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L’évolution psychiatrique 77 (2012) 494–497 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com À propos de. . . Le concept de « psychopathologie fondamentale » chez Pierre Fédida. À propos de. . . « Psychopathologie fondamentale suivie de Abécédaire de Pierre Fédida » de Mareike Wolf-Fédida Jean-Claude Marceau Psychanalyste, doctorant en philosophie à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, 10, rue Hussenet, 93110 Rosny-sous-Bois, France Rec ¸u le 8 aoˆ ut 2009 Voici un livre court, dense, foisonnant d’idées, à la fois rigoureux et intempestif, qui bouscu- lera bien des idées rec ¸ues dans le champ de la psychologie. Son auteur, Mareike Wolf-Fédida, psychanalyste et professeur de psychopathologie à l’université Paris-7, fut l’épouse et la proche collaboratrice de Pierre Fédida. C’est à la demande de celui-ci qu’elle entreprit la rédaction du présent ouvrage. Comme son titre l’indique, il est consacré à l’examen du concept de « psychopathologie fondamentale », créé par Pierre Fédida, qui constitue l’axe directeur de ses travaux tout au long de son parcours de psychanalyste clinicien, enseignant et chercheur ; concept au moyen duquel il entendait inscrire la psychopathologie dans le champ de la modernité et répondre aux défis que lui lancent la pensée et la science contemporaines. La « psychopathologie fondamentale » s’est installée dans l’esprit des chercheurs (un labo- ratoire au Brésil, des postes fléchés sur ce profil) sans pour autant avoir été définie de fac ¸on systématique. Comme l’explique M. Wolf-Fédida, les applications de cette orientation ont des- siné des voies de recherche très récentes, sans que P. Fédida ait eu le temps et le recul pour en préciser la définition. Ce projet, resté en suspens, fut repris au bout de six ans par l’auteur en passant en revue tous les écrits publiés et inédits (cours, conférences, manuscrits) de celui-ci. Wolf-Fédida M. Psychopathologie fondamentale suivie de Abécédaire de Pierre Fédida. Paris: MJW Féditions, coll. « Savoir en psychologie »; 2008. 134 p. Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] 0014-3855/$ see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2012.03.005

Le concept de « psychopathologie fondamentale » chez Pierre Fédida. À propos de… « Psychopathologie fondamentale suivie de Abécédaire de Pierre Fédida » de Mareike Wolf-Fédida

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L’évolution psychiatrique 77 (2012) 494–497

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

À propos de. . .

Le concept de « psychopathologie fondamentale »chez Pierre Fédida. À propos de. . .

« Psychopathologie fondamentale suivie deAbécédaire de Pierre Fédida »

de Mareike Wolf-Fédida�

Jean-Claude Marceau ∗Psychanalyste, doctorant en philosophie à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, 10, rue Hussenet,

93110 Rosny-sous-Bois, France

Recu le 8 aout 2009

Voici un livre court, dense, foisonnant d’idées, à la fois rigoureux et intempestif, qui bouscu-lera bien des idées recues dans le champ de la psychologie. Son auteur, Mareike Wolf-Fédida,psychanalyste et professeur de psychopathologie à l’université Paris-7, fut l’épouse et la prochecollaboratrice de Pierre Fédida. C’est à la demande de celui-ci qu’elle entreprit la rédactiondu présent ouvrage. Comme son titre l’indique, il est consacré à l’examen du concept de« psychopathologie fondamentale », créé par Pierre Fédida, qui constitue l’axe directeur de sestravaux tout au long de son parcours de psychanalyste clinicien, enseignant et chercheur ; conceptau moyen duquel il entendait inscrire la psychopathologie dans le champ de la modernité etrépondre aux défis que lui lancent la pensée et la science contemporaines.

La « psychopathologie fondamentale » s’est installée dans l’esprit des chercheurs (un labo-ratoire au Brésil, des postes fléchés sur ce profil) sans pour autant avoir été définie de faconsystématique. Comme l’explique M. Wolf-Fédida, les applications de cette orientation ont des-siné des voies de recherche très récentes, sans que P. Fédida ait eu le temps et le recul pour enpréciser la définition. Ce projet, resté en suspens, fut repris au bout de six ans par l’auteur enpassant en revue tous les écrits publiés et inédits (cours, conférences, manuscrits) de celui-ci.

� Wolf-Fédida M. Psychopathologie fondamentale suivie de Abécédaire de Pierre Fédida. Paris: MJW Féditions, coll.« Savoir en psychologie »; 2008. 134 p.

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

0014-3855/$ – see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.evopsy.2012.03.005

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Le livre se décline en neuf chapitres faisant ressortir les points saillants et novateurs de sadémarche, auquel est adjoint en annexe un abécédaire fort utile pour l’étudiant comme pour lechercheur. L’abécédaire permet de se rendre compte de l’ampleur de l’œuvre de P. Fédida quicouvre une multitude de concepts, alors qu’on ne connaissait souvent jusque-là que des titresmajeurs comme L’absence, Corps du vide et espace de la séance, Crise et contre-transfert, Lesite de l’étranger ou encore Des bienfaits de la dépression [1–5] qui lui a valu le premier prix de lapsychiatrie en 2001. Cet abécédaire dresse un inventaire systématique des thématiques de toutesles publications depuis 1962, puisque l’auteur constitue et gère les archives de P. Fédida. On verraque les travaux sur « l’hypocondrie » sont aussi présents que ceux qui ont trait à « l’humain »,ceux qui s’intéressent à la « guérison » autant que ceux qui concernent la « génétique »,etc.

M. Wolf-Fédida commence par une brève présentation du Laboratoire de PsychopathologieFondamentale et Psychanalyse, créé en 1981 par P. Fédida, et dont les composantes se trouventaujourd’hui réparties à l’intérieur de la formation doctorale. Le projet était de réunir en un mêmecreuset et de susciter un processus intercritique entre deux grandes traditions : la psychopatho-logie telle qu’elle s’est élaborée historiquement avec la clinique psychiatrique et la réflexionphilosophique, essentiellement phénoménologique, d’une part ; la psychanalyse dans ses diversesorientations, freudienne et lacanienne pour l’essentiel, d’autre part.

Puis l’auteur nous propose une discussion et une élaboration du concept de psychopatholo-gie fondamentale en s’attachant à expliciter ce que recouvre cette idée de « fondamentalité »,chère à P. Fédida. La psychopathologie, de fait, comporte en effet une multitude de champsde recherches. La psychopathologie fondamentale vise à dégager la « langue fondamentale »commune à l’ensemble de ces disciplines cliniques – la psychiatrie comme la psychanalyse –aujourd’hui menacées dans leur existence même par l’hégémonie d’un modèle neuroscientifique.Tout en soulignant la proximité de fait entre la neurologie et les sciences cliniques du psychismequi a conduit, à travers l’œuvre de Freud, à la naissance de la psychanalyse, l’auteur soulignela diversité de leurs méthodes respectives qui, plus que de s’opposer, cherchent à cerner uneréalité clinique au moyen de terminologies scientifiques qui leur sont propres, et qui supposentune invention de concepts. Ainsi, à suivre le mouvement de pensée de l’auteur, la psychopatholo-gie fondamentale tient vis-à-vis de la psychopathologie un rôle quelque peu analogue à celui dela métapsychologie vis-à-vis de la psychanalyse. Elle vise à préserver les relations dynamiquesd’aller et retour qui s’établissent entre la clinique, l’enseignement et la recherche.

Le chapitre suivant est consacré à l’influence de la phénoménologie, tant il est vrai que touteclinique est, à la base, observation des phénomènes. M. Wolf-Fédida rappelle que P. Fédida futl’élève d’Henri Maldiney à Lyon et qu’il entreprit très tôt, tout en devenant agrégé de philosophie,une formation en phénoménologie clinique auprès de Ludwig Binswanger, le fondateur del’Analyse existentielle, et de Roland Kuhn qui allait découvrir le premier antidépresseur.Ce dernier a illustré la complémentarité de la recherche entre la psychopharmacologie et laphénoménologie. Cet ouvrage raconte les histoires de vie avec les « maîtres » de P. Fédida,des souvenirs de famille et – chose rare – on trouve des annotations de L. Binswanger enfac-similé. On apprend ainsi que l’inventeur de l’analyse existentielle – Daseins analyse – a prisconnaissance de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty [6] grâce à l’échangede livre entre L. Binswanger et P. Fédida. L’approche phénoménologique en clinique peut seconcevoir comme humaniste, en ce sens qu’elle suppose empathie et respect envers le patient,conformément d’ailleurs à la tradition hippocratique. Pour autant, P Fédida affirme haut etfort que la psychanalyse n’est pas un humanisme, voulant sans doute souligner par là unecomplémentarité au niveau des méthodes : la phénoménologie explicite des vécus, analyse des

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projets de monde ; la psychanalyse est par essence constructiviste et son ressort thérapeutiqueempreinte bien davantage la voie d’une déconstruction/construction du fantasme.

M. Wolf-Fédida envisage ensuite le rôle de l’anthropologie et de la biologie dans la psy-chopathologie fondamentale. L’influence de l’ouvrage de L. Binswanger Formes fondamentaleset connaissance de l’existence humaine [7] est ici déterminante, de même que l’anthropologiemédicale de Viktor von Weizsäcker. On en retrouve les traces dans les travaux de P. Fédidasur « l’informe », inspirés également par Georges Bataille et la Gestalt-théorie, même si, par uncurieux renversement, c’est surtout la déformation qui suscite tout l’intérêt du psychanalyste.

Le chapitre qui suit s’efforce ensuite de cerner les contenus et champs d’application de lapsychopathologie fondamentale. Le souci manifeste de l’auteur est de dépasser les clans idéolo-giques et les querelles d’écoles, en nous mettant en garde de ne pas prendre les abstractions desthéories pour la réalité de la clinique, adage consensuel s’il en est mais dont la mise en œuvreest toujours très délicate puisque, selon P. Fédida, toute observation comporte déjà une théorie enpuissance. Comme le fait remarquer l’auteur, ce qui est plus simple ou plus facile à penser n’estpas pour autant plus vrai, et les échelles d’évaluation de symptômes établies de facon statistiquen’en sont pas nécessairement plus « objectives » pour autant. Avec sa Psychopathologie de la viequotidienne [8], Freud nous dessine à l’inverse une certaine sagesse en envisageant la pathologiecomme un grossissement de la normalité.

M. Wolf-Fédida aborde alors logiquement la question de la lecture du symptôme et celle de laguérison. Du point de vue de la psychanalyse, elle reprend cette idée théorique de référence que« la guérison vient de surcroît », en ce sens que le symptôme en tant que tel, qui suscite la plaintedu patient ou de son entourage, ne peut être détaché du contexte dans lequel il survient, ni de laculture où il s’inscrit, ce que le langage journalistique désigne parfois maladroitement comme« symptôme de société » (la dépression, par exemple). Ainsi est-il plus facile, remarque-t-elle, decommercialiser un produit que de changer véritablement des habitus sociaux ou professionnels.Elle retrace la discussion autour de la guérison amorcée par P. Fédida dans ses derniers écrits.

Dans ce sens, le questionnement se poursuit à propos de la guérison psychique et du rôlequ’y tient l’inconscient, chapitre sans doute promis à de rudes polémiques avec le scientismecontemporain (et non pas avec la science comme telle). Elle y reprend les considérations deP. Fédida – volontairement provocatrices et prêtant par là-même le flanc à une lecture réductriceet hâtive – affirmant que, par la méthode qu’il met en œuvre, le psychanalyste n’est pas en mesurede produire les causalités psychiques qui aboutissent à la guérison des symptômes ; et qu’il seraitmême extrêmement suspect de prêter crédit à ceux qui voudraient expliquer ce qui a guéri unpatient des troubles dont il souffrait. Comme si le secret de la guérison résidait bien davantagedans les élaborations conjointes avec le patient et avec les collègues psychanalystes.

Le chapitre suivant revient alors sur la question de la dépression, en tant qu’elle constituel’affection paradigmatique en psychopathologie. L’apport essentiel est ici la distinction esquisséepar P. Fédida, selon le schème bien connu des mécanismes de défense en psychopathologie oudu processus d’immunisation en biologie, entre capacité dépressive (dépressivité) et état déprimé(dépression). La vie psychique pour P. Fédida est cette dépressivité nécessaire à la vie pour restervivante et ainsi se soustraire à l’excès des excitations. Comme si le mal-être apparent que tout unchacun peut ressentir à un moment ou à un autre de son existence était ce bouclier qui nous évitaitde sombrer dans des souffrances plus grandes. Et avec pour corollaire, toutefois, cette question quireste ouverte et d’une importance cruciale pour la clinique : où se situe la limite entre dépréssivitéet dépression ?

Imaginer demain, telle est finalement l’invite (bâtir un projet universitaire digne de ce sièclenouveau à hauteur de la réflexion qui était celle de P. Fédida) que nous lance M. Wolf-Fédida

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en se faisant la promotrice d’une « convivialité interscientifique », projet louable dont elle neméconnaît pas du reste les difficultés et le caractère utopique face à la babélisation inhérenteau monde de la recherche. Peut-être aurait-il fallu aussi évoquer davantage Gilles Deleuze etson importance dans le parcours de P. Fédida (Il fut membre de son jury de thèse d’État, aprèsl’avoir eu comme élève à Clermont-Ferrand), Deleuze qui, un temps, aura lui aussi tenté deconjuguer psychanalyse et psychiatrie matérialiste, projet qui devait déboucher finalement surles élaborations de la schizoanalyse. Dans les profondeurs de l’inconscient, la psychopathologiefondamentale ferait-elle déjà, à sa facon, rhizome ?

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Références

[1] Fédida P. L’absence. Paris: Gallimard, coll. « Connaissance de l’insconscient »; 1978.[2] Fédida P. Corps du vide et espace de la séance. Paris: J.-P. Delarge; 1977.[3] Fédida P. Crise et contre-transfert. Paris: PUF, coll. « Psychopathologie »; 1992.[4] Fédida P. Le site de l’étranger. Paris: PUF, coll. « Psychopathologie »; 1995.[5] Fédida P. Des bienfaits de la dépression. Paris: Odile Jacob; 2003.[6] Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception. Paris: Gallimard; 1945.[7] Binwanger L. Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins [Formes fondamentales et connaissance de

l’existence humaine]. Zürich: Niehans; 1942.[8] Freud S. Psychopathologie de la vie quotidienne (1901). Paris: Payot; 1922.