vez-vous pas qu’il n’y a que deux lieues d’ici au

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jardin de Falerine ? suivez promptement uneautre route, et fuyez. Je vous rends grâces,belle dame, répondit en souriant le paladin, devous intéresser à mon sort ; mais je dois vousdire que, bien loin de retourner sur mes pas,je me suis proposé de détruire le jardin de l’in-humaine Falerine, et de délivrer du trépas tantd’infortunés qui doivent être la proie de sondragon. L’amour me donne l’assurance dont j’aibesoin pour tenter cette aventure, et me pro-met que je l’achèverai.

À ce discours de Roland, la dame altinienneregarda ce paladin avec surprise, et lui répliquadans ces termes : Seigneur chevalier, le des-sein que vous avez est si généreux, que je mé-riterais les reproches des personnes qui ont ducourage et de la vertu, si je ne contribuais pasà son exécution ! Heureusement pour vous, jepuis vous instruire de la conduite que vous de-vez tenir dans votre entreprise. Une de mesamies, qui est dans la confidence de la magi-cienne, et qui, comme moi, gémit en secret de

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ne lui voir employer le grand art qu’elle pos-sède qu’à la destruction des étrangers qui ar-rivent en Altin, m’a mise au fait sur tout ce quiconcerne son jardin. J’ai écrit sur ces feuillesassemblées, poursuivit-elle, en tirant de des-sous sa robe un petit livre, tout ce que monamie m’a dit là-dessus, et je ne crois pas pou-voir faire un meilleur usage de ce livre que devous le donner. Suivez les conseils que vous ytrouverez ; ils vous seront salutaires. Après cesmots, la demoiselle le salua civilement, et pas-sa son chemin.

Le guerrier français descendit de cheval, ets’assit au pied d’un arbre, avec Origile. Il satis-fit l’impatience qu’il avait de feuilleter le livre,et d’apprendre ce qu’il souhaitait de savoir. Ily trouva d’abord une description du jardin ; ilétait écrit qu’il y avait quatre principales en-trées par où il faudrait qu’il passât ; que la pre-mière était gardée par un dragon, qui dévoraittous les jours des malheureux qu’on lui livrait,et que le comte en serait la victime comme

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les autres s’il ne s’abstenait au moins pendanttrois jours de la compagnie des femmes. Si jemanque à surmonter le dragon, dit alors Ro-land en souriant, ce ne sera pas faute d’avoirrempli cette condition. Le paladin, poursuivantla lecture du livre, lut une chose, qui lui fût plusutile que tout le reste : il était dit qu’après avoirpassé la première entrée, il verrait un beau pa-lais où Falerine faisait son séjour ; que cetteenchanteresse alors s’y occupait à forger parses charmes, et en y employant le suc de cer-taines racines, une épée qui aurait la vertu decouper toutes les armes et les autres chosesenchantées ; qu’elle ne prenait tant de peine àfaire cette épée que parce qu’elle avait connupar son art qu’un chevalier d’occident, nomméRoland, qui était féé de tout son corps, devaitdétruire son jardin mais que, pour achevercette aventure, il faudrait qu’il s’emparât decette épée, appelée Balisarde, sans laquelle ilne pourrait tuer la plupart des monstres qu’ilaurait à combattre.

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Lorsque le comte eut tout lu, il referma lelivre ; et, fort satisfait d’avoir appris tout cela,il remonta sur Bridedor avec Origile, et se hâtad’arriver au jardin de la magicienne. Néan-moins, quelque impatience qu’il eût d’exécuterl’entreprise, il fut obligé d’en remettre au len-demain l’exécution, parce qu’il était marquédans le livre qu’on ne pouvait entrer dans lejardin que vers le point du jour. Comme le so-leil était déjà couché, Roland mit pied à terre,et se coucha sous un arbre, où il s’assoupit.Pour la dame, au lieu d’en faire autant, elle li-vra son esprit à de noires pensées. Elle se re-présenta que le paladin ne l’avait amenée aveclui que pour l’abandonner au monstre de Fale-rine ; et cette réflexion la troubla de sorte, que,dépouillant tout sentiment de reconnaissance,elle résolut de tuer son libérateur pour se déli-vrer de tout danger.

La lune et les étoiles qui brillaient au ciel nelui fournissaient que trop de clarté pour exécu-ter son perfide projet. Elle s’approcha de Ro-

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land, qui, la tête appuyée sur son bouclier, dor-mait d’un profond sommeil ; elle tira douce-ment Durandal de son fourreau ; mais, commeelle se disposait à la plonger dans le sein ducomte, une réflexion l’arrêta. Elle craignit dene pouvoir que le blesser seulement, et cettecrainte l’empêcha de le frapper. Elle se conten-ta de se résoudre à fuir vers l’endroit où le pa-ladin avait quitté ses amis. Mais elle emportaDurandal, et vola une seconde fois Bridedor.Le guerrier, à qui ses ennuis et l’absence d’An-gélique ne permettaient pas de jouir d’un longrepos, se réveilla une heure avant le jour. Lalune qui brillait quand il s’était endormi venaitde se coucher, et il ne pouvait discerner les ob-jets qu’à la seule faveur des étoiles. Il s’aper-çut pourtant qu’Origile n’était plus auprès delui. Il crut d’abord que la pudeur, si naturelleau sexe, avait obligé cette dame à s’éloigner delui pour s’abandonner librement au sommeil.Il ne doutait pas qu’elle ne fût endormie sousquelque arbre aux environs. Mais quelle sur-

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prise est égale à celle qu’il fit paraître, lorsque,le jour venu, il ne retrouva ni Origile, ni Bride-dor, ni même Durandal !

Ah ! perfide femme, s’écria-t-il, je méritebien cette nouvelle trahison. Devais-tu me sé-duire une seconde, fois, moi qui connaissaiston mauvais cœur ? Le paladin sentit une viveaffliction ; il ne perdit pas toutefois courage et,quoique sans cheval et sans épée, il conser-va l’envie de tenter l’aventure du jardin. Poursuppléer au défaut de Durandal, il arracha parsa force prodigieuse une des plus grossesbranches d’arbre, et s’en fit une espèce de mas-sue, capable d’écraser par sa pesanteur lesarmes les plus fortes.

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CHAPITRE VIII.

De l’accident qui arriva dans la forêt d’Albraqueà la princesse du Cathay.

PENDANT que ces choses se passaient enAltin, Angélique, dans la ville d’Albraque, nesongeait qu’à prendre le chemin de la France,où elle savait que Renaud s’en retournait ; maisil lui fallait un prétexte pour entreprendre cevoyage avec bienséance : d’ailleurs, la reineMarphise était encore au Cathay, dont Gala-fron, tâchait de lui rendre le séjour agréablepar tous les honneurs qu’il lui rendait. Un jour,entre autres, la princesse Angélique, pour di-vertir la guerrière, fit préparer une chasse dansla forêt d’Albraque, au retour de laquelle il de-vait y avoir un grand festin aux flambeaux,sous des cabinets de feuillages qu’on avait fait

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faire dans le plus bel endroit du bois. Leschiens lancèrent un cerf, les chasseurs semirent sur les voies, et la fille de Galafroncomme les autres. Ils coururent pendant unepartie du jour : mais l’ardeur de la chasse, etle défaut de quelques chiens qui prirent lechange, dispersèrent les chasseurs. Angéliquese trouva seule ; la solitude réveilla son amour.Elle descendit de cheval, et s’assit auprès d’unarbre, où elle se mit à rappeler dans sa mé-moire tout ce qui lui était arrivé depuis le jourfatal qu’elle rencontra le fils d’Aymon dans lesArdennes. Quelles cruelles réflexions ne fit-ellepoint ? Hélas ! disait-elle en soupirant, ingrateque je suis, je donne la mort au fameux comted’Angers, qui m’adore et qui m’a rendu de sigrands services. Et pourquoi lui ai-je fait un siinjuste traitement pour sauver la vie au cruelRenaud, qui me méprise, que dis-je, qui nepeut me voir sans horreur ?

Tandis qu’elle s’abandonnait aux différentespensées qui s’offraient à son esprit, un nain

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contrefait, qui passait dans la forêt, l’aperce-vant au pied de l’arbre, s’approcha respectueu-sement d’elle. Il avait un habit de pèlerin avecun rochet de cuir sur ses épaules, et portaiten sa main un bourdon. Madame, lui dit-il,en se jetant à ses pieds, puisque vous avezl’éclat et la beauté des divinités qui règnent surnos destinées, j’espère que vous en aurez aus-si la bonté, et que vous voudrez bien accorderquelque assistance à un malheureux qui en abesoin. La princesse lui donna plusieurs piècesd’or qu’elle avait sur elle ; il les reçut avec desi grandes démonstrations de joie que, ne pa-raissant pas maître des mouvements de sa re-connaissance, il prit la main qu’Angélique luiavait tendue, et la pressa étroitement entre lessiennes. Madame, s’écria-t-il, avec transport,veuillent les dieux vous récompenser pleine-ment du bien que m’ont fait vos mains libé-rales ! En disant ces paroles, il salua la prin-cesse d’un air soumis et respectueux, puis il

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s’éloigna d’elle, la joie peinte dans ses yeux etsur tout son visage.

Après son départ, la fille de Galafron se re-plongea dans sa rêverie ; mais bientôt s’étantaperçue qu’elle n’avait plus sa bague à sondoigt, il n’est pas possible d’exprimer quellefut son affliction. Elle se laissa tomber de fai-blesse sur l’herbe, et ses beaux yeux répan-dirent abondamment des pleurs. Ensuite, fai-sant réflexion qu’elle perdait à s’affliger untemps qu’elle devait employer à recouvrer sonanneau, elle fit un effort sur sa douleur, montapromptement à cheval, et se mit à courir ducôté qu’elle avait vu marcher le nain. Cepen-dant elle ne put rencontrer ce voleur, quelquerecherche qu’elle en pût faire, et quoiqu’à pied,comme il était, il ne dût pas être encore fortéloigné. Voyant qu’elle ne pouvait le trouver,elle piqua vers la chasse, que le bruit du cor etdes chiens lui fit bientôt rejoindre, dans le des-sein d’envoyer après le nain un grand nombrede gens à cheval. Effectivement, dès que le

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roi Galafron et les principaux chevaliers de sacour furent instruits de la perte de sa bague,ils abandonnèrent tous le soin de la chasse,et ne s’occupèrent plus que de la recherchedu nain. Marphise et Torinde, touchés commeles autres des regrets d’Angélique, entreprirentaussi de le poursuivre. Ainsi tous les chasseurs,sur le portrait que la princesse leur fit du vo-leur, se dispersèrent dans la forêt pour le cher-cher. Le roi Sacripant n’était pas de ce nombre.Ce n’est pas qu’il ne s’intéressât toujours à toutce qui regardait la fille de Galafron, et qu’il nefût de la chasse ; mais une aventure l’en avaitséparé, comme on le verra dans le chapitre sui-vant.

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CHAPITRE IX.

Aventure du roi Sacripant pendant la chasse, etqui était le nain qui vola l’anneau de la prin-cesse Angélique.

LE roi de Circassie était monté sur le plusléger coursier du monde. Ce bon cheval s’ap-pelait Frontin. Le seul Rabican le surpassait envitesse. Il chassait le cerf à vue, et l’aurait bien-tôt devancé, si Sacripant, qui préférait le plaisirdes autres au sien, n’eût ralenti sa course, pourremettre sur les voies les chiens qui étaienttombés en défaut. Ce monarque, après avoirpar-là donné moyen aux piqueurs de rétablirla chasse, revenait joindre Angélique et Mar-phise, lorsqu’un nain, qui se trouva sur sonpassage dans la forêt, se jeta à genoux au-de-vant de son cheval, et lui adressa ces paroles

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en pleurant : Ah ! seigneur chevalier, si votreâme est sensible aux malheurs d’autrui, dai-gnez en détourner un grand qui est sur le pointd’arriver. Le roi demanda ce que c’était : Sei-gneur, reprit le nain, j’accompagnais unegrande princesse, que je venais de retirer, paradresse, des prisons de Falerine, et qui s’en re-tournait à la cour du roi son père, quand prèsdes ruines d’un ancien palais, qui est à l’entréede cette forêt, nous avons vu sortir du fond decet édifice un chevalier armé de toutes pièces.Il s’est approché de nous, et, frappé de la beau-té de ma maîtresse, il l’a fait entrer par forceavec lui sous ces ruines. Le nain voulut ajou-ter à ce récit de nouvelles instances pour en-gager Sacripant à donner un prompt secours àla princesse dont il parlait ; mais ce généreuxroi l’interrompit, en lui disant de le mener sansretardement au lieu où sa maîtresse était ; et,pour s’y rendre plus tôt, il fit monter le nainen croupe derrière lui. Le léger Frontin les por-ta tous deux en peu de temps où ils voulaient

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aller. Lorsqu’ils y furent arrivés, le nain dit aumonarque : Seigneur, voici le lieu où je me suischargé de vous conduire. Si vous avez envie dedélivrer ma maîtresse des mains de son ravis-seur, entrez dans cet ancien palais ; vous lesy trouverez tous deux, et pendant ce temps-làje garderai votre cheval. Sacripant mit pied àterre, pour aller délivrer la princesse, et aussi-tôt le nain, se jetant en selle avec une extrêmelégèreté, dit au prince : Seigneur chevalier, laprincesse vous rend grâces de votre généro-sité. Elle m’a chargé de vous dire qu’elle n’aplus besoin de votre secours. Ne craignez pasque votre cheval tombe en mauvaises mains ;je vais le remettre au meilleur guerrier de l’uni-vers.

En disant cela le perfide nain poussa lecoursier dans le plus fort du bois, et s’éloignacomme un trait de Sacripant, qui demeura plusétonné qu’il ne l’avait été de sa vie. Ce mo-narque ne pouvait s’imaginer qu’une aussi vilecréature eût pu former un dessein si hardi. En-

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core, disait-il, si je savais à quel fameux guer-rier ce voleur destine mon cheval, je pourraisme flatter de l’espérance de le retirer de sesmains par la force des armes. Agité de cette ré-flexion, ce roi rejoignit à pied les princesses,peu disposé à goûter les plaisirs de la fête. Lenain qui vola l’anneau d’Angélique et le chevalde Sacripant était, comme on se l’imagine bien,le rusé Brunel. Ce fourbe, après avoir promisau roi d’Afrique qu’il s’acquitterait avec succèsde la commission dont il l’avait chargé, s’étaitmis en chemin, comme on l’a dit, pour cet ef-fet ; et pendant le cours d’un si long voyage ilavait eu le temps de rêver à la manière dontil se conduirait dans son entreprise. Étant arri-vé à la ville d’Albraque, il s’y était tenu cachéquelques jours, pour s’informer de la situationoù se trouvait la cour du Cathay, et se réglerensuite sur ce qu’il en apprendrait. Outre l’an-neau d’Angélique, il avait résolu de voler lecheval du roi Sacripant, dont il avait ouï diredes merveilles, pour en faire présent au jeune

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Roger, et il avait choisi le jour de la partie dechasse pour exécuter son projet. Après s’êtrerendu maître du coursier, il s’était habillé enpèlerin ; et d’abord que sous ce déguisement ilavait eu l’adresse de s’emparer de la bague, ilavait vite été reprendre son premier habit, etrejoindre son bon cheval Frontin, qui était atta-ché à un arbre, assez près de la princesse. Toutcela étant fait, il piqua sur le chemin de Bizerte,fort satisfait de son voyage, et persuadé qu’ilallait en recueillir le fruit à son retour, c’est-à-dire gagner le royaume de Tingitane, qu’Agra-mant lui avait promis.

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CHAPITRE X.

De la rencontre que Marphise fit de Brunel.

LA reine Marphise, touchée de l’afflictionqu’Angélique témoignait de la perte de son an-neau poursuivait ardemment le nain. Elle lerencontra par hasard, et trouvant sa figure as-sez conforme au portrait que la princesse duCathay en avait fait, elle s’arrêta pour le consi-dérer. Cependant, comme il était monté sur unbeau coursier, et couvert d’un habit différentde celui sous lequel il avait volé la bague, ellene savait qu’en penser ; elle s’approcha de luipour s’en éclaircir. Le fourbe, qui la reconnutpour l’avoir vue à Albraque, et qui se doutabien de son dessein, ne fit pas semblant de sedéfier d’elle, et résolut de lui jouer aussi d’untour. Pour y réussir, il s’avança vers la guer-

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rière, et lui dit : Seigneur chevalier, oserai-jevous demander si vous n’avez point rencontrédans cette forêt une petite figure d’homme àpeu près faite comme moi, et qui est à pied, vê-tu en pèlerin, avec un bourdon à la main.

Non, répondit Marphise, tout étonnée decette question. Il faut l’avouer, reprit Brunel,c’est le plus adroit et le plus dangereux fourbequ’il y ait dans ces contrées. Je vais vousconter, seigneur chevalier, la tromperie qu’ilm’a faite. La fée Morgane ma maîtresse, ayantentendu parler du mérite de la reine Marphise,qui est à présent à Albraque, a conçu pour elleune estime qui est au-dessus de tout ce qu’onen peut penser et, pour lui en donner un témoi-gnage convenable à la profession des armesque cette grande princesse a embrassée, ellea forgé par son art une épée d’une trempe etd’une richesse inestimable. Elle m’avait choisipour la porter de sa part à cette reine, et j’étaisheureusement parvenu jusqu’à ce royaume,lorsqu’hier je rencontrai ce nain dont je vous

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ai parlé. Je fus surpris de le voir si semblable àmoi, et, en faveur de cette ressemblance, je liaiconversation avec lui. Il me dit le sujet de sonvoyage, et j’eus l’indiscrétion de lui apprendrela cause du mien. Notre entretien dura jusqu’àla nuit ; et nous trouvant alors à l’entrée decette forêt, nous nous y arrêtâmes pour y pas-ser la nuit sous un arbre. Avant que de m’en-dormir, je mis l’épée de la fée sous mon corps,et me livrai sans crainte au sommeil, qui com-mençait à disposer de moi, ne doutant pas quemon compagnon n’en fît autant ; mais ce ma-tin à mon réveil, au lieu de la précieuse épée,j’ai trouvé une épée de bois que le traître aeu l’adresse de mettre à sa place, sans me ré-veiller.

À ces paroles de Brunel, la reine Marphisene put retenir un grand éclat de rire que la nou-veauté de l’événement lui arracha. L’Africainen parut piqué : Quoi donc, dit-il à la guerrièred’un air chagrin, vous riez de mon malheur ?On voit bien, seigneur chevalier, que la riche

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épée que je portais n’était pas destinée pourvous, puisque sa perte excite vos ris. Mais moi,malheureux, continua-t-il en pleurant, quelsreproches n’auront point à me faire la fée et lareine Marphise ?

Ne t’afflige pas, nain, mon ami, lui réponditla princesse. Ton malheur emporte avec lui tonexcuse. Je ne sais ce que ta maîtresse en pen-sera ; mais pour Marphise elle a la réputationd’être généreuse ; je suis persuadée qu’elle es-timera plus la bonne volonté de la fée que larichesse de son présent. Regarde cette épée,ajouta la guerrière, en tirant du fourreau lasienne et la donnant à Brunel, les pierreriesdont elle est enrichie valent plus d’unroyaume ; cependant je l’estime bien davan-tage pour la trempe de la lame, qui est d’unebonté parfaite.

Brunel prit l’épée qu’on lui tendait, et, aprèsl’avoir considérée en faisant toutes les dé-monstrations d’un homme qui est en admira-

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tion, il prit son temps, poussa Frontin dans laforêt, et s’éloigna de Marphise avec la bonneépée qu’elle lui avait mise entre les mains. Lefourbe avait parlé d’un air si naturel, que lareine jusque-là ne s’était nullement défiée delui ; mais quand elle lui vit emporter son épée,qu’elle avait eu l’imprudence de lui donnerelle-même, elle demeura si étourdie de ce quivenait de se passer, qu’elle laissait courir Bru-nel, comme si elle n’eût eu aucun intérêt à lepoursuivre.

Quand cet artificieux Africain fut à certainedistance d’elle, il se retourna pour voir si ellele suivait, et, voyant qu’elle était restée immo-bile d’étonnement, il arrêta son cheval, et criade toute sa force à la guerrière : Seigneur che-valier, si la reine Marphise est de vos amies,faites-lui savoir que je vais porter cette épéeavec celle que la fée ma maîtresse lui destinait,et que nous verrons, par l’épreuve qui en serafaite, laquelle des deux est la meilleure. Cesparoles insultantes tirèrent la reine de sa lé-

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thargie : elle poussa, pleine de fureur, son che-val vers le voleur ; et, dans la colère où elleétait, il est à croire, si elle eût pu le joindre,qu’elle lui aurait écrasé la cervelle d’un coupde poing ; mais, quoiqu’elle eût un des plusvigoureux coursiers de l’Asie, il n’égalait pasFrontin en légèreté. La guerrière toutefoispoursuivit longtemps Brunel, sans pouvoir s’enapprocher qu’autant qu’il plaisait à cet Africainpour s’en divertir. Elle criait, en courant aprèslui : Attends, perfide, attends, que je m’acquitteenvers toi de la juste récompense qui t’est due.Je serais bien imprudent, répondit-il, de vousattendre. Dans la fureur qui vous possède,vous n’êtes pas traitable. Il ne faisait, par depareils discours, qu’enflammer encore davan-tage la fière Marphise qui, dans son ressen-timent, jura de n’avoir point de repos qu’ellen’eût puni cet insolent voleur, et de le pour-suivre jusqu’au bout de la terre. Elle était librealors, et pouvait exécuter son dessein, puis-qu’elle avait renvoyé son armée en Perse.

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D’ailleurs, elle avait promis à la fille de Gala-fron de ne point retourner à Albraque sans sonanneau.

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CHAPITRE XI.

De l’entrée de Roland dans le jardin de Falerine,et des monstres qu’il y trouva.

À peine les premiers rayons du soleil pa-raissaient sur l’horizon, que Roland marchavers le jardin de Falerine, avec la nouvellearme qu’il s’était faite. Le jardin venait de s’ou-vrir quand il en approcha. Ce n’était point uneporte, c’était le mur qui s’ouvrait de lui-mêmele matin, et se refermait le soir. L’enclos avaitdix lieues de tour, et les murailles étaient éle-vées de trois cents pieds. La pierre en était lui-sante et plus dure que le marbre. À n’y voir niciment, ni mortier qui fît la liaison des pierres,on eût dit que tout ce vaste mur n’était compo-sé que d’une seule.

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L’indomptable guerrier entra dans la pre-mière enceinte. Il y trouva le monstrueux dra-gon, qui vint à lui les ailes étendues et lagueule béante. Roland, de peur d’être englouti,lui lança dedans une fort grosse pierre qu’il ra-massa. Cette pierre passa jusque dans le go-sier du monstre, et pensa le suffoquer. Il fit degrands efforts pour la rejeter, et pendant qu’ilse débattait avec violence pour en venir à bout,le comte eut le temps de lui décharger sur latête plusieurs coups de sa massue ; et il les ap-pliqua avec tant de force, qu’à la fin il lui écrasala cervelle, quelque dur que fût l’os qui la cou-vrait.

Aussitôt que le dragon fut privé de vie, lemur, qui d’ordinaire était ouvert le jour, se re-joignit, de sorte que le chevalier se vit enfer-mé ; mais il n’en prit que plus d’assurance, etmarcha vers la seconde enceinte, qui s’ouvrità son approche. Il se trouva dans un agréableverger, rempli de beaux arbres chargés defruits. En jetant les yeux de tous côtés, il vit

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à main droite une statue, du pied de laquellesortait une source dont se formait un ruisseauqui coulait dans la prairie, et lavait le pied desarbres. Sur le piédestal de la statue, il lut cesmots écrits en gros caractères : C’est en mar-chant le long de ce ruisseau que l’on arrive au pa-lais du beau jardin.

Roland résolut d’aller à ce palais pour y sur-prendre la magicienne. Il suivit donc le ruis-seau, et, quoique occupé de son entreprise, ilne pouvait s’empêcher d’admirer ce beau lieu.On y respirait un air doux ; les oiseaux y vo-laient de branche en branche, et joignaientleurs agréables chants au murmure du ruis-seau. Les chevreuils et les daims couraientdans la prairie toute parsemée de fleurs. Enfinle paladin découvrit le palais de Falerine ; ils’en approcha, et, trouvant la porte ouverte, ily entra librement.

La magicienne était alors dans un grand sa-lon qui donnait sur le vestibule. Elle tenait une

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épée dans laquelle elle se mirait. Surprise ettroublée de voir un guerrier si près d’elle dansce lieu solitaire, elle voulut s’enfuir. Elle pas-sa dans le vestibule, descendit dans la plaine,où elle se mit à courir ; mais le comte, quoi-qu’armé, l’eut bientôt atteinte. Il lui ôta l’épéequi tranchait toutes sortes d’armes enchantées,et qui n’avait été forgée que pour le faire mou-rir. Ensuite il voulût l’obliger à lui enseignerles entrées et les sorties de son jardin ; néan-moins, quelque menace qu’il pût lui faire, illui fut impossible d’en tirer une seule réponse :Mauvaise femme, lui dit le chevalier, je devraispar ta mort te punir de tous les maux que tuas faits ; mais je ne puis me résoudre à trempermes mains dans ton sang. Ne crois pas pour-tant que je te laisse en état de t’opposer au des-sein que j’ai de détruire ton jardin et tes pri-sons. Alors Roland fit des bandes des propresvêtements de Falerine, avec, quoi il la lia trèsétroitement à un arbre. Elle était si bien atta-

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chée qu’une personne libre de ses mains auraiteu de la peine à la détacher.

Après avoir pris cette précaution, il quittala magicienne. Il ouvrit le petit livre pour ychercher l’instruction que Falerine lui avait re-fusée. Il trouva qu’il lui fallait marcher versun grand étang sur sa gauche, et que, pouréviter un péril auquel il serait exposé sur sesbords, il devait se boucher les oreilles jusqu’às’ôter la faculté d’entendre. Le guerrier, pro-fitant de cet avertissement, les remplit d’unegrande quantité de roses, et lorsqu’il crut pou-voir marcher sans crainte vers l’étang, il en pritle chemin. Dès qu’il y fut arrivé, une sirèneparut sur la surface de l’eau : elle se regardaitdans un petit miroir qu’elle tenait d’une main,et peignait de l’autre ses longs cheveux, enchantant d’un ton de voix si puissant sur lescœurs, que les oiseaux et les bêtes sauvagesmêmes accouraient de tous côtés pour l’en-tendre ; mais à peine en avaient-ils ressenti ladouceur quelques moments, qu’enivrés d’un si

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doux plaisir, ils tombaient sur l’herbe, privésde l’usage de leurs sens. Roland, de qui lesoreilles n’étaient pas frappées de ces sons en-chanteurs, n’avait point à craindre l’effet qu’ilsproduisaient. Néanmoins, suivant ce que mar-quait son livre, il fit semblant de s’y laissersurprendre, et tomba sur les bords de l’étang,comme s’il eût été enseveli dans une profondeléthargie. La sirène y fut trompée ; elle s’ap-procha du chevalier, dans le dessein de le tirerdans l’étang, et de l’y noyer. Mais le guerrier,se relevant soudain, se jeta sur elle, la saisitpar les cheveux ; et pendant qu’elle continuaitde chanter pour charmer ses sens, il lui coupala tête avec Balisarde ; ensuite il frotta soncasque et le reste de ses armes du sang de la si-rène, parce que cette précaution lui était pres-crite dans le livre.

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Le paladin, se voyant hors de péril, se dé-boucha les oreilles, et marcha le long del’étang. Il traversa une vaste plaine, au bout delaquelle une haute muraille s’ouvrit à son ap-proche. Il parut un taureau qui avait des cornesde feu ; mais le comte en coupa une avec Bali-sarde. Cependant l’animal le renversa du chocde l’autre corne, qui, composée d’un feu plussubtil que celui de l’éclair de la foudre, l’au-rait consumé par sa seule atteinte, lui et sesarmes, s’il ne les eût pas arrosées du sang dela sirène. À peine s’était-il relevé et remis en

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défense, que le taureau revint sur lui en mu-gissant d’une manière effroyable de la douleurqu’il avait sentie de sa corne coupée ; mais lechevalier prit si bien son temps pour déchar-ger Balisarde sur la corne qui restait qu’il eut lebonheur de la couper aussi. Alors le taureau futenglouti par la terre, qui s’ouvrit pour le rece-voir, et il laissa libre au guerrier français l’en-trée de l’enceinte qu’il gardait.

Le comte la passa, et suivit une grande alléequi le conduisit à un grand rond d’arbres, aumilieu desquels on en voyait un beaucoup plustouffu que les autres. Roland s’en approcha ense couvrant soigneusement la tête de son écu,et baissant les yeux. Lorsqu’il en fut près, il enpartit un oiseau monstrueux qui s’éleva dansles nues. Ses ailes avaient plus de vingt piedsd’étendue ; sa tête et son bec de griffon étaientsurmontés d’une couronne composée deplumes incarnates ; le plumage de son cou pa-raissait d’une couleur mêlée de pourpre etd’or ; celui de sa queue était vert et jaune, et

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ses ailes, comme le reste de son corps, éga-laient la noirceur du jais. Ses pâtes, armées degriffes longues et tranchantes, déchiraient lesmatières les plus dures ; mais ce qu’il y avaitde plus dangereux, c’est qu’il jetait de son go-sier une liqueur qui privait soudain de la vueles yeux sur lesquels elle tombait.

L’oiseau fondit du haut des airs comme unetempête sur le chevalier, en faisant un si grandbruit, qu’il s’en fallut peu que le paladin ne por-tât sa vue vers le ciel ; mais le livre lui en avaitappris la conséquence. Il s’en donna bien degarde, et se resserra tout entier sous son écu.Le monstre tomba sur lui avec tant de rapi-dité qu’il pensa le renverser ; et saisissant deses griffes l’écu dont il se couvrait, il le tiraitavec tant de force, qu’il l’enlevait avec le che-valier, qui était déjà à dix pieds de terre. Ro-land fut obligé de se laisser tomber, et de lâ-cher son écu, que l’oiseau mit en pièces, et cemonstre, descendant de nouveau sur le pala-din, qui se relevait, lui lança de son eau qui

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brûlait comme de l’huile bouillante. Heureuse-ment pour le guerrier, elle ne toucha que soncasque et sa cuirasse, qui, arrosés du sang de lasirène, résistèrent à la malignité de l’eau. Sonvisage en fut préservé ; il n’avait donc plus debouclier, et par conséquent il mettait toute sonattention à se tourner de manière que l’animalne pût l’attaquer par-devant. L’oiseau se préci-pita sur lui, et s’efforça de le traîner vers l’arbrepour le déchirer et le dévorer ; mais Roland, lesyeux toujours fermés, saisit le monstre par unede ses ailes, et lui coupa la tête avec son épée.

Après s’être délivré d’un si dangereux en-nemi, il ouvrit les yeux, et ce fut alors qu’ileut tout le temps de considérer l’oiseau, et lagrandeur du péril qu’il avait couru. Il fallaitachever l’aventure. Il se remit en chemin lelong d’un ruisseau qui le mena jusqu’à un su-perbe portail de marbre, enrichi tout autourde figures bien travaillées. La porte en étaitouverte ; mais une mule plus redoutable quetous les monstres du jardin en gardait l’entrée.

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Cette terrible mule avait les pieds d’airain et laqueue tranchante comme une épée ; tout soncorps était couvert d’écailles semblables à deslames d’or, et plus dures qu’aucune arme : maisce qu’il y avait de plus étonnant, c’est que sesoreilles étaient si longues, et en même tempssi pliantes, qu’elles liaient, de même qu’unequeue de serpent, les personnes qui auraientvoulu s’approcher d’elle. Cet animal s’opposaau passage du paladin quand il se présentapour entrer. Le guerrier lui déchargea Bali-sarde sur l’épaule, et y fit une profonde bles-sure. La mule en fureur tourna la croupe versle comte, et lui lança une si terrible ruade deson pied d’airain, qu’elle le jeta tout étourdi àquelques pas de là ; puis, sans lui donner letemps de se relever, elle l’entortilla de ses deuxoreilles si fortement, qu’elle aurait étouffé Ro-land, si le sang qui sortait en abondance de laplaie de l’animal n’eût diminué une partie deses forces. Le chevalier ne fut jamais dans unplus grand péril. Il se dégagea pourtant par ses

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efforts et, dans le temps que le monstre se reje-tait sur lui pour le saisir de nouveau, il lui cou-pa de Balisarde les deux oreilles. Aussitôt lamule se mit à braire d’une manière à causer del’épouvante ; puis, d’un coup de sa queue, ellecoupa les armes du paladin qui lui trancha laqueue, et en même temps un de ses pieds d’ai-rain, qu’elle lançait une seconde fois au guer-rier pour l’écraser.

Dans le moment la mule disparut, et Rolandentra sans obstacle dans la troisième enceinte.Il consulta son livre pour savoir de quel côtéil devait porter ses pas. Il lut qu’il n’avait qu’àmarcher vers le septentrion, jusqu’à ce qu’iltrouvât une porte d’argent, et qu’il entreraitpar-là dans la quatrième enceinte, qui était ladernière. Suivant cette instruction, il prit lechemin d’un petit bois, au-delà duquel il ren-contra un agréable vallon. Un ruisseau y cou-lait en serpentant sur les fleurs, et ce ruisseauvenait d’une source autour de laquelle on avaitdressé plusieurs tables couvertes de viandes

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bien apprêtées, et de riches coupes d’or pleinesde vins excellents. Il ne paraissait personne quiles gardât, et cependant ces viandes fumaient,et les vins pétillaient dans les vases d’or.

À la vue de ces mets, le comte d’Angersse sentit pressé du désir de manger, mais iln’osa se satisfaire, sans avoir auparavant ap-pris dans son livre ce qui en pouvait arriver ;et certes, il fit sagement. Il était marqué dansle livre qu’il devait s’abstenir de ces viandes,s’il voulait éviter le piège qui lui était tendusous leur appât ; qu’elles lui causeraient desvapeurs qui le plongeraient dans un profondsommeil, et que pendant ce temps-là un ogre,caché derrière un buisson de roses près de là,ne manquerait pas de l’enchaîner. Le guerrier,instruit de ces choses, prit la résolution d’atti-rer l’ogre lui-même dans le piège qu’il tendaitaux autres. Pour y réussir, il s’assit à une destables, et fit semblant de manger des viandesqui étaient dessus. Après cela, comme si lesmets eussent commencé à produire leur effet,

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il se laissa tomber sur l’herbe, et feignit de s’en-dormir. L’ogre accourut aussitôt, traînant aprèslui la chaîne dont il prétendait bien charger lechevalier ; et, se flattant de pouvoir bientôt as-souvir la soif qu’il avait du sang humain, il s’ap-procha du paladin avec toute la confiance quelui donnait la force du charme ; mais Roland,se relevant brusquement, le saisit par le bras,et le coupa de son épée par le milieu du ventre,bien qu’il fût d’une grosseur monstrueuse.

Ce cruel anthropophage puni, le fils de Mi-lon se remit en marche. Au sortir du vallon, illui fallut monter un côteau par où l’on descen-dait dans la plaine où était la dernière enceinte.Il ne tarda guère à découvrir la porte d’argent ;mais, avant que de s’en approcher, il ouvrit lelivre, où il trouva des choses qui l’embarras-sèrent. La porte d’argent, disait le livre, est cellede la dernière enceinte : elle est gardée par ungrand géant armé de toutes pièces ; et s’il arriveque le chevalier Roland prive de vie ce monstre, ilverra naître de son sang deux autres géants, et de

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ces deux-là quatre, de ces quatre huit, de ces huitseize, et ainsi jusqu’à l’infini. Si le chevalier est as-sez heureux pour surmonter cet obstacle, il aura lasortie du jardin libre ; mais qu’il ne s’imagine paspour cela que l’enchantement du jardin sera dé-truit. Pour mettre cette aventure à fin, il faut arra-cher de l’arbre une branche qui est féée. Il est aiséde reconnaître cet arbre à sa hauteur excessive etaux vives couleurs de ses fruits. Le plus fort archerne saurait pousser une flèche jusqu’à son sommet.Le tronc en est si gros, si élevé et si glissant, qu’au-cun mortel n’y peut monter pour cueillir de sesfruits, ni par conséquent en arracher la brancheféée.

Comme le livre n’enseignait pas la conduiteque Roland devait tenir pour voir finir la re-production des géants, et pour avoir la brancheféée de l’arbre, le paladin se trouvait embar-rassé. Il y rêva longtemps, puis, s’abandonnantà ce que le ciel ordonnerait de lui, il marchavers la porte d’argent, qui était fermée, et qui

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ne devait s’ouvrir qu’après que le chevalier au-rait vaincu le géant qui la gardait. Ce monstres’avança vers Roland le cimeterre levé. Ilscommencèrent un horrible combat. Le bouclierdu géant, quoique enchanté ainsi que le restede ses armés, ne put résister à la fatale Ba-lisarde, qui le fendit en deux ; et cette bonneépée, descendant de là sur la cuisse dumonstre, y fit une profonde blessure. Pour s’envenger, le géant prit son cimeterre à deuxmains, et le déchargea rapidement sur la têtedu chevalier ; mais celui-ci, en parant le coupdu tranchant de Balisarde, coupa le cimeterrequi tombait sur lui. Par cet événement le coupporta à faux, et le géant ne put s’empêcher detomber sur ses mains. Le guerrier, profitant dece temps-là, fit voler le casque et la tête de sonennemi, avant qu’il pût se relever.

Le vaste tronc de ce colosse fit retentir laplaine du bruit de sa chute ; mais à peine lesang qui coulait à grands flots de ce vastecorps eut-il touché la terre, qu’il en sortit une

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flamme qui laissa voir en se dissipant deuxgéants armés de même que celui dont le sangvenait de les produire. Ils se jetèrent tous deuxen même temps sur le comte, qui n’eut paspeu d’affaires à se défendre de ces deux adver-saires. Il les frappa du tranchant de Balisarde ;il les avait déjà blessés en plusieurs endroits,lorsque considérant que s’il continuait ce genrede combat, il ne ferait que voir renaître une foisplus d’ennemis qu’il n’en détruirait, il ne s’at-tacha plus qu’à les mettre hors de combat, enleur donnant du plat de son épée. Il espéraitpar-là les étourdir et leur faire perdre haleine.Cependant le combat se maintint longtemps decette sorte ; et Roland, ennuyé d’avoir toujourssur les bras l’un ou l’autre de ces géants, chan-gea de dessein. Il tâcha de les attirer auprès dela fontaine, se flattant que la vue et l’odeur desviandes exciteraient en eux le même désir qu’ilavait eu, et que, par l’artifice de l’ogre, il les au-rait en son pouvoir, sans répandre leur sang. Ilfeignit donc de s’enfuir ; mais les géants, sans

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se soucier de sa fuite, restèrent auprès de laporte d’argent.

Le chevalier eut recours à un autre expé-dient. Il prit les chaînes dont l’ogre voulait lelier, et les traîna jusqu’à ces deux monstres, quirevinrent sur lui, et le chargèrent furieusement.Le guerrier se glissa sous l’un des deux, l’em-brassa par la cuisse, et le secoua si rudement,qu’il le renversa tout de son long. Il courut àl’autre dans le moment, le saisit par le bras, etl’ayant culbuté sur son compagnon il jeta sureux les chaînes, et les lia tous deux ensemble sifortement, qu’ils ne pouvaient se remuer. Alorsla porte d’argent s’ouvrit d’elle-même, et rienn’empêchait plus le paladin de sortir de ce lieudangereux.

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CHAPITRE XII.

Comment Roland détruisit l’enchantement dujardin de Falerine.

LE fils de Milon, après avoir enchaîné lesdeux géants, pouvait sortir avec gloire du jar-din de Falerine. Mais, faisant réflexion qu’il neremplirait pas l’attente de sa princesse, ni cellede l’univers, s’il abandonnait l’entreprise avantque d’avoir détruit le jardin, et obligé la ma-gicienne à mettre en liberté tous ses prison-niers, il chercha l’arbre dont il fallait arracherla fatale branche, et il eut peu de peine à ledémêler. Il s’élevait au-dessus des autres, etse faisait assez reconnaître par la grosseur despommes d’or dont il était chargé.

À l’approche du guerrier, les rameaux del’arbre commencèrent à s’agiter, et cette agi-

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tation fit tomber plusieurs pommes, dontquelques-unes roulèrent jusqu’aux pieds du pa-ladin. Il en ramassa une, et la trouva si pe-sante, qu’il jugea bien que pour s’approcherde l’arbre sans danger, il fallait user de pré-caution. Il coupa plusieurs branches d’arbris-seaux qu’il entrelaça. Il en fit une espèce dehotte, dont le fond se terminait en pointe, etqu’il couvrit par dehors d’une terre grasse. Illa mit ensuite sur sa tête, la pointe en haut,de sorte que les pommes en tombant ne pou-vaient lui être funestes. Ce qui faisait le plusgrand embarras du comte, c’est que le livrene lui apprenait point à quoi il pourrait recon-naître la branche féée parmi les autres. Il secouvrit de sa hotte à tout hasard, et s’appro-cha de l’arbre. Lorsqu’il fut sous son feuillage,les rameaux commencèrent à s’agiter de nou-veau, mais plus violemment que la premièrefois, et les pommes d’or tombèrent en plusgrande abondance que la grêle. Néanmoins,comme celles qui tombaient sur lui ne faisaient

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que glisser en rencontrant la pointe de la hotte,il n’en était presque point incommodé. Ils’avança jusqu’au tronc, qu’il frappa de plu-sieurs coups de Balisarde. L’arbre tomba ; etpar ce moyen Roland, s’étant dispensé d’ymonter, acheva ce qui lui restait à faire. Il ôtade dessus sa tête la hotte, dont il n’avait plusbesoin, et se mit à couper toutes les branchesl’une après l’autre avec une patience admi-rable.

Lorsque son épée eut rencontré et tranchéla branche féée qui renfermait l’enchantement,la terre aussitôt trembla, le soleil perdit sa lu-mière, une épaisse fumée couvrit tout le jar-din ; et du milieu de cette fumée, il sortit untourbillon de feu qui consuma toutes les chosesenchantées du jardin en un moment, et dispa-rut. C’était sans doute quelque esprit infernal ;car un instant après le flambeau du jour repritsa clarté, et le ciel redevint serein. Le comtene vit plus de murailles, plus de palais, plus deverger ; il ne retrouva que la magicienne dans

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l’état où il l’avait mise, c’est-à-dire attachée autronc d’un arbre. Elle gémissait quand il l’abor-da. Elle pleurait amèrement la perte de son jar-din, qu’elle venait de voir détruire à ses yeux.Noble chevalier, dit-elle au paladin, fleur desplus vaillants guerriers, tu me vois réduite à su-bir le sort que tu voudras me faire éprouver.Je confesse que j’ai mérité la mort ; mais sacheque, si tu me la donnes, tu feras périr en mêmetemps les dames et les chevaliers qui sont dansmes prisons, au lieu que je les mettrai tous enliberté, si tu me laisses la vie.

Le guerrier français était trop généreuxpour balancer sur le parti qu’il avait à prendre.Tu n’as rien à craindre, dit-il à la magicienne,pourvu que tu tiennes ta promesse. Mène-moidonc tout à l’heure à tes prisons. Je suis prêteà vous y conduire, Seigneur, répliqua Falerine,mais je dois vous avertir auparavant que nousn’y pouvons aller d’ici sans nous exposer auplus grand péril que vous ayez jamais couru.En quoi consiste ce danger, dit Roland. C’est,

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repartit-elle, qu’il nous faudra traverser unfleuve sur un pont qui est gardé par le plus ter-rible géant de l’univers. Vous me direz peut-être qu’il ne vous est pas nouveau de com-battre de pareils monstres, et qu’après avoirvaincu les deux qui défendaient la quatrièmeenceinte de mon jardin, il n’en est point quipuisse vous résister ; mais apprenez qu’Hari-dan, qui est le géant dont il s’agit, a des armesenchantées, comme tout son corps ; qu’il a deplus obtenu de Morgane, sa maîtresse, par donde féerie, l’avantage d’être six fois plus fort quetous ceux qui oseront le combattre. Ainsi la va-leur et la force ne servent de rien contre lui. Cen’est pas tout encore : il nage tout armé dansle fleuve, ce qu’il a coutume de faire quand ils’y est précipité avec ceux qu’il combat ; il s’yabîme avec eux, et l’on est tout surpris de le re-voir le lendemain à la garde du pont.

La magicienne lui dit aussi pourquoi Mor-gane avait établi l’aventure du pont. Le comtefut étonné d’apprendre que c’était pour se ven-

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ger de lui, que la fée faisait garder ce passagepar Haridan ; ce qui ne servit qu’à l’animer da-vantage à poursuivre cette entreprise. Enfin,après quelques jours de marche Roland et Fa-lerine arrivèrent au pont. Le paladin y vit avecune extrême surprise un arbre aux branchesduquel étaient pendues les armes de Renaudavec celles de plusieurs autres chevaliers, quiavaient tous succombé sous l’effort du fier Ha-ridan.

À ce spectacle, ne doutant point que Re-naud n’eût perdu la vie : Hélas ! s’écria-t-il leslarmes aux yeux, cher cousin, tu as donc étéla victime du ressentiment de la fée Morganecontre moi ! C’est moi qui suis cause de tamort. Ah ! brave chevalier, écoute du haut del’Empirée, où tu fais sans doute ta demeure,les plaintes que ton sort m’arrache et le regretque j’ai de ta perte. Aveuglé d’une injuste ja-lousie, je t’ai offensé, j’ai cherché moi-mêmeà trancher tes jours : j’ai reconnu ma faute,et j’espérais t’en demander pardon ; mais un

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barbare monstre, suscité par une fée encoreplus cruelle que lui, t’a donné la mort avantque nous pussions nous réconcilier. Si je nepuis jouir de cette satisfaction, j’aurai du moinscelle de te venger. En prononçant ces der-nières paroles, il tira Balisarde du fourreau,prit un des boucliers qui étaient pendus auxbranches de l’arbre, et marcha vers le géant,qui paraissait l’attendre d’un air tranquille.

Le paladin avait tant d’impatience de com-battre, qu’il sauta par-dessus la barrière quifermait l’entrée du pont. Alors Haridan se miten état de recevoir ce nouvel ennemi, et s’ima-ginant le traiter comme il avait fait des autres :Malheureux, lui dit-il, si le prophète et le cielmême avaient entrepris de t’arracher de mesmains, je les défierais de te sauver la vie. Lechevalier, au lieu de s’arrêter à lui répondre,lui déchargea Balisarde sur la cuisse. Cette re-doutable épée trancha les armes, pénétra dansla chair, et en fit couler beaucoup de sang. Lemonstre, étonné de se voir blessé, malgré le

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don qu’il avait reçu de la fée d’être invulné-rable, se lança plein de fureur sur le comte, etle frappa sur l’épaule de sa barre de fer, avectant de force, qu’il le jeta loin de lui. Le guerrierse relève et se remet ; il donne un second coup,et fait une nouvelle blessure à son ennemi, qui,pratiquant ce qu’il faisait d’ordinaire, quand unchevalier lui résistait, vint à Roland, les brasouverts, le saisit et l’emporta sur les bords dupont, d’où il se précipita dans le fleuve aveclui. La pesanteur de leurs armes les entraînaau fond de l’eau ; mais ils furent quelque tempsà y descendre, puisque le fleuve avait près detrois cents pas de profondeur.

Ce qu’il y a de merveilleux, c’est qu’ils setrouvèrent dans un grand pré, dont l’herbe ver-doyante n’était nullement mouillée. Les eaux,suspendues en l’air par art de féerie, coulaientau-dessus. Comme Roland avait perduconnaissance, le géant crut qu’il avait étéétouffé par les ondes et, dans cette pensée, ilvoulut lui ôter ses armes pour les aller atta-

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cher aux branches de l’arbre où étaient cellesdes autres chevaliers vaincus. Pendant qu’il letournait et le retournait en le désarmant, cetteagitation faisait rendre au comte la plus grandepartie de l’eau qu’il avait bue, et le rappelait àla vie. Cependant le monstre l’ayant dépouilléde ses armes s’éloigna de lui de quelques paspour les mettre en un monceau. Le guerrier re-prit dans ce moment ses esprits et, profitant del’éloignement de son ennemi, il se releva, et ra-massa Balisarde, qu’il retrouva auprès de lui.

Haridan fut extrêmement surpris de voir re-venir sur lui tout à coup un homme qu’il avaitcru mort. Il se jeta lui-même tout furieux surle chevalier, qui, dans l’état où il était, ne luiparaissait pas pouvoir faire une longue résis-tance. Néanmoins il en reçut au côté une esto-cade qui lui tira beaucoup de sang ; mais il n’enpouvait devenir plus faible, puisqu’il était tou-jours six fois plus fort que celui qui le combat-tait. Aussi Roland ne chercha plus qu’à le frap-per sur le jarret et il fut assez heureux pour lui

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couper une jambe. Dès ce moment, le monstrene pouvant plus se soutenir, se laissa tomberà terre et, dans cette situation, n’étant plus re-doutable, malgré toute sa force, il ne fut pasdifficile à Roland de lui couper la tête. Ce che-valier rendit grâces au ciel d’une si grande vic-toire, puis il rêva à ce qu’il ferait.

Comme il ne savait dans quel lieu il était,ni de quelle façon il pourrait rejoindre Falerine,dont il avait besoin pour délivrer les prison-niers, il appréhendait qu’il ne fût sorti de cedernier péril que pour retomber dans un autre.Tantôt il considérait le fleuve qu’il voyait cou-ler au-dessus de sa tête, tantôt il portait la vuedans la prairie pour chercher une issue à sor-tir de ce beau séjour, qu’il ne laissait pas d’ad-mirer, et qui lui semblait tel que les païensnous ont peint les Champs-Élysées. Effective-ment, cette prairie délicieuse avait toutes lesbeautés que la fable donne à la tranquille de-meure des ombres heureuses, et il ne paraissaitpas moins difficile d’en sortir. Elle avait quatre

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lieues de tour ; et ce qui en faisait l’enceinten’était qu’une toile de fin lin, qui semblait ten-due d’elle-même tout autour sans être attachéeà rien. Néanmoins elle était si dure, que Du-randal, déchargée dessus par le bras de Ro-land, n’aurait pu la percer. Avec cela elle étaitsi déliée, qu’on voyait à travers les objets ex-térieurs, qui consistaient en des désert arideset des rochers ouverts de neige. Climat biendifférent de celui dont on sentait en dedansla température. Le soleil éclairait la charmanteprairie ; mais ses rayons passant au traversdu fleuve, étaient tempérés par la fraîcheur del’eau, et en même temps réfléchis de mille ma-nières différentes, qui prêtaient aux objets lesplus riantes couleurs.

Vers le milieu de la prairie, il s’élevait unemontagne jusqu’aux nues. Le comte futd’abord tenté d’y porter ses pas. Cependant,comme il jugea que si la prairie avait quelqueissue elle devait être aux extrémités, il marchajusqu’à ce que, parvenu à l’enceinte, la toile

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de fin lin lui causât un nouvel étonnement. Ilcrut que, pour sortir de ce lieu, il n’avait qu’àrompre la toile ; il la frappa de la main il don-na même dedans un coup de pied de toute saforce, et sentant qu’elle était plus dure qu’unmur d’airain, quoique si déliée, il tira Balisarde,et en perça la toile enchantée fort facilement.Mais il s’aperçut bientôt que cette ouverturene lui servirait de rien, puisqu’un grand fleuve,avec des rochers escarpés et couverts de neige,lui fermaient le passage de toutes parts. Il futobligé de rentrer dans la prairie, et il s’avançavers la montagne où il avait eu d’abord envied’aller.

Il la trouva environnée d’un large et pro-fond fossé d’eau vive, sur lequel il n’y avait nipont ni bateau pour le traverser. Le paladin,tout armé qu’il était, entreprit de le sauter.Dans ce dessein, il s’en éloigna de quelquespas, puis, revenant en courant, il le franchitavec une vigueur étonnante, ensuite il montasans peine la montagne ; le penchant en était

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aisé et le chemin très agréable, bordé de plu-sieurs beaux arbres, et tout parsemé de fleurs.Quand il eut fait environ trois cents pas, il arri-va à un grand portail de marbre blanc, enrichide bas-reliefs d’or qui représentaient des his-toires de l’antiquité. On entrait par ce portailsous une longue voûte qui paraissait conduirefort avant sous la terre. L’intrépide guerrier ju-geant que ce souterrain devait contenir deschoses merveilleuses, ou peut-être une sortiede ce beau lieu, il y descendit sans balancer.

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CHAPITRE XIII.

Des merveilles que vit le comte d’Angers dansla caverne de la fée Morgane.

ROLAND marcha plus d’une heure le longde la voûte, en descendant toujours, et dansune obscurité affreuse. Enfin il commençad’apercevoir une faible lueur qui s’augmentaità mesure qu’il avançait. Cette lueur provenaitd’un grand verger auquel la voûte aboutissait,et qui était peut-être le lieu de l’univers le plusmerveilleux. On y voyait des arbres nains quiportaient pour fruits des rubis, des émeraudes,des topazes, et d’autres pierres précieuses.Mais ce que ce riche verger avait de plus sin-gulier, c’est qu’il tirait sa lumière d’un ciel for-mé pour lui. Le soleil ni les astres de la nuitn’y paraissaient point. Des escarboucles, dont

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le nombre était infini, avec mille et mille dia-mants, éclairaient ce séjour charmant. Ilsavaient été cloués par art de féerie au seinfluide du firmament de ce ciel. Les bénignesinfluences de ces beaux astres donnaient auxbuissons du verger la vertu de pousser desfruits si précieux.

Le jour que formaient ces pierreries étaitsi brillant, que les plus beaux jours de l’annéene lui sont pas comparables. Toute l’inquiétudequ’avait Roland de se voir renfermé dans celieu souterrain ne pouvait l’empêcher de le re-garder avec admiration. Il traversa le verger ettrouva, au bout, une voûte que quelques escar-boucles incrustées dans le roc de distance endistance rendaient aussi lumineuse que la pre-mière était obscure. Le comte s’était trop enga-gé pour en demeurer là. Il passa la voûte quile conduisit à un grand lac, au milieu duquel ily avait un superbe salon de marbre couleur defeu, dont les pilastres, corniches et autres or-nements étaient du lapis le plus éclatant. On

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allait à l’île par un pont qui n’avait qu’un piedde large, et l’on apercevait à l’entrée de ce pontdeux statues d’or, chacune armée d’une mas-sue de même métal. L’eau qui passait sous lepont paraissait brûlante : on la voyait bouillirà gros bouillons, et de temps en temps desflammes s’élevaient sur sa surface.

À la vue du salon, le guerrier français pensaque la fée y pourrait être, et il résolut de l’allersurprendre, comme il avait surpris Falerine.Mais à peine eut-il mis le pied sur le pont, queles deux statues d’or lui déchargèrent leur mas-sue sur le casque si rudement qu’elles le ren-versèrent. Peu s’en fallut qu’il ne tombât dansl’eau bouillante. Il se traîna sans se relever versle salon, jusqu’à ce qu’il n’eût plus à craindre lamassue des statues. Alors se relevant, il ache-va de passer le pont, et entra dans le salon,dont la porte était ouverte. Quelles richessesn’y vit-il point ? C’était le trésor de la fée ; lesmurs étaient couverts de perles, de diamants etde rubis enchâssés dans l’or, et une grosse es-

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carboucle attachée au plafond y répandait unegrande lumière. Une figure d’or massif, qui,par son manteau royal et par une couronne depierreries qu’elle avait sur la tête, représentaitun roi, était assise à une table composée d’uneseule agate onyx. On eût dit que ce prince,tout occupé d’une infinité de choses précieusesqu’il y avait devant lui sur la table, craignaitde les perdre, tandis qu’au-dessus de sa têteune autre figure, suspendue en l’air pour mar-quer ce qu’il fallait penser de ces richesses, te-nait une petite table de marbre noir, sur la-quelle ces paroles étaient écrites en caractèresd’or : Les grandeurs, les richesses et les empires nesont que des choses frivoles, qu’on possède aveccrainte ; et ce qu’on possède de cette façon ne sau-rait faire le parfait bonheur.

Le généreux comte d’Angers n’était quetrop persuadé de la vérité de cette inscription,et le mépris des richesses n’était pas une deses moindres vertus. Il sortit du salon par uneporte opposée à celle par où il était venu, et

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qui donnait sur un pont semblable au premierqu’il avait passé, à la réserve que les deux sta-tues d’or qui défendaient la sortie de celui-ciavaient chacune un arc et une flèche dont lapointe était d’acier. Lorsque le chevalier futau milieu du pont, les figures tirèrent sur luileurs flèches, qui percèrent ses armes, mais quine purent blesser sa chair invulnérable. Aprèsavoir passé le pont, il entra dans un vallonplus charmant mille fois que la fameuse valléede Tempe. Une agréable rivière y roulait enserpentant son onde pure sur un sable d’or.Ici s’offraient aux yeux du fils de Milon descascades admirables, des grottes de cristal deroche, garnies de nacre de perles et de co-quillages de figures et de couleurs différentes.Là c’étaient des fontaines jaillissantes, quipoussaient dans les airs de l’argent liquide.

Mais ce qu’il y avait encore de plus capablede charmer la vue, c’était de voir Morgane en-dormie sur les bords d’une de ces fontaines.Ce vallon délicieux était son séjour favori. Elle

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y passait tout le temps qu’elle ne pouvait êtreavec un jeune prince qu’elle aimait éperdu-ment. Elle avait le visage tourné vers Rolandquand il passa près d’elle. Il fallait être autantépris d’Angélique qu’il l’était pour résister àcette fée. Ses cheveux, plus beaux que ceuxdu blond Phébus, flottaient en boucles sur sesépaules au gré d’un doux zéphyr, qui semblaitne les agiter que pour prêter à la fée de nou-velles grâces. Sa robe couleur de rose brodéed’argent était ouverte par devant, et laissaitvoir toute la beauté de sa taille. Le fidèle amantde la princesse du Cathay ne put s’empêcherde s’arrêter pour considérer tant d’attraits. Il seressouvint alors de ce qu’il avait entendu direà la demoiselle du cor enchanté, et dans soncœur il pardonnait à Morgane le désir qu’elleavait de se venger de lui.

Il fut tenté de la réveiller pour l’obliger à lefaire sortir de ce lieu souterrain, qui, tout déli-cieux qu’il lui paraissait, était toujours une pri-son pour lui ; mais, se sentant ému de sa vue,

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et craignant de se laisser séduire aux charmesde ses discours, malgré tout l’amour dont ilbrûlait pour Angélique, il continua son cheminle long du vallon. Ce n’est pas sans raison, di-sait-il en lui-même, que la demoiselle du corenchanté appelait Morgane la source de toutebeauté. Le chevalier s’applaudissait de ne s’êtrepas exposé au péril de parler à la fée, lorsqu’aubout du vallon il rencontra une autre merveille.C’était un palais de cristal, au travers duquelon voyait clairement les objets ; et ce qui necausa pas moins de joie que d’étonnement aucomte, c’est qu’il reconnut parmi plus desoixante chevaliers qui y étaient prisonniers,son cousin Renaud, le paladin Dudon, filsd’Ogier le Danois ; Irolde et Prasilde ; ses deuxneveux, Aquilant et Grifon, et son cher Brandi-mart.

Il aurait bien voulu les embrasser ; mais ilne le pouvait, quoiqu’il ne fût éloigné d’euxque de deux ou trois pieds. Il leur demandapar quelle aventure ils avaient été enfermés

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dans ce lieu. L’amant de Fleur-de-Lys prit laparole : il lui conta tout ce qui leur était arrivéjusqu’à leur combat contre Haridan, et il finiten disant que ce monstre les avait jetés dansle fleuve l’un après l’autre, qu’ils avaient tousperdu connaissance, et qu’en reprenant le sen-timent, ils s’étaient trouvés désarmés dans cepalais de cristal, sans savoir comment ils yavaient été transportés. J’ai, comme vous, étéentraîné dans le fleuve par le fort Haridan, ditle comte ; mais je m’en suis vengé par sa mort,et rien ne m’empêchera de vous délivrer tous.Je vais briser en mille pièces ce mur de cristalqui nous sépare. Fût-il composé de diamants,il ne résistera point à mes coups.

Alors levant Balisarde, il allait la déchargersur le mur de cristal, quand un jeune prince,beau comme le jour, lui cria de s’arrêter : Nobleguerrier, lui dit-il, ce que tu projettes en notrefaveur ne peut réussir. Si tu brisais le cristalqui est entre nous, la terre qui nous soutients’ouvrirait dans le moment pour nous englou-

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tir, sans que l’art même de la fée nous en pûtgarantir. Il n’y a qu’un seul moyen de nous dé-livrer. Regarde cette émeraude qui est commeenchâssée dans le cristal : c’est la porte de cepalais. Morgane seule en a la clef ; mais necrois pas pouvoir l’obliger ni par prières ni parmenaces à te l’accorder. Il faut pour l’obtenirque tu coures après cette fée par où elle porte-ra ses pas, et que tu la joignes. Si les buissonset les rochers qu’elle te fera traverser ne te re-butent point, et, que tu puisses l’atteindre encourant, saisis-la par ses longs cheveux, et tute couvriras d’une gloire immortelle. Tu as dé-jà surmonté de grands obstacles, et de tousceux qui ont été précipités par Haridan au fonddu fleuve nul autre avant toi ne se peut van-ter d’être venu jusqu’ici tout armé. Cela me faitbien augurer de ton entreprise, et je crois quela gloire de notre délivrance t’est réservée.

Je viens de rencontrer Morgane, réponditRoland au beau chevalier ; elle dormait au bordd’une fontaine ; et, je vous l’avouerai, je l’ai

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trouvée si belle, que je n’ai osé la réveiller depeur de m’en laisser séduire. Vous avez faitune grande faute, répliqua le jeune prince Zi-liant, c’est ainsi que se nommait le beau che-valier. Retournez au bord de cette fontaine ; etsi vous retrouvez la fée endormie, ne laissezplus échapper une occasion si favorable. Zi-liant n’était que trop instruit de toutes ceschoses ; il les tenait de la propre bouche deMorgane, qui l’aimait avec ardeur. Quoiqu’il nefût pas insensible à la possession d’une beautési parfaite, tout le bonheur dont il jouissait nepouvait le consoler d’avoir perdu sa liberté.

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CHAPITRE XIV.

Roland poursuit la fée Morgane.

LE paladin Roland qui brûlait d’envie de dé-livrer ses compagnons, et de sortir avec eux del’empire de Morgane, retourna vers la fontaine,résolu de défendre son cœur des attraits de lafée. Il la trouva au même endroit, mais elle n’ydormait plus ; elle dansait autour de la fontaineen chantant ces paroles : Quiconque veut acqué-rir des richesses, des honneur, des empires et desplaisirs, qu’il s’efforce de me saisir par ces beauxcheveux que je laisse flotter dans les airs ; mais s’ilme laisse échapper, il ne me rattrapera plus, et ilne lui restera que le regret de n’avoir pu me conser-ver.

C’est ce que contenait en substance lachanson de Morgane. Cette belle fée, en dan-

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sant, faisait paraître tant de grâce et de légè-reté, qu’on l’aurait prise pour une dryade dutemps des anciens. Aussitôt qu’elle aperçut Ro-land, elle cessa de danser, et se mit à fuir parle vallon avec plus de vitesse qu’une biche quise voit poursuivie par un léopard affamé. Elleprit le chemin d’une montagne qui, d’un côté,bornait le vallon délicieux. Le paladin la pour-suit, bien résolu de la joindre, quelques obs-tacles qu’il y rencontre. Il courut après elle as-sez longtemps, sans rien trouver qui ralentîtl’ardeur de sa course ; mais quand il fut au piedde la montagne, il s’éleva un vent furieux ac-compagné de grêle et de pluie. Le tonnerregronda, les foudres éclatèrent. Un déluge d’eaucouvre la campagne en peu de moments et en-traîne tout ce qui se trouve sur son passage.Des rochers et des arbres en sont emportés :Roland pensa l’être plus d’une fois. Cependant,sans s’étonner de ces obstacles, il suivait tou-jours la fée à travers les roches et les préci-pices. Tantôt un sable mouvant fondait sous

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ses pieds, et tantôt il avait à traverser des lieuxembarrassés de ronces et d’épines. Outre celala tempête ne cessait point, et elle répandaitsur la terre une obscurité semblable à celle dela nuit. À peine pouvait-on distinguer les ob-jets les plus proches. Ce n’était qu’à la faveurdes éclairs que le chevalier revoyait la fée, qu’ilperdait souvent de vue. Un nouvel obstaclevint encore traverser la poursuite du guerrier.Un spectre, dont la chair livide, les cheveux hé-rissés et les vêtements déchirés par lambeauxétaient couverts de cendres, sortit d’une ca-verne ; il tenait à la main un fouet plein denœuds et de pointes de fers, avec lequel il sefrappait sur les épaules. Il joignit le comte,qui lui demanda ce qu’il était. On me nommele Repentir, répondit le spectre ; je suis privéde tout contentement, et je ne m’occupe qu’àpoursuivre ceux qui, comme toi, ont laissééchapper l’occasion. Ainsi je ne cesserai pointde te frapper, ni de t’accabler d’injures, que tun’aies recouvré l’avantage que tu as perdu ; ta

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force et ton courage te seront inutiles, si tun’es armé de patience. En disant ces paroles,le spectre suivait le chevalier, et lui appliquaitsans relâche sur les épaules des coups de sonfouet, qu’il accompagnait de termes injurieux.

Quoique le fils de Milon fût armé de toutespièces, par une merveille qu’il ne concevaitpas, il sentait aussi vivement les coups que s’ilseussent porté sur sa chair nue. Il souffrit pa-tiemment tous ces outrages pendant un assezlong temps, parce qu’il craignait de perdre às’en venger des moments qui lui étaient pré-cieux. Néanmoins un mouvement de colèrequ’il ne put retenir, l’obligea de se retournervers le spectre, et de lui donner sur sa jouedécharnée un furieux coup de poing ; mais lecoup ne fit aucune impression sur le spectre,et ne trouva pas plus de résistance que s’ileût frappé un nuage. Le paladin, qui connutpar cette épreuve qu’il ne pourrait tirer aucunevengeance d’un pareil ennemi, lui dit : Vainfantôme, si l’indigne traitement que tu me fais

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m’a causé un mouvement d’impatience, as-sure-toi que désormais rien ne lassera ma per-sévérance ni ne m’empêchera de poursuivreMorgane.

Ce n’est point ce que je me propose, lui re-partit le spectre. Au contraire, si tu es assezheureux pour l’atteindre, je prétends que tum’en aies toute l’obligation. En parlant de cettesorte, le fantôme redoubla ses coups, et le che-valier fit de si violents efforts pour joindre lafée, qu’il en vint enfin à bout. Il la saisit par ses

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cheveux, que le vent et sa course faisaient vol-tiger. Dès cet instant le spectre cessa de frap-per, et disparut ; la tempête et l’obscurité ces-sèrent, le ciel reprit toute sa clarté, les préci-pices redevinrent un chemin uni et le comte,au lieu d’épines et de buissons, ne vit plus quedes fleurs et des fruits.

Morgane fut inconsolable de se voir ainsiarrêtée en dépit d’elle ; car, malgré son grandart de féerie, elle demeurait sans force et sanspouvoir dès qu’elle était saisie par ses cheveux.Elle n’épargna rien pour engager le paladin à sedessaisir d’elle. Prières, promesses, airs enga-geants, tout y fut employé. Elle lui offrit toutesles richesses et les grandeurs du monde, etlui fit même espérer sa possession ; mais le fi-dèle amant d’Angélique se mit si bien en gardecontre les attraits de la fée, qu’elle ne put le sé-duire. Il lui déclara qu’il ne la quitterait pointqu’elle ne lui eût donné la clef du palais de cris-tal, pour délivrer les prisonniers qu’elle y rete-nait, et qu’il fallait encore qu’elle lui enseignât

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le moyen de sortir de ces lieux inconnus auxmortels.

La fée, voyant qu’il persistait fortementdans cette résolution, lui répondit : Il faut bienque je te satisfasse, puisque le ciel a vouluque tu achevasses cette aventure. Je ne te de-mande qu’une grâce que tu peux m’accorder,c’est de me laisser le fils du roi Monodant ; em-mène avec toi tous les autres : j’aime ce jeuneprince, je ne puis vivre sans lui : ne l’arrachedonc point à ma tendresse, je t’en conjure parle dieu vivant et par la dame que tu aimes.Je te l’abandonne, dit Roland ; mais je crainsque tu ne me trompes, et je ne veux pas m’ex-poser encore à la nécessité de te poursuivre.Non, non, répliqua Morgane : la foi des féesest sacrée, et je jure par le roi Salomon, ce quiest notre plus fort serment, que je tiendrai pa-role. En prononçant ces derniers mots, elle ti-ra de dessous sa robe une clef d’argent, qu’elledonna au paladin, en lui disant : Tenez, che-valier, voici la clef que vous demandez. Allez

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délivrer vos compagnons ; mais en ouvrant laporte du palais, prenez garde de rompre la clefou la serrure ; car si ce malheur arrivait, comp-tez que vous et tous les prisonniers, vous tom-beriez dans des abîmes dont tout mon pouvoirne pourrait vous retirer. Roland remercia la féeet dans l’impatience où il était de délivrer lesprisonniers, il courut au palais de cristal.

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CHAPITRE XV.

Comment le fils de Milon, après avoir délivréles prisonniers de Morgane, sortit de l’île duLac.

AUSSITÔT que les prisonniers aperçurentRoland, et qu’ils virent que ce généreux che-valier mettait la clef d’argent dans la serrured’émeraude, leurs cœurs tressaillirent de joie.Et quand leur illustre libérateur, sans avoir rienrompu, eut heureusement ouvert la porte, ilsvinrent tous à l’envi le remercier. Mais ceuxqui firent le plus éclater leur reconnaissancefurent ses deux neveux, son cousin Renaud,Brandimart et Dudon.

Ils paraissaient charmés de le revoir ; Re-naud surtout l’embrassa plus de cent fois, etRoland se prêtait à ses caresses avec autant

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d’ardeur que lui. Ces deux fameux guerriersn’avaient plus de ressentiment l’un contrel’autre. Le comte d’Angers fit des excuses àson cousin de tout ce que la jalousie lui avaitfait entreprendre contre lui ; et le seigneur deMontauban de son côté lui protesta qu’il nele troublerait jamais dans la recherche d’Angé-lique, dont il l’assura que son cœur était en-tièrement détaché. Après cela, Roland deman-da aux autres chevaliers qui d’entre eux étaitle jeune prince que Morgane aimait, leur décla-rant à quelle condition il avait obtenu de la féela clef du palais de cristal. Le fils du roi Mo-nodant, qui s’était attendu à recouvrer sa liber-té comme ses compagnons, fut vivement tou-ché d’apprendre qu’il lui faudrait demeurer en-core au pouvoir de Morgane. Ce n’est pas qu’iln’aimât cette fée ; mais il souffrait impatiem-ment que son courage languît dans l’oisiveté.Le comte fut d’autant plus sensible à la dou-leur du jeune Ziliant, que c’était ce prince quilui avait conseillé de poursuivre Morgane. Il lui

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témoigna combien il était mortifié d’avoir pro-mis de le laisser à la fée. Il fit plus : il le prit enparticulier, et l’assura qu’il reviendrait le déli-vrer.

Après cette assurance, Ziliant modéra sonaffliction. Sur ces entrefaites, Morgane arriva.Elle dit au comte de la suivre avec tous lesautres chevaliers, excepté le fils du roi Mono-dant. Elle leur fit passer un grand parterre cou-pé de plusieurs canaux, et garni tout autour destatues d’or massif. Elle les conduisit de là à unmagnifique portail de même matière que le pa-lais. La porte était alors ouverte, mais le pas-sage n’en était pas plus libre, et personne, sansle consentement de la fée, ne pouvait passer.D’ailleurs un large fleuve qui tournait tout au-tour de l’île, et qui la faisait nommer l’île duLac, lavait le seuil du portail, et s’opposait audésir de tous ceux qui auraient voulu sortir dujardin malgré Morgane. Là, cette fée dit au filsde Milon : Seigneur chevalier, il n’est pas né-cessaire que j’aille plus loin ; je vous accorde

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le pouvoir de passer cette porte avec vos com-pagnons, et de traverser le fleuve dont vousverrez les flots se durcir sous vos pieds. À cesmots, elle quitta ses prisonniers sans donnermême au comte le temps de la remercier.

Après son départ, les chevaliers, quin’avaient rien vu de toutes les richesses de l’îleque le palais de cristal, parce, qu’ils y avaientété transportés pendant leur évanouissement,ne pouvaient se lasser d’admirer la beauté duparterre et des statues dont il était orné. Re-naud même ne se contenta pas d’une infruc-tueuse admiration : il prit une des statues quireprésentaient Morgane, et dit à ses compa-gnons : Je veux emporter ceci en France ; jen’ai jamais fait un si riche butin. Cette actiondéplut à Roland, qui représenta au fils d’Aymonqu’un guerrier comme lui, qui avait porté lagloire des armes à son plus haut point, devaitmépriser ces richesses frivoles ; qu’il ne répon-dait pas que les Mayençais, le voyant revenirchargé comme un animal de voiture, ne

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prissent de là occasion de l’accuser d’avarice.Seigneur comte, lui répondit Renaud, vouspouvez sans peine mépriser les richesses, vousqui possédez tant de terres, et qui disposez àvotre gré des trésors de Charlemagne ; maismoi, qui n’ai pour tout bien qu’un seul château,je crois qu’il m’est permis de prendre ce que lafortune semble me présenter. Outre cela, Mor-gane en sera-t-elle moins riche et moins puis-sante, elle qui est la source de toutes les ri-chesses de la terre. À l’égard des Mayençais,on sait assez de quoi ils sont capables, et ils nepeuvent donner atteinte à ma gloire. Ne vousopposez donc plus à mon dessein. Je ne pré-tends point porter en France cette statue ; jela porterai seulement au premier lieu habité,d’où je la ferai conduire au port de mer leplus proche, et de là, sur un vaisseau, elle seratransportée à Montauban, et posée dans lagrande place de cette forteresse, comme unmonument de votre gloire et de votre valeur.

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Le comte d’Angers sourit à ce discours, etn’y répliqua point. Il marcha vers le fleuve, letraversa, et l’onde, ainsi que la fée le lui avaitdit, devint dure sous ses pas. La plus grandepartie des chevaliers passèrent de même ; maislorsque le seigneur de Montauban, chargé de lastatue, mit le pied sur le fleuve, l’eau s’agita, etsi le paladin ne se fût retiré légèrement en ar-rière, il se serait noyé. Il voulut tenter la choseune seconde fois, mais elle ne lui réussit pasmieux que la première. Alors Roland lui cria delaisser la statue ; Renaud, qui voulait l’empor-ter, la lança d’une force inconcevable de l’autrecôté du fleuve ; ce qui ne tourna pourtant en-core qu’à sa confusion : car un vent impétueux,qui s’éleva tout à coup, repoussa la statue avectant de violence contre Renaud même, qu’ellele renversa tout étourdi sur le gazon. Tous leschevaliers craignirent pour sa vie. Ils repas-sèrent en diligence le fleuve pour l’aller se-courir. Ils le firent revenir de son étourdisse-ment, et ils eurent peu de peine alors à lui

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faire renoncer à la statue d’or. Il ne songea plusqu’à sortir avec eux de l’île du Lac. L’eau ces-sa d’être fluide, et devint pour lui, comme pourles autres, un terrain solide. Ils entrèrent tousdans une plaine, au bout de laquelle ils trou-vèrent le pont de Haridan, et leurs armes en-core suspendues à l’arbre, ainsi que la fée leleur avait dit.

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CHAPITRE XVI.

De l’entreprise du roi d’Alger, et de la descentequ’il fit en Italie.

LE sujet de mon histoire m’oblige de retour-ner au superbe Rodomont. Il était parti de lacour de Bizerte, dans la résolution de porter laguerre en France avant le passage du roi Agra-mant. Dès qu’il fut de retour dans ses états, ilapporta tant de diligence à faire faire ses le-vées, et pressa de telle sorte les princes sesamis de se joindre à lui, qu’en peu de tempsil forma une grosse armée aux environs d’Al-ger. Des vaisseaux préparés par ses soins, etmunis de toutes les choses nécessaires, n’at-tendaient qu’un vent favorable pour mettre à lavoile avec ses troupes.

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Une tempête qui durait déjà depuis plu-sieurs jours retardait l’embarquement. Rodo-mont, plein de fureur, maudissait les vents,et blasphémait contre le ciel. Son impatiencene lui permit pas d’attendre la fin de la tem-pête ; il voulut partir : la flotte leva l’ancre parson ordre. Elle était composée de deux centsoixante voiles de diverses grandeurs.

Tandis que cette flotte était en mer, il yavait beaucoup d’agitation dans la France.L’empereur Charles, informé du grand arme-ment que faisait le roi d’Afrique pour venir at-taquer l’empire romain, songeait à la sûreté deses frontières et de ses places. Il commit auduc Aymon, en l’absence de Renaud, le soin deveiller avec ses autres fils à la garde du Lan-guedoc, d’y faire fortifier Agde et Béziers, derépandre des troupes et des milices le long descôtes, depuis Narbonne jusqu’à Montpellier, etd’envoyer en mer des barques d’avis pour êtreaverti de tout ce qui s’y découvrirait. De plus,il lui donna Yvon, son cousin, et Angelier, avec

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un gros corps de troupes pour agir sous sesordres. Il chargea Anichard de Perpignan et lecomte de Roussillon, de veiller sur la côte d’Es-pagne et du côté des Pyrénées. Il se reposa surle sage duc de Ravière et sur ses quatre fils,du soin de garder la Provence depuis la grandeville d’Arles jusqu’à Antibes ; de pourvoir Mar-seille, Toulon et Fréjus de tout ce qui pourraitempêcher les Africains d’y faire la descente ;et comme cette province, à cause du nombrede ses ports, était la plus exposée, l’empereurchoisit pour le soulager et se charger de l’exé-cution de ses ordres, Guy de Bourgogne, et laguerrière Bradamante, digne sœur de Renaud.Le roi Didier de Lombardie, les comtes de Lor-raine et de Savoie eurent pour partage la dé-fense de toute la côte de Ligurie et de Tos-cane. Enfin, Charles n’oubliait rien de tout cequi pouvait contribuer à la sûreté de l’empireet de ses peuples.

Cependant la flotte africaine luttait contreles flots et les vents. Malgré l’expérience des

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matelots, la tempête qui, comme il a été dit,durait encore, tantôt dispersait les vaisseaux,et tantôt les poussant les uns sur les autres, lesfaisait briser par leur choc. Ils furent obligésde jeter dans la mer la plus grande partie deleurs chevaux, et même de leurs provisions,pour éviter un entier naufrage. Que dirai-je ?l’indomptable Rodomont et son armée es-suyèrent, pendant huit jours de navigation,tout ce que le vent et l’orage peuvent avoir deplus rigoureux. Enfin ils aperçurent les côtesde l’Italie, et leurs vaisseaux fort endommagésvinrent surgir à celles de Gênes. Les peuples decette côte, dès qu’ils reconnurent les Sarrasins,descendirent des montagnes, en criant : Amis,donnons sur ces barbares, sur ces mécréants. Enmême temps ils lançaient sur eux pierres,flèches, dards et pots à feu pour les empêcherde prendre terre.

L’orgueilleux Rodomont, opposant soncorps à leurs traits comme un bouclier impéné-trable, donnait ses ordres fièrement de la proue

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de son vaisseau, où il était. Bientôt les cha-loupes et les autres bâtiments plats faits pourla descente furent remplis de soldats qui s’ap-prochèrent de la terre ; et ce prince se mettantà leur tête se jeta le premier dans l’eau jus-qu’à la ceinture. Il gagna le rivage avec eux,malgré les pierres et les flèches qu’on leur lan-çait ; aussitôt il rangea son armée, et dès cemoment les Italiens qui défendaient la côte nesongèrent plus qu’à se mettre en sûreté. Lesuns se réfugièrent dans Gênes, dont ils fer-mèrent les portes ; d’autres s’enfuirent vers lesmontagnes, et la plus grande partie se retira ducôté de Savone, où ils semèrent l’épouvante.

Le comte Archambault, qui y commandaitavec un corps de troupes que le roi Didier, sonpère, lui avait confié, accourut au secours desGénois ; mais en partant il n’oublia pas de fairedonner avis à Didier de la descente des Sarra-sins : il lui mandait qu’il allait les harceler, enattendant qu’il pût s’avancer avec son armée,pour achever de les chasser du pays, et déga-

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ger la ville de Gênes. Archambault était comtede Crémone, et passait pour un capitaine aussivaillant que sage. Il s’approcha donc de Gênesdu côté opposé à celui où les Africains avaientpris leurs quartiers. Il fit entrer une partie deses gens dans la place, pour la munir d’uneforte garnison, et encourager les habitants à labien défendre, en cas que les ennemis en for-massent le siège ; et il se posta avec le restede sa petite armée dans des lieux coupés, oùil était difficile de le forcer. De ce camp, il fai-sait des courses sur les Algériens. Tantôt il leurenlevait leurs convois, et tantôt il les surpre-nait au fourrage, où ils n’allaient pourtant querarement, à cause du peu de chevaux qu’ilsavaient.

Le violent roi d’Alger était dans une colèreinconcevable de se voir ainsi harceler impu-nément par un si petit nombre d’ennemis. Ilrésolut de les aller attaquer dans leur camp,quelque inaccessible qu’il fût, et il aurait exé-cuté sa résolution, si le roi Didier avec son ar-

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mée n’eût joint son fils ; mais ces deux princes,enseignes déployées, marchèrent aux Afri-cains. Le comte de Crémone, qui était àl’avant-garde, baissa sa lance, et fondit sur Ro-domont, qui s’élevait autant au-dessus desautres Sarrasins que le donjon d’une tours’élève au-dessus de ses créneaux. Archam-bault l’atteignit au milieu de l’écu, qu’il perçasans ébranler le roi d’Alger, qui le frappa deson côté avec tant de force, qu’il lui fendit sonbouclier ; et, tranchant mailles et plastrons, luifit une profonde plaie au côté. Le prince lom-bard tomba de ce coup, et fut emporté demi-mort à Gênes.

Après son départ, Rodomont se jeta sur lesCrémonais, qui ne firent qu’une faible résis-tance. Des premiers coups qu’il déchargea sureux, il renversa les premiers rangs. Les autresplièrent bientôt, et par leur prompte fuite évi-tèrent une mort qui aurait été inévitable poureux, s’ils eussent osé soutenir l’effort du ter-rible roi d’Alger. Ils allèrent se réfugier dans

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l’armée du roi Didier, qui marchait à leur se-cours, comme s’il eût fallu une armée entièrepour les mettre à couvert de la furie d’un seulhomme. Le prince de Piémont, Robert d’Ast etle fort Parmesan Rigozon venaient à la tête desLombards. Ils firent une irruption si vive surles Algériens qui leur étaient opposés, qu’ils lesenfoncèrent du premier choc. Ils poussèrentleur avantage, et si quelques princes amis deRodomont n’eussent arrêté leurs progrès, ilsassuraient la victoire à leur parti. Le combat serenouvela de ce côté-là pendant que de l’autrele roi d’Alger faisait un horrible carnage deceux qu’il avait en tête. Il enfonçait les esca-drons les plus épais, fendait les casques et lescuirasses, et faisait voler des têtes et des bras.Tout fuyait devant lui : en vain les comtes deLorraine et de Savoie, et le roi Didier mêmeavec ses principaux barons, entreprirent d’op-poser une digue à ce torrent. Il fit perdre lesarçons à la plupart d’entre eux ; et les autres,

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pour éviter le même sort, allèrent combattreailleurs.

Ils se vengèrent sur les sujets de Rodomontdu mal qu’il faisait aux chrétiens. Ils mirent enfuite tous les Sarrasins qui voulurent leur résis-ter ; mais le roi d’Alger, ne trouvant plus d’en-nemis qui osassent attendre ses coups, revintsur eux couvert de sang et de sueur. Il étaitsuivi d’un grand corps d’Algériens, qui s’effor-çaient de le seconder ; il mit d’abord hors decombat trois des principaux chefs de Didier ;ensuite, se faisant jour jusqu’à ce roi, il le portapar terre ; il blessa aussi Robert d’Ast, et fen-dit la tête au Parmesan Rigozon. Les comtesde Savoie et de Lorraine, jugeant bien qu’envoulant s’opposer à ce furieux, c’était livrer àsa rage une infinité de chrétiens, remontèrentle roi lombard, rassemblèrent le reste de leurssoldats, et se retirèrent vers les montagnes deGênes en assez bon ordre.

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Les Sarrasins les poursuivirent quelquetemps, et Rodomont en massacra un grandnombre dans leur retraite ; mais comme lesAfricains avaient perdu presque tous leurs che-vaux sur mer, ils ne purent empêcher les chré-tiens de regagner les montagnes, et de se réfu-gier dans leurs bois. L’armée du roi d’Alger re-vint sur le champ de bataille, et tenta de s’em-parer de la ville de Gênes. Heureusement leshabitants y étaient sur leurs gardes, et le comteArchambault, tout blessé qu’il était, n’avaitrien négligé pour la mettre en état de faireune longue résistance. Rodomont voyait bienqu’il était important pour lui d’avoir une placed’armes, pour assurer la subsistance de sestroupes dans un pays ennemi ; cependant,comme toutes les choses nécessaires pourfaire un siège lui manquaient, il n’entreprit pascelui de Gênes, qu’il savait être forte, bien mu-nie, et défendue par de braves gens. Il appré-henda même que ses soldats ne se rebu-tassent ; et pour les encourager : Mes amis, leur

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dit-il, ne regrettez point votre patrie ; la gloirevous en offre une plus heureuse. C’est des bellescampagnes de la France et de ses riches villes qu’ilfaut faire la conquête. Rodomont, vous n’avezqu’à le suivre, vous en ouvrira le chemin.

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CHAPITRE XVII.

Renaud et ses compagnons prennent le cheminde France. Ils arrivent au pont de Farillard.

LES prisonniers de Morgane ayant reprisleurs armes songèrent à ce qu’ils avaient àfaire. Les chevaliers païens, parmi lesquels il yavait plus d’un prince, s’en retournèrent cha-cun dans sa patrie, après avoir rendu de nou-velles grâces à Roland de leur délivrance. Àl’égard des paladins français, Dudon fit savoirau comte les grands préparatifs que faisait leroi Agramant, pour porter la guerre en France,et l’ordre qu’il avait reçu de Charles d’allerchercher ses paladins, pour les rappeler à ladéfense de l’empire, dont ils étaient les plusfermes colonnes.

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Renaud et les autres paladins parurent dis-posés à satisfaire leur empereur ; mais Roland,partagé entre son devoir et son amour, ne sa-vait quel parti prendre. D’un côté, s’il sentaitvivement ce qu’il devait à son prince et à sa re-ligion, de l’autre il souhaitait de rendre compteà sa belle Angélique de la commission dontelle l’avait chargé, ou, pour mieux dire, il vou-lait revoir sa princesse avant que de s’en re-tourner en France. Il se flatta qu’il aurait assezde temps pour arriver au secours de sa patrie,avant que le roi d’Afrique y eût fait des progrèsconsidérables. Prévenu de cette pensée, il dità ses compagnons qu’ils n’avaient qu’à partir,et qu’il irait les rejoindre dès qu’il aurait misà fin certaine aventure à quoi il s’était engagépar serment, et qu’il ne voulait avec lui queson cher Brandimart. Le seigneur de Montau-ban et les autres paladins l’embrassèrent, et lelaissèrent marcher vers le Cathay. Pour eux,ils prirent le chemin de France, se proposant,comme ils étaient à pied, de se pourvoir de

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chevaux à la première occasion qu’ils en trou-veraient.

Ils tâchaient, en marchant, d’adoucir la ri-gueur du chemin par des discours réjouis-sants ; mais Renaud et le jeune Grifon n’étaientguère disposés à fournir de leur part à un en-tretien plein de gaieté. L’un soupirait sanscesse pour Origile, qu’il ne pouvait oublier,quoiqu’il se fût bien aperçu que le comte d’An-gers, son oncle, désapprouvait son attache-ment ; et l’autre ne pouvait se consoler de laperte de son fidèle Bayard, qu’il désespérait derevoir jamais. Tous ces chevaliers marchèrentcinq jours sans trouver d’aventure ; mais lesixième ils entendirent retentir le son d’un cordu haut d’un château qu’ils voyaient situé surla cime d’un rocher. On voyait tout autour dece rocher une vaste prairie, au travers de la-quelle il passait un fleuve dont l’eau était trèsclaire, et si rapide qu’on ne pouvait le passer àgué. Les paladins en approchèrent ; et, quandils furent sur la rive, une demoiselle, qui était

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dans un bateau de l’autre côté, leur dit : Che-valiers, si vous voulez traverser ce fleuve, je vaisvous prendre dans mon bateau. Les guerriers,qui crurent que c’était leur chemin, acce-ptèrent l’offre avec joie, et remercièrent la de-moiselle, qui leur dit, lorsqu’elle les eut pas-sés : Vous êtes dans une île, et vous n’en pouvezsortir que par un pont qui est au-delà de ce châ-teau ; mais on ne vous laissera point passer le pontsi vous ne promettez de rendre un service au roiMonodant, à qui ce château appartient.

À peine la demoiselle eut-elle achevé cesparoles, que les paladins aperçurent le châ-telain, qui descendait de la roche pour venirà eux. C’était un vieillard sans armes ; maisune troupe de gens de guerre le suivait. Sei-gneurs chevaliers, leur dit-il en les abordant,nous sommes portés à vous faire plaisir, etnous vous conduirons, si vous le souhaitez, aupont qui est de l’autre côté de ce rocher ; maisje vous avertis que vous ne pourrez le passersans être obligés de combattre un géant qui en

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garde le passage. Si vous le pouviez vaincre,vous rendriez un grand service à notre roi,qui gémit de tous les meurtres que ce monstrecommet impunément dans ce pays.

Quand le vieillard eut cessé de parler, leseigneur de Montauban lui répondit : Quoiquenous ayons sujet de nous plaindre de votre de-moiselle, qui nous a fait entrer dans cette île,ce que nous pouvions nous dispenser de faire,nous n’avons jamais refusé d’arrêter une injus-tice, ni de punir la cruauté ; menez-nous doncà ce géant, nous le combattrons, et il ne tien-dra pas à nous que nous ne rendions ce pontlibre à vos peuples. Le châtelain le remerciade sa bonne volonté ; puis il conduisit les pa-ladins jusqu’au pont, qui n’était éloigné qued’une lieue du château. Varillard, ainsi se nom-mait le géant, était alors au milieu de ce pont :on eût dit que c’était une grosse tour qui y avaitété posée. Ce colosse, armé de toutes pièces,portait une longue barbe, et avait le regard fu-

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rieux. Son arme offensive était une massue, savoix un tonnerre, et ses coups une tempête.

Irolde obtint de Renaud la permission decombattre le premier. Il s’avança vers le géantavec beaucoup de courage ; mais il ne put luirésister longtemps : il fut pris. Prasilde courutau secours de son ami, et fit plus de peine aumonstre qu’Irolde ; néanmoins, après un longcombat, il tomba sur le pont d’un coup de mas-sue. Varillard le saisissant aussitôt de ses brasnerveux, pendant qu’il était encore tout étour-di, l’emporta dans une tour située sur la riveau-delà du pont, et le livra à ses satellites, quile mirent dans la même prison qu’Irolde. Lejeune paladin Dudon, vaillant fils d’Ogier leDanois, voulait se présenter pour combattre,quand le fils d’Aymon, que la prise des deuxamis avait animé de colère, le prévint. Il atta-qua le géant avec la dernière vigueur : Varillardse défendit de même. Le fleuve et la campagneretentissaient des coups pesants qu’ils se por-taient. Le casque de Membrin sauva plus d’une

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fois la vie à Renaud, en résistant à la terriblemassue ; si cette massue faisait chanceler quel-quefois le guerrier, Flamberge en récompensebrisait les armes du géant, qui, déjà blessé enplusieurs endroits, prit tout à coup l’épouvante,et s’enfuit vers la tour, pour y chercher sa sûre-té. Le paladin, qui n’avait pas envie de le lais-ser échapper, le suivit en courant, entra dansla tour après lui, en traversa la cour, mon-ta jusque sur le perron du bâtiment. Varillard,sur les pas duquel il marchait, entra dans unpetit vestibule, tira une corde qui pendait duplafond ; et dans le moment des chaînes defer très pesantes tombèrent sur le seigneur deMontauban, qui en fut enveloppé et lié si for-tement par le corps, qu’il demeura privé del’usage de ses jambes et de ses bras. Le géant,hors de péril par cette trahison, fit prendre etenfermer par ses gens le fils d’Aymon dans laprison de la tour avec les deux chevaliers deBalc, et plusieurs autres qu’il avait faits prison-

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niers avant l’arrivée des paladins. Ensuite il re-vint sur le pont.

Le fils d’Ogier voyant ce monstre revenirseul, lui demanda tout surpris ce que Renaudétait devenu. Je l’épargnais, répondit Va-rillard ; mais son imprudence et son obstina-tion m’ont obligé de me servir de toutes mesforces contre lui. Je l’ai vaincu, et je le tiens àprésent dans mes prisons. Ah ! je vais le ven-ger, s’écria Dudon en colère. En disant cela, ilattaqua le monstre et le chargea si vivement,que Varillard, affaibli d’ailleurs par le sang qu’ilavait perdu, fut obligé de recourir au mêmeartifice qu’il venait d’employer ; et, par cemoyen, il s’en rendit maître comme de Renaud.Les deux fils du marquis de Vienne eurent aus-si le même sort. Ainsi tous ces paladins, que lavaleur de Roland avait sauvés de l’île enchan-tée de Morgane, ne sortirent du palais de cris-tal que pour tomber dans les prisons de Va-rillard, qui les envoya au roi Monodant, pour laraison que l’on dira dans la suite.

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CHAPITRE XVIII.

De la rencontre que fit Roland après s’être sé-paré des autres paladins.

LE comte d’Angers, accompagné de sonami, marchait vers la tour du vieillard, dont Fa-lerine lui avait appris le chemin ; il espérait ytrouver cette magicienne, ou qu’en tout cas ilpourrait s’y introduire par sa valeur, et en déli-vrer les prisonniers. Effectivement, il y rencon-tra Falerine, qui fut surprise de le revoir, aprèsl’avoir cru suffoqué par les eaux du fleuve oùHaridant l’avait entraîné avec lui. Falerineavait continué son chemin, et elle s’était arrê-tée dans la tour du vieillard.

Elle ne manqua pas de demander à Rolandde quelle manière il avait pu sortir de l’île duLac. Le comte satisfit sa curiosité ; après quoi

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il pria cette magicienne de mettre en libertéles prisonniers de la tour, comme elle s’y étaitengagée par serment. Elle y consentit, et sur-le-champ, par son ordre, le vieillard fit sortirdes prisons les dames et les chevaliers qui lesremplissaient. Dès que ces infortunés furentlibres, ils vinrent rendre grâces à leur libéra-teur, qui s’informa d’eux si, parmi les dames,il n’y en avait pas quelqu’une qui fût parentede la princesse du Cathay. On lui répondit quenon, et il en parut consterné. Il craignit quela dame qu’il cherchait n’eût déjà servi de pâ-ture avec son amant au dragon de Falerine ;mais cette magicienne l’assura qu’elle n’avaitjamais eu dans ses prisons de princes ni deprincesses qui fussent du sang de Galafron. Ce-pendant, lui dit le paladin, Angélique, à mondépart d’Albraque, m’a dit qu’elle avait apprisqu’une de ses parentes était en votre pouvoir.Seigneur chevalier, répliqua Falerine, je vousjure que je n’ai jamais eu dessein de nuire à lamaison royale du Cathay. Au contraire, Mar-

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quinor, roi d’Altin, et mon parent, a marchéavec une grosse armée au secours d’Angéliquecontre les Tartares ; par conséquent vous de-vez être persuadé qu’on a fait un faux rapportà cette princesse. Roland, satisfait de cette as-surance, quitta la magicienne, et se remit enchemin avec Brandimart, qui n’avait pas moinsd’envie que lui de retourner à Albraque.

Comme ils étaient à pied, et que cela se-condait mal leur impatience, ils se munirent dechevaux au premier lieu habité. Un jour qu’ilsétaient tous deux dans une grande plaine, aulever du soleil, ils aperçurent deux personnes,dont l’une poursuivait l’autre. Celle qui pour-suivait était un grand guerrier à pied, armé detoutes pièces, et l’homme qui fuyait paraissaitêtre un nain. Il avait un habit fort propre, et ilmontait un des meilleurs chevaux du monde.Le chevalier à pied faisait des efforts étonnantspour le joindre, et le menaçait, en courant, dele pendre à un arbre, s’il pouvait l’atteindre ;mais le petit homme avait la malice de le lais-

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ser approcher ; puis tout à coup il s’en éloi-gnait, en lâchant la bride à son coursier, ettrompait l’espérance que le guerrier avait de sevenger de lui.

C’était la reine Marphise, qui poursuivaitBrunel depuis trois mois ; elle avait crevé plu-sieurs chevaux dans sa poursuite, et le dernierqu’elle montait venait de tomber sous elle delassitude.

Le comte d’Angers et Brandimart étaient siéloignés de penser que cette princesse fût dansces provinces d’Éluth et d’Altin, qu’ils ne la re-connurent pas. Brunel passa près d’eux ; et, enpassant, il regarda fort attentivement le pala-din français. Ce n’était pas sans raison qu’il leconsidérait. Dans tous les lieux de ce royaumeoù il s’était arrêté pour prendre de la nourri-ture, il avait ouï raconter avec surprise qu’unchevalier étranger, nommé Roland, avait dé-truit par sa valeur les monstres et les jardins deFalerine, et avait acquis dans cette entreprise

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une épée qui coupait toutes choses enchan-tées. L’Africain avait résolu de voler cette armemerveilleuse, pour en faire don au jeune Roger,s’il pouvait rencontrer sur sa route le chevalierqui l’avait conquise ; et, sur le portrait qu’onlui avait fait de Roland, il jugea que c’était luiqu’il voyait. Prévenu de cette opinion, il s’ar-rêta, et dit au guerrier français : Seigneur che-valier, vous êtes étonné sans doute de me voirainsi poursuivi par un homme à pied ; mais,votre surprise sera bien plus grande encore,lorsque vous saurez que ce n’est pas un cheva-lier, c’est la reine de Perse, la guerrière Mar-phise elle-même. J’emporte son épée, pour ladonner au meilleur chevalier de l’univers, etelle court après moi pour me forcer de la luirendre.

Ce que vous faites est si criminel, réponditle paladin, que j’en suis indigné. Au lieu devous vanter d’une pareille action, craignez queje ne vous ôte l’épée dont vous me parlez, etque je ne vous livre même au juste courroux

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de cette princesse. Comme il achevait ces pa-roles, le nain s’éloigna de lui, et levant en l’airBalisarde qu’il avait eu l’adresse de lui voler :Seigneur chevalier, s’écria-t-il, songez plutôt àconserver ce que vous avez qu’à vouloir fairedes restitutions qui ne vous regardent point.Adieu, souvenez-vous de Brunel, c’est monnom, et faites savoir à la reine Marphise quelsuccès a eu le zèle que vous témoignez pourses intérêts. Alors l’Africain lâcha la bride à soncoursier, et disparut comme un éclair.

Rien n’est égal à la surprise où se trouva Ro-land, qui ne pouvait concevoir comment Ba-lisarde avait passé dans les mains de Brunel.Il poussa son cheval après ce nain ; mais ils’aperçut bientôt qu’il le poursuivrait vaine-ment. C’est pourquoi il cessa de le suivre, et re-prit avec son ami le chemin d’Albraque.

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CHAPITRE XIX.

Combat de Roland contre le géant Varillard.

ROLAND eut tant de chagrin de cette aven-ture, que Brandimart ne pouvait le consoler. Ilsmarchèrent le reste du jour, et le lendemain ilsse trouvèrent au bord du fleuve que Renaud etses compagnons avaient passé. Ils donnèrentdans le même piège ; ils entrèrent dans le ba-teau de la perfide demoiselle ; mais imaginez-vous quelle fut leur surprise d’y rencontrer Ori-gile, qui voulait aussi traverser le fleuve. Ellene fut pas moins étonnée qu’eux de cette ren-contre ; et la vue d’un chevalier qu’elle avaittant offensé la remplit de frayeur ; elle avaitencore Bridedor et Durandal, ce qui ne causapas peu de joie au comte. L’artificieuse Origilebaissa les yeux de confusion dès qu’elle le re-

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connut ; et, ne pouvant prendre la fuite, elleeut recours aux larmes : Seigneur, lui dit-elle,jugez par mes pleurs du regret que j’ai de vousavoir donné lieu de me soupçonner de trahison.Je n’ignore pas que la reconnaissance et le devoirm’obligeaient à ne vous point abandonner ; maisc’est une faute que vous devez pardonner à la fai-blesse d’une fille, qui n’a pu se résoudre à soute-nir la vue des périls où vous alliez l’engager avecvous dans les jardins de Falerine. J’ai cherché, jel’avoue, à m’en garantir, et, pour vous ôter lesmoyens de m’en punir, j’emmenai votre cheval etvous pris votre épée.

Généreux guerrier, ajouta-t-elle, voilà moncrime, je le confesse. J’avais cru en éviter le châti-ment par ma fuite ; cependant le ciel, le juste ciela voulu vous venger, puisqu’il me livre à votre res-sentiment. Ordonnez de mon sort, et punissez uneinfortunée qui n’ose plus espérer de pardon, aprèsvous avoir outragé tant de fois. À ces mots, Ori-gile, pour mieux toucher le paladin, fondit en

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pleurs ; elle parut saisie de douleur, et mar-qua un si grand repentir de sa faute, que toutautre qu’un homme qu’elle avait déjà trompés’y serait laissé surprendre. Perfide femme, luidit Roland, je connais la fausseté de ton cœur ;ne te flatte pas que je tombe de nouveau danstes pièges. Si je ne te fais pas subir le châtimentque mériteraient tes trahisons, c’est que je nepuis me résoudre à déshonorer mes armes etma main en répandant ton sang.

Comme le comte d’Angers achevait de par-ler, ils arrivèrent à l’autre bord du fleuve. Àpeine eut-il mis pied à terre, qu’il se vit aborderpar le châtelain de la forteresse, qui lui tintle même discours qu’il avait tenu à Renaud.Roland et Brandimart étaient trop accoutumésaux grandes entreprises pour n’oser tentercelle-ci. Ils pressèrent eux-mêmes le châtelainde leur enseigner le chemin du pont. Levieillard les y mena. Ils aperçurent le géant quiavait pris tant de braves chevaliers par sa forceou par son artifice. Le comte marcha droit à

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lui, et, après l’avoir défié, l’attaqua sans luitenir un long discours. Le combat fut dange-reux ; mais Varillard, remarquant bientôt qu’ilne résisterait plus longtemps aux coups ter-ribles d’un ennemi dont l’épée tranchait sesarmes facilement et lui faisait de profondesblessures, eut recours à son artifice. Jamais, àla vérité, il n’en avait eu plus grand besoin. Ilfuit vers la tour ; et Roland l’ayant poursuivijusque sous le vestibule, le paladin y fut en-veloppé, comme le fils d’Aymon, par les filetsd’acier qui tombèrent du plafond. Les gens dugéant se jetèrent promptement sur lui, livrentses mains et ses pieds avec des cordes, et troisde ses satellites se préparaient à le dépouillerde ses armes, pour le porter ensuite dans uncachot, lorsque Brandimart, qui avait suivi sonami jusque dans la tour, arriva dans cet en-droit. Il se jeta plein de fureur sur ces traîtres ;il en fendit un jusqu’à la ceinture, coupa l’autrepar le milieu du Corps, et mit en fuite tout lereste, Varillard même tomba sous ses coups.

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Brandimart ayant ensuite débarrassé Ro-land des filets qui l’enveloppaient, ces deuxchevaliers cherchèrent les prisons, et obli-gèrent le geôlier à les ouvrir. Il y avait dedanssi peu de prisonniers, que le comte ne put s’em-pêcher d’en demander la raison. N’en soyezpas surpris, seigneur lui dit le geôlier ; quandces prisons étaient remplies, Varillard avaitcoutume d’envoyer les prisonniers au roi Mo-nodant. Ainsi, vous ne voyez que ceux qui sontici depuis trois jours. Si vous exigez de moi,continua le geôlier, un plus grand éclaircisse-ment, je vous dirai que Monodant est un desplus puissants princes de l’Asie. La fortune tou-tefois n’a pas voulu le rendre entièrement heu-reux. Elle lui a fait perdre ses deux fils, dontl’un fut ravi dès l’enfance par des voleurs tar-tares, qui vinrent faire des courses jusque danssa capitale ; et l’autre est au pouvoir de la féeMorgane, qui l’aime et le retient dans l’île duLac. Le roi met tout en usage pour le ravoir ;il a consulté un magicien, qui lui a répondu

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que le seul Roland, chevalier chrétien, pouvaitlui rendre Ziliant ; que ce fameux guerrier étaitprésentement en Asie, et devait passer par lepont de cette île. Monodant, sur cette réponse,a résolu de faire arrêter ce Roland ; et, commeVarillard s’était un jour vanté, en présence detoute la cour, de livrer au roi ce paladin, le mo-narque commit ce géant à la garde du pont.Cependant ce chevalier n’a point encore passépar ici ; une infinité d’autres y ont été arrêtés.On a pris le prince Astolphe, et quelques joursaprès le célèbre Renaud de Montauban, avecdeux braves frères, nommés Aquilant et Gri-fon, et le vaillant Dudon. Tous ces guerriers etun très grand nombre d’autres sont actuelle-ment dans les prisons du roi Monodant, à quiVarillard les a envoyés.

Pendant que le geôlier parlait de cette sorte,le comte d’Angers l’écoutait attentivement. Lepaladin, touché du malheur de ses plus chersamis, forma le dessein de les délivrer. Il de-manda au geôlier le chemin d’Éluth, où le roi

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Monodant faisait son séjour, et partit sur-le-champ pour s’y rendre avec Brandimart, quiaimait trop l’honneur et la satisfaction de sonami, pour ne pas l’accompagner dans cette ex-pédition, malgré l’impatience qu’il avait de re-tourner à Albraque.

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CHAPITRE XX.

De la nouvelle trahison d’Origile, et de ce qui s’en-suivit.

ORIGILE, qui par la fuite des satellites deVarillard, avait jugé de ce qui s’était passé dansla tour, y entra, et arriva dans le temps queRoland et Brandimart faisaient mettre les pri-sonniers en liberté. Elle avait été présente àtout le récit du geôlier, et agréablement sur-prise d’avoir entendu parler de Grifon, qu’elleaimait toujours éperdument. Après le vol deBridedor, elle avait couru à toute bride sur lechemin de Bizuth, croyant y rencontrer encorece jeune chevalier. Comme elle n’osait paraîtredans cette ville, elle y fit faire une exacte per-quisition des deux fils d’Olivier, par une femmechez qui elle se tint cachée, et qui l’avait servie

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dans ses amours ; mais elle eut beau demeurerà Bizuth pendant les quinze jours que Rolandavait prescrits à ses amis, elle n’apprit aucunenouvelle de Grifon. Elle perdit toute espérancede le revoir ; et, sortant de Bizuth, où elle avaittout à craindre si elle y était reconnue, elle pritpar hasard la route de l’île où le comte d’An-gers et Brandimart la rencontrèrent. Sur le ré-cit du geôlier, l’espérance était rentrée dansson cœur, et changeant le dessein qu’elle avaitpris de s’éloigner de Roland en celui de lesuivre à la cour d’Éluth, elle monta sur le che-val de ce paladin, qui reprit Bridedor, et l’ac-compagna de même que Brandimart.

Après quelques jours de marche, ils arri-vèrent tous trois à Éluth. Les deux chevaliersne jugèrent point à propos de se présenterd’abord devant le roi Monodant. Ils voulurentauparavant concerter ensemble de quelle ma-nière ils se conduiraient dans leur entreprise.Ils allèrent loger à la première hôtellerie, où ilsse gardèrent bien de dire leurs noms, de peur

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que le roi ne sût leur arrivée ; mais la perfideOrigile les trahit. Elle se déroba d’eux le len-demain, et se rendit au palais, où elle fit tantd’instance pour parler au roi, qu’elle fut intro-duite dans la salle où ce monarque tenait sesaudiences. Elle s’approcha de son trône, et semettant à genoux : Seigneur, dit-elle, commeje m’intéresse au bonheur de votre règne et àla satisfaction de votre majesté, je crois devoirvous donner un avis important : Je suis venueà Éluth avec deux chevaliers qui ont privé de lavie le géant Varillard, que vous aviez commis àla garde du pont de l’île ; mais, grand roi, pourrécompenser mon zèle, ayez la bonté d’ordon-ner qu’on me rende deux chevaliers qui sontdans vos prisons. Ils n’ont jamais eu le mal-heur de vous offenser, et vous ferez une actionde justice, si vous les accordez à mes prières.D’ailleurs vous acquerrez deux vaillants guer-riers pour fidèles serviteurs. Commandezdonc, seigneur, poursuivit-elle, qu’on remetteen liberté le jeune Grifon et son frère Aquilant.

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J’aime un de ces deux chevaliers. Ayez com-passion d’une amante infortunée qui se voitséparée de l’objet de son amour. Origile ac-compagna ces dernières paroles d’un délugede larmes, et fit paraître tant d’affliction, que leroi Monodant en fut attendri. Il lui promit la li-berté des deux frères, si l’avis qu’elle venait delui donner se trouvait véritable.

Cette perfide femme avait un moyen plussûr d’obtenir la délivrance de Grifon : c’étaitd’apprendre au roi d’Éluth qu’un des chevaliersqui venaient d’arriver dans sa capitale était lefameux Roland ; mais elle n’aurait pu se servirde cet expédient, sans donner connaissanceaux deux frères de l’arrivée de leur oncle àÉluth : c’est ce qu’elle ne voulait pas qu’ilssussent, de peur qu’ils n’accompagnassent lecomte, dont elle avait dessein de les séparer.

Elle était encore en présence du roi, lors-qu’un courrier, dépêché par le châtelain de laforteresse de l’île, vint confirmer à ce prince

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le rapport d’Origile. Monodant fut affligé de lamort de Varillard, parce qu’il avait espéré quece géant lui remettrait entre les mains le che-valier qui seul pouvait retirer le prince Ziliantde l’île du Lac. Dans son ressentiment il vou-lut d’abord faire mourir les meurtriers de Va-rillard ; mais, faisant réflexion que leur trépasne lui ferait pas recouvrer son fils, il changeade dessein. Il résolut d’obliger ces deux guer-riers à garder le pont de l’île à la place dugéant. Dans cette vue, il envoya le capitainede ses gardes à l’hôtellerie où Roland et Bran-dimart étaient logés, avec ordre de se saisird’eux. Le capitaine s’acquitta de sa commissionavec tant d’adresse et de prudence, qu’il lessurprit tous deux désarmés, avant qu’ilseussent le temps de se mettre en défense ; illeur fit lier les mains, et les conduisit dans uneprison particulière, où ils furent étroitementresserrés.

Le capitaine des gardes alla rendre compteau roi du succès de sa commission ; ce prince

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en eut de la joie, et, par reconnaissance, fitrendre à la traîtresse Origile les deux cheva-liers qu’elle réclamait. Aussitôt qu’elle les vit,elle leur témoigna par de vives expressions detendresse jusqu’à quel point elle était sensibleau plaisir de les retrouver. Elle leur proposa departir au plus tôt, dans la crainte qu’elle avaitqu’ils n’apprissent la prison de leur oncle ;néanmoins ils ne lui parurent pas disposés àfaire ce qu’elle souhaitait. Ils ne pouvaient serésoudre à sortir d’Éluth, sans avoir fait dumoins tous leurs efforts pour délivrer le princeAstolphe, Renaud et Dudon, avec lesquels ilsavaient été pris. Elle leur représenta vainementqu’il était impossible de faire ce qu’ils se pro-posaient, et que ce serait s’exposer sans fruitau péril de retomber dans les fers, s’ils en-treprenaient de délivrer par force leurs amis :elle n’aurait pu les détourner de leur résolution,si elle ne leur eût dit que ce qu’ils pouvaientfaire de mieux était d’aller apprendre à leuroncle Roland le besoin que leurs compagnons

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avaient de son secours, et de prendre avec luides mesures pour leur délivrance. Par cet arti-fice, qu’elle imagina sur-le-champ, elle les per-suada. Mais le moyen, lui dit Grifon, d’allertrouver Roland au Cathay, lorsque notre devoirnous rappelle en France ? Il est vrai, réponditOrigile, que le comte avait envie de retournerà Albraque ; mais l’idée du péril où l’entreprised’Agramant, roi d’Afrique, met votre patrie etvotre empereur, l’a fait changer de sentiment.Enfin, continua-t-elle, il est parti pour laFrance, et moi je suis revenue ici pour implorerl’appui du roi Monodant, et tâcher d’obtenirpar son entremise mon retour à Bizuth, dontje ne suis éloignée que par les artifices de mesennemis. En arrivant à Éluth, j’ai appris qu’onvous y retenait prisonniers. Cette nouvelle m’atouchée, et dès ce moment j’ai borné tout moncrédit en cette cour à vous procurer la liberté.J’en suis venue à bout, et je bénis le ciel de cetheureux événement.

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La dame n’avait pas achevé ce discours,que les deux frères, à l’envi, lui rendirentgrâces de nouveau de ce service important.Après cela, le chevalier Aquilant lui dit : BelleOrigile, puisque le comte d’Angers a repris,comme vous le dites, le chemin de France, il nesaurait encore être fort éloigné. Hâtons-nousde marcher sur ses traces, et tâchons de le re-joindre. Volontiers, répondit la dame. Alors ilsse mirent en marche, et allèrent le plus vitequ’il leur fut possible le reste du jour ; maisOrigile avait en cela un but bien différent duleur. Les deux frères ne pensaient qu’à re-joindre leur oncle, au lieu que la dame songeaità les éloigner de lui. Ils avancèrent beaucoup ;néanmoins quelques moments avant la nuit, ilsurvint tout à coup un orage qui les obligeade s’arrêter dans un village pour faire sécherleurs habits que la pluie avait mouillés. Tandisque, pour garder les bienséances, Origile sechauffait dans une chambre séparée, elle s’avi-sa d’écrire au roi Monodant qu’elle venait d’ap-

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prendre qu’un des deux chevaliers qu’il avaitfait arrêter était Roland. Elle ne doutait pasque cet avertissement n’obligeât ce monarqueà faire garder soigneusement ce paladin ; etpar-là elle achevait de se mettre l’esprit en re-pos sur ce guerrier. Après avoir écrit sa lettre,elle la cacheta et la donna au maître de la mai-son, à l’insu des deux frères, en le chargeantde la faire tenir en diligence au roi, comme unechose où le service du prince était intéressé ;puis elle alla retrouver les chevaliers. Ils man-gèrent ensemble un morceau ; ils se reposèrentensuite quelques heures, et, l’orage ayant ces-sé, ils se remirent en chemin le lendemain dèsla pointe du jour.

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CHAPITRE XXI.

Des suites qu’eut à la cour de Monodant l’em-prisonnement du comte d’Angers et deBrandimart.

TANDIS que les fils d’Olivier, conduits parla trompeuse Origile, s’éloignaient de leuroncle, en cherchant à le rejoindre, le roid’Éluth était sans cesse occupé du soin de re-couvrer son cher Ziliant. Ce monarque s’entre-tint avec le capitaine de ses gardes des deuxchevaliers qui avaient été emprisonnés ; etcomme l’officier lui vantait leur haute appa-rence : Mon cher Thiamis, lui dit Monodant, ilme vient un soupçon que je veux te communi-quer. Je m’imagine que l’un de ces deux guer-riers est ce fameux Roland qui seul peut retirermon fils des mains de Morgane. En effet quel

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autre que ce paladin eût pu vaincre le géantVarillard ? Tu vois l’intérêt que j’ai d’éclaircircela ; et, comme je crains que ces chevaliers necachent soigneusement leurs noms, je chargeton adresse du soin de découvrir lequel desdeux est Roland. N’oublie donc rien pour medonner cette satisfaction ; et, si tu peux y réus-sir, il n’est rien que tu n’obtiennes de ma recon-naissance.

Thiamis, fin et adroit courtisan, ne manquapas d’entrer dans les sentiments de sonmaître ; il le confirma dans sa conjecture, qu’ilappuya même de raisons assez solides, et luipromit de faire tous ses efforts pour arracherce secret des deux chevaliers. Il alla donc trou-ver Roland et Brandimart. Il commença parleur témoigner son déplaisir de n’avoir pu sedispenser d’exécuter l’ordre de leur emprison-nement ; ensuite il leur dit, comme en confi-dence, que le roi était fort en colère contre euxde ce qu’ils avaient tué le géant Varillard, qu’ilavait commis lui-même à la garde du pont de

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l’île. Je m’étonne de ce que vous nous dites,lui répondit Roland ; mon compagnon et moinous n’avons combattu Varillard que sur l’assu-rance que le châtelain de la forteresse nous adonnée, que nous rendrions un grand serviceau roi Monodant et à ses sujets d’affranchir lepont de la servitude que le géant avait établie,et d’arrêter le cours des désordres qu’il causaitdans tout le pays. L’officier parut satisfait decette réponse, et promit aux chevaliers de fairevaloir au roi les raisons qu’ils alléguaient pourleur justification.

Après quelques discours, Thiamis tira Ro-land à part, et, sous prétexte d’avoir conçu del’affection pour lui particulièrement, il l’assu-ra qu’il allait s’employer à lui procurer la liber-té, préférablement à son compagnon. Le pala-din le remercia de la bonne volonté qu’il luimarquait ; mais il lui fit connaître en même-temps qu’il ne pouvait en profiter ; que, devantla vie et la liberté à son compagnon, l’honneuret la reconnaissance ne lui permettraient pas

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de sortir sans lui de prison. J’ai combattu lepremier contre Varillard, ajouta-t-il ; et j’allaisêtre son prisonnier, si mon ami ne fût venu àmon secours, et ne m’eût délivré en tuant legéant. Le capitaine des gardes, après ce dis-cours, se tourna vers Brandimart, et, le prenantaussi en particulier pour gagner sa confiance,il lui dit : Brave chevalier, je sais bien que c’estvous qui avez ôté la vie à Varillard ; mais soyezpersuadé que, par estime pour vous, je ne le di-rai point au roi. Je vous avouerai même confi-demment que je ne suis point fâché de la mortde ce géant, qui, depuis qu’il garde ce pont,m’a privé d’un chevalier à qui le sang me liait,et que j’aimais tendrement.

L’officier s’attendait à un compliment de lapart de Brandimart. Il s’imaginait que ce che-valier le remercierait du ménagement qu’il té-moignait avoir pour lui dans une conjoncture sidélicate ; mais il fut fort surpris quand Brandi-mart lui répondit en ces termes : Seigneur che-valier, je ne souhaite point que vous cachiez

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au roi votre maître que c’est moi qui ai tué Va-rillard. Apprenez lui-même une chose qu’il luiest bien plus important de savoir : dites-lui queje suis Roland ; et je vous demande, pour gagede l’amitié que vous faites paraître pour moi,que vous me fassiez parler à ce monarque ;je voudrais l’assurer moi-même que, malgré letraitement injurieux qu’il nous a fait, je n’aspirequ’à lui rendre service. Le capitaine fut bienaise d’avoir fait si facilement cette découverte.Il s’était attendu qu’elle lui coûterait beaucoupplus de peine et de temps. Il en eut tant de joie,qu’il fit mille caresses au guerrier qui venait delui faire cet aveu, en lui protestant qu’il allaittravailler à lui faire obtenir du roi la satisfac-tion qu’il demandait.

Il courut en effet porter à Monodant cetteimportante nouvelle, et il se promettait biend’exciter par son rapport, dans l’âme de sonmaître, les mêmes mouvements dont la sienneétait agitée ; mais il se trompa dans son at-tente : le roi avait déjà reçu la lettre d’Origile,

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et, venant au-devant de lui les bras ouverts :Mon cher Thiamis, lui dit-il, vous venez sansdoute me confirmer ce que la belle Origile memande. Le comte Roland est un des deux che-valiers que vous avez arrêtés par mon ordre.Oui, seigneur, répondit l’officier fort mortifiéd’avoir été prévenu, ce paladin est dans vosprisons ; mais ce que je puis vous dire de plus,et ce que la dame n’a pu vous mander, c’estque Roland a tué Varillard, et qu’il est tout dis-posé à vous rendre service. Cela serait-il pos-sible ? répliqua le roi, tout transporté de joie.Vous n’en devez pas douter, seigneur, repar-tit Thiamis, et, pour vous le persuader, il de-mande avec instance l’honneur de vous en as-surer lui-même. Ah ! faites-le venir, s’écria Mo-nodant, et si ma satisfaction vous est chère, neretardez pas d’un moment ce plaisir.

Cet ordre n’eut pas sitôt été donné que lecapitaine des gardes retourna dans les prisons,d’où il tira Brandimart avec empressement,pour le mener au palais, sans lui laisser le

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temps de rien dire au comte, qui demeura fortagité sur le sort qu’on préparait à son ami. Dèsque l’amant de Fleur-de-Lys parut devant le roid’Éluth, ce monarque lui dit d’un air ouvertet plein de douceur : C’est donc vous qui êtesce grand guerrier, dont tout l’univers vante leshauts faits. Seigneur, lui répondit Brandimart,je suis Roland, et je viens témoigner à votremajesté que nous n’avons jamais eu, mon com-pagnon ni moi, dessein de vous offenser. Fa-meux comte reprit Monodant, je suis fâchéd’avoir été obligé d’user de sévérité à tonégard, mais j’ignorais ton nom ; pardonne àcette ignorance le traitement que tu as reçu.Tout chrétien que tu es, ta vertu mérite d’êtrehonorée des plus grands princes de la terre.Est-il vrai, poursuivit-il, que, malgré le juste su-jet que tu as de te plaindre de moi, tu es prêt àme rendre service ? Thiamis m’aurait-il fait unfidèle rapport ? Il ne vous en a point imposé,seigneur, repartit le feint Roland ; et je suis dis-

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posé à tenir tout ce qu’il vous aura promis dema part.

Noble chevalier, dit alors le roi d’Éluth,vous ne savez pas à quoi vous vous engagez :il est un service que vous pouvez me rendre,pour me procurer le repos que j’ai perdu ; maistelle est la nature de ce service, que je n’osel’attendre de vous ; quelque prévenu que jesois de la grandeur de vos forces et de votrecourage, je crains que la difficulté de l’entre-prise ne vous rebute. Seigneur, lui réponditBrandimart, augurez mieux du zèle qui meporte à vous servir. Si vous m’accordez unegrâce que j’attends de votre générosité et devotre justice, il n’est rien de si difficile, rien desi dangereux que je n’entreprenne pour voussatisfaire. Vous êtes en droit de me tout de-mander, répliqua Monodant : mais vous, Ro-land, ajouta-t-il, s’il vous faut pénétrer pourmoi jusque dans les entrailles de la terre, af-fronter les puissances qui y dominent, détruireles charmes des fées, en un mot, retirer le

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prince Ziliant, mon fils, des mains de Morgane,votre zèle ne se ralentira-t-il point ? Non, sei-gneur, répondit le guerrier. Hé bien, reprit lemonarque, demandez-moi donc ce que vousvoudrez, généreux et charmant chevalier ;quelque prix que vous mettiez à ce grand ser-vice, soyez sûr de l’obtenir, fût-ce ma proprecouronne. Alors Brandimart déclara que cequ’il souhaitait était la liberté de son compa-gnon. Monodant la lui accorda, et donna ordrequ’on amenât en sa présence le chevalier quiétait en prison. Les gardes allèrent vite cher-cher Roland, qui leur demanda d’abord avecagitation ce que son compagnon était devenu.Ne soyez point en peine de lui, répondirent-ils.Il est en ce moment avec le roi, qui lui fait millecaresses, et c’est pour vous en rendre vous-même le témoin que nous avons ordre de vousmener au palais. Le comte s’y laissa conduire ;il s’approcha respectueusement du roi, qui vintà lui d’un air affable, et qui lui dit : Chevalier,le comte Roland, votre ami, me promet son se-

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cours et sa valeur pour retirer le prince mon filsde l’île du Lac ; et il ne veut (voyez jusqu’à quelpoint il vous aime) que votre liberté pour prixd’un si grand service.

À ce discours, le paladin comprit que Bran-dimart avait feint d’être Roland, pour le rendrelibre, et pour avoir l’honneur de délivrer leprince Ziliant ; c’est pourquoi il répondit decette sorte au roi d’Éluth : Seigneur, je ne doispoint abuser de votre erreur, ni de la généro-sité de mon ami. Je suis le vrai Roland, et jem’engage à vous ramener ici le prince Ziliant.J’ai pour y réussir des facilités que mon cherBrandimart n’a pas l’avantage d’avoir. Il péri-rait dans cette entreprise, malgré toute sa va-leur. D’ailleurs je dois vous dire qu’indépen-damment des intérêts de votre majesté, que jen’avais pas l’honneur de connaître, je me suisengagé à retirer le prince Ziliant d’un lieu oùson courage languit dans l’oisiveté.

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Rien n’égale la surprise où ces paroles ducomte jetèrent Monodant, qui jugea bien, àl’embarras de Brandimart, lequel des deux che-valiers était Roland. Il fit à ce paladin le mêmeaccueil qu’il avait fait à son compagnon. Il luidemanda comment il était possible qu’il eût vule prince Ziliant, et se fût engagé à le délivrer.Le fils de Milon satisfit pleinement sa curiosi-té par un récit qui l’étonna. Mais, grand roi,lui dit ensuite le guerrier, je vous supplie trèshumblement de m’accorder la liberté de Bran-dimart pour récompense de ce que je vais fairepour vous. C’est à regret, répondit le roi, queje vous refuse ce que vous me demandez. Ex-cusez un père qui ne veut rien oublier de toutce qui peut vous engager à lui rendre son fils.Permettez que je garde ici votre ami commeun gage de votre retour. Je me persuade quel’envie de le revoir animera votre courage etvous fera exécuter des choses impossibles, nonseulement à tous les mortels, mais au grandRoland lui-même. Si je vous laissais partir tous

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deux, et que pour mon malheur vous ne pus-siez venir à bout de votre entreprise, je nevous reverrais ni l’un ni l’autre. Laissez-moidonc, de grâce, Brandimart ; aussi bien je senspour lui certains mouvements d’affection dontj’ignore la cause. Partez, comte, avec l’assu-rance que je vous donne qu’il sera ici chériet honoré, de même que tous les autres pala-dins français, que je promets de vous rendre àvotre retour. Je vous dirai plus : si j’ai le mal-heur de ne pouvoir recouvrer le prince Ziliant,mon dessein est d’assurer mes états après mamort au généreux Brandimart, en l’adoptantpour fils.

Les deux guerriers furent fort touchés dudiscours et des sentiments de ce bon roi ; maisils employèrent des expressions différentes àlui en marquer leur reconnaissance. Le comtese contenta d’assurer ce monarque qu’il allaitfaire tous ses efforts pour mériter ses bontés ;et Brandimart se jeta aux pieds du roi, et leslui embrassa avec un saisissement qui venait

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moins de l’espérance d’être un jour héritier dece prince que d’une tendre affection qu’il sesentait pour lui, sans savoir pourquoi.

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CHAPITRE XXII.

Roland retourne à l’île du Lac.

LE paladin Roland prit sur-le-champ congédu roi d’Éluth et de son ami Brandimart, etne tarda guère, à se rendre au pont que legéant Haridant avait longtemps gardé. Il atta-cha son cheval à un arbre, et se précipita dansle fleuve sans balancer. C’était effectivement leseul moyen d’entrer dans l’île du Lac. Il ména-gea si bien sa respiration qu’il se trouva dansla prairie délicieuse qui était au fond de l’eausans avoir perdu le sentiment. Aussitôt qu’il sevit sur l’herbe fleurie, il marcha vers la mon-tagne, d’où il entra sous la première voûte ; ilpassa le pont du Lac brûlant, malgré les sta-tues enchantées qui en gardaient le passage ;et, après avoir traversé le salon du trésor, il ar-

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riva dans le vallon si chéri de Morgane : il pritle chemin de la fontaine où il avait vu cette féela première fois. Il se flattait qu’il la rencontre-rait encore.

Mais s’il fut trompé dans cette espérance,du moins il eut la satisfaction d’y trouver lebeau Ziliant. Ce jeune prince, enseveli dansune profonde rêverie, avait les yeux couvertsde larmes. Quelle joie ne succéda point à sestristes pensées, lorsqu’il aperçut le paladin !Il se leva brusquement, et courut à lui avectransport. Prince, lui dit Roland, je viens déga-ger ma parole. Fameux guerrier, lui répondit lefils de Monodant en l’embrassant, que ne vousdois-je point ? Il s’agit de votre liberté, reprit lecomte, ne perdons point un temps qui nous estcher. Je suis bien aise de vous avoir rencontréseul, pour concerter ensemble les moyens devous retirer de cette île : car vous savez qu’onn’en peut sortir qu’avec le consentement de lafée. Par quel expédient pourrons-nous l’obte-nir ? Depuis quelques jours, repartit Ziliant, j’ai

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fait une découverte qui pourra nous le four-nir. J’ai remarqué plus d’une fois que Morgane,quelque empressement qu’elle ait pour moi, agrand soin de me quitter à certaine heure ledernier jour de la semaine, et je ne la revoisqu’à certaine autre heure le jour suivant.

Cette remarque, continua-t-il, excita unjour ma curiosité : je demandai à la fée la rai-son de cette conduite ; elle rougit à cette ques-tion ; et, comme il fallait qu’elle répondît, elleme fit une réponse qui me persuada qu’ellen’avait pas envie de satisfaire mon désir cu-rieux. Je feignis pourtant de prendre pourbonnes les mauvaises raisons qu’elle m’allé-gua ; mais je n’en eus que plus d’envie d’éclair-cir ce mystère. Dès que le premier jour où elledevait me quitter fut venu, et qu’elle en eutrejeté la cause sur quelques cérémonies ma-giques qu’exigeaient d’elle son art et sa na-ture de fée, je la suivis de loin avec toutes lesprécautions possibles pour qu’elle ne s’aperçûtpoint que je l’épiais. Elle s’enfonça dans un pe-

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tit bois qui est à l’un des coins de ce vallon,et gagna un bocage, où j’arrivai sans être vu.Je me cachai soigneusement derrière quelquesarbrisseaux qui me donnaient moyen de l’en-trevoir en écartant quelques branches touffuesqui me couvraient.

Il y a dans le fond de ce bocage une fon-taine d’une eau très claire. Aussitôt que la féefut sur ses bords, elle se déshabilla, et se jetadedans ; mais à peine son beau corps en euttouché l’eau, que je vis avec étonnement sesjambes se transformer en une queue de ser-pent, avec laquelle fendant l’onde, elle se mit ànager tout autour de la fontaine. Je demeuraiquelque temps dans l’endroit où j’étais fort at-tentif, comme vous pouvez penser, à ce spec-tacle. Néanmoins, de peur d’être aperçu, etcroyant avoir assez contenté ma curiosité, jeme retirai fort occupé de ce prodigieux événe-ment. Je jugeai qu’une nécessité fatale forçaitla fée à cette transformation le dernier jour dela semaine, et c’est pourquoi vous m’avez trou-

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vé seul aujourd’hui : car les autres jours Mor-gane n’a guère coutume de me quitter pour silongtemps. Ce que je m’imagine de tout ceci,c’est que cette connaissance peut vous faciliterle moyen de surprendre la fée. Elle restera toutce jour dans sa transformation, et demain dèsque l’aurore paraîtra, je la verrai revenir à moiavec tout l’empressement que l’amour inspireaux tendres amants. Mon dessein est de metrouver alors sur le bord d’une autre fontainequi joint un petit bois où vous serez caché. Jeme placerai de sorte que Morgane sera obligéed’avoir le dos tourné vers le bois. Vous profi-terez de cette situation, pour vous jeter à l’im-proviste sur la fée, que vous saisirez par lescheveux avant qu’elle ait le temps de s’échap-per.

Rien n’est mieux pensé, s’écria Roland, et jesuis résolu à m’arrêter à cet expédient. Alorsle prince d’Éluth conduisit le paladin dans unpetit verger dont les arbres portaient des fruitsdélicieux. Les deux princes mangèrent de ces

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fruits, et s’entretinrent dans ce lieu jusqu’à lanuit ; puis, sortant du verger, ils prirent le che-min du bois et de la fontaine, où leur entreprisedevait s’exécuter. Quand, ils y furent arrivés,Ziliant se mit sur le bord de la fontaine, et lecomte entra dans le bois où il se cacha, réso-lu de ne se montrer que bien à propos. Ils dor-mirent peu toute cette nuit. L’inquiétude qu’ilsavaient l’un et l’autre écartait de leurs yeux lesommeil.

À peine le jour commençait à dissiper lesténèbres, que le fils de Monodant aperçut Mor-gane qui venait à lui avec plus d’empressementqu’il ne lui en avait jamais vu. Il affecta unejoie extrême de la revoir, et répondit auxmarques de tendresse qu’elle lui donna par desexpressions aussi vives que les siennes. La fée,charmée de ce jeune prince, admirait sa bonnegrâce et sa beauté. Dans les transports quil’agitaient, elle entrelaçait ses doigts délicatsavec les beaux cheveux de son amant, et l’em-brassait avec une ardeur qui faisait voir l’excès

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de sa passion. Jamais le plus habile pinceau n’aoffert aux yeux deux amants si parfaits. Mor-gane, trop occupée de ses plaisirs, fournit à Ro-land un moyen aisé de la surprendre. Il la te-nait déjà par les cheveux, qu’elle ne s’en aper-cevait point encore ; elle croyait que c’était lamain de Ziliant qui cherchait dans ses cheveuxle même plaisir qu’elle trouvait dans les siens.

Mais lorsque s’étant retournée elle eut re-connu le paladin, elle comprit toute l’étenduede son malheur. Elle ne douta pas un momentque le comte ne fût venu pour lui arracher l’ob-jet de son amour. De quelle affliction ne fut-elle pas saisie ! Un trouble affreux parut danstous ses mouvements ; les pleurs inondèrentson beau visage ; et, dans cet état touchant,elle se jeta aux genoux du fils de Milon pourle fléchir ; mais ce guerrier s’était préparé àtout. Quoiqu’il fût ému des larmes et de la ten-dresse de cette belle fée, il avait pris son par-ti. Charmante nymphe, dit-il à Morgane, ces-sez de vous désespérer : je viens moins ici pour

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vous faire de la peine, que pour vous procurerplus de repos et de satisfaction que vous n’enavez.

Ah ! cela ne peut être, s’écria la fée ; car en-fin vous venez m’enlever mon cher prince ; etme le ravir, c’est m’ôter le repos, c’est m’arra-cher la vie. Je vous l’avoue, répondit le comte,la liberté du prince d’Éluth est le but que jeme suis proposé. Mon dessein toutefois n’estpas de vous priver pour jamais de la vue de Zi-liant. Quand vous lui permettrez de revoir sonpère et sa patrie, vous ne le perdrez point pourcela. N’avez-vous pas le pouvoir de vous of-frir à ses yeux quand il vous plaira ? D’ailleurs,je m’étonne que vous trouviez de la satisfac-tion à le tenir renfermé dans ce lieu souterrain.En voulez-vous faire un esclave plutôt qu’unamant ? Et votre délicatesse n’est-elle pas bles-sée de la violence que vous lui faites ? Songezque la liberté est naturelle à tous les hommes,et que ce n’est point par force qu’on doit sefaire aimer. Il m’a juré lui-même que la

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contrainte où vous le retenez corrompt la dou-ceur de ses plaisirs. Croyez-moi, ne devez soncœur qu’à son inclination ; laissez-le libre, etvous verrez qu’il vous en aimera davantage.

Dans cet endroit de son discours, Rolandremarqua que Morgane paraissait entendre rai-son, ce qui encouragea le paladin à poursuivre.Il continua donc de parler avec tant de force,qu’il vint à bout de persuader la fée. Il est vraique le beau Ziliant acheva de la déterminer parles serments qu’il lui fit de l’aimer toujours, etde la venir souvent retrouver dans son île. Il lapria même de se transporter à la cour d’Éluthtoutes les fois qu’elle daignerait lui accorder lebonheur de sa vue, puisque son art de féerielui donnait le pouvoir de se rendre en un ins-tant dans tous les lieux du monde. Enfin Mor-gane consentit au départ de son amant. Ils seséparèrent en bonne intelligence, et les deuxprinces sortirent de l’île du Lac par le mêmeendroit, et de la même manière que Roland en

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était sorti la première fois avec les chevaliersqu’il avait délivrés.

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CHAPITRE XXIII.

De l’aventure qui arriva à ces deux princes ensortant de l’île du Lac, et de leur retour à lacour d’Éluth.

LORSQUE le comte d’Angers, accompagnédu prince d’Éluth, fut au pont du géant Hari-dan, il n’y trouva plus Bridedor qu’il avait at-taché à un arbre avant que de se jeter dansle fleuve. La perte de ce bon cheval obligeales deux princes de marcher à pied le restede ce jour. Ils passèrent la nuit dans un petitbois qu’ils trouvèrent sur leur route ; et le len-demain, s’étant remis en marche, ils rencon-trèrent à l’entrée d’un petit vallon deux cheva-liers qui combattaient à pied l’un contre l’autreavec beaucoup d’animosité, pendant que leurs

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chevaux, dont Roland reconnut l’un pour Bri-dedor, étaient attachés à un arbre.

Le paladin eut de la joie de cette rencontre ;il s’approcha des combattants, et leur dit : Sei-gneurs chevaliers, suspendez, de grâce, votrecombat pour m’en apprendre le sujet. Peut-être y aura-t-il lieu de finir votre différent etde vous rendre amis. Les combattants s’arrê-tèrent à ces paroles, et le moins emporté desdeux répondit : Qui vous porte à interromprenotre combat ? Il y a bien de l’imprudence àvous de vouloir entrer dans des choses où vousn’êtes point appelé ; vous pourriez bien vousen repentir. Sachez que ce beau cheval si ri-chement enharnaché, que vous voyez attachéà cet arbre, est la cause de notre démêlé. Monennemi m’ayant vu monté dessus en a souhaitéla possession. Il m’a sommé de le lui céder ;et sur mon refus il m’a défié. Nous en sommesvenus aux mains. Je suis plus digne que vousde monter ce beau coursier, interrompit im-patiemment l’autre combattant ; et sans vous

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amuser plus longtemps à satisfaire la curiositéde cet importun songez à vous défendre ; c’estce que je vais faire, repartit le premier, et j’es-père que vous perdrez bientôt la folle espé-rance d’avoir mon cheval.

Alors ces deux chevaliers allaient se jeterl’un sur l’autre avec plus de fureur qu’aupara-vant, si le comte ne se fût lancé entre eux deux,en opposant son bouclier à l’épée de l’un, etDurandal à celle de l’autre. Arrêtez, chevaliers,leur cria-t-il, je puis terminer votre différent,en vous apprenant que le cheval pour lequelvous combattez est à moi. Je vous prie doncde me le rendre, et de cesser de vous dispu-ter un bien qui ne vous appartient pas. Ah ! ah !s’écria l’un des deux combattants, cet incidentest merveilleux. Cet homme-ci n’était tout àl’heure qu’un faiseur de questions, c’est à pré-sent un jurisconsulte. Dites plutôt un extrava-gant, reprit brusquement son ennemi, et nousserions aussi fous que lui, si nous nous arrê-tions plus longtemps à ses sots discours. Vous

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n’êtes qu’un extravagant vous-même, dit Ro-land avec hauteur au chevalier qui venait deparler : fuyez, dérobez-vous à ma colère, gensvils et méprisables qui déshonorez la nobleprofession des armes par vos procédés. Je vaisreprendre mon cheval, et malheur à celui quiosera s’y opposer.

Il prononça ces derniers mots d’un air siterrible, que les deux chevaliers en frémirent.Néanmoins le plus orgueilleux des deux nelaissa pas de s’avancer pour troubler le comtedans son dessein ; mais le fier paladin, choquéde son action, lui fit voler le bras et la têted’un seul revers de Durandal. L’autre chevalier,épouvanté de ce châtiment, et craignantd’avoir le même sort, se jeta aux pieds ducomte, et lui demanda pardon dans les termesles plus respectueux. Roland, moins touché deson repentir que de sa lâcheté, ne lui pardonnaqu’à condition qu’il céderait son propre chevalet ses armes au prince Ziliant. Le chevalier y

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consentit, trop heureux de conserver sa vie àce prix.

Les deux princes s’étant mis en état parcette aventure de faire plus de diligence arri-vèrent en peu de jours à Éluth. Lorsqu’ils yentrèrent, le beau Ziliant, qui avait la visièrede son casque levée à cause de la chaleur dela saison, fut reconnu des habitants. Ils pous-sèrent dans les airs mille cris de joie, dont lebruit se fit entendre au palais. Monodant, aver-ti du retour de son fils, courut tout transpor-té au-devant de ce jeune prince et, dans lesmouvements tumultueux qui l’agitaient, il l’em-brassa sans pouvoir prononcer une parole. Zi-liant, sensible à la tendresse d’un si bon père,répondit à ses caresses avec tout le ressenti-ment possible. Après que le sang eut remplises devoirs, le roi d’Éluth se reprochant tout letemps qu’il demeurait sans rendre grâce à Ro-land, lui en fit des excuses ; et ce monarquelui témoigna tant de reconnaissance du service

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qu’il en avait reçu, que le comte eut sujet d’enêtre content.

Les paladins qui étaient restés à la courd’Éluth sur leur parole, et qui, pendant l’ab-sence de Roland, avaient été traités avec dis-tinction, prirent part à la joie qu’y causait le re-tour de ce fameux guerrier. Brandimart surtoutne pouvait modérer la sienne. On fit des festinset des réjouissances durant trois jours ; maistous ces plaisirs ne pouvaient toucher l’amou-reux Roland : le souvenir de sa princesse nelui laissait pas l’esprit tranquille ; et, si la bien-séance le lui eût permis, il serait parti d’Éluthdès le même soir qu’il y arriva. Il accorda troisjours aux instances que Monodant et le princeson fils lui firent pour demeurer quelque tempsà la cour ; ensuite il prit le chemin d’Albraqueavec Brandimart. Les autres paladins, de leurcôté, partirent pour s’en retourner en France,après en avoir obtenu la permission du roid’Éluth, qui fit présent d’un des meilleurs che-vaux de ses écuries au prince d’Angleterre.

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CHAPITRE XXIV.

Aventure de Renaud et de Dudon, et de quellemanière ils furent séparés du prince As-tolphe.

LES paladins Renaud, Astolphe et Dudons’étant mis en chemin avec Irolde et Prasilde,le seigneur de Montauban représenta aux deuxchevaliers de Balc qu’il ne pouvait souffrir,sans abuser de leur amitié, qu’ils l’accompa-gnassent plus longtemps ; qu’ils laissaient, parleur absence, la belle Thisbine en proie auxennuis les plus cuisants ; et qu’enfin, puisqu’ilétait avec les paladins Astolphe et Dudon, iln’avait plus besoin de leur secours. Irolde etPrasilde persistaient à vouloir aller avec lui jus-qu’à la cour de Charles ; mais il s’y opposa.L’Anglais et Dudon se joignirent à Renaud, et

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firent si bien que les chevaliers persans s’en re-tournèrent à Balc.

Après cette séparation, les paladins sui-virent la grande route d’Astracan. Le troisièmejour de leur marche, ils virent venir vers eux unchevalier armé de toutes pièces. À mesure qu’ils’approchait, le fils d’Aymon, qui le considéraitattentivement, crut reconnaître Rabican dansle cheval qu’il montait. Astolphe s’imagina lamême chose ; et, lorsqu’ils virent de plus prèsle coursier, ils s’aperçurent qu’ils ne s’étaientpas trompés. Qu’avez-vous résolu de faire, ditRenaud au prince anglais ? Je veux réclamerRabican, répondit Astolphe, puisque vous m’enavez fait présent et, si le chevalier qui le monterefuse de l’accorder à ma prière, je l’obligeraipar force à me le céder. Allez donc exécutervotre résolution, reprit en riant Renaud : car ceserait dommage de perdre une seconde fois cetexcellent cheval, puisque nous trouvons uneoccasion si favorable de le recouvrer.

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Le fils d’Othon avait trop bonne opinion desa valeur, pour se le faire dire deux fois. Ils’adressa au chevalier qui passait alors auprèsd’eux, et lui dit : Seigneur chevalier, l’honneurm’engage à vous apprendre que le coursier surlequel vous êtes m’appartient. Je vous prie deme le rendre, et par cette action de justice vousnous épargnerez un combat que je serais fâchéd’avoir contre vous. Je pourrais vous satisfaire,répondit le chevalier, si quelque autre que vousm’assurait ce que vous me dites ; mais que survotre seul témoignage j’aie la facilité de vouscéder le meilleur cheval de l’univers, je n’en fe-rai rien. Ce serait une crédulité qu’on pourraitme reprocher. Voyons donc par les armes, ré-pliqua l’Anglais, à qui de nous deux ce bon che-val restera ; car je ne suis pas d’humeur à vousle laisser tranquillement, après vous avoir faitconnaître qu’il est à moi.

Les deux chevaliers s’éloignèrent pourprendre du champ, et revinrent l’un sur l’autreles lances baissées. L’inconnu qui montait Ra-

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bican était un des plus redoutables guerriersde l’Asie ; mais ni son extrême force ni la vi-tesse du coursier ne purent le garantir du sortqu’avaient tous ceux que touchait la lance d’or.Elle le jeta par terre, et Rabican fournit sa car-rière à selle vide. Comme le fils d’Aymon crai-gnit que ce merveilleux animal ne prît la fuite,il courut après ; et, l’ayant rejoint, il le ramenaà son cousin, qui sauta légèrement dessus. Ce-pendant le chevalier démonté se releva, etd’autant plus honteux de sa chute, que ce mal-heur ne lui était jamais arrivé ; il s’avança versAstolphe, et lui adressa ce discours : Bravechevalier, si vous m’avez abattu à la lance, nevous imaginez pas pour cela que je me tiennepour vaincu, ni que je souffre paisiblement quevous possédiez le cheval que vous venez dem’ôter. Je veux le regagner par mon épée, etlaver dans votre sang l’affront que vous m’avezfait.

Le prince d’Angleterre allait lui répondresur le même ton, si Renaud ne l’eût prévenu.

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Ce dernier se mit entre eux deux, et dit à l’in-connu : Seigneur chevalier, le cheval qui faitle sujet de votre querelle m’appartenait, et j’enai fait présent à mon compagnon : ainsi, tour-nez vos armes contre moi, car je ne permettraipoint que vous le troubliez dans la possessionde ce coursier : Dans le ressentiment que j’ai,repartit le chevalier inconnu, je tournerais mesarmes contre tous les guerriers de l’Asie quivoudraient s’opposer à ma vengeance. En par-lant de cette sorte, il s’avança le fer à la mainsur le fils d’Aymon, qui, le voyant à pied, des-cendit de Bayard pour le recevoir. Astolphevoulut interrompre leur combat, prétendantque c’était à lui de punir ce téméraire, que lechâtiment même ne pouvait corriger ; mais Re-naud le pria de s’écarter, et l’Anglais, le voyantdéjà aux mains avec l’inconnu, n’osa se mettrede la partie de peur d’offenser son cousin.

Ce fut un bonheur pour le fils d’Othon, carses forces n’étaient pas comparables à cellesdu chevalier qu’il venait d’abattre à la lance ; et

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le seigneur de Montauban trouva dans cet in-connu un ennemi digne de sa valeur. Il eut be-soin de toutes ses forces pour le vaincre. Ce-pendant il l’affaiblit par un grand nombre deblessures qu’il lui fit, et il le vit tomber à sespieds de faiblesse et de lassitude. Dès ce mo-ment le fils d’Aymon cessa de le frapper ; ils’approcha de lui pour le secourir, et les deuxpaladins firent la même chose. Ils bandèrentses plaies avec quelques linges ; et, commel’abondance du sang qu’il avait perdu l’avaitprivé de sentiment, ils le transportèrent sur lecheval du roi d’Éluth au premier lieu habité,où ils le laissèrent entre les mains de quelquespersonnes charitables qui se chargèrent d’enavoir soin.

Ils reprirent ensuite leur chemin ; et, aprèsavoir été plus de deux mois à traverser le vastepays des Kalmouks, ils parvinrent enfin aubord de la mer Caspienne. Ils rencontrèrentune nymphe d’une éclatante beauté, qui, parla seule puissance de sa voix, attirait autour

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d’elle les plus beaux poissons de toute cettemer. Ils virent des thons, des dauphins, des tri-tons, et entre autres une baleine d’une gran-deur si prodigieuse, que l’on n’y distinguait au-cune forme de corps animé. Comme cette ba-leine était alors immobile par le pouvoir de lanymphe, et qu’elle touchait le rivage, elle neparaissait que comme une langue de terre quis’avançait dans la mer. La nymphe était la féeAlcine, sœur de Morgane, et elle n’avait pasmoins d’habileté qu’elle dans l’art de féerie.Aussitôt qu’elle aperçut les paladins, elle lesconsidéra fort attentivement. La beauté duprince Astolphe la charma. Elle se sentit en-flammée d’amour pour lui, et forma le desseind’en faire son amant. Seigneurs chevaliers, leurdit-elle, si vous voulez vous donner le divertis-sement de ma pêche, avancez-vous avec moijusqu’à cette pointe qui entre plus avant dansla mer qu’aucun autre endroit de ce rivage,vous y verrez des poissons admirables.

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En disant cela, la fée passa sur le dos de labaleine. Astolphe, qui était le plus curieux detous les hommes, et qui peut-être se sentait au-tant épris de la nymphe qu’elle l’était de lui, lasuivit, malgré tout ce que ses compagnons luipurent dire pour l’en détourner. D’abord que leprince anglais fut sur la baleine, ce monstre,dont le mouvement naturel avait été suspendujusque-là par le charme magique, s’éloigna durivage avec rapidité. Dans le moment la féedisparut ; et Astolphe alors se crut perdu. Leseigneur de Montauban poussa Bayard dans lamer pour tâcher de tirer son cousin du péril oùil le voyait et Dudon en fit autant. Le cheval dece dernier paladin, déjà fatigué d’une longuetraite, perdit bientôt ses forces dans l’eau ; etil se serait noyé avec son maître, si Renaudn’eût tourné les yeux par hasard vers Dudon,et ne fût venu à son secours. Heureusement lefils d’Aymon arriva dans le temps que le cour-sier de son compagnon s’abîmait. Il saisit Du-don d’une main vigoureuse, et le mettant sur le

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cou de Bayard il le porta sur le rivage. Aprèscela, Renaud eut quelque envie de se rejeterdans l’eau, pour continuer son premier dessein,mais il ne vit plus la baleine ; et d’ailleurs ils’éleva subitement un orage, mêlé de grêle etde pluie ; des vents impétueux commencèrentà souffler, et la mer à pousser ses flots jus-qu’aux nues. Cette tempête, qui semblait vou-loir détruire le monde entier, était un enchan-tement qu’Alcine formait pour ôter toute espé-rance au fils d’Aymon de pouvoir secourir leprince Astolphe. Effectivement Renaud, arrêtépar cet obstacle invincible, demeura consternésur le rivage. Il pleura son cousin, comme unprince qu’il croyait au fond de la mer, près dedevenir la proie des poissons. Lorsque le pala-din Dudon eut repris ses forces, ils montèrenttous deux sur Bayard, car il ne leur restait plusque ce cheval, et se remirent en chemin, mal-gré la pluie et la grêle qui tombaient sur leursarmes.

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LIVRE V.

CHAPITRE PREMIER.

Des mauvaises nouvelles qu’apprit le roi Sacri-pant, et de son départ d’Albraque.

LE fameuse Turpin, en cet endroit, retourneau roi Sacripant, et dit que ce prince, aprèsavoir perdu son bon cheval Frontin, de la ma-nière qu’on l’a raconté, alla retrouver Angé-lique, fort touché de la perte qu’il venait defaire. Ce fut un nouveau sujet de chagrin pourlui, lorsqu’ayant rejoint cette princesse, il ap-prit qu’elle n’avait plus sa bague, et que lemême nain qui s’était rendu maître de soncoursier l’avait subtilement volée. Il fut pénétré

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de la vive affliction dont elle paraissait saisie,et véritablement elle ne pouvait trop regretterun anneau si précieux. Pour surcroît de dou-leur, Galafron lui fit part d’une mauvaise nou-velle qu’il venait de recevoir. Prince, lui dit-il, on me mande que Mandricart, fils d’Agricanet son successeur à l’empire de Tartarie, estdans le royaume d’Astracan ; qu’il saccage lesmeilleures villes ; qu’il a tué de sa propre mainle brave prince Lisca, votre frère, et qu’il ajuré de venir mettre tous mes états en cendres,pour venger la mort de son père, qu’il surpasseen force et en valeur.

Courageux Sacripant, continua-t-il, nosmalheurs et nos intérêts sont communs. Voussavez que nous ne saurions résister l’un etl’autre à la puissance formidable de Mandri-cart. La seule ressource qui nous reste estd’implorer le secours du roi Gradasse. Cegrand monarque, qui a joint à son vaste empirede la Serique soixante et douze royaumes, dontil a rendu les rois tributaires, est un des plus

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vaillants guerriers de l’univers. Son grandcœur ne cherche que la gloire ; aussi le bruitde son nom est parvenu jusqu’aux extrémitésde la terre. Il est depuis peu de retour de sonexpédition d’Occident, où il a vaincu les roisMarsille et Charlemagne. Il n’a pas encore li-cencié sa nombreuse armée ; et je ne doute pasqu’il ne la fît marcher à notre défense, s’il étaitinstruit de l’embarras où nous sommes. Allezdemander vous-même son assistance. Ajoutezce nouveau service à ceux que vous nous avezrendus jusqu’ici, et soyez sûr que ma fille etmoi nous les reconnaîtrons.

Le roi de Circassie, à cette nouvelle, fut agi-té de divers mouvements. La mort de son frèreLisca l’excite à la vengeance ; le besoin que saprincesse a de secours ne lui permet pas del’abandonner à la fureur de ses ennemis. Il pritle parti de suivre l’avis de Galafron ; il choisitle meilleur coursier des écuries de ce vieux roi,et partit pour la cour de Sericane. Comme ilse proposait de faire le plus de diligence qu’il

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pourrait, il évita toutes les aventures qui au-raient pu l’arrêter ; de sorte qu’après plusieursjours de marche, il se trouva dans le royaumed’Ortus. Il parvint au grand fleuve Jaune, qu’illui fallait traverser pour continuer son voyagevers la célèbre ville de Gamoul, où le roi Gra-dasse faisait alors sa résidence. En le remon-tant le long de son rivage, il rencontra un pont,au-delà duquel, sur l’autre rive du fleuve, s’éle-vait un assez beau château bâti sur le grandchemin qui aboutissait au pont, entre une forêtet un rocher.

Un chevalier bien armé défendait le pas-sage du pont. Sacripant se présenta pour lepasser : Seigneur, lui dit le chevalier, je ne puisvous permettre de passer par ici, si vous neme jurez que vous ne regarderez point dansla fontaine qui lave le pied de cette roche quevous voyez au-delà du pont. Quoique j’aie desraisons assez fortes, répondit Sacripant, pourne me point engager dans un combat qui peutm’arrêter, je ne saurais faire ce serment, qui

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me paraît contraire à l’honneur d’un chevalier.Ne vous offensez pas de ce que je vous pro-pose, répliqua le défenseur du pont ; je ne lefais que pour votre avantage, et n’exige rien devous que je n’aie pratiqué moi-même. Que cesoit un avantage ou non, repartit le roi de Cir-cassie, je ne puis me résoudre à faire un ser-ment qu’on exige de moi ; et vous voudrez bienque je ne suive point votre exemple. Parlonssans déguisement, lui dit le guerrier du pont,un peu piqué de sa réponse ; vous êtes cu-rieux. Je n’en disconviens pas, reprit Sacripant,et je vous avouerai que ma curiosité seule suf-firait pour m’exciter à combattre contre vous.Je suis curieux de savoir ce qu’il y a dans cettefontaine, qui vous oblige d’en dérober la vueaux passants. Hé bien, répliqua l’autre cheva-lier, voyons ce que le sort des armes en déci-dera.

En même temps ils s’attaquèrent l’un l’autreavec ardeur. Ils étaient tous deux égaux encourage, et leurs forces étaient peu différentes.

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Ils combattirent longtemps sans avantage,quoiqu’ils se portassent des coups pesants etcapables de faire de profondes blessures. Pen-dant leur combat, deux autres chevaliers ar-rivèrent en ce lieu, et s’arrêtèrent pour regar-der les combattants. Le défenseur du pont pa-rut s’affaiblir ; ses coups commencèrent à seralentir, aussi était-il déjà blesse en plusieursendroits. Son ennemi, qui conservait encoretoutes ses forces, le chargeait à coups redou-blés, et l’allait bientôt réduire à ne pouvoir plusse défendre, si la dame du château, qui jusque-là les avait observés des fenêtres, ne fût venuesur le pont pour interrompre leur combat. Elleadressa ces paroles au roi de Circassie : Sei-gneur chevalier, aucun différent particulier nevous anime l’un contre l’autre ; c’est moi quiai engagé ce guerrier à s’opposer à votre pas-sage, dans le seul dessein de détourner de des-sus vous le malheur qui arrive à la plupart deschevaliers qui passent par ici. Bien loin de luien savoir mauvais gré, j’espère que vous vou-

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drez bien, à ma prière, cesser d’être ennemis.Le passage du pont, que vous n’avez que tropmérité par votre valeur, ne vous sera plus fer-mé ; mais prenez garde qu’il ne vous soit fu-neste.

Le roi Sacripant, le prince de l’Asie le pluscourtois, avait suspendu ses coups à l’ap-proche de la dame pour l’écouter ; et lors-qu’elle eut cessé de parler, il lui répondit en cestermes : Belle dame, je ne puis vous rien refu-ser ; je vous sacrifie mon ressentiment. Je neveux plus me souvenir que du courage de ceguerrier, et je lui demande son amitié. À cesmots, le roi de Circassie embrassa le défenseurdu pont, qui se livra avec la même franchiseà ses embrassements. Mais la dame s’aperce-vant que son chevalier était faible et blessé,le fit transporter au château pour rétablir sesforces et panser ses plaies. Les deux chevaliersqui avaient été spectateurs du combat, recon-nurent Sacripant, qui, de son côté, reconnut eneux le comte Roland et Brandimart. Ils s’em-

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brassèrent tous trois à plusieurs reprises, aprèsquoi le paladin et son ami saluèrent très pro-fondément la dame du château, de qui toute lapersonne avait de quoi s’attirer de l’attentionet des respects. Elle répondit civilement à leurcourtoisie, et les invita de si bonne grâce à s’ar-rêter dans son château, qu’ils ne purent s’endéfendre. Lorsqu’ils y furent entrés, et que Ro-land eut bien considéré le chevalier blessé, ille reconnut pour le brave Isolier, frère de Fer-ragus. Isolier, après l’accommodement procurépar Astolphe entre l’empereur Charles et le roiGradasse, n’avait pas voulu retourner en Es-pagne avec le roi Marsille, son père, et il étaitvenu en Asie pour y occuper son courage dansles aventures de chevalerie. Il en avait achevéplusieurs avec gloire, et il était enfin devenuamoureux de la dame de ce château, qui l’en-gageait à garder le passage du pont.

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CHAPITRE II.

Qui était la dame du château. Histoire de la fon-taine de la Roche.

LA dame du château se nommait Calidore.C’était une princesse de la cour d’Ortus. Sonpremier soin fut de faire panser Isolier par desdemoiselles très expertes en cet art. Elle obli-gea le roi Sacripant à souffrir aussi qu’ellespansassent ses blessures. Quoiqu’il fût moinsblessé que le prince espagnol, il ne laissait pasde perdre beaucoup de sang ; ensuite la belleCalidore voyant tous ces chevaliers assis au-tour du lit du fils de Marsille, elle leur parlade cette sorte : Nobles princes, je fais trop decas de votre estime, pour vous laisser dans uneopinion qui pourrait m’être désavantageuse.Les apparences sont contre moi, je l’avoue ; et

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vous croyez peut-être que c’est par caprice oupar cruauté que je fais garder ce pont ; maisje vais vous apprendre quel en est le motif, etvous faire en même temps le récit d’une aven-ture qui a de quoi étonner tous les siècles.

Histoire de la fontaine de la Roche.

Le royaume d’Ortus, continua-t-elle, estcomposé de deux provinces très fertiles, quele grand fleuve Jaune, qui passe sous ce pont,arrose de ses eaux. Chacune de ces provincespouvait autrefois se vanter de posséder unechose merveilleuse. L’une avait vu naître Floriset l’autre Adamanthe. C’est le nom d’un jeunehomme et d’une jeune fille d’une beauté ra-vissante. Jamais la nature n’a rien produit desi parfait que ces deux personnes. Dès qu’ilsfurent hors de l’enfance, ces deux objets char-mants, chacun dans sa province, enflammèrent

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mille cœurs. Adamanthe faisait l’admiration detous les hommes qui la voyaient. Les peuplesdes états voisins, attirés par le bruit de sa beau-té, accouraient en foule pour la voir ; mais leplaisir qu’ils prenaient à la regarder leur coû-tait cher : ils se sentaient embraser d’uneflamme que la mort seule était capabled’éteindre ; aussi n’était-ce que funérailles dansles lieux qu’elle habitait. Tout y retentissait desplaintes des amants désespérés.

Les cruautés d’Adamanthe, dans le cœur dequi nul de ces amants ne put exciter le moindremouvement de pitié, furent cause qu’on nel’appela plus que l’inexorable Anaxarette. Ellen’était pas, en effet, moins insensible que cettefille inhumaine qui réduisit l’aimable Iphis à sependre de désespoir. Ce n’était donc plus Ada-manthe qu’on la nommait, et cette orgueilleusebeauté avait en horreur le nom d’amant. Ellene se plaisait que dans les bois, et les exercicesde la sœur d’Apollon faisaient tous les siens.Elle négligeait le soin de se parer. Ses habits

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étaient simples, ses cheveux n’avaient pointd’autre ornement qu’un ruban qui les tenait at-tachés. Les plus considérables personnes duroyaume la demandèrent en mariage ; mais,détestant l’hyménée comme l’amour, et sousprétexte de se consacrer entièrement à Diane,elle obtint de son père la permission de n’habi-ter que les bois.

Elle n’avait jamais vu Floris, qui, de son cô-té, dans les lieux où il avait pris naissance, vi-vait ainsi qu’Anaxarette dans les bois. Il avaiteu recours à ce moyen pour se dérober auximportunes ardeurs des plus belles dames desa province. Il établit son séjour dans une fo-rêt, et la chasse devint son unique occupation.La reine d’Ortus avait un château situé surle bord de cette forêt, et elle y allait ordinai-rement passer la plus belle saison de l’annéedans les plaisirs de Diane. Toute sa cour suivaitson exemple, et chaque jour les dames du pa-lais s’enfonçaient dans le plus épais du bois,le carquois sur l’épaule et le javelot à la main.

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Quelques-unes d’entre elles rencontrèrent lebeau chasseur, et s’enflammèrent à sa vue.Elles parlèrent de cette rencontre à leurs com-pagnes, qui cherchèrent par curiosité Floris, etqui éprouvèrent le même sort. Le trouble régnadès ce moment dans le palais, et l’aventure quile causait vint à la connaissance de la reine.

Cette princesse eut la même curiosité queses filles d’honneur. Elle parcourt la forêt, jetteles yeux de toutes parts, et brûle d’impatiencede voir le nouvel Adonis qu’on lui a peint avecde si belles couleurs : elle l’aperçoit ; et à peinel’a-t-elle envisagé, qu’il fait sur elle une amou-reuse impression. Plus elle le considère, et plusle trait que l’Amour lui a lancé s’enfonce dansson cœur. La majesté de son rang et sa mo-destie naturelle l’obligèrent à cacher sa nou-velle passion ; mais la violence qu’elle se fit encela ne fit qu’en augmenter l’ardeur. Enfin ellen’en fut plus la maîtresse, elle s’ouvrit à une deses dames. Faible soulagement ! Cette confi-dence ne pouvant la satisfaire longtemps, il fal-

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lut prendre le parti de découvrir au charmantchasseur le mal qu’il avait causé. La confi-dente, quoique rivale de la reine, s’offrit à luirendre ce service. Elle chercha l’occasion derencontrer Floris ; et, l’ayant trouvé par sonadresse, elle l’instruisit des sentiments qu’ilavait inspirés à sa maîtresse. L’insensible chas-seur écouta la dame impatiemment. Elle s’enaperçut, et s’imaginant que si elle parlait pourson compte, il s’intéresserait peut-être davan-tage à son entretien, elle lui déclara sa ten-dresse avec encore plus de vivacité que cellede la reine ; mais tout le fruit qu’elle tira deses discours fut d’avoir fait connaître au jeunehomme les flammes qu’il avait allumées.

Le malheureux succès de cette négociationaffligea vivement la reine, sans la détacher del’ingrat qui la méprisait. Comme il avait toutela beauté de l’Amour enfant, avec toute lagrâce du chasseur Adonis, les blessures qu’ilfaisait étaient telles, qu’on n’en pouvait guérir ;aussi les dames du palais, abandonnées à l’ar-

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deur qui les consumait, passaient leurs jours àchasser, non pour épuiser les flèches de leurscarquois sur les bêtes de la forêt, mais les traitsde leurs yeux sur le cœur de Floris. Chaquejour l’écho des vallons et des bois retentissaitdes plaintes amoureuses de ces amantes infor-tunées. L’agitation de la reine était encore plusgrande que celle de ses femmes. Cette prin-cesse, gênée par ce qu’elle devait à son rang,n’avait fait jusque-là aucune démarche pourrendre le jeune homme sensible à sa passion.Sa contrainte lui devint insupportable ; elle ré-solut de parler elle-même, se flattant qu’elleréussirait mieux que sa confidente à persuaderle chasseur.

Dès qu’elle en put trouver l’occasion, elle nemanqua pas de lui déclarer son amour, et elleaccompagna cet aveu de toutes les offres quipouvaient contribuer à le faire bien recevoir.Néanmoins cette princesse, toute reine, toutejeune et charmante qu’elle était, eut la morti-fication de voir dédaigner ses feux et ses em-

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pressements. Le cruel Floris préféra sa libertéà la couronne même d’Ortus, que la reine, quiétait fille, lui offrit, et les plaisirs de la chasse àceux de l’amour.

La princesse ne put soutenir les rigueurs decet ingrat, et l’excès de ses tourments lui cau-sa une maladie de langueur qui l’emporta, mal-gré tous les efforts de ses médecins. Oui, cettereine qui faisait les délices de ses peuples, etavait été recherchée des plus grands princesde l’Orient, perdit la vie pour avoir trop aiméFloris. Une grande partie des dames du palaiseurent la même destinée ; et, depuis ce funesteévénement, on n’appela plus ce jeune homme,dans tout le royaume d’Ortus, que l’insensibleNarcisse, tant on lui trouvait de rapport avec leNarcisse des anciens.

Peu de temps après ce malheur, la fée Silva-nelle, qui habitait la forêt où chassait le jeuneFloris, le rencontra un jour. Cette fée avait peude commerce avec les humains, et se laissait

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voir rarement. Elle ne l’avait point encore vu.Elle jeta les yeux sur lui ; et il serait malaisé dedire si elle le regarda plutôt qu’elle n’en devintamoureuse. Dès ce moment elle souhaita dele posséder. Elle le suivit, et à mesure qu’elles’en approchait, son cœur s’enflammait davan-tage. Elle éleva la voix pour lui faire entendreces paroles : Attends, jeune homme, et cessede poursuivre les bêtes de la forêt ; une priseplus considérable se présente à toi : je t’offremon cœur et ma main. Tu dois estimer le bon-heur que ta beauté te procure aujourd’hui : jesuis la fée Silvanelle ; cette forêt m’appartient,et mon empire s’étend jusque sur les génies.

Lorsque Narcisse apprit par ces paroles laqualité de la fée, il s’arrêta par respect ; maisSilvanelle n’en fut pas plus soulagée. L’habi-tude que le chasseur avait de faire le cruelne lui permit pas de traiter la fée plus favo-rablement que les autres femmes. Beau chas-seur, lui dit-elle, vainement j’ai méprisé jus-qu’ici l’amour et ses plaisirs : je ne jugeais au-

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cun mortel digne de mes regards ; cependant,dès que je t’ai vu, j’ai perdu mon orgueil et monindifférence ; tu m’as inspiré des sentimentsinconnus. Oh ! que tes parents sont heureuxd’avoir un fils si parfait ! Plus heureuse encoremille fois la personne qui sera ta femme. Pourjouir de ce bonheur, je veux t’élever jusqu’àmoi. Consens donc, aimable jeune homme, queles doux nœuds de l’hyménée nous unissent,et commençons dès ce jour à n’avoir qu’uncœur et qu’un lit. En achevant ces mots, lafée, emportée par sa passion, ouvrit les bras,et s’approcha de Narcisse pour lui ravir desbaisers qu’il n’avait aucune envie de lui don-ner. Il rougit pour elle de cette action troplibre, et s’éloigna de quelques pas d’un air dé-daigneux. Silvanelle ne se rebuta point : ellele suivit, et l’embrassa, malgré la répugnancequ’il avait à le souffrir. La honte qu’il en eut nefit qu’ajouter à sa beauté naturelle de nouvellesgrâces, qui n’inspirèrent pas plus de retenue àla fée. Madame, lui dit-il, fatigué de ses impor-

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tunités, laissez-moi, je vous conjure, ou bienvous m’obligerez à fuir ces lieux, que vous mefaites haïr par vos emportements. Non, char-mant jeune homme, reprit-elle d’un air tendre,non, demeurez dans ces lieux ; j’aime mieuxles quitter moi-même que de vous les rendreodieux par ma présence : jouissez-y d’une en-tière liberté ; mais ne m’ôtez point celle devous y voir quelquefois ; et, au nom des dieux,ne me haïssez pas.

Après avoir parlé de cette sorte, Silvanellese retira un peu mortifiée de l’air dont il avaitreçu les témoignages de son affection. Néan-moins elle ne désespérait pas de pouvoir le flé-chir par ses promesses et par les avantagesqu’il tirerait de l’union conjugale qu’elle luiproposait. Depuis ce jour-là, cette fée vit Florisplusieurs fois ; mais l’espérance dont elles’était flattée ne se remplissait point. Elle avaitbeau se plaindre : ses plaintes ne faisaient quefrapper l’air, sans toucher le cœur qu’elle vou-lait rendre sensible. N’es-tu pas content, disait-

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elle à Narcisse, d’avoir mis au tombeau, partes duretés, la reine d’Ortus et les plus bellesdames de sa suite. Veux-tu faire mourir toutesles femmes de ce royaume, comme la cruelleAnaxarette fait périr tous les hommes dans laprovince de Campion ? Enfin la fée, lasse de sevoir méprisée, se retira dans sa grotte, résolued’y passer quelque temps à délibérer si elle sui-vrait les mouvements de son ressentiment, quila portait à la vengeance, ou si elle continue-rait à vouloir gagner Floris par la patience et ladouceur.

Le jeune chasseur, après que Silvanelle l’eutquitté, rappela ce qu’elle venait de lui dire decette Anaxarette, qui faisait sur les hommes lamême impression qu’il faisait sur les femmes.Il sentit naître en lui un désir curieux deconnaître une si merveilleuse personne, et devoir si elle était d’une beauté à devoir produiredes effets si surprenants. Il résolut de satisfairesa curiosité, et de partir sur-le-champ pour laprovince de Campion ; puisque aussi bien le

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séjour de la forêt d’Youlin, qu’il habitait, com-mençait à lui paraître haïssable. Effectivement,il n’en pouvait plus parcourir les routes sans yrencontrer des dames de la cour qui venaientse plaindre de son insensibilité. Il se mit doncen chemin, et se rendit en diligence au paysd’Anaxarette. D’abord qu’il y fut, il s’informa decette dangereuse personne, et il se hâta d’arri-ver à la forêt de Campion, où il apprit qu’elleétait toujours.

Comme cette forêt avait une grande éten-due, il la parcourut plusieurs jours sans ren-contrer ce qu’il cherchait. Un jour, se sentanttrès fatigué, il se coucha au bord d’un ruisseauqui coulait sous le plus agréable ombrage detout le bois ; et là le sommeil vint insensible-ment surprendre ses sens. Pendant qu’il dor-mait, Adamanthe, attirée par la soif, arrivadans ce lieu ; elle s’y désaltéra ; et, lorsqu’aprèsavoir rafraîchi ses poumons, elle voulut s’éloi-gner du ruisseau, elle aperçut par hasard lebeau Narcisse, qui reposait à quelques pas de

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l’endroit où elle venait de boire. Peu s’en fallutd’abord qu’elle ne se retirât avec précipitation,dans la pensée que ce pouvait être quelqu’unde ses persécuteurs, c’est-à-dire un de sesamants ; mais la beauté de Floris, dont le vi-sage était tourné de son côté, la retint malgréelle. Pour la première fois, elle attache sa vuesur un homme et, bien loin de le regarder avechorreur, elle s’approche de lui pour le consi-dérer à son aise. Que vois-je ? dit-elle, aprèsl’avoir attentivement regardé. Serait-cel’Amour qui se présenterait lui-même à mesyeux, pour me punir d’avoir méprisé sa puis-sance ? Elle était encore incertaine de cequ’elle en devait penser, quand le jeunehomme se réveilla.

Il se réveillait en sursaut. Comme il avaitl’imagination remplie de l’image de la beautéqu’il souhaitait de voir, il venait de rêver qu’illa voyait et, dans l’admiration que lui causaientles traits que sa fantaisie agitée lui peignait en-core, il cherchait, en ouvrant les yeux, cette

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image charmante qui captivait déjà son cœur.Que devint-il, lorsqu’il vit paraître en effet de-vant lui cette ravissante beauté, mille fois plustouchante encore que son idée ne la lui avaitreprésentée pendant son sommeil ? Il ne doutapas un moment que ce ne fût la personne qu’ilcherchait. Ah ! Madame, s’écria-t-il tout trans-porté, vous êtes sans doute Anaxarette ? Hé !quelle autre dame pourrait offrir aux yeux tantde charmes ? Adamanthe, étonnée elle-mêmede la beauté de ce jeune inconnu, qu’elle nepouvait se lasser de considérer, hésitaquelques moments à lui répondre. Néanmoins,ne consultant que sa fierté : Qui t’oblige, luidit-elle, à me tenir ce discours ? Quel intérêtas-tu de savoir si je suis Anaxarette ou non ?Celui que mon cœur m’oblige d’y prendre, re-prit-il. Un seul moment de votre vue vous asoumis pour jamais un cœur qui fut toujoursrebelle à l’amour, et je viens vous en apporterl’hommage avec toute l’ardeur que vous méri-tez. L’amoureux Floris, après ces paroles, se je-

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ta aux genoux d’Adamanthe, et dans son trans-port lui saisit la main avec tant de promptitude,qu’il eut le temps de la baiser avant que ladame pût la retirer. Quelque prévention favo-rable où elle fût pour le jeune inconnu, sonaction, qu’elle trouva trop libre, l’irrita. Témé-raire, lui dit-elle d’un ton fier mêlé de colère,peux-tu bien me connaître, et me tenir ce dis-cours ? Crains que, pour punir ton insolence, jene tourne contre ton sein les flèches de moncarquois. Alors, sans le regarder davantage,elle s’éloigna de ce lieu, moins irritée toutefoisqu’elle n’affectait de le paraître, et chercha leplus épais du bois pour rêver en liberté à cetévénement.

La dame du château, l’aimable Calidore,s’arrêta dans cet endroit de son récit pourprendre haleine, puis, remarquant que lecomte d’Angers, Brandimart et Sacripantl’écoutaient avec d’autant plus d’attention,qu’elle n’avait point encore parlé de la fontaine

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de la Roche, ni de la garde du pont, ce qu’ilsétaient plus curieux de savoir que tout le reste,elle continua dans ces termes.

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CHAPITRE III.

Suite et fin de l’histoire de la fontaine de la Roche.

NARCISSE resta sur le bord du ruisseau,n’osant suivre la fière beauté qui le fuyait. Ilcraignait de l’irriter encore davantage. Quelchangement, ô ciel ! Cet insensible chasseur,devant qui les dames les plus orgueilleusess’humiliaient, soupire maintenant, et gémit àson tour des rigueurs qu’on a pour lui. Lachasse, qui faisait ses délices, commence àl’ennuyer. Il ne peut plus s’occuper que du soinde trouver le moyen de revoir et d’apaiser Ada-manthe, ou de se percer à ses yeux, s’il ne peuty réussir.

D’une autre part, cette fille n’était pasmoins agitée que lui. Qui est ce jeune homme,disait-elle, qui s’attire malgré moi mon atten-

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tion ? J’ai beau vouloir en détourner ma pen-sée, il s’y présente sans cesse. C’est peut-êtremon ressentiment qui m’y fait penser. Ma fier-té, qui s’est offensée de son emportement, meretrace son image pour exciter ma haine. Ah !faible Adamanthe, poursuivit-elle en se repre-nant, ce que tu sens pour lui n’a rien qui res-semble à la haine. Tu lui as témoigné de lacolère, il est vrai ; mais pendant que tes yeuxet ta bouche lui marquaient ton ressentiment,ton cœur les désavouait en secret. Bien loinde le haïr, ne sens-tu pas au fond de ton âmede la complaisance pour les sentiments quetu lui as inspirés ? Superbe Adamanthe, tu dé-mens donc ce noble orgueil qui t’a fait donnerle nom d’Anaxarette ? Fais plutôt un effort surtoi-même, et prends la résolution de le haïr, oudu moins de l’éviter.

Adamanthe effectivement fit pendantquelque temps ce qu’elle venait de se proposer.Le tendre Narcisse ne put trouver le moyende lui parler, quoi qu’il pût faire pour cela.

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S’il la rencontrait, elle ne manquait pas de lefuir, et tous les discours du jeune homme, nonplus que ses prières, ne pouvaient l’engagerà l’écouter. Cependant la persévérance de cetamant opiniâtre triompha de la fierté de ladame. Le personnage qu’elle avait entrepris desoutenir contre son penchant était trop péniblepour que cela pût durer longtemps. Un jourque, fatiguée de sa chasse, elle s’assit sous unarbre pour s’y reposer, Narcisse la surprit, etfut plus tôt à ses pieds qu’elle ne l’eut aperçu.Elle se leva brusquement, et voulut s’éloigner,comme elle avait coutume de faire, mais il laretint par sa robe. Il lui parla si respectueu-sement, mais avec tant de transport, qu’ellene put se défendre de l’entendre. Le momentétait favorable, l’amant plus beau que l’Amourmême ; elle s’attendrit. Il redoubla ses ins-tances, et fut assez heureux pour faire agréersa passion. Ils eurent ensuite plusieurs entre-tiens, où, charmés l’un de l’autre, ils se pro-mirent de s’aimer toujours ; la fière Anaxarette

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n’avait plus des yeux que pour son cher Nar-cisse. Enfin elle était disposée à se rendre auxvœux d’un jeune homme si digne d’elle, quandla fortune, qui se plaît à détruire le bonheurdes humains, vint mettre un obstacle éternel àla félicité de deux amants si parfaits, par desmoyens qu’ils ne prévoyaient pas.

La fée Silvanelle avait demeuré quelquesjours dans sa grotte, à délibérer sur les intérêtsde son amour, et elle s’était enfin arrêtée audessein de faire un dernier effort pour toucherle cœur de Narcisse, ou bien à s’en venger, s’ilcontinuait à la mépriser. Elle le chercha dans laforêt d’Youlin, et, ne l’y trouvant pas, elle eutrecours à son art, par lequel elle apprit, qu’ilétait allé habiter la forêt de Campion. Cettedécouverte lui donna un nouveau dépit contreFloris, car elle ne jugea que trop que, fatiguépar ses empressements, il n’avait quitté la forêtd’Youlin que pour la fuir elle-même. Pleine deressentiment, elle se transporta dans la forêtde Campion, où elle le surprit aux genoux

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d’Adamanthe, qui répondait en maîtresse at-tendrie aux vives expressions de sa tendresse.

Quel spectacle pour une amante déjà irri-tée ! Ah ! cruel, s’écria-t-elle, outrée de douleuret de jalousie, ce n’est donc que pour Silvanelleque tu as des rigueurs ? Mais ne crois pas pou-voir outrager une fée impunément ; si je n’aipu me faire aimer, je saurai du moins troublertes amours ; l’objet qui t’a charmé ne jouira paslongtemps de sa victoire, et les mêmes chosessur quoi tu fondes ton bonheur vont devenir lesinstruments de ton supplice. Alors la fée exer-ça sur ces amants la plus cruelle vengeancedont on ait jamais ouï parler. Elle sut, par sonart de féerie, mettre un obstacle éternel à l’ac-complissement de leurs plus doux désirs.

Aussitôt que Floris avait aperçu Silvanelle,il s’était éloigné d’Adamanthe de quelques pas,pour épargner à la fée la douleur de le voiraux pieds d’une rivale ; mais lorsque Silvanellese fut retirée, après avoir disposé de leur sort,

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et préparé sa vengeance, il voulut se rappro-cher de son amante chérie ; il se sentit arrêtépar une force plus qu’humaine qui l’empêchaitd’avancer vers elle. Étonné de ce prodige, il fittous ses efforts pour surmonter l’obstacle invi-sible qui le retenait ; mais le charme de la féeétait au-dessus de ses forces. Ah ! s’écria-t-ildouloureusement, quelle vengeance j’éprouveen ce jour ! En disant ces dernières paroles,il se laissa tomber par terre, où il demeuracomme un homme plongé dans le dernier ac-cablement. Adamanthe vit sa peine ; et, ne sa-chant point encore de quelle espèce elle était,elle voulut aller à lui pour le soulager ; maisle charme agit sur la maîtresse comme surl’amant. Anaxarette n’eut pas moins besoin desecours que Narcisse. Rien n’est si touchantque l’état où ils se trouvèrent tous deux. Ilsse regardaient tendrement l’un l’autre ; et leursregards, pleins de la plus vive affliction, por-taient le désespoir dans leurs cœurs.

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Dans cette cruelle situation, Floris apprità sa chère Adamanthe l’amour que Silvanelleavait eu pour lui, et le mépris dont il avait tou-jours payé cet amour. Il n’en fallut pas davan-tage pour faire comprendre à la dame toutel’étendue de leur malheur. Après avoir éprouvépar de nouveaux efforts que le pouvoir de lafée était au-dessus du leur, ils ne firent plusque gémir en se regardant. La nuit les surpritdans cette occupation, et l’accablement où ilsétaient attira sur leurs yeux appesantis les va-peurs du sommeil. Heureux si ce sommeil fa-vorable eût duré toujours ! mais le jour renais-sant, leur rendant le sentiment, renouvela leurssouffrances avec plus de vivacité. Ils passèrentprès d’une année à se voir à tous momentssans pouvoir approcher l’un de l’autre ; et plusils se voyaient, plus ils souffraient.

Silvanelle, qui connaissait la force de soncharme, n’était que trop instruite des mauxqu’elle causait aux deux amants ; et quelque-fois, pour assouvir sa vengeance, elle se don-

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nait le barbare plaisir d’insulter à leurs peinespar sa présence et par ses reproches. Ils n’ou-blièrent rien de tout ce qui pouvait la fléchir.Ils y employèrent en vain les prières et les sou-missions ; elle se croyait trop outragée pours’apaiser en leur faveur. Ainsi puisses-tu aimer,dit-elle à Narcisse, et ne jouir jamais de tesamours. Ingrat, apprends à ton tour ce quec’est que le supplice de brûler d’un ardentamour, sans pouvoir jamais le soulager.Souffre les tourments que tu m’as fait souffrir,et sois assuré que je n’aurai pas plus de pitiéde toi que tu n’en as eu de Silvanelle. Et toi,rivale odieuse, poursuivit-elle en se tournantvers Adamanthe, tu ne profiteras pas de monmalheur ; si tes attraits ont su engager Floris,ils n’auront pas le pouvoir de te faire trouverdans un doux hyménée l’accomplissement detes désirs. Non, inhumaine, non, lui réponditAdamanthe avec dépit ; mais, tout infortunéeque je suis par ta jalousie, je serai encore pluscontente que toi, puisque j’ai du moins la

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consolation d’être autant aimée que tu es haïede mon amant.

Telle était la situation de ces cœurs agitésde passions contraires. Enfin Narcisse et sonamante, succombant à leurs peines, prirent lacourageuse résolution de finir ensemble unevie si déplorable, dans l’espérance que dumoins leurs ombres seraient réunies dans ceslieux tranquilles que les enfers destinent auxpersonnes qui passent leur vie dans l’inno-cence.

Sur le bord du grand chemin qui côtoie laforêt que vous voyez de ces fenêtres, poursui-vit Calidore, en continuant de parler aux che-valiers qui l’écoutaient, il y a une fontaine quiforme un grand carré d’eau fort profond. L’eauen est si claire et si tranquille, qu’on la pren-drait pour une glace de miroir. Il règne tout au-tour un tapis d’herbe verte, et le bel ombragedes arbres qui la couvrent ne permet pas au so-leil d’en ôter la fraîcheur. Adamanthe et Floris

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choisirent ce lieu pour exécuter leur triste des-sein. Ils vinrent à cette fontaine, et se jetèrentdedans, après s’être dit l’un à l’autre les chosesles plus touchantes. Voilà quelle fut la fin deces deux amants, dont la beauté était l’admira-tion de tous les yeux. Peut-être que leur mortfut un châtiment du dieu d’amour, qui voulutles punir d’avoir si longtemps méprisé ses lois.Du moins les peuples de ces contrées se l’ima-ginent ; et c’est une chose reçue ici par tradi-tion.

Lorsque Silvanelle eut appris le trépas dubeau Floris, elle sentit expirer ce vif ressen-timent qui l’animait contre ce jeune homme ;elle ne put même s’empêcher de le regretter ;et dans la suite elle devint si sensible à saperte, qu’elle ne pouvait se consoler de ne leplus voir ; elle voulut s’accorder la satisfactionde conserver ses traits, et de laisser à la pos-térité un monument de sa beauté. Pour ceteffet, elle composa un enchantement, qui esttel, que tous ceux qui regardent dans la fon-

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taine y voient l’image de Floris et celle d’Ada-manthe. Ces images y paraissent avec toutela vivacité de leurs charmes, et si pleines devie, que toutes les personnes qui ont le plaisirou, pour mieux dire, le malheur de les voir, nepeuvent se défendre de concevoir pour l’unedes deux une passion dont elles ne peuvent,se défaire. Combien d’hommes et de femmes,tant voyageurs que gens du pays, se sont per-dus pour avoir eu la curiosité de regarder dansla fontaine ! Tous les chevaliers qui ont aperçul’image d’Adamanthe se sont sentis embrasésd’amour pour elle ; et toutes les dames qui ontjeté les yeux sur l’image de Floris ont conçule même amour dont Silvanelle s’était laisséeenflammer : et quelles suites pensez-vousqu’aient ces passions malheureuses ? Dès lemoment que les dames ou les chevaliers sontépris, ils ne sauraient plus s’éloigner de la fon-taine ; et, ne pouvant satisfaire leurs désirs, ilsse consument misérablement de langueur, etperdent la vie par l’excès de leurs souffrances.

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Quelques-uns même, espérant se soulager enquelque sorte en embrassant ces images qu’ilsvoient briller au fond de l’eau, s’y sont précipi-tés, et y ont éteint leurs flammes et leurs vies.

Les rois d’Ortus, sur les plaintes qui leur ontété faites des effets funestes de cette fontaine,ont vainement donné des ordres pour en des-sécher la source ; tout l’art des hommes n’en apu venir à bout. Il faut un pouvoir plus fort quecelui de la fée Silvanelle pour détruire cet en-chantement ; et c’est ce qu’on voit écrit en ca-ractères d’or sur une colonne de marbre noirque la magicienne a fait élever sur le bord dela fontaine. J’ai eu le malheur d’être la victimede ce charme comme mille autres. Je suis uneprincesse de la cour d’Ortus. J’étais tendre-ment aimée d’Arimin, souverain de ce royaumeet mon parent. Il me devait épouser en pré-sence de tous les grands, et les préparatifs denotre mariage étaient déjà faits, lorsqu’une im-prudente curiosité nous porta, mon amant etmoi, à vérifier nous-mêmes ce qu’on disait

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d’une fontaine si merveilleuse. Nous ne pou-vions penser que les traits d’Anaxarette et deNarcisse fussent capables de produire des ef-fets si étonnants, et nous comptions du moinsque notre tendresse mutuelle nous préserveraitde la force du charme ; mais nous nous trom-pâmes. Nous n’eûmes pas plus tôt regardé dansla fontaine (l’effet de la foudre n’est pas siprompt) que nous perdîmes, Arimin et moi,tout l’amour que nous avions l’un pour l’autre.Nous nous trouvâmes embrasés tout d’un coupd’une violente ardeur, lui pour Adamanthe, etmoi pour Floris ; et notre passion devint si vivedès sa naissance, qu’elle nous ôta toute autreenvie que celle d’être sans cesse attachés àconsidérer les images qui nous charmaient.

L’infortuné roi d’Ortus a fini son destin surles bords de cette dangereuse fontaine, dansdes langueurs continuelles ; et je traîne en celieu, sans espoir de soulagement, une péniblevie, jusqu’à ce que la mort vienne la terminer.Le charme qui m’arrête ne me permettant pas

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de m’éloigner d’ici, j’ai fait bâtir ce châteaupour y faire ma demeure. Ensuite, déplorantle sort de tant de malheureux qui venaient selivrer tous les jours au charme la fontaine, jerésolus d’en sauver ceux que le hasard ou lacuriosité feraient passer sur ce pont. Dans letemps que je formais cette résolution, le gé-néreux Isolier arriva. Il s’approcha de la fon-taine auprès de laquelle j’étais. Il me salua ; jem’informai du sujet de son voyage ; et, dansnotre entretien, je lui appris l’enchantement dela fontaine. Il me fit bientôt connaître que j’au-rais peu de peine à l’empêcher de regarder de-dans ; il me parut touché de ma vue ; je vou-lus qu’il me promît de ne point porter ses re-gards sur l’image d’Anaxarette. Il me le jura, enme disant, avec plus de galanterie que de véri-té, qu’il ne serait nullement tenté de violer sonserment, et qu’il ne pouvait voir dans l’ondeenchantée rien de si beau que moi. De plus,j’ai engagé ce prince à défendre le pont, c’est-à-dire à ne laisser passer personne, sans l’obli-

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ger de force ou de gré à jurer qu’il ne regarderapoint dans la fontaine. Il y a plus d’une annéeque ce prince espagnol garde ce passage à maprière ; et depuis ce temps-là aucun hommen’a grossi le nombre des amants malheureuxd’Anaxarette. Isolier a vaincu par sa valeurtous ceux qui ont refusé de faire le serment.

Seigneurs chevaliers, ajouta la dame lors-qu’elle eut achevé son récit, voilà l’histoire dela fontaine de la Roche ; vous voyez que jevis tristement dans ce château. L’attachementdu prince d’Espagne ne saurait me détacherde l’image du beau Floris ; et je vous avoueraique ma passion est si ardente, que je passe laplus grande partie du jour à repaître mes yeuxde la fatale vue du jeune chasseur. La prin-cesse Calidore se tut en cet endroit, se sen-tant comme suffoquée des larmes qu’elle ré-pandait en abondance, et des sanglots qui s’ex-halaient de sa poitrine en pensant à ses mal-heurs. Les princes qui l’avaient écoutée furentvivement touchés de son sort : Roland entre

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autres en était tout attendri. Il trouvait quelquechose de si beau dans le caractère de la dame,qu’il crut devoir tâcher de la consoler. Ma-dame, lui dit-il, vos peines, quelque cruellesqu’elles soient, peuvent recevoir du soulage-ment. Seigneur, répondit Calidore, la mortseule peut les finir. Je sais bien, reprit le pa-ladin, que vous avez sujet de le penser ; maisle ciel est trop juste pour n’avoir pas prescritun terme à votre infortune. Il doit récompenserdes intentions aussi louables que les vôtres.D’ailleurs, je ne parle point sans avoir quelqueconnaissance des choses qui peuvent vous pro-curer plus de tranquillité. J’en sais un moyenque je vous promets d’employer à mon retourd’un voyage que ma gloire et mon amour neme permettent pas de retarder. La princesseremercia le comte de la manière généreusedont il entrait dans ses intérêts ; mais il étaitaisé de voir qu’elle faisait peu de fond sur sespromesses.

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CHAPITRE IV.

Retour de Roland et de Brandimart à Albraque.

LE comte d’Angers brûlait d’impatienced’entretenir le roi de Circassie, pour lui deman-der des nouvelles d’Angélique, et ne manquapas de le questionner là-dessus, dès qu’il leput faire avec bienséance. Le courtois Sacri-pant l’instruisit de tout, et ne lui cacha pointla cause de son voyage vers le roi Gradasse.L’amoureux Roland fut saisi d’une douleurmortelle en apprenant le nouveau péril où setrouvait sa princesse. Il appréhenda d’avoirtrop tardé à voler à son secours. Il prit aussitôtcongé de Calidore, de Sacripant et d’Isolier,et poussa vers Albraque avec son ami Brandi-mart.

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Ils eurent en peu de temps traversé leroyaume d’Ortus. Quand ils furent arrivés àYoulin, sur la frontière de cet état, ils laissèrentla Chine à main droite, et tournèrent vers lenord oriental, qui était le plus droit chemin duCathay. Il ne leur arriva point d’aventures surla route ; mais ce qui donna plus de joie à Ro-land que le succès de la plus haute entreprise,c’est que ce paladin, soutenant ce grand nomqui lui avait été donné par tout l’empire ro-main, d’être la colonne de la foi, eut le bonheurde convertir à la religion chrétienne son cherami Brandimart. Il est vrai que Fleur-de-Lys,depuis sa propre conversion, l’y avait déjà dis-posé par plusieurs conversations qu’elle avaiteues avec lui sur cette matière.

Les deux amis trouvèrent la ville d’Albraquealarmée par la terreur qu’y répandait le bruitdes préparatifs de guerre du fier Mandricart.Angélique surtout en était d’autant plus ef-frayée qu’elle ne comptait plus sur Roland,qu’elle se repentait d’avoir elle-même livré aux

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monstres de Falerine. Elle fut aussi ravie quesurprise de revoir ce prince, dont elle espéraque le secours pourrait lui être utile. Elle luifit un accueil très gracieux, et cet amant sou-mis lui rendit compte de l’expédition dont ellel’avait chargé. Il lui dit qu’il n’avait pu délivrerdes prisons de Falerine la princesse qu’il y étaitallé chercher. Il lui en allégua la raison.Étrange effet d’une passion impérieuse ! Iln’oubliait rien pour s’excuser auprès d’Angé-lique d’une chose dont elle aurait dû plutôtse justifier elle-même. Aussi cette princesse neput se défendre d’en avoir une secrète confu-sion ; mais elle en rejeta la cause sur la vio-lence de son amour pour Renaud. Le comte luiapprit encore que le fils d’Aymon l’avait quittéà Éluth, pour s’en retourner à la cour de Char-lemagne avec Astolphe et Dudon. Il ne fallaitplus que ce rapport pour achever de détermi-ner la fille de Galafron à partir pour la Franceavec Roland.

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Tout l’embarras de cette princesse consis-tait à trouver un prétexte plausible pour enfaire la proposition au paladin. Elle craignaitde lui redonner de la défiance, et de lui fairesoupçonner que Renaud pouvait avoir quelquepart à son dessein ; mais Roland lui fournit lui-même occasion d’entrer en matière, en lui par-lant du péril où l’entreprise d’Agramant jetaitl’empereur son maître, et de l’obligation où ilétait de voler à son secours. Angélique sai-sit ce moment. Je ne suis pas assez injuste,lui dit-elle, pour vouloir que vous restiez à Al-braque, tandis que vous vous devez à votrepays. Vous ne sauriez vous dispenser d’alleroù votre devoir vous appelle : mais comme laville d’Albraque sera bientôt assiégée par unmonde d’ennemis, je ne m’y crois point en sû-reté. J’aime mieux partir avec vous, et demeu-rer sous votre conduite, que d’être dans mapropre patrie, puisqu’une malheureuse beautém’y suscite tant de persécuteurs. Pour déguiserencore mieux le véritable motif qui lui faisait

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proposer ce voyage, elle lui raconta en pleu-rant comment elle avait perdu son anneau, etelle ajouta qu’elle savait que le voleur avait prisle chemin de France.

À cette proposition d’Angélique, l’amou-reux paladin fut transporté de joie. Laconfiance que cette princesse lui marquait, envoulant quitter sa patrie et son père même,pour l’accompagner jusqu’en France, lui pa-raissait l’effet d’une parfaite estime, et peut-être se flattait-il de quelques mouvements plusfavorables. Il se jeta à ses genoux, et lui peignitla violence de ses feux avec des expressions sitouchantes, qu’Angélique, sans son injuste pré-vention pour Renaud, n’aurait pu se défendred’y être sensible.

L’entrevue de Brandimart fut plus sincèreet encore plus tendre. Ces deux amants, unispar la plus vive passion qu’un parfait méritesoutenu d’une forte sympathie puisse inspirerà deux cœurs sensibles, étaient charmés de se

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revoir après une si longue absence. Les deuxchevaliers, quand ils eurent quitté leurs dames,allèrent saluer le roi Galafron, qui, dans le be-soin qu’il avait de leur valeur, leur témoignaune joie extrême de leur retour. Cependant,quelque agréable réception qu’il leur pût faire,ils partirent dès la nuit même avec Angéliqueet Fleur-de-Lys.

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CHAPITRE V.

Du grand péril qu’Angélique et Fleur-de-Lyscourent après leur départ d’Albraque.

CES quatre amants marchèrent le reste dela nuit. Ils firent le plus de diligence qu’il leurfut possible, et prirent des chemins détournés.Ils arrivèrent au bout de huit jours à Cocothan,grande ville fort peuplée, et située à l’entréedes déserts sablonneux de Chamo, qu’il leurfallut traverser. Ils y eurent beaucoup à souf-frir. Les vivres leur manquèrent et après avoirpassé de grandes landes, ils gagnèrent des co-teaux couverts d’arbres, où d’espace en espaceon voyait des chèvres qui broutaient les bour-geons. Cette rencontre fit espérer aux cheva-liers qu’ils trouveraient dans ces vallonsquelques habitations, ou que du moins les

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arbres leur fourniraient des fruits pour apaiserleur faim.

Ils s’avancèrent dans cette espérance, et dé-couvrirent effectivement quelques cabanes ré-pandues par-ci par-là. Ils aperçurent aussi deshommes sauvages de la nature des Lestrigons.Ces monstres étaient assis autour de plusieurstables dressées sur le bord d’un ruisseau, qui,descendant du haut de la montagne, coulaitdans les vallons. Elles étaient couvertes dechevreuils rôtis, au défaut de chair humaine,dont les Lestrigons sont fort friands. Les deuxdames ne purent les regarder sans frayeur. Ilest vrai qu’ils sont horribles. Ils ont des dentset des ongles de lion, avec une face d’homme ;mais ils ont le nez long et crochu, et les yeuxperçants. Les chevaliers rassurèrent les dames,en leur disant qu’elles n’avaient rien à craindredes Lestrigons en leur compagnie ; qu’elles de-vaient surmonter la répugnance qu’ellesavaient à s’approcher d’eux, et qu’une faim

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pressante était encore plus hideuse qu’ilsn’étaient horribles à voir.

Roland, qui parlait ainsi, s’approcha desLestrigons, et leur dit : Mes amis, nous nousflattons que vous voudrez bien soulager la faimdévorante qui nous travaille, ces dames etnous. Comptez que nous avons de quoi recon-naître le plaisir que vous nous ferez. Le chefde ces monstres comprit l’intention du comte,quoiqu’il n’eût pas entendu son langage, et luirépondit dans des termes que le paladin n’en-tendait pas mieux ; puis, le regardant avec desyeux qui ressemblaient à des charbons ar-dents, il lui fit signe de venir s’asseoir parmieux. Roland descendit de cheval ; mais il atten-dit pour se mettre à table que les dames et sonami l’eussent joint.

Les Lestrigons, bien loin de songer à sa-tisfaire la faim de leurs nouveaux hôtes, nepensaient qu’à les surprendre, pour les tuer etpour se repaître ensuite de leurs corps, surtout

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de celui des dames, qu’ils regardaient commeune chair plus délicate ; de sorte que, dans letemps que le comte avait la tête tournée versles dames et son ami, et qu’il leur disait des’avancer, le chef des Lestrigons lui déchargeapar derrière, à deux mains, un coup d’un levierde fer qu’il portait pour arme, et le jeta à terreprivé de sentiment. À la vue de cette trahison,Brandimart, transporté de fureur, vola au se-cours de Roland, sur qui plusieurs Lestrigonss’étaient déjà jetés pour le dépouiller de sesarmes. Il en renversa deux du poitrail de soncoursier, et choisissant au milieu d’eux, leurtraître chef, il le perça de sa lance de part enpart. Il s’abandonna ensuite sur les autres, qu’ilmassacra ou dispersa bientôt ; puis il mit piedà terre pour aller secourir le comte, qui, n’étantsimplement qu’étourdi, eut peu de peine à re-prendre ses esprits. Mais, pendant ce temps-là,des Lestrigons, qui n’osèrent résister à Bran-dimart, passant en fuyant auprès des dames,voulurent les emmener avec eux, moins tou-

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chés de leur beauté que de la délicatesse deleur chair. Angélique et Fleur-de-Lys, qui ju-gèrent de leur dessein, s’enfuirent tout épou-vantées le long des vallons, et les Lestrigons,qui ne faisaient en les suivant que s’éloigner deBrandimart, qu’ils craignaient, se mirent à cou-rir après elles.

Les deux guerriers, qui avaient toujoursleurs dames présentes à la pensée, en quelquepéril qu’ils fussent, ne s’aperçurent pas plustôt du danger où elles se trouvaient ; qu’ilsen frémirent. Roland fut aussitôt sur son che-val, qu’il poussa du côté qu’il voyait fuir saprincesse. Brandimart le suivit. Mais commeles dames, environnées de Lestrigons, avaientété obligées de se séparer l’une de l’autre, lesamants furent obligés d’en faire autant pourvoler au secours de leurs maîtresses. Dans l’in-quiétude où était le comte qu’Angélique ne re-çût quelque outrage, il fit un effort si prodi-gieux pour la joindre, qu’il semblait que Bride-dor sentît comme lui le péril où elle se trou-

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vait. Il arriva fort à propos : un des Lestrigonsavait déjà saisi la bride du cheval de la prin-cesse, qu’il entraînait vers un bois, quand lepaladin, fondant sur lui avec la dernière furie,lui coupa sa main profane du tranchant de Du-randal ; puis il chargea les autres Lestrigonsqui environnaient Angélique, et fit une étrangeboucherie de ceux qui ne se dérobèrent point àses coups par une fuite assez prompte. D’abordque Roland eut tiré la princesse d’un si granddanger, il suivit avec elle la route qu’il avait vuprendre à Brandimart, dans le dessein de l’ai-der à délivrer aussi Fleur-de-Lys des mains dece peuple barbare ; mais la faim, qui les pres-sait depuis longtemps, commençait à leur ôterles forces dont ils avaient besoin pour cela.Heureusement le ciel, pour récompenser sansdoute leur généreuse intention, leur fit trou-ver sur le chemin des fruits sauvages dont ilsmangèrent. Ensuite ils en prirent autant qu’ilsen pouvaient emporter, pour leur servir d’ali-

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ments tandis qu’ils seraient dans ces lieux in-cultes.

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CHAPITRE VI.

De la rencontre que fit Brandimart du brigandBarigace, et comment il conquit le bon che-val Batolde.

L’AMOUREUX Brandimart fit tant de dili-gence pour arriver assez à temps au secoursde sa dame, qu’il atteignit les Lestrigons quila poursuivaient. Il fendit jusqu’à la ceinturele premier qu’il rencontra sur son passage ;il coupa l’épaule d’un autre avec le bras, etles deux cuisses à un troisième. Le reste deces monstres, qui étaient au nombre de trente,voyant une telle expédition, quittèrent Fleur-de-Lys pour se rassembler autour du guerrier.Il l’assaillirent tous ensemble, les uns avec desbâtons, et les autres en lui lançant des pierres :mais il leur donna la chasse ; et quand il n’eut

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plus rien à craindre pour sa dame, il courut àelle les bras ouverts, et la tint longtemps em-brassée sans pouvoir proférer une seule parole,tant il était encore saisi d’effroi du péril qu’elleavait couru. La tendre Fleur-de-Lys lui témoi-gna sa joie par les transports les plus vifs ;mais, quelque sujet qu’ils eussent de se réjouirde cet heureux événement, le souvenir d’Angé-lique et de Roland, dont ils ignoraient la desti-née, ne leur permettait pas de s’abandonner àla joie.

Ils délibéraient sur le parti qu’ils pren-draient, lorsqu’ils virent venir vers eux, le longdu vallon, une caravane de voyageurs, suivied’un grand nombre de bêtes de somme qui por-taient leurs marchandises et leurs provisions.Cette caravane était partie du royaume de Mu-gal, dans le dessein de passer dans celui deTangut, et elle était assez nombreuse et assezbien armée pour n’avoir rien à craindre desLestrigons. Quand ces voyageurs furent prèsdes deux amants, Brandimart, s’adressant aux

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principaux d’entre eux, les pria fort civilementd’accorder à sa dame et à lui quelques rafraî-chissements, pour soulager la faim qui les avaitsurpris dans ce désert. La personne de Bran-dimart et celle de Fleur-de-Lys avaient telle-ment de quoi mériter l’attention des honnêtesgens, que les chefs de la caravane, qui étaientgens d’esprit et de discernement, furent mer-veilleusement prévenus en leur faveur ; tout ceque le chevalier et la dame voulurent avoir devivres leur fut fort humainement accordé. Onleur enseigna même le chemin le plus courtpour sortir de ce désert. Après leur séparation,qui ne se fit pas sans de grands remercîmentsde la part de Brandimart, ce chevalier et samaîtresse, au lieu de vouloir gagner des lieuxhabités, ne songèrent qu’à chercher Roland etAngélique dans ces vallons ; mais ils ne les ytrouvèrent point. Alors, faisant réflexion ques’ils s’opiniâtraient à parcourir encore ce dé-sert, ils consommeraient inutilement leurs pro-

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visions, ils résolurent d’en sortir par le cheminqui leur avait été enseigné.

Ils exécutèrent heureusement leur résolu-tion, et entrèrent dans le pays de Nayada. Ils yprirent le chemin d’Éluth, où Brandimart savaitque Roland devait passer, pour un dessein qu’illui avait communiqué. Après quelques jours demarche, ils aperçurent sur le haut d’un arbrequi bordait le grand chemin un brigand qui,à leur approche, se mit à sonner d’un cor, auson duquel il sortit aussitôt d’un petit bosquetprès de là trente à quarante voleurs, tant à piedqu’à cheval. Ils enveloppèrent. Brandimart etsa dame, et assaillirent de tous côtés le cheva-lier. Il en perça un de sa lance ; mais, commeil tirait son épée, les autres, pour l’empêcherd’échapper de leurs mains, lui tuèrent son che-val. Tout ce qu’il put faire dans cette conjonc-ture fut de se jeter légèrement à terre avantque son cheval fût tombé sous lui. Il était dansune telle colère contre cette canaille, que saforce naturelle en redoubla. Il se jeta sur eux

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brusquement, fendit la tête aux uns, ouvrit l’es-tomac aux autres ; enfin il en fit un tel carnage,bien qu’ils fussent armés pour la plupart decapelines de fer et de corselets, qu’en peu detemps il leur fit prendre la fuite.

Le châtiment de ces malheureux n’empêchapas que Brandimart ne fût très mortifié de laperte de son coursier, qui lui avait été donnépar Astolphe en échange de Bayard. Dans l’im-patience qu’il avait de s’éclaircir de la destinéedu comte et d’Angélique, et d’arriver à Éluth,tout ce qui pouvait le retarder lui était insup-portable. Ne pouvant toutefois aller contrel’ordre des destinées, il monta sur le cheval deFleur-de-Lys et prit cette dame en croupe. Àpeine eurent-ils fait une demi-lieue, qu’ils en-tendirent courir après eux avec grand bruit.Ils se retournèrent pour voir ce que c’était, etils aperçurent un cavalier de taille presque gi-gantesque, qui venait à eux en les menaçant.C’était le chef des brigands que Brandimartavait mis en fuite. Il s’appelait Barigace. Il

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s’était rendu si redoutable dans tout ce pays,que la justice ni les peuples de la campagnen’avaient jamais pu l’en chasser ; il montait leplus puissant coursier de l’Asie, qu’il avait éle-vé lui-même dans les bois, et nommé Batolde.Bayard seul avait plus de force et de vigueurque ce bon cheval.

Le furieux Barigace parut aux yeux de Bran-dimart comme un guerrier de la plus haute ap-parence. Il était armé de pied en cap, mais sonépée et son casque se distinguaient du reste deses armes. L’épée brillait des pierreries les pluséclatantes ; et l’armet était entouré d’une cou-ronne d’or massif. L’un et l’autre avaient appar-tenu à l’empereur Agrican. Lorsque ce vaillantmonarque eut été tué par Roland, dans la forêtd’Albraque, un chevalier tartare s’en retournantdans sa patrie, après la déroute de ceux de sanation, passa par hasard près du corps de sonempereur, qu’il reconnut. À ce triste spectacle,le cœur ému de compassion, il se jeta à terre ;et se prosternant aux pieds d’Agrican, il lui

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prit les mains, les baisa, et les mouilla de seslarmes. Ensuite, se croyant obligé de lui rendreles honneurs funèbres, autant qu’il le pouvait,il le dépouilla de ses armes, et le couvrit deterre et de feuilles, pour l’empêcher d’être laproie des bêtes sauvages. D’abord il eut des-sein d’emporter ses armes ; mais, les voyanttoutes fracassées, il se contenta de prendrel’épée, qu’on appelait Tranchère pour sa bonté,avec le casque, qui s’était conservé en son en-tier, parce qu’il avait été forgé par art magique.Le chevalier tartare se proposait de les présen-ter à Mandricart, comme l’objet le plus propreà l’animer à la vengeance de son père ; mais,en traversant le pays de Nayada, il tomba aupouvoir de Barigace, qui le priva de la vie, luiôta sa bonne épée, et se revêtit du casque.

Ce qui excitait le plus la colère de ce bri-gand, c’est qu’un de ses gens, à qui Brandimartavait coupé le bras, ayant couru lui annoncerle massacre de ses compagnons, ce chef de vo-leurs avait été si irrité de cette nouvelle que, ne

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se possédant plus, il avait crevé le ventre d’uncoup de pied à ce malheureux et, sans perdrede temps à rassembler le reste des brigandsqui lui obéissaient, il s’était mis sur les tracesde Brandimart, qu’il eut bientôt joint : Tu m’asfait plaisir, dit-il à ce guerrier en l’abordant, dem’avoir défait de tous ces gens de néant quetu as tués ou mis en fuite, et je vais te mon-trer combien je suis reconnaissant des plaisirsqu’on me fait. Je t’en tiens quitte, lui réponditle chevalier ; et pourvu qu’en échange du che-val que tes gens m’ont tué, tu me laisses ce-lui que tu montes, rien n’empêchera que nousne restions bons amis. Tu me laisseras plutôtle tien, répliqua Barigace avec un souris amer,car j’en ai besoin pour emmener avec moi cettedame, dont je veux t’ôter la garde. Alors Bran-dimart, choqué de l’insolence du brigand, posaFleur-de-Lys à terre, et se mit en état de com-battre. Ces deux fiers ennemis se jetèrent im-pétueusement l’un sur l’autre, et se frappèrenten même temps. Tranchère fendit par la moitié

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l’écu de Brandimart, et celle de ce chevalierfit plier jusque sur l’arçon l’orgueilleuse tête deBarigace ; mais elle ne put entamer son casqueenchanté. Le guerrier redoubla avec aussi peude succès ; ce qui lui fit connaître la bonté del’armet, et l’obligea de tourner ses coups d’unautre côté. Pendant ce temps-là il reçut uneblessure à la cuisse. Cette blessure, quoique lé-gère, l’anima si fort, que, serrant son épée detoute sa force, il la déchargea sur le brigandentre le casque et la cuirasse, avec tant de vi-gueur, que, coupant le gorgerin, qui seul cou-vrait cet endroit, il lui fit voler à terre la tête etle casque.

La joie que Brandimart ressentit de cetteheureuse expédition avait pour fondement laconquête du puissant coursier Batolde, avec le-quel il comptait d’arriver bientôt à Éluth, et d’yrejoindre le comte d’Angers ; mais la fortune nevoulait pas qu’il revît sitôt son ami, et avait ré-solu, pour son intérêt et pour celui de Fleur-de-Lys, de l’engager dans des aventures qui ne lui

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permettraient pas de se rendre à la cour du roiMonodant, dans le temps qu’il se le proposait.

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CHAPITRE VII.

De l’arrivée de Brandimart et de Fleur-de-Lysau Palais dangereux.

BRANDIMART monté sur Batolde, et Fleur-de-Lys sur sa haquenée, se remirent en che-min. Ils marchèrent tout le jour, et le lende-main de fort bonne heure ils arrivèrent à lagrande ville du Kunitki, capitale du royaumede Nayada ; ce qui leur donna d’autant plus dejoie, qu’ils n’avaient plus que des lieux fréquen-tés à traverser pour aller jusqu’à Éluth. Le che-valier fit panser la blessure qu’il avait reçue àla cuisse, et cela ne les retint que peu de jours.

À deux journées du Kunitki, ils rencon-trèrent un grand palais. La richesse du portail,qui était d’un marbre noir orné de bas-reliefsblancs, piqua leur curiosité pour le reste : ils

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entrèrent dans une grande cour entourée debeaux arbres touffus qui s’élevaient jusqu’auxnues ; et de chaque côté dans le mur, on voyaitdeux superbes grilles d’or massif, par les-quelles on entrait dans les jardins. Il y avaitau fond de la cour un château d’une riche ar-chitecture ; il occupait toute la face du fond,et tout y paraissait d’une magnificence éton-nante. Brandimart et son amante descendirentde cheval, marchèrent vers l’édifice, et se pré-paraient à monter six marches de marbre noirqui conduisaient sous un vestibule soutenu parun rang de colonnes torses, lorsqu’ils virentparaître sur un balcon du premier étage unebelle dame qui leur dit : Quelle fatale curiositévous conduit ici tous deux ? Vous cherchezvotre perte. Il faut que vous ignoriez que ce pa-lais s’appelle le Palais dangereux. Fuyez, s’il enest temps encore ; éloignez-vous de ce lieu fu-neste.

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Comme les deux amants, frappés de cesparoles, balançaient à se déterminer, une desdeux grilles s’ouvrit avec fracas. Il sortit du jar-din un géant d’une grandeur énorme. Il n’étaitarmé d’aucune arme offensive ni défensive. Iltenait seulement par la queue un dragon cou-vert d’écailles d’or, qui semblait vouloir luinuire en tournant sans cesse autour de sa tête,et en se débattant. Il est vrai qu’il ne pouvaitfaire autrement, puisque le géant le tenaitétroitement serré dans sa main. Ce colosses’approcha de Brandimart, et lui déchargea son

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dragon sur son casque. Le coup fut si pesant,qu’il renversa le guerrier tout étourdi, et jetantle sang par le nez et par les oreilles. Le che-valier reprit ses sens, et plus animé qu’effrayédu péril, il leva la riche épée d’Agrican : caril s’en était saisi après la mort de Barigace. Ilen frappa le géant sur l’épaule, et le fendit jus-qu’à la ceinture ; mais à peine le cadavre dece monstre eut touché la terre, ô prodige éton-nant ! qu’il devint un dragon semblable au pre-mier, et que ce premier parut un géant tout pa-reil à celui qui venait d’être terrassé. Le nou-veau géant prit dans sa main le nouveau dra-gon par la queue, et s’en servit pour attaquerle chevalier, qu’il renversa d’un coup terriblequ’il lui déchargea sur l’épaule gauche. Brandi-mart se hâta de se relever, de peur d’être ac-cablé d’un second coup, et, reprenant Tran-chère qui pendait de son bras à une chaîne, ilallongea une estocade au géant, et lui perçale ventre de part en part. Il n’en fut pas néan-moins plus avancé : ce qui était arrivé, arriva

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une seconde fois ; le géant redevint dragon, etle dragon se changea en géant. Que n’eut pointà souffrir le courageux guerrier dans ce genrede combat ? Il tua jusqu’à six fois le géant, etsix fois il le vit renaître dragon. Ces reproduc-tions, qui ne finissaient point, lui donnèrent àpenser. Il fit réflexion que le géant n’avait pourtoute arme que le dragon qu’il tenait par laqueue, et que s’il pouvait lui rendre cette armeinutile, peut-être il le mettrait hors d’état de luinuire. Dans cette pensée, au lieu de frapper surle géant, il se mit à frapper sur le dragon seul,et l’effet en alla plus loin qu’il ne l’avait espé-ré ; car la bonne épée d’Agrican ayant coupé ledragon par la moitié, dès ce moment le géant,qui n’eut plus rien pour attaquer ni pour se dé-fendre, jeta par terre le reste du dragon qu’ilavait à la main, et s’enfuit vers une des grillesd’or ; mais le guerrier le poursuivit si vivement,qu’il le joignit avant qu’il pût gagner le jardin,et lui fit voler la tête d’un coup de Tranchère.

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Cet événement causa bien du désordre : unvent impétueux s’éleva tout à coup, le tonnerregronda, et la terre trembla sous les pieds desdeux amants. Brandimart fut obligé de s’ap-puyer contre le mur du bâtiment, et Fleur-de-Lys se laissa tomber sur les degrés du portique.L’orage dura l’espace d’une heure. Quand il eutcessé, le chevalier alla relever sa dame, quiétait encore tout étourdie d’avoir senti la terremanquer sous ses pieds. Elle le pressa de sor-tir d’un lieu où elle ne pouvait se croire en sû-reté. Brandimart, qui croyait son honneur inté-ressé à ne point fuir les aventures qui se pré-sentaient, et que l’esprit de curiosité possédaittoujours, la pria d’entrer avec lui dans le pa-lais. Il voulut lui représenter que le péril étaitpassé ; mais Fleur-de-Lys, au lieu de se lais-ser persuader, le détourna de son dessein, enlui disant qu’ils devaient plutôt aller rejoindreà Éluth Angélique et le comte d’Angers, que des’arrêter plus longtemps dans ce château. Lechevalier se rendit à cette raison, et fut le pre-

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mier à marcher vers le grand portail par où ilsétaient entrés.

Mais quel fut leur étonnement, quand ilsne le retrouvèrent plus ! Ils parcoururent envain toute la cour ; ils n’y remarquèrent aucuneautre ouverture que les deux grilles d’or, quimême leur parurent alors fermées. Ne sachantplus comment ils pourraient sortir, ils furentobligés de retourner vers le palais, dans l’es-pérance de pouvoir parler à la dame qu’ilsavaient vue, et d’apprendre d’elle par quelmoyen ils pourraient se tirer d’embarras. Ilsmontèrent les degrés du portique, et entrèrentdans le vestibule, qui les conduisit à un grandsalon, au milieu duquel était un sépulcre demarbre noir. Comme ils voulurent s’en appro-cher, un grand chevalier, armé de toutespièces, qui en défendait l’approche, assaillit sibrusquement Brandimart, qu’à peine lui don-na-t-il le temps de se mettre en défense. Ilscombattirent une partie du jour, sans qu’il pa-rût qu’aucun des deux eût le moindre avantage

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sur l’autre. Le chevalier du château, quoiqueblessé en plusieurs endroits, loin de s’affaiblir,semblait reprendre de nouvelles forces.

Pendant le combat, la dame du balcon pa-rut ; et après avoir considéré Brandimart, ellelui dit : Seigneur chevalier étranger, votre en-nemi ne saurait être vaincu dans le salon, etvous êtes mort si vous ne l’en tirez par forceou par artifice. À ce discours de la dame, lechevalier du château la regardant d’un œil fu-rieux, s’écria : Perfide, tu fais bien voir par cesparoles l’horreur que tu as pour moi ; maistu en seras punie. À ces mots, il courut verselle, pour l’immoler à son ressentiment. Bran-dimart s’y opposa en se mettant entre eux.Son ennemi, outré de ne pouvoir se venger dela dame, tourna toute sa rage contre lui. Ilsrecommencèrent à se frapper ; et Brandimart,s’apercevant que ses coups, qui auraient fen-du une roche, ne pouvaient abattre le cheva-lier, profita de l’avis qu’il venait de recevoir ;il s’abandonna sur lui, et le saisissant par des-

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sous les bras, malgré qu’il en eût, il l’emportad’une force inconcevable hors du salon : il tra-versa même le vestibule, et le jeta sur les de-grés du portique pour l’éloigner davantage dutombeau, d’où il jugea bien qu’il tirait toute saforce. Effectivement, à peine le chevalier duchâteau fut hors du salon, que ses plaies s’ou-vrirent, et que son sang, qui avait été retenujusque-là par le charme, commença de cou-ler en si grande abondance, qu’en peu de mo-ments il le laissa sans vie.

Après sa mort, l’amant de Fleur-de-Lyss’avança vers la dame du palais, et la remerciade la victoire qu’il venait de remporter. Ellelui répondit gracieusement : Seigneur cheva-lier, quand votre courage seul ne m’eût pasportée à vous rendre le service que vous avezreçu de moi, mon propre intérêt m’y auraitdéterminée. Je vous dirai même, pour votreavantage et pour le mien, que le plus difficilede l’aventure vous reste encore à faire. Il fautabsolument que vous ouvriez le sépulcre du

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salon, et que vous fassiez une chose pour la-quelle sans doute vous vous sentirez de la ré-pugnance ; néanmoins elle nous importe à toustrois à un point, que si vous refusiez de lafaire, vous nous verriez périr, cette dame etmoi, et vous-même avec nous. De quoi s’agit-il,dit Brandimart ? Il s’agit, repartit-elle, de baiserle premier objet que vous trouverez à l’ouver-ture du tombeau. S’il ne faut que cela, s’écriale chevalier, ne craignez rien. Il n’est rien desi hideux dans les enfers que je ne baise, s’ilest nécessaire. Achevons donc cette aventure,puisque la fin ne dépend plus que de cette cir-constance.

En parlant ainsi, Brandimart retourna dansle salon avec les dames. Il s’approcha du sé-pulcre, dont une table de marbre couvrait l’ou-verture. Il lut dessus ces paroles gravées encaractères d’or : Ni science, ni trésor, ni beautén’ont pu empêcher que je n’aie été réduite en cefuneste étal. Voyons quel est ce mystère, dit lechevalier avec une impatience mêlée de curio-

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sité. Alors, empoignant un gros anneau d’or quiservait à lever la table, il découvrit le tombeau.Il en sortit à l’instant un horrible dragon, qu’onne pouvait regarder sans frayeur. Il ouvrait unegueule épouvantable, qui poussait un long sif-flement, et montrait des dents à dévorer deschevaliers. Brandimart à sa vue se retira brus-quement avec émotion, et tirant son épée, ilse disposait à l’attaquer. Mais la dame du châ-teau, frémissant de son action, s’écria : Bravechevalier, au nom des dieux, ne faites point ceque vous voulez faire ; si vous tuez ce dragon,vous verrez dans le moment ce palais s’abîmer,et nous serons tous écrasés sous ses ruines.Est-ce là ce que vous m’avez promis ? Il estvrai, répondit Brandimart, que je me suis en-gagé à embrasser le premier objet qui sortiraitdu sépulcre ; je ne puis toutefois me résoudreà baiser cet horrible animal ; je suis sûr qu’ilme dévorera si je tiens ma promesse. Surmon-tez cette crainte, reprit la dame ; le ciel, protec-teur de l’innocence, couronnera d’un heureux

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succès votre entreprise ; outre que c’est le seulmoyen de sortir de ce château, vous devez ceteffort à l’intérêt de votre maîtresse, que vous li-vrez par votre peu d’assurance à une mort cer-taine. Cette dernière raison détermina le che-valier à faire ce qu’on exigeait de lui, bien qu’ily sentît une extrême répugnance : s’il faut, di-sait-il en lui-même, que je meure une fois, ilvaut autant que ce soit à cette heure que dansun autre temps ; du moins ma chère Fleur-de-Lys sortira du danger.

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Alors, d’un visage pâle et d’une contenancemal assurée, il se l’approche du tombeau : lacrainte le retient d’un côté, le courage lepousse de l’autre, et l’amour seul le détermine.Enfin il joint le dragon ; et, se penchant sur lui,il lui donne le baiser qu’il croit lui devoir êtrefuneste. Il lui sembla qu’il baisait une chair deglace ; mais un moment après, le monstre, sedépouillant de ses écailles, changea peu à peude figure, et prit celle d’une fort belle dame.Aussi c’était la fée Febosile. Cette nympheavait édifié ce palais ; elle parut tout habilléede blanc ; ses cheveux étaient blonds, ses yeuxnoirs, et les roses et les lys éclataient sur sonvisage. Tandis que Brandimart, étonné d’une sicharmante métamorphose, en paraissait dansl’admiration, la nymphe lui rendit grâce de sadélivrance, et se montra fort sensible à cegrand service. Le chevalier, qui croyait lui de-voir encore davantage de ce qu’elle n’était pasrestée dragon, la remercia dans les termes lesplus touchants de l’avoir retiré du plus grand

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péril qu’il eût jamais couru. Il se fit entre euxun combat de reconnaissance qui avaitquelque chose de noble ; la dame du châteaueut part aussi à leurs remercîments ; et Fleur-de-Lys se joignit à leur entretien avec une joieencore plus vive que la leur.

Après bien des compliments de part etd’autre, la fée, pour reconnaître l’obligationqu’elle avait à Brandimart, enchanta son che-val et ses armes ; de sorte que le plus tranchantacier n’aurait pu les entamer. Ensuite elle luifit voir, comme à son amante, toutes les mer-veilles du palais. Quand ils les eurent admi-rées, ils prirent congé de Febosile. Elle voulaitles retenir pour les régaler pendant quelquesjours ; mais ils s’en excusèrent sur la nécessitéoù ils étaient de se rendre à Éluth ; elle les priade remmener la belle Doristelle, c’est ainsi quese nommait la dame inconnue, au roi de Lou-sachan, son père, qui était incertain de sa des-tinée. Quand ce n’aurait pas été leur chemin

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de passer par là, Brandimart s’en serait chargéavec plaisir.

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CHAPITRE VIII.

Histoire de Doristelle.

LORSQUE les deux amants se furent remisen chemin avec Doristelle, ils prièrent cettedame de leur apprendre ce qui l’avait éloignéede la cour du roi son père. Doristelle, qui necherchait qu’à les contenter, satisfit leur curio-sité dans ces termes :

Doliston, mon père, eut deux filles, dontje suis la cadette. Ma sœur aînée fut promisedès sa première enfance au prince de ce paysde Nayada, dont le père était lié d’une amitiétrès étroite avec le mien. Pour mon malheur,ce mariage concerté ne s’acheva pas, commesi le ciel eût voulu punir notre famille du des-sein d’unir deux cœurs dont il n’avait pas ré-solu l’union. Ma sœur fut perdue peu de temps

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après cet accord ; et voici comme la chose ar-riva :

Un jour de la belle saison, toute la cour demon père alla prendre le divertissement de lachasse dans un bois, à quelques milles de laville. Pendant que le roi, accompagné de sesprincipaux courtisans, poursuivait quelquesbêtes que les chiens avaient lancées, la reine,préférant les plaisirs tranquilles aux tumul-tueux, avait fait tendre des pavillons sur lebord d’un agréable ruisseau, qui coulait à l’en-trée du bois dans une prairie toute parseméede fleurs. L’air était serein, et un doux zéphyrmodérait l’ardeur du soleil. Ma sœur, qui faisaittout l’attachement de la reine, était avec elle, etavait, dit-on, une beauté si merveilleuse qu’ellecharmait déjà tous les yeux, bien qu’elle eût àpeine un lustre accompli. Dans le temps quetoutes les dames de la cour étaient autourd’elle à admirer avec sa mère ses manières en-fantines, et à la faire jouer le long du ruis-seau, il sortit tout à coup d’entre les arbres une

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troupe de gens armés, qui, se mêlant parmielles, arrachèrent la petite princesse de leursbras, et l’emportèrent dans le plus épais dubois, avant que quelques soldats, qui avaientété commis à la garde de la reine, et qui parrespect se tenaient un peu éloignés, pussentaccourir au secours de ma sœur. Tous sesgardes se mirent aussitôt sur les traces des ra-visseurs, et ne tardèrent pas à semer l’alarmepar tout le bois. Un grand nombre de chasseursse joignirent à eux pour faire la recherche de laprincesse ; mais ils ne purent rien découvrir ;et quelques perquisitions qu’on ait faites dansla suite, on n’en a pu apprendre aucunes nou-velles.

Fleur-de-Lys, qui était fort attentive au récitde la dame, lui demanda le nom de la princesseenlevée. On l’appelait Amathirse, répondit Do-ristelle, et la reine, ma mère, se nommait Phi-lantie. Tout ce qu’on put juger de ce rapt, conti-nua-t-elle, c’est qu’on en accusa un certain Fu-giforque, chef de brigands, fort renommé dans

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le pays pour avoir fait des coups d’une adresseet d’une subtilité sans exemple. On conjectura,et ce n’était pas sans fondement, que les pier-reries dont ma sœur était parée avaient tentéFugiforque ; mais de savoir ce qu’il a fait de laprincesse, c’est ce qui n’est point venu à notreconnaissance.

La perte d’Amathirse me rendit seule prin-cesse héritière de Lousachan. Aussi Dolistonme destina, à la place de ma sœur, pour êtrel’épouse du jeune Rentig, prince de Nayada.Lorsque je fus en âge de former cette union, leroi son père l’envoya dans notre cour pour merendre des soins, et me disposer par ses galan-teries à lui donner ma main sans répugnance.Mais hélas ! qu’il était peu fait pour gagnerles affections d’une jeune princesse qui voulaitêtre prise par les yeux ! Il avait dans son airquelque chose de si rebutant, qu’il était difficilede s’y accoutumer. Malgré la passion violentequ’il conçut pour moi, il avait des manièressi féroces, que ses complaisances mêmes pa-

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raissaient des commandements. J’avais poursa personne un dégoût qui ne peut s’exprimer ;et ce n’était pas pour le faire cesser, que leciel conduisit alors à notre cour un autre jeuneprince, qui était tout charmant.

C’était le fils du roi de Mugal. L’attachementqu’il eut pour moi attira sur lui mon attention ;et la prodigieuse différence que je remarquaientre lui et Rentig augmenta l’aversion quej’avais déjà pour l’un, et mit mon cœur danstoute la disposition possible à recevoir lessoins de l’autre. Une dame naturellementtendre ne résiste pas longtemps à la passiond’un amant aimable et empressé. Le jeune Ci-linx, ainsi se nommait le prince de Mugal, meparla plus d’une fois de ses peines, et j’en sen-tis plus vivement la nécessité qu’on m’imposaitd’épouser son rival. Enfin ce cruel jour arriva,où je devins femme de Rentig, qui n’eut plusd’autre empressement que de m’arracher d’unecour où tout lui faisait ombrage. Il avait surtoutremarqué la passion que Cilinx avait pour moi,

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et la jalousie qu’il en avait conçue ne lui per-mettait de prendre aucun repos qu’il ne m’eneût séparée. Il prit congé de Doliston, sous pré-texte de faire voir sa nouvelle épouse au roison père. Que mon départ me fit de peine ! Jene partis pourtant qu’après m’être ménagé unsecret entretien avec Cilinx, sans que mon ja-loux en pût être instruit, malgré tous les soinsqu’il prit pour nous ravir cette consolation.

Le roi de Nayada me reçut assez bien ; et,quoiqu’il soit naturellement d’une humeur fortaustère, je n’eus point à me plaindre de sesmanières pendant six mois. Ceux mêmes quiconnaissaient son esprit à fond me dirent qu’iln’avait jamais eu pour aucune dame autantd’égard et de complaisance qu’il en témoignaitpour moi. Rentig, le plus défiant de tous leshommes, en fut inquiet. Il trouva que lacondescendance du roi me faisait jouir d’unetrop grande liberté. Il crut même apercevoirdans les manières de son père pour moiquelque chose de plus vif que l’affection pater-

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nelle et, pour en prévenir les suites, qu’il crai-gnait, il me retira de la cour pour me confinerdans un château, où il n’entrait que des per-sonnes qui lui étaient affidées. Le roi condam-na hautement son procédé ; mais il n’osa seservir de son autorité pour me rendre moinsmalheureuse ; il appréhendait Rentig, qu’ilconnaissait pour le prince du monde le plusdangereux et le plus capable d’une mauvaiseaction.

Mon barbare époux parut plus tranquillelorsqu’il me vit dans une prison qui lui répon-dait de moi. Quelle triste vie pour une jeuneprincesse ! Une seule chose, qui peut-être n’au-rait pas été une consolation pour beaucoupd’autres femmes, faisait toute la mienne. Ren-tig, quoiqu’il fût un des plus vaillants princesde l’Asie, n’avait pas reçu de la nature ce quele dieu d’hymen exige des hommes qui s’en-gagent sous ses lois. J’avais tant de répu-gnance pour sa personne, que c’était un soula-gement pour moi qu’il n’eût rien à me deman-

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der. Parmi mes filles d’honneur, j’avais amenéà Kunitki une dame de notre cour que j’aimaisinfiniment. Je ne lui cachais rien de tous les se-crets de mon cœur. Je ne lui avais pas seule-ment découvert l’aversion que j’avais pourRentig ; je lui avais fait connaître même mesplus tendres sentiments pour le prince de Mu-gal.

Filatée, c’était le nom de ma confidente,avait une beauté singulière. Elle était tendre-ment aimée d’Oristal, brave chevalier de Ku-nitki ; il lui avait rendu des soins, auxquels, demon consentement, elle avait répondu. Un bonesprit, une tendresse sincère et une complai-sance réciproque leur faisaient une destinéedes plus heureuses, lorsque les jalouses dé-fiances de Rentig interrompirent le cours d’unesi parfaite intelligence, en me confinant dansma prison. Le devoir et l’inclination obligèrentFilatée à s’y renfermer avec moi. Oristal futsi sensible à cette dure séparation, qu’il tentajusqu’à l’impossible pour se rejoindre à l’objet

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de son amour. Il partit une nuit en secret, etprit le chemin de la tour qui renfermait Filatée,dans le dessein de s’y introduire en corrom-pant quelqu’un des gardes par quelque ingé-nieux artifice. Il n’en était pas loin, lorsqu’enpassant sur le bord d’un étang, il y rencontraune bonne vieille qui cherchait en pleurantquelque chose dans l’eau, et qui paraissait at-teinte d’une vive douleur. Oristal lui en deman-da le sujet. Hélas ! seigneur, répondit-elle, jeportais dans un paquet ce que j’avais de plusprécieux ; je me suis arrêtée sur le bord del’étang pour m’y reposer, et mon paquet mal-heureusement est tombé dans l’eau. J’ai beaule chercher, je ne le trouve pas.

Le chevalier fut touché du chagrin que cettebonne femme marquait de la perte de son pa-quet. Je compatis, lui dit-il, à votre perte, et jeveux vous aider à chercher ce que vous avezperdu. En même temps il descendit de cheval,et entra dans l’eau effectivement pour y cher-cher le paquet, qu’il retrouva, non sans peine

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et sans danger. La vieille embrassa les genouxd’Oristal quand il fut sorti de l’étang, et lui dit :Je suis une pauvre femme, et je ne puis recon-naître que par des remercîments le service quevous venez de me rendre ; mais souvenez-vousqu’un bienfait n’est jamais perdu. Oristal se sutbon gré de cette action charitable ; et, sans enattendre d’autre récompense que le plaisir del’avoir faite, il continua son chemin vers la tourde Rentig, où il arriva le même jour.

La seule vue de cet édifice le fit presquedésespérer du succès de son entreprise ; lesmurs en étaient si hauts, les portes si solideset si bien fermées, enfin l’accès en paraissait sidifficile, que, perdant l’espérance dont il s’étaitflatté, il se disposait à s’en retourner à Kunitki,lorsqu’il vit tout à coup paraître devant lui unedame magnifiquement vêtue et parfaitementbelle. Vous êtes triste, chevalier, lui dit-elled’un air gracieux ; mais on pourrait soulagervotre affliction, si vous vouliez emprunter lessecours de vos amis. Oristal fut merveilleuse-

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ment étonné de l’abord, et plus encore du dis-cours de cette dame, dont les traits lui étaientinconnus. Je vous avoue, Madame, lui répon-dit-il, que je suis accablé d’une douleur mor-telle, et je doute fort que quelqu’un puisse lasoulager ; mais, ajouta-t-il, je ne sais ce quipeut obliger une personne comme vous à s’in-téresser dans ma destinée : la reconnaissancequi est due à un bienfait, repartit la dame. Vousvoyez en moi la bonne vieille à qui vous avezrendu un grand service. Je suis la fée Febosile,qui prit cette forme pour vous éprouver.

Le chevalier, à ces paroles, fut transportéde joie ; il se mit à genoux devant la fée, et luidemanda pardon des fautes qu’il pouvait avoircommises envers elle par ignorance. Laissonsces vains compliments, interrompit la nymphe,et voyons ce que je puis faire pour vous. Jevoudrais, reprit le chevalier, m’introduire danscette tour pour y voir la belle Filatée ; maisil faudrait que ce fût si secrètement, que lecruel prince de Nayada ne s’en aperçût point.

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Vous allez être content, repartit la fée. Alors ra-massant une petite coquille qui se trouva parhasard à terre, elle prononça dessus quelquesmots barbares ; puis elle la donna au chevalier,en lui disant : Toutes les fois que vous tiendrezcette coquille dans votre main gauche, vousvous rendrez invisible à tous les mortels ; etquand vous aurez besoin de mon secours, met-tez-la dans votre bouche, vous me verrez au-près de vous dans le moment. Il ne s’agit plus,poursuivit-elle, que de vous introduire dans latour, et c’est ce que je vais faire tout à l’heure.À ces mots, Febosile enleva Oristal, le portadans la chambre on était Filatée, et disparut àl’instant.

Jugez de la surprise où nous fûmes, maconfidente et moi, de voir subitement paraîtreà nos yeux ce chevalier ; car ma fenêtre étaitgrillée, et, depuis une année que j’étais en-fermée dans ma prison, je n’avais vu aucunmortel que mon persécuteur. Oristal nous mitau fait sur les moyens qu’il avait employés

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pour s’ouvrir un accès jusqu’à nous, et me juraun attachement inviolable. Filatée sut très bongré à son amant de ce qu’il venait de fairepour elle ; et la présence de ce chevalier luidonnant quelque enjouement, malgré l’habi-tude que nos malheurs nous avaient fait formerd’être tristes : Madame, s’écria-t-elle, secouonsle joug qu’on nous a imposé avec tant de bar-barie : puisque nous pouvons compter sur laprotection de la bienfaisante Febosile, affran-chissons-nous, par son secours, de la tyranniedu prince.

Il est si naturel de chercher la fin de sespeines, que je me résolus, sans scrupule àsuivre le conseil de ma confidente, qu’Oristalappuya fortement. Aussitôt ce chevalier mitdans sa bouche la coquille que la fée lui avaitdonnée, et tout à coup Febosile parut à nosyeux. Qu’y a-t-il, mes enfants nous dit-elle.Grande nymphe, lui répondit Oristal, protégezl’innocence, et délivrez d’un cruel esclavageune princesse toute charmante qu’opprime son

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barbare époux. Rien n’est plus juste, reprit lafée, et Doristelle sera bientôt satisfaite. Venezavec moi, princesse, ajouta-t-elle en me regar-dant, je vais vous conduire dans un lieu plusdigne de vous posséder. Alors elle nous enle-va tous trois et nous transporta dans son pa-lais, qui est celui que nous venons de quitter.Lorsque j’y fus, je repris, pour ainsi dire, unenouvelle vie : les plaisirs d’un si beau jour, etplus encore la joie de me voir délivrée de la ty-rannie d’un odieux époux, étaient un soulage-ment pour moi. Deux choses pourtant me don-naient quelque inquiétude ; je craignais queRentig ne découvrît mon asile, et ne m’y vîntenlever ; mais Febosile me rassura, en me di-sant qu’on ne pourrait me retirer de son palaisque par un pouvoir magique plus fort que lesien. Ce qui m’inquiétait encore, c’était Cilinx,qui ne sortait point de ma mémoire, malgré lepeu d’apparence qu’il y avait que je pusse ja-mais soulager ses feux.

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Un jour je consultai la fée sur les intérêtsde ma tendresse. La nymphe me conseilla deme retirer à Lousachan ; d’informer le roi monpère de la manière dont j’avais été traitée, etde le conjurer de rompre des nœuds que la na-ture elle-même désavouait ; mais je lui repré-sentai que ce conseil était dangereux à suivre ;que dans la liaison où vivait mon père avec leroi de Nayada, il était à craindre qu’il ne meremît lui-même entre les mains de Rentig. Hébien, reprit la fée, envoyez donc Oristal et Fi-latée secrètement à la cour de Doliston ; qu’ilsy observent bien ce qui s’y passe ; et vousvous réglerez sur le rapport qu’ils vous en fe-ront. J’approuvai l’avis de Febosile. Ma confi-dente partit pour Lousachan avec son cheva-lier, après avoir reçu une ample instruction quela nymphe elle-même voulut bien leur donner.Mais pendant qu’ils songeaient à s’acquitter decette importante commission, le sort ennemirompit toutes nos mesures.

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CHAPITRE IX.

Suite et conclusion de l’histoire de la princesseDoristelle. Nouvelle expédition de Brandi-mart.

QUELLES furent la surprise et la rage deRentig, quand il ne me trouva plus dans la tour.Il en pensa perdre l’esprit, surtout quand il vitqu’il ne pouvait découvrir où j’étais, quelquerecherche qu’il fît de moi. Comme il rêvait sanscesse au moyen de me déterrer, il se souvint unjour de Margafer, magicien redouté dans toutle pays, et descendu, disait-on, du fameux Zo-roastre. Ce Margafer avait toute la malignitédes enfers, avec une science où jamais aucunautre avant lui n’était parvenu. Il habitait aufond d’une forêt obscure, située sur les confinsde ce royaume, et il avait rendu cette forêt si

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funeste aux voyageurs qui entreprenaient d’yentrer, que personne n’osait plus en courir lerisque. Cependant Rentig, dans la fureur qui lepossédait, y alla sans balancer. Il est vrai qu’ilavait moins à craindre qu’un autre : car l’en-chanteur l’aimait à cause de la conformité deleurs inclinations.

Rentig chercha la grotte de ce magicien. Jen’ai point su de quelle manière il s’ouvrit un ac-cès auprès de lui ; je sais seulement que, pourmon malheur, Margafer lui promit son assis-tance. Ils vinrent tous deux un jour au palais deFebosile. Le magicien fit en entrant des conju-rations si fortes, que tous les enchantementsde la fée, quand elle voulut se servir de sonart pour résistera Margafer, devinrent inutiles.Pour moi, saisie de frayeur, je demeurai im-mobile. Le prince m’accabla de reproches etd’injures ; mais, au lieu d’y répondre, lorsqueje fus revenue de mon saisissement, je voulusprendre la fuite ; et, comme mon époux couraitaprès moi pour me retenir, l’enchanteur lui dit :

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Vous pouvez sans crainte la laisser aller, lecharme que j’ai employé est si fort, qu’elle nesaurait sortir du palais contre ma volonté.

Effectivement, je parcourus en vain tout lepalais, et les jardins même, sans y trouver desortie. La cruauté de Margafer fut telle, qu’en-trant dans le ressentiment de Rentig, il nous at-tira, Febosile et moi, dans le salon du palais parses charmes ; et là il prononça quelques motsbarbares, accompagnés de gestes fort extra-ordinaires. En même temps il s’éleva du fonddu plancher un superbe mausolée. Ensuite iladressa ces paroles à la nymphe : Puisque monart et ta nature de fée ne me permettent pas dete faire mourir, du moins tu vas sentir jusqu’àquel point mon pouvoir est au-dessus du tien.Alors il la toucha de sa verge, et par cet attou-chement, il la transforma en un difforme dra-gon, qu’il obligea d’entrer dans le mausolée, enlui disant : Fais désormais ta demeure dans cetombeau ; tu y resteras jusqu’à ce qu’un cheva-lier ait l’assurance de te baiser sous ta mons-

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trueuse figure. Margafer, après avoir achevéces paroles, couvrit le mausolée d’une pesantetable de marbre ; il en commit la garde auprince de Nayada, et lui dit : Tant que vous se-rez dans le salon, soyez sûr que des armées en-tières ne pourraient vous vaincre.

À mon égard, le magicien me condamnaseulement à ne pouvoir sortir du palais ; ce quifut pour moi le dernier des supplices, puisquej’y devais voir sans cesse l’objet de toute mahaine. L’enchanteur ensuite forma l’enchante-ment du dragon que vous avez tué, et à laconservation duquel il avait attaché sa proprevie ; car vous saurez, seigneur chevalier, quele géant qui a succombé sous l’effort de voscoups était Margafer lui-même, comme le che-valier du tombeau était mon cruel époux. Lemagicien, par ses charmes, croyait avoir assu-ré le repos de Rentig ; mais le ciel, qui se jouedes projets humains, vous a fait venir dans cepalais pour finir ma peine et celle de l’obli-

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geante Febosile. Vous savez le reste, généreuxguerrier, il est inutile de vous en faire le récit.

À peine Doristelle avait raconté son his-toire, qu’il sortit tout à coup d’entre les arbresd’un bois que Brandimart et les deux damestraversaient alors, vingt à trente voleurs, tant àpied qu’à cheval ; quelques-uns commencèrentpar se saisir de Fleur-de-Lys et de Doristelle, lereste se jeta sur le chevalier ; mais ses armesenchantées résistèrent à leurs coups, au lieuque ces brigands étaient découpés d’uneétrange sorte par Tranchère, maniée par unbras aussi vigoureux que celui de Brandimart ;et si l’un d’entre eux ne se fût légèrement jetésur la croupe de Batolde pour assaillir par der-rière le guerrier, ils n’auraient pas tenu long-temps contre lui. Ce voleur l’incommodaitbeaucoup ; car en l’embrassant étroitement parles épaules, il lui ôtait la liberté de se servir deses bras, tandis que les autres brigands l’atta-quaient par-devant tous ensemble. Cependant

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Brandimart fit tant d’efforts pour dégager sonbras droit, qu’il en vint enfin à bout.

Alors chargeant à son tour les malheureuxqu’il avait en tête, il en tua la plus grande par-tie, et donna la chasse aux autres. Néanmoinsil ne laissait pas d’être toujours tourmenté parcelui qui le tenait embrassé par derrière ; et nepouvant autrement s’en débarrasser, il prit leparti de se laisser tomber à terre. Il entraîna levoleur avec lui, et l’obligea, par ce moyen, à lâ-cher prise. Quand ce brigand vit que le cheva-lier était libre, et qu’il se disposait à se venger,il eut recours à sa clémence : Seigneur, lui dit-il en se jetant à ses pieds, je sais que j’ai mé-rité la mort ; et ce n’est point pour l’éviter queje vous supplie de me faire conduire à Lousa-chan ; c’est pour l’acquit de ma conscience, quim’oblige à déclarer au roi Doliston une offenseque je lui ai faite, et que je puis réparer, en luirévélant un secret dont je voudrais lui donnerconnaissance. Brandimart lui promit cette sa-tisfaction ; et pour cet effet il le lia sur un des

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chevaux des voleurs qui avaient été tués. Il lemena dans cet état jusqu’à la vue de Lousa-chan. Mais Doristelle ne fut pas peu surprise detrouver cette ville assiégée par une armée for-midable qui l’environnait. Hélas ! s’écria cetteprincesse à ce spectacle, quels sont les mal-heurs de notre maison ! La perte des deux prin-cesses ses filles, ne suffisait pas au roi monpère pour l’accabler, il fallait encore qu’il se vîtassiégé dans sa capitale !

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CHAPITRE X.

Quelle était l’armée campée devant Lousachan.Histoire du prince Cilinx.

COMME Brandimart et les dames qu’ilconduisait s’approchaient de la ville, ils virentvenir au-devant d’eux un chevalier qui, par larichesse de ses armes et par sa haute appa-rence, paraissait être un des principaux offi-ciers de l’armée. Il considéra les dames avecattention ; quand il fut auprès d’elles, et touchéde leur beauté, il souhaita de les posséder. Sei-gneur chevalier, dit-il à l’amant de Fleur-de-Lys, je suis fâché d’avoir à vous apprendre quela conduite de ces dames est un bonheur queje vous envie ; et si vous n’êtes pas d’humeur àme la céder sur la prière que je vous en fais, je

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vous avertis que je vous y forcerai par la voiedes armes.

Le bonheur que vous m’enviez, réponditBrandimart, est certainement au-dessus demon mérite mais, quel que soit le motif quime l’a procuré, je ne crois pas que ces damesveuillent vous l’accorder à mon préjudice.L’événement de notre combat, répliqua le pre-mier, leur fera peut-être changer de sentiment.À ces mots, ce chevalier tirant son épée, parceque Brandimart n’avait point de lance, l’atta-qua sans lui donner le temps de répondre.L’amant de Fleur-de-Lys, vivement piqué dudiscours de son ennemi, dédaigna de se servirde Tranchère pour punir plus manifestementson orgueil par un juste mépris ; il poussa Ba-tolde avec impétuosité sur lui, et dans le tempsque cet officier levait le bras pour lui déchargerun pesant coup sur la tête, il lui saisit la gardede son épée, et la lui arracha, en culbutanthomme et cheval. Un corps de cavalerie, quisurvint sur ces entrefaites, fondit sur Brandi-

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mart pour venger un de leurs chefs qu’ilsvoyaient traiter de la sorte ; mais Batolde et lebrave guerrier qui le montait les mirent bientôten désordre. Ceux qui s’enfuirent vers le campy semèrent la nouvelle de cette action ; et plusde deux mille cavaliers, curieux de voir le guer-rier dont on leur vantait le courage, piquèrentvers lui, ne pouvant croire ce qu’on venait deleur en rapporter.

Leur étonnement augmenta lorsqu’ils virentde leurs propres yeux le carnage qu’il avait faitde leurs compagnons ; mais ils voulurent lesvenger : les uns se saisirent des dames et duvoleur lié ; les autres, en plus grand nombre, sejetèrent sur Brandimart qui, dans la fureur oùil était de l’enlèvement des dames, faisait têteà tous les ennemis qui l’environnaient. Néan-moins, faisant réflexion que ce combat, pourpeu qu’il durât, donnerait le temps aux ravis-seurs de Fleur-de-Lys et de Doristelle de s’éloi-gner avec leur proie, il dit à ceux des combat-tants qui étaient les plus proches de lui, qu’il

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voulait bien cesser de combattre, pourvu qu’onlui laissât ses armes, et qu’on le menât au chefde l’armée, auquel il prétendait se plaindre del’injure qu’on lui avait faite. On lui accorda cequ’il demandait, et sur-le-champ il fut conduità la tente de Varamis, roi de Mugal, qui faisaitle siège de Lousachan.

Ce prince était alors entouré des principauxofficiers de ses troupes, dont quelques-uns luifaisaient le récit surprenant des exploits deBrandimart. Ce chevalier s’avança vers le roiavec un air de fierté qui n’avait rien de fa-rouche ni d’insultant ; et le saluant avec res-pect : Seigneur, lui dit-il, ce n’est point commeprisonnier que je me présente à vous, je suislibre ; et n’ayant pas l’avantage d’être votre su-jet, je vous demande raison de l’offense quej’ai reçue : vos troupes m’ont enlevé par vio-lence deux dames qui m’avaient chargé de leurconduite. Varamis, frappé de ces paroles,considéra pendant quelque temps le noblemaintien du chevalier, qui soutenait mer-

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veilleusement, par sa présence, le rapportqu’on avait fait de ses actions. Le roi, aprèsl’avoir regardé, crut l’avoir vu quelque part ;mais il n’en avait qu’une idée confuse. Braveguerrier, lui dit-il, je conviens qu’un chevalierde votre courage ne se peut trop estimer ; et jesuis prêt à vous faire raison de l’insulte dontvous vous plaignez, quoique je puisse vousdire, pour justifier mes soldats, qu’on ne sau-rait leur faire un crime d’avoir voulu venger unde leurs généraux. Les dames qu’ils ont ame-nées dans ce camp n’y courent aucun péril ; jevous dirai même que nous avons peut-être plusd’intérêt à les avoir ici que vous n’en avez àles accompagner. Ne craignez donc rien pourelles, et soyez persuadé qu’elles sont servies ethonorées comme elles le méritent.

À peine Varamis eut prononcé ces paroles,que la reine Léodile, son épouse, arriva sousla tente. Elle reconnut Brandimart dès qu’elleeut jeté les yeux sur lui ; et, malgré la présencedu roi, elle courut l’embrasser avec transport.

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Ah ! mon cher libérateur, lui dit-elle, que jetiens ce jour heureux pour moi, puisqu’il m’ac-corde le plaisir de vous offrir à ma vue ! Sei-gneur, continua-t-elle en se tournant vers Va-ramis, vous voyez dans ce chevalier la per-sonne du monde à qui votre majesté a le plusd’obligation : c’est lui qui m’a conservée à vousen me délivrant des mains des trois géantstartares, que le grand comte d’Angers et luimirent à mort par leur courage. Alors le roi seressouvint d’avoir vu Brandimart avec Roland,lorsque ce paladin lui rendit Léodile, et lui fitmille caresses. Seigneur, dit la reine au princeson époux, si vous voulez faire au généreuxBrandimart une réception digne de lui, il fautle rejoindre au plus tôt à sa chère Fleur-de-Lys.Cela seul peut le satisfaire, et déjà je lis dansses yeux qu’il languit de s’en voir séparé silongtemps. Comme elle achevait ces mots, onvit entrer Doristelle et Fleur-de-Lys, conduitespar Cilinx, frère du roi Varamis. Brave cheva-lier, dit Léodile, en présentant à Brandimart sa

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maîtresse, on vous rend votre dame. Vous vou-lez bien la recevoir de ma main, en reconnais-sance de ce que je vous dois. Je crains mêmesi fort, ajouta-t-elle, de demeurer en reste avecvous, que je veux encore vous restituer la prin-cesse de Lousachan, qui s’est associée au sortdu prince Cilinx, son amant. Brandimart ré-pondit sur le même ton au discours de la reine ;après quoi Cilinx le vint embrasser comme lelibérateur de Doristelle.

Quand ces princes se furent témoigné réci-proquement leur reconnaissance, Cilinx dit auroi de Mugal, son frère : Seigneur, puisque lesiège de Lousachan n’a été entrepris qu’à maprière, et que pour les intérêts de mon amour,je vous supplie de faire savoir au roi Dolis-ton que vous avez sa fille entre vos mains, quevous êtes prêt à la lui remettre, et que vous luidemandez son amitié. Varamis, à qui le princeson frère était cher, fit partir sur-le-champ leseigneur de sa cour en qui il avait le plus deconfiance, pour aller trouver Doliston avec les

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instructions qu’il lui donna. En attendant le re-tour de l’officier, la reine Léodile apprit à Bran-dimart qu’elle avait épousé Varamis, et que ceprince était devenu roi de Mugal, par la mortde Pandragon, son père, qui avait été tué de-vant Albraque. Ensuite Cilinx prit la parole, etraconta en ces termes le sujet du siège de Lou-sachan.

Histoire du Prince Cilinx.

LORSQUE Rentig eut emmené Doristelle, jerestai dans la cour du roi Doliston comme uncorps sans âme, ou plutôt en proie à l’amouret à la jalousie. Comme cette princesse m’avaitdéfendu de disparaître, de peur qu’on ne soup-çonnât notre intelligence, je demeurai quinzejours à Lousachan ; mais, quelque contrainteque je m’imposasse, on ne s’aperçut que tropdu désordre de mon âme. Le roi, touché de

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mes peines, dont il ne pouvait ignorer la cause,fit en vain tous ses efforts pour dissiper mesennuis par toutes sortes de divertissements.Enfin je pris congé de ce prince, qui me ditobligeamment qu’il avait bien remarqué monamour pour sa fille, qu’il me l’aurait accordéeavec joie sans les engagements où il était avecle roi de Nayada, son ancien ami ; et que si ja-mais Amathirse, sa fille aînée, qui lui avait étéravie dans son enfance, pouvait se retrouver,il me l’offrirait, tant il estimait ma personne etmon alliance.

Quoique j’eusse entendu dire que la prin-cesse Amathirse, quand elle fut enlevée, étaitpourvue de tous les attraits qui pouvaient pré-sager une beauté parfaite dans un âge plusavancé, je fus peu sensible à cette promessede Doliston. Je sortis de sa cour ; et, sans sa-voir où je porterais mes pas, je parcourus plu-sieurs provinces des environs, en amant qui nepeut trouver de repos loin de ce qu’il aime. Jevoulus du moins voir les lieux que vous ha-

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bitiez ; je pris la route de Kunitki, et je de-meurai caché dans cette ville pendant l’espaced’un mois. Là j’appris tous les traitements in-jurieux que Doristelle avait reçus ; et que Ren-tig, pour consommer sa barbarie, avait renfer-mé cette princesse dans une affreuse prison,où elle n’avait pas même la liberté de voir laclarté du jour.

L’intérêt que je prenais à votre sort, belleDoristelle, poursuivit-il, en s’adressant à laprincesse de Lousachan, me fit former le des-sein de vous délivrer de l’oppression de votrecruel tyran. J’aurais bien voulu obtenir votreaveu avant que d’en venir à l’exécution ; etpour cet effet j’épiai toutes les occasions devous pouvoir parler, mais je n’y pus réussir.Dans mon désespoir, je retournai à Mugal, oùj’implorai le secours du roi mon frère, qui mepromit son assistance dès qu’il fut instruit desprocédés de Rentig à votre égard. Compatis-sant à mes peines et aux vôtres, il fit assemblerson armée. Nous avions résolu d’aller assiéger

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la tour de Rentig, et de la forcer pour vousprocurer la liberté. Comme il nous fallait pas-ser par les terres de Lousachan, Varamis, monfrère, envoya prier le roi Doliston de nous don-ner passage, en offrant de payer le dégât quenos troupes pourraient faire dans son pays.Doliston ne voulut pas nous le permettre, àcause que notre armement était destiné contreRentig, quoiqu’il fût en votre faveur. Varamis,piqué de ce refus, marcha contre lui, et vintmettre le siège devant sa capitale, pour l’obli-ger seulement à nous laisser le passage libre.Le ciel, Madame, a prévenu les suites de cesiège, en procurant votre délivrance par la va-leur du généreux Brandimart, et nous exemptede la triste nécessité de faire la guerre au roivotre père.

Après que Cilinx eut achevé ce récit, laprincesse de Lousachan le remercia de tout cequ’il avait fait pour elle. La reine Léodile me-na ensuite toute cette illustre compagnie sous

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sa tente où elle les régala d’un magnifique fes-tin. Le lendemain l’officier que Varamis avaitenvoyé à Doliston revint accompagné d’Oristalet de Filatée, dont le visage riant annonçait paravance l’heureuse disposition des choses. Sei-gneur, dit l’officier au roi de Mugal, Dolistonaccepte avec joie les offres de votre majesté.Il m’a chargé même de vous faire des excusesde l’injustice de ses refus. Si vous souhaitezd’en savoir davantage, ce chevalier et cettedame qui sont avec moi pourront vous ins-truire de ce qui a produit un changement siprompt dans l’esprit du roi de Lousachan. Do-ristelle, qui était présente à ce rapport, pria Va-ramis de permettre que Filatée parlât. Le roi deMugal y consentit ; et la confidente, adressantla parole à sa maîtresse, commença de cettesorte son récit.

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CHAPITRE XI.

Du voyage d’Oristal et de Filatée à Lousachan.De la joie qu’eut Doliston de retrouver safille dans Fleur-de-Lys. Histoire de Dimar.

AUSSITÔT que nous fûmes arrivés à Lou-sachan, où vos ordres, Madame, nous en-voyaient, nous nous y cachâmes, bien résolusde ne nous montrer que fort à propos. Ce-pendant comme Oristal n’y était point connu,il prit moins de précautions que moi. Il allaitaux enquêtes, sur la connaissance que je luidonnais des personnes les plus instruites deschoses de la cour. Il se passa un temps assezconsidérable, sans qu’il me rapportât rien quinous parût favorable au succès de notre com-mission. Le roi de Lousachan, quoique peucontent des manières de Rentig, les souffrait

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sans impatience et presque sans ressentiment.Aussi lorsqu’il apprit que les princes de Mugalmarchaient contre son gendre, il leur refusa lepassage sans balancer ; et le siège de Lousa-chan, qu’ils vinrent faire bientôt après, l’aigritcontre eux ; mais un coup du ciel a changéson cœur dans le temps que nous l’espérions lemoins.

Il y a quelques jours qu’une lettre lui appritla mort de Rentig. Le roi de Nayada lui a man-dé qu’il a perdu son fils, qui s’est, à la vérité,attiré lui-même son malheur par les cruautésinouïes qu’il a exercées sur vous ; que, toutpère qu’il est, il ne peut s’empêcher de blâmerla conduite de votre époux, et de louer la pa-tience avec laquelle vous avez souffert ses in-justices ; que vous n’avez aucune part à la mortde Rentig, dont vous n’êtes que la cause in-nocente ; et qu’enfin ce témoignage est unejustice qu’il se croit obligé de rendre à votrevertu ; qu’il sent même des remords d’avoir

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contribué à l’union de deux personnes si malassorties.

Cette lettre du roi de Nayada, poursuivit Fi-latée, a touché Doliston, qui est entré dans lessentiments d’un ami si cher ; il s’est repenticomme lui de vous avoir rendue malheureuse,et il a senti qu’il est véritablement père ; il apris si peu de soin de cacher sa douleur, quele bruit qui s’en est répandu dans Lousachanest venu jusqu’à nous. Alors nous avons parudevant le roi, et, par le rapport que nous luiavons fait de l’état où nous vous avions lais-sée au palais de Febosile, nous avons augmen-té sa peine. L’officier du roi de Mugal est arrivédans ce moment-là, et lui a exposé les offres deson maître. Doliston, ravi de trouver l’occasionde se raccommoder avec les princes de Mugal,et d’apprendre que vous êtes dans leur camp,m’a chargée de vous dire de sa part de hâter leplaisir qu’il se fait de vous voir, et de prier lesprinces Varamis et Cilinx de venir honorer sacour de leur présence.

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Le roi de Mugal, impatient de procurer lebonheur de son frère, donna ses ordres pouraller sur-le-champ à la ville avec toute cettenoble compagnie. Doliston, averti de leurmarche, vint au-devant d’eux ; Varamis et luis’embrassèrent ; ils se promirent une constanteamitié. Le roi de Lousachan offrit la princessesa fille à Cilinx, qui se jeta plein de reconnais-sance aux pieds de ce monarque, pour le re-mercier d’une si grande faveur. Après cela, Do-ristelle présenta son libérateur et la charmanteFleur-de-Lys à son père, qui les conduisit avecles princes de Mugal dans son palais, où illeur donna les plus galantes fêtes. Au milieu detous ces plaisirs, Doristelle se souvint du bri-gand qu’ils avaient amené avec eux, et qui de-vait déclarer au roi Doliston un secret impor-tant. Elle le fit venir au palais. Il avait plus l’aird’un homme repentant que d’un malheureuxendurci dans le crime. Quand il fut devant Do-liston, il lui parla dans ces termes : Seigneur,vous voyez un homme noirci de mille forfaits ;

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je suis ce fameux Fugiforque qui fut autrefoisla terreur de vos campagnes et de vos bois. Detous mes crimes, celui dont le repentir agitele plus mon cœur, est l’offense que j’ai faite àvotre majesté. C’est moi qui, ébloui des pier-reries dont la princesse Amathirse, votre fille,était parée, vous l’ai ravie dans son enfance. Etqu’en as-tu fait, malheureux ? reprit impatiem-ment le roi. Seigneur, repartit Fugiforque, l’avi-dité du gain me la fit vendre au comte de laRoche-Sauvage ; et j’ai su depuis qu’elle a étéélevée dans son château sous le nom de Fleur-de-Lys, au défaut de son véritable nom, qu’onignorait.

L’amoureux Brandimart fut transporté dejoie à ces paroles du voleur ; il prit par la mainsa dame, et se jetant avec elle aux genoux deDoliston : La voici, seigneur, dit-il à ce prince,la voici cette adorable princesse. Eh ! quelleautre qu’elle pourrait avoir l’honneur d’êtrevotre fille ? Ah ! je n’ai pas de peine à vouscroire, s’écria le roi avec des mouvements de

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joie qui se lisaient dans ses yeux. Oui, nobleguerrier, mon cœur me parle pour elle, et m’enassure assez. C’est elle-même sans doute, re-prit le chevalier ; c’est cette charmante Fleur-de-Lys avec qui j’ai été élevé par le comte dela RocheSauvage dans son château. Je ne veuxpoint d’autre témoignage que le vôtre, inter-rompit Doliston, et je reçois de vos mains vo-lontiers cette princesse. Alors ce monarqueembrassa tendrement sa fille, qu’il tint dansses bras jusqu’à ce que la reine Philantie, quiétait présente, vînt l’en retirer pour la recevoirdans les siens : Ma chère Amathirse, lui dit-elle en la baisant avec tous les transports d’unetendre mère, que n’ai-je point souffert depuisque le cruel Fugiforque te ravit à mon amour ?

Fleur-de-Lys était si saisie de joie et de sen-sibilité, qu’elle ne put répondre que par dessoupirs.

Toute la cour de Lousachan prit tant de partà cette heureuse reconnaissance, que le bruit

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en fut bientôt répandu dans la ville. Le peuplevoulut voir sa princesse, et les fêtes redou-blèrent partout.

Un jour, pendant que tous les princesétaient occupés d’un divertissement que Dolis-ton avait fait préparer, un vieux chevalier d’unair vénérable se fit présenter au roi de Mugal. Ilse prosterna devant ce prince, et lui dit ces pa-roles : Seigneur, la joie que je vois régner dansvotre famille royale et dans toute cette courme donne l’assurance d’implorer votre protec-tion auprès du roi Monodant, votre beau-père ;mais avant que votre majesté s’engage à mela promettre, je suis prêt à lui dire le sujet quim’oblige à la demander, si vous m’en donnez lapermission. Varamis la lui accorda par un signede tête. Aussitôt le vieillard continua de parlerde cette sorte :

Histoire de Dimar.

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MON nom est Dimar ; je suis né à Éluth ;j’ai été un des principaux officiers du roi Mo-nodant, et je puis dire sans orgueil que dansma jeunesse je lui ai rendu de grands servicesdans ses armées. J’étais amoureux d’une damedu palais : elle répondit à mon amour ; maisSianor, favori du roi, s’étant déclaré mon rival,le père d’Argénie, c’est ainsi que ma maîtressese nommait, esclave du crédit et de l’ambition,faible ordinaire des vieux courtisans, lui donnala préférence sur moi. Il est vrai qu’il ne trouvapoint sa fille disposée à lui obéir, et qu’il futobligé d’employer toute l’autorité qu’il avaitsur elle pour l’y contraindre. La rigueur de ceprocédé excita une querelle d’éclat entre Sia-nor et moi. Monodant en fut instruit et, souspeine de sa colère, il me défendit de troublermon rival dans sa recherche. Un amant audésespoir ne suit point d’autres lois que cellesde son amour : j’attaquai Sianor, maigre la dé-fense du roi, et le blessai dangereusement. Mo-nodant, qui l’aimait, craignant pour sa vie, et

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d’ailleurs irrité du mépris que j’avais fait de sonautorité, m’ôta mes emplois et mes biens, mechassa de sa cour, et fit lui-même le mariaged’Argénie avec mon rival, encore convalescent.Outré de cet hymen, qui me fut plus sensibleque la perte de mes biens, et que l’oubli de messervices, je ne songeai plus qu’à me venger. Jeme rendis chef des coureurs tartares qui rava-geaient les provinces voisines de leur habita-tion ; j’en rassemblai mille ou douze cents, etfis avec eux une irruption dans la ville d’Éluth ;j’y entrai par surprise ; je saccageai, je pillaipartout ; et, pour faire plus de peine au roi Mo-nodant, j’enlevai son fils, le prince Bramador,qui était encore au berceau.

Comme je ne pouvais élever moi-même cetenfant, à cause du genre de vie que j’avais em-brassé, je le confiai au comte de la Roche-Sau-vage, sous le nom de Brandimart, que je luidonnai pour déguiser le sien. J’ai su depuis quece jeune prince est devenu un grand guerrier ;et, charmé des belles qualités dont on m’a dit

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qu’il était doué, pressé d’ailleurs par les re-mords qu’excite en moi la vie criminelle quej’ai menée, j’ai résolu de m’aller jeter aux piedsdu roi d’Éluth, pour lui avouer mon crime, etsubir tous les châtiments qu’il voudra m’impo-ser.

Pendant que ce vieux chevalier faisait cerécit, il n’est pas concevable avec quelle at-tention toute l’assemblée l’écoutait. Il n’y avaitpersonne qui ne prît intérêt à la reconnais-sance du prince d’Éluth. Aussi l’on voyait écla-ter la joie dans les yeux de toute l’assistance.Fleur-de-Lys et Brandimart, comme les plusintéressés, ne pouvaient contenir les mouve-ments dont leurs cœurs étaient agités. LorsqueDimar eut cessé de parler, le roi de Mugal, ravide ce qu’il venait d’apprendre, ne put s’empê-cher d’embrasser ce chevalier. Mon cher Di-mar, lui dit-il, si le roi Monodant était assez durpour n’être pas sensible à la joie que vous luipréparez, je renoncerais à son amitié, malgrél’honneur que j’ai d’être son gendre. Et moi, qui

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ai celui d’être sa fille, dit alors la reine Léodileau chevalier, je vous promets de ne rien épar-gner auprès de lui pour vous faire accorder desrécompenses au lieu des châtiments que vousen attendez.

Dimar reçut avec respect des offres si obli-geantes, et à peine achevait-il d’exprimer lessentiments de sa reconnaissance, que Brandi-mart et Fleur-de-Lys vinrent, par les embras-sements qu’ils lui prodiguèrent avec vivacité,lui fournir une nouvelle matière de se répandreen discours reconnaissants. Les deux rois té-moignèrent au fils du roi d’Éluth la joie qu’ilsavaient de cet heureux événement ; et Dolistonsurtout, qui regardait Brandimart comme sonfils, le pressait entre ses bras avec une extrêmetendresse. Enfin, pour rendre encore plus cé-lèbre ce jour fortuné, le mariage des deuxprinces, Brandimart et Cilinx, avec les deuxcharmantes sœurs, fut fait avec toute la pompepossible. Huit jours se passèrent dans les ré-jouissances publiques ; après quoi le prince

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d’Éluth supplia le roi de Lousachan de lui per-mettre d’aller, avec la princesse son épouse,trouver Monodant, pour l’instruire de tout cequi s’était passé : Doliston y consentit. Le roiet la reine de Mugal s’offrirent à les accompa-gner se faisant un plaisir d’être présents à la re-connaissance du prince d’Éluth. L’envie de re-joindre Roland avait beaucoup de part à l’im-patience que Brandimart avait de se rendre à lacour de son père : il ne pouvait oublier ce pa-ladin dans le plus vif ressentiment de son bon-heur, tant un cœur généreux est fidèle à ses en-gagements.

Le jour du départ de ces princes arrivé, leroi de Mugal congédia son armée, qu’il ren-voya dans ses états, et retint seulement sesprincipaux courtisans pour le suivre à Éluth ;après quoi il partit avec Brandimart et les prin-cesses leurs femmes, laissant Doliston et Phi-lantie fort affligés de leur départ. Heureuse-ment le prince Cilinx et Doristelle ne furentpoint du voyage. Ils restèrent à Lousachan

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pour consoler le roi et la reine de la perte qu’ilsvenaient de faire.

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CHAPITRE XII.

De l’arrivée de Varamis et de Brandimart àÉluth ; de ce qui s’y passa, lorsque Mono-dant eut reconnu son fils Bramador ; et desréjouissances qui s’y firent.

ON ne savait rien encore à la cour d’Éluthde tout ce qui s’était passé à celle de Doliston ;le siège de Lousachan était la seule chosequ’on n’y avait pu ignorer. Monodant, inquietdu succès de cette entreprise, dont il ne savaitpas la cause, se préparait à envoyer au roi deMugal, son gendre, un corps d’armée, pour l’ai-der à réussir dans les desseins qu’il pouvaitavoir, lorsqu’il le vit arriver avec son illustrecompagnie. La joie fut réciproque de part etd’autre ; mais, si elle fut grande d’abord, elle ledevint bien davantage, quand le roi d’Éluth, le

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prince Ziliant, le comte d’Angers et Angéliquefurent éclairés de tout. Rien n’est égal au ra-vissement que ces princes, firent éclater. Mo-nodant embrassa Dimar avec transport, et luidit : Si je vous ai fait des injustices, vous vousen êtes bien vengé par les chagrins que vousm’avez causés. Quel fils, hélas ! vous m’aviezenlevé ! Mais aussi que vous me le rendez par-fait ! Un service si considérable efface toutmon ressentiment. Je vous donne même au-près de moi la place qu’y occupait autrefoisSianor, peut-être moins dignement que vous.Dimar était si charmé d’entendre ce discoursde la bouche de son roi, qu’il se contentaitd’embrasser ses genoux, ne pouvant proférerune parole.

Le vaillant Brandimart n’eut pas seul tousles embrassements du roi son père, il eut à lespartager avec Dimar, et surtout avec Fleur-de-Lys, que le bon roi ne pouvait se lasser d’ad-mirer. Il disait au milieu des transports qu’ilressentait d’avoir une belle-fille si parfaite, que

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la seule Angélique dans l’univers la surpassaiten beauté. Le prince Ziliant, ravi de retrouverson frère dans un chevalier à qui déjà il avaitvoué une éternelle amitié, le pressait tendre-ment entre ses bras, et lui disait : Venez m’en-lever une couronne que vous méritez mieuxque moi. Je n’en serai point jaloux ; et je meferai gloire de montrer à tous vos sujetsl’exemple d’une fidélité inébranlable. Aimableprince, lui répondit Brandimart en lui rendantcaresses pour caresses ; je partagerai toujoursma fortune avec vous ; mais vous avez dans lapersonne de votre charmante fée de quoi vousconsoler de toutes les couronnes du monde.

Dans les premiers transports de joie, quetoute la maison royale d’Éluth avait fait pa-raître à la reconnaissance de son nouveauprince, les deux parfaits amis et leurs damesn’avaient pu trouver encore le moment des’embrasser ; mais, dès que l’occasion s’en pré-senta, ils s’accordèrent cette satisfaction. Ilsse racontèrent de part et d’autre leurs aven-

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tures depuis leur dernière séparation. Il y adéjà longtemps, dit Roland à Brandimart, queje suis à Éluth. Quelque impatience que j’aiede courir au secours de mon empereur, je n’aipu me résoudre à partir sans vous. Je n’ai paspourtant, ajouta-t-il, voulu demeurer ici dansl’oisiveté. J’ai laissé ma princesse à la courpour aller dégager la parole que j’ai donnée à labelle Callidore. Je suis retourné à l’île du Lac,où j’ai obtenu de Morgane qu’elle détruira l’en-chantement de la Fontaine de la Roche, en fa-veur de la princesse d’Ortus, et de tant d’infor-tunés qui languissent sur ses bords ; il n’y a quequelques jours que j’en suis revenu.

Aussitôt qu’on apprit dans la ville d’Éluth cequi venait de se passer au palais, tous les habi-tants, les femmes et les filles en dansèrent d’al-légresse en jetant des fleurs à pleines mains.Tout retentit de cris de joie. On ne voyait surle toit des maisons que des feux, et le son descymbales avec celui des luths remplissait deleur harmonie toutes les rues. Le roi Monodant

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donna aux princes et aux princesses un grandfestin dans les jardins de son palais. Pendantqu’ils se livraient tous comme à l’envi à la joie,ils virent tout à coup sortir de la terre, à centpas d’eux, une sombre vapeur qui, s’élevant enl’air, forma un nuage, qui s’éclaircit peu à peu,et fit éclore de son sein une lumière éclatante,au fond de laquelle il parut un palais d’or mas-sif de la plus savante architecture. Ce superbepalais s’avança de l’enfoncement sur le bord dela nue, et descendit lentement sur son assiettedans la prairie.

Les assistants, étonnés de cette merveille,se regardaient l’un l’autre, sans savoir ce qu’ilsen devaient penser. Les seuls Roland et Ziliantfurent au fait. Le palais ne fut pas sitôt sur laterre, que la porte, qui était à deux battants,s’ouvrit, et les princes en virent sortir deuxdames, avec un chevalier, que le comte d’An-gers, à leur approche, reconnut pour Morgane,Callidore et Isolier. Grand roi, dit la fée à Mo-nodant, je viens augmenter la pompe de votre

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cour, en vous amenant cette princesse et cechevalier qui méritent l’estime de votre majes-té ; et vous, comte, poursuivit elle en se tour-nant vers le paladin, apprenez que je vous aitenu parole. Le roi reçut la fée avec beaucoupde courtoisie, et la fit placer entre lui et soncher Ziliant. Il honora aussi d’un accueil gra-cieux le prince espagnol, et mit lui-même labelle Callidore à côté de l’incomparable An-gélique, dont elle admira les attraits. La joiese renouvela dans le festin à l’arrivée de cesnouveaux hôtes. La vue de tant de belles per-sonnes, qu’on n’aurait pu voir rassembléesdans aucun autre lieu de l’univers, rendait lesdiscours plus galants, et disposait les cœurs àla tendresse ; Bacchus même, par le feu de sesliqueurs, semblait fournir des armes à l’Amourpour triompher.

La princesse d’Ortus dit à Roland de quellemanière Morgane, par la force de ses conjura-tions, avait détruit l’enchantement de la fon-taine ; et que dès le moment qu’on avait cessé

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d’y voir les images de Floris et d’Adamanthe,tous les amants malheureux qui en habitaientles bords avec elle s’étaient trouvés délivrésde la fureur amoureuse qui les possédait. Elleajouta que les peuples du royaume d’Ortus, enreconnaissance du bien qu’elle leur avait pro-curé, l’avaient choisie pour leur reine, après lamort de leur roi, qui venait de mourir sans en-fants ; et qu’enfin la fée elle-même l’avait cou-ronnée, elle et Isolier, son amant ; dans les so-lennités d’un heureux mariage. La belle Calli-dore finit son récit en assurant le comte d’uneéternelle reconnaissance. Tous les princes dufestin témoignèrent prendre part à la satisfac-tion de cette princesse, et rendirent tousgrâces à la fée d’avoir fait le bonheur de cesdeux amants. Le reste du jour se passa chezle roi dans les plaisirs et dans la joie. Morganeavoua qu’elle vivait alors plus heureuse avecson cher Ziliant, qu’elle ne l’était quand lacrainte de le perdre l’obligeait à le tenir enfer-mé dans son île. En effet, cet aimable prince,

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depuis sa délivrance, lui avait marqué unamour plus sincère et plus empressé qu’aupa-ravant.

Le séjour de la fée et de la reine Callidorefut cause qu’on prolongea de quelques jours àÉluth les réjouissances publiques ; mais enfinle paladin Roland, pressé de s’en retourner enFrance, déclara au roi Monodant qu’il ne pou-vait demeurer plus longtemps à sa cour, et lepria de lui permettre de partir. Le roi fut af-fligé de la résolution du comte, qu’il regardaitcomme la source de son bonheur et du réta-blissement de toute sa maison ; néanmoins iln’osa s’opposer à son départ, de peur de lecontraindre ; mais ce qui redoubla l’afflictionde ce monarque, c’est que Brandimart lui ditqu’il ne pouvait se dispenser d’accompagneren France ce parfait ami, à qui il devait sa vie,sa maîtresse, et l’honneur d’avoir été reconnupour le prince d’Éluth ; d’ailleurs, qu’il voulaitaller combattre avec ce grand guerrier pour ladéfense de son empereur et de sa religion. Il

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parut si affermi dans ce dessein, qu’il ne fut paspossible au roi, son père, de l’en détourner. Lecomte même, touché de la douleur du roi, s’ef-força vainement de persuader à son ami qu’ildevait rester à la cour d’Éluth ; quelque chosequ’il pût lui représenter, il n’y eut pas moyend’obtenir cela de lui. Fleur-de-Lys ne pouvantse résoudre à se séparer de son cher époux,et voulant accompagner la princesse du Ca-thay, se résolut à le suivre, en promettant auroi qu’elle mettrait tous ses soins à lui conser-ver le prince son fils. Le comte d’Angers deson côté lui jura qu’après la guerre d’Afriqueet de France il lui ramènerait lui-même cesdeux époux, en reconduisant Angélique dansson royaume. Sur cette assurance, Monodantse fit la violence de consentir à tout ce queBrandimart souhaitait. Ensuite les deux amisfirent leurs adieux, et se remirent en cheminavec leurs dames.

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CHAPITRE XIII.

Suite de l’entreprise de Rodomont en Italie.

APRÈS que l’indomptable Rodomont eutmis en déroute l’armée des Lombards, laconsternation se répandit dans toute la Ligurie.Le roi Didier, qui s’était retiré dans les mon-tagnes, fit avertir de son malheur le sage ducde Bavière, qui commandait l’armée françaiseen Provence ; cette armée était composée devingt-cinq mille gendarmes, et de trente millehommes de pied. Le duc n’eut pas plus tôtappris cette nouvelle, qu’il partit pour allerjoindre Didier, se promettant de tirer unecruelle vengeance des Africains. Il était accom-pagné de ses quatre fils, Avoire, Othon, Avinet Béranger, et de Guy de Bourgogne ; maisce qui rendait ces troupes plus redoutables,

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c’est que Bradamante était parmi elles : cetteillustre sœur de Renaud marchait à leur tête.Quoique pourvue d’une extrême beauté, onl’aurait prise pour le seigneur de Montauban,son frère, tant elle avait l’air d’un guerrier dehaute apparence. Lorsque cette armée eut pas-sé les montagnes des Alpes, qui séparent laFrance de l’Italie, elle entra dans la plaine duPiémont, où elle traversa le Pô. Le roi d’Alger,averti de sa marche, ne crut pas devoir at-tendre les Français autour de Gênes ; il quittale rivage de la mer où il était campé, pour allerau-devant d’eux. Après avoir marché quelquesjours, il les aperçut qui descendaient d’une col-line ; les lances et les bannières qui s’élevaientdu milieu de leurs escadrons ressemblaient àune forêt épaisse de sapins, et l’éclat de leursarmés, que le soleil faisait briller, paraissaitaugmenter la clarté du jour.

À cette vue, l’intrépide Rodomont, tout àpied qu’il était, s’avança plein de joie de voirenfin des ennemis dignes de son courage. L’ar-

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deur et l’impatience qu’il avait de combattrel’obligèrent de se présenter au-devant de laguerrière Bradamante, qui venait à lui commeun foudre. Elle lui perça son bouclier de part enpart ; mais la lance ne put entamer la forte cui-rasse de Nembrod, dont il était revêtu. L’Afri-cain chancela du coup, mais il n’en fut que plusterrible ; car des deux fils du duc de Bavière,Avoire et Béranger, qui suivaient Bradamante,il blessa le premier dangereusement et renver-sa l’autre tout évanoui sur le sable puis, lesarmées s’étant jointes, d’abord les chevaliersfrançais mirent le désordre parmi les infidèles ;ensuite Rodomont fit tout changer de face. Il sejeta dans les escadrons les plus épais, et mas-sacrant hommes et, chevaux, il arrêta lui seulses ennemis victorieux. Les plus braves guer-riers de Charlemagne s’imaginaient faire assezde se défendre de lui. Il fendit la tête à Beuvesde Dordonne, blessa Othon de Bavière, et ren-versa Guy de Bourgogne.

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Bradamante, après avoir fourni sa carrière,revint au secours des chrétiens ; sa valeur tou-tefois ne put empêcher leur massacre : d’uncoup pesant que le roi d’Alger lui déchargea surla tête, et qui, glissant le long du casque, allacouper le cou du cheval de la dame, elle tombasous cet animal ; et ce ne fut qu’avec beaucoupde peine qu’elle put se débarrasser de dessouslui. Les Sarrasins voyant le carnage que Rodo-mont faisait des chrétiens, secondèrent ce fu-rieux, qui moissonnait autant de vies qu’il frap-pait de coups. On ne voyait autour de lui quedes montagnes de chevaliers et de chevauxtaillés en pièces. Ses gens n’avaient qu’à suivrele chemin qu’il leur frayait, pour remporter unevictoire presque sans péril. S’ils eussent eu deschevaux, pas un Français n’eût échappé autranchant du cimeterre africain.

Le duc de Bavière, consterné de l’état où ilvoyait les choses, adressait au ciel ses vœux :Seigneur, disait-il, permettrez-vous que cet in-fidèle Rodomont triomphe de votre peuple et

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de votre sainte religion ? Enfin l’armée chré-tienne était entièrement perdue, si le roi Didierne fût arrivé pour la secourir. Ce prince ayantsu l’entrée des troupes françaises dans le Pié-mont, avait rassemblé les débris de la sienne,et suivi les Africains pour les prendre par der-rière, tandis que le duc Naime les attaqueraitpar-devant. L’orgueilleux roi d’Alger souritd’un ris moqueur à leur approche ; il méprisaitdes ennemis qu’il avait déjà vaincus ; mais il nesavait pas que dans la personne d’un seul che-valier de cette armée il trouverait un obstaclecapable de l’arrêter.

L’armée lombarde arriva donc dans letemps que celle de France ne se défendait plus.Tout y était en fuite ; et, pour surcroît de mal-heur, le grand fleuve du Pô, qu’ils avaient àleur dos, leur ôtait tout moyen de se mettreen sûreté. Sitôt que les Français aperçurent lestroupes qui venaient à leur secours, ils firentun grand tour pour aller se réfugier derrièreelles. Ils eurent à peine joint cette armée, qu’ils

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l’entendirent retentir du nom fameux de Re-naud de Montauban. Cet agréable son frappantleurs oreilles, leur fit juger que le fils d’Aymony venait d’arriver ; il n’en fallut pas davantagepour dissiper leur effroi, et les faire retournerau combat avec les Lombards.

Le seigneur de Montauban était en effetdans l’armée lombarde avec le brave filsd’Ogier le Danois. Après avoir perdu le princeAstolphe, ils avaient continué leur chemin jus-qu’à la ville d’Astracan, où Dudon s’étant pour-vu d’un autre cheval, ils avaient traversé la Cir-cassie et les Tartares Nogais, d’où ils étaiententrés dans la Moldavie. De là, s’étant rendusà Belgrade, où était alors le roi d’Hongrie avecle prince Ottacier, son fils, ils y avaient faitquelque séjour ; puis, passant par la Bosnie etpar la Croatie, accompagnés d’Ottacier, qui,par inclination pour Renaud, était parti aveceux, sous la permission de son père Philippe,ils avaient enfin gagné les frontières de l’Italie,où ils avaient appris les succès de Rodomont.

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Sur cette nouvelle, ils s’étaient hâtés de joindrele roi Didier, pour tenter avec lui le sort d’unebataille.

La réputation de Renaud et le bruit de savaleur étaient répandus par toute la terre ; leroi lombard fut ravi de le revoir ; et, pour luifaire plus d’honneur, il lui donna la conduitede son armée. Il reçut aussi fort obligeammentDudon, tant à cause de son mérite personnel,qu’à cause du bon Danois, son père, qui étaitson ami.

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CHAPITRE XIV.

Nouvelle bataille de l’armée lombarde contre lesAfricains.

L’ARMÉE lombarde, accrue de tous lesFrançais qui avaient échappé au cimeterre sar-rasin, devint assez considérable pour s’opposerà celle de Rodomont ; mais elle mettait sa prin-

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cipale confiance dans le grand chef qui la com-mandait. Ce vaillant paladin, suivi d’Ottacier etdu brave Dudon, marcha droit au roi d’Alger,qui, monté sur un puissant cheval, qu’il avaitôté à un chevalier français, s’avançait fière-ment devant eux.

Le fils d’Aymon et le Sarrasin coururent l’uncontre l’autre ; les lances volèrent en éclats,sans que les chevaliers en fussent ébranlés ;mais Bayard creva de son choc le coursier quilui était opposé. Quelle fut la fureur du superberoi d’Alger, quand, tombant avec son cheval, ilse vit ainsi démonté. Il se relève en écumantde rage ; il brûle d’impatience de se venger ; ilcourt plein de ressentiment après son ennemi ;et, dans la crainte qu’il a de ne le pas joindre, ilfrappe sur ses propres sujets, pour s’ouvrir jus-qu’à lui un passage plus libre. Cependant Re-naud continuait sa course, et faisait un étrangecarnage des Africains. Ils fuyaient devant luicomme des moutons devant un loup affaméqui les poursuit. Après avoir percé jusqu’aux

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derniers rangs, il revint sur ses pas ; il rencon-tra Rodomont, et le voyant à pied, il descenditde cheval pour le combattre. Ces deux grandsguerriers se jettent l’un sur l’autre avec toutel’ardeur que le désir de vaincre inspire aux hé-ros ; tous deux fiers de leurs forces et de leursexploits glorieux, ils se font connaître respecti-vement ce que leur bras pèse. Déjà leurs épaisboucliers sont tombés par morceaux ; le feusort de leurs épées, et les échos des environsretentissent de leurs coups ; sans la bonté deleurs casques, ils se seraient fracassé la tête enmille pièces.

Dans le temps qu’ils étaient le plus achar-nés l’un sur l’autre, ils furent tout à coup ac-cablés par des flots d’Algériens qui tombèrentsur eux. Ces peuples, poussés par les paladinsDudon, Guy de Bourgogne, et par Bradamante,qui s’était jointe aux comtes de Lorraine et deSavoie, fuyaient tout épouvantés vers le roi.Renaud et Rodomont furent séparés malgréeux par la foule des fuyards. Le fils d’Aymon

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s’en vengea sur les Africains, qu’il fit bientôt re-tourner sur leurs pas. Il en renversa une grandepartie dans le Pô en les poursuivant, et le restes’enfuit à vau-de-route par la campagne.

Le roi d’Alger de son côté, irrité d’avoir étéséparé de Renaud par ses propres soldats, neput s’empêcher d’en massacrer lui-mêmequelques-uns ; et tel qu’un sanglier furieux qui,descendant d’une montagne, méprise les ve-neurs et les chiens, Rodomont, les yeux plusrouges que du feu, cherche les princes françaispour les déchirer. Le premier qu’il rencontrafut le comte de Lorraine, qui eut l’imprudencede lui faire tête. Le Sarrasin le renversa lui etson cheval du choc de son estomac puis, tirantpar un pied le Lorrain de dessous sa selle, il luifracassa la tête en la déchargeant sur celle ducomte de Savoie, qu’il jeta mort sur la place.

Il continua de se servir, comme d’une arme,du cadavre de l’infortuné comte lorrain, et ilen rompit tout un escadron de chevaliers fran-

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çais. Guy de Bourgogne, voulant les souteniravec un corps de troupes qu’il avait rassemblé,aperçut Bayard, que Renaud n’avait pas encorepu joindre ; il descendit de cheval pour monterce bon coursier, qui, l’ayant vu plusieurs foisavec son maître, lui prêta docilement l’étrier, etcourut vers Rodomont, où le chevalier le pous-sa. L’Africain reconnut dans Bayard le fort che-val qui l’avait renversé : il résolut de s’en em-parer. Pour cet effet, il évita sa rencontre en seretirant à quartier, de peur d’un accident pareilau premier ; ensuite, lançant de toute sa force,contre Guy de Bourgogne, le cadavre qu’il te-nait à la main, il jeta ce chevalier à terre toutétourdi.

Il courut à Bayard après cela ; il le saisit parla bride, et se mit en disposition de le mon-ter ; mais ce fier animal, qui regardait Rodo-mont comme l’ennemi de son maître, se ca-bra contre lui ; il leva même les deux pieds dedevant, qu’il lui mit sur les épaules, et se rai-dissant en même temps sur ceux de derrière,

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tel qu’un athlète des jeux olympiques, il le se-couait pour le terrasser. Le roi d’Alger, éton-né d’un événement si nouveau, eut besoin detoutes ses forces pour se maintenir contre cepuissant coursier. On vit alors une lutte fort ex-traordinaire ; mais, malgré tous les efforts del’Africain, Bayard l’atterra, et, le tenant souslui, il le foulait aux pieds cruellement, et luiécrasait les côtes. Rodomont, pour se défaired’un si dangereux ennemi, prit son épée, quipendait à une chaîne autour de son bras, etvoulut par trois fois la plonger dans le ventrede Bayard. La chair de l’animal étant féée, partrois fois l’épée plia jusqu’à la garde.

Enfin le roi d’Alger courait un extrême dan-ger, lorsque le seigneur de Montauban, reve-nant de la poursuite des Africains, fut d’abordtémoin de cet exploit de Bayard. Il ne put s’em-pêcher de rire de la nouveauté du fait ; maisson grand courage le portant à secourir Rodo-mont, il s’approcha du coursier et lui dit : Ar-rête, cher Bayard ; laisse-moi la gloire de sur-

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monter, par ma valeur, un si vaillant guerrier.Le bon cheval, à la voix de Renaud, se reti-ra de dessus le Sarrasin avec un docilité quifaisait voir combien il était soumis à son chermaître. Rodomont se releva tout brisé ; il pou-vait à peine se soutenir ; il se traîna vers le filsd’Aymon, et lui dit : Ce coursier dont tu viensde me dégager, et ta générosité, plus que ta va-leur, me font connaître que tu es Renaud ; tuvois l’état où je suis : il ne me reste pas assezde forces pour me défendre contre toi ; mais nepense pas que je me tienne pour vaincu. J’es-père que tu voudras bien me marquer un tempset un lieu où nous pourrons nous voir les armesà la main. Le seigneur de Montauban, touchédu grand cœur de ce roi, lui accorda ce qu’ildemandait, et indiqua pour lieu de leur com-bat la forêt des Ardennes, où il lui promit de serendre dans un mois.

Après cet accord, les deux guerriers se sé-parèrent, remplis de la plus forte estime l’unpour l’autre. La raison pour laquelle Renaud

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choisit les Ardennes plutôt qu’un autre endroit,c’est qu’il avait dessein d’aller rejoindre Char-lemagne à Trêves, où il avait appris que cetempereur s’était rendu pour tenir en respectquelques princes de la Basse-Germanie, quisemblaient vouloir se liguer avec les Saxons,pour inquiéter l’Empire du côté du Rhin, dansle temps que les Africains l’occuperaient sur lescôtes de Provence et du Languedoc.

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LIVRE VI.

CHAPITRE PREMIER.

Du retour de Brunel à Bizerte.

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APRÈS que Brunel eut fait la conquête deBalisarde par son adresse, il ne songea plusqu’à s’embarquer au premier port de mer pourretourner à Bizerte. Quand il fut de retour danscette grande ville, il y trouva l’empereur Agra-mant fort irrité de ce que ses peuples, effrayésdes sages remontrances des rois de Garbe etdes Garamantes, refusaient de passer enFrance sans ce jeune Roger, de qui les astresfaisaient dépendre le succès de l’entreprise.

Aussitôt que le monarque d’Afrique aperçutBrunel, il sentit de la joie et de l’inquiétude. Hébien, lui dit-il, quelle nouvelle m’apportes-tu ?Poursuivrai-je mon entreprise, ou me faudra-t-il renoncer à la conquête de la France, pourn’avoir pu arracher Roger des mains du magi-cien qui le retient dans l’oisiveté ? Grand em-pereur, répondit Brunel en se jetant à ses ge-noux, vous pouvez tout attendre de votre cou-rage ; et je vous apporte d’Orient de quoi réus-sir dans vos glorieux projets. Tu m’apportesdonc, reprit Agramant, le précieux anneau

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d’Angélique ? Oui, seigneur, repartit le nain ;de plus, j’amène le plus excellent cheval detoute l’Asie, que j’ai volé par mes ruses auvaillant roi Sacripant ; et j’ai la merveilleuseépée que portait le grand comte d’Angers. C’estdonc la fameuse Durandal, s’écria l’empereurd’Afrique avec un mouvement de joie qu’il neput retenir. C’est une meilleure arme encore,dit Brunel, puisqu’elle a la vertu de couper lesarmes enchantées, et qu’elle pourrait blesserRoland lui-même, quoiqu’il soit fée de tout soncorps. Ah ! cher Brunel, dit Agramant, que tumérites bien la couronne que j’ai promise à tonadresse. Je ne vous demande rien, seigneur,reprit le nain, si je ne mets encore entre vosmains ce brave Roger, qui doit ranger la vic-toire de votre parti. Si tu fais ce que tu mepromets, interrompit avec précipitation le roid’Afrique, non seulement la couronne de Tin-gitane t’est assurée, mais tu seras plus maîtrede mon empire que moi-même. Alors ce grandprince voulut être instruit des artifices dont

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Brunel s’était servi pour exécuter des choses sidifficiles. Le nain satisfit sa curiosité, de mêmeque celle de tous les rois qui étaient présents.Il les réjouit beaucoup par son récit. Agramantsurtout y prit tant de plaisir, qu’il se fit appor-ter sur-le-champ une couronne d’or, qu’il mitlui-même sur la tête du petit homme, en lui di-sant : Je vous fais roi de Tingitane.

Le nouveau prince, ayant ainsi été couron-né, fit voir à toute la cour les trois merveillesqu’il avait conquises. Chacun les admira ; etle monarque d’Afrique, ne doutant plus de laréussite de ses projets, n’en voulut pas différerdavantage l’exécution. Il partit avec une foulede rois et de princes pour aller à la découvertedu jeune Roger. Ils firent tant, qu’après avoirpassé le désert sablonneux, ils parvinrent enfinau mont Carène. Cette montagne est si haute,qu’on dirait qu’elle touche le ciel ; une grandeplaine, qui contient plus de trente lieues delong, en occupe la cime ; un large fleuve ypasse au travers, et tombe en bas dans le val-

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lon, d’où il poursuit son cours jusqu’à la mer.D’un côté de ce fleuve était un rocher sur lapointe duquel toute la cour africaine vit avecsurprise briller un palais éclatant de cristal.

À la vue d’un objet si merveilleux, tous lesspectateurs ne doutèrent point que ce ne fût leséjour où le magicien renfermait Roger ; maisils ne remarquèrent dans le rocher aucun che-min pour y monter. Malabufer, roi de Fizan,qui avait été plus d’une fois dans ce lieu, n’yavait jamais vu ce palais : il jugea que les en-chantements d’Atlant lui en avaient caché lavue jusqu’à ce jour, et que la vertu seule del’anneau d’Angélique le lui rendait visible.Lorsque l’enchanteur aperçut du haut de saroche l’illustre assemblée des guerriers, quiconsidérait son palais, la tristesse s’empara deson cœur ; la crainte de perdre son jeuneprince agita son esprit. Cependant on ne pou-vait sans ailes monter à ce château, et celan’embarrassait pas peu Agramant ; mais lenouveau roi de Tingitane, qui vit bien son em-

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barras, s’approcha de ce prince, et lui dit : Sei-gneur, l’adresse est ici plus nécessaire que laforce ; si votre majesté veut m’en croire, elleordonnera dans cette plaine un tournoi ; leschevaliers de votre cour s’exerceront à la lanceet à la course ; le jeune Roger ne manquerapas d’observer d’en haut ce divertissement mi-litaire, et son humeur belliqueuse le porterasans doute à venir prendre part à la gloire deleurs exploits. Quand il sera descendu de cerocher, je me fais fort de l’engager dans votreentreprise de France. Ce que Brunel conseillaitfut approuvé de tous les princes, qui se parta-gèrent en deux troupes. L’empereur se fit chefde l’une, et donna la conduite de l’autre auxrois de Garbe, de Bellemarine, de Constantineet de Fizan. Les airs commencèrent à retentirdu bruit éclatant des trompettes, et tous leschevaliers partirent la lance en arrêt. Le partid’Agramant eut du désavantage ; vingt-sept deses chevaliers furent portés par terre au pre-mier choc, au lieu que de l’autre troupe, il n’y

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en eut que sept de démontés ; les voilà quis’animent tous ; et ce jeu, qui ne devait êtrequ’un exercice, devint si furieux, qu’on l’auraitpris pour une véritable bataille. Entre lesprinces qui combattaient avec le plus d’ardeur,le sage Sobrin, roi de Garbe, bien que déjà d’unâge avancé, se distinguait par les grands coupsqu’il portait : il renversait tout ce qui se trou-vait devant lui. Mais le fort Agramant, montésur son puissant coursier Cizifalte, rétablit enpeu de moments le désordre de sa troupe ; ildonna une si rude atteinte de sa lance à Mala-bufer, qu’il jeta ce vaillant roi hors de sa selle ;puis, tournant bride à Cizifalte, il frappa si vi-goureusement Mirabalde à la tête, qu’il lui fitvider les arçons. Ce malheureux roi de Borguedemeura privé de sentiment. L’empereur ren-versa encore Galciot de Bellemarine avant quede rompre sa lance. Il prit ensuite le roi d’Arzilepar le cimier de son casque, et le secoua sirudement, qu’il le porta par terre ; enfin il n’y

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avait point de roi ni de chevalier qui pût tenircontre Agramant.

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CHAPITRE II.

Suite du tournoi d’Agrainant.

L’ENCHANTEUR Atlant et Roger regar-daient de leur château de cristal ce tournoi ;mais ils le regardaient l’un et l’autre d’un œilbien différent. Le jeune prince, de qui l’âmeétait toute guerrière, prenait un plaisir sans pa-reil aux faits d’armes dont ses yeux étaient té-moins. Il applaudissait aux grands coups quise donnaient. Il ne se possédait plus, et sonvisage était plus rouge que du feu. Il auraitsouhaité de voir le combat de plus près, et ilpriait instamment le magicien de le faire des-cendre au bas du roc. Atlant, qui craignait de leperdre, lui disait pour le retenir : Hélas ! monfils, ce que tu vois est un mauvais jeu ; ne t’ap-proche point de ces hommes armés, ton ascen-

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dant est trop funeste ; tu es menacé de perdrela vie dans un combat par trahison ; regardeles exploits de ces chevaliers comme un piègeque la fortune tend à ton courage, et ne te livrepoint toi-même à ton malheur.

Roger lui répondit : Si le ciel a toute puis-sance sur les hommes, quel moyen avons-nousdonc d’éviter nos destinées ? Et s’il a résolu mamort, c’est en vain que vous me retenez ici. Jevous prie de me faire descendre parmi ces che-valiers, autrement je vais me précipiter moi-même du haut du rocher en bas. Laissez-moivoir une heure seulement combattre ces guer-riers, et que je meure ensuite, si c’est un arrêtdu sort. Le vieil Atlant, qui le connaissait pourun jeune prince capable d’exécuter ce qu’il di-sait, le mena dans un petit jardin particulier,où, par une grotte et des degrés taillés en visdans le roc, il le fit descendre dans le vallon,près de l’endroit où Brunel, monté sur Frontin,s’était arrêté par hasard pour être spectateurdu tournoi. Aussitôt que cet adroit Africain les

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aperçut tous deux, il se mit à faire faire despassades et des caracoles à son cheval. Rogeradmira la gentillesse du coursier, et souhaitade l’avoir. Il pria le magicien de le lui acheter ;car la personne qui le montait avait si mau-vaise mine, que, tout roi qu’il était, le jeuneprince le prit pour un marchand de chevaux.Atlant, qui voulait faire abhorrer à son élèveles chevaux et les armes, ne se pressait pas dele satisfaire ; il n’épargna pas même les remon-trances pour lui faire perdre le désir qu’il té-moignait : mais, lisant dans ses yeux qu’au lieude le lui ôter il ne faisait que l’irriter par sesdiscours, il demanda par complaisance à Bru-nel s’il voulait lui vendre son coursier.

Le nain n’attendait que ce moment. Je nedonnerais pas, répondit-il, mon cheval pourtout l’or du monde, parce que nos princes afri-cains ont formé une entreprise où tous les che-valiers, qui ont de l’honneur et qui aiment lagloire, ne peuvent manquer de se trouver. En-fin ce temps, si désiré de tous les vaillants

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hommes, est venu. Notre empereur, le grandAgramant, va passer en France, et faire laguerre à Charlemagne. Il sera suivi de trente-deux rois, qui conduisent chacun une armée deses sujets. Les jeunes et les vieux ont pris lesarmes en Afrique ; on n’a jamais vu sur terreet sur mer tant de guerriers. Ne vous étonnezdonc point, continua-t-il, si je ne veux pas medéfaire de mon coursier. Oui, je le veux garder,à moins que quelque chevalier de mérite, telque ce jeune seigneur que je vois avec vous, neme le demandât pour aller à cette expédition.Je vous jure qu’en faveur des services qu’ilpourrait rendre à la patrie et à notre religion,je lui ferais présent de mon cheval, et mêmede ces belles armes qui sont au pied de cepin. Ah ! s’écria le jeune Roger, sans attendrequ’Atlant répondît pour lui, si tu me donnes ceque tu viens de me promettre, je me jetteraidans le feu pour toi ; mais que ce soit promp-tement, ajouta-t-il : les moments me paraissentdes années. Il me tarde de me mêler parmi ces

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chevaliers qui combattent, et de faire éclatercomme eux ma valeur. Le fin roi de Tingitane,qui n’avait rien souhaité autre chose que de levoir dans cette disposition, lui répliqua : Géné-reux jeune homme, il ne s’agit point ici d’al-ler répandre ton sang parmi ces guerriers. Ilssont tous Africains et Mahométans, et le com-bat qu’ils font entre eux n’est qu’un divertisse-ment. Ils ne se frappent que du plat de l’épée ;la pointe et le tranchant y sont défendus sousdes peines très grièves. Fais-moi don seule-ment de ton cheval et de tes armes, repartitRoger avec précipitation, et ne te mets pas enpeine du reste. Je t’assure que je passerai letemps à cet exercice aussi bien qu’eux. L’en-chanteur entendant parler ainsi le jeune prince,en fut au désespoir : Hélas ! lui dit-il en pleu-rant, mon cher fils, je vois bien qu’il faut mal-gré moi que je t’abandonne au destin qui veutdisposer de toi ! À ces mots, il s’éloigna de celieu fatal, et laissa Roger charmé de ne plustrouver d’obstacle au désir qui le pressait. En

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un moment il fut armé de toutes pièces ; et, seceignant de la tranchante Balisarde, qui devaitdevenir un foudre entre ses mains, il sauta surFrontin sans mettre le pied à l’étrier. Le nou-veau roi de Tingitane, le voyant en selle, admi-ra son air fier, et ne put s’empêcher de lui diredans son admiration : Va, jeune prince, va rem-plir tes grandes destinées et l’attente de toutel’Afrique.

Le courageux Roger, après l’avoir saluécourtoisement, partit comme un tonnerre, et sejeta où le combat était le plus échauffé. Il pous-sa Frontin sur le roi des Nasamones, qui pres-sait vivement l’empereur, et renversa ce princesur le roi de Fizan. Il envoya ensuite Bambi-rague, roi d’Arzille, mesurer la terre commeles autres. Sobrin, qui était alors aux mainsavec Agramant, le quitta pour attaquer Roger ;mais ses coups ne purent l’ébranler, au lieu queRoger, du plat de Balisarde, lui fit perdre lesarçons, et après lui à tant d’autres, qu’aucunguerrier du parti de Sobrin n’osait plus lui faire

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tête. Le monarque d’Afrique, surpris de voirexécuter tant de hauts faits d’armes à ce mer-veilleux chevalier, qu’il ne pouvait connaître,voulut éprouver aussi ses forces. Roger le ren-versa du premier coup ; puis il abattit Prusiondes îles d’Avalachie, Dardinel, fils d’Almont,et l’amiral Argoste de Marmonde. Alors lesvaillants Agricaltes, Dudrinasse et Manilard, lafleur du paganisme, entreprirent de réprimerl’orgueil de cet inconnu ; ils le frappèrent toustrois en même temps, et à peine purent-ilsl’ébranler. Il les désarçonna l’un après l’autre :comme il en faisait autant au brave Alisard et àSoridan, le traître Bardulaste, roi d’Algazère, leperça, contre les règles du tournoi, par derrièred’un coup de pointe au défaut de ses armes, etprit la fuite aussitôt pour se mettre en sûreté ;mais Roger, indigné d’une action si lâche, toutblessé qu’il était, poussa Frontin sur ses traces,et l’ayant atteint justement près de l’endroit oùle magicien l’avait quitté, il lui fit voler la têted’un revers de Balisarde.

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Ce jeune prince, après s’être ainsi pleine-ment vengé de Bardulaste, sentit qu’il avait be-soin du secours d’Atlant pour guérir la blessurequ’il avait reçue, et qui commençait à l’affai-blir. Il le chercha du côté qu’il l’avait vu se reti-rer ; et il le trouva bientôt assis au bas du roc ;et enseveli dans une profonde rêverie. D’abordque le vieillard l’aperçut, son cœur tressaillit defrayeur : Hélas ! s’écria-t-il en se pressant d’al-ler à lui, tu es blessé, mon fils ! que mon artm’est peu utile, puisqu’il n’a pu prévenir tonmalheur ! Le prince, sans s’étonner de ces pa-roles, lui répondit en souriant : Mon père, nedéplorez pas tant mon aventure ; quand vousm’aurez pansé, je serai guéri. Je suis blessé,il est vrai, mais je ne le suis pas tant que jel’étais, lorsque je tuai le lion sur la montagne,et que je pris l’éléphant qui me déchira toutle devant de l’estomac. Atlant, rassuré par cediscours, visita, la blessure de Roger, et vitqu’effectivement elle n’était point dangereuse.Il nettoya la plaie, y versa d’une liqueur ; et,

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par l’application d’une herbe dont il connais-sait la vertu, il mit sa blessure en état de seguérir d’elle-même sans aucun autre secours.

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CHAPITRE III.

Du péril que courut le nouveau roi de Tingitane.

QUAND le prince Roger eut quitté le tour-noi, tous les princes et les chevaliers cessèrentde combattre ; ils se retiraient pleins de confu-sion d’avoir été si maltraités par un seul guer-rier. Agramant, comme les autres, malgré lesgrands exploits qu’il avait faits, ne pouvait seconsoler d’avoir été renversé par un inconnu ;il était d’ailleurs en colère contre Brunel, de ceque ce nain lui avait promis vainement de luiremettre entre les mains le jeune Roger ; caril était bien éloigné de penser que l’inconnudont il se plaignait fût Roger lui-même. Il mé-ditait d’en tirer vengeance, lorsque les cheva-liers sortis du tournoi, passant par hasard prèsde l’endroit où Bardulaste avait été privé de la

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vie, aperçurent la tête de ce roi, qu’ils recon-nurent. Ils la portèrent sur-le-champ à l’empe-reur, pour recevoir ses ordres sur ce tragiqueévénement.

Agramant, à cette affreuse vue, frémit. Il re-gardait Bardulaste comme un des plus vaillantsprinces de sa cour. Il demanda quel audacieuxavait osé se noircir d’un semblable meurtre.Quelqu’un de ceux qui étaient présents dit qu’ilavait vu l’action, et que le meurtrier était mon-té sur un cheval que Brunel avait amené d’Asie.Il n’en fallut pas davantage pour faire croire àl’empereur que le crime avait été commis parle nain ; et comme ce monarque lui en voulaitdéjà, il prononça aussitôt son arrêt : il ordon-na au roi Grifalde d’aller faire pendre Brunel aumême endroit où l’on avait trouvé la tête duroi d’Algazère. Grifalde, qui regrettait amère-ment Bardulaste, son ami, accepta la commis-sion avec empressement. Il fit chercher et sai-sir le nain, qu’on attacha, malgré sa nouvelledignité, à la queue d’un cheval, et on traîna le

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misérable au lieu destiné pour son supplice. Ilavait beau représenter les services qu’il avaitrendus, et demander pourquoi on le traitait dela sorte, il était si méprisé, qu’on négligeaitmême de le lui dire. On ne l’écoutait pas ; toutl’éclaircissement qu’il put tirer de Grifalde futce discours : Si personne, lui dit ce roi, ne veutêtre ton bourreau, je te pendrai de mes propresmains.

L’infortuné roi de Tingitane poussait dansles airs des cris aussi douloureux qu’inutiles ;cinquante chevaliers se préparaient avec Gri-falde à lui faire subir un châtiment qu’il n’avaitpas mérité dans cette occasion, lorsque Roger,revenant de faire panser sa blessure, entenditses cris ; il courut à sa voix, et, le reconnais-sant, il tira Balisarde, et chargea les chevaliersexécuteurs de l’arrêt qu’Agramant avait pro-noncé. Il perce celui-ci, renverse celui-là ; ilfend la tête à l’un, et les épaules à l’autre. Gri-falde, étonné de cette expédition, veut s’op-poser à ce terrible guerrier ; mais remarquant

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que c’est le même inconnu qui l’avait abattu autournoi, cette remarque avança sa défaite. Ro-ger le culbuta, et rien n’empêcha plus ce jeuneprince de parvenir jusqu’à Brunel ; il délia cenain et le mit en liberté.

Grifalde s’en retourna tout confus vers l’em-pereur, et lui rapporta ce qui venait de se pas-ser. Agramant eut de la peine à le croire, et al-lait, avec tous les princes de sa cour, chercherl’inconnu, quand il le vit venir à lui avec Bru-nel. Ce nain fut saisi d’effroi, lorsqu’il aperçutle roi d’Afrique, et il voulut s’enfuir ; mais Ro-ger le retint, et lui dit : Ne crains rien. Je veuxte présenter moi-même à l’empereur, et lui de-mander raison de l’injure qu’on t’a faite. Ef-fectivement, sitôt que Roger fut auprès d’Agra-mant, il lui tint ce discours : Puissant mo-narque, je vous supplie très humblement dem’apprendre quel crime a commis le roi deTingitane, et d’accorder sa grâce à ma prière,s’il a mérité la mort ; mais, s’il est innocent, lareconnaissance qui m’a porté à lui sauver la vie

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veut que je tire raison de la violence qu’on luia faite. Vaillant chevalier, répondit l’empereur,il a lâchement assassiné Bardulaste, roi d’Alga-zère.

Ah ! grand empereur, répliqua Roger, sic’est là tout son forfait, vous avez eu tort dele traiter avec tant d’indignité : c’est moi quisuis le coupable, si toutefois c’est un crimede punir une trahison. Bardulaste m’a percéd’un coup de pointe contre votre défense et lesrègles des tournois : je m’en suis vengé, je l’aidû ; et si quelqu’un de votre cour veut soute-nir le contraire, je suis prêt à l’en faire dédire,les armes à la main, en présence de votre ma-jesté. Oh ! si Bardulaste, s’écria le monarqued’Afrique, a pu faire ce que vous dites, je necondamne point votre ressentiment ; maispour ce malheureux, à qui vous avez sauvé lavie, il n’est que trop digne du dernier supplicepour m’avoir flatté d’une fausse espérance. Ilm’avait promis d’engager le jeune Roger dansmon entreprise de France. À ces dernières pa-

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roles d’Agramant, Brunel, qui tremblait commela feuille agitée par le vent, prit un peu d’as-surance, et dit au roi d’Afrique : Hé pourquoidonc, seigneur, avez-vous eu la cruauté de mecondamner à la mort ? Était-ce pour donner auprince Roger la gloire de me délivrer lui-mêmedes mains de l’impitoyable bourreau Grifalde ?Quoi ! interrompit Agramant, le chevalier quivous a délivré, ce guerrier qui se présente àmes yeux est ce même Roger dont l’Afrique at-tend tant de merveilles ? Ah ! si c’est lui, cherBrunel, j’avoue mon injustice à ton égard, et jete prie de me la pardonner.

Alors l’empereur s’approcha du jeuneprince, et le serrant entre ses bras : GénéreuxRoger, lui dit-il, je devais bien te reconnaître àla valeur que tu as fait paraître dans le tour-noi. Roger recevait les caresses du monarqueavec respect, sans en être pourtant étourdi. Ilavait un air de noblesse et d’assurance, qui fai-sait qu’Agramant ne pouvait se lasser de le re-garder. Il ne laissa pas échapper l’occasion de

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demander à l’empereur une chose qu’il brûlaitd’impatience d’obtenir : c’était l’ordre de che-valerie. Il le supplia de lui accorder cette grâce,en lui disant qu’il ne pourrait que mieux valoir,s’il avait l’avantage d’être armé chevalier parles mains d’un si noble roi ; Agramant, ravi dele voir dans cette disposition, se hâta de céderà ses désirs, pour l’attacher à sa cour et à sonservice. Il fit sur-le-champ cette cérémonie.

Comme il l’achevait, le vieil Atlant paruttout à coup à ses yeux, et lui dit : Grand roi,écoute mes paroles, et ne néglige point ce queje vais te révéler ; tu veux que le jeune Rogert’accompagne en France ; apprends que parses grands exploits tu mettras en déroute l’ar-mée des chrétiens ; mais aussi sache que ceguerrier magnanime embrassera leur religion ;et quoiqu’il doive un jour perdre la vie parles trahisons de la perfide race de Mayence,ses successeurs ne laisseront pas de faire lagloire et l’ornement de tes ennemis, et d’être leboulevard du christianisme. Le monarque afri-

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cain écouta ce discours attentivement ; il n’enconçut pourtant aucun ombrage ; il ne pouvaitconcilier ces deux choses, qu’il déferait l’arméefrançaise par la valeur de Roger, et que toute-fois ce prince deviendrait l’ennemi de la loi mu-sulmane ; il s’imagina que l’ardente affectionqu’Atlant avait pour son élève lui dictait cetteprédiction.

On a déjà parlé des apprêts étonnants quecet empereur avait fait faire dans toute l’éten-due de ses états et de ceux des autres princesd’Afrique : trente-deux rois étaient déjà dans sacour, et la rade de la grande ville de Bizerteétait couverte depuis longtemps d’une infinitéde vaisseaux chargés d’armes et de soldats.L’ardeur qu’avait ce jeune monarque de partirpour son expédition de France était extrême.Il avait déjà négocié une étroite alliance avecle roi Marsille, qui, regardant son entreprisecomme une guerre de religion, était entré vive-ment dans ses desseins. Ce prince espagnol luiavait même mandé qu’il allait employer toutes

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ses forces à commencer son attaque du côtéde l’Aquitaine et du Languedoc, et qu’avant sondépart il laisserait ordre à ses peuples d’ac-corder une libre entrée à l’armée africaine surles côtes de Valence et de Catalogne, d’où ellepourrait venir joindre la sienne. Tout était doncfavorablement disposé à Bizerte pour le succèsde cette guerre, et les peuples d’Afriquen’eurent plus de répugnance à s’embarquer,lorsqu’ils surent qu’ils avaient pour compa-gnon de leur travaux le prince Roger, à la va-leur duquel le sort de l’entreprise leur semblaitattaché.

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CHAPITRE IV.

Du retour de Renaud à la cour de l’empereurCharles, et de ce qui lui arriva aux Ar-dennes.

LORSQUE le seigneur de Montauban se futséparé de Rodomont, il chercha sa sœur Bra-damante, qu’il avait remarquée dans le com-bat ; il la trouva qui, venait de mettre en fuitele seul corps qui restait des Africains ; il la tiraà l’écart, l’embrassa tendrement, et, après luiavoir fait plusieurs questions sur la cour deCharles, il la chargea de remettre l’armée desLombards sous la conduite du duc de Naime ; illui dit ensuite qu’il avait dessein d’aller joindrel’empereur. Après cela il partit pour Aix-la-Chapelle. Il se déroba de Dudon et d’Ottacier,de peur qu’ils ne voulussent l’accompagner, et

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que, ne pouvant suivre Bayard, ils ne le re-tardassent. Il se proposait de faire une grandediligence ; et véritablement il fit plus de deuxcents lieues en quatre jours, tant la vigueur deson coursier était prodigieuse.

Il alla descendre au palais de l’empereur,dès qu’il fut arrivé à Aix-la-Chapelle. Le bonCharles, qui l’aimait chèrement, fut dans unejoie inexprimable quand il le revit ; il l’avait crumort, puisqu’il avait abandonné la conduite del’armée qui lui avait été confiée. Le fils d’Ay-mon se jeta aux genoux de son maître, les luiembrassa respectueusement, et lui demandagrâce pour une si longue absence. En mêmetemps il se justifia en lui racontant toutes sesaventures depuis son départ de France ; et parson récit il le remplit, lui et toute sa cour, desurprise et d’admiration. Charlemagne l’em-brassa plus de vingt fois avec la dernière ten-dresse, et sa joie augmenta encore, lorsque Re-naud l’assura qu’il verrait bientôt de retour lecomte d’Angers.

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Le fils d’Aymon, après avoir demeuréquelques jours à la cour, chéri et régalé desprincipaux paladins, à l’exception des Mayen-çais, qui mouraient de jalousie de le voir ho-noré de tous les cœurs généreux, songea quele temps s’approchait d’exécuter la parole qu’ilavait donnée au roi d’Alger de l’attendre auxArdennes : il en prit secrètement le chemin ;il y arriva, et pendant plusieurs jours il par-courut tous les endroits de la forêt sans pou-voir trouver ce guerrier. Enfin, rebuté d’une in-fructueuse recherche, et voyant que le temps

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prescrit à Rodomont était passé, il méditait des’en retourner à la cour, lorsqu’il rencontra unagréable ruisseau qui coulait sur le vert gazon.Comme le chevalier était fatigué d’une longuecourse, il descendit sur ses bords pour s’y re-poser. À peine y fut-il assis quelques moments,qu’il s’assoupit. En dormant, il rêva qu’il étaitdans un lieu tout semblable à celui où il setrouvait ; mais il lui semblait voir un jeune gar-çon d’une beauté merveilleuse, qui dansait surla verdure au milieu de trois dames d’unebeauté presque égale à la sienne. Ce jeune gar-çon, encore dans son adolescence, n’avait pourtout vêtement qu’un voile de gaze couleur derose, qui voltigeait en l’air au gré du zéphir ; sachevelure était pareille à celle du blond Phé-bus, et ses yeux noirs et pleins de feu éblouis-saient. Les trois dames, qui paraissaient n’avoird’autres mouvements que ceux qu’il lui plaisaitde leur inspirer, tenaient chacune une corbeilleremplie de roses, de violettes et d’autres neufs,

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qu’elles répandaient à pleines mains sur le beladolescent, en dansant autour de lui.

Ces dames, apercevant le seigneur de Mon-tauban, cessèrent de danser, et se mirent àcrier sur lui avec des démonstrations de co-lère : Ah ! voici l’ingrat qui nous fuit, le cruelqui méprise les délices de l’amour. Il est enfintombé dans nos filets malgré lui. Que cet en-nemi se ressente lui-même de ses cruautés, etqu’il éprouve notre vengeance. En disant ce-la, elles s’approchèrent du chevalier ; l’une luijeta des roses et des violettes, les autres deslys et des œillets, et chaque fleur en le tou-chant se faisait sentir jusqu’à son cœur, et exci-tait en lui une sensation douloureuse. Ses senss’allumaient d’une ardeur excessive, comme sices fleurs eussent été des flammes ; le jeunegarçon parut entrer dans le ressentiment desdames, il s’approcha aussi de Renaud, et, luilançant un regard irrité, il le frappa d’un ra-meau de lys sur le casque de Membrin. Labonté de l’armet enchanté ne l’empêcha pas

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de sentir une extrême douleur ; et, malgré sesforces naturelles, le guerrier, sans qu’il pût s’endéfendre, se laissa prendre par les pieds, etl’adolescent le traîna le long du ruisseau sur lesfleurs, qui, comme des pointes de fer, entraientdans le corps du chevalier au travers de sesarmes.

Le songe ne finit point là : les dames arra-chèrent de leur tête des guirlandes qu’elles yportaient, et elles en frappèrent le fils d’Aymon,qui souffrit plus qu’il n’avait fait dans aucunede ses aventures. Il ne savait si ces personnes,qui le traitaient impunément avec tant de ri-gueur, étaient célestes ou mortelles ; mais il enfut bientôt éclairci. Lorsqu’elles furent lassesde le frapper, des ailes blanches, rouges et do-rées leur sortirent tout à coup des épaules ; et àchacune de leurs plumes on voyait un œil natu-rel, non pas tel que ceux qu’un paon offre à lavue, quand il déplie sa queue, mais il était sem-blable aux yeux des plus belles filles, quandleurs rayons vont porter la flamme et l’amour

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dans les cœurs. Un moment après, le bel ado-lescent et les dames s’envolèrent vers le ciel.Le chevalier endormi demeura sur l’herbe ; illui semblait être comme mort au milieu de laprairie. Tandis qu’il était dans cet état, unedame, que les rayons qui l’entouraient faisaientconnaître pour une immortelle, lui apparut etlui dit : Reconnais, Renaud, une des troisdames qui t’ont si maltraité. L’on me nommePasithée. Je sers la déesse Vénus, et j’accom-pagne l’Amour, qui est ce jeune garçon que tuas vu, et dont tu peux voir encore le carquoisau pied de ce myrte fleuri. Tu te trompes, si tucrois pouvoir lui résister ; apprends que la loide ce dieu puissant porte que celui qui n’aimepas une personne dont il est aimé vient à aimerensuite une autre qui ne l’aime point : c’est ceque tu vas éprouver.

En achevant ce discours Pasithée disparut.L’agitation et la douleur que ressentit alors lepaladin le réveillèrent. Il vit avec joie que tousces objets, qui avaient si fortement frappé son

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imagination, n’étaient qu’une illusion de sessens ; il était néanmoins surpris de sentirqu’après son réveil, le mal que les nymphes luiavaient fait durait encore. Cela lui fit penserque son songe avait quelque chose de mysté-rieux. Il se releva, et regardant attentivementle lieu où il était, il le reconnut pour celui où ilavait fait un traitement si rigoureux à la belleAngélique. Ce ressouvenir augmenta sa sur-prise ; il trouva que c’était une chose assez par-ticulière qu’il eût éprouvé ce châtiment chi-mérique, dont pourtant il portait des marquesréelles, dans le même lieu où il avait fait lecruel.

Comme il sentait encore ses entrailles brû-lantes du feu qui l’avait dévoré pendant sonsommeil, il s’approcha du ruisseau pour enapaiser l’ardeur par le secours de son onde ;mais, hélas ! ce remède n’était guère propre àprocurer l’effet qu’il en attendait. Ce ruisseauest la fontaine de l’Amour ; quiconque y boit,brûle soudain d’une amoureuse ardeur : et ce

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fut dans cette même eau que l’infortunée sœurd’Argail puisa la fatale passion qui fut payéede tant d’ingratitude. Renaud se pencha sur larive ; il plongea son casque dans le ruisseau, etbut à longs traits de cette fatale liqueur. À me-sure qu’il en humectait ses poumons, la dou-leur et la lassitude qu’il ressentait par tout lecorps se dissipaient ; mais l’ardeur qui dévoraitses entrailles passa tout entière dans son cœur.La charmante Angélique, qu’il avait si cruelle-ment traitée, lui parut alors tout adorable. Il re-prit les mêmes sentiments qui l’agitaient dansle temps que cette princesse parut à la cour deCharles avec tant de charmes, et que la concur-rence de tant d’illustres rivaux joignait dansson âme les fureurs de la jalousie aux flammesde l’amour. Oh ! qu’il se repentit alors d’avoirperdu tant de moments favorables ! Il se pro-mettait bien de ne les plus laisser échapper,s’il était assez heureux pour les rencontrer denouveau. Dans les tendres mouvements qui re-commençaient à l’agiter, il se représentait que

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ce fut dans ce même lieu que la princesse duCathay dissipa son sommeil en lui jetant desfleurs sur le visage, et en lui disant les parolesdu monde les plus touchantes ; et se ressouve-nant avec douleur de la dureté qu’il avait euepour elle : Quoi donc ! s’écria-t-il avec étonne-ment, j’ai pu rejeter des vœux dont les pluspuissants monarques auraient fait tout leurbonheur ! J’ai pu outrager une beauté dignede mille autels ! Quel était mon aveuglement ?Ah ! Renaud, injuste Renaud, continuait-il avectransport, meurs de honte et de regret d’avoirperdu par ta faute une si précieuse fortune.Telles étaient les tristes plaintes que laissaitéchapper alors l’amoureux chevalier. Ah ! que,s’il pouvait revoir Angélique dans cet endroit sipropre aux plaisirs de l’amour, il se garderaitbien d’être cruel et sauvage, comme il l’avaitété ! Dans les transports de sa flamme renais-sante, il prend la résolution de retourner au Ca-thay, dans le seul dessein d’expier ses rigueurspassées aux pieds d’Angélique, ou de mourir

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s’il ne peut y réussir. Plein de cette idée, il allaitremonter sur Bayard, lorsqu’il vit venir le longde la route, où l’agréable ruisseau coulait, unchevalier et une dame qui attirèrent son atten-tion. Mais cette histoire le laisse en cet endroitpour retourner aux deux illustres amis qui sontpartis d’Orient avec leurs dames pour venir enFrance.

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CHAPITRE V.

Du retour de Roland en France.

LE comte d’Angers et Brandimart, au sortird’Éluth, prirent le chemin des Indes, qui étaitla route la plus commode et la plus fréquentée.Ils y entrèrent par le beau royaume de Cache-mire, si renommé dans l’Asie ; ils passèrent delà en Perse, du côté de la grande ville de Can-dahar, qui fait la séparation des deux empires,et où ils s’arrêtèrent quelques jours pour re-mettre leurs dames de la fatigue que la dili-gence qu’ils faisaient leur avait causée.

Quand ils se furent remis en chemin, ils sui-virent la route d’Ispahan, puis celle de Bagdad,où les magnificences de cette ville fameusene purent les retenir un moment. Ils évitèrentpendant ce long voyage toutes les aventures,

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quelque gloire qu’ils eussent pu acquérir, pourêtre plus tôt en France ; et, pour plaire à laprincesse du Cathay, ils ne s’occupèrent quedu soin de s’informer de Brunel, dont ils nepurent apprendre aucune nouvelle. Après avoirtraversé l’ancienne Mésopotamie, que l’onnomme à présent le Diarbech, ils arrivèrent àAlep, d’où ils prirent le chemin de Constanti-nople. Ils ne voulurent point paraître à la courde l’empereur de Grèce, de crainte que, Rolandy étant, reconnu, ils ne fussent obligés de s’yarrêter. De Constantinople, ils allèrent gagnerle Danube à Nicopolis ; et, poursuivant leurroute le long de ce grand fleuve jusqu’au Rhin,qu’ils passèrent au-dessous de Bâle, ils en-trèrent en France par l’Austrasie.

Ils apprirent à Metz que l’empereur Charlesétait à Aix-la-Chapelle, ce qui leur fit prendrele chemin des Ardennes pour se rendre à cettegrande ville, qui était alors, après Paris, la plusconsidérable de l’empire romain. Malheureuse-ment, comme ils étaient sur le point de partir

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de Metz, la belle Fleur-de-Lys fut attaquéed’une grosse fièvre, qui, dès les premiers jours,mit sa vie en danger. Il n’est pas concevablecombien ils en furent alarmés, et Brandimartsurtout ne se possédait plus ; cependant le soinqu’on eut de cette princesse, et la force desremèdes apaisèrent l’ardeur de sa fièvre ; onconçut l’espérance de la voir bientôt guérie ;mais, comme elle était très faible des rudesaccès qu’elle avait essuyés, et que les méde-cins assuraient qu’elle serait longtemps à se ré-tablir, Angélique souffrait beaucoup de ce re-tardement. Elle espérait retrouver Renaud à lacour de France, et l’impatience de s’y rendrel’emportait sur l’amitié qu’elle avait pour Fleur-de-Lys. Ainsi, voyant cette princesse horsd’état de craindre une rechute, elle pressa Ro-land de la mener à Aix-la-Chapelle, pour y être,disait-elle, avec plus de décence que dans unehôtellerie de Metz. Le comte, qui n’avaitd’autre volonté que de se conformer aux désirsd’Angélique, et qui se croyait d’ailleurs obligé

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d’aller au plus tôt offrir ses services à l’empe-reur son oncle, consentit à partir sans Brandi-mart et sans son épouse, après avoir tiré paroled’eux qu’ils viendraient les rejoindre à la courdès qu’ils le pourraient.

Roland et sa princesse partirent donc deMetz, et passèrent par les Ardennes pour serendre auprès de Charlemagne. En traversantcette forêt, ils arrivèrent un jour à la fontainede Merlin, dont on a parlé ci-devant, et où lefils d’Aymon avait perdu l’amour dont il brûlaitpour Angélique. Cette princesse trouva ce lieudélicieux ; et, comme l’ardeur de la saison etla fatigue du chemin l’avaient altérée, elle des-cendit de cheval pour se rafraîchir.

Arrête, Angélique, s’écrie l’archevêque Tur-pin en cet endroit, que vas-tu faire ? Si tuapaises ta soif par cette eau, tu vengeras, il estvrai, ta fierté outragée, tu puniras un ingrat ;mais tu vas perdre les plaisirs qu’une douceunion promet à deux cœurs charmés l’un de

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l’autre. Apprends que ton sort est changé ; lebarbare qui dédaignait tes charmes les adoreà présent, et il ne tiendra qu’à toi de faire desgrâces dont il sentira tout le prix.

La princesse du Cathay ignorait ce change-ment. Elle but de l’eau fatale, et en la buvantelle éteignit toutes les flammes qui la dévo-raient. Si le seigneur de Montauban lui avaitparu jusqu’alors le plus aimable des mortels,elle ne se souvient plus de lui que comme d’unhomme indigne de son attention ; tous les sen-timents de haine et d’horreur que ce paladinavait eus pour Angélique, elle les a maintenantpour lui ; elle s’étonne d’avoir pu prendre del’amour pour un chevalier qui mérite si peu satendresse, et rougit de confusion, quand ellerepasse en sa mémoire les témoignages d’ami-tié qu’elle lui a donnés, et le mépris dont il les apayés. Se peut-il, disait-elle en elle-même, quej’aie eu la faiblesse de suivre un homme que jedois détester ! Ah ! retournons en Orient, cou-rons au secours de mon père, que mon intérêt

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seul a jeté dans les plus grands malheurs ; et sije dois périr avec lui, je mourrai du moins sanstrahir ma gloire et mon sang. La princesse,pleine de dépit et de honte d’avoir brûlé pourRenaud, remonta sur son cheval avec empres-sement. Elle allait engager Roland à la ramenerau Cathay, lorsqu’ils virent venir de leur côtéun chevalier d’une contenance toute guerrière.C’était le fils d’Aymon. Qui pourrait exprimer lajoie qu’eut ce paladin, quand il reconnut Angé-lique ? Il s’approcha d’elle, sans prendre gardeau comte, et en suivant en aveugle les mouve-ments qui l’agitaient, il adressa ces paroles tou-chantes à la fille de Galafron : Adorable prin-cesse, je déplore un aveuglement dont je m’ac-cuserai jusqu’à mon dernier soupir. Je me sou-mets à votre merci ; et, pour expier mon in-gratitude, je suis prêt à subir le châtiment leplus rigoureux que vos charmes offensés… Ar-rête, Renaud, interrompit impatiemment le filsde Milon, songe que tu parles devant Roland,et finis un discours que je ne puis ni ne dois

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souffrir. Tout intrépide qu’était le seigneur deMontauban, il fut étourdi de ces paroles ; cen’était pas la valeur de son cousin qu’il appré-hendait, mais il lui avait cédé Angélique…, etil ne pouvait sans confusion s’en ressouvenir.Néanmoins il lui répondit dans ces termes :

Comte, je suis fâché, je te jure, de te donnersujet de te plaindre de moi ; mais sache qu’il nem’est pas possible de faire autrement. Plutôtque de ne pas adorer Angélique, je consenti-rais que mon corps fût déchiré en mille pièces.Tu dois croire que cette princesse paraît aussibelle aux yeux des autres qu’aux tiens ; souffredonc que les autres l’aiment. De vouloir l’em-pêcher, ce serait une folie, et tu aurais tous leshommes à combattre. La fille de Galafron, quiavait entendu ce discours avec beaucoup d’agi-tation, craignit alors que Roland ne s’adoucît :Cher comte, lui disait-elle, délivrez-moi, jevous conjure, de l’objet de mon horreur ; ceservice surpassera tous ceux que vous m’avezrendus. Il n’en fallut pas davantage au comte

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d’Angers pour l’animer contre son cousin, dontle discours ne l’avait déjà que trop aigri. Re-naud, lui dit-il, puisque ta vue déplaît à la prin-cesse, éloigne-toi promptement, ou bien je se-rai obligé de t’y contraindre par la voie desarmes. Le fils d’Aymon, piqué de ce qu’il venaitd’entendre, repartit ainsi : Cette princesse n’apas toujours tenu ce langage ; et elle trouverabon que je ne parte point d’ici que je n’aie sud’elle la raison de ce changement.

Ah ! je ne veux point d’explication avec lui,s’écria la princesse du Cathay, et, s’il demeureplus longtemps en ce lieu, je déclare que,confondant l’innocent avec le coupable, jevous fuirai tous deux, pour m’épargner le sup-plice de voir celui que je déteste. Cette me-nace, qui était également terrible pour cesguerriers, les fit frémir tous deux. Cependantaucun de ces rivaux ne voulant céder la place,ils s’avancèrent l’un sur l’autre avec la mêmeanimosité qu’ils avaient fait paraître devant Al-braque, et commencèrent un horrible combat.

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Durandal et Flamberge firent retentir la forêtet voler à terre les plastrons et les mailles deshauberts. À ce cruel spectacle, Angélique futquelques moments incertaine du parti qu’elleprendrait. Si autrefois elle appréhenda que lavaleur de Roland ne fût funeste à Renaud, ellecraignit alors le contraire, et qu’elle ne devîntla proie du fils d’Aymon.

Dans cette crainte, elle prit la fuite avec au-tant de vitesse que si on l’eût poursuivie. Ellene cessa de courir, jusqu’à ce que son chevalfatigué d’une longue course, eût ralenti son ar-deur. Elle rencontra une troupe de gendarmes,conduits par un chevalier couvert d’armes ma-gnifiques, qui la salua fort civilement. Dansle besoin qu’elle avait d’appui contre les au-dacieux qui pouvaient l’insulter, elle s’appro-cha du guerrier, et lui dit d’un air plein decharmes : Seigneur chevalier, votre noblemaintien me donne la hardiesse de vous de-mander si, parmi ces gens de guerre quimarchent sous vos ordres, il y a quelque sûreté

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pour une infortunée que le destin a conduiteici du fond de l’Orient. Madame, répondit-il,ces cavaliers sont de l’armée de l’empereurCharles, qui me suit, et dont j’ai l’honneur decommander l’avant-garde. On me nomme Oli-vier, et je fais mon premier devoir de chérir etde protéger la vertu. Nous marchons vers lesPyrénées, pour nous opposer au roi Marsille,qui ligué avec Agramant contre nous se pro-pose d’entrer en France par cet endroit. Notrearmée est la plus belle qu’on ait vue depuislongtemps dans ces climats ; et si nous avionsavec nous les paladins Roland et Renaud, quisont les deux plus fermes appuis de l’empireromain, nous craindrions peu l’Espagne etl’Afrique conjurées contre nous. Mais vous,Madame, ajoutait-il, par quelle étrange aven-ture une beauté céleste comme la vôtre setrouve-t-elle dans ce lieu désert ?

Pendant qu’Olivier tenait ce discours, laprincesse marquait quelque joie de ce qu’elleapprenait. Le marquis de Vienne lui était si

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connu, et si recommandable par les servicesqu’elle avait reçus de ses deux fils, Aquilantet Grifon, et par les services même de Roland,que cette rencontre ne lui pouvait être que fortagréable. Noble guerrier, répondit-elle au pa-ladin, j’accompagnais le comte d’Angers, quiest revenu en France pour secourir son em-pereur ; le fils d’Aymon et lui se sont rencon-trés dans cette forêt ; ils ont pris querelle en-semble, et leur combat est devenu si cruel, queje n’en ai pu soutenir la vue. Je vais implorer laprotection de l’empereur, et je vous demandevotre secours pour l’obtenir. Olivier repartitpoliment à la princesse, et, comme il achevaitde parler, l’empereur parut à la tête de toutesa cour. Le marquis alla au-devant de lui pourlui présenter Angélique, qui fut aussitôt recon-nue de Charles et de ses courtisans, pour cetteadmirable étrangère qui avait paru en France.L’empereur la reçût avec beaucoup d’affabilité ;et quand ce prince apprit d’elle que les deux fa-meux cousins étaient aux mains dans la forêt :

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allons, s’écria-t-il, allons rompre leur combat.Quel temps prennent-ils pour prodiguer dansde vains démêlés un sang qu’ils doivent à ladéfense de l’empire et de la religion ?

Alors Charlemagne, après avoir donné sesordres pour faire continuer la marche de l’ar-mée, voulut aller lui-même séparer les deuxcombattants ; jugeant bien qu’un autre que luine pourrait obtenir d’eux qu’ils missent lesarmes bas, il pria la princesse du Cathay de l’yconduire. Il la fit mettre à côté de lui, et à me-sure qu’ils avançaient vers le lieu du combatdes deux paladins, ils entendaient plus distinc-tement les coups épouvantables qu’ils se por-taient. Chacun des courtisans courait pour yarriver le premier. Ogier le Danois, Salomonde Bretagne, et Turpin, précédèrent tous lesautres ; mais ils n’osèrent séparer les deux ri-vaux, tant ils craignaient les terribles coupsqu’ils se déchargeaient. Aussitôt que l’empe-reur parut, Roland et Renaud, tout animés defureur qu’ils étaient, cessèrent de se frapper,

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et s’éloignèrent l’un de l’autre par respect.Charles les embrassa tous deux. Il témoigna dela joie au comte d’Angers de son retour ; néan-moins, pour conserver la majesté de son rang,il lui fit des reproches sur la longueur de sonabsence.

Il voulut ensuite être instruit du sujet deson combat avec Renaud ; et quand il sut quela charmante fille de Galafron, dont il appritalors la naissance, en était la cause, il confiala garde de cette princesse au sage Naime deBavière, arrivé à la cour depuis la défaite deRodomont, ordonnant à ce duc de la traiteravec toute la considération due à son rang.Pour les deux paladins, il leur défendit, souspeine de sa colère, de renouveler leur combat,leur promettant de prendre lui-même connais-sance de leur différent, et de le régler suivant laplus exacte justice. Quoiqu’ils eussent lieu dese plaindre du procédé de l’empereur, ils n’enmurmurèrent point, soit qu’ils craignissent des’attirer son ressentiment, soit que chacun es-

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pérât que Charles jugerait en sa faveur. Rolandcomptait sur les services qu’il avait rendus àsa princesse, et sur l’aversion qu’elle avait té-moignée pour Renaud ; et ce dernier se flattaitqu’un retour de tendresse lui rendrait enfin lecœur de son amante.

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CHAPITRE VI.

Du voyage de Rodomont aux Ardennes.

IL faut savoir que le roi d’Alger, après queRenaud l’eut quitté, se trouva dans un fortgrand embarras. Le terrible Bayard l’avait tel-lement brisé de ses pieds nerveux, que le guer-rier, bien loin d’être, en état de se défendre,pouvait à peine se soutenir. Il avait besoind’une retraite où il put en sûreté reprendre sesforces ; il se traîna le mieux qu’il lui fut pos-sible jusqu’au pied d’une montagne, où il yavait un bois rempli de rochers et de creux.L’Africain entra dans une caverne qu’il y ren-contra ; et ce fut dans ce lieu qu’il demeura ca-ché jusqu’à ce que ses forces se fussent réta-blies. Il y vécut de fruits sauvages ; mais, mal-gré tout ce qu’il put faire pour avancer sa gué-

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rison, il laissa passer le temps auquel il avaitpromis de se rendre aux Ardennes. Cela n’em-pêcha pas qu’il n’en prît le chemin dès qu’il futen état de marcher. Il gagna la Savoie pour en-trer en France du côté de Genève.

Il ne craignait point alors de rencontrer desobstacles à son voyage ; tous les peuples deFrance et d’Italie n’auraient pas été capablesde l’arrêter ; cependant, comme il ne pouvaitaller que lentement étant à pied, il démonta unchevalier armé magnifiquement et monté surun puissant cheval, qu’il trouva sur sa route lelong du lac de Genève. Il ne tarda guère aprèscette aventure à se rendre aux Ardennes. Il sedisait à lui-même en approchant de cette forêt :Veuille notre saint Prophète que je rencontreencore ici le vaillant fils d’Aymon, afin que jelui donne la mort, ou que j’en fasse mon ami.Si je l’avais privé de vie, je pourrais me van-ter de n’avoir point en ce monde mon pareilaux armes ; et, s’il était mon ami, je voudraisavec lui conquérir toute la terre. Je ne crois pas

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que le comte Roland, de qui la renommée pu-blie tant de merveilles, ait autant de valeur quelui. Ô roi Agramant ! le vieux Sobrin te l’a biendit que tu auras beaucoup à souffrir dans cetteguerre ; et si tu viens dans ces contrées, et queje ne sois point avec toi, tu es perdu.

Ainsi raisonnait ce roi mécréant, quand ilentra dans la forêt des Ardennes. Il en par-courut vainement toutes les routes ; il n’avaitgarde d’y trouver son généreux ennemi, quel’empereur Charles avait emmené avec lui. Unsoir, qu’il délibérait en lui-même sur le partiqu’il devait prendre, il passa près de lui un che-valier de bonne mine, qu’il prit d’abord pourcelui qu’il cherchait ; mais il se désabusa. Il lesalua civilement, et lui demanda s’il n’avait pasvu un chevalier, tel qu’il lui désigna le fils d’Ay-mon. L’inconnu lui rendit le salut, répondit quenon, et à son tour lui demanda s’il n’avait pointpar hasard rencontré une dame d’une beauté siparfaite, qu’aucun homme mortel ne pouvait laregarder sans admiration. L’Africain lui dit : Je

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n’ai point fait d’autre rencontre que la vôtre ;et je puis vous assurer pourtant qu’il y a dé-jà quelques jours que je parcours cette forêt.L’inconnu lui dit la même chose ; de sorte queces deux chevaliers, connaissant qu’ils étaientdans la même peine, résolurent de continuerensemble leur recherche ; ils se lièrent insen-siblement d’affection, et poussèrent leurconfiance jusqu’à se communiquer leurs plussecrets sentiments.

Je cherche ici, dit le roi d’Alger, le seigneurde Montauban ; ce généreux guerrier m’avaitmarqué ce lieu dans le terme d’un mois, pourcontinuer le combat que nous avions commen-cé ensemble en Italie, et qui fut interrompu. Cequi fait ma plus grande peine, c’est qu’ayantpassé le temps prescrit, je mets obstacle moi-même à notre combat. Vous avez affaire à fortepartie, dit en souriant le chevalier inconnu ;mais votre noble maintien ne me permet pasde douter que vous ne soyez bon pour lui. Sivous voulez, continua-t-il, savoir aussi ce qui

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m’amène en ces lieux, je vous dirai que je suisen quête d’un ennemi bien plus redoutable en-core que le fils d’Aymon. C’est une dame étran-gère qui parut, il y a quelques années, à lacour de Charles avec tant d’attraits et d’éclat,qu’elle y embrasa tous les cœurs. Je suis un deceux qui ont éprouvé le plus vivement le pou-voir de ses charmes : depuis ce-temps-là, je lacherche dans toutes ces contrées, et mon des-sein est de la chercher par toute la terre, tantqu’il me restera un souffle de vie. Je ne puistoutefois me dispenser d’aller faire un tour àGrenade, où j’ai fortement aimé une princessequ’on nomme Doralice, et qui est fille du roiStordillan.

Rodomont, plein de colère, interrompit encet endroit le chevalier, et lui dit : Ne m’enparle pas davantage ; songe à te défendre ;c’est ton malheur qui t’a conduit ici. Je ne veuxni ne puis souffrir qu’un autre que moi aimeDoralice, et je vais… Modère cet emporte-ment, interrompit à son tour Ferragus ; car

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c’était en effet lui-même. Il avait appris à Metz,où il avait passé, qu’on y avait vu une damed’une incomparable beauté ; et sur le portraitqu’il s’en était fait faire, il n’avait pas douté quece ne fût la sœur d’Argail. Il était venu en di-ligence aux Ardennes, dont il avait su qu’elleavait pris la route. Modère cet emportement,dit-il à Rodomont ; il sied mal aux grandshommes comme toi d’être si colères. Puisquetu veux combattre, tu auras cette satisfaction.J’ai aimé Doralice, et l’amour que je lui portaisa fait place à un autre ; mais, pour punir ton ar-rogance, je veux l’aimer encore.

C’est ainsi que ces deux fiers chevaliers en-gagèrent un combat. Ils avaient de forteslances. Ils les mirent en arrêt après s’être éloi-gnés pour prendre du champ, et ils firent unhorrible bruit en se rencontrant. Les lances sebrisèrent jusqu’à la poignée ; les chevaux seheurtèrent de leur poitrail, et renversèrent entombant leurs maîtres, qui, bien qu’étourdis deleur chute, furent bientôt sur pied, pour com-

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mencer, le fer en main, une autre sorte de com-bat. Ils se portèrent des coups furieux ; et, telsque des forgerons qui battent sur l’enclume, ilsne cessèrent de se frapper. Quand l’un donnaitun coup, l’autre le lui rendait aussitôt. Si Ro-domont était fort et superbe, Ferragus ne l’étaitpas moins. Ils étaient égaux en forces, et aucundes deux ne pouvait gagner le moindre avan-tage sur son ennemi.

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CHAPITRE VII.

Comment le combat de Ferragus et de Rodo-mont fut interrompu. Bataille de Charle-magne et du roi Marsille.

TANDIS que ces deux grands guerriers sebattaient avec tant d’ardeur, il passa près d’euxun courrier qui s’arrêta un moment pour lesconsidérer. Étonné de leur force prodigieuse etde leur courage, il leur tint ce discours : Sei-gneurs chevaliers, si vous êtes de la cour del’empereur, je vous annonce de tristes nou-velles. Le roi Marsille, avec toutes les troupesd’Espagne, a mis en déroute le duc Aymon quiest enfermé avec deux de ses fils dans Montau-ban. Alard est prisonnier des Sarrasins, aussibien qu’Yvon et Angelier, et le pays d’alentourest ruiné ; c’est de quoi je vais informer l’em-

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pereur de la part du duc mon maître. Si la pa-trie vous est chère, volez à son secours, au lieud’employer ici à vous détruire l’extrême valeurdont vous êtes doués.

Le courrier, après avoir ainsi parlé, poussason cheval le long de la route, et s’éloigna descombattants, qui s’arrêtèrent après son départ.Le zèle, dit en riant Rodomont, que cet hommea pour son pays est louable ; mais nous nesommes pas disposés à voler au secours del’empire romain ; au contraire, si vous m’encroyez, nous finirons notre combat, et nousirons vers Montauban nous joindre aux enne-mis de Charlemagne ; aussi bien j’espère que jepourrai trouver là le paladin Renaud. Vous meprévenez, répondit Ferragus ; j’allais vous prierde m’accompagner jusqu’à Montauban, qu’as-siège le roi Marsille mon père. Je suis obligéde lui aller offrir mes services, et de combattrepour mon pays ; venez avec moi, brave guer-rier, et je vous jure que je ne vous troublerai

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plus dans la recherche que vous ferez de labelle Doralice de Grenade.

Le roi d’Alger, qui n’avait que trop éprouvéla valeur de Ferragus, accepta le parti avecjoie. Il embrassa même ce prince, et ils se ju-rèrent tous deux une éternelle amitié ; en effetils furent toujours unis depuis d’une affectionparfaite. Après cet accord, ils prirent ensemblela route de Montauban. Quoique Charlemagnefût parti avec eux pour s’y rendre, comme ils’était détourné du droit chemin pour allerprendre en Touraine et en Poitou un corps detroupes considérable qu’il destinait à renforcerson armée, qui d’ailleurs ne pouvait faire au-tant de diligence que deux chevaliers bienmontés, Ferragus et Rodomont arrivèrent aucamp des Espagnols, que les Français enétaient encore éloignés de trente lieues.

Les deux nouveaux guerriers allèrent des-cendre au quartier du roi Marsille, dont ilstrouvèrent le pavillon rempli de rois, de barons

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et de chevaliers, qui s’ouvrirent à leur ap-proche pour les laisser passer ; Marsille, quimettait toute sa confiance en la valeur de sonfils, eut beaucoup de joie de le revoir, et il nemanqua pas de faire à Rodomont une récep-tion digne de lui ; car il descendit de son trône,et le conduisit au quartier des princesses.C’était alors la coutume des Espagnols, ainsique des autres peuples qui tirent leur originedes Africains, de mener leurs dames avec eux,dans la pensée que les ayant pour témoins deleurs exploits, ils en avaient plus de courage.Marsille, accompagné de Balugant et de Falci-ron, ses frères, présenta le roi d’Alger à la reineet aux autres princesses, parmi lesquelles lacharmante Doralice de Grenade brillait commeun soleil qui commence sa carrière dans unbeau jour. Sa taille et son visage, qui l’auraientfait prendre pour une déesse, augmentèrentl’amour de Rodomont, qui, dans les mouve-ments que cette beauté lui inspirait, avait peineà trouver des expressions convenables à l’ac-

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cueil gracieux que lui faisait toute cette bellecour.

Quand Charlemagne partit d’Aix-la-Cha-pelle pour marcher vers les Pyrénées, il ne sa-vait pas encore le siège de Montauban ; mais ilen fut bientôt instruit par le courrier du duc Ay-mon, qui le joignit à Bourges. L’empereur fit leplus de diligence qu’il lui fut possible ; et, vou-lant surprendre les infidèles, il déroba si biensa marche, qu’un matin, à la pointe du jour, ilse trouva devant eux. Avant que de les atta-quer, il déclara aux deux amants d’Angéliqueque celui qui rendrait de plus grands servicesà l’empire serait le plus favorisé de cette prin-cesse.

Les deux rivaux n’osèrent se plaindre de cejugement, et se préparèrent à mériter par desexploits plus qu’humains le grand prix qu’onpromettait à leur valeur.

Les premiers corps de l’armée françaisefondant sur leurs ennemis, mirent la confusion

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parmi eux. Le roi Salomon de Bretagne et Ri-chard de Normandie, avec les braves comtesde Montfort et de Rivière, suivis de la fleur deschevaliers, tant Bretons que Normands, firentun grand désordre. Si le roi Balugant, Serpen-tin, son fils, l’amiral d’Espagne et Grandonione se fussent opposés à ces guerriers, tout unquartier du camp de Marsille eût été taillé enpièces ; Charles fit marcher au secours des Bre-tons et des Normands, qui commençaient àplier, le marquis de Vienne, le duc Naime, lecomte Ganelon et Ogier le Danois, avec lescorps qu’ils commandaient. Marsille envoyacontre eux le brave comte d’Almerie, Folicon,son fils bâtard, les rois Larbin, Stordillan, Ba-ricon, Sinagon, Maradasse et l’Argalife. Plu-sieurs autres princes s’y joignirent de part etd’autre, et l’affaire alors devint générale. Lacampagne, en un moment, fut jonchée de che-valiers et de chevaux morts ou mourants ; lestronçons de lancés volèrent en l’air, et lescoups firent retentir les écus.

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Les vaillants Salomon et Richard y firent debelles actions ; mais la fureur de Grandonio etle courage de Serpentin leur auraient été fu-nestes, si le marquis Olivier et l’archevêqueTurpin ne les eussent tirés de péril. Ogier etRambaud, due d’Anvers, s’y joignirent, et obli-gèrent les infidèles à reculer. Falciron, Malga-rin, le roi Morgan et Alanard, prince de Barce-lone, vinrent secourir leurs compagnons d’uncôté ; et de l’autre, les rois d’Aragon, Dorifebede Valence, le comte de Gironde, Marigand etle géant Maricolde de Cadix ; ils fondirent tousensemble sur les chrétiens avec tant de furie,qu’on eût dit que la terre s’abîmait sous eux.Ogier le Danois et Olivier soutinrent vaillam-ment leur effort ; le premier perça le comte deGironde d’une estocade, et le marquis fenditjusqu’aux dents Sinagon ; mais ils ne purentempêcher Balugant de tuer à leurs yeux lecomte de Rivière, ni Grandonio de renverser leduc Richard à la tête de ses Normands, et demassacrer le brave Salard, comte d’Auvergne.

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Le Danois, pour venger le comte de Rivière,son ami, se jeta sur Balugant, et le blessa dan-gereusement à l’épaule ; il l’aurait même privéde la vie, si Serpentin ne le lui eût arraché desmains.

Olivier, s’attachant à Grandonio ; qui venaitde mettre hors de combat le preux chevalierGaultier de Monléon, le frappa avec tant deforce d’une lance qu’il s’était fait donner, qu’illui fit perdre les arçons, et il passa de là àd’autres exploits. Le géant se releva tout fu-rieux : il écumait de rage, et cherchait des yeux le guerrier qui venait de lui faire cet af-front ; mais, ne le trouvant plus, il voulût sejeter sur Ganelon, qui sauva sa vie par uneprompte fuite ; ce qu’il savait fort bien fairedans l’occasion. Grandonio, voyant que leMayençais lui échappait, remonta sur son che-val, et s’enfonça dans les plus épais escadronsdes chrétiens.

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Lorsque Charlemagne vit toute l’armée desEspagnols en mouvement contre la sienne, iljugea qu’il était temps de laisser agir la valeurdes deux amants d’Angélique, qu’il avaitjusque-là tenus comme enchaînés, malgré l’ar-deur qui les animait à la gloire. Il partit mêmeavec eux, suivi de toute la fleur des chevaliersde l’empire, et alla fondre sur les infidèles avectant d’impétuosité, que du premier choc il lesaurait mis en déroute, si le roi Marsille ne luieût opposé Ferragus et Rodomont, qu’il avaitaussi réservés pour sa dernière ressource. Cesdeux grands guerriers arrêtèrent seuls toute lagendarmerie française, et firent plus de peineque toutes les forces de l’Espagne aux paladinsRoland et Renaud. Ils se reconnurent tousquatre à leurs grands coups ; et, ne trouvantqu’eux seuls dignes de leur courage, ils s’avan-cèrent les uns sur les autres en se dévorant desyeux. Le comte d’Angers eut affaire au roi d’Al-ger, et le seigneur de Montauban à Ferragus.Ils n’avaient plus de lances ; mais leur com-

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bat n’en fut que plus dangereux. Des premierscoups qu’ils se déchargèrent, ils fendirent leursécus par la moitié, et la terre autour d’eux futbientôt couverte des mailles et des plastronsde leurs armes.

Leur combat ne dura pas longtemps ; ilsfurent séparés malgré eux. L’empereur Charles,qui venait de blesser et de mettre hors de com-bat le roi Marsille, arriva sur eux avec toutela gendarmerie française et les paladins de sacour. Il poussait devant lui l’armée ennemie,malgré Grandonio, Falciron, Calabrun, le roiMorgand, Serpentin et Folicon, qui furent ren-versés en voulant la soutenir ; elle allait passersous le tranchant du cimeterre français, si leciel, pour humilier l’orgueil humain, n’eûtchangé la face des choses, comme on le verradans le chapitre suivant.

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CHAPITRE VIII.

Le roi Agramant arrive au secours de l’armée d’Es-pagne.

LE roi d’Afrique avec ses troupes avait pristerre à Tarragone, d’où il s’était avancé versles Pyrénées, et il avait fait tant de diligencequ’il était arrivé assez à temps pour sauverl’armée espagnole. La gendarmerie françaisepoursuivait sa victoire avec tant de rapiditéque les premiers escadrons africains, qui mar-chèrent pour soutenir Marsille, furent entraî-nés avec lui. Néanmoins ces nouvelles troupesarrêtèrent la déroute des Espagnols, et le com-bat recommença. Les princes Sarrasins, hon-teux d’une fuite où ils s’étaient engagés, moinspar effroi que par la confusion qui avait régné

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jusque-là, revinrent à la charge, avec les guer-riers d’Afrique.

Ils fondirent tous en même temps sur leschrétiens avec beaucoup de fureur. L’or-gueilleux Larbin, roi de Portugal, n’eut pas plu-tôt aperçu Renaud monté sur un cheval qui luiparut le plus fort de l’univers, qu’il eut enviede s’en rendre maître. Pour y réussir, il prit unelance d’un de ses chevaliers, et se porta sur lefils d’Aymon ; mais son bras était trop faiblepour abattre ce guerrier, qui, plus ferme qu’unroc à son atteinte, lui fit voler la tête, en pas-sant, d’un coup de Flamberge ; puis, ce paladinse poussant sur Dudrinasse, roi de Libicane,qui avait la taille d’un géant, il le heurta du poi-trail de Bayard avec tant de force, qu’il culbutapar terre lui et la forte jument qu’il montait. Lenerveux Marigan eut l’audace de vouloir ven-ger le comte de Girone ; il attaqua Renaud, quile fendit jusqu’à la ceinture. Alanard de Barce-lone se présenta devant ce rude guerrier ; maisil en fut frappé avec tant de vigueur, qu’il tom-

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ba tout étourdi. Dorifebe de Valence, et aprèslui, l’Argalife, Folicon et le roi Morgand eurentla même destinée.

Le comte d’Angers de son côté, remarquantque le roi d’Aragon venait d’ôter la vie au ducde Clèves, prit une lance des mains d’un che-valier français, défia par un cri ce vaillant mo-narque, et le perça d’outre en outre quand ilsvinrent à se rencontrer. Il renversa ensuite lesrois de Grenade et de Majorque, tua Soridan etTanfirion, l’un souverain d’Hespérie, et l’autred’Almazille, et coupa l’épaule avec le bras àMaricolde de Cadix, géant terrible, et dont lavaleur avait été funeste à un grand nombrede chrétiens ; Maradasse, roi d’Andalousie, quivenait de voir cet épouvantable coup, n’osantattendre un pareil ennemi, se mêla parmi lafoule ; mais ce lâche ne put éviter son mauvaisdestin ; il tomba sous le fer du marquis deVienne, qui le fendit jusqu’au menton ; et cebrave paladin, après cela, priva de vie les roisSinagon, Malzaris et Folvident.

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D’autre part, Ferragus et Rodomont fai-saient un carnage horrible des chrétiens : telsque deux lions qui, sortant d’une forêt, dé-couvrent des troupeaux dans la plaine, cesdeux Sarrasins se jetaient sur les guerriers del’empereur Charles, et les mettaient en pièces.On eût dit que le ciel avait résolu la perte del’empire romain. Rodomont, après avoir por-té une infinité de coups mortels, levant en l’airla foudroyante épée de Nembrod, la déchargeasur Rambaud, duc d’Anvers, et le fendit endeux. Il coupa d’un revers le comte d’Auvergnepar le milieu du corps, perça d’outre en outrede deux coups de pointe Hugues de Cologneet Lisard d’Amiens, et blessa grièvement le bonvieillard Rainier de Rane, père du marquis Oli-vier.

Ferragus ne faisait pas de moindres ex-ploits : il venait de mettre hors de combat troisbarons de la cour de Charles, Lorsque Ansalde,seigneur de Nuremberg, eut l’audace de l’atta-quer : le Sarrasin lui coupa la tête, et du même

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coup abattit celle de Manilard, roi de la No-ricie, qui combattait à ses côtés sous les dra-peaux d’Agramant. Le redoutable fils de Mar-sille blessa ensuite le comte Raimond de Tou-louse au côté, fendit l’estomac à Thébalde duede Bourbon, et renversa Ganes de Poitiers auxpieds mêmes de Charlemagne. Ganelon en futquitte pour une blessure ; et si le démonconserva ce traître, c’est qu’il voulait s’en ser-vir pour procurer à la France les malheurs dontelle fut affligée depuis.

L’empereur, qui n’avait alors auprès de luini Roland, ni Renaud, ni Olivier, parce qu’ilscombattaient ailleurs, dit en regardant le ciel :Ô seigneur ! si vous avez résolu que je périsseici, faites que je meure les armes à la main,et ne permettez pas que je tombe au pouvoirde mes ennemis ! En achevant ces mots, il em-brassa son écu, coucha sa lance contre Ferra-gus, et le frappa si rudement, qu’il le fit chan-celer ; mais le prince sarrasin se raffermit, et,plein de colère, déchargea un si furieux coup

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d’épée sur son casque, qu’il jeta le magnanimeempereur tout étourdi par terre, où sans Ri-chard de Normandie, sans le Danois et l’arche-vêque Turpin, qui arrivèrent par hasard en cetendroit, le bon Charles aurait été écrasé sousles pieds des chevaux.

Baudouin, brave chevalier quoique Mayen-çais, touché du péril où il voyait son maître,partit à l’heure même pour aller avertir lecomte d’Angers de ce triste accident ; etHugues de Dordonne courut chercher Renauddans le même dessein. Baudouin rencontra Ro-land qui venait de mettre à mort Balgurand, lesrois Buvard, Languirand, Doricond, Balivorne,et le vieil Urgin, esclave, de l’enfer. Le comte,dès qu’il sut l’état où se trouvait l’empereur,rougit de honte et devint furieux ; il poussa Bri-dedor du côté de Charles. Malheur à ceux quine se rangent pas assez tôt pour le laisser pas-ser ; il ne distingue pas les chrétiens des Sar-rasins dans les mouvements qui le possèdent.Hugues de Dordonne joignit presque dans le

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même temps le fils d’Aymon, qui était couvertdu sang des rois Prusion, Agricalte, Dorilon,Brandirague, et de plusieurs autres guerriersafricains ; il lui raconta, les larmes aux yeux, lemalheur de Charlemagne ; Baudouin, ajouta-t-il, est allé annoncer cette nouvelle à Roland.

Renaud fut saisi de douleur à ce rapport.Hélas ! misérable que je suis, s’écria-t-il,j’abandonne mon empereur, qui perd la vie parma négligence ; ou si le bonheur veut qu’iléchappe d’un si grand péril, c’est au comted’Angers qu’il en aura toute l’obligation. L’ado-rable Angélique est perdue pour moi. Ah !Hugues, continua-t-il dans son transport, de-vais-tu tant tarder à m’annoncer cette nou-velle ? Comment tarder, interrompit brusque-ment Hugues ; vive Dieu ! je suis venu à perted’haleine te trouver. Pourquoi t’amuses-tu àfrapper l’air de plaintes vaines, quand il fautagir ? Eh ! cours toi-même au secours deCharles, si tu veux prévenir Roland. Tu as unsi bon cheval, qu’il n’est pas impossible que

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tu arrives avant lui. Renaud sentit la justicede ce reproche ; il poussa Bayard dans le mo-ment, et fut assez heureux pour prendre le pluscourt chemin. Le coursier sans pareil renverseet fracasse tout ; il vole plutôt qu’il ne court ;il semble qu’il soit dans une plaine ; ses pieds,plus durs que l’airain, brisent mille têtes enpassant. Parmi ceux qu’il porta par terre, étaitun aumônier de l’archevêque Turpin, qui étaitplus gros que sa mule n’était grasse, et queson maître obligeait à le suivre dans les com-bats, quoiqu’il fût plus propre à chanter au lu-trin qu’à batailler.

Le seigneur de Montauban trouva l’empe-reur environné de princes et de guerriers sarra-sins, qui tâchaient de l’accabler. Le monarquese défendait encore avec beaucoup de cou-rage ; mais bien qu’Ogier et Richard fissent de-vant lui un rempart de leurs corps, ils étaientsi épuisés de forces par les blessures qu’ilsavaient reçues, qu’ils allaient bientôt succom-ber avec le prince aux efforts de tant d’enne-

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mis. Renaud tomba comme un foudre sur ceuxqui pressaient le plus son maître ; il fendit l’es-tomac au fort Parthan, comte de Cordoue, etcoupa par le milieu Balivorne, le gros Sarrasin,qui voulurent s’opposer à son passage. Ensuitepoussant Bayard sur Grifalde, Dardinel, Mira-balde, Galciot et Malabufer, il les renversa ouécarta tous l’un après l’autre. Ce merveilleuxcoursier fit cet exploit, sans que son maîtrey employât Flamberge, et mérita presque luiseul la gloire d’avoir sauvé la vie à Charleset à Ogier, qui ne pouvaient presque plus sedéfendre. Le fils d’Aymon les remonta l’un etl’autre sur les meilleurs chevaux qu’il trouvasous sa main.

Aussitôt que Charlemagne reparut à cheval,et que l’on vit Renaud monté sur Bayard, tousles Français reprirent courage et se rassem-blèrent autour d’eux. Il en était temps, car leredoutable Ferragus, qui s’était éloigné de cetendroit après avoir culbuté l’empereur, y revintsuivi de son jeune frère Folicon ; il reconnut

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avec joie le guerrier qu’il avait combattu, etqu’il souhaitait si fort de vaincre. Ils recom-mencèrent leur combat. Comme ils étaient auxmains, Roland arriva ; il fut saisi de tristesselorsqu’il aperçut Charles à cheval, et le filsd’Aymon aux prises avec Ferragus. Hélas !s’écria-t-il, Renaud m’a prévenu. Ah ! perfideBaudouin, l’avis que tu m’as donné trop tardme perd auprès de l’empereur, et détruit toutesles espérances de mon amour. Maudite nationsarrasine, ajouta-t-il, tu vas porter la peine demon malheur : je vais exercer sur toi ma ven-geance. Alors, transporté de fureur, il se jetasur les infidèles. Nul d’entre eux n’osait l’at-tendre dans la rage qui le possédait ; cepen-dant aucun ne le pouvait éviter, par l’obstacleque le grand nombre mettait à leur fuite. Tousses coups étaient autant de coups mortels ; ilfaisait sentir vivement ses éperons à Bridedor,qu’il accablait de reproches et d’injures commela cause de son infortune.

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Les plus considérables des Sarrasins quitombèrent sous le tranchant de Durandalfurent le grand Marcolte, Origan, trésorierd’Agramant, et Narbinal, son grand écuyer, lesrois Malabufer de Fizan, Baliverse de Nort-mane, et Farurant de Mazurine, Aliban de To-lède, Barichée et Valibrun, comte de Médine.Combien d’autres vies moissonna ce fameuxguerrier ! Il est à croire que près de la moitié del’armée africaine eût péri sous ses coups, si leciel, pour sauver ces infidèles, et pour exercerla constance des chrétiens, n’eût attiré dans celieu le roi d’Alger, Grandonio et le jeune Ser-pentin.

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CHAPITRE IX.

Quelle fut la fin de la bataille.

À l’arrivée du roi d’Alger, de Grandonio etde Serpentin, les Africains s’ouvrirent pour leslaisser passer jusqu’à Roland, qui en vint auxmains avec Rodomont, aussitôt qu’il l’aperçut.Serpentin s’attacha au bon Danois, et le géantGrandonio courut avec ardeur attaquer le mar-quis Olivier, à qui il en voulait depuis long-temps.

Pendant que ces six guerriers fameux secombattaient avec fureur, le roi Agramant, à latête du gros de son armée, faisait d’étranges ra-vages parmi les chrétiens. Il était suivi des plusbraves de sa cour, de Pinadore, de Constan-tine, du courageux vieillard Sobrin, d’Argoste,de Marmonde, son grand amiral, l’un des plus

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grands guerriers de l’Afrique, de Martazin, sonfavori, qu’il avait fait roi des Garamantes aprèsla mort du vieil astrologue, de Bucifar, succes-seur de Bardulaste ; enfin les rois Danifoft, Ba-rigan, Mordant et plusieurs autres qui avaientjuré la ruine de l’empire romain, accompa-gnaient leur grand monarque ; mais surtout onvoyait briller à son côté le jeune Roger, qui,monté sur le bon Frontin, et tenant en mainBalisarde, détruisait lui seul plus de guerriersfrançais que tous les autres Africains en-semble.

Les chrétiens, qui faisaient fuir auparavantleurs ennemis, ne purent résister à tant debraves princes, contre qui, pour se maintenir,ils auraient eu besoin de plusieurs Rolands. Ilsprirent la fuite à leur tour. Les paladins toute-fois se défendaient encore vaillamment. Siger,comte d’Alby, et Hubert, duc de Bayonne, tousdeux de l’illustre race de Montgraine, avaientprivé de vie Barolangue, Arugalte, Cargorant,roi de Cosque, et le fort Barigan, Othon d’An-

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gleterre combattait contre l’amiral Argoste deMarmonde ; mais Agramant, Sobrin, Nafilis,Pinadore, Martazin et l’invincible Roger, netrouvant point de chefs français capables deles arrêter, chassaient les chrétiens devant euxcomme des troupeaux.

Enfin l’armée chrétienne était dans unétrange désordre, quand celle d’Italie, com-mandée en l’absence de Naime par la sœur deRenaud, parut dans la plaine de Montauban.Dès que Charles avait su le siège de cetteplace, il avait mandé à la guerrière de le venirjoindre. Elle arriva heureusement pour ranimerle courage des chrétiens. Le brave fils du Da-nois, le comte Archambault de Cremone, Guyde Bourgogne, et les fils du duc Naime, l’ac-compagnaient avec Ottacier. Cette illustreguerrière paraissait si forte et si vaillante, quesa bonne mine seule donnait de la terreur auxinfidèles. On la vit approcher fièrement, ettomber comme un foudre sur l’armée sarrasinepar le côté où le roi d’Alger, Serpentin et Gran-

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donio combattaient contre Roland, Olivier etle Danois. Le roi de Fez, Olivante de Cartha-gène et Archidant reçurent la mort de ses pre-miers coups. Les chevaliers de son parti firent,à son exemple, des exploits dignes de leur cou-rage. On ne voyait autour d’eux que des têteset des bras voler. La dame de Clermont, frap-pant d’estoc et de taille, traversa, l’armée desAfricains, et arriva au lieu où Roland et Rodo-mont se combattaient à outrance. Elle recon-nut le dernier pour ce guerrier terrible qui luiavait tué son cheval en Italie. Elle regarda unmoment le combat ; et comme elle s’aperçutque le comte, après avoir renversé son ennemitout étourdi sur l’arçon de la selle d’un coupde Durandal, tomba lui-même sans sentimentà la renverse sur la croupe de Bridedor, elle sefit donner une lance, puis elle fondit sur Rodo-mont dès qu’il se fut raffermi ; elle l’atteignit sirudement, qu’elle le jeta par terre tout de sonlong. Satisfaite de s’en être ainsi vengée, elle

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s’enfonça parmi les infidèles, où elle fit un car-nage épouvantable.

Mais l’arrivée d’Agramant, qui de son côtépoursuivait sa victoire contre les chrétiens,borna les exploits de la guerrière. Il fallut re-commencer à combattre. Charlemagne et le roid’Afrique, tous deux environnés de leurs plusbraves chevaliers, se chargèrent avec fureur ;mais, quoique la sœur de Renaud fût de la par-tie, sa valeur ni celle des princes qui accompa-gnaient cette guerrière ne purent empêcher lesinfidèles d’avoir l’avantage. Déjà les Françaisculbutés cédaient aux efforts de leurs enne-mis, lorsque Roland survint. Après avoir reprisle sentiment, il avait vu Rodomont à terre et,ne voulant pas qu’on lui pût reprocher d’avoirprofité du désavantage de son ennemi, qu’unautre que lui avait réduit en cet état, il s’enétait éloigné pour voler à la défense de son em-pereur. Le généreux paladin n’eut pas sitôt vule péril où se trouvait ce bon prince, qu’il le-va les yeux au ciel, et s’écria plein de douleur :

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Ô monarque suprême ! avez-vous donc dansvos saints décrets arrêté la perte de notre em-pereur ? Et permettrez-vous à toutes les puis-sances de l’enfer de se déchaîner contre nous ?Ah ! quand tous les démons et Lucifer lui-même y seraient, je ferai mon devoir.

Il n’eut pas achevé ces paroles, qu’il se jetafurieusement où les Sarrasins lui parurent enplus grand nombre. Mirabalde fut le premierqu’il rencontra, et ensuite l’amiral Argoste deMarmonde ; il les fendit tous deux jusqu’à laceinture. Martazin, Taldorque d’Alzerbe, Bar-darique et le grand Marbulaste d’Oran l’atta-quèrent en même temps, et le frappèrent sansl’ébranler ; mais il brisa la tête de Bardarique,il jeta par terre Martazin et Marbulaste, et tuaensuite sept princes africains l’un après l’autre.

Le prince Roger, qui de son côté traitait dela même manière les chevaliers chrétiens, per-ça jusqu’à Roland, qu’il reconnut moins à ladevise de son écu, qu’aux monceaux de morts

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qu’il aperçut autour de lui : ces deux grandsguerriers, mutuellement jaloux des exploitsqu’ils se voyaient faire, s’acharnèrent l’un surl’autre avec une ardeur inconcevable. Leurschevaux se choquèrent avec tant de furie,qu’ils ne purent soutenir un choc si rude sansmettre la croupe à terre : leurs maîtres n’enfurent point ébranlés, et d’un coup d’éperonles firent relever avec toute leur vigueur. Quipourrait décrire toutes les circonstances de cetépouvantable combat ? L’auteur avoue qu’il nesaurait trouver des termes capables de les ex-primer. Il se contente de dire qu’il est au-des-sus de tous ceux qu’il a dépeints jusqu’ici. C’estcelui où le comte d’Angers, dans le cours de saglorieuse vie, a couru le plus grand péril, et leseul où l’on a vu couler le sang des veines decet invincible paladin.

Le bon vieillard Atlant, qui veillait toujoursà la conservation du jeune prince Roger, crai-gnit l’événement de ce combat, qui ne pouvaitêtre que funeste aux deux combattants ; et voi-

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ci ce que fit ce magicien pour en interrompre lecours : il fascina les yeux de Roland, de sortequ’il parut à ce paladin qu’il voyait Charle-magne entraîné par une troupe d’infidèles, etque cet empereur implorait son secours ; il luisemblait encore qu’il apercevait Renaud quiavait une lance au travers du corps, et qui luicriait d’un air triste : Ah ! Roland, me laisseras-tu en cet état sans me secourir !

Le magnanime fils de Milon, séduit par lecharme, abandonna Roger pour courir à brideabattue après l’enchantement, qui lui paraissaitfuir au-devant de ses pas. Il courut jusqu’à ceque le jour et les fantômes qu’il poursuivit dis-parurent à ses yeux à l’entrée d’une épaisse fo-rêt. Les ombres de la nuit ne lui permettant pasd’avancer ni de reculer, il descendit de Bride-dor, qu’il attacha à un arbre ; ensuite il s’assitsur l’herbe pour s’y reposer jusqu’au lever del’aurore. Comme il était fort fatigué, il s’assou-pit bientôt, et il ne se réveilla qu’au bruit desoiseaux qui célébraient par leur doux ramage

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le retour du soleil. Le guerrier, en ouvrant lesyeux, s’aperçut qu’il était sur le bord d’un clairruisseau, qui coulait dans la forêt. Il se résolutà le suivre, persuadé que les Sarrasins qui en-traînaient son empereur avaient pris la mêmeroute. Ce ruisseau, après trois heures de che-min, le conduisit à un grand bassin d’eau, revê-tu d’un marbre jaspé rouge et vert. Il y descen-dit pour étancher sa soif ; et, après avoir bu, ilvit au fond de l’eau un brillant palais de cristal,dont les corniches et les pilastres étaient enri-chis d’émeraudes et de rubis, et à l’entrée du-quel étaient plusieurs dames qui dansaient.

Étonné de cette merveille, il ne savait cequ’il en devait juger. Cependant il s’imaginaque ce palais était un lieu fait par enchante-ment, où quelque magicien, ennemi des chré-tiens, avait renfermé l’empereur pour l’y rete-nir dans une éternelle captivité. Ce qu’il avaitéprouvé lui-même dans les jardins de Dragon-tine, de Falerine et de Morgane, lui faisaitcroire tout ce qui pouvait se présenter à son

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esprit. Rempli de cette idée, et ne croyant pasdevoir balancer à secourir son prince, il se jetatout armé dans le bassin, au hasard de tout cequi lui en pourrait arriver.

Pendant ce temps-là, le jeune Roger, necomprenant rien au départ précipité de Ro-land, en était fort piqué.

Il rendait trop de justice à son courage pouren attribuer la cause à la crainte du succès ducombat ; dans les mouvements de colère quil’agitaient, il se saisit d’une lance, et fondit surles chrétiens. Le premier sur lequel il exerça savengeance fut le bon archevêque Turpin, qu’ilculbuta les jambes par-dessus la tête ; puis ilperça de la même lance le duc de Bayonne ;et, du premier coup de Balisarde, il fendit jus-qu’à la ceinture le malheureux comte d’Alby.Le roi Salomon, les quatre fils du duc Naimefurent blessés et renversés par ce guerrier re-doutable qui tua le brave duc d’Orléans, princedu sang royal de France. Sinibalde, comte de

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Hollande, Aiguald, duc d’Irlande, quoique derace de géant, et le vaillant Danibert, roi deFrise, tombèrent sous les coups du prince Ro-ger.

Sur ces entrefaites, Renaud, Olivier et leDanois, qui avaient combattu jusque-là contreFerragus, Grandonio et Serpentin, en furent sé-parés par la confusion qui régnait partout ; lemarquis de Vienne, remarquant le désordreque causait Roger parmi les chrétiens, poussason cheval sur lui, et l’étourdit d’un pesantcoup d’épée, qu’il lui déchargea sur le casque.Roger ne s’était pas encore remis de ce coup,quand Grifin le Mayençais, le prenant par der-rière, fondit sur lui la lance en arrêt, et le portapar terre ; mais le traître Grifin n’eut pas à sevanter de cet exploit : car le roi Sobrin, quiavait vu le coup, désarçonna le Mayençais lui-même d’un coup qu’il lui appliqua sur la tête.Le jeune prince africain s’était relevé fort irritécontre Grifin ; et, l’ayant vu à pied comme lui,il courut à lui l’épée haute, en lui criant d’une

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voix menaçante : Attends, perfide, je vais t’ap-prendre comment il faut traiter ceux qui ont uncœur aussi lâche que le tien. Grifin, épouvantéde l’action de Roger, n’osa l’attendre : il se mità fuir du côté où il voyait le plus de chrétiens :et, comme le prince africain le poursuivait tou-jours vivement sans se détourner pour aucunobstacle qu’il rencontrât, le Mayençais s’adres-sa au fils d’Aymon qu’il aperçut : Ah ! Renaud,lui dit-il d’un ton qui marquait assez son effroi,viens me délivrer, de grâce, de ce cruel Sarra-sin qui veut m’ôter la vie. Le généreux Renaudne lui refusa pas son secours : il se mit entreRoger et lui ; mais voyant l’Africain à pied, ildescendit de cheval pour le combattre. Cesdeux vaillants ennemis se chargèrent avec au-tant de vigueur que s’ils n’eussent point com-battu de toute la journée.

Ils furent bientôt séparés par toute l’arméeafricaine qui tomba sur eux. Agramant, avecles rois ses vassaux, chassait devant lui leschrétiens, comme un loup affamé qui poursuit

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un troupeau de moutons. Charlemagne ne peutplus se défendre. Le superbe Martazin se vantequ’il prendra cet empereur pour en faire sonprisonnier et son esclave. Le roi d’Alger se jointà lui ; des ruisseaux de sang chrétien coulentpartout où ils passent ; les Africains, qui lessuivent, excitent une telle rumeur, que toute lacampagne en tremble ; et le ciel est obscurcidu grand nombre de flèches qu’ils décochent.Les chrétiens fuient de tous côtés, et ceux quiveulent résister périssent. En vain le fort Du-don, Guy de Bourgogne, le prince Ottacier etles paladins de la cour se défendaient vaillam-ment : ils furent accablés par la multitude, etCharles fut entraîné avec eux.

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CHAPITRE X.

De la glorieuse entreprise de l’empereur Mandri-cart.

ON a parlé ci-devant des ravages que Man-dricart avait causés dans les royaumes d’As-tracan et de Circassie, et des terribles apprêtsqu’il faisait pour venir venger au Cathay lamort de son père, Agrican. Ce jeune princeavait une telle impatience d’exécuter son des-sein, et il pressa de manière son armement,que son armée, quelque nombreuse qu’elle fût,se mit en marche plus tôt qu’on ne le pensait.Elle tenait vingt lieues de pays. Les princes voi-sins, alarmés de cette grande puissance à la-quelle rien ne pouvait résister, accordèrent laliberté du passage.

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Galafron, averti de l’orage qui venait fondresur lui, prit le parti de se remettre à la dis-crétion de son ennemi. Le départ de sa fille,du comte et de Brandimart, l’avait laissé dansla consternation, et la diligence que Mandri-cart faisait dans sa marche lui avait ôté l’es-pérance d’être secouru par Gradasse. Le vieuxroi du Cathay se présenta devant le nouvel em-pereur des Tartares d’un air qui n’avait riende bas ni d’altier. Seigneur, lui dit-il, qu’est-il besoin d’une puissance si formidable contreun roi qui n’est point votre ennemi ? Puis-jevous regarder autrement que comme un princequi me doit être odieux, répondit Mandricart ?Le grand Agrican, mon père, n’a-t-il pas perdula vie devant les murs d’Albraque ? Puissantempereur, répliqua Galafron, si le courageuxAgrican a fini ses jours dans ce pays, songezqu’il s’est attiré lui-même son malheur. Pour-quoi venait-il attaquer, dans le sein de leursfoyers, des peuples qui ne l’avaient point offen-sé ? Le ciel protégea leur innocence, et envoya

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du fond de l’Occident un guerrier dont la va-leur fut funeste au brave Agrican : que si lesdevoirs du sang vous obligent à poursuivre lavengeance de ce grand prince, il ne vous peutêtre glorieux de le venger que sur son meur-trier, et non sur des peuples. Ah ! s’écria Man-dricart tout brûlant de colère, c’est ce guerrierque je viens chercher ; c’est lui que je veux sa-crifier à mon ressentiment, et non vos peuples.J’aurais honte de souiller mon cimeterre deleur sang.

Ce n’est pas ici, reprit le vieux roi, qu’ilfaut le venir chercher. Il a pris le chemin de laFrance, et c’est dans les seuls climats d’Occi-dent que vous pouvez le rencontrer. Galafronse tut après ces paroles, et Mandricart lui re-partit : Sage roi, retournez à la ville d’Albraque,et soyez sûr que je ne troublerai point votre re-pos. Alors le Tartare l’ayant embrassé le congé-dia, et fit retirer tous les rois ses vassaux :il renvoya aussi son armée, se déterminant àsuivre en France le comte d’Angers, et jurant

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de ne point revoir ses états qu’il n’eût vengésur ce paladin la mort d’Agrican. Il prit mêmela bizarre résolution de partir à pied et désar-mé, comptant que sa valeur et sa force suffi-raient pour lui faire acquérir un bon cheval etde bonnes armes. Il voulait lui seul exécuterson dessein. Il prit la route du royaumed’Éluth, qu’il traversa pour entrer dans le paysdes Calmoucks, où il rencontra sur le bord d’unruisseau, qui coulait dans une grande vallée unpavillon assez riche. On voyait tout auprès unvaste rond de flammes qui entouraient un ma-gnifique château, revêtu d’un fossé de marbrerempli d’une eau très claire ; et ce qu’il y avaitde plus merveilleux, c’est que ces flammes,quoique très vives, sortaient du sein de la terre,sans qu’il parût sur sa surface aucune matièrequ’elles consumassent.

Le guerrier s’approcha du pavillon, à l’en-trée duquel il aperçut un écriteau où étaientces paroles : Si tu ne te sens pas assez de couragepour passer au travers de ces flammes, ne te ha-

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sarde point d’entrer sous ce pavillon. Ah ! s’écriale magnanime empereur, quand je devrais al-lumer sur mon corps toutes les flammes desenfers, il ne sera pas dit que la crainte ait euquelque pouvoir sur un cœur comme le mien.En même temps il leva sans balancer un despans du pavillon, et entra sous la tente, où il netrouva qu’un pilier de marbre blanc, qui étaitplacé au milieu, et une table de marbre noir quiy était adossée, et sur laquelle il vit cette ins-cription en lettres d’or : Chevalier, que la fortunea conduit en ce lieu, auras-tu la honte d’y être en-tré sans aspirer à la gloire de conquérir les armesdu fameux Hector, que la sage Andronie a conser-vées jusqu’à ce jour dans ce palais que tu vois aumilieu des flammes.

Lorsque Mandricart eut lu ces paroles :Sage Andronie, dit-il à la fée, comme si elle eûtété présente, je ne me promets pas d’acheverla glorieuse aventure que vous me proposez,mais du moins je la tenterai. Je suis parti duCathay dans le dessein d’acquérir un cheval et

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des armes par ma seule valeur ; serais-je assezlâche pour changer de sentiment à la vue dupéril ? Alors il sortit du pavillon, et prit le che-min du château ; mais, avant que de s’en ap-procher, il arracha la branche d’un orme, pours’en servir au défaut de l’épée dont il n’avaitpas trouvé occasion de faire la conquête ; etquand il fut auprès des flammes, il se jeta de-dans ; il les traversa en courant, non sans souf-frir d’extrêmes douleurs. Comme il n’avaitpoint d’armes, tous ses habits furent brûlés,et le feu pénétra jusqu’à la chair vive. Pouréteindre l’ardeur qui le consumait, il se précipi-ta dans le fossé du château dès qu’il y fut par-venu ; néanmoins l’eau ne put apaiser les dou-leurs que ces flammes avaient causées danstoutes les parties de son corps. Il passa le fosséà la nage, monta sur l’autre bord, et se trouvaà la porte du château, à laquelle il vit une richerobe suspendue. Il s’en couvrit sans hésiter ; etd’abord qu’il en fut revêtu, ô merveille éton-

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nante ! il sentit son corps sain, et toutes sesdouleurs se dissipèrent.

Plein de la joie que lui causait cet événe-ment, il entra dans le palais, traversa une courqui le conduisit à un superbe édifice de marbre.Il se disposait à monter six degrés pour gagnerun vestibule, lorsqu’un vent impétueux le jetapar terre à dix pas de là, quelque effort qu’il pûtfaire pour se soutenir. Il se releva tout honteuxde sa chute et, ramassant toutes ses forces, ilse rapprocha du vestibule, et y entra malgrél’orage qui continuait. Alors un nombre infinide spectres et de lutins l’assaillirent, et s’op-posèrent à son passage ; mais, avec sa mas-sue, il écarta tous ces fantômes, et s’introduisitdans un grand salon, où, sur un superbe trôneplacé sur une estrade, la fée Andronie brillaitde l’éclat de mille pierreries dont ses habitsétaient couverts. Il y avait au pied du trône unetable sur laquelle on voyait des armes éten-dues, et sur le bord de l’estrade trois chevaliers

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paraissaient ensevelis dans un profond som-meil.

Aussitôt qu’Andronie eut aperçu le princetartare, elle descendit de son trône pour allerau-devant de lui, et le saluant d’un air gra-cieux, elle lui dit : Noble chevalier, ou les ap-parences sont bien trompeuses, ou vous êtesle guerrier à qui les armes d’Hector sont desti-nées. J’espère que votre sort ne sera pas sem-blable à celui de ces trois chevaliers, qui, sansavoir besoin d’armes, ont osé tenter cetteaventure. Grande fée, répondit Mandricart, sila nécessité d’avoir des armes donne un droitsur celles que je vois, j’ai plus lieu d’y pré-tendre que personne, puisque je ne puisvaincre sans armes le fameux Roland, que jeveux combattre. Ce que vous m’apprenez, re-partit Andronie, me confirme encore davan-tage dans ma conjecture. Allez donc, ajouta-t-elle, vous revêtir des armes du prince troyen,qu’un autre que vous n’est pas digne de porter.Vous désenchanterez par cette conquête les

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trois chevaliers que vous voyez privés de sen-timent sur le bord de cette estrade.

Le fils d’Agrican avait tant d’impatience dese couvrir des belles armes d’Hector, que, sansrépondre à la fée, il s’avança vers la table pourles prendre. Il monta l’estrade sans obstacle,quoique les trois chevaliers en eussent étéécartés par des forces invincibles, et repoussésavec tant de violence qu’ils en étaient tombésévanouis.

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Le Tartare s’approcha de la table, se saisitdes armes qui étaient enrichies de pierreries,et qui semblaient encore ne faire que sortir desmains de l’ouvrier, et il s’en revêtit. À peineen était-il armé, qu’une porte de bronze s’ou-vrit à un des coins du salon, et il en sortit unetroupe de demoiselles couronnées de fleurs,qui vinrent danser autour de l’empereur tartareen chantant ses louanges, tandis que d’autresdames, qui ne leur cédaient point en beauté,les accompagnaient de diverses sortes d’ins-truments. Quand ce divertissement fut fini, lafée dit à Mandricart : Vaillant chevalier, tu asfait en ce jour l’acquisition d’un grand trésor ;mais il faut, pour ta gloire, que tu ajoutes à cesbelles armes l’épée qui y manque. Elle tombapremièrement des mains du fils de Priam entrecelles de la guerrière Penthésilée ; elle a ap-partenu dans la suite au brave Almont, sur quice Roland, que tu te proposes de vaincre, l’aconquise. Cette bonne épée s’appelle Duran-

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dal ; et c’est la meilleure que jamais aucun che-valier ait mise à son côté.

À l’égard du reste des armes, poursuivit An-dronie, Énée les eut en sa possession aprèsla mort d’Hector ; et il s’en servit utilementquand il combattit l’orgueilleux Turnus. Je lesavais depuis acquises par mon art : et, pour lesrendre plus précieuses, je leur donnai la vertude résister à l’acier même de Durandal. Je teles donne, à condition que tu les porteras jus-qu’à ce que tu aies conquis cette bonne épée.Mandricart le lui jura ; et la fée, l’en ayant re-mercié, lui fit connaître que les trois chevaliersqu’il voyait étendus sur l’estrade ne pouvaientêtre désenchantés que par lui ; que pour cet ef-fet il n’avait qu’à les toucher de l’écu d’Hector,où l’on voyait peinte la fameuse aigle troyenneenlevant le beau Ganymède.

Une action généreuse est trop estimée d’ungrand cœur pour qu’il néglige l’occasion de lafaire. Le prince tartare ne tarda pas à retirer

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de leur assoupissement les trois chevaliers ; illes toucha de son écu, et ils reprirent le sen-timent ; Gradasse, Grifon et Aquilant, carc’étaient eux, se relevèrent fort étonnés de setrouver dans cet état ; ils ne se souvenaientpresque plus de tout ce qui leur était arrivédans ce palais. Andronie leur ayant apprisqu’ils devaient leur désenchantement au guer-rier qu’ils voyaient devant eux, ils lui en ren-dirent mille grâces ; après quoi ils prirentcongé de la fée, qui amortit en leur faveur l’ar-deur des flammes qui environnaient son châ-teau, pour qu’ils en pussent sortir impuné-ment. Elle leur fit rendre aussi leurs chevaux,et en donna un des plus vigoureux au princetartare.

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CHAPITRE XI.

Étrange aventure de Grifon et d’Aquilant.

LE lecteur sera peut-être curieux d’ap-prendre par quelle aventure les fils d’Olivieravaient été enchantés dans le palais d’Andro-nie. Voici ce que le docte archevêque en rap-porte dans ses chroniques : les deux frères,trompés par l’artificieuse Origile, étaient sortisde la ville d’Éluth dans le dessein d’allerjoindre leur oncle Roland ; mais, quelque di-ligence qu’ils pussent faire, ils s’aperçurentqu’ils se donnaient une peine inutile. Ils ralen-tirent l’ardeur de leur marche que leurs che-vaux n’auraient pu continuer plus longtemps.Une autre raison les obligea même de s’arrêterdans une ville des Calmoucks. Origile tombamalade ; et cette maladie les retint quelques

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jours dans cette ville, au grand déplaisird’Aquilant, qui, dans l’impatience qu’il avaitd’arriver en France, ne s’accommodait guèrede l’amour que son frère conservait toujourspour Origile, dont il commençait à connaître lemauvais caractère.

Cette perfide femme, pendant qu’elle étaitconvalescente, se sentit éprise d’une ardentepassion pour un chevalier qui arriva dans l’hô-tellerie où elle logeait avec les paladins. Cechevalier, qui était parfaitement beau, devintde son côté amoureux d’Origile. Leurs yeuxcherchèrent à se faire entendre, et y réussirent.En un mot, ces amants firent si bien, qu’ilstrouvèrent l’occasion de se parler en secret àl’insu des deux frères ; et leur intrigue alla siloin, que la veille du jour que les paladinsavaient choisi pour se remettre en chemin, lavolage Origile disparut. Grifon la chercha vai-nement dans la ville, et malgré l’infructueuseperquisition qu’il en faisait, Aquilant n’eut paspeu de peine à le faire partir avec lui. Quelque

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mépris que Grifon dût avoir pour une pareilledame, son cœur ne pouvait s’en détacher.Après cinq ou six jours de marche, ils se trou-vèrent dans la vallée où était le palais d’Andro-nie. Ils ne purent s’empêcher de tenter l’aven-ture, quoiqu’ils eussent d’assez bonnes armespour ne devoir point envier celles d’Hector. Ilspassèrent au travers des flammes, traversèrentà la nage le fossé ; ils s’introduisirent mêmedans le salon du palais, en dépit des spectres ;mais quand ils voulurent s’approcher de l’es-trade, pour voir de près les armes du princetroyen, ils furent repoussés par des forces in-visibles, et renversés par terre, où ils demeu-rèrent privés de sentiment ; et ils y seraientrestés jusqu’à la fin des siècles, si le vaillantTartare ne les eût désenchantés, comme on l’adit dans le chapitre précédent.

Les deux frères, étant sortis du château dela fée, accompagnèrent pendant quelques joursGradasse et Mandricart ; mais ils s’en sépa-rèrent sur les bords de la mer Caspienne. Le

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roi de Sericane et l’empereur tartare prirent àdroite par Astracan et par la Circassie, et lesfils d’Olivier tirèrent sur la gauche vers l’Ar-ménie, parce qu’ils se proposaient d’aller àConstantinople voir le prince Léon, fils de l’em-pereur de Grèce, dont ils s’étaient fait un amidans le cours de leurs aventures, et qu’ils vou-laient engager à venir avec eux défendre l’em-pire romain contre les forces d’Agramant.

Un jour que ces deux paladins marchaientsur les bords de la mer, ils rencontrèrent deuxjeunes dames montées sur de blanches haque-nées. La manière galante dont elles étaient vê-tues, et leur beauté attirèrent l’attention deschevaliers ; mais elles paraissaient si effrayées,qu’il était aisé de juger qu’elles couraientquelque grand péril. Braves guerriers, leur ditune d’entre elles, si la compassion peut vousexciter à protéger l’honneur des dames, degrâce, daignez nous sauver de la violence d’unmonstre qui nous poursuit pour nous outrager.Ce cruel est un géant et de plus un magicien.

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Nous ignorons de quel endroit de la terre il est ;mais il y a deux ans que, pour notre malheur, ilparut dans cette province, où il s’empara d’unetour, dans laquelle il a commis les plus grandscrimes. Les viols, les rapines et les meurtressont ses actions les plus ordinaires ; les plusbelles filles de ces cantons ont été l’objet deses passions brutales ; comme les plus braveschevaliers l’ont été de sa cruauté. Il se nommeHorrille ; et, si l’on en croit le bruit public, il aété engendré d’un lutin et d’une fée.

Il a dans sa tour, continua la dame, un af-freux crocodile qu’il repaît de sang humain.Les peuples se sont assemblés plus d’une foispour purger la terre de ce monstre ; mais ilsn’ont pu y réussir, parce que l’enchanteur al’art de retourner à la vie aussitôt qu’il a reçula mort. Ce matin, cet insolent nous a envoyédire, par un de ses satellites, qu’il viendraitnous visiter, et que nous nous disposassions àmériter son amour par une soumission aveugleà ses volontés. Ce message, comme vous pou-

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vez penser, nous a alarmées, et nous venonsd’abandonner notre château, pour nous déro-ber par la fuite à la fureur de ce monstre.

La demoiselle parlait encore, que le brutalHorrille parut. N’ayant pas trouvé les deuxsœurs dans leur château, il s’était mis sur leurstraces pour les joindre et leur faire le dernieroutrage. Quand il vit les chevaliers avec lesdames, il jugea que c’était eux qui les lui enle-vaient. Dans cette pensée, il courut aux pala-dins avec une grande massue de fer qu’il por-tait pour armes. Les fils d’Olivier mirent l’épéeà la main, et se préparèrent à le recevoir. Sileurs armes ne pouvaient être brisées par lamassue, il ne laissèrent pas de la sentir ; ilscoupaient en récompense les armes du géantavec facilité ; ils lui faisaient même de pro-fondes blessures. D’un coup, entre autres, Gri-fon lui coupa une épaule ; mais Horrille des-cendit aussitôt de cheval pour la ramasser ;il la prit et la rejoignit à son tronc commeelle était auparavant. Aquilant, surpris de cette

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merveille, dit alors entre ses dents : Je vaisvoir si ceci est un songe ou une vérité. Enmême temps il s’approcha du magicien, qui al-lait remonter à cheval, et d’un revers de sonépée il lui fit voler la tête à terre. L’enchanteurne perdit pas la vie pour cela ; il se baissa, re-prit sa tête avec ses deux mains, la remit surson col ; puis, remontant à cheval, il s’enfuitvers sa tour. Les deux guerriers le suivirent ;mais il était si bien monté, qu’ils ne purentl’empêcher de gagner sa demeure.

Il en sortit bientôt après avec son effroyablecrocodile, qu’il tenait en laisse. Cet animalétait d’une grosseur énorme, et long de vingtpieds. Il aurait englouti un bœuf dans sagueule. Horrille marcha contre Aquilant, et lâ-cha le crocodile sur Grifon, qui coucha sa lancecontre cet animal, qu’il atteignit entre les deuxépaules. La lance ne put percer l’écaille épaissedu monstre qui s’avança sur lui. Ce chevalier,qui craignit que son cheval n’en fût dévoré,descendit, et déchargea plusieurs coups d’épée

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sur le crocodile ; mais il ne put le blesser, etl’animal lui arracha son bouclier et le mit enpièces avec ses dents aiguës ; ensuite, se jetantsur le guerrier, il l’abattit sous lui par la pesan-teur de son corps ; puis il le tourna et retour-na de son museau et de ses pattes, cherchantle défaut de ses armes pour dévorer sa chair.Certainement Grifon courait un très grand dan-ger, si son frère, pour voler à son secours, n’eûtpris le temps que le magicien employait à re-mettre un de ses bras, qui venait de lui êtrecoupé. Le crocodile, voyant venir à lui Aqui-lant la lance baissée, quitta Grifon, et courut, lagueule béante, au-devant de son frère, qui luifourra sa lance si avant dans la gueule, qu’il luien perça le cœur.

Ce beau coup ayant délivré le fils d’Olivierd’un si dangereux animal, ils retournèrent versHorrille, qu’ils frappèrent en même temps. Ilslui coupèrent chacun un bras, qu’ils ramas-sèrent et jetèrent dans la mer le plus loin qu’illeur fut possible. Mauvais enchanteur, dit alors

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Grifon au géant, cours maintenant après tesbras. Le magicien s’approcha de la mer, et sejeta dedans tout armé et mutilé qu’il était. Lesdeux guerriers regardaient son action avecétonnement, et ne s’attendaient pas à le voirrevenir avec ses deux bras remis. CependantHorrille, après avoir fait le plongeon, reparutun moment après sur l’eau avec tous sesmembres, et disposé, en apparence, à com-battre sur de nouveaux frais. Est-il possible,s’écria Grifon, que le ciel ait accordé à cemonstre un semblable pouvoir ! Les deuxfrères se préparaient à combattre encore legéant, malgré les prodiges qui venaient de lesétonner, lorsqu’ils aperçurent un chevalier quivenait vers eux avec un géant qu’il menait atta-ché par une chaîne ; mais l’auteur de cette his-toire les abandonne là pour retourner au jeuneRoger, qui avait perdu son cheval par la trahi-son de Grifin le Mayençais.

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CHAPITRE XII.

Comment le prince Roger recouvra son boncheval Frontin, et de la rencontre qu’il fitaprès cela.

QUAND Roger eut été séparé du fils d’Ay-mon par la foule de ceux qui fuyaient et deceux qui poursuivaient les fuyards, il restapresque seul à pied parmi les morts et les mou-rants. Il regretta bien alors le coursier que Gri-fin lui avait fait perdre. Comme il délibéraiten lui-même sur le parti qu’il prendrait, il vitl’archevêque Turpin monté sur ce bon cheval,dont il s’était saisi après que Roger l’eut sidésagréablement fait tomber du sien. Ce prélatvenait de son côté en cherchant à rejoindreCharlemagne qui se sauvait avec le reste deson armée.

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Si le jeune prince africain fut ému de cetterencontre, c’est ce qu’on aura peu de peine àcroire. Il se plaça dans l’endroit par où Turpindevait naturellement passer ; mais cet arche-vêque s’aperçut du dessein de Roger, et pritun autre chemin, pour le tromper. L’Africain,quoiqu’à pied, se mit à le poursuivre, en luicriant de s’arrêter et de lui rendre son cheval.Le prélat, qui, pour plus d’une raison, n’avaitaucune envie de l’attendre, se hâtait de se dé-rober à ses yeux ; ce qu’il aurait bientôt fait, s’iln’eut été retardé malgré lui à un défilé par le-quel il lui fallait nécessairement passer. Ce dé-filé aboutissait à un grand étang sur lequel ily avait une chaussée fort étroite, que Turpinenfila ; mais elle se trouva si embarrassée defuyards, que son cheval et lui tombèrent dansl’étang. Frontin regagna le bord par sa vigueur,et sauta sur la levée à quelques pas du lieu où ilétait tombé. Il n’en fut pas de même de l’arche-vêque, qui, chargé de ses armes et d’années,demeura embourbé dans l’étang, où il se serait

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noyé si Roger, qui fut témoin de son accident,ne l’eût tiré de péril en lui prêtant une main se-courable.

La courtoisie de ce jeune prince ne se bornapoint à cet acte de générosité : frappé de lamine vénérable du vieillard, il lui demanda s’iln’était point blessé ; il lui offrit même Frontin,qu’il avait été reprendre. Vrai Dieu ! lui dit l’ar-chevêque, touché de reconnaissance et pleind’admiration, jeune chevalier, tu ne naquis ja-mais d’un Africain, pour sûr, le ciel te réserveà de grandes choses. Garde ton coursier, il t’estplus dû qu’à moi ; je serais digne de blâmesi je payais si mal l’important service que tuviens de me rendre. Adieu, continua-t-il, géné-reux guerrier, que le Seigneur te conserve ett’amène à la connaissance de lui-même.

Il quitta Roger en achevant ces paroles, etcourut s’opposer au passage d’un chevalier sar-rasin qu’il démonta ; il se saisit de son cheval,et se remit sur les traces de l’armée française.

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Après son départ, le jeune Africain demeurapénétré du discours que le vieillard lui avaittenu. Il en était agité sans savoir pourquoi ; ilignorait encore que ces mouvements étaientdes inspirations du ciel, qui commençaient àpréparer son cœur aux grandes choses qu’ildevait exécuter dans la suite. Il remonta surFrontin, et, dédaignant de poursuivre des en-nemis qui ne se défendaient plus, il tournabride pour aller rejoindre le gros de l’arméesarrasine. Comme il passait sur une petite hau-teur, il aperçut deux chevaliers qui se com-battaient avec beaucoup de vigueur. Ils lui pa-rurent l’un et l’autre doués d’un si grand cou-rage, qu’il s’approcha d’eux pour voir leur com-bat de plus près.

C’était Rodomont et la sœur de Renaud. Ceroi avait reconnu cette guerrière pour le che-valier qui l’avait renversé, et il voulut en tirervengeance. Roger admirait les coups qu’ils seportaient, et surtout la noble fierté de Brada-mante, de qui toute la personne lui plut. Il ne

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pouvait s’empêcher de s’intéresser pour elle,quoiqu’il la prît pour un guerrier chrétien, etqu’il dût naturellement souhaiter que le roid’Alger eût l’avantage ; il appréhenda même dela voir succomber sous les coups de son en-nemi ; et, dans cette crainte, s’approchant desdeux combattants, il leur dit : Seigneurs che-valiers, si quelqu’un de vous deux est chré-tien, comme j’ai lieu de penser, je l’avertis quel’armée française est en déroute avec l’empe-reur Charles, et qu’il court risque, en demeu-rant ici plus longtemps, d’avoir bientôt sur lesbras toute l’armée d’Agramant.

À cette fâcheuse nouvelle, la dame de Cler-mont s’arrêta, et regardant Rodomont : Braveguerrier, lui dit-elle, laisse-moi suivre mon em-pereur ; souffre que j’aille le défendre ou mou-rir à ses côtés. N’attends pas de moi ce quetu me demandes, répondit brusquement le roid’Alger : j’étais aux mains avec Roland, tu esvenu interrompre notre combat, et tu m’asmême désarçonné ; je veux t’en faire repentir

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si je puis. Tu m’as fait le même affront en Italie,lui répliqua la fille d’Aymon ; nous n’avons rienà nous reprocher l’un et l’autre, et ton honneurpeut me permettre de courir où mon devoirm’appelle. Non, non, s’écria Rodomont, je veuxme venger à présent puisque je te tiens ; je nesais où je pourrais te rejoindre. Roger fut cho-qué du procédé du roi d’Alger : Prince, lui dit-il, je suis étrangement surpris de voir si peude courtoisie dans un guerrier de si haute va-leur ; et puisque ton naturel farouche te rendassez injuste pour refuser une chose que tu de-vrais accorder sans peine, je te déclare quec’est contre moi que tu dois tourner tes armes.Et toi, brave chevalier, ajouta-t-il eu regardantBradamante, tu peux te retirer librement où ilte plaira, sûr que j’empêcherai bien ton ennemide mettre obstacle à ta retraite.

La dame, qui n’avait point de temps àperdre, prit le parti que Roger lui proposait,après avoir fait à ce jeune prince les remer-cîments qu’il méritait. Le roi d’Alger, piqué à

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son tour contre Roger, lui dit : Puisque tu astant d’envie de te charger des querelles d’au-trui, voyons si tu sais bien les soutenir. Lejeune prince, sans lui répondre, tira Balisardedu fourreau, et ils commencèrent un combatépouvantable ; mais il fut interrompu presquedans le moment, par la personne même quil’avait causé. Bradamante, se reprochant le pé-ril où s’exposait pour elle un jeune chevalier,revint sur ses pas. En arrivant, elle vit Rodo-mont renversé tout étourdi sur l’arçon de saselle, et son épée que sa main avait abandon-née, pendue à une chaîne, pendant que Roger,qui l’avait mis en cet état, au lieu de s’avancersur lui, attendait qu’il se remît.

Cette action généreuse, qui fut remarquéede la guerrière, augmenta l’estime qu’elle avaitdéjà pour le gentil chevalier. Elle était surprisequ’il eût pu traiter ainsi le terrible Rodomont,dont elle avait assez éprouvé la force pour sa-voir qu’elle était peu différente de celle de Re-naud et de celle de Roland même. Cela lui don-

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na plus d’envie de connaître le prince Roger.Elle s’approcha de lui, et d’un air plein de dou-ceur et de charme, elle lui dit : Chevalier rem-pli de courage et de courtoisie, pardonne-moide grâce mon incivilité. Le désir que j’avais desuivre mon empereur en est la cause ; mais j’aireconnu ma faute, et je viens la réparer. Laisse-moi donc continuer le combat que j’avais com-mencé contre cet orgueilleux Sarrasin.

Tandis qu’elle partait, Rodomont reprit sesesprits ; et jugeant par l’état où il se trouvaitde ce qui s’était passé, quelle douleur fut lasienne d’avoir été à la discrétion d’un ennemiqu’il avait bravé ! Il en fut quelques momentsmuet de confusion : néanmoins il prit son par-ti ; il s’approcha de Roger, et lui tint ce discoursles yeux baissés : Je vois clairement, et j’avouequ’il n’y a point de chevalier au monde sivaillant que toi. J’abandonne ce combat : aprèsce qui vient d’arriver, je ne puis acquérir aucunhonneur en te combattant. Tu m’as vaincu parta courtoisie plus que par ta valeur. Alors Ro-

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domont remit son épée au fourreau, et poussason cheval comme un désespéré vers le campdes Sarrasins.

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CHAPITRE XIII.

De l’origine du prince Roger.

APRÈS le départ du roi d’Alger, le jeuneprince africain dit à Bradamante : Brave cheva-lier, comme tout ce pays est rempli de Sarra-sins, je ne vous conseille pas d’aller seul. Ils meconnaissent ; j’ai même quelque pouvoir par-mi eux, et je m’offre à vous accompagner jus-qu’à ce que vous soyez en sûreté. L’envie quela sœur de Renaud avait de connaître ce guer-rier l’obligea d’accepter la proposition. Quandils se furent mis en chemin, la dame lui témoi-gna d’une manière si engageante la curiositéqu’elle avait de savoir qui il était, qu’il ne putse défendre de la satisfaire. Ce qu’il fit en cestermes :

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Personne n’ignore le sujet de la guerre deTroie. On sait que les Grecs, voulant détruirela nation troyenne, firent mourir tous les pri-sonniers après la prise d’Ilion. Ils sacrifièrentmême sur le tombeau du grand Achille la bellePolyxène, en présence de la reine Hécube, samère ; ils cherchèrent partout le fils d’Hector,pour lui faire subir le même sort ; mais Andro-maque, sa mère, après l’avoir caché dans unsépulcre écarté, prit un autre enfant entre sesbras, et s’enfuit avec lui. Les Grecs, trompéspar l’apparence, suivirent cette princesse, etla tuèrent avec l’enfant supposé qu’elle tenait,pendant qu’un ami d’Hector se chargea d’éle-ver le véritable Astyanax. Le généreux ami dufils de Priam passa la mer avec l’enfant, et seréfugia dans l’île du Feu ; c’est ainsi que senommait la Sicile, à cause des flammes qu’yvomit le mont Gibel.

Astyanax devint grand, et le sang d’Hectorqui coulait dans ses veines lui fit former desentreprises dignes de sa naissance. Les villes

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d’Argos et de Corinthe, les plus célèbres dela Grèce, souffrirent beaucoup de ses expédi-tions. Il conquit sur le géant Agranor, tyrand’Agrigente, une belle dame sicilienne, qu’ilépousa dans la ville de Messine, dont elle étaitprincesse. De là il fit des courses sur les Grecs,jusqu’à ce qu’enfin un d’entre eux, nomméAdrastus, le tua par trahison. Sitôt que le bruitde sa mort se fut répandu dans les pays voi-sins, les Grecs levèrent une puissante armée,et se rendirent devant Messine, qu’ils assié-gèrent. La veuve du fils d’Hector, alors en-ceinte de six mois, ne jugeant pas que la villepût soutenir un long siège, se sauva dans unebarque. Elle passa le fameux détroit où lesvagues furieuses font trembler en tout tempsles montagnes voisines, et arriva heureuse-ment à Regge, qu’on nommait alors Rize, tan-dis que la plus grande partie des vaisseauxgrecs qui la poursuivaient furent submergéspar la tempête, ou fracassés les uns contre lesautres.

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La dame, au bout de son terme, accouchadans la ville de Rize d’un prince dont les che-veux étaient plus luisants que l’or fin, et qu’onnomma Polydore, du nom d’un fils de Priam.Polidan naquit de ce Polydore de Rize, et futpère de Folvian, qui, de deux femmes diffé-rentes, eut Clodoaque et Constant.

Ces deux derniers princes devinrent lessouches de deux races fameuses, qui ont faithonneur aux siècles suivants. Constant perpé-tua la sienne jusqu’au grand Constantin, empe-reur de Rome, son descendant ; et l’un de sesfils, nommé Artenis, fut père du courageux Flo-rel, d’où sortit Floravant et ses autres succes-seurs jusqu’à Pépin, père de l’empereur Charle-magne.

La race de Clodoaque, après avoir donnéde vaillants guerriers à l’Italie, fut divisée endeux branches, dont l’une régna dans l’Om-brie, et l’autre à Rize. Cette dernière ville futgouvernée par de grands princes jusqu’au duc

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Rampale, qui fut tué traîtreusement avec sesautres enfants par son propre fils Bertrand. Ro-ger, mon père, fut le premier des fils de ce duc,et le plus brave prince de toute l’Italie. Dansle cours de ses aventures, ayant été jeté par latempête sur les côtes de l’Afrique, où régnaitalors le roi Agolant, aïeul de notre puissantmonarque Agramant, il fut épris des charmesde sa fille Galacielle. Il entreprit, pour la mé-riter, un grand nombre de faits d’armes dansla cour de Bizerte, où il passa pour un prodigede valeur parmi tous les chevaliers africains.Galacielle, charmée de son courage et de sabonne mine, reçut ses soins, et se rendit àsa persévérance. Ces deux amants, toutefoisn’osant se flatter qu’Agolant consentît à leurunion, se dérobèrent de la cour de Bizerte,et s’embarquèrent secrètement pour l’Italie. Ilsarrivèrent à Rize, où Roger épousa publique-ment sa princesse dans le palais du duc Ram-pale, son père, aux acclamations de tous sessujets.

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Mais à peine eurent-ils goûté les douceursd’un hymen si bien assorti, que la fortune, ja-louse de leur bonheur, le troubla par l’événe-ment le plus funeste. Le perfide Bertrand, frèrede Roger, se trouvant sans cesse exposé à sou-tenir la vue de Galacielle, ne put se défendred’être touché de ses attraits. Sa passion devintsi violente, que n’y pouvant résister, il conçutle plus noir et le plus perfide dessein qu’onpuisse concevoir : il livra par trahison la villede Rize au roi Agolant, qui, pour se vengerde l’enlèvement de sa fille, fit mourir Roger,le duc Rampale et tous les autres princes decette illustre race, à la réserve de celui qui lesavait vendus ; mais ce traître, qui s’était flattéqu’après la mort de son frère Roger, il pourraitde force ou de gré se procurer la possession deGalacielle, se vit trompé dans son attente ; carle roi sarrasin fit prendre cette princesse, toutenceinte qu’elle était ; on la mit toute seuledans une barque avec peu de vivres, et on l’ex-

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posa, par son ordre, aux fureurs de la mer dansla saison la plus orageuse.

La barque, après avoir été longtemps lejouet des vents et des flots, fut poussée surun rivage d’Afrique, où l’infortunée Galaciellem’enfanta. Mais tout ce qu’elle avait souffert dela mort de son époux et de la colère d’Agolantne lui permit pas de conserver sa vie dans lesdouleurs de l’enfantement ; elle mourut entreles bras d’un vieux magicien, qui se trouva pré-sent à ses couches, et me reçut en naissant.Cet enchanteur ensevelit la princesse sur le ri-vage, et m’emporta sur une haute montagneoù il faisait son séjour. Il se chargea de monéducation ; il me nourrit de moelle de lion,et me donna le nom de Roger, mon père. Ilm’accoutuma, dès mon enfance, à supportertoutes sortes de fatigues ; il m’apprit plusieurssciences, et surtout celle de la guerre, qui étaitplus de mon goût que les autres ; et je faisaismes divertissements ordinaires de poursuivredans les bois les bêtes les plus farouches.

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Le jeune prince africain avait levé la visièrede son casque pour prendre l’air, et pour faireson récit avec plus de liberté. Tandis qu’il par-lait, Bradamante l’écoutait avec une attentionque le plaisir de le regarder troublait quelque-fois. Lorsque Roger eut contenté les désirs cu-rieux de la guerrière, il la pria de lui faire lamême faveur, et de lui apprendre qui elle était.Plût au ciel, lui dit la fille d’Aymon, qu’il mefût permis de vous ouvrir mon cœur, comme jepuis vous découvrir ma naissance ! Je suis dela noble race de Clermont et de Montgrane, sirespectée dans ces climats, et de plus sœur deRenaud de Montauban, dont vous devez avoirentendu parler, puisque vous avez embrasséla profession des armes. Hé quoi ! s’écria leprince fort surpris, vous êtes fille, et sœur dece fameux Renaud qui a rempli l’univers dubruit de son nom ! Oui, repartit Bradamante,cet insigne guerrier est mon frère. En disant ce-la, elle délaça son casque ; et, en l’ôtant, sesbeaux cheveux blonds tombèrent le long de ses

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épaules. Son visage offrait à la vue des traitsdélicats avec un air fier et majestueux ; on eûtdit que l’Amour y tenait son siège, et qu’ar-mé de flèches et de flammes, il dispensait seslois de cet aimable lieu. Les grâces paraissaientfaire leur séjour sur ses lèvres et sur ses joues ;et ses yeux, aussi doux que brillants, étaient sipleins de charmes, qu’on pouvait mieux le res-sentir, qu’on ne peut l’exprimer.

À la vue de tant de beautés, le jeune Afri-cain, qui n’avait rien vu de semblable, en fut at-

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teint jusqu’au cœur. Il lui sembla qu’on venaitde le blesser d’un trait de feu ; la liberté s’en-fuit de son âme. Il se trouble ; et, comme s’ilappréhendait la guerrière, il ne peut plus qu’entremblant parler devant elle.

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CHAPITRE XIV.

Du combat de Bradamante et de Roger contrecinq rois africains.

ROGER n’était pas encore revenu dutrouble que la fille d’Aymon lui avait causéen lui découvrant son beau visage, lorsqu’ilsvirent venir vers eux une troupe de chevaliers ;c’était les rois Pinadore, Martazin, Danifort,Morgant et Barigan, qui poursuivaientquelques chrétiens. Roger, quand ces princesafricains furent auprès de lui, les pria de s’arrê-ter ; mais Martazin, qui allait devant les autres,sans faire semblant de l’entendre, tourna bridebrusquement vers la sœur de Renaud, et lui dé-chargea un horrible fendant sur la tête, qu’elleavait encore découverte. La dame eut à peinele temps de se couvrir de son écu, qui en fut

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fracassé ; en sorte que le coup, glissant sur unedes épaules de la guerrière, y fit une blessuredont il sortit beaucoup de sang, bien qu’elle nefût pas dangereuse.

L’amoureux Roger, à ce spectacle, poussaFrontin sur le barbare qui avait osé porter unfer coupable sur une si belle dame, et le frappade Balisarde si rudement, qu’il lui aurait fendula tête, si le coup eût porté à plein sur lecasque. Martazin ne laissa pas de tomber auxpieds de son cheval, versant du sang en abon-dance par le nez et par les oreilles ; et sa chutefut si lourde, que les courroies de son casquese rompirent ; il ne put se relever que la têtenue. Roger, ne croyant pas avoir assez puni ceroi audacieux, se disposait à l’aller attaquer denouveau, quand Danifort se mit entre deux, endisant : Laisse-le, Roger, c’est Martazin, le fa-vori de notre monarque.

Je ne connais point, répondit le jeune guer-rier, le favori d’Agramant dans la personne

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d’un traître. En même temps, comme Danifortcontinuait à lui fermer le passage, il le heurtadu poitrail de Frontin avec tant d’impétuosité,qu’il le culbuta. Barigan, profitant de cette oc-casion pour venger Bardulaste, son parent, queRoger avait tué en Afrique, fondit alors sur cejeune chevalier, et le frappa de toute sa force ;mais Roger n’en fut point ébranlé, et se jetasur Barigan, dont il perça le ventre de part enpart d’une estocade. Pinadore, Morgant, et Da-nifort, qui venait de remonter à cheval, l’atta-quèrent tous ensemble en lui disant : Roger,Roger, tu acquerras peu d’honneur en deve-nant traître au roi Agramant. Ames basses, leurrepartit le jeune guerrier, c’est vous qui êtesdes traîtres, et je vais vous faire voir que jevous crains peu tous ensemble.

En parlant de cette sorte, il se mit en dé-fense contre eux, et par-là Martazin évita sescoups ; mais si ce roi put échapper à son res-sentiment, il ne se déroba point à la justice duciel. La noble fille d’Aymon, irritée de son lâche

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procédé, le joignit dans le temps qu’il s’effor-çait de raccommoder son casque, et fit volersa tête nue d’un coup d’épée. Après s’être ain-si vengée, elle courut au secours de l’aimableprince, qui lui était déjà plus cher qu’elle nele pensait. Courage, généreux guerrier, s’écria-t-elle en s’approchant de lui, traitons ces per-fides comme ils le méritent. Pinadore, Danifortet Morgant, qui avaient assez de peine à se dé-fendre des coups de Roger, ne virent pas sansfrémir arriver Bradamante. Danifort mêmequitta le combat pour aller rassembler plu-sieurs chevaliers maures qu’il voyait courirdans la campagne après les chrétiens ; mais ilne revint avec eux qu’à sa confusion, car Rogeret la guerrière en tuèrent une partie, et mirentle reste en fuite. Ce ne fut pourtant qu’aprèsun long combat qu’ils se virent débarrassés deleurs ennemis ; et ce qu’il y eut de plus fâ-cheux, c’est que la sœur de Renaud fut bles-sée en plusieurs endroits, et séparée de soncher chevalier. Comme ils avaient été obligés

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de s’écarter l’un de l’autre en combattant, lanuit, qui survint, les empêcha de se rejoindre,et ils la passèrent à se chercher.

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CHAPITRE XV.

Du départ de Brandimart et de Fleur-de-Lys deMetz, et de la rencontre que fit le prince Ro-ger de Gradasse et de Mandricart.

LA princesse de Lousachan avait été si dan-gereusement malade, qu’elle fut très long-temps à reprendre ses forces. Cela fut causeque Brandimart et elle, lorsqu’ils arrivèrent àAix-la-Chapelle, n’y trouvèrent plus l’empe-reur. Il en était déjà parti pour aller au secoursde Montauban. Ils prirent le chemin de cettedernière ville, et ils n’en étaient plus qu’à dixlieues, quand ils s’égarèrent dans une forêt. Ilscherchèrent vainement leur route, et la nuitles surprit auprès d’un ermitage où demeuraitun saint personnage qui, par la communicationqu’il avait avec le ciel, était instruit de mille

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choses secrètes, et préservait souvent de trèsgrands malheurs les personnes qui venaient leconsulter.

Le prince d’Éluth et son épouse allèrentfrapper à la porte de l’ermitage, qui leur fut ou-verte par le solitaire, dont l’air vénérable ins-pirait du respect. Mes enfants, leur dit-il avecdouceur, ce n’est point le hasard qui vousamène ici ; la Providence, dont les ressortssont impénétrables aux gens du siècle, se veutservir de vous pour prévenir la chute de l’em-pire romain. Le comte d’Angers, qui en est leplus ferme appui, est retenu dans un bois parles enchantements d’un savant païen, et l’ar-mée de l’empereur Charles, privée du secoursde ce chevalier, a été défaite. Alors le sainthomme leur raconta les principales circons-tances de la bataille sanglante qui s’était don-née devant Montauban, de quoi ils furent fortétonnés : ils ne pouvaient comprendre qu’unhermite pût être instruit de pareilles choses.Ils regardèrent le solitaire comme un saint, et

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ils écoutèrent toutes ses paroles comme autantd’oracles.

Le fils de Monodant ne manqua pas de luidemander par quels moyens Roland pouvaitêtre désenchanté. Le vieillard lui donna là-des-sus toutes les instructions nécessaires ; ensuiteil offrit quelques fruits à ses hôtes, qui en firentun frugal repas, et qui passèrent après cela lanuit sur deux petits lits de mousse qui étaientdans l’Ermitage. Pour le saint homme, il de-meura jusqu’au jour en oraison. Dès que le so-leil parut, Brandimart et Fleur-de-Lys prirentcongé de l’ermite, et se mirent en chemin. Ilsse trouvèrent le lendemain à quatre ou cinqlieues de l’endroit où Roger avait soutenu un sigrand combat contre les cinq rois africains.

Le jeune Roger, après s’être délivré de sesennemis, ne s’appliqua plus qu’à chercher Bra-damante, sans laquelle il sentait qu’il ne pou-vait plus vivre ; mais, ne pouvant la trouver, ilmarcha toute la nuit à l’aventure. Le jour sui-

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vant, il rencontra sur une petite colline deuxchevaliers qui le saluèrent en passant. Il étaittellement enseveli dans ses amoureuses pen-sées, qu’il ne prit point garde à eux, et ne leurrendit point le salut. Ils furent choqués de ceprocédé, et l’un des deux dit à l’autre : Il fautque ce chevalier ait pris naissance chez unpeuple bien grossier. Il est vrai, dit l’autre, queses manières démentent sa bonne mine. Rogerentendit ces dernières paroles, et s’apercevantde la faute qu’il avait faite, il voulut la réparer.Il fit des excuses aux chevaliers de son incivi-lité, les priant de la pardonner à la distractionque l’amour lui causait.

Les deux guerriers, qui étaient les rois Gra-dasse et Mandricart, furent satisfaits de ses ex-cuses. Ta courtoisie, lui dit le roi de Sericane,nous fait juger que tu es bien amoureux. Si tuas besoin de notre secours, tu peux comptersur nous. Seigneur, répondit Roger, j’ai perdula compagnie d’une personne avec qui j’allais ;si vous l’avez rencontrée en votre chemin, je

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vous conjure de me le dire. Nous n’avons ren-contré ni chevalier ni dame, dit Mandricart ;mais nous nous offrons à chercher avec vousla personne dont vous êtes en peine. Le jeuneAfricain accepta l’offre, et parcourut avec euxtoute la campagne des environs. Pendant queces trois guerriers marchaient ensemble, Man-dricart jeta les yeux sur le bouclier de Roger,et surpris de sa devise : Apprenez-moi, je vousprie, lui dit-il, quel droit vous avez de porterdans votre écu la devise que j’y vois ? Monorigine, répondit l’Africain, m’autorise à laprendre ; mais vous, qui la portez aussi, conti-nua-t-il, êtes-vous d’une race à pouvoir hono-rer vos armes de cette fameuse aigle troyenneque portait autrefois le grand Hector ? J’ai ac-quis dans certaine aventure, répliqua le Tar-tare, les armes dont vous me voyez revêtu,et qui furent autrefois celles de ce vaillant filsde Priam. Je veux les conserver, ajouta-t-il : sivous tirez votre droit de votre naissance, je tirele mien de ma valeur, et quand il vous plai-

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ra, nous verrons qui de vous ou de moi méritemieux d’en avoir la possession.

L’amant de Bradamante accepta le défi, etse disposait à combattre contre Mandricart ;mais s’apercevant que ce monarque n’avaitpoint d’épée, il lui en demanda la raison, et dequelle manière se pourrait faire leur combat.Si je n’ai point d’épée, lui dit l’empereur tar-tare, c’est que j’ai fait serment de ne me servird’aucune épée que je n’aie forcé Roland à mecéder la sienne, qui m’est destinée. Durandalfut autrefois l’épée d’Hector, et je veux l’ajou-ter aux armes de ce prince que j’ai conquises.À l’égard de notre combat, poursuivit-il, unedes branches de cet orme, que vous voyez prèsd’ici, me suffira pour conserver mon droit. À cediscours, le roi Gradasse prit la parole : Man-dricart, dit-il au Tartare, vous avez plus d’unconcurrent dans votre entreprise ; j’aspirecomme vous à la conquête de Durandal, etvous ne sauriez la posséder tranquillementsans m’avoir vaincu. Il faut donc s’y résoudre,

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répliqua brusquement Mandricart, et il vautmieux y travailler présentement, que de re-mettre la chose à un autre temps.

Gradasse et le fils d’Agrican, qui avaientfait ensemble tant de chemin en bonne intel-ligence, se brouillèrent pour Durandal, que leguerrier qui la portait n’était guère disposé àleur céder. Ils arrachèrent chacun une branchede l’orme avec quoi ils s’assaillirent sans ména-gement, car le roi de Sericane était trop géné-reux pour se servir de son épée contre un en-nemi qui n’en avait point.

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CHAPITRE XVI.

Du combat de Gradasse et de Mandricart, etcomment il fut interrompu.

LE prince Roger, qui avait fait en vain tousses efforts pour les empêcher d’en venir auxmains, les regardait avec étonnement, et lesestimait les deux plus puissants guerriers del’univers. Brandimart et Fleur-de-Lys arri-vèrent en ce lieu pendant le combat ; ils al-laient où l’ermite leur avait enseigné qu’ilstrouveraient Roland. Ils s’arrêtèrent, s’appro-chèrent du jeune Africain, et, après l’avoir sa-lué civilement, lui demandèrent le sujet ducombat qu’ils voyaient. Roger les ayant misau fait, Brandimart lui dit en riant : Certes, ilne fut jamais de différent moins raisonnable.Ce serait dommage, ajouta-t-il, de laisser ces

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vaillants chevaliers se détruire l’un l’autre sansaucun avantage, même, pour celui des deuxqui serait le vainqueur.

Cessez, courageux guerriers, continua le filsde Monodant, en adressant la parole aux deuxrois, cessez de combattre inutilement pour unearme qu’un autre tient en sa possession. Sivous brûlez du noble désir d’avoir Durandalpar votre valeur, c’est au comte d’Angers seulque vous devez la disputer ; et je m’offre àvous conduire aux lieux où il est retenu par lescharmes d’un enchanteur. Vous aurez mêmel’avantage de contribuer à sa délivrance, etvous en acquerrez plus de gloire ensuite, sivous pouvez vaincre ce fameux paladin. Lesdeux combattants s’arrêtèrent à la voix deBrandimart ; ils approuvèrent ses raisons, et lepressèrent de les mener au lieu où il assuraitqu’ils trouveraient le comte d’Angers. Leprince d’Éluth, qui avait plus d’impatiencequ’eux de s’y rendre, les y conduisit ; ils ga-gnèrent en moins de deux heures la forêt de

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la fontaine des Naïades, appelée autrement lafontaine de Rize. Ils entrèrent dans le bois, etmarchèrent jusqu’à ce qu’ils rencontrèrent leruisseau qui sortait de la fontaine. Ils le sui-virent, et arrivèrent à la fontaine, où ils virentune troupe de nymphes qui dansaient en rondtout autour ; elles étaient toutes vêtues d’ha-bits légers et galants.

À l’approche des chevaliers, la plus belledes nymphes de la fontaine se détacha de sescompagnes, et s’adressant au jeune Roger, quiavait la visière de son casque levée, elle le priad’un air engageant de venir danser avec elles.Les yeux de cette belle brillaient plus que lesétoiles, et sa bouche vermeille, accompagnéed’un doux sourire, ôtait la liberté de lui rienrefuser. Le cœur de Roger, tout prévenu qu’ilétait pour Bradamante, ne put résister aux ins-tances de la nymphe. Il descendit de cheval, etprenant la main qu’elle lui tendait, il se laissaconduire au milieu de cette charmante troupe.Deux autres naïades emmenèrent avec elles

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de la même façon les deux rois païens ; Bran-dimart seul resta quelques moments avec saprincesse ; mais l’une des nymphes l’abordant :Noble chevalier, lui dit-elle, serez-vous moinscourtois que vos compagnons ? et ne prendrez-vous point de part à la joie commune ? Venezhonorer nos jeux de votre aimable présence.

Ce compliment, fait d’un air gracieux, em-barrassa le fils de Monodant. Il ne savait querépondre, ni que résoudre. Dans son embarras,il regardait Fleur-de-Lys, qui lui faisait signe dene pas accepter ce qu’on lui proposait : néan-moins le moyen de s’en défendre ? la chose luiparaissait innocente, et l’exemple de ses com-pagnons semblait exiger de lui qu’il les imitât.La nymphe, voyant son incertitude, redoublases prières, y joignit les caresses, et lui repro-cha si obligeamment de manquer de courtoi-sie, qu’il ne put lui résister plus longtemps. Ilse laissa entraîner comme Roger ; à peine eut-il fait deux ou trois fois le tour de la fontaineen dansant avec les autres, que les nymphes

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et les chevaliers s’embrassèrent tous, et d’uncommun accord se jetèrent ensemble dans lafontaine.

Fleur-de-Lys ne vit pas plus tôt disparaîtreson époux, qu’elle jugea bien qu’il n’avait pu sedéfendre de la force du charme. Comme le soli-taire lui avait enseigné le secret de désenchan-ter tous ces princes, elle se pressa de l’éprou-ver. Elle alla cueillir dans la forêt des herbes etdes fleurs dont l’ermite lui avait appris la ver-tu ; elle en composa six guirlandes, dont ellepassa cinq autour de son bras, et elle attacha lasixième sur sa tête.

Elle retourna vers la fontaine et se jeta de-dans sans balancer. Elle descendit au fond del’eau, où elle se trouva dans la prairie qui en-vironnait le palais de cristal. Elle y vit danserencore une partie des dames qu’elle avait vuesautour de la fontaine ; et, regardant de tous cô-tés, elle aperçut à quelques pas d’elle, sous unesaussaie, son cher Brandimart assis au pied de

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la naïade qui l’avait séduit. Que devint-elle àce spectacle ? son cœur gémit de l’injure quiétait faite à sa tendresse. Dans son jaloux res-sentiment, elle courut au prince d’Éluth, et luimit sur la tête une des guirlandes qu’elle avaitau bras, en lui disant : Infidèle époux, reprendsta raison égarée, et vois le tort que tu fais àmon amour. Brandimart ne fut pas sitôt cou-ronné de ces fleurs, que la naïade disparut enjetant un grand cri. Le chevalier rentra aussitôten lui-même, et courut embrasser tendrementsa chère Fleur-de-Lys. Il lui fit des excuses del’avoir ainsi quittée pour suivre cette nymphe,et rejeta sur le charme des naïades l’égarementde son cœur. La princesse parut se payer deses raisons, et lui remit entre les mains lesquatre guirlandes qu’elle destinait à désen-chanter les autres princes.

Brandimart commença par le comte sonami, qu’il trouva aux pieds d’une naïade toutoccupé du soin de lui plaire. Ce paladin, dèsque son enchantement fut détruit, reconnut

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avec joie le prince d’Éluth dans son libérateur.Ces deux amis ne pouvaient se lasser de s’em-brasser, et Fleur-de-Lys, de son côté, entradans les tendres mouvements dont ils étaientagités. Ils se rendirent compte de ce qui leurétait arrivé depuis leur séparation ; et le fils deMonodant apprit alors au comte d’Angers qu’ilavait été trompé par Atlant, que Charlemagnen’avait point été pris, mais qu’il avait perdu labataille, et s’était retiré vers Paris avec tout cequ’il avait pu rassembler de son armée. EnfinBrandimart lui dit tout ce que l’ermite lui avaitraconté.

Roland ne fut pas plus tôt instruit de toutesces choses, qu’il voulut partir pour se rendreà la cour de Charles, où il jugeait sa présencenécessaire dans l’état où se trouvait l’empireromain, et pour s’approcher d’Angélique, dontil ignorait la destinée. Son ami lui représentaqu’il fallait auparavant retirer des mains desnaïades les trois princes qu’elles retenaient en-core. Le comte approuva son dessein, et alla

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chercher avec lui Roger et les deux rois, qu’ilstrouvèrent dans le palais de cristal, plongésdans les délices de l’amour. Ils les désenchan-tèrent ; et, dans le moment, le palais, la fon-taine et la forêt même s’évanouirent, et lescinq princes se trouvèrent avec Fleur-de-Lys etleurs chevaux dans la même plaine où Roger etBradamante avaient combattu contre les cinqrois africains, sans comprendre comment ils yavaient été transportés, ni sans presque se sou-venir que confusément de tout ce qui venait dese passer chez les naïades.

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CHAPITRE XVII.

Du combat de Mandricart et de Roland, aprèsleur désenchantement.

LES princes désenchantés étaient encoredans l’étonnement de cette aventure, quandils virent venir vers eux un nain qui courait àbride abattue. Sitôt qu’il fut à portée de se faireentendre, il s’arrêta, et leur tint ce discours :Nobles seigneurs, si, comme bons chevaliers,vous défendez le droit et l’innocence, je voussomme de vous opposer à la plus cruelle in-justice. Si je ne craignais point, lui répondit leroi de Sericane, qu’il y eût de l’artifice dans tesparoles, je t’offrirais mon secours. Le nain juraque, dans l’aventure qu’il leur proposait, il n’yavait aucune supercherie à craindre. Oh ! vrai-ment, dit alors le comte, tu n’as garde de par-

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ler autrement ; mais je me suis laissé trompertant de fois à de semblables discours, que je nem’en fierai désormais qu’à mes yeux.

Roger prit la parole : Les hommes, dit-il, nesont pas tous de même avis ; si nous refusonsd’éprouver l’aventure qui se présente, on pour-ra nous reprocher que nous appréhendons lespérils. Ce n’est point à nous à prévoir les mal-heurs, et il suffit qu’on nous somme de pro-téger l’innocence. Faisons notre devoir. Nain,mon ami, ajouta-t-il, mène-moi où il faut aller.J’irai partout où tu me conduiras, sur la terre,sur la mer et dans l’air même, si tu m’apprendsà voler. Gradasse et Roland eurent quelqueconfusion de voir que ce jeune chevalier eûtmontré plus d’assurance qu’eux ; mais loin delui en savoir mauvais gré, ils l’en estimèrentdavantage. Noble et digne effet du pouvoir quela vertu a sur les grands cœurs !

Le prudent prince d’Éluth, qui remarqua lesdivers mouvements de tous ces princes, crai-

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gnit que le nain ne mît entre eux de la dis-sension. Nain, lui dit-il, tu n’as seulement qu’àmarcher, nous sommes tous disposés à tesuivre. Le nain, qui ne demandait pas mieux,tourna bride aussitôt, et se mit à les conduire.Chemin faisant, Gradasse dit au comte d’An-gers : Roland, si cette entreprise est dange-reuse, et que la fortune me choisisse pourl’éprouver le premier, j’y veux employer tabonne épée Durandal. Si je l’appelle ton épée,poursuivit-il, ne crois pas pour cela que je tela cède. Elle m’appartient de droit, puisque tonempereur me l’a promise lorsqu’il était monprisonnier. S’il te l’a promise, répondit le pala-din en colère, qu’il te la donne ; pour moi je n’ainulle envie de m’en défaire ; et si la fantaisie teprend de vouloir la conquérir par ta valeur, lavoilà, continua-t-il en tirant Durandal et la le-vant en l’air ; mais prends garde que ton corpsne lui serve de fourreau.

À cette réponse de Roland, Gradasse se miten fureur, et tira son cimeterre. Ces deux

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grands guerriers, sans autres discours, allaientcommencer à se faire sentir la pesanteur deleurs coups, quand Mandricart s’y opposa.Gradasse, dit-il au roi de Séricane, ne pensepas que je te laisse combattre Roland à monpréjudice. Tu sais que j’ai la même prétentionque toi sur Durandal, et que j’ai même plusde droit de la posséder. Souffre que je com-batte le premier, et nous continuerons d’êtreamis. Quelque estime que je fasse de ton ami-tié, lui répondit Gradasse, ce serait trop l’ache-ter. Charlemagne, comme prince naturel deRoland, a plus de droit de disposer de Duran-dal que la fée Andronie. Mandricart ne se ren-dit point aux raisons du Sérican, qui, de son cô-té, ne pouvait goûter les siennes. Fleur-de-Lysappréhendant que cette contestation ne dégé-nérât en une bataille entre tous ces guerriers,leur proposa de s’en rapporter au sort. L’avisfut approuvé des deux rois, et la fortune déci-da pour Mandricart. Gradasse de dépit suivitle nain ; Roger en fit autant ; si bien que l’em-

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pereur tartare et le comte d’Angers se prépa-rèrent à combattre devant le prince et la prin-cesse d’Éluth.

Le fils d’Agrican portait encore la branchede l’orme avec laquelle il avait combattu Gra-dasse, et le comte en arracha une du premierarbre qu’il rencontra. Alors ces deux fiers en-nemis se chargèrent avec leurs massues ; ilsconnurent bientôt leurs forces mutuelles. Sou-vent ils se faisaient perdre les étriers ; et il estétonnant comment ils pouvaient résister à lapesanteur de leurs coups sans en être écrasés.Les deux spectateurs de ce combat furieux enétaient alarmés, et faisaient au ciel des vœuxpour Roland.

Le Tartare et le paladin avaient la mêmeforce, la même haleine, la même légèreté. Ilsne pouvaient avoir d’avantage l’un sur l’autre.Néanmoins les deux massues, poussées par lesbras de l’univers les plus nerveux, venant à serencontrer en l’air, celle de Mandricart se brisa

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par le milieu, et laissa la main de cet empereurdésarmée ; au lieu que la massue du comte,restée en son entier, tomba sur le casque deson ennemi avec un fracas épouvantable. LeTartare en fut renversé tout étourdi sur le coude son cheval. Si Roland lui eût donné un se-cond coup, il aurait pu se rendre maître de savie ; mais son cœur magnanime, dédaignantd’attaquer un guerrier qui ne pouvait se dé-fendre, attendit qu’il fût revenu de son étour-dissement.

Quand Mandricart eut repris ses esprits, etqu’il vit le comte tranquille devant lui, il de-meura muet d’étonnement et de douleur. En-suite rompant le silence : Roland, dit-il au pa-ladin, ce n’est pas sans raison que l’univers estrempli du bruit de ton nom fameux. Je pour-rais rompre une autre branche à cet arbre voi-sin mais, après ce qui vient de se passer, jene puis plus avec honneur continuer mainte-nant le combat et, d’ailleurs, le jour prêt à fi-nir ne me permet pas d’espérer que je puisse te

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vaincre. Ta générosité me touche ; si je n’étaispas engagé par serment à ne me servir jamaisd’aucune épée que de la tienne, et que magloire n’exigeât pas de moi que je venge lamort de mon père Agrican, je renoncerais àl’une et à l’autre prétentions pour te demanderton amitié. Séparons-nous donc ; je vais mejeter dans l’armée d’Agramant ; et, si tu tetrouves dans celle de Charlemagne, commeton devoir t’y oblige, nous reprendrons notrecombat. Fasse le ciel que je sois assez heureuxpour te rendre alors ce qu’aujourd’hui j’ai reçude toi ! Roland répondit à ce discours, suivantl’estime qu’il avait pour Mandricart. Il assurace grand empereur qu’il avait été très affligé dumalheur d’Agrican, et qu’il avait même versédes larmes à sa mort.

Enfin le Tartare prit congé du fils de Milon,qui lui donna, en se séparant de lui, la branchede l’arbre qu’il tenait encore à la main. Aprèsle départ de cet empereur, les deux parfaitsamis se remirent en chemin avec la princesse

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d’Éluth, et continuèrent leur route vers Paris,où ils arrivèrent avant que l’armée sarrasine enpût faire le siège, comme elle se le proposait.

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CHAPITRE XVIII.

Comment la fille d’Aymon arriva à un ermitage,où elle se fit panser de ses blessures.

LA courageuse Bradamante, après avoir in-utilement cherché Roger toute la nuit, se trou-va le lendemain, à la pointe du jour, dans unegrande lande éloignée de toute habitation. Onvoyait seulement un petit ermitage quequelques arbres environnaient. La guerrières’en approcha, dans l’espérance d’y trouver dusecours. Elle en avait un pressant besoin ; carla fraîcheur de la nuit, jointe à la fatigue qu’elleavait soufferte depuis le combat, avait empiréses blessures. Outre cela, le sang qu’elle per-dait lui ôtait ses forces. Elle alla donc frapper àla porte de l’Ermitage. Un vieil anachorète, quiy faisait sa demeure, ne voulut point ouvrir, et

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demanda qui venait troubler le repos de sa so-litude. Je suis, répondit la dame, un chevalierblessé qui implore votre assistance.

Depuis quarante années que j’habite celieu, répliqua le solitaire, il y en a plus de vingtqu’il n’y est venu aucun homme. Quelquefois ledémon m’apparaît sous des formes différentes,et je crains que tu ne sois quelque esprit malin.Ouvre, ouvre, bon homme, interrompit impa-tiemment Bradamante, je ne suis nullement ceque tu crains ; et t’imagines-tu, ajouta-t-elle,que le démon, qui est un pur esprit, eût besoinqu’on lui ouvrît pour entrer dans ta cabane ?L’Hermite, frappé de cette raison, ouvrit saporte ; et la dame, l’ayant salué, lui dit : Tuvois une fille de noble sang ; je suis la profes-sion des armes ; je me suis trouvée à la batailleque notre empereur a livrée aux Sarrasins, etj’ai été blessée en plusieurs endroits ; j’ai cher-ché quelque habitation pour m’y faire panser ;mais je me suis égarée dans ce désert, et la for-tune a conduit ici mes pas. Je te conjure donc

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de ne me pas refuser le soulagement que je tedemande. En disant cela, la guerrière ôta soncasque, et découvrit son beau visage aux yeuxdu solitaire, qui, la prenant pour une appari-tion, s’écria, tout troublé : Ah ! malin esprit, tum’as séduit par ton beau langage ! mais fuis, etlaisse en repos un corps débile qui a renoncédepuis longtemps aux trompeuses voluptés dumonde.

Quoique la fille d’Aymon ressentît une ex-trême douleur de ses plaies, elle ne put s’empê-cher de rire de la simplicité du vieillard. Cessed’appréhender, bon homme, reprit-elle ; et soispersuadé que, quand ton âge et ta piété nete mettraient pas hors d’état d’être séduit, jene serais nullement tentée de ta figure. Je lecrois, repartit le solitaire ; mais j’ai sujet de tecraindre. Hier matin je vis en l’air un bateau,chargé de lutins qui le faisaient naviguer avecdes rames, comme s’il eût été dans la mer ; il yavait aussi dans ce bateau plusieurs seigneurset dames que les lutins conduisaient avec joie

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en enfer. Le bateau s’arrêta au-dessus de matête, et un démon, qui était à la poupe, medit ces paroles : Frère moine, je te fais savoirqu’en dépit de ton bréviaire et de tes morti-fications, l’armée sarrasine à mis en déroutel’armée chrétienne, et qu’Agramant, par la va-leur de Roger, détruira la France, malgré toutce qu’une dame de la cour de Charles projettepour convertir à sa foi ce jeune Roger, dontelle est éprise. Je t’apprends encore que, pourte faire voir que tu n’es qu’un hypocrite, quite damnes par où les autres se sauvent, noust’enverrons demain une dame, aux appas de la-quelle tu ne pourras résister. Lorsque le démonm’eut tenu ce discours, poursuivit l’ermite, lebateau recommença de voguer si vite, que je leperdis de vue en un instant.

L’amoureuse fille d’Aymon fut merveilleu-sement étonnée de cette vision du vieillard ;elle y trouvait des circonstances qui lui fai-saient juger que tout cela n’était point arrivésans une volonté particulière du ciel. Hé bien,

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bon homme, dit-elle au solitaire, sache que jesuis cette dame de la cour de Charles dont ledémon t’a parlé. Oui, j’ai dessein de faire em-brasser le christianisme au jeune Roger, qui faità présent toute la force de l’armée d’Agramant.Le démon le sait ; et, pour m’empêcher d’yréussir, il te fait concevoir des soupçons désa-vantageux de moi, afin qu’en me refusant le se-cours que je te demande, tu me laisses mou-rir de mes blessures, et que le prince africainne change point de religion, n’ayant plus per-sonne après ma mort qui s’intéresse à le rendrechrétien. Finissons cette conversation, ajoutaBradamante, et panse mes blessures ; car jesouffre trop de ce retardement.

L’ermite, à ce discours, rentra en lui-même,et se prépara charitablement à soulager làguerrière ; il alla cueillir des herbes qu’ilconnaissait pour très souveraines ; il les pila,et les appliqua sur les plaies, qu’il eut soinde bien nettoyer auparavant. Comme la plusconsidérable des plaies était à la tête, et que

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les longs cheveux de la dame l’incommodaienten la pansant, il les coupa. Elle s’évanouit pen-dant l’opération, tant elle était devenue faiblepar l’abondance du sang qu’elle avait perdu.Après le premier appareil, le vieillard lui fitfaire un léger repas de légumes et de fruits sau-vages pour rétablir un peu ses forces ; ensuiteelle se coucha sur un lit de gazon qui était dansun coin de la cellule ; elle y dormit toute lajournée et là nuit suivante. À son réveil, ellese sentit soulagée, et beaucoup moins faibleque le jour précédent. Le bon homme la pan-sa de nouveau ; et, trouvant ses blessures enbon état, il lui dit : Te voilà, grâce au ciel, horsde danger ; tu n’as plus besoin de mon secours,je te conjure de t’en aller. Il ne serait pas dela bienséance qu’une belle fille comme toi de-meurât ici avec un vieillard, qui a consacré àla retraite et aux mortifications le peu de joursqui lui restent à vivre.

La sœur de Renaud, aussi modeste quevaillante, trouva que l’ermite avait raison, et

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se disposa sur-le-champ à le satisfaire. Elle sefit enseigner le chemin qu’elle devait prendrepour arriver à quelque habitation ; puis ellesortit de l’ermitage, après avoir remercié lebonhomme très affectueusement, et s’être re-commandée à ses prières. La route qu’elle sui-vit la conduisit à un gros bourg où il y avaitun chirurgien fort habile. La guerrière se mitentre ses mains, et n’eut pas lieu de s’en repen-tir, puisqu’en trois semaines il la rétablit entiè-rement. Au bout de ce temps-là elle partit dubourg pour aller passer la rivière du Tarn au-dessus de Montauban, marcher vers la Loire,et de là vers Paris.

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CHAPITRE XIX.

De l’aventure qui arriva à Bradamante au sortir dubourg.

LA fille d’Aymon parvint au bord du Tarn,dans un endroit où cette rivière coulait le longd’une forêt. La fatigue du chemin et la saisonbrûlante l’obligèrent à descendre de chevalpour apaiser la soif qui la pressait. Elle délaçason casque, puisa de l’eau, et, après s’êtredésaltérée, elle se coucha au pied d’un arbredont l’épais feuillage la mettait à couvert du so-leil, et étendait son ombrage jusque sur la ri-vière.

À peine y fut-elle quelques moments,qu’elle s’assoupit. Tandis qu’elle dormait, labelle Fleur-d’Épine, princesse d’Espagne, arri-va dans cet endroit. On a dit ci-devant qu’elle

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était dans-le camp des Sarrasins pendant lesiège de Montauban. Après la déroute de l’ar-mée française et la réduction de la place, leroi Marsille, père de cette princesse, ne jugeantpoint à propos qu’elle le suivît jusqu’à Paris,l’avait laissée avec toutes les dames dans Mon-tauban, qu’il avait pris soin de munir d’uneforte garnison, et dont il avait fait une placed’armes pour assurer son retour en Espagneà tout événement. Fleur-d’Épine aimait fort lachasse, et pour se procurer commodément ceplaisir, elle avait établi son séjour à un châteausitué dans une forêt à deux lieues de Montau-ban, et où elle avait une garde suffisante pourla préserver de toute surprise.

Elle prenait ce divertissement le jour qu’ellerencontra la sœur de Renaud endormie au borddu Tarn. L’ardeur de la chasse l’avait écartée deses piqueurs et de ses dames, et, se trouvantprès de la rivière, elle descendit de cheval pourse rafraîchir. Elle aperçut la fille d’Aymon quilui parut un chevalier de bonne mine, elle s’en

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approcha par curiosité ; mais elle ne put résis-ter aux traits vainqueurs d’un si beau visage ;et comme les cheveux courts de la guerrière,aussi bien que ses armes, contribuaient fortà tromper Fleur-d’Épine ! Ô saint prophète !s’écria cette princesse, est-il possible que leciel ait pu produire un si charmant guerrier ?Elle accompagna ces paroles d’un transport sivif, qu’elle ne put s’empêcher de baiser le feintchevalier. Bradamante ne se réveilla point. Laprincesse espagnole fut tentée de recommen-cer ; mais la crainte d’être surprise dans cetamoureux larcin par le beau chevalier, l’obli-gea de renfermer ce désir dans son cœur. Ellese borna donc au seul plaisir de contemplerce visage aimable qui faisait le charme de sesyeux, et qui troublait son cœur.

Elle aurait été longtemps dans cette occu-pation, si le son bruyant des cors ne lui eût an-noncé l’arrivée de ses piqueurs : le bruit qu’ilsfirent en arrivant réveilla la charmante filled’Aymon. Sitôt qu’elle ouvrit les yeux, il en sor-

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tit une lumière qui éblouit Fleur-d’Épine. L’ef-fet en fut si prompt et si violent, que cetteamante ne put cacher ses mouvements se-crets ; ses belles joues devinrent plus ver-meilles que la rose, et ses yeux parurent pleinsde trouble. À la vue de tant de personnes as-semblées, Bradamante fut bientôt debout ; etjugeant aux habits et aux manières de Fleur-d’Épine que c’était une princesse, elle la saluarespectueusement, puis elle marcha vers l’en-droit où elle avait attaché sa jument ; mais ellene la retrouva plus. Cette bête, que le bruitde l’équipage avait effarouchée, s’était débri-dée elle-même, et avait gagné le plus épais dubois. Ce n’était pas une petite affaire pour ladame de Clermont que de la retrouver. Dans lebesoin qu’elle en avait pour se rendre en dili-gence auprès de son roi, elle parut fort affligéede sa perte.

La princesse s’en aperçut, et profitant decette conjoncture pour tâcher d’arrêter auprèsd’elle ce gentil chevalier : Jeune guerrier, lui

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dit-elle en s’approchant de lui, vous paraissezatteint d’une douleur bien vive : peut-on vousen demander la cause ? Serait-ce de m’avoirrencontrée, et de voir votre repos troublé parle grand bruit de mes chasseurs ? Madame, luirépondit la sœur de Renaud, la rencontre d’unegrande princesse telle que vous ne peut avoirque des charmes, et l’honneur que vous mefaites de me parler est un avantage dont jeconnais tout le prix ; mais, je vous l’avouerai,le regret d’avoir perdu mon cheval, dont j’aiun extrême besoin, et que je ne trouve plus àl’arbre où je l’avais attaché, me mortifie beau-coup. Cette perte n’est pas irréparable, répli-qua la fille de Marsille ; et si vous voulez mefaire le plaisir de prendre part à notre chassepour le reste de cette journée, je vous prometsun coursier andalous, qui vaudra bien peut-être celui que vous avez perdu.

L’amante de Roger remarqua dans les yeuxde Fleur-d’Épine la passion qui l’agitait. Ma-dame, repartit-elle, l’honneur que vous daignez

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me faire me paraît si grand pour moi, qu’ilm’est impossible de vous en remercier digne-ment. Pour reconnaître toutes vos bontés, jen’ai qu’un cœur sensible à vous donner ; jevous l’offre autant que le je puis : daignez l’ac-cepter… Ah ! s’écria la princesse espagnole,toute transportée de joie, et se flattant d’avoirdonné autant d’amour à ce bel inconnu qu’elleen avait reçu de lui : je ne refuse point un sibeau présent, et j’en chérirai toute ma vie lapossession. À ces mots, Fleur-d’Épine se fitamener le cheval andalous, qu’on menait tou-jours à sa suite en quelque endroit qu’elle al-lât ; et, le prenant par la bride, elle le présentaelle-même à la guerrière, qui le reçut avec res-pect, et en même temps avec quelque sorte dehonte de voir faire à cette princesse pour uninconnu une démarche si peu digne d’elle. Lecoursier était le plus beau de l’univers. Il n’étaitpas si fort que Bayard, mais il ne cédait en lé-gèreté qu’à Rabican seul. Bradamante ne mon-ta dessus qu’après que la sœur de Ferragus fut

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remontée sur sa haquenée, qui avait pris nais-sance en Irlande, et courait comme un lévrier.Tout armée qu’était la guerrière, elle se jetad’un saut dans les arçons avec une dispositionque son amante admira.

On recommença la chasse par ordre de laprincesse d’Espagne, qui pria le feint chevalierde marcher à son côté. Elles suivent toutesdeux les piqueurs, en s’entretenant de chosesagréables. Le bois retentit du son des cors etdes huées des chasseurs. À ce bruit éclatant,on vit sortir de son fort un cerf dont les ra-mures allaient jusque sur sa croupe ; il se jetadans une des routes de la forêt, et les chasseursse mirent après. Comme la sœur de Renaud neconnaissait point encore son cheval, elle ne luieut pas sitôt lâché la bride, que le fougueuxanimal saisit le mors entre ses dents, et cou-rut d’une rapidité pareille à la foudre. Il eutbientôt devancé tous les chasseurs et le cerfmême. La seule haquenée de la princesse putle suivre. En vain Bradamante employa la force

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et l’adresse pour le retenir, ses efforts non plusque les montagnes et les buissons ne pouvaientralentir sa course. Fleur-d’Épine avait prévu etsouhaité cet événement. Le dessein de cetteprincesse était d’écarter de la chasse son ai-mable vainqueur, pour lui faire connaître l’ar-dente passion qu’elle avait conçue pour lui.

Dès qu’elle jugea que, sans être interrom-pue, elle pouvait lui parler, elle se mit à crierau coursier andalous : arrête, arrête, beau che-val. À ces mots, l’animal s’arrêta tout court ;aussitôt la fille d’Aymon se jeta légèrement àterre, fort satisfaite d’être échappée du périlqu’elle avait couru. La fille de Marsille descen-dit aussi de cheval, fort contente de voir leschoses tourner au gré de ses souhaits ; et fei-gnant de se repentir d’avoir caché à son bel in-connu le vice du coursier dont elle lui avait faitprésent : Noble chevalier, lui dit-elle, je devaisvous avertir du défaut que ce cheval a de s’em-porter quand on lui tient la bride trop lâche, etque le seul moyen de l’arrêter est, comme vous

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venez de l’éprouver, de lui dire les paroles quevous m’avez entendue prononcer. Je ne saiscomment j’ai oublié de vous en instruire. Bra-damante répondit poliment aux excuses de laprincesse, et fut ravie d’avoir appris le secretde réduire son cheval, qu’elle aurait été fâchéede perdre, à cause de sa vigueur et de sa légè-reté.

Fleur-d’Épine s’assit et fit asseoir auprèsd’elle le gentil chevalier sur l’herbe fraîche.L’endroit où ils étaient paraissait charmant ;l’amour lui-même n’aurait pu en choisir un pluspropre pour ses mystères les plus secrets. Laprincesse d’Espagne portait une robe bleuetoute parsemée d’étoiles d’or ; elle avait sonarc à la main, et ses flèches dans son carquois ;mais ses yeux, tout brillants du feu de l’amour,étaient plus perçants que les traits même de cedieu. Bradamante ôte son casque pour prendrel’air. Son teint, animé d’un vermillon que l’ar-deur de la saison et la rapidité de la coursequ’elle venait de faire avaient imprimé sur ses

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belles joues la rendait toute charmante. On ap-prendra la suite de cette aventure et le succèsdes amours de ces deux princesses, par le véri-table récit que Richardet, jeune frère de Brada-mante, en fera dans la suite au courageux Ro-ger.

FIN DE ROLAND L’AMOUREUX.

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a été édité par la

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en avril 2019.

– Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Jean-Louis B. (merci pour cette miseà disposition !), Isabelle, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Nouvelle traduction de Rolandl’amoureux De Matteo Maria Boiardo Conte di

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Scandiano Deux volumes ornés de Figures Tomesecond, À Paris, Chez Pierre Ribou, 1747.D’autres éditions ont été consultées en vue del’établissement du présent texte. L’illustrationde première page reprend un détail de Fleur deLys regardant Roland et Rodomont luttant sur unpont, huile sur toile, peinte par Giuseppe Bi-si postérieurement à 1800 et avant 1849 (Mu-sei Civici di Arte e Storia. Santa Giulia - Museodella Città, Brescia).

– Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

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Table des matières

LIVRE IV.CHAPITRE PREMIER.CHAPITRE II.CHAPITRE III.CHAPITRE IV.CHAPITRE V.CHAPITRE VI.CHAPITRE VII.CHAPITRE VIII.CHAPITRE IX.CHAPITRE X.CHAPITRE XI.CHAPITRE XII.CHAPITRE XIII.CHAPITRE XIV.CHAPITRE XV.CHAPITRE XVI.

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CHAPITRE XVII.CHAPITRE XVIII.CHAPITRE XIX.CHAPITRE XX.CHAPITRE XXI.CHAPITRE XXII.CHAPITRE XXIII.CHAPITRE XXIV.

LIVRE V.CHAPITRE PREMIER.CHAPITRE II.CHAPITRE III.CHAPITRE IV.CHAPITRE V.CHAPITRE VI.CHAPITRE VII.CHAPITRE VIII.CHAPITRE IX.CHAPITRE X.

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CHAPITRE XI.CHAPITRE XII.CHAPITRE XIII.CHAPITRE XIV.

LIVRE VI.CHAPITRE PREMIER.CHAPITRE II.CHAPITRE III.CHAPITRE IV.CHAPITRE V.CHAPITRE VI.CHAPITRE VII.CHAPITRE VIII.CHAPITRE IX.CHAPITRE X.CHAPITRE XI.CHAPITRE XII.CHAPITRE XIII.CHAPITRE XIV.

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CHAPITRE XV.CHAPITRE XVI.CHAPITRE XVII.CHAPITRE XVIII.CHAPITRE XIX.

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