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Le colonel de villebois-mareuil.Author(s): Veuglaire, AbelSource: Foreign and Commonwealth Office Collection, (1900)Published by: The University of Manchester, The John Rylands University LibraryStable URL: http://www.jstor.org/stable/60236206 .
Accessed: 11/06/2014 06:40
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Un type d'officier frangais contemporain
rt/f]
LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL
Le 5 avril de cette annee, une poignee de soldats
europeens combattant pour le Transvaal etait cernee
par des forces anglaises sur le territoire de l'etat libre
d'Orange, pres de Boshof. A la tete de cette petite troupe se trouvait le colonel francais demissionnaire de Ville-
"bois-Mareuil, recemment promu general par le gouver- nement boer, a la disposition duquel il etait venu mettre son epee. Comment se trouvait-il ainsi isole" et eloigne du reste de l'armee On ne le sait pas bien. II semble resulter des lettres et d'autres documents publies dans les journaux que sa situation etait tres fausse au milieu des commandos de la republique sud-africaine. II avait ete accueilli avec consideration: on n'avaitpune pas etre touche et flatte de son empressement a venir offrir ses services a la cause de l'independance; mais on n'avait
guere ecoute ses conseils, inspires par l'esprit d'offensive et par les regies de l'art militaire europeen. II se heur- // tait a la mefiance et a l'espece particuliere d'indiscipline
BIBL. UNIV. XIX (Ai^iAt/Q,^, 15
^ lift.
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226 BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
de ces gens dont chacun veut n'en faire qu'a sa tete ou
a peu pres, et qui, disposes a se comporter bravement, a vendre cherement leur peau, n'ont pas assez com-
pris que l'union fait la force, que chacun doit savoir sou-
mettre docilement sa volonte a celle de ses chefs, et
qu'enfin il y a des principes de tactique dont la raison et
l'experience ont prouve la valeur et auxquels il faut se
conformer pour mettre de son cote toutes les chances de
succes.
« Je suis sous le coup d'un conseil de guerre, ecrivait-il le
10 fevrier avec un melange de melancolie et de plaisanterie, non pour y 6tre juge1, mais pour y exposer mes vues sur une
attaque de Kimberley pour laquelle je bataille depuis cinq
jours, sans pouvoir passer de l'acceptation en principe a
l'exfcution. » Les Boers sont les meilleures gens du monde; leur tir est
exceptionnel; ils ont une conception remarquable de l'attitude
defensive; mais ils sont d'une tranquillite" ineljranlable Ce-
pendant leur indolence se de'gourdit devant l'imminence de la
situation, et, comme leur sens est droit, leur foi vive et leur
patriotisme indomptable, ils realisent de grandes choses. » Ces improvisations rentrent peu, malheureusement, dans
le service d'e"tat-major et laissent mon intervention souvent tres
platonique. II n'en reste pas moins qu'ils me traitent avec une
de'fe'rence et une sympathie qui me touchent profond6ment.>
Les vainqueurs de Majuba, confiants dans le Seigneur et dans leur bon droit, dedaignaient les avis de la
science eclairee. Lorsque Cronje, enfoui dans ses for-
midables retranchements de Maggersfontein, attendait
une attaque de front des Anglais, le major allemand
Albrecht, parti en reconnaissance, vit la division de cava-
lerie de French s'enfoncer dans l'Etat libre, et aussitot
il accourut prevenir le vieux general : « Ils vont vous
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 227
prendre de fianc — Jamais ils ne s'eloigneront du che- min de fer, » repondit dedaigneusement le chef boer d'un ton qui n'admettait pas la replique. Et quand, a son
tour, le colonel de Villebois-Mareuil lui signala le danger qu'il courait d'etre coupe de sa base de ravitaillement, il aurait encore hausse les epaules, avec ces quelques mots : «Soyez tranquille: je commandais avant que vous fussiez ne. »
Bien penible, dans ces conditions, le role de conseil- ler. Aussi notre malheureux compatriote, decu dans ses
esperances, promenait-il au hasard son activite desceuvree, trompant sa soif de gloire en s'exposant sans raison aux
pires dangers, s'amusant a jouer avec la mort. « Je fais moi-meme nombre de reconnaissances, m'approchant des avant-postes d'une facon ridicule, ecrivait-il a un ami. Ces courses sont plus curieuses qu'une promenade au Bois : 1'etude du terrain est passionnante, le moindre mouvement des personnes y est plein d'interet. »
Cependant, les evenements venaient de prouver l'ab- surdite de la tactique rudimentaire et comme enfantine
qu'avaient adoptee les chefs de l'armee transvaalienne. La capitulation de Cronje a Paardeberg abattit un peu de leur superbe confiance. Les succes de la strategie an-
glaise dans la Rhodesia avaient eu leur repercussion jusque dans le Natal, prouvant combien etait fautive la dissemination des forces par ou la campagne avait com¬ mence. Aussi le president Kruger se decida-t-il a donner au colonel de Villebois-Mareuil le grade de general (9 mars), et a lui confer le commandement des contin¬
gents etrangers au service du Transvaal. II semble que le premier acte du nouveau general ait
eu pour but de montrer d'apres quels principes il fallait mener la guerre. Au lieu de se confiner dans une resis-
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228 BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
tance passive et inerte, dans ce qu'on appelle justement une attitude morte, il voulait qu'on tentat des operations bien vivantes. II pensait que des bandes peu nombreuses, mais legeres et hardies, pouvaient executer des raids
rapides sur les derrieres de l'ennemi, pour le harceler,
pour l'inquieter, pour detruire ses convois, pour couper ses lignes de communication. La guerilla lui semblait
le moyen le meilleur pour triompher de la disproportion des forces.
II constitua done une petite colonne volante, dont il
prit lui-meme le commandement, bien qu'elle eut un
effectif fort au-dessous de l'importance de son grade. II
avait avec lui 32 Hollandais, 29 Francais, quelques autres Europeans et 9 Orangistes : en tout, moins d'une
centaine d'hommes. Sa mission etait, croit-on, d'aller
detruire la voie ferree au nord de Kimberley, entre cette
ville et Mafeking. S'est-il egare dans le Veldt Le se¬
cret de sa marche a-t-il ete trahi On l'ignore. Toujours est-il que 1'attaque des Anglais semble avoir cause au
general une veritable surprise. Mais son courage ne subit
aucune defaillance. A la vue des forces considerables de
l'ennemi, ses hommes parlerent de se rendre sans tirer
un coup de fusil. II ne les ecouta pas, et, declarant qu'il combattrait jusqu'a la mort, il ordonna le feu. Mais il ne
tarda pas a perir, atteint en pleine poitrine par un
shrapnel. Ce qui survivait de son detachement renonga alors a la lutte: tous ses compagnons furent tues, blesses
ou faits prisonniers. De Villebois-Mareuil est mort en brave. La France a
tressailli en voyant un des siens tomber glorieusement en defendant la cause du plus faible. L'Angleterre s'est
honoree grandement en s'inclinant avec respect devant
les restes d'un vaillant adversaire. Lord Methuen le fit
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 229
enterrer avec les honneurs militaires. II eut la delicate
pensee de faire deployer sur son cercueil le drapeau tri-
colore et d'ordonner qu'un monument, eleve sur la tombe
de ce brave soldat, rappelat sa fin glorieuse et prema- turee.
II etait encore jeune,en effet, etant ne le 22 mars 1847. La guerre de 1870 l'avait trouve lieutenant d'infanterie
de marine. Elle le fit capitaine de chasseurs a pied. II
servit dans l'armee de la Loire et fut grievement blesse
a la reprise de Blois. Decore sur le champ de bataille, maintenu dans son grade par la commission de revision
institute apres la signature de la paix, il avait la pers¬
pective du plus brillant avenir. Aux titres qu'il avait
deja acquis en combattant, il tint a joindre ceux que donne le savoir. II entra done a l'Ecole de guerre, d'ou
il sortit avec le brevet d'etat-major. A trente-cinq ans, il etait chef de bataillon. Dix ans apres, il devenait
colonel, bien qu'il eut appartenu au cabinet militaire du
general Boulanger, ce qui n'etait pas de nature, apres la
chute de ce ministre, a accelerer son avancement. Mais
il avait rendu d'eminents services en preparant, comme
chef de l'etat-major a Alger, 1'expedition de Tunisie, et
on ne lui tint pas rigueur d'avoir fait partie de l'entou-
rage compromettant du condamne de la Haute-Cour.
Entre temps, il s'etait marie, — mais pas en prose, en poesie, dit si justement M. Masson-Forestier qui l'a
connu, — il s'etait marie comme on ne se marie que dans les romans de chevalerie, d6ployant, pour parvenir a ses fins, une force de volonte telle qu'elle emporta tous
les obstacles *. Les difficultes que rencontra sa passion, il
1 Merae le piment du scandale n'avait pas fait defaut a cette union, car on y rattache un suicide sensationnel qui eut lieu quelques jours apres le manage.
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230 BD3LIOTHEQUE UND7ERSELLE
les a racontees dans des nouvelles autobiographiques, car il se piquait de litterature, et il publia divers essais, soit sous le pseudonyme de « Jean Simmy, » soit sous son propre nom. Une de ses nouvelles, intitulee Au- dessus de tout, est considered par certaines personnes comme une satire des choses et des gens, ou il a cherche a tirer vengeance d'une injure cruellement ressentie. La femme qu'il avait epousee, une riche Marseillaise, d'une excellente famille et d'une incomparable beaute, mais
quelque peu excentrique, avait ete froidement accueillie dans certains salons des villes ou il avait tenu garnison. Mecontent de cette hostilite, il trouva un apre plaisir a ridiculiser dans son recit les personnes dont il croyait avoir a se plaindre et qu'il prit a peine le soin de de-
guiser sous des masques tres transparents. On a reproche a son ceuvre d'etre mechante, presque mauvaise; j'avoue ne point y avoir trouve trace de ces rancunes haineuses; l'inspiration m'en parait haute et degagee de preoccupa¬ tions personnelles malveillantes. Si elle est hostile a
quelqu'un, c'est surtout aux mauvais serviteurs du pays, aux officiers indifferents ou vils. En tous cas, meme s'y mela-t-il le souvenir de griefs d'ordre intime, il convient de ne pas oublier qu'il venait de perdre celle qu'il avait tant aimee, et quoi d'etonnant alors a ce que son ame fut pleine d'amertume?
Son chagrin avait besoinde distraction. Touj ours tour- mente du desir d'agir, il fut des premiers a demander la faveur de prendre part a 1'expedition de Madagascar.
« 11 rappela les services rendus et obtint la promesse d'etre emmene", dit M. Masson-Forestier. Helas! un autre officier
plus heureux prit au dernier moment la place qui lui e"tait pro¬ mise
> Alors Villebois-Mareuil, voyant que c'e'tait surtout a la
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ldgion dtrangere * que le ministre demandait des hommes, re"ussit a troquer lc commandement du 67e de ligne, qu'il aimait et dont il £tait arrive a faire un des meilleurs regiments de
l'arme'e, contre celui de la le"gion. Helas! compagnie par com-
pagnie, tout le regiment stranger partit pour Madagascar, tout le rdgiment stranger sauf lui!
» II en fut ddsespe're'. On lui fit entrevoir pour le consoler les dtoiles de gdne'ral. II rdpondit: « Bah! Pour finir au coin » du feu, dans ses pantoufles, pas besoin d'etre ge'ne'ral, » et il s'en alia (en 1895).
» Alors survinrent les eVdnements du Transvaal... La nation boer envoya demander au catholique Villebois l'aide de son e'pe'e. Quarante-huit heures plus tard, le colonel, qui justement se trouvait a Marseille, s'embarquait pour PAfrique, sans prendre le temps de retourner embrasser les siens.
» II laissait une vieille maman presque octogdnaire et une fillette de dix-sept ans, qui n'avait que lui, puisque la pauvre enfant a perdu sa mere.
» A l'annonce du depart, la fiere aTeule dit: « II a bien » fait, c'est sa place, puisque ces Anglais se mettent dix contre » un! » Ce fut tout.
» Quant a la fillette, elle eut d'abord un grand coup au cceur. Les larmes lui vinrent, puis elle se reprit: « C'est bien, » ce que mon pere fait la. Quel dommage que je ne sois pas > un gargon : j'irais le rejoindre! »
Le meme sentiment tout cornelien devait faire com-
prendre tout de suite la verite a M,ie de Villebois-
Mareuil quand on essaya de tromper son coeur sur
Tissue tragique de la rencontre de Boshof en lui disant
que son pere etait prisonnier. — Non! non! s'ecria-t-elle sans hesiter : c'est qu'il est
mort
1 On appelle ainsi un regiment dont aucun soldat n'appartient a la nationality francaise et qui est habituellement stationne en Algerie.
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232 BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
Elle savait bien qu'il n'etait pas de ceux qu'on prend vivants.
Par ces details, il est aise de voir au milieu de quelle atmosphere d'idees chevaleresques vivait le colonel. II
y avait en lui un certain don-quichottisme quelque peu deplace en notre fin de siecle. A cet egard, sa phy- sionomie presente un sujet d'etudes interessant. On ne
peut dire qu'il soit le type representatif de l'officier
frangais actuel; mais l'ancienne conception du devoir militaire s'associe en lui avec la conscience de quelques- unes des aspirations de l'avenir. C'est de ce conflit
qu'il a ete victime. Les inquietudes de son esprit et les incertitudes de sa carriere ne nous semblent pas avoir d'autre origine. Peut-etre est-ce la profondeur du chagrin domestique, peut-etre est-ce le souvenir de certaines humiliations qui lui a donne l'humeur vaga¬ bonded puisque de 1892 a 1895 nous le voyons quitter Mayenne pour Soissons, puis Soissons pour Siddi-Bel-
Abbes, et enfin abandonner definitivement l'armee, encore
jeune, sans qu'aucun mecompte d'avancement motivat sa determination, sans qu'il ait eu a soufrrir d'aucun passe- droit, d'aucune injustice. Le peu qu'on puisse entrevoir de lui d'apres ses ecrits, d'apres ses actes, d'apres les remits de ceux qui l'ont connu, permet d'esquisser la genese de son etat d'ame. Et l'analyse des sentiments qui l'ani- maient parait particulierement opportune en ce moment ou chacun cherche son devoir a tatons dans l'obscurite et le trouble des idees. La notion du role de l'officier, de sa place, de sa fonction, sortira sans doute eclaircie de cet examen psychologique, tout rapide et superficiel qu'il soit.
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 233
I
II avait de la race, notre heros. A Bouvines, nous
dit-on, le premier Villebois gagna ses eperons en chargeant a la tete des contingents de 1'Angoumois. Ses descendants fournirent a nos rois beaucoup de capitaines, sinon de courtisans. Sous Louis XV, les Villebois refusent de pro- duire leurs preuves de noblesse, etant trop gueux, mais
trop fiers aussi pour s'inquieter d'une place dans les carrosses. Quant a leurs cadets, ils ont tous trop de sang dans les veines pour se mettre d'eglise. Ils preferent chercher fortune au loin, au Canada, meme en Russie, ou l'un d'eux, qui a suivi Pierre le Grand, illustre son nom de galante fagon. Dans cette famille, on avait l'es-
prit aventureux, et les enfants ne cessaient de s'entendre
repdter que, etant de grande race, ils auraient un jour de
grands devoirs. Avec de pareilles idees, on a du sang de soldat dans les veines. Notre Villebois-Mareuil fut un
par fait exemplaire de ce qu'on entendait autrefois par ce nom. Et il a caracterise son concept en maints pas¬ sages d'un article qui, publie apres sa mort, peut etre considere comme son testament militaire:
« Si l'on examine de haut quelles sont les conditions de vitality d'une amide, on les trouvera proce"dant de mobiles divers, mais aboutissant, tout bien pese", a une tendance
unique: Vamour de la gloire. > Que le jeune engage" volontaire cede au besoin de voir du
pays, obdisse a l'ardeur de faire campagne, qu'il soit ambi- tieux des dtoiles ou qu'il ait r£ve" de la plume blanche, qu'il ait e"te" sollicite" par le prestige d'un brillant uniforme, tout cela ne deYive-t-il pas du m£me besoin de paraitre, de s'affir-
mer, de se distinguer »
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234 BD3LI0THEQUE UNIVERSELLE
Considerez bien les termes de cette enumeration: y voyez-vous autre chose que la satisfaction d'un senti¬ ment purement egoiste On veut se faire un nom, ou « rouler sa bosse » ou porter une tenue etincelante, ou arriver a un beau grade. Et voila tout. Mais ou done est le pays dans tout cela Ce n'est done pas pour lui que vous le servez, mais pour vous. C'est avec l'arriere-
pensee et l'espoir d'en tirer un profit personnel, non certes en argent, car le militaire se fait gloire d'etre
desinteresse, mais en honneur et en consideration. C'est a peine si, dans les origines que le colonel Villebois- Mareuil attribue au sentiment militaire, il est question,
presque incidemment, de 1'amour du devoir. On dirait
presque qu'il ne le cite que pour memoire, ayant l'air de
regarder le vrai soldat comme un etre detache de toute
obligation sociale, qu'aucune affection, fut-elle noble et
elevee, ne doit amollir ni retenir. Ecoutez plutot ce pas¬ sage :
« Le sentiment militaire s'explique mieux qu'il ne se ddfinit. II est fait d'abne"gation, d'amour du devoir, de gouts aventu-
reux, de pauvrete", ou au moins d'indiffe'rence de la richesse et du bien-£tre, d'absence de lien ou d'empire sur son cceur. II se passionne pour le mouvement, Pimprevu, l'lnstabilite*. II est assez puissant pour suffire, a ddfaut d'ambition satisfaite, a
remplir Pame dont il s'est empare" et assez impeVieux pour la retenir la vie durant. C'est lui qui electrise l'immortelle gir\- ration de soldats que la France prodigua au gdnie de Napo- le"on, et ses vibrations se prolongerent chez leurs descendants dc Crime'e et du Mexique. Qu'importait alors au sous-officier d'attendre dix ans l'dpaulette, du moment qu'il se considerait comme un etre a part, supirieur au civil, du moment que ses r£ves le bercaient vers des sommets d'honneur et de gloire, inaccessibles a la plupart, mais dont Podysse'e d'un seul suffi- sait a entretenir la ldgende!
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 235
» Et chez l'officier, c'dtait la meme foi invincible dans la destinde grandiose, foi irraisonne'e, irre'fldchie, mais si pro- fonde! Dans quel passe" de hauts faits les chefs apparaissaient alors, quel prestige autour d'eux et quel sillage d"admirables perfections d'avancement (sic) e"voquait leur seule histoire! La victoire a de tels mirages d'apothe"ose pour ceux qu'elle couvre Cela valait vraiment la peine de ve"g£ter, Pestomac vide, a la
pension, le corps transi dans la chambrette, sans feu l'hiver, entre le cafe" et Pexercice pour horizon d'une existence; en ve"rite", cela valait la peine, car chacun pouvait avoir son heure, car la gloire effleurait certains fronts, et qui n'eut espe"re qu'elle ne se poserait sur le sien! »
« Les temps ont change, et le sentiment militaire est en train de rejoindre les vieilles legendes, » ajoute melan-
coliquement le colonel. Et il montre les sous-officiers
degoutes et indifferents a l'avancement, les officiers
preoccupes de s'organiser une petite existence bien tran-
quille plutot que d'aller la ou il y a du danger. II leur
reproche presque la correction de leur vie privee et il donne a entendre qu'il preferait la boheme d'antan a la
regularite bourgeoise de leurs mceurs actuelles. II s'eleve surtout contre la fagon dont ils exploitent les facilites
que leur donne le service militaire dans le train courant de la garnison. Ici, dit-il, apparait « un sentiment juif, d'ordre civil, qui pese sur notre societe abaissee : tirer des situations tout le profit materiel qu'elles peuvent rendre. » Aussi la carriere des armes s'est-elle transformee. La voici tombee au rang des professions civiles, et elle en a pris le caractere. La meilleure preuve en est que l'avenir est reserve aux anciens eleves de l'Ecole de
guerre. Or, quels postes leur confie-t-on On les place dans des etats-majors ; on les confine dans la paperas- serie. De soldats, on fait des bureaucrates, de simples
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236 BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
fonctionnaires galonnes! Triste perspective pour des
intelligences genereuses, s'eerie notre auteur. Et il ajoute, non sans eloquence:
« Subir la lente Evolution d'un cerveau militaire rdserve a l'obscuritd des grades secondaires, s'astreindre a. la monotone montde hidrarchique, sans un imprdvu, sans un rayon plus vif, sans le secret d'un espoir, cela peut convenir aux natures ordi-
naires, mais n'incitera pas les autres, celles qui portent en elles 1'elan des grandes actions, le germe des victoires a venir. Voudront-elles davantage, ces natures passionndes de mbuve-
ment, orgueillcuses de commandement, s'dpanouir bdatement sur les ronds de cuir de l'administration centrale, dans l'atmos-
phere de cartons poussidreux, sous le regard indulgent des huissiers Et, si elles se font cette violence, sont-elles assurdes de maintenir longtemps la trempe de leur caractere, 1'eVeil de leur activitd, Penthousiasme de leur foi militaire
» En ddfinitive, qu'offre-t-on aux meilleurs et aux plus heu-
reux, comme consderation supreme de leur carriere? Le com¬ mandement d'un corps d'armde, une situation qui peut mener a la gloire par la guerre, mais dont la plume blanche, a Petat
ordinaire, s'agite avec une bien mince allure par nos temps bourgeois, en cette ddcadence gouvernementale! Considerez meme ceux qui ont atteint Pextreme faite, les inspecteurs-gd- ndraux d'armee, en leur cinquieme dtage a Paris, reduits a tenir bureau au ministere de la guerre, qudmandant du bon
plaisir du ministre leur mission et Pexercice de leur autorite. Est-ce la le terme de leur haut avenir
» Nous le rdpetons, pense-t-on que la fortune militaire con¬ tinue a sdduire les ames fortes de race franque, lorsque se seront dteintes de notre horizon la gloire qui consacre la pro- messe des hautes actions. Estime-t-on que Pambition d'dtre
jugd par les journalistes, aux grandes manoeuvres, suffira indd- finiment a de vrais gdndraux Encore une fois, Pinstitution n'est pas durable, a force d'etre vaste. Mieux vaut mille fois finir comme gdndral de brigade, apres avoir conquis le Daho-
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 237
mey, que de rester dix ans gdndralissime de deux millions
d'hommes, sans inscrire son nom dans Phistoire »
Peut-on rever aveu plus complet? Avec quelle nettete
de traits est dessine l'etat d'ame de l'officier suivant l'ancienne formule, et de quelles vives couleurs est peint son portrait! Oui, il se considere comme « un etre a part, superieur au civil!» Oui, il fait fi des «natures ordi¬ nances » et il est passionne de mouvement, ambitieux
d'avancement, mais plus encore de gloire, et orgueilleux de commandement. II reve apotheoses et renommee.
Un tel etat d'ame etonnera des officiers suisses, qui voient dans l'accomplissement du devoir militaire une
forme du devoir civique, et qui font par conscience ce
que le colonel de Villebois-Mareuil voudrait qu'on fit
par amour du panache. En France, on comprend mieux cette conception par-
ticuliere de l'etat de soldat. On ne s'est pas encore habi¬
tue a considerer celui-ci comme un citoyen qui est sous
les armes. On le traite comme s'il etait d'une essence
differente; on le lui dit, et, chose singuliere! il en
arrive a le croire. II a beau etre fache de porter l'uni-
forme, il se rengorge dans sa tunique, et il s'imagine qu'il est quelque chose de plus que son vieux pere vetu
d'une blouse, ou que son frere chausse de sabots. Dans
cette classe, qui est a part, l'officier occupe un rang
superieur. Aussi l'idee lui vient-elle tout naturellement
qu'il fait partie d'une elite. Regardant les grandes mo¬
narchies de 1'Europe, il y voit ses pairs recrutes dans
l'aristocratie, et il ne peut s'empecher de constater quelle force d'autorite cette origine leur donne en des pays encore impregnes d'esprit feodal1. Que si la Grande
1 Voir, dans la Biblioth'eque universelle de juillet 1898, l'article sur Les officiers et la nation, p. 21 et suivantes.
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238 BIBLIOTHEQUE UNBTERSELLE
Arm^e a tire ses marechaux du peuple, Napoleon a fait d'eux des rois, des princes, des barons et des dues. C'est dans un dessein politique, sans doute, qu'il a ainsi consti- tue une noblesse nouvelle; au point de vue militaire, il a
pu constater que les titres et les dotations n'amelioraient
pas ceux qui en beneficient, car on se fait plus difficile- ment tuer quand on possede des chateaux et des rentes
que lorsqu'on n'a ni sou ni maille.
Done, 1'exemple de l'etranger et les souvenirs de notre passe conspirent pour nous faire souhaiter que les chefs de l'armee ou soient d'extraction noble, ou consti¬ tuent une noblesse, la noblesse d'epee. S'il est de tradi¬ tion en France qu'un descendant d'une des plus vieilles families ne deroge pas en servant son pays, celui-ci fut-il soumis a un regime politique deteste, il n'est pas moins admis que l'epaulette ennoblit. Le capitaine de Vair le dit fort bien a son pere, lorsqu'il vient demander a ce vieux gentilhomme l'autorisation d'epouser une jeune plebeienne, riche et intelligente, instruite et bonne, mais dont le pere a commis l'impardonnable faute de s'en- richir dans le negoce. Le comte, imbu des prejuges de sa
race, refuse son consentement. — Ce que la folie vous inspire, dit-il, est une insulte
au nom que vous portez, et dont, comme chef, j'ai la
garde. A ces mots, le capitaine de Vair ne peut contenir son
emotion:
« — Je ne sais dans quel code d'honneur, reprend-il apre- ment, vous avez vu, mon pere, qu'une jeune fille belle, pure et bien dlevde, put etre un outrage pour une famille. En tous
cas, je ne l'ai pas trouve dans celui des officiers francais, le seul dont j'aie souci.
» — S'il vous suffit avoir de l'honneur comme le fils de votre
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 239
bottier, vous pouvez passer au large: nous ne nous enten- drons pas
» — Quand il est ennobli par l'dpaulette que je porte, riposte le jeune capitaine, ce qui lui suffit me suffit. »
Quel est done cet audacieux officier de chasseurs a
pied, a la riposte cinglante, a l'humeur independante, au caractere decide, et qui met la fierte de sa profession au-dessus de celle de sa race? Eh mais, vous l'avez re-
connu: c'est Villebois-Mareuil. Et, en effet, de l'aveu
de tous ses amis, il Vest mis en scene, sous le nom de
Jean de Vair, dans le roman qu'il a publie, il y a une
dixaine d'annees, dans la Bibliotheque Charpentier1. Oui, c'est bien lui cet homme du Nord, ce Breton qui devait
se laisser prendre au charme de la Provence et a la
poesie des Alpes. C'est bien lui qui, une fois ses etudes terminees et son baccalaureat passe, au lieu de ceder aux instances des siens et de retourner dans le chateau de ses ancetres, ce qu'il eut fait « s'il eut ete un homme
ordinaire,» a prefere entrer a Saint-Cyr. II ne se sentait
pas de gout pour vivre «tranquille et indifferent dans
son coin, sans se soucier de son temps, de ses conci-
toyens, de la France et de ses destinees. II estimait
qu'un homme robuste, instruit et sain d'esprit, sans
charge de famille, se doit a son pays, et que, descen¬
dant d'une longue suite d'aieux qui tous avaient porte
l'epee, ce serait en plus un crime de lese-heredite que de se derober a une si fiere obligation. » C'est lui en¬
core ce beau capitaine de chasseurs a pied, « la taille bien prise dans sa tunique sombre, la tete droite, le regard haut, l'ceil bleu, tantot humide d'une grande douceur, tantot glace par une apre energie, la moustache blonde
1 Sacrifies, par Jean Simmy.
^^^^^^H
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240 BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
tres relevee.... Toute sa personne accusait l'autorite d'un
grand passe jointe a la vaillance d'un fier avenir.» Nous retrouvons sa physionomie, nous reconnaissons son etat civil. Et ce n'est pas seulement son propre portrait que de Villebois-Mareuil dessine en Jean de Vair; c'est son ame meme qu'il nous depeint1. Et nous entrevoyons son
caractere; nous apercevons les fantomes auxquels il
revait; nous suivons les evolutions de sa pensee et jus- qu'aux peripeties de sa vie, jusqu'aux aventures ou il
devait trouver la mort. Car, par une singuliere prescience des evenements, il a raconte une reconnaissance de la Plaine des joncs et la surprise de Thap-Muo'i en des termes qui semblent convenir a merveille au recit de sa
course a travers le Veldt, de cette course qui devait aboutir a la catastrophe de Boshof. Dans le desert sud- africain comme dans les marecages du Tonkin, «la dif- ficulte qui d'abord paraissait insurmontable, c'etait de
s'orienter dans cette immensite morne, ou aucun point de repere ne se dessinait sur un horizon mouille.» L'au- teur pressentait-il que, le jour ou Taction passerait du ro- man a la realite, il aurait le malheur de s'egarer, et s'en excusait-il par avance? Et ne decrivait-il pas les senti¬ ments dont son cceur devait deborder en cette fatale
journee du 5 avril, lorsqu'il exprimait sa joie d'entre-
prendre son coup de main hardi
«II avait oublid les souffrances endurdes, les pdrils courus : il n'entrevoyait plus que le succes prochain, il avait dans Poreille comme une fanfare de conquete, et c'dtait sa jeune renommde qui volait des ruines de Thap-Muo'i aux rivages de France— L'occasion de se distinguer, cette occasion bdnie,
1 II est encore complaisamment represente sous les traits d'Andree de Maulac dans Au-dessus de tout, roman publie en juillet, aout et sep- tembre 1897 par le Correspondant.
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 24I
sur laquelle les plus hardis, au cours d'une carriere entiere, n'osent jamais compter, il la sentait venir au bout de la course de ces canonnieres. Ddja, il dtait le chef d'une expddition qu'il avait concue et preparde, que tout a. Pheure il menerait a
"bien; il avait sous ses ordres une belle compagnie d'infanterie de marine, un peloton de tirailleurs annamites, sans compter toute la milice de Tan-an; de toutes parts arrivait, en un lieu
ddsignd d'avance, un monde de porteurs amends sur des satn-
pangs afin de moins dveiller les soupgons; le rdsultat parais- sait sur; d'abord, il n'avait rien ndgligd pour le rendre tel, et
puis, ne lui etait-il pas du un coup de fortune par compensa¬ tion a tant d'infortunes »
Helas! helas! Le capitaine de Vair devait etre retrouve dans la forteresse conquise, etendu sur des cadavres, la Tjoitrine traversee par une balle tonkinoise! Le colonel de Villebois-Mareuil devait tomber frappe par un shrap¬ nel anglais
Nous ne nous arreterons pas a Thistoire de son ma¬
nage, a ce drame d'amour qui pourtant n'est que la re¬
production a peine defiguree ou transfiguree des incidents de sa propre vie. C'est dans son ame que nous voulons
descendre; c'est sa personnalite morale que nous tenons a connaitre. Et, done, nous allons essayer d'etudier
Georges de Villebois-Mareuil sous les especes de Jean de Vair. En nous confirmant d'abord dans notre premiere opinion, cet examen nous montrera en notre heros tout un cote que nous n'avons fait qu'entrevoir. Nous recon-
naitrons, non pas qu'il est a double face, mais que des idees nouvelles se sont superposees a ses prejuges de
xiaissance, tout en laissant transparaitre ceux-ci. Au tra¬ vel's de Tecriture recente d'un palimpseste, on arrive semblablement a dechiffrer les caracteres du texte pri-
bibl. univ xrx 16
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242 bibliotheque undterselle
mitif, et, sous des elucubrations sans portee, on a pu ainsi
reconstituer des chefs-d'oeuvre. Deja nous avons apergu quelques indices d'un esprit nouveau lorsqu'il a ete ques¬
tion, pour un gentilhomme, de « se soucier de son temps, de ses concitoyens. » Certains sentiments de ce genre s'accuseront de plus en plus au fur et a mesure que nous
penetrerons plus avant dans la connaissance de Jean de
Vair, et lui donneront une physionomie originale, par la
dualite qui s'y manifestera.
Nousne serons certes pas surpris de sa joie a commander
une compagnie d'alpins detachee a Colmars, vieux village fortifiedelafrontiere.il est de ces ambitieux,deces auto-
ritaires qui aiment mieux etre les premiers dans quelque
Dyrrachium que les seconds a Rome. II hait la vie de
regiment, elle ne lui inspire aucun elan de lyrisme. A la
fagon dont il parle de son exil en ce coin perdu de la
montagne, on sent qu'il est heureux d'etre quelque chose.
Et il est beaucoup. II fait tout ce qu'il peut pour etre
tout. II y a en lui de « Tepateur,» de « Tesbrouffeur.» II
« ne fait rien comme les autres. » Semblable a Alcibiade, il cede a un irresistible besoin d'attirer Tattention. Aussi
s'applique-t-il tout naturellement et sans meme en avoir
conscience a seduire tout le monde:
« Pour sur, ll avait comme un charme qui le faisait adorer des gens, car voila ceux de la montagne qui s'dtaient pris a Paimer au moins autant que ses soldats. C'est qu'il avait une maniere si polie, lorsqu'il traversait une propridtd, d'en de- mander la permission, de faire compliment sur le bdtail, d'in-
terroger sur le pays et d'en vanter la rude beautd! II n'en dtaic
pas un d'Allos, de Thoramc, de Beauvezer et de Villars, aussi bien que de Colmars, qui ne lui tirat son chapeau du plus loin qu'il l'apercevait et n'en regut en dchange un affectueux
bonjour, et il ne serait jamais venu a Pidde des gars de la
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le colonel de villebois-mareuil 243
bravade, lorsqu'ils se rendaient parader dans les villages, qu'ils pussent se dispenser d'aller lui faire honneur, sous sa fenelre, avec leur clairon et leurs deux tambours. Lors de la fdte du pays, il avait accepts le ddjeuner du maire a l'ermitage de Saint-Pancrace, il avait bu a Phospitalitd des gens de Colmars, et, le soir, il avait offert un bal a la jeunesse, sur le prdau, contre l'dcole, un bal pour lequel l'dpicier avait donnd toutes ses fines bougies et Paubergiste les meilleures de sesbouteilles cachetdes. »
Et a Tincendie du mas de Pierre Renault, il etait accouru au pas gymnastique avec ses petits chasseurs. En quelques mots il avait distribue a chacun son role, se reservant les postes les plus perilleux, et, grace a ses bonnes dispositions, on s'etait rapidement rendu maitre du feu. Seulement, au moment ou il reformait ses hom¬ ines pour s'en aller, il avait entendu la Renault qui san-
glotait a fendre le cceur, parce que sa vache, sa seule, venait d'etre retrouvee etouffee dans Tetable. Oh il n'avait pas ete long a reflechir; il avait tire un calepin de sa poche et, regardant chacun de son ceil franc et doux:«II faut lui rendre sa vache, avait-il dit. Je sous- cris pour cent francs.» Dame, Teffet ne se s'etait pas fait
attendre, chacun « y alia » de sa piece blanche, « et la
Renault, tout en disant que la bete qu'on lui rendrait ne vaudrait point T autre, avait bien ete obligee de se con¬ soler quand meme.»
Etonnez-vous, apres cela, si le pays tout entier etait a
sa devotion. Aussi, quand celle qu'il aime vient le voir, tous les chasseurs alpins sont la, sans qu'il en manque un
seul, et «tout ce qui dans Colmars n'etait pas aux
champs faisait partie de cette sortie en masse.»II appelait la sympathie, la sympathie repondait a son appel. Mais
il n'achetait la popularite par aucune faiblesse, par aucun
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244 bibliotheque untverselle
sacrifice de ses principes. II etait, comme nous disons, « raide dans le service,» exigeant, souvent impitoyable dans la repression des fautes. II ne se menageait point et ne menageait point les autres. II ne profitait pas de
Tindependance dont il jouissait sans controle pour s'en-
dormir et se reposer. II exergait son monde par des
exercices violents qui le tenaient en haleine. C'etaient des
marches d'entrainement de 70 kilometres sur les cols les plus dangereux de la montagne et par les chemins
les plus raboteux. C'etaient des seances d'endurcissement
sous le dechainement de la tempete et du mistral:
« Par cette froidure aigue, souffide par le vent qui courait sous les vdtements et raidissait les doigts, les yeux aveuglds, le cerveau lassd sous la rdpdtition des rafales, les hommes alternaient le maniement d'armes avec des mouvements de
pas gymnastique. L'on souffrait dur a manceuvrer dans cette
tempdte, et les gradds n'avaient pas trop de toute leur dnergie pour rdveiller les bonnes volontds. Dans ces occasions-la, le
capitaine de Vair exergait une surveillance particulieremeat sdvere, il exigeait que ses chasseurs restassent insensibles a toutes les intempdries, s'endurcissant en vue des miseres de la
guerre. »
II poussait done au dernier degre de rigueur la cons¬ cience professionnelle. Et son commandement ne con- naissait point les defaillances. Toujours egal a lui-meme et toujours maitre de soi, il ne connaissait point le rela- chement et la detente. Beaucoup d'officiers sommeillent volontiers pendant certaines saisons pour se reveiller a
Tapproche de Tinspection generale, ou en prevision des exercices en terrain varie. A peine sortis de leur torpeur, ils se multiplient et accablent leur personnel de travail, comme pour rattraper le temps perdu. Ils donnent, comme ils disent, le «coup de collier,» le «coup de
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le colonel de villebois-mareuil 245
chien.» Ils preferent, et leurs hommes aussi parfois, ces efforts violents mais courts, douloureux mais rares, a la continuelle sujetion d'une surveillance inlassable, sans
repit1. Une ecole se forme qui a une autre idee de ses
devoirs, parce qu'elle estime qu'il faut se preparer a la
guerre et non pas seulement a s'en donner Tair. Cette ecole songe moins au trompe-Toeil de Tinspection qu'aux dures necessites de Tapprentissage. Et, au lieu de rejeter a Tepoque de la belle saison T execution hative des exer¬
cices en terrain varie, elle les fait durer pendant toute Tannee. Dans un remarquable et excellent livre, que TAcademie des sciences morales et politiques vient de couronner a bon droit 2, M. Feli Brugiere nous montrait
naguere un capitaine ideal, dont Jean de Vair eut pu lui fournir le modele. Voyez arriver celui-ci :
« II ne badinait pas sur la tenue et l'immobilitd. II passait devant le rang, tres sdrieux et attentif, inspectant tout Phomme de la pointe des cheveux a celle des souliers, exigeant qu'on le regardat bien droit dans les yeux, et, lorsqu'il voulait mar-
1 Dans un traite qui merite une mention speciale, le capitaine Andr6 Gavet s'exprime en ces termes: « L'officier digne de ce nom exerce son commandement d'apres des principes fermes. II sait exactement ce qu'il faut faire et il y applique sa volonte d'une maniere constante. C'est grace a la surete, a la continuity de son action toujours appliquee dans le sens voulu, qu'il arrive aux plus merveilleux resultats. » (L'art de commander, Berger-Levrault, 1899.) Cette necessite, d'une action ininterrompue, £tait deja not6e au milieu du XVIII" siecle. « La plupart, dit le chevalier de Ray, croyaient que quelques jours suffisaient avant les revues pour pre¬ parer les regimenis tels qu'ils devaient etre, que l'attention des cavaliers et le hasard dans les manoeuvres les serviraient aussi bien qu'une instruc¬ tion donnee par principes. Peut-etre devons-nous a cette erreur, commune alors, les exagerations ou Ton s'est porte depuis. Que de malheurs en- trainent toujours les choses non preparees! » Et dire que ces reflexions si justes, on a encore a les appliquer tout comme il y a cent cinquante ans!
2 Dans le rang. Paris, Ch. Delagrave, 1899
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246 BD3LIOTHEQUE UNP7ERSELLE
quer sa satisfaction, il inclinait imperceptiblement la tdte II emmenait ses hommes rdgulierement, deux ou trois fois la semaine, dans la montagne, les entratnant a la marche, les
rompant au passage des obstacles, les exergant a l'appre'ciation des distances, parfois au tir en terrain inconnu, car il partait de ce principe qu'on forme le soldat plutot en pleine cam-
pagne que sur la place d'exercices. Avant tout, il fallait l'inte- resser, lui indiquer le but poursuivi, Passocier a la conception du chef. Meme la, avec Peffectif si rdduit de sa troupe, iltrou- vait moyen, en la fractionnant entre deux partis adverses, de combiner de petites operations. »
Pour etre soumis a ce dur regime, le troupier n'en aime pas moins son chef. II le sait exigeant, mais il sait sur quoi porte ses exigences, dont il comprend le but eleve. II lui est reconnaissant des explications qu'il regoit de lui. Quand le capitaine initie son personnel a ses con¬
ceptions, et ne craint pas de faire appel a Tintelligence et au cceur de ses subordonnes., sa confiance ne manque pas de les flatter. Ils sont heureux d'etre sous le com- mandement d'un homme qui est quelqu'un. II n'est pas jusqu'aux bizarreries qui ne plaisent chez le superieur dont on se sent aime. Ne croyez pas que le ridicule tue, meme en France. Souvaroff savait bien ce qu'il faisait en exagerant son originalite naturelle; ses excentricites ne nuisirent en rien a son prestige aux yeux de la foule. Bien des gens ont reproche au colonel de Villebois- Mareuil d'etre aflame de reclame, de faire plus de bruit
que de besogne. Et, en effet, il ne lui repugnait pas de
jeter de la poudre aux yeux. Dans une certaine mesure, le bon public se laisse prendre aux apparences. Le casque de Mangin, la grosse caisse des charlatans, les boniments des pitres de la foire ne sont pas pour le choquer. Le soldat est « bon public. » II a un temperament badaud
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 247
et gobeur. Certes, s'il ne trouve pas dans la baraque les attractions que les promesses de la parade lui avaient
annoncees, il proteste et se plaint: il en veut pour son
argent. Mais il ne voit aucun mal a ce que le lutteur ait des oripeaux, a ce que le clown porte un toupet d'etoupe, a ce que Tecuyere soit constellee de clinquant. II trou- verait meme mauvais qu'il en fut autrement. II se laisse
prendre aux seductions de la parole lorsque, derriere les
mots, il apergoit une volonte. Les proclamations de
Napoleon eussent ete fanfaronnades ridicules dans la
bouche d'un pleutre. Venant d'un homme dont le cou¬
rage etait hors de doute et le genie inconteste, elles
ajoutaient quelque chose a son prestige. De cette influence d'une attitude quelque peu artifi-
cielle nous trouvons un exemple significatif dans une
anecdote que nous conte fort agreablement M. Masson-
Forestier. II se trouvait de passage a la Ferte-Milon, en 1894,
lorsque le 6ye de ligne commande par le colonel de
Villebois-Mareuil vint y sojourner pendant plusieurs
jours, au cours de manoeuvres qu'il executait dans les
parages de la foret de Villers-Cotterets. Dans la petite ville qui a donne le jour a Racine se trouvent les ruines
d'un chateau gigantesque sur la place d'armes duquel Jeanne d'Arc a sejourne. A un certain endroit, la
muraille se dresse en un escarpement effrayant de
pierres, si haut qu'il n'a jamais ete escalade, sauf une
fois, en 1811, par un conscrit qui avoua, apres etre
redescendu, qu'il avait eu rudement peur. « Ma foi, s'il etait moins tard, je crois que j'y monterais, mais il
ne fait pas assez clair, » dit un soldat, un petit musi-
cien, devant qui M. Masson-Forestier venait de raconter
cette histoire. « Allez, mon gargon, repliqua celui-ci
rii
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248 BD3LIOTHEQUE UNTVERSELLE
quelque peu sceptique; vous pourrez choisir votre jour et votre heure. »
« Or, le lendemain, sans tambour ni trompette, mais en
plein midi, afin de « bien y voir, » comme il avait dit, le
petit musicien se mit a grimper a la breche. » Comme c'dtait un dimanche, que tout le rdgiment
vaguait par les rues, que de toute la vallde on apergoit les tours du vieux chateau, ce ne fut qu'un cri d'anxidtd devant Pascension de la petite tache rouge et noire au long de la sombre ar6te des mines. « Oh! le malheureux, mais il va se > tuer! >
» Eh bien, non, sans se presser, se tenant bien a la pierre, s'dlevant par instants a la seule force des poignets, l'homme arriva enfin au sommet. La, il se mit a ddrouler un petit dra- peau qu'il avait en bandouliere et ou se trouvait le numdro de son rdgiment. II l'assujettit entre les crdneaux, et redescen- dit par le m£me chemin.
» Ce qui l'attendait en bas, par exemple, c'dtait un adju- dant envoyd par le colonel pour le conduire a la prison. Quinze jours de clou
» Vainement une ddputation des habitants alia demander sa grace au chef. Nous fumes regus a peine poliment, meme avec une certaine hauteur. « Non, messieurs, il risquait sa » peau, d'autres pourraient vouloir Pimiter; je dois les en » ddgouter Leur vie n'appartient pas a eux, elle appartient » a la France! »
» Cette rdponse nous parut thdatrale. Nous ne pensions pas que celui qui la faisait fut sincere. II voulait « dpater » le
bourgeois. » Le lendemain, le rdgiment quitta le village. On lui fit
une belle conduite, surtout a la musique, a cause du brave petit drapeau qui flottait toujours la-bas, au-dessus desvieilles pierres sombres, parmi les vols tournoyants de corbeaux.
» La vallde est assez escarpde. Sur la hauteur, pres d'un ancien moulinavent, la musique s'arrela, attendant le colonel.
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 249
Celui-ci, un bel homme dldgant, encore jeune, a l'oeil clair, nez au vent, la tournure martiale, venait prdcisdment de faire retourner son cheval afin de jeter un dernier coup d'oeil sur la vallde. Soudain, on le vit placer sa main au-dessus de ses yeux, comme s'il fixait quelque chose.
> Ce devait £tre le petit drapeau au loin, la-bas, car bient6t, sur un signe du colonel au chef de musique, nous vimes notre jeune musicien s'approcher, mais de biais, sans hate
« — Parions qu'il va encore augmenter sa punition, dirent » les hommes. II ne fait rien comme tout le monde, ce colo- » nel-la! »
» C'est vrai qu'il ne faisait rien comme tout le monde, car voici ce qu'il glissa tout bas au petit soldat: « Eh bien, mongargon, » tient-il bien, au moins, votre drapeau ?» — « Oh! oui, mon » colonel: il est solide. » — « Tant mieux!... Car, vous savez, » sije vous ai puni, c'est que je ne pouvais pas faire autre- » ment, mais je suis fier de lapins comme vous! »
> Puis, piquant son cheval, le colonel s'dloigna, tandis que, ravi, le petit musicien disait aux camarades qui l'entouraient:
« — Ah! vous savez, maintenant, mes quinze jours, je » m'en f....»
C'est par la qu'on prend possession des ames. C'est ainsi qu'on agit sur les natures impressionnables et gene- reuses. Or, cette action est la source des grands succes. Et mil ne Ta proclame plus haut, nul ne Ta mieux com-
pris que le colonel de Villebois-Mareuil. Des qu'il fut a la tete d'un regiment, il fit a ses officiers une confe¬ rence dont Targument etait que le cote technique de la
guerre n'a droit qu'a la seconde place, alors qu'on commet communement la faute grave de lui accorder la premiere. Nous avons la facheuse tendance « de ne faire porter nos calculs que sur des facteurs secondaires, — terrain, for¬
mation, armement, — et de negliger le facteur principal, — Thomme. » Aussi definissait-il le devoir moral de
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250 BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
Tofficier en une page qui merite d'etre transcrite ici :
« La premiere condition du commandement est l'exacte connaissance de ceux qu'on commande; le mfime ordre ne
peut pas se donner de la mfime maniere a tout le monde et dans toutes les circonstances. Bien commander suppose avant tout un grand acquis de notions individuelles. II n'est permis de gdneraliser qu'a ceux qui occupent une haute situation; particulariser, au contraire, est le lot de tout le monde. Un
capitaine, par exemple, aura bien plus de chances d'obtenir un
grand effet moral en invoquant Phonneur du rdgiment qu'en discourant sur le salut de la patrie.
» De meme, en donnant un ordre, on doit se rappeler que l'exdcutant n'aime pas a rester anonyme. Dans un moment
solennel, le chef qui s'adresse a un subordonnd doit Pappeler par son nom, et, s'il l'ignore, doit, avant toute explication sur la mission qu'il lui confie, le lui demander. C'est bien le moins qu'on reconnaisse Pidentitd de celui qui va jouer sa vie.
Sentimentalitd, si Pon veut; mais, depuis que le monde est
monde, le particularisme et l'invidualisme sont restes le plus puissant levier pour la direction des hommes.
» Nous dtablissons done que, dans la mesure du possible, tout chef doit avoir une connaissance exacte et suffisamment
approfondie de ses subordonnds. Des qu'on entre en campagne, il devient leur providence, il n'a cure que de leurs besoins,
qu'il doit prdvoir, satisfaire ou partager. II faut que l'officier s'oublie pour le soldat au dela m£me du ndcessaire, afin que celui-ci en soit pdndtrd. Le chef qui se reposerait avant d'avoir assurd le repos de ses hommes ne serait pas un chef, celui qui s'attablerait avant d'avoir assurd leurs vivres ne serait pas un
chef; car, en vertu de quel prestige oserait-il demander a sa
troupe de se sacrifier a Pheure du danger, puisqu'il n'a meme
pas su lui sacrifier ses aises Le chef qui se laisserait abattre une seule fois par une circonstance quelconque, fatigue ou
danger, ne serait plus un chef, car, pour avoir droit a com¬
mander, il faut etre fort entre les forts.
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 251
» Done, oubli de soi-mdme jusqu'a la souffrance, force d'ame jamais ddmentie, dnergie physique prouvee surabon- damment, tout cela fait partie de Pessence mdme du chef sus¬ ceptible d'exalter la confiance du soldat et par consdquent de produire un grand effet moral.
» En campagne comme en paix, la tenue conserve son influence morale, non plus peut-dtre la tenue astiqude, fignolde du temps de paix, mais cette uniformitd martiale qui consiste dans la rdgularitd du paquetage, dans Pajustage correct de
l'dquipement, dans le bon entretien de Parme, dans toute
1'apparence de ces soins ndcessaires qui 6tent a des effets, meme usds, Pair sordide et ddbrailld, Pair de la ddroute ou de la ddbandade
» L'intelligence habituelle des faits et des choses contribue aussi a donner un grand crddit a un chef, le contraire le lui enleve rapidement. La critique ddnigrante et la non-compre¬ hension systdmatique des actes du grand commandement sont des dissolvants moraux dont la plus eldmentaire reflexion devrait faire justice, tandis que le chef que rien n'embarrasse, qui semble au courant de tout et parait toujours confident du secret des dieux, meme lorsqu'il n'en est rien, retient plus qu'un autre la confiance de ses subordonne's. Plus surtout la situation se fait dangereuse, moins il faut paraitre en etre
dtonnd, plus on doit, coute que coute, imposer sa maniere de voir et faire croire que tout arrive suivant ses prdvisions. L'efFet moral est a ce prix. »
Ainsi faisait le Bagration de Tolstoi, dans Guerre et
paix. On se rappelle le «C'est bien, » par lequel il accueillait la nouvelle des desastres. Ce calme denote
une ame haute. Et du colonel Villebois-Mareuil nous
pouvons dire qu'il avait Tame haute. Tout le prouve : ce qu'il a ecrit et ce qu'il a fait, sa vie et sa mort.
Abel Veuglaire.
(La fin prochainement.)
mammam
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L'INVENTION DE CfiSAR NERDENET
NOUVELLE
Un samedi apres-midi, k premiere semaine de Janvier. Dans son bureau de gros/iabricant d'horlogerie, a la
Chaux-de-Fonds, M. Jean-Jacques Cortebert est en train
d'etablir le bilan de la precedente annee. La piece est confortable; unfe epaisse moquette sur le
parquet, d'amples rideaux auxVleux fenetres donnant
sur la rue Leopold /Robert; un grand bureau ministre
charge de livres dp commerce, d'une monumentale ecri-
toire, de carnets/ de lettres, d'un massif presse-papiers representant lei Lion de Lucerne; de\chaises de cuir,
quelques fautoiuils, un cartonnier en vieuk chene sculpte
composent Vameublement; aux murs, desVhotographies et quatre /belles gravures sur cuivre, reproduction des
chefs-d'oeuvre de Leopold Robert, Les moissqnneurs,— Le retoilr de la Madone de I'Arc, —
L'improvikqteur, —
et les /PScheurs de I'Adriatique. Un poele ancien, a
tres iolies peintures dans le style Louis XV, reparVd une
chaleur egale, et dans la cheminee brule amicaleme^t un
eg/yant feu de bois.
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Un type d'officier frangais contemporain.
LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL
SECONDE ET DERNIERE PARTD2 *
II
Et pourtant en ce parfait gentilhomme, en cet admi¬
rable soldat que nous ont montre certains episodes de
sa vie et certains passages de ses ceuvres, nous allons, en
poursuivant nos investigations, decouvrir un esprit trouble,
qui manque en quelque chose a ses origines et a sa voca¬
tion. Nous constaterons, non sans surprise, en ce vaillant, des faiblesses; en ce croyant, de Tincredulite ; en ce
vrai militaire, de Tindiscipline. L'independance de son
caractere, son inquietude du progres, sa clairvoyance Tont detourne de la foi de ses peres et du respect de
cette aristocratie dont il etait issu. Les evenements de
sa vie lui ont fait comprendre qu'un monde nouveau
s'elevait, qui se substituait a Tancien. II etait conscient
de T evolution du progres et eprouvait un malaise a
sentir peser sur lui Theredite de sa glorieuse lignee d'ancetres. A ce sujet, les revelations de ses autobiogra-
1 Pour la premiere partie, voir la livraison d'aout.
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phies sont significatives et ne laissent pas subsister le moindre doute.
Interne dans un college de jesuites, il y souffrit cruel- lement: un nuage de tristesse s'etendit sur son ame, et celle-ci se replia. De ce Jean de Vair, qui est un autre
lui-meme, il dit: « Trop franc pour dissimuler sa souf-
france, trop fier pour s'en plaindre, il ne cherchait ni les
confidences, ni les conseils, preferant rester impenetrable a cette foule d'indifferents, maitres ou camarades, qui ne Teussent pas compris. Travailleur par besoin d'activite autant que par emulation, il se defendait sans aucune
affectation, mais obstinement, contre les idees dont on
pretendait lui imposer la formule toute faite, laissant entendre a ses professeurs qu'il reclamait d'eux un simple bagage scientifique, et qu'au surplus il comptait former seul ses appreciations, loin de leurs jugements disciplines et interesses. Aussi les Peres Taimaient-ils peu: ils lui
reprochaient de manquer de confiance, d'etre infecte de toutes les reveries malsaines de libre examen et de tole¬
rance, de vouloir tout controler par lui-meme, ce qui temoignait d'un orgueil condamnable, et, bien que reconnaissant qu'il etait impossible d'articuler contre Televe un grief precis, ils ne le trouvaient pas pour Tavenir assez defendu par les pieuses traditions de sa famille.»
Me permettra-t-ond'appelerl'attention, en passant, sur la qualite de ce style et la delicatesse de cette psycho- logie On a reproche a notre auteur les incorrections de son « ecriture » et la banalite de ses romans, dont Tin-
trigue manque, en effet, parfois, du charme de Timprevu. Par contre il lui arrive (et notamment dans Sacrifie's) de
produire par des moyens d'une simplicite extreme une in- tensite d'emotion que des ecrivains de grand talent n'attei-
gnent ]>as toujours. Ayant observe avec precision et jus-
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tesse, il rend avec finesse et subtilite les remarques qu'il a
faites. II n'est pas jusqu'a Tart avec lequel ses recits sont
composes qui ne me semble incontestable. Que, a cote de ces qualites, il y ait des defauts choquants, c'est ce qu'il est impossible de nier: certains passages sont d'un poncif ridicule; mais, tout proche, voici des ellipses hardies, des
metaphores claires dans leur incoherente negligence et
pleines de fierte. On sent a chaque instant Thomme qui ne s'est pas mis en peine de se plier aux regies courantes
de la syntaxe, qui s'est contente pour exprimer sa pensee du premier tour de phrase qui lui est tombe sous la main. Et souvent il a trouve pour formuler cette pensee le
mot adequat. Dans son style eclate la meme dualite, que dans ses opinions, et on peut dire qu'il est plein de con¬
tradictions. Mais les impropriates d'expression n'empe- chent pas que le recit n'ait de Tallure. Elles ont meme
jusqu'a un certain point le merite de nous montrer que nous n'avons pas affaire a un professionnel de la litte-
rature. II ne messied pas a un peintre, a un savant, a
un navigateur d'ignorer les finesses de leur langue: rares
sont les Fromentin et les Loti. Si, comme ecrivain, Jean
Simmy n'est pas impeccable, loin de la, on ne peut nier
qu'il ne voie souvent fort juste et qu'il n'ait de ces ren¬
contres de mots, de ces bonheurs d'epithete qui reve-
lent Thomme qui s'est efforce de penser par lui-meme.
Et c'est Texplication de bien des contradictions surpre-
nantes, de celle, par exemple, que presente cet ancien
el eve d'un etablissement religieux, ce collaborateur de la
revue catholique le Correspondant, specifiant dans son
testament qu'il ne voulait pas de service religieux a ses
funerailles. Dans Sacrifids, il parle des pretres avec une extraor¬
dinaire liberte de langage. La meme plume qui denon-
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gait les republicans coupables de faire tenir toute leur
conception militaire dans cette formule : « Les cures sac au dos! » comme de mettre leur ambition scolaire dans cet ideal: « Le Christ hors des ames! » la meme plume ne craignait pas de tracer du Pere Jugand un portrait d'une durete inoubliable. En ce jesuite, qui est « quel- qu'un, » elle nous montre une insensibilite qu'on peut appeler cadaverique aux evenements de cette terre. Dans Tordre d'Ignace de Loyola, « le sentiment, a force de devenir surhumain, meurt a Thumanite: la tendresse et la pitie lui font absolument defaut. »
Une telle attitude ne Tempeche pas de ceder, quand il le faut, a certaines considerations plus terre a terre: « le jesuite s'humanise vite aux puissants de la terre. » Son « sens plebeien » est « secretement hostile aux
pretentions heraldiques.» Quant a sa morale, une tirade en donnera la mesure. C'est a propos des projets de
mariage de notre heros, — de Vair ou Villebois-Mareuil,
peu importe, — dont le pere s'oppose a ce qu'il epouse une plebeienne. Que la race s'eteigne plutot que de se
perpetuer au prix d'une mesalliance, a dit le vieux hobe- reau. Le Pere Jugand, intervenant, invite son ancien eleve a sacrifier sa passion a la volonte paternelle. L'amoureux
proteste: — II est des engagements auxquels on ne se derobe pas
sans abjurer son honneur. A son tour, le jesuite d'interrompre brusquement:
« — L'honneur est du monde, le quatrieme commandement est de Dieu : l'origine seule ici ddsigne la prdfdrence.
» — Les serments aussi vont a Dieu! riposte notre officier tout vibrant.
» — Jc vous en prie, reprend sechement le prdtre, ne met- tons pas Dieu la ou il n'entre pour rien. Avant de former ces
Mi
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serments qui vous enchainent, dites-vous, lui en avez-vous seulement demandd la permission, Pavez-vous invoqud, l'avez- vous consultd au pied des autels Reprenez, jour a jour, cette
phase d'dgo'isme formidable a deux que vous appelez votre amour, vous n'y verrez pas une pensde qui ne soit pour vous seuls. Comment en serait-il autrement, dans cette funeste dis¬
position du coeur 011 la passion insensde pour la crdature en a chassd jusqu'au souvenir du Crdateur? Non : si vous vous dtes
engages Pun a 1'autre, Dieu n'y a dte pour rien; c'est que cela vous convenait, c'est que votre imagination et vos sens vous
poussaient Pun vers 1'autre. Votre serment, s'il y en a un, n'est qu'une parole humaine que le vent des dvdnements peut balayer a tout moment, comme toutes les paroles des hommes.
J'ajoute que c'est trop heureux, car, lorsque Phomme se laisse envahir par une passion qui n'a pas Dieu pour objet, c'est l'insulter que de Pen prendre a tdmoin.
» •— Mais alors le serment n'existe plus sur cette terre » — Si; il y a un serment qu'ori peut prononcer devant
Dieu : c'est celui qui vous lie a. lui pour la vie. Je n'en connais
point d'autre. »
En face de ces theories, la revolte se congoit de la
part d'un militaire auquel on a enseigne le respect de la
parole donnee, de la part d'un amoureux que la passion
emporte. L'ame de Villebois-Mareuil se detacha du catho-
licisme, mais elle resta tres spiritualiste, idealiste, impre-
gnee de religiosite. Et voila pourquoi il se montre si
sensible aux actes de foi des Boers, bien que leur foi ne
soit pas la sienne. II admire le general victorieux, que Ton complimente, et qui se contente de repondre: « Dieu
Ta permis.» II ecrit encore:
« Le Boer qu'on encourage dans ses secretes aspirations tourne vers le ciel un regard chargd de confiance. Et,plus im-
pdrieux que les passions humaines, plus fort que la guerre, ce souffle victorieux emporte aux heures graves, dans Penvolde
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des psaumes, une puissance de priere oit s'exalte la croyance d'un peuple vraiment fait pour les grands espoirs. »
S'il s'est produit une evolution dans ses convictions
religieuses, evolution a laquelle a contribue peut-etre son alliance avec une famille de financiers, il s'en est opere une semblable, et pour des causes analogues, dans ses idees sociales. II etait trop intelligent, il avait une trop grande independance de jugement pour ne pas en arriver a comprendre que les prejuges nobiliaires ont fait leur
temps, que le prestige de la noblesse est mort, tue
par elle-meme. C'est ce qui resulte de plusieurs passages de son roman J, passages que je vais reproduire en les reunissant et en les raccourcissant.
Jean de Vair assiste a un mariage dans le grand monde. II promene son regard sur Tassistance, et ce
qu'il voit le navre:
« Toutes ces figures correctes et dignes, mais ddpourvues de passion et d'dnergie, avaient le don de l'exaspdrer. Pour lui, si vivant, si avide d'action, il y avait souffrance a constater que ceux auxquels il tenait par droit de naissance dtaient rayds sans appel de la scene de ce monde. II eut souhaitd leur dd- couvrir quelque supdrioritd, fut-ce celle d'un vice. Mais non, ni sommet, ni abime : tout dtait d'une honndte platitude ; toute suprdmatie leur dchappait a la fois, jusqu'a celle de l'dlegance et du bon gout. II lui semblait que son esprit errat parmi des ruines. En vain appelait-il a son aide les glorieux souvenirs du passe ; la mddiocritd du prdsent, par contraste, Pen acca- blait davantage. II les prenait en bloc, tous ceux qui dtaient la sous ses yeux, il les pesait par la pensde, et il les trouvait Idgers comme des ombres; puis, cherchant a s'expliquer com¬ ment toute cette classe, nde pour diriger, n'dtait plus capable
1 Je ne les prends que dans Sacrifies, mais on en pourrait trouver d'aussi explicites dans Au-dessus de tout.
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d'une resolution audacieuse, il les passait en revue un a un, et alors, sous leur correction apparente, il les sentait affreuse- ment vides, ennuyeux, demodds. Un monde de disparus. Ces nobles personnes lui paraissaient un reflet du passd : elles ne vivaient pas. A l'inverse de Peter Schlemihl, qui avait perdu son ombre, ce sont des ombres qui ont perdu leur corps, des ombres qui malheureusement, disait-il a un ami, n'ont
pas passe le Styx. » — Les voudrais-tu done tous a la Trappe lui demanda
son confident. » —- Je les voudrais conscients de leur dtat et se tenant di-
gnement a l'ecart. Je souffre a les voir piteusement qudter les faveurs d'un suffrage universel qu'ils re'prouvent, exhiber leur
ignorance et leur inintelligence devant les nouvelles couches
qui les toisent avec supdrioritd, et laisser ainsi bafouer le pres¬ tige que leurs ai'eux leur avaient transmis a travers des siecles. Parbleu! moi aussi je suis un aristocrate, seulement a cette difference des autres que je suis trempd pour la lutte, e'est-a- dire ddcide a vivre en pleine France vivante, tandis qu'eux, ils croient que Pheritage de leurs traditions et de leurs noms se
legue avec des parchemins, se porte les mains dans les poches et se conserve comme une momie dans ses bandelettes.
» — Enfin, ce que tu leur reproches le plus, insinua son ami en souriant, c'est d'avoir abdiqud, c'est d'etre rentre's dans le tas, de n'avoir pas continuda dominer les nouvelles couches
par leur intelligence, comme autrefois ils en usaient par privi¬ lege. Eh mais, avec tout ton modernisme, tu as raison de te taxer d'aristocrate, car tu Pes terriblement. »
On ne saurait analyser plus finement une ame. C'est
un secret froissement d'amour-propre qui jetait ce jeune noble vers le proletariat. C'est la haine des siens qui le
rapprochait des « nouvelles couches, » plus qu'une reelle
sympathie pour elles. Comparant la societe qui s'eteint a
celle qui commence, il ne pouvait s'empecher de souffrir
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des defauts de celle-ci, defauts qui sont communs a tous
les parvenus: il la trouvait tapageuse en tout, nullement
affinee, souvent depourvue de mesure et de grace. L'eti¬
quette y etait insuffisamment observee pour son gout d'homme delicat:
« Mais comme elle est vivante et attirante! Que peut lui
opposer Pautre, la ddcrepite Ses blasons et ses parchemins Cela se fabrique au poids, cela se vend et s'achete ; mieux en¬
core, cela se prend tout simplement. A part ce passd, qui vaut son prix, sans doute, mais qui n'est qu'un souvenir, elle n'offre rien qu'un incommensurable ennui et ses prdtentions suranndes. Aussi, qu'arrive-t-il Ce qu'elle possede d'dldments
jeunes Pa ddsertde et est venu mendier le mouvement et la vie a ce monde nouveau, oii la richesse seule donne droit de cite. Cela dit-il assez son dtat moribond? Encore quelques anndes, et ce qui fut une puissance, il y a un siecle, Pancienne socidte
frangaise, sera alld rejoindre au ndant tous ces brimborions de l'invention humaine, qui n'avaient rien a voir avec la marche ascendante de Phumanitd.
» Cela pouvait-il se passer autrement? Non. Depuis qu'il raisonnait, tout lui criait qu'il assistait a la fin d'un monde et a l'aurore d'un autre. II le comprenait certes surabondamment, lui qui etait a son ddbut, et devant qui s'ouvraient encore tous les chemins de la vie. Mais les autres, ceux sur le declin, enfoncds dans leur voie jusqu'a la tombe, tout ce passe auquel ils s'dtaient consacres, au risque d'annihiler leur prdsent, ne leur commandait-il pas de repousser les raisonnements, l'dvi- dence mSme, qui s'acharnaient a leur ddmontrer leur pro- chaine et rapide disparition Aujourd'hui pourtant Pheure est venue de leur ouvrir les yeux. II est ne'cessaire qu'ils com-
prennent qu'une caste n'a aucun droit a subsister, aucun droit a enfermer les siens, quand elle n'a plus de role dans la nation, que c'dtait bon au temps oil la noblesse frangaise tenait seule
Pdpde de la France, tandis qu'actuellement mdme le sceptre de Pesprit et du gout dtait tombd de ses mains impuissantes. »
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 493
Ces autres, ces recalcitrants, ces aveugles, dont il faut
dessiller les yeux, ce sont les parents de notre heros, les
parents barbares qui s'opposent a son mariage. Celle qu'il aime a beau avoir toutes les perfections, il a beau Taimer
jusqu'a en mourir, elle n'a ni titre ni particule, et c'est
assez pour qu'on refuse de Tadmettre dans la famille.
Type d'energie plutot que de distinction, le vieux
comte, son pere, « etait ne le cceur blasonne. En lui, le
gentilhomme primait Thomme. » L' Union etait le seul
journal qu'il se permit. II lisait peu de livres, et tous soi-
gneusement choisis, tous bien pensants. En dehors des
rapports de voisinage qu'il entretenait avec les chateaux
des environs, il ne voyait personne. II vivait done replie sur lui-meme, emprisonne dans un grillage d'idees abso-
lues, comme le cardinal la Balue dans sa cage de fer, sans
vue du monde exterieur, sans crainte d'une contradic¬
tion, etranger a toute nouveaute, a tout progres. Aussi
son esprit s'etait-il ferme aux impressions qui ne lui
etaient pas familieres. Comme les gens de forte volonte, chez qui la conception est en disproportion evidente
avec le caractere, il cherchait a faire illusion sur le peu
d'ampleur de sa faculte raisonnante en se retranchant, a tout propos, dans son inflexibilite.
« L'obstruction dont il faisait preuve en mainte question, au nom de ses principes, n'avait le plus souvent d'autre cause
que celle de son intelligence. En revanche, il eut exagdrd Phonneur et la droiture, si l'exagdration n'dtait pas la quintes¬ sence mdme de semblables vertus. L'on pouvait dire de lui
que, arrive au terme de l'existence, il s'dtait constamment dd- robd a son siccle, a ses concitoyens, a sa tache sociale, mais
que, a part son inutilitd, dont il s'dtait fait un dogme, il avait veille sur son nom et son blason avec le soin jaloux d'une
hermine pour sa fourrure immaculde. »
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C'est a cette borne ou, pour parler moins irreveren-
cieusement, c'est a ce roc que devait venir se heurter la
passion furieuse d'un jeune homme fraichement eman-
cipe, ouvert aux idees de progres et qui, depuis long- temps, comprenait combien le prejuge de caste est
funeste, «car il arrete net les irresistibles elans qui font les grandes actions. Et comme depuis longtemps il Texe- crait en secret, ce vieil attirail du passe, qu'il sentait si
ridicule, si use, des qu'on osait le sortir dans la pleine lumiere du temps present! Avait-il eu assez raison de le hair! A son tour, il en etait saisi, il en etait meurtri, et il
comprenait qu'on n'echappe jamais tout a fait au milieu dans lequel le sort nous a jetes, et qu'il irait, trainant le boulet des fautes, des erreurs et de Timbecillite de ceux
qui Tavaient precede.» De la scene brutale qui met en presence les deux
hommes, les deux societes, pourrait-on dire, et qui est
empreinte d'un profond caractere symbolique, se degage une grandeur epique. En vain la mere, presente a Ten-
tretien, essaie-t-elle d'adoucir le heurt de ces deux vo- lontes contraires et egalement violentes: sa voix n'ar- rive pas a calmer Tirritation que la discussion exalte de
part et d'autre. D'ailleurs, malgre sa tendresse pour son flls, elle est imbue des prejuges contre lesquels il s'insurge.
« — Vous ne sentez plus comme nous, lui dit-elle douce- ment. C'est la le grand malheur; car c'est en vous e'loignant du sentiment de vos parents, qui dtait celui de vos ancetres, de tout ce passd de gentilshommes, que vous en etes arrivd a regarder comme naturel d'e'pouser une fille de marchand, qui n'a peut-etre pas trois generations dc bourgeoisie derriere elle, et qui courrait les rues, a coup sur, si les siens n'avaient pas profile de ces iddes nouvelles et rdvolutionnaires qui sont le ddshonneur de notre malheureux pays.
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 495
» — Savez-vous, ma mere, s'dcria Jean avec emportement, ce qui est rdvolutionnaire et hai'ssable a vos yeux Ce n'est
pas le commerce, qui date de quelque mille ans; c'est qu'un homme comme M. Valtence, qui n'est pas des votres, puisse prendre au soleil, sans votre agrdment, par sa seule intelli¬
gence, une place aussi considdrable. Cela, vous ne le lui par- donnez pas, parce que, plus il monte, plus ceux qui lui res- semblent s'dlevent, plus les vdtres ddclinent; parce qu'il est d'une race qui pousse, tandis que la v6tre s'dteint. Marchand! Avec quel dddain vous prononcez ce mot-la! Oui, marchand
qui fait la loi dans le premier port de la Mdditerrande, qui cor¬
respond avec tous les points du globe, dont les navires sillon- nent toutes les mers! Et, si tout cela vous parait sans grandeur, que pensez-vous de ces existences cloitrdes dans leurs terres, sdpardes de leur socidte, mortes pour leur pays »
Mais, demandera-t-on, ces idees liberates que le co¬
lonel de Villebois-Mareuil prete a son heros, les profes- sait-il, lui, pour son propre compte? Sans doute, ses
romans ont le caractere d'une autobiographic: mais Tima-
gination y a sa part, et il se pourrait que cet eloquent
requisitoire contre la noblesse fut Tceuvre de cette
imagination. Quelle preuve avez-vous du contraire?
Je dois avouer que, dans les rares documents que j'ai eus sous les yeux, je n'ai guere trouve de passages eta-
blissant explicitement que le colonel ait ete anime des
sentiments qu'il attribue a Jean de Vair1. Mais, si meme
le temoignage de ceux qui Tont connu ne suffisait pas a Tetablir, je dirais que la vraisemblance psychologique le crie. J'ajouterais que Tauteur, en revenant cinq fois, six fois, sur le meme conflit entre le passe et Tavenir,
montre, par son insistance, combien il tient a sa these.
1 Une revue de Paris a pourtant publie, sous sa signature, un article (15 decembre 1896) ou il dit que, a l'epoque actuelle, « l'elite, comme- pour se faire pardonncr son aristocratie demodee, lache pied de partout.»
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496 BD3LIOTHEQUE UNTVERSELLE
Et j'invoquerais le ton de sincerite qu'il y met, ainsi que la chaleur, le lyrisme, la puissance de Targumentation. Se fut-il exprime ainsi pour defendre des convictions qu'il n'eut pas eues a cceur? Faut-il faire remarquer enfin que cette antinomie entre ses prejuges et sa raison explique les inconsequences apparentes qu'on decouvre a chaque instant dans sa conduite? Car une foule d'indices mon- trent en toute evidence qu'il s'etait fait une ame contra- dictoire.
Antisemite declare, ne craignant pas d'imprimer que, « dans nos mceurs juda'isantes, » c'est «toujours a Tar-
gent que revient le dernier mot, » ne trouvant pas de
pires injures, pour flageller Cornelius Herz et Joseph Rei-
nach, que de traiter Tun de juif, Tautre de circoncis, nous le voyons vivre fraternellement au Transvaal avec deux
ingenieurs du Creusot, Tun et Tautre israelites. Nationaliste militant, il va servir sous le drapeau du
Transvaal, invoquant pour s'excuser le pretexte que les
Burghers sont des compatriotes, que « tous ces noms
frangais, les Joubert, les Malan, les Cronje (Crosnier), les du Toit, de Villier, Malherbe, du Plessis, sonnent aussi
frangais que chez nous, parce que Tair de famille s'est conserve et que les cceurs ont garde toute leur fierte, tout leur elan frangais.» Ce gentilhomme fraie avec des
roturiers, il prend le commandement d'une troupe de
gens de rien, appartenant a des nationalites quelconques. Cet aristocrate combat pour un peuple de fermiers (qu'il s'efforce, il est vrai, de nous presenter comme « nobles* ou de bonne race, pour la plupart, » vivant dans leurs fermes comme en des castels).
Et, en partant, il proclame sa joie de porter les armes contre TAngleterre, d'aller combattre « Tennemie here-
tfMk
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 497
ditaire, » lui qui, a en croire un article de YAthenceum, avait a maintes reprises temoigne ses sentiments anglo- philes: « Son admiration pour nous etait telle, affirme M. Bodley, qu'il m'assura que, au retour de son voyage dans Tlnde, il se serait fait naturaliser Anglais, s'il eut ete plus jeune. » Et, au surplus, dans ce que j'ai appele son testament militaire, il ne cache pas que la Grande-
Bretagne est « la premiere nation du monde aujour- d'hui,» parce que «patiente en ses desseins et inebran- lable dans ses clients; » qu'elle est la seule qui, « avec son sens exact des choses, » ait adopte la solution ration- nelle du probleme militaire, une solution dont la France devrait s'inspired
Car personne plus que ce soldat n'a eu le courage d'avouer que ses concitoyens ont in petto renonce a toute idee de revanche, et qu'il leur convient, en consequence, de donner Texemple du desarmement. « A nos envolees de gloire d'antan, dit-il, s'est substitue notre mercanti- lisme financier; disons done adieu a la France militaire, qui fut grande, pour donner carriere a une France com-
mercialement et industriellement riche, qui sera ce
qu'elle pourra.» Dans Tironie melancolique de cette
boutade ne sentez-vous pas percer le decouragement du
boulangiste echaude? Notons encore que ce gentilhomme pousse Tindepen-
dance du jugement (je ne dis pas: et du cceur) jusqu'a fletrir, apres la chute du general Boulanger, Taction funeste que celui-ci avait exercee sur Tarmee en y intro-
duisant la politique. « C'est lui, ecrit-il sous le voile de
Tanonymat, qui a ouvert le temple aux vendeurs; le cabinet du ministre (« auquel j'appartenais,» aurait-il pu
ajouter) s'est transforme en agence de presse; les ren-
BIBL. UNIV. XIX 32
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seignements confidentiels sont devenus matiere a re¬
clames, et le scandale de certaines influences politiques ou etrangeres n'a rencontre que la soumission des
bureaux.» Autre remarque : ne voyons-nous pas cet ancien eleve
des jesuites rendre justice a Tabominable executeur des
« decrets ?» Et ne met-il pas quelque coquetterie a pro- clamer en Jules Ferry Thomme de gouvernement par excellence de la troisieme republique?
Contradiction plus flagrante encore. Ce soldat disci¬
pline attaquait avec violence non seulement le gouver¬
nement, mais encore les chefs de Tarmee. II denongait les criminelles arriere-pensees de la loi et les perils que recelait son application. Homme loyal et chevaleresque, c'est sous le masque de Tanonymat qu'il commettait la
faute de publier ses critiques sans y etre autorise. Et, bien entendu, c'est a une revue hostile aux institutions
de son pays qu'il offrait le concours de son talent: c'est
au Correspondant qu'il proposa son manuscrit. Celui-ci
ne fut pas agree et il resta dans les cartons du comite
de redaction, d'ou on Ta exhume apres la catastrophe de Boshof. Entre temps, le colonel de Villebois-Mareuil,
decourage, avait quitte Tarmee. Ay ant garde copie de
son article, il Tavait publie sous son nom, mais avec de
notables attenuations et dans une autre revue. La on ne
retrouve pas des passages tels que ceux-ci, que je releve
dans la version du Correspondant: « Le chef de Tetat
est un comparse; le ministere, un assemblage inconsis-
tant, ne reposant que sur des groupements de voix a la
chambre; le parlement, c'est la discussion, la confusion, les revelations dangereuses, les retards. » Notre forme
politique, « en debilitant a plaisir le pouvoir executif, »
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met le president du conseil dans Tobligation de « violer la loi pour sauver la patrie, » a Tapproche d'une crise nationale. Comment les generaux en chef, « les represen- tants autorises de Tarmee qui siegent au conseil superieur de la guerre... ont-ils prete leur complicite» a M. de
Freycinet dans son ceuvre de disorganisation militaire, sinon parce « qu'ils etaient atteints du mal dont souffre leur temps: cette abdication des consciences qui les met a Tencan du plus offrant? » C'est parce que « les convic¬ tions s'inclinent devant les interets que les faveurs s'achetent par la soumission. » M. de Freycinet, la « petite souris blanche,» est la « bete noire » du colonel de Villebois-Mareuil, ne fut-ce que parce qu'il est un civil. Le dogme de la superiorite de la redingote sur la
tunique horripile tout son systeme nerveux. Deja dans Au-dessus de tout, il avait tance le chef de Tetat de n'etre point dore sur toutes les coutures quand il vient aux manoeuvresl et de s'y presenter sous les especes peu decoratives d'un monsieur quelconque « au masque finaud sous son chapeau rond. »
II avait d'autres griefs encore, je m'empresse de le
dire, contre M. de Freycinet. Par son fait et aussi, nous Tavons vu, du fait du general Boulanger, la « haute direction » de Tarmee « a subi bien des contacts impurs, quand elle ne les a pas recherches.» L'ancien collabo¬ rates de Gambetta avait ete accueilli avec plaisir par les « grands chefs,» qui « en esperaient beaucoup au
point de vue de leurs interets particuliers.... Plus tard, quand ils se virent degus, combien ils durent regretter leurs platitudes! »
1 « Le soleil se jouait au vernis de ses bottes, les faisait etinceler, mais c'elait tout le rayonnement qui se degageait de sa personne. »
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5co BD3LIOTHEQUE UNIVERSELLE
Est-il done etonnant que, ayant cette opinion des
«grands chefs,» de la « haute direction » de Tarmee, des
generaux membres du conseil superieur de la guerre, il
ait parle, dans sa lettre du 13 septembre 1898, de Tepou- vante ou le jette « Tillogisme tant de Cavaignac que de
Zurlinden?» Est-il etonnant qu'on y lise des passages tels
que ceux-ci, relatifs a Topposition que rencontrait Tidee
de reviser le proces Dreyfus:
« Est-ce pour couvrir un gros cadavre, une bourde derniere
et plus lamentable de Mercier, dont Boisdeffre, qui ne fichait
rien, fut le complice par ignorance, puis par intdret?
» Je serais bien dtonnd si un gdndral acceptait la revision,
et encore plus qu'un civil, placd tout a coup au ministere de
la guerre, ne finit par se laisser impressionner par Pentourage. » Aussi, je vois le chaos augmentant, faute de savoir ce
qu'on veut, ce qu'on peut, et de ddcider oil on va.»
Est-ce a dire qu'il crut criminels les generaux dont
il parle II est tres probable que non. II leur en voulait
d'avoir commis quelque chose qui est moins grave, mais
plus coupable qu'un crime, une faute! Ils avaient ete
irremediablement maladroits. Ils avaient laisse souiller
Tarmee, et il ne le leur pardonnait pas, comme soldat, de
meme que, comme aristocrate, il avait reproche aux
nobles de manquer aux obligations que la noblesse im¬
pose en laissant leurs armoiries s'^cailler. Plus tard, le
mal etant fait, il sut gre aux Mercier et autres des efforts
desesperes et habiles par lesquels ils tacherent de refor¬
mer une armee unie et homogene, apres qu'ils avaient si
bien reussi a la desunir et a la troubler.
II avait trop de spontaneite pour analyser, pour appro-
fondir, pour soumettre ses impressions a une severe cri¬
tique. J'ai dit qu'il manquait d'esprit philosophique. Un
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certain instinct lui en tenait lieu. Comme il avait de la
droiture et de la franchise, il eprouvait de Taversion pour les manoeuvres souterraines. Quand il devinait des menees
tortueuses, ses sentiments chevaleresques se herissaient. II poussait le Qui vive! de la sentinelle en face du dan¬
ger. Et il disait a haute et intelligible voix: Passez au
large! Mais si on lui avait crie: Ami! et si on lui avait
donne le mot de ralliement, il ne flairait pas le piege et
cessait de se tenir en garde. II etait trop sincere pour n'etre pas naif, trop genereux pour n'etre pas confiant.
Et c'est parce qu'il etait homme de premier mouve-
ment qu'il s'indignait contre la rouerie de ses superieurs, et c'est parce qu'il etait loyal qu'il la denongait, et c'est
parce qu'il avait une nature primesautiere, et done quelque peu de superficialite, qu'il commettait Tinconsequence de
ne montrer guere que les tares ou les travers du corps des officiers, lui que nous avons vu, dans la conference
de 1892, proclamer a bon droit, que «la critique deni-
grante et la non-comprehension systematique des actes
du grand commandement sont des dissolvants moraux.»
Son ceil trouvait trop vite le point faible d'un caractere; sa langue trouvait trop facilement un mot juste ou une
formule piquante pour envelopper son observation ma-
ligne. Et il ne resistait pas au plaisir de lancer le trait, un trait qui n'avait rien d'empoisonne, mais qui blessait
tout de meme. Vous venez de voir comment il traitait les deposi-
taires des grands commandements: il ne se gene pas
pour flageller leur venalite, leur platitude, leur veulerie.
II ne traite pas avec plus d'egards les officiers de moin-
dre rang. Voyez plutot la galerie des croquis qu'il a des-
sines d'un crayon alerte et legerement caricatural dans
Au-dessus de tout.
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502 BD3LIOTHEQUE UND7ERSELLE
Le general paterne, souriant, plus preoccupe de son
jardin que de sa brigade, donne « Timpression d'un flo- rissant bourgeois bien installe dans ses habitudes,» c'est- a-dire exactement du contraire de ce qu'il devrait etre. Sur un seul point, il montre de Tenergie, une energie intraitable: c'est en ce qui concerne T education de ses
enfants, Tentretien de sa maison. II ne songe qu'a se constituer un personnel de professeurs, de precepteurs, de
repetiteurs, de cochers, de domestiques, de cuisiniers, en utilisant les ressources de ses regiments, ressources qu'il prepare soigneusement en s'adressant aux bureaux de recrutement charges de la repartition des jeunes soldats dans les corps de troupe. Cette caricature a ete inspiree au narrateur par le souvenir de ses demeles avec le com¬ mandant de sa brigade auquel, en sa qualite de colonel, et invoquant les prescriptions formelles des reglements, il avait refuse d'accorder des ordonnances supplemen- taires. Le chef s'etait venge sur son subordonne en lui faisant perdre toutes les batailles, aux grandes manoeu¬ vres. A son tour, le subordonne a pris sa revanche en
plagant le portrait de son ancien general dans sa galerie de grotesques.
Y figure aussi un colonel qui pourtant est un beau type de droiture: pauvre, voue a Tobscurite, il est inflexible sur les principes et entiche d'honneur. Mais il considere les nouveautes comme des tares. II a eprouve combien les novateurs rencontrent de resistances qui presque toujours finissent par les rebuter, et il leur est hostile
pour cette raison meme. Homme d'action, il hait la
metaphysique et les ideologues. Ayant vu ou le raison- nement a conduit certaines gens, il est obstine dans son refus de raisonner. II est de ceux dont le soldat pretend
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 503
qu'ils ne veulent rien savoir. II meprise ceux qui reussis-
sent, parce qu'il attribue leur succes a quelque vilaine cause. II estime qu'un general ne peut qu'etre inconsciem- ment servile et venal, sinon sciemment vendu. Malgre tout, sa parfaite droiture, sa fidele obstination au passe, son immobilite meme font de lui un personnage qu'on respecte et qui en impose.
Le commandant est « un de ces officiers qui, a force de limiter leur horizon aux questions militaires, se montrent en realite tres bornes;» mais jetez les yeux autour de
lui, comptez «les ataxiques, les impotents, les obeses,» denombrez « les aveugles et les sourds » dont s'encombre «la montee hierarchique, » et vous comprendrez qu'il pouvait fort bien se flatter d'arriver aux grades superieurs, encore qu'il fut « d'esprit court. » Le seul capitaine que Tauteur nous montre avec quelque complaisance, en dehors de son heros, est un type abject de joueur, qu'au- cune consideration de famille ne retient, qui sacrifie vo- lontiers a sa passion et son devoir de soldat et Thonneur meme de sa femme. Quant aux lieutenants, il n'y a pas mo5ren de tirer une parole de celui que nous voyons, in¬ vite par des Parisiens, dans les salons du Grand-Hotel de Grasse. Impossible de lui « faire rendre un son.» La
presence de ses superieurs (ou sa nullite fonciere) le
paralyse, et il ne recouvre ses facultes qu'au moment
du the, « s'allumant » sur les petits fours, dont il absorbe
des quantites formidables.
Devant le juge impitoyable, un seul homme trouve
grace: son sosie Jean de Vair. II lui reconnait toutes les
perfections, avec juste assez de defaillances pour qu'on sente qu'il est homme et qu'il participe a la faiblesse de
notre nature. C'est ainsi que nous le voyons, sous la
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preoccupation de ses soucis d'amour, negliger sa compa-
gnie et se desinteresser de Texercice. C'est ainsi encore que nous le voyons oublier que sa vie appartient a la France, et s'exposer a une mort terrible, comme le petit musi¬
cien de la Ferte-Milon, par pure galanterie, pour aller,
par dela un precipice terrifiant, chercher une fleur pour la soeur de celle qu'il aime. II y a plus: dans Tempor- tement de sa passion, il est sur le point de deserter,
lorsque, par bonheur, la vue de sa tenue etalee sur son lit et prete a etre endossee le rappelle au devoir et le
retient au moment opportun. Ainsi, meme son heros, qui est sans tache, n'est pas sans reproche. Devinez, d'apres cela, ce qu'il devait penser des autres officiers et eton-
nez-vous s'il se montrait quelque peu hautain avec eux.
Ill
Tout bien considere, le colonel de Villebois-Mareuil avait une ame haute, une intelligence active, un carac- tere noble, un esprit fort au-dessus du commun. II aura ete quelqu'un. Mais, si sa physionomie est attachante, si meme ses defauts sont sympathiques, s'il n'a rien de banal ni de mediocre, on ne saurait pourtant le mettre au rang des esprits superieurs.
Sa principale originalite vient de ce que sa pensee etait restee opiniatrement fidele a un certain ideal de vie auquel Tavaient conduit ses prejuges de naissance et d'education *, prejuges dont son intelligence ouverte et
penetrante avait fini par demeler la faussete. Mais son
esprit manquait d'assez de profondeur et de portee phi- 1 Et aussi, je le repete, de profession, car, il nous le dit lui-meme, tout
yrai militaire « a le vice reactionnaire jusque dans les moelles. »
asarn
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 505
losophique pour resoudre cette embarrassante contradic¬
tion. II n'a pas su prendre parti entre ses instincts et sa
raison. De la le peu de nettete de ses convictions, ou
plutot la coexistence en lui de convictions contradic-
toires. De la le decousu de sa conduite et ses oscillations. II ecrivait, le 15 Janvier dernier:
« Toute mon ambition se borne a, rester ici ce que je n'ai
jamais cessd d'etre : un soldat. Le moule en est d'ailleurs trop puissant en notre pays de France pour qu'on en libere sa vie, une fois qu'elle y fut coulde. »
Le mot est parfaitement juste: oui, nous avons affaire
a un homme qui n'a jamais su se liberer de ses origines; mais a-t-il jamais loyalement essaye? Je ne le crois pas: comme il Ta dit de son heros, il « n'etait pas de ceux
qui analysent patiemment leurs sentiments, ni qui les
dissimulent. »
Certes,il est franc; il exprime nettement ce qu'il pense, d'autant plus nettement qu'il a une nature outranciere; il n'aime pas la ponderation. Ne nous a-t-il pas avoue
qu'il a horreur de la mediocrite, des solutions moyennes, desdemi-vertus? Mieux vaut n'importe quelle superiority, «fut-ce celle d'un vice!» a-t-il ecrit dans Sacrifies. Et il
revendique encore, pour le sang d'un gentilhomme, le
droit d'avoir « des revoltes hautaines. » Voila pourquoi il
ne se considere pas comme oblige de prendre un parti. Les prejuges de race pesent de tout leur poids dans Tun
des plateaux; la raison et le depit accumulent leurs griefs dans Tautre, et, plus Tequilibre est pres de s'etablir, plus il y a instabilite de la balance. C'est tantot d'un cote
qu'elle penche, tantot de Tautre. Cet aristocrate en veut
a Taristocratie de n'etre plus ce qu'elle etait et il se
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tourne vers la democratic; mais il ne va pas jusqu'a devenir peuple. Ce chretien est ecceure de la morale
que professent certains ministres de Dieu, et il a des velleites de revolte; mais il ne va pas jusqu'a devenir
libre-penseur. On ne fait pas appel en vain a sa droi- ture. Les vilenies le degoutent. Les parjures le revoltent. Et il le dit crument. Mais il suffit qu'on lui montre le
danger de certaines revelations, qu'on lui represente le desarroi moral ou Tarmee serait plongee si elle en venait a douter de ses chefs, pour que la vue de son uniforme le rappelle a son culte pour le drapeau, et il se
tait, ce qui est un des sacrifices qui devaient le plus lui
couter, car il etait exuberant par besoin d'activite et par inquietude.
Ainsi, en depit de sa loyaute, il n'a jamais ete fran- chement ce qu'il etait, parce que, n'ayant jamais su ana¬
lyser patiemment ses sentiments, il n'a pas su prendre un parti et rompre resolument, definitivement, avec ce
qu'il jugeait mauvais. Ainsi, il en portait une empreinte indelebile, et, s'il avait renonce a ses croyances, il n'avait
pu se decider a devenir incredule. II est des personnes qui se sont detachees de la reli¬
gion dans laquelle elles ont ete elevees, qui s'en sont meme separees avec dechirement, ayant longtemps refuse de se rendre a Tappel de leur raison, et dont
pourtant Tame conserve sa religiosite, son besoin de croire a quelque chose, son habitude de chercher dans une foi du calme et des consolations. II y a plus: ce n'est pas leur pensee seulement, c'est tout leur etre qui garde comme un parfum du culte d'autrefois. Le regret des ceremonies les hante, la douceur des prieres leur man¬
que; la majeste ou la pompe des offices a laisse en elles
-g"J*-*-^i
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LE COLONEL DE VTLLEBOIS-MAREUIL 507
un souvenir qu'elles cherchent a tromper par une trans¬
position de leurs sentiments, et la passion pour la mu¬
sique qui se declare en elles n'est peut-etre qu'un desir de retrouver T emotion que dechainaient au fond d'elles- memes les plaintes ou les fanfares des grandes orgues sous la voute des eglises. Ou encore on les voit qui vont demander a des conferences laiques le reconfort que la
parole austere du pasteur avait coutume de leur donner. Pareille survivance apparait en Villebois-Mareuil.
Impregne des pieds a la tete de sentiments aristocrati-
ques, il a conscience du mouvement qui incline les esprits a la democratic II nous le confesse a maintes reprises: malgre son modernisme, il etait reste terriblement attache au passe. S'il n'etait pas un « fossile, » il y avait en lui quelque chose de fossile. II restait « tres raide dans son armure de principes. » Sur sa foi religieuse s'etait
greffe son culte du drapeau. Son ame etait bien une ame
de soldat, pleine de croyance et de devouement, par cela
meme ouverte a la sauvage poesie de la guerre. II revait
de jeter sa vie a toutes les aventures, a tous les sacri¬
fices. Et il a realise son reve. Mais il reconnaissait que ce don-quichottisme et ce condottierisme n'etaient plus de saison: « c'etait s'etre attarde a deux cents ans en
arriere ; il le sentait et se trouvait frappe d'anachro-
nisme en cette fin de siecle boursicotiere et mercantile, dans ce milieu sceptique, sans attache avec le passe. »
Et il sentait aussi, oui, il sentait aprement qu'il existe
deux Frances: Tune, la nouvelle, forte de son intelli¬
gence, de ses capitaux, de ses inventions, de son genie
scientifique, et cette France-la monte a Thorizon, exube-
rante de jeunesse, tandis que de Tautre, de Tancienne
qui ne sait rien offrir qu'un retour chimerique au passe,
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508 BTBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
tout ce qui en reste decline et retourne irremediable- ment au neant.
« Hdlas! quoi qu'il put faire, son origine l'aurait-elle done cloud impitoyablement a cette derniere? lui appartiendrait-il quand mdme, a cette mourante? serait-elle sa robe de Nessus, a lui qui etait d'ame si ardemment avec la vaillante poussde du progres?
» Cela finissait par l'effrayer de mesurer cet abime entre les
Frangais d'aujourd'hui et ceux d'autrefois. »
On ne pourra nier que, si cette idee le hantait, il ne se rendait pas compte de la nature de la question, et il ne la definissait pas bien. Or on dit justement qu'un probleme bien pose est a moitie resolu. Malheureuse-
ment, le colonel de Villebois-Mareuil ne fit pas la der¬ niere moitie du chemin, celle qui devait Tamener a
trouver la clef de Tenigme. Et s'il resta embarrasse devant Tantagonisme de deux
etats politiques et sociaux, il ne sut pas davantage se decider entre deux conceptions opposees du devoir mili¬
taire, devoir que les mots « honneur » et « gloire » resu- maient a ses yeux, et non Tidee du patriotisme. Celle-ci etait en quelque sorte subordonnee, au lieu d'etre prin¬ cipal, en ce sens qu'il estimait et qu'il eut ete contre Thonneur de n'etre pas patriote et qu'on acquiert la
gloire la plus pure a defendre sa patrie. Cette consi¬ deration ne Ta du reste pas arrete d'aller chercher sa
gloire ailleurs, ne la trouvant pas la. Son besoin d'activite, son inquietude Tempechaient
d'accepter Thumble besogne qui incombe aujourd'hui aux chefs de Tarmee. II n'entendait pas n'etre qu'un simple instructeur, voire un educateur. II trouvait que faire ce metier de professeur « n'en vaut pas la peine; »
zsmm^
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LE COLONEL DE VILLEBOIS-MAREUIL 509
aujourd'hui « que Tarmee tend exclusivement, dit-il, a
se reduire au role d'ecole militaire nationale, il est a
croire que les esprits aventureux chercheront leur voie
ailleurs et que meme certains officiers, lasses d'etre
tombes a ce fonctionnarisme militaire, prefereront s'affran-
chir de leur passe plutot que de rester attaches a une car-
riere qui a trompe leurs esperances. » II a ete de ces
aventureux qui se sont derobes a une telle carriere, de
ceux qui n'ont pas compris la grandeur de la mission
nouvelle que les officiers ont a remplir, mission que son
humilite, son obscurite ennoblissent encore, parce qu'elles en assurent le complet desinteressement. II n'y a ni ar¬
gent, ni gloire a tirer de Taccomplissement de cette dure
tache, ingrate, penible, monotone, mais a laquelle cepen- dant ceux qui s'y appliquent energiquement finissent par trouver de la douceur, du charme, et comme une poesie. Et
pourtant certains penseurs veulent la depouiller de toute
humanite et de toute affection. Alors que d'aucuns croient
que la discipline doit avoir pour moyen principal Tatta-
chement personnel des soldats pour les grades, et qu'ils conseillent de multiplier entre eux les contacts, de faire
naitre Tintimite, alors qu'il en est qui vont jusqu'a
pousser a la familiarite les relations du superieur avec
ses inferieurs, le capitaine Andre Gavet, dans le livre
dont j'ai parle et qui est de premier ordre, encore qu'il ne tienne pas toutes les promesses de son titre, et
qu'il renferme quelques contestables affirmations, Tau-
teur, dis-je, de TArt de commander soutient que le pre¬ mier devoir du commandement est d'etre impersonnel. Pour bien gouverner votre unite, dit-il a ses camarades,
vous devez avant tout faire abstraction de vous-memes,
de vos interets, de vos passions, toutes choses propres a
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510 BIBLIOTHEQUE* UNIVERSELLE
faire devier votre action de son but veritable. Votre
autorite, vos insignes ne vous sont pas donnes pour votre satisfaction propre; les honneurs et les marques de res¬
pect ne s'adressent pas a la personne de M. Jeannot ou de M. Grandpierre, mais aux galons qu'ils portent et qui sont representatifs du grade dont ces militaires ont la
charge. L'un ou Tautre d'entre eux se sent-il quelque vanite pour les egards obligatoires dont on Tentoure, qu'il n'hesite pas a y mettre le hola bien vite et qu'il relise L'dne portant des reliques du bon La Fontaine :
Un baudet charge de reliques S'imaginait qu'on l'adorait. Dans ce penser, il se carrait,
Recevant comme siens l'encens et les cantiques.
Admettons que la discipline repose sur un attache- ment d'homme a homme. Que deviendra-t-elle done alors au cas ou les evenements de la guerre auront prive les soldats de leurs chefs habituels, quand les changements causes par leurs blessures, les mutations, voire le jeu normal de Tavancement, auront enleve le capitaine a sa
compagnie, le colonel a son regiment1? L'impersonnalite du commandement assure seule cette « interchangea- bilite » necessaire.
Sans vouloir ici discuter cette theorie, qui n'est pas sans justesse et qui est soutenue, en tous cas, avec un reel talent, on peut affirmer que le colonel de Villebois- Mareuil n'en eut pas meme entame Texamen. De telles conclusions sont manifestement contraires a sa nature
impetueuse, debordante, a son instinctif penchant a
1 J'ai deja signale ici meme, en parlant de Tarmee autrichienne, les inconvenients de la « personnalite » du commandement et les boulever- sements qui peuvent en resulter (Livraison de fevrier 1895, Page 238)-
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LE COLONEL DE VTLLEBOIS-MAREUIL 511
ramener toutes choses a soi. Mais il n'avait pas davan-
tage compris cette evolution qu'Art Roe a si bien obser-
vee, si admirablement ddfinie, dans son Pingot et moi1, lorsqu'il a montre que Tarmee, « fidele a la loi qui fait varier les organismes en fonction des milieux, a fiechi ses formes au gre des besoins sociaux. » Nul mieux que lui n'a mis en lumiere la transformation qui s'est operee dans la tache de Tofficier, transforme en accoucheur
d'ames, comme on disait de Socrate qu'il etait un accou¬ cheur d'esprits:
« Plus l'officier excellera a ce role pour ainsi dire persuasif, et plus grand sera l'effort que, dans un moment critique, il
pourra demander a ses hommes. Ils le croiront sur parole. Ils se fieront a un esprit dont ils auront maintes fois senti la force. Au contraire, Phabitude seule ou la crainte les retenant dans
l'obdissance, le danger, qui oppose la nature a la coutume et la mort aux peines, les eut vite affranchis.
» On refuser a peut-itre le nom rf'armde a cette icole du devoir et lenom ^Pofficiers a ces professeurs en amies: c'est ne
pas vouloir que les mots fldchissent leur sens a. mesure que nos iddes se ddveloppent. Mais qu'importe le nom? qu'importe me'me Papparence de la chose Et que ce soit, si Pon veut, un service industriel obligatoire, ou les officiers ne porteront plus que des armes embldmatiques, et les soldats, des outils; ce
qu'il faut, c'est que le courage, la patience, le ddvouement, ne
disparaissent pas avant notre espece; c'est qu'il y ait a jamais des ldvites autour de l'arehe qui contient ces trois choses. »
Le colonel de Villebois-Mareuil n'a pas eu Tintelli-
gence de cette metamorphose. Assurement, il n'en est
pas reste aux vieilles methodes de commandement: il a
compris qu'il faut interesser le soldat, «lui indiquer le but
1 Paris, Berger-Levrault.
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512 BD3LIOTHEQUE UNTVERSELLE
poursuivi, Tassocier a la conception du chef. » A cet
egard, il est de la nouvelle ecole; il a subi Theureuse
influence des. doctrines de Souvaroff et de son disciple
Dragomiroff. Mais il est reste « tres raide dans son
armure de principes. » II n'admet pas Tofficier maitre
d'ecole. II ne le voit que sous les especes du combat-
tant, de Tentraineur de soldats, du sabreur. Et c'est
par la que cet esprit distingue etait reste incomplet. C'est par la qu'il etait frappe d'anachronisme, comme il
le reconnait lui-meme, en cette fin de siecle democra-
tique, humanitaire et pacifique, mais dont les tendances
pourtant ne sont pas incompatibles avec le courage, la
patience et le devouement.
Abel Veuglaire.
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