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Institut d’Etudes Politiques de Paris ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO CEVIPOF Doctorat en Science politique Programme doctoral Théorie politique Le corps politique dans une perspective phénoménologique : Arendt, Lefort, Merleau-Ponty, Ricœur Agnès Bayrou-Louis Thèse dirigée par Dominique Colas, Professeur émérite des Universités à l’IEP de Paris Soutenue le 30 avril 2013 Jury : M. Dominique Colas, Professeur émérite des Universités, IEP de Paris M. Jean-Marie Donegani, Professeur des Universités, IEP de Paris M. Gilles Labelle, Professeur titulaire à l’École d’Études Politiques, Université d’Ottawa (rapporteur) M. Robert Legros, Professeur émérite de philosophie, Université Libre de Bruxelles, Université de Caen (rapporteur) M. Georges Mink, Directeur de recherche au CNRS-ISP, Université Paris X Nanterre

Le corps politique dans une perspective …spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/7o52iohb7k6srk09o02b82loo/resources/... · Bien sûr, je remercie Adrien LOUIS, grâce à qui la fin douloureuse

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  • Institut dEtudes Politiques de Paris

    ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO

    CEVIPOF

    Doctorat en Science politique

    Programme doctoral Thorie politique

    Le corps politique dans une perspective phnomnologique :

    Arendt, Lefort, Merleau-Ponty, Ricur

    Agns Bayrou-Louis

    Thse dirige par Dominique Colas, Professeur mrite des Universits lIEP de Paris

    Soutenue le 30 avril 2013

    Jury : M. Dominique Colas, Professeur mrite des Universits, IEP de Paris M. Jean-Marie Donegani, Professeur des Universits, IEP de Paris M. Gilles Labelle, Professeur titulaire lcole dtudes Politiques, Universit dOttawa (rapporteur) M. Robert Legros, Professeur mrite de philosophie, Universit Libre de Bruxelles, Universit de Caen (rapporteur) M. Georges Mink, Directeur de recherche au CNRS-ISP, Universit Paris X Nanterre

  • Je remercie avant tout M. Dominique COLAS davoir accueilli avec bienveillance ce

    projet de recherche. Et de mavoir accompagne de prs dans sa ralisation du dbut jusqu

    la fin.

    Je souhaite dire ma reconnaissance tous les enseignants qui mont dcouvert la thorie

    politique. Je remercie en particulier Mme Camille FROIDEVAUX-METTERIE et M. Didier

    MINEUR alors lIEP ; M. Jean-Marie DONEGANI, M. Marc SADOUN, lEcole

    doctorale, ainsi que M. Jean BAUDOUIN ; M. Gil DELANNOI et M. Lucien JAUME, au

    CEVIPOF.

    Je remercie Mme Marie-Hlne KREMER pour sa disponibilit et sa patience toute

    preuve.

    Ma gratitude va tout particulirement M. Pierre MANENT qui, depuis si longtemps,

    entretient le got de lintelligence des choses politiques chez tous ses tudiants. Je souhaite

    exprimer ma reconnaissance M. Philippe PORTIER, qui ma dirige avec bienveillance

    dans les premiers temps de ma recherche. Je remercie galement M. Robert LEGROS, pour

    son amour communicatif de la phnomnologie politique et pour ses conseils. Jadresse un

    remerciement particulier M. Alexander SCHNELL dont lenseignement rend simple la

    phnomnologie complique et cause de la confiance quil a demble mise en moi.

    Je remercie le directeur, les enseignants et le personnel de lIEP de Lille qui mont si

    bien accueillie. Je remercie en particulier M. Michel HASTINGS pour ses conseils et ses

    encouragements terminer la thse.

    Je remercie M. Julien FRETEL qui ma montr le chemin de lenseignement et parce

    quil pratique la sociologie politique la plus comprhensive qui soit.

    Merci toutes les petites, ou plutt grandes mains qui ont relu ma thse, morceau par

    morceau.

  • Bien sr, je remercie Adrien LOUIS, grce qui la fin douloureuse de cette thse a t

    si joyeuse. Mais, cest si peu dire que je te remercie.

    Je remercie ma mre qui a toujours espr pour moi contre toute esprance. Je remercie

    mon pre, par qui lamour de la politique mest aussi venu, mme si aimer la politique se

    dit en plusieurs sens.

    Je remercie avec affection les frres et surs qui rpondent toujours et ne raccrochent

    jamais. Sans oublier ni les conjoints, ni les neveux.

    Merci Andr et Christophe pour leurs conseils scientifiques rigoureux.

    Je remercie Sgolne, Marie, Loriane et Camille, qui savent rire mme quand cest

    grave. Ainsi que les deux Marion et Alicia.

    Je remercie chaleureusement le groupe des doctorants de lEHESS qui vivent la

    recherche comme une amiti. Ils sappellent Marie-Hlne, Felix, Cynthia et parfois Ariane.

    Et non moins chaleureusement, le docteur de lEHESS, Giulio.

    Merci enfin aux doctorants de thorie politique de Sciences-po qui font tout pour faire

    vivre et revivre cette discipline.

  • A Pic.

  • Table des matires

    INTRODUCTION..................................................................................................................... 1 A - Une notion suspecte et incontournable...................................................................................... 2 B- Problmatique et choix du corpus ................................................................................................. 9 C- Hirarchie des questions et positionnement mthodologique....................................... 17

    PREMIRE PARTIE : LA QUESTION DU CORPS POLITIQUE ET LA

    PHNOMNOLOGIE............................................................................................................29

    1RE SOUS PARTIE : LHISTOIRE DU CORPS POLITIQUE ....................................30 I - Aristote et le caractre organique de la cit................................................................. 33 A - Ce que limage du corps dsigne : lantriorit de la cit ................................................. 33 B - Ce que largument organique ne signifie pas : identit biologique de la cit et

    ngation de lindividu............................................................................................................................. 38 C - Aristote, le corps politique et la dmocratie.......................................................................... 41

    II - Jean de Salisbury et lunit spirituelle du royaume chrtien................................ 49 A - Jean de Salisbury en son sicle .................................................................................................... 49 B - Limage du corps politique dans le Policraticus................................................................... 52 C - Le prince, clef de vote de la rpublique................................................................................. 56 D - Les prtres, mmoire de la Loi divine...................................................................................... 63 E - Le primat de la justice ..................................................................................................................... 65 F - Richesse et difficult de la thorie politique de Salisbury ............................................... 68

    III - Thomas Hobbes : ltat moderne visage humain.................................................. 71 A - La renaissance moderne du corps politique ................................................................... 71 B - Lunit de ltat hobbesien............................................................................................................ 74 C - Nature et politique chez Hobbes................................................................................................. 81 D - Le retournement de limage du corps politique .................................................................. 87

    IV - Conclusion : limage du corps et la politique ............................................................. 95

    2NDESOUS-PARTIE :LA PHNOMNOLOGIE ET LA QUESTION DU CORPS

    POLITIQUE .........................................................................................................................105 V - La phnomnologie et le problme politique...........................................................107 A - Une question irritante ............................................................................................................108 B - La mthode phnomnologique et ses implications........................................................115 C - Phnomnologie et politique......................................................................................................124

    VI - Vers une phnomnologie du corps politique ........................................................143

  • A - La redfinition phnomnologique du corps......................................................................143 B - La chair, mdium de la relation intentionnelle ..................................................................146 C - Autrui et le corps de chair ; la distinction entre chair et corps ..................................149 D - Le corps de chair et le monde environnant .........................................................................153 E - Jalons pour une phnomnologie du corps politique......................................................155

    VII - Conclusion : quatre auteurs pour une enqute.....................................................161

    DEUXIEME PARTIE : LE CORPS POLITIQUE DANS LINTERPRTATION

    PHNOMNOLOGIQUE DU TOTALITARISME..........................................................165 I - Hannah Arendt : la destruction totalitaire du corps politique.............................177 A - Rflexion introductive : lanalyse arendtienne du Lviathan ......................................180 B - Latomisation de la socit totalitaire ....................................................................................191 C - Lindtermination territoriale du systme totalitaire .....................................................201 D - Une politique de limmdiatet.................................................................................................205 E - Conclusion : le monde-fantme du totalitarisme ..............................................................208

    II - Maurice Merleau-Ponty : labstraction communiste ..............................................211 A - Le totalitarisme manqu ? ...........................................................................................................211 B - Le marxisme et lincarnation des valeurs humaines........................................................217 C - Labstraction communiste ...........................................................................................................227 D - Conclusion : luniversalisme comme problme .................................................................243

    III - Paul Ricur : la mconnaissance de lautonomie du politique ........................247 A - La seconde crise de la dmocratie ...........................................................................................248 B - La nature politique du mal et lorganisation du pouvoir ...............................................257 C - La corruption de lunit du corps politique .........................................................................264 D - Conclusion : faiblesse du citoyen, faiblesse de la cit......................................................269

    IV - Claude Lefort : le totalitarisme entre organicisme et mcanisme ...................271 A - Lorganicisme totalitaire ..............................................................................................................275 B - Le principe mcanique de la socit totalitaire .................................................................290 C - Conclusion : de la libert des modernes ................................................................................300

    V - Conclusion : Ngation du politique, ngation du donn........................................303

    TROISIEME PARTIE : LA MDIATION DU CORPS POLITIQUE............................309 I - Laction et la communaut politique.............................................................................313 A - Hannah Arendt : linconditionnalit de laction et la condition politique de

    lhomme......................................................................................................................................................313 B - Paul Ricur : la politique entre la libert et la nature ....................................................332 C - Conclusion : sur la notion de mdiation ................................................................................349

  • II - La chair de lhistoire..........................................................................................................355 A - Introduction : lactivit de la pense et lexprience du corps propre.....................356 B - Merleau-Ponty : la libert dans lhistoire personnelle et publique ...........................366 C - Histoire et institution.....................................................................................................................375 D - De Merleau-Ponty Lefort : histoire et institution politique.......................................395 E - Lexprience des socits sans histoire ..........................................................................401 F - Lexprience des socits dmocratiques.............................................................................409 G - Conclusion : Linstitution politique et la chair de lhistoire ..........................................416

    III - Lunit symbolique du social ........................................................................................421 A - Merleau-Ponty : le symbolisme gnralis ..........................................................................426 B - Lefort : le politique et la diversit du social.........................................................................445 C - Paul Ricoeur : permanence du corps politique...................................................................466 D - Conclusion : conomie et politique .........................................................................................479

    IV - Conclusion : corps et chair du politique....................................................................483

    CONCLUSION .....................................................................................................................487 A - Le phnomne politique...............................................................................................................488 B - Parent du politique et du corps propre...............................................................................493 C - Une pense de la mdiation ........................................................................................................500 D - Pourquoi la mtaphore du corps politique nest pas organiciste ..............................504 E - Une mtaphore du corps ou de la chair ? ..............................................................................508 F - Interprtation contemporaine dune mtaphore classique ..........................................512

    BIBLIOGRAPHIE ...............................................................................................................525

  • INTRODUCTION

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 2

    Je ne questionne que l o je suis questionn.

    Franz Rosenzweig, lettre Friedrich Meinecke, 1920

    A - Une notion suspecte et incontournable

    La notion de corps politique apparat la fois suspecte et ncessaire, incontournable

    quoique problmatique. De prime abord, la notion de corps politique nous apparat suspecte,

    dans la mesure o elle semble revtir un ensemble de connotations non dmocratiques. Parler

    de la communaut politique comme dun corps, cest prter, semble-t-il, cette communaut

    des traits qui contredisent la comprhension dmocratique de lhomme et de son exprience

    politique. En effet, mme si lon ignore les diffrentes interprtations historiques qui en ont

    t forges, limage du corps politique voque immdiatement lide dune totalit la fois

    gnrale et particulire. Nous savons quun corps vivant est une totalit intgre dont les

    membres sont insparables. Aussi la notion de corps politique voque-t-elle pour nous lide

    dune unit politique dont les membres, cest--dire les citoyens, ne jouissent daucune

    autonomie. Par ailleurs, tout corps est individuel et se meut parmi dautres corps galement

    particuliers. De ce ct, le corps politique nous semble figurer une communaut humaine

    toute particulire et close sur elle-mme. Or, sous ces deux aspects, limage du corps politique

    entre en contradiction avec lesprit de la socit dmocratique, tel que Tocqueville,

    notamment, lanalysait. La socit dmocratique, nous le savons, est tout dabord fonde sur

    laffirmation de lautonomie individuelle. Dans ce type de socit, lhomme se pense comme

    un individu ; il se conoit comme le sujet et le gouverneur lgitime de son existence. Par

    suite, les phnomnes sociaux ou politiques tendent apparatre en dmocratie comme le

    simple produit de la rencontre des actions individuelles. Loin donc de voir dans lindividu le

    membre dun corps qui le dpasse, lesprit dmocratique comprend la ralit sociale et

    politique comme un effet de lexistence individuelle qui la prcde. Cependant, si

    linteraction des individus peut donner naissance des phnomnes collectifs, cest que

    lhomme dmocratique nest pas entirement spar des autres hommes. Il nous faut ainsi

    prciser, comme le fait Tocqueville, que lindividualisme dmocratique nimplique pas

    ncessairement lenfermement du sujet en lui-mme. Au contraire, le propre de lhomme

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 3

    dmocratique est de reconnatre immdiatement en lautre un homme tel que lui. Lhomme

    dmocratique se pense comme un individu et regarde lautre comme son semblable. Le

    sentiment du semblable dont parle Tocqueville1 relie pour ainsi dire tous les hommes entre

    eux ; il est de tout homme tout homme. Ainsi lesprit dmocratique, centr sur la

    reconnaissance de lindividu, contient-il aussi une ide gnrale de lhumanit, comprise

    comme totalit des individus. Dans les sicles dmocratiques, nous avertit Tocqueville, les

    hommes se dvouent rarement les uns pour les autres ; mais ils montrent une compassion

    gnrale pour tous les membres de lespce humaine. 2 La perspective dmocratique part de

    lindividu et englobe tous les tre humains. Mais cest alors la particularit du corps politique

    qui devient problmatique pour lesprit dmocratique. Limage dune unit politique

    particulire irrite le sentiment dmocratique du semblable, dont la porte est

    fondamentalement universelle. Si la notion de corps politique figure dun ct lide dune

    communaut politique englobant et contraignant lexistence individuelle, de lautre, elle met

    laccent sur le particularisme de lunit politique par rapport luniversalit humaine.

    Les raisons pour lesquelles nous nous mfions de la notion de corps politique sont donc

    profondes. Pourtant, travers lnonc mme de ces raisons, nous percevons limportance

    paradoxale que cette notion peut revtir pour nous. En effet, si elle semble contredire la

    logique de la dmocratie, limage du corps politique contribue par l mme rvler ces

    lments de la ralit politique qui constituent un problme pour lesprit dmocratique. Elle

    nous aide, autrement dit, cerner les aspects du phnomne politique que lhomme

    dmocratique a du mal penser. Car, dun point de vue purement descriptif, et en suspendant

    tout jugement positif ou ngatif sur cet tat de choses, force est de reconnatre que la ralit

    politique se manifeste encore travers lexistence de socits politiques constitues et

    distinctes. Pour lheure, lexprience politique de lhomme, y compris dans le monde

    dmocratique, apparat toujours inscrite dans le cadre dunits politiques organises et

    particulires, mme si la situation de ces units est changeante. Tout dabord, le fait que la vie

    politique procde dun change entre les actions et les opinions individuelles, nempche pas

    que lordre politique se prsente lindividu comme un ordre dj constitu dans lequel il

    sinscrit. La forme du rgime, les institutions politiques, constituent dans une certaine mesure

    1 notre connaissance lexpression napparat pas telle quelle chez Tocqueville, mais elle dsigne trs exactement ce que Tocqueville dcrit : la faon dont chacun voit et sent dans lautre homme son semblable, et donc, se compare personnellement lui, souffre avec lui etc. 2 De la dmocratie en Amrique, tome II, Paris, Gallimard, 1986, p. 233-34.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 4

    des donnes de laction politique, bien quelles puissent tre transformes par celle-ci. Dautre

    part, si le sentiment dmocratique porte par nature au-del des frontires politiques,

    lhumanit contemporaine reste nanmoins divise en units politiques distinctes. Un des

    aspects du phnomne politique est, aujourdhui encore, li ce que Raymond Aron appelait

    le pluriversum des tats. En dautres termes, cest toujours une pluralit dunits politiques

    que nous avons affaire. Notons que la reconnaissance du pluralisme des units politiques, et

    donc du caractre relativement particulier de chacune dentre elles, nimplique pas que lon

    tienne le particularisme de chaque socit pour absolu. De mme que lanalyse de la globalit

    de lordre politique dans lequel lindividu sinscrit nimplique de faon ncessaire aucune

    ngation de lautonomie individuelle, de mme la description de la pluralit des units

    politiques ne dbouche pas obligatoirement sur la ngation de luniversalit humaine. Mais la

    difficult consiste prcisment penser la ralit politique telle quelle se prsente nous,

    dans un contexte marqu par la centralit de lindividu et la prgnance de lide dhumanit.

    Nous sommes ainsi confronts une double question. La question est dabord de savoir si le

    corps politique cest--dire la communaut politique en tant quelle est la fois globale et

    particulire ne constitue pas une sorte dimpens de lesprit dmocratique. Mais elle est

    galement de dterminer si la ralit du corps politique peut tre pense sans renoncer la

    perspective individualiste et universaliste de la dmocratie.

    La question que nous tentons dlaborer peut tre reformule partir dune analyse plus

    prcise du contenu mtaphorique de la notion de corps politique. Historiquement, la

    rcurrence de la mtaphore du corps dans la pense politique est tout fait remarquable.

    Comme nous le montrerons dans notre premire partie, chaque poque, et presque chaque

    penseur, ont eu recours cette mtaphore pour dcrire les caractres propres de la

    communaut politique. Si le contenu de la notion de corps politique a donc normment vari,

    on remarque que le recours limage du corps sert principalement deux fins. Dune part, la

    mtaphore du corps politique est destine illustrer la centralit de lordre politique dans

    lexistence humaine. Sil existe un lien que lon peut dire corporel entre les membres de la

    communaut politique, cest que celle-ci constitue, sous un rapport ou sous un autre, le lieu

    daccomplissement de la vie humaine. Autrement dit, la participation la communaut

    politique confre la vie humaine une forme quelle ne trouverait pas en dehors delle. Quelle

    forme la communaut politique confre la vie humaine, et par quels moyens elle y parvient :

    ce sont les points sur lesquels les diffrents interprtes de la mtaphore du corps politique

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 5

    sopposent. Pour Aristote, par exemple, les citoyens sont comme les membres de la

    communaut politique parce quen elle se ralise la nature rationnelle de lhomme. Cest

    travers la conversation civique sur le juste et linjuste que la vie humaine trouve sa forme

    rationnelle. Dans la perspective radicalement oppose de Hobbes, lon pourrait dire que la

    constitution du corps politique confre la vie humaine une forme tout court , puisquelle

    fait passer lhomme du chaos de ltat de nature lordre civil, grce la formation du

    Souverain. Et, comme on le sait, la principale caractristique de ltat civil chez Hobbes est de

    constituer prcisment un ordre, cest--dire une absence de chaos. Si donc Hobbes soppose

    frontalement Aristote dans sa manire de concevoir le corps politique, les deux auteurs

    suggrent travers cette image que la dimension politique de lexprience humaine est

    centrale et irrductible, dans la mesure o son affaiblissement impliquerait, pour lun, une

    perte de rationalit, pour lautre un retour ltat informe de la multitude. Dautre part, la

    mtaphore du corps politique permet de relier la ralit politique lexprience humaine

    concrte. Tout en marquant la centralit de lordre politique, elle permet de rattacher celui-ci

    une ralit sensible et accessible : le corps humain. cet gard, il importe peu que les auteurs

    sappuient sur une comprhension pralable du corps humain pour laborer leur conception

    du politique ou quau contraire, comme ce peut tre le cas pour Hobbes, ils forgent une

    thorie du corps adapte leur propos politique. Ce qui compte avant tout, cest que la ralit

    politique trouve son expression dans une image qui possde une signification immdiatement

    sensible, quelle que soit par ailleurs la complexit de la thorie du corps avance par lauteur.

    Linterprtation mcanique du corps dfendue par Hobbes a beau tre sophistique et mme

    abstraite, le lecteur croit comprendre aisment ce quil lit dans lintroduction du Lviathan. La

    force de la mtaphore du corps politique est ainsi de pouvoir en mme temps dsigner le

    caractre irrductible de lordre politique et le rinscrire dans lexprience humaine la plus

    proche.

    Ce qui prcde nous ramne lambivalence de la notion de corps politique. Dun ct,

    en effet, nos remarques prcdentes sont susceptibles daggraver notre gne par rapport une

    telle notion. De prime abord, lide que la vie humaine requiert une mise en forme politique

    apparat contradictoire avec lindividualisme dmocratique. Si lhomme est un tre individuel

    et autonome, nest-ce pas que son existence trouve sa forme en elle-mme ? On peut

    dailleurs soutenir cette perspective sans dnier compltement limportance de la politique. La

    politique joue un rle important, crucial mme, dans la mesure o une certaine organisation

    du pouvoir est ncessaire pour que lhomme puisse sadonner librement ses expriences.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 6

    Mais, malgr tout, la dimension politique de lexistence demeure fondamentalement seconde,

    car cest en lui-mme que lindividu trouve sa forme. Dans cette perspective, il apparat trs

    difficile de renouer avec la signification traditionnelle du corps politique. De surcrot, la

    tentative pour rattacher la ralit politique lexprience du corps risque de paratre suspecte

    dans un contexte o le corps est peru de faon ambigu. lpoque contemporaine, le corps

    est certes valoris, dans la mesure o il reprsente la spontanit mme de la vie humaine. Le

    corps doit tre ainsi soign et surtout libr des contraintes morales et sociales qui pesaient

    autrefois sur lui. Mais en mme temps, le corps est une figure du dterminisme qui hante la

    vie de lhomme. Ses limites sont ainsi vcues comme une entrave au mouvement de la libert

    devant tre au maximum surmonte3. De mme, pourrait-on dire, que lhomme dmocratique

    voit naturellement au-del des frontires politiques, de mme il ressent comme trangement

    contraignantes les limites de son corps. Si lexprience du corps est elle-mme problmatique,

    lide de fonder lordre politique sur cette exprience le sera dautant plus. Et cependant,

    notre analyse prcdente nous rend dun autre ct manifeste le caractre incontournable de la

    mtaphore du corps politique. Sil est vrai que la notion de corps politique vise dabord

    illustrer la centralit du politique dans la vie humaine, cette notion dsigne un problme que la

    thorie politique ne peut contourner. En effet, on pourrait soutenir que la thorie politique

    cherche prcisment cerner ce que la vie humaine doit (ou ne doit pas) lordre politique.

    En quel sens la vie humaine est-elle mise en forme politiquement ? Dans quelle mesure

    chappe-t-elle lordre politique ? Telles sont les questions qui orientent la rflexion

    politique. En outre, la mtaphore du corps politique nous renvoie la question de savoir

    comment la ralit politique peut tre pense. En reliant la ralit politique lexprience du

    corps, cette mtaphore nous oblige nous demander en quels termes le politique peut tre

    dcrit et si lon peut spargner la tche de chercher la politique un fondement dans

    lexprience humaine concrte.

    En bref, la question du corps politique est une question qui ne passe pas. Dun ct, la

    mtaphore du corps politique semble impossible assimiler par la pense dmocratique. De

    3 Sur ce rapport paradoxal de lhomme contemporain au corps, voir les travaux dIsabelle Queval, Le Corps aujourdhui, Paris, Gallimard, Folio Essais, 455 p. ; Le dpassement de soi, figure du sport contemporain , Le Dbat, mars-avril 2001, n 114, p. 103-24. Dans cet article, Isabelle Queval crit par exemple : la spcificit de notre modernit est dtre tendue entre ces ples : sant et performance, mesure et dmesure. Ibid., p. 104.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 7

    lautre, la question du corps politique semble impossible vacuer, parce quelle touche au

    cur du phnomne politique. Nous pourrions dailleurs montrer, lappui de notre

    proposition, que la question du corps politique demeure lhorizon de la rflexion sur au

    moins deux phnomnes politiques contemporains. Nous nanalyserons quun seul de ces

    phnomnes, dans la deuxime partie de notre travail, mais tous deux tmoignent de la

    persistance de la question du corps politique. Premirement, la question du corps politique

    apparat sous-jacente la rflexion sur la nature et lavenir de la construction europenne. En

    cherchant ordonner les opinions sur le sujet europen, on saperoit en effet que le dbat

    central porte sur la question de savoir si lUnion Europenne peut et doit se constituer en un

    corps politique. Pour les uns, la construction europenne na de sens que si elle soriente en

    vue de la formation dune unit politique constitue, et capable de simposer parmi les tats

    du monde. LEurope peut-elle projeter sa ralit et sa volont sur le plan mondial ? 4,

    demandait ainsi Raymond Aron. Certains rpondent que oui, en ajoutant le plus souvent que

    lmergence du corps politique europen est le destin tout proche et irrsistible des nations du

    continent. Pour Jean-Claude Casanova, les Europens constituent bien dsormais entre eux

    un corps politique, parce quils dpendent troitement les uns des autres. Et la construction

    europenne consiste donner les rgles et les institutions adaptes sa protection externe et

    sa paix interne 5. Dautres se montrent plus sceptiques. Pierre Manent, par exemple, exprime

    ainsi ses doutes lgard du caractre politique de la construction europenne : Mais

    lEurope signifie-t-elle aujourdhui la dpolitisation de la vie des peuples, cest--dire la

    rduction de plus en plus mthodique de leur existence collective aux activits de la socit

    civile et aux mcanismes de la civilisation ? Ou la construction dun corps politique nouveau,

    dune grande, dune norme Nation ? 6. Sans aucun doute, cest la premire option qui, aux

    yeux de Pierre Manent, a jusqu prsent prvalu. Mais il existe un autre camp, dailleurs

    htrogne, organis autour de la rcusation de la question du corps politique. De ce ct, lon

    considre que loriginalit de la construction europenne consiste prcisment en ceci quelle

    accompagne la naissance dune union politique qui nest pourtant pas destine former un

    corps politique. Telle nous apparat la position dUlrich Beck. Pour ce dernier, la construction

    4 LEurope face la crise des socits europennes , confrence lULB, avril 1975, in LEurope des crises, Bruxelles, Emile Bruylant, 1976, p. 134. 5 Sur le patriotisme europen , Commentaire, Printemps 1992, vol.15, n57, p. 13. 6 La dmocratie sans la nation ? , repris dans Enqute sur la dmocratie, Paris, Gallimard, coll. Tel, 2007, p. 173.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 8

    europenne, en dpit du projet mme de ses fondateurs, a donn naissance une situation

    politique indite, caractrise par une multiplication des changes transnationaux sans

    intgration un systme politique unique. Cette situation, et donc labsence dun corps

    politique europen organis, loin dtre un problme, constituent la chance propre de lEurope

    contemporaine7. Si la position de Jean-Marc Ferry se distingue du cosmopolitisme de Beck,

    elle suppose galement que lEurope est destine chapper dune certaine faon au

    problme du corps politique. Pour Ferry, lEurope post-nationale nest pas cense former un

    corps politique, puisquelle rsulte plutt dune sorte dmancipation par rapport la

    formulation traditionnelle du problme de lidentit politique8.

    Nous voyons ainsi que, sans cesser dtre problmatique, la question du corps politique

    se situe au cur du dbat sur lUnion Europenne. Par ailleurs, la question du corps politique

    fixe une partie de la discussion sur la nature du phnomne totalitaire. Comme nous le

    montrerons plus tard, lexprience totalitaire peut en effet apparatre comme laboutissement

    dune logique politique organiciste. Pour Karl Popper, par exemple, ce qui caractrise la

    logique totalitaire de faon gnrale, cest quelle obit une vision organiciste (et

    historiciste) de la socit : Une socit close typique peut tre compare un organisme et

    la thorie biologique de ltat peut, dans une large mesure, lui tre applique. 9 Et en effet, il

    est dans le nazisme et dans le stalinisme socits closes exemplaires des indices que la

    socit tait conue comme un grand corps biologique dont les lments trangers devaient

    tre expulss. Dun autre ct, cependant, lexprience totalitaire semble correspondre une

    destruction radicale du corps social et politique des peuples concerns. Ce sont dabord les

    conditions minimales dun rapport politique entre les citoyens qui sont dtruites avec

    labolition de la libert de penser et dopiner. De plus, les mouvements totalitaires

    apparaissent anims par une sorte de ressentiment contre la finitude (historique,

    7 U. Beck et E. Grande, Pour un Empire europen, Paris, Flammarion, 2007, 412 p. U. Beck, Rinventer lEurope, une vision cosmopolite , Cultures et conflits, hiver 2007, p. 17-29. 8 Cest, si lon veut, larrogance du post-national. Il sagit dune identit politique mancipe, qui ne se forme pas sur des affiliations , J.M. Ferry et P. Thibaud, Discussion sur lEurope, Paris, Calmann-Lvy, 1992, p. 176. Il faudrait cependant tre plus prcis quant la thorie de Ferry. En effet, loriginalit de cet auteur est que, cherchant fonder lUnion Europenne sur une thique universelle, il ne refuse pourtant pas lide que lEurope forme une unit politique particulire. Mais il juge que la singularit europenne ne peut paradoxalement procder que de la mise en pratique de cette thique de dimension universelle. De cette faon, mais de cette faon seulement, pourra-t-on dire que lEurope incarne concrtement lide rpublicaine. Cf. Europe, la voie kantienne. Essai sur lidentit post-nationale, Paris, Cerf, 2005, p. 66. 9 K. Popper, La Socit ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979, tome 1, p. 142.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 9

    gographique, culturelle) du corps social. On pourrait ainsi soutenir que, pour Leszek

    Kolakowski par exemple, la drive totalitaire du communisme procde dune grave ngation

    des conditions charnelles de lexistence collective10.

    travers la rflexion sur lorientation de la construction europenne et le dbat sur la

    nature du totalitarisme, nous voyons que la question du corps politique se maintient, lors

    mme que cette notion est critique et rcuse par certains. Lide du corps politique est

    critique dans la mesure o elle semble figurer une clture de la socit sur elle-mme. Mais

    elle se maintient, parce que la notion de corps politique condense une question centrale pour

    la pense politique : en quel sens la vie humaine est-elle inscrite dans lordre politique ? De

    quelle manire lordre politique sinscrit-il dans lexprience humaine ?

    B- Problmatique et choix du corpus

    Les remarques qui prcdent nous permettent de prciser la question lorigine de

    notre travail. Celui-ci, en effet, ne rpond pas un intrt pur pour lhistoire de la pense

    politique. Mais il est n dune interrogation quant la manire dont nous, contemporains,

    nous rapportons lexprience politique. Eu gard aux remarques prcdentes, le problme

    est en effet de savoir si une laboration contemporaine de la notion de corps politique est

    possible, qui ne soit pas motive par la volont de retourner un rgime ancien du politique.

    10 Dans son analyse du mensonge totalitaire , Kolakowski affirme que le totalitarisme repose sur la ngation de lhistoire et de la gographie des peuples, laquelle est destine priver les hommes de la part collective de leur identit, et les rendre ainsi plus vulnrables la domination. Totalitarianism and the Virtue of Lie , publi dans I. Howe (d.), 1984 Revisited. Totalitarianism in our Century, New-York, Harper & Row Publishers, 1983, p. 131. Cette analyse pourrait tre avec prudence rapproche de la critique kolakowskienne de lutopie marxiste . Selon cette critique, le marxisme aurait gravement mconnu la ralit corporelle (dmocgraphique, gographique) de la vie sociale. Cf. Main Currents of Marxism, New York, Oxford University Press, 1978, vol. 1, p. 413-14. Or, si Kolakowski ne soutient certes pas que le communisme sovitique fut un produit direct du marxisme, et devrait lui tre imput, il invite cependant analyser les ombres ou les ambiguts du socialisme marxiste qui ont rendu possible une utilisation politique dramatique de cette doctrine. Cf. The Myth of Human Self Identity: Unity of Civil and Political Unity in Socialist Thought in L. Kolakowski et S. Hamshire (d.), The Socialist Idea : a Reappraisal, London, Weiden Feld and Nicolson, 1974, p. 18 sq. Et The Marxist Roots of Stalinism , in R. Tucker (d.), Stalinism, Essays in Historical Interpretation, New York, Norton, 1977, repris dans My Correct Views on Everything, South Bend, Indiana, St. Augustines Press, 2004. p. 28. On peut penser, bien que Kolakowski ne lcrive pas explicitement, quune de ces ambiguts rside dans la conception marxiste des conditions charnelles de lexistence sociale.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 10

    A-t-on les moyens, sans destituer demble la figure du sujet individuel et lide dhumanit

    qui lui correspond, de penser les caractres collectif et particulier de la communaut

    politique ? Plus prcisment, lexprience politique peut-elle tre encore pense par rfrence

    lexprience du corps ?

    Ce questionnement nous a conduite carter de notre tude la pense contre-

    rvolutionnaire, qui constitue une partie significative de la littrature sur le thme du corps

    politique, mais qui tient en quelque sorte pour rsolus les problmes que nous posons, dans la

    mesure o elle suppose que lindividualisme et luniversalisme dmocratiques sont

    essentiellement fallacieux11. Par ailleurs, nous avons choisi de laisser galement de ct la

    thologie politique anglaise et amricaine qui rhabilite la figure du corps politique mais sur

    la base dune reprsentation ecclsiale de la socit. En effet, tant donn les principes

    thoriques sur lesquels il repose, lanalyse de ce courant de pense nous aurait trop

    rapidement conduite vers une discussion du rapport entre religion et politique qui nous

    semblait dcale par rapport lorientation exacte de notre question12. Plus proche de notre

    sujet aurait t lanalyse du courant personnaliste. partir dune comprhension de la

    personne qui la distingue du pur individu, le personnalisme soriente en effet vers une thorie

    non seulement du corps politique, mais des corps intermdiaires dans lesquels lexistence

    personnelle sinscrit. Cependant, bien quil ne sagisse nullement dans ce cas dune

    application de la thologie au politique, linspiration chrtienne du personnalisme risquait

    encore de nous entraner sur un autre terrain de questionnement13. Enfin, nous avions dj,

    dans un plus petit travail, tent de dfinir les traits dune pense contemporaine du corps

    politique travers ltude de la pense rpublicaine franaise. On trouve en effet chez les

    penseurs rpublicains du tournant du XIXe et du XXe sicles une ide forte de la communaut

    11 Sur la pense de Joseph de Maistre et Louis de Bonald, voir notamment les travaux de J.Y. Pranchre, LAutorit contre les Lumires : la philosophie de Joseph de Maistre, Genve, Droz, 2004, 472 p. ; Totalit sociale et hirarchie : la sociologie thologique de Louis de Bonald , Revue europenne des sciences sociales, 2011-2, 49/2, p. 145-67. 12 Les principaux reprsentants de ce courant sont William T. Cavanaugh et John Milbank. Le premier est notamment lauteur de Theological Imagination, Londond, T&T Clarck, 2002, 126 p. Il a galement dirig avec Peter Scott The Blackwell Companion to Political Theology, Oxford, Balckwell, 2003, 566 p. J. Milbank est lauteur de Theology and Social Theories. Beyond Secular Reason, Oxford, Blackwell, 1995, 443 p. Il a dit avec C. Pickstock et G. Ward, Radical Orthodoxy, London, Routledge, 1999, 285 p. Voir galement larticle de H.J. Gagey et J.L Souletie, Sur la thologie politique , Raisons politiques, 2001-4, n 4, p. 168-187. 13 E. Mounier, Le Personnalisme, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1978, 127 p. Voir aussi J.F. Petit, Philosophie et thologie dans la formation du personnalisme dEmmanuel Mounier, Paris, Cerf, 257 p. Et G. Coq, Mounier : lengagement politique, Paris, Michalon, 2008, 121 p.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 11

    politique et nationale, pourtant associe la reconnaissance de lautonomie du sujet humain14.

    Cependant, nous avions but dans notre enqute sur deux limites qui nous ont incitE largir

    et finalement modifier notre corpus de thse. Tout dabord, dans les textes que nous avions

    tudis, lide de la Rpublique comme communaut civique la fois universelle et

    particulire tait si prsente quelle faisait lobjet en elle-mme dune faible thorisation.

    Autrement dit, parmi les auteurs tudis du moins, nul nimaginait que la Rpublique pt tre

    autre chose que lensemble des citoyens runis dans le cadre national. De sorte que

    lidentification de lautonomie humaine la communaut politique et la nation tait peine

    dfendue sur le plan thorique. Pour parler comme Pguy mais, en loccurrence, contre lui, on

    pourrait dire qu la fin du XIXe sicle, lide de la communaut politique appartenait encore

    au genre des penses organiques, quelle ntait pas devenue une ide logique, cest--dire

    une thse que lon puisse strictement analyser15. Dautre part, nous navons pas rencontr

    chez les penseurs rpublicains que nous avons lus de mtaphore du corps politique fortement

    structure, en ce sens que lide rpublicaine quils exprimaient ntait pas relie une thorie

    du corps particulire ou clairement situable. Nous avions affaire une pense de lhomme et

    de la politique, sans doute pntre dune certaine comprhension du rapport entre le spirituel

    et le matriel, mais une comprhension non thmatise. vrai dire, cest chez Pguy lui-

    mme que la thmatique de lincarnation est la plus forte, mais tant donn la nature de

    luvre de ce penseur, une analyse du texte pguyste naurait pu constituer une rflexion

    stricte sur la question du corps politique. Ainsi avons-nous t pousse vers des auteurs plus

    proches de nous dans le temps, et pour qui la question du corps et celle de la communaut

    politique taient prcisment devenues des questions rsoudre.

    Cest donc en suivant la question du corps politique que nous avons t mise sur la voie

    de la phnomnologie politique. Comme nous le montrerons de manire plus dtaille en

    premire partie, la phnomnologie se dfinit originellement, non comme une cole de

    pense, mais comme une mthode danalyse des phnomnes partir de lexprience plutt

    que dun quelconque systme logique ou scientifique. La dfinition de la mthode

    14 Notre mmoire de master portait plus spcifiquement sur les discours de J. Ferry, et luvre de C. Renouvier et L. Duguit. Le corps rpublicain. Lectures de J. Ferry, C. Renouvier et L. Duguit , mmoire de recherche, master 2 lEcole doctorale de Sciences-po Paris, sous la direction de P. Portier, 118 p. 15 Dans Notre jeunesse, Pguy sattriste que la Rpublique ne soit plus une pense organique, mais soit devenue, pour les rpublicains eux-mmes, une thse prouver, et pour dautres, une thse rfuter. On prouve, on dmontre aujourdhui la Rpublique. Quand elle tait vivante, on ne la prouvait pas. uvres en prose 1909-14, Paris, Gallimard, coll. La Pliade, 1961, p. 512.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 12

    phnomnologique par Husserl visait ainsi, dans un contexte de crise scientifique et de

    relativisme croissant, refonder notre connaissance des choses et de nous-mmes dans la

    vrit de notre exprience (la difficult tant bien entendu de savoir o se situe lexprience

    vraie, si elle nest pas dans les vidences immdiates et contradictoires de la vie quotidienne).

    Sous ce rapport, la phnomnologie se prsente lorigine comme un retour au sujet, ou du

    moins lexprience subjective, et porte lambition dune science universelle valable pour

    tous les hommes. Ainsi la phnomnologie sinscrit-elle, travers ses diffrents

    dveloppements, dans un horizon de pense contemporain, cest--dire orient par lide de

    lautonomie du sujet et de luniversalit humaine. Mais en mme temps, ds lpoque de

    Husserl, la phnomnologie dcouvre, travers une description scrupuleuse de lexprience

    subjective, que celle-ci nest jamais que lenvers du rapport fondamental du sujet au monde.

    Retournant au sujet, elle rvle que celui-ci existe en appartenant au monde : monde des

    objets et des phnomnes, mais aussi monde social et culturel. Ds les commencements de

    lentreprise phnomnologique, lexprience subjective et lide dhumanit sont donc

    pleinement reconnues et cependant rinscrites dans les formes sociale et historique de

    lexistence humaine. Ce double mouvement de pense nous est apparu susceptible de

    conduire une interprtation contemporaine de la place de la communaut politique dans la

    vie humaine.

    De surcrot, la phnomnologie, dans son effort pour faire droit lexprience vcue, a

    produit une pense nouvelle du corps humain, qui constitue en mme temps une rhabilitation

    de la dimension corporelle de lexistence contre toutes les rductions instrumentales ou

    naturalistes du corps. Cette rinterprtation phnomnologique du corps, commence avec

    Husserl et poursuivie aprs lui, sappuie sur une distinction entre le corps vcu, appel en

    franais corps propre ou corps de chair (Leib, en allemand) et le corps simplement biologique

    (Krper). Le corps propre est bien le corps humain rel et charnel, mais tel quil participe

    lexprience propre du sujet. Sil soppose au corps biologique dont parlent les scientifiques,

    ce nest donc pas comme le lger soppose au concret. Cest au contraire que la description

    savante de lorganisme humain, en vertu de laquelle le corps nest quun systme de stimuli et

    de rponses pris dans un rapport ncessaire la nature extrieure, est fondamentalement

    abstraite par rapport lexprience corporelle vcue. En effet, dans lexprience vcue, le

    corps apparat autrement li lidentit personnelle du sujet. Il en est tout dabord

    insparable, de sorte que lon peut presque dire que le corps propre est le sujet lui-mme.

    Mais en mme temps, le corps de chair est le medium du rapport (vivant et non ncessaire) du

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 13

    sujet au monde. En dautres termes, le corps propre participe la fois de lidentit du sujet par

    rapport au monde et de son ouverture ce dernier. Or, de ce ct-ci, il nous semblait encore

    que la phnomnologie pouvait tre porteuse dune nouvelle lecture du corps politique. Dune

    part, il nous semblait que la diffrenciation du corps propre et du corps biologique tait

    susceptible de soutenir une comprhension du corps politique qui se spare de lorganicisme.

    Si le corps est distinct de lorganisme, toute pense du corps politique nquivaut pas

    forcment ce que Popper appelle une thorie biologique du politique. Dautre part, sil

    est vrai, comme nous lavons rapidement suggr, que le corps propre est le vecteur du

    rapport du sujet au monde, on peut imaginer que le corps propre joue un rle dans la

    participation du sujet au monde politique, ou la communaut politique. Le corps propre, tel

    quil est dcrit par les phnomnologues, pourrait donc tre non seulement la figure, mais le

    mdium de lexprience politique. Telle est lhypothse initiale qui a prsid llaboration

    de notre travail.

    Cette hypothse ouvrait la voie deux enqutes de nature trs diffrente. En thorie,

    elle aurait pu conduire la libre laboration dune phnomnologie du corps politique partir

    de notre exprience. En pratique, un tel projet tait immatrisable. Lautre option, que nous

    avons retenue, consistait rechercher dans la littrature phnomnologique existante les

    lments dune thorie du corps politique. Le choix de cette option nous a donc conduite du

    ct de ce que lon peut appeler la phnomnologie politique . Par cette expression, on

    dsigne les diffrents auteurs qui, tout en sinscrivant plus ou moins explicitement dans la

    tradition phnomnologique, ont concentr leur analyse sur les problmes politiques.

    Cependant, du fait du caractre mthodologique et non pas systmatique de la

    phnomnologie, ce quon appelle la phnomnologie politique ne constitue pas une

    proposition politique unique, mais comprend une varit de positionnements plus ou moins

    distincts. Au sein de la phnomnologie politique, nous avons choisi quatre auteurs dont

    luvre, premire lecture, semblait aborder, sous un angle ou sous un autre, la question du

    corps politique. Tout dabord, nous avons choisi de conduire notre interrogation travers la

    lecture dHannah Arendt et Maurice Merleau-Ponty. De luvre dArendt, on retient le plus

    souvent la critique virulente de lorganicisme. Celle-ci est en effet cruciale. Lorsque la socit

    est conue et fonctionne comme un grand organisme, cest--dire est soumise des processus

    historiques ou conomiques dont la ncessit sapparente celle des lois naturelles, la facult

    dagir de lhomme est dtruite en mme temps que la pluralit des tres humains. Et

    cependant, on mconnat gnralement que cette critique est assortie chez Arendt dune

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 14

    pense non moins forte du corps politique. Dans un texte de 1961 que nous tudierons

    prcisment, Arendt crit par exemple : L o les hommes vivent ensemble mais ne forment

    pas un corps politique () les facteurs rgissant leur conduite ne sont pas la libert, mais les

    ncessits de la vie et le souci de leur propre prservation. 16 Dans ce passage, on remarque

    que la critique dun mode de vie asservi la ncessit biologique va de pair avec laffirmation

    du corps politique comme lieu daccomplissement de la libert humaine. Plus gnralement,

    on peut dire quArendt retrouve lide du corps politique dans la mesure o elle sefforce de

    rinscrire la libert humaine dans le cadre de la communaut politique qui lui est appropri.

    Cependant, on ne rencontre pas chez Arendt de pense du corps propre qui puisse justifier la

    mtaphore du corps politique laquelle lauteur recourt. La notion du corps propre est en

    revanche centrale dans luvre de Merleau-Ponty, chez qui elle constitue le fondement de

    lanalyse sociale et politique. La rflexion de Merleau-Ponty suit en effet une double

    direction. Dun ct, Merleau-Ponty conduit une rflexion de philosophie gnrale, destine

    montrer, partir dune phnomnologie de lexprience subjective et en particulier de

    lexprience perceptive, que lexistence du sujet est insparable de son inscription dans le

    monde par le corps propre. Le sujet humain nest pas une conscience pure dont la libert

    consisterait nier les limites de son corps et le monde donn. Il est un tre de chair qui ne

    peut exister de manire libre quen poursuivant lhistoire personnelle dont son corps est

    porteur et en se mlant au monde. Or, conjointement, Merleau-Ponty entend montrer que

    lanalyse du corps propre peut servir de fondation une pense de la socit et du politique17.

    Dune part, en effet, la participation au monde social et politique constitue une forme

    dappartenance comparable lappartenance du sujet son corps. Lincarnation du sujet dans

    un corps donne certes une figure finie lexistence subjective, mais en mme temps, cest

    dans la finitude du corps propre que se situe le principe de la libert humaine. De faon

    comparable, le fait que la vie humaine soit inscrite dans un cadre social et politique particulier

    signifie que lhumanit ne nous apparat jamais que sous des visages singuliers. Mais cest

    pourtant au travers de ces formes singulires que luniversalit humaine se dploie. Dautre

    part, Merleau-Ponty suggre que le corps propre est aussi le mdiateur du rapport du sujet au

    monde social et politique. Si lhomme tait une conscience pure, suggre Merleau-Ponty, sa

    participation ce monde serait incomprhensible, car il serait un tre immdiatement

    16 What is Freedom ? , Between Past and Future, New York, Viking, 1969, p. 148. 17 Voir louvrage de K.H. Whiteside, Merleau-Ponty and the Foundation of Existential Politics, Princeton, Princeton University Press, 1988, 339 p.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 15

    universel. Mais lhomme est un tre incarn, de sorte que, par son corps, il se trouve inscrit

    dans un rapport privilgi avec dautres hommes, dans une communaut humaine particulire.

    Nous voyons ainsi que, pour Merleau-Ponty, il existe un lien non seulement analogique mais

    rel entre le corps propre et lexprience sociale et politique de lhomme.

    Une lecture croise dArendt et Merleau-Ponty semblait donc simposer, puisque la

    premire propose une thorie du corps politique dont le second fournit les soubassements. En

    mme temps, cette lecture tait rendue difficile par la distance qui spare les deux auteurs.

    Curieusement peut-tre, ceux-ci ne sont jamais entrs vritablement en dialogue et leurs

    proccupations semblent parfois trs loignes18. Par exemple, le souci arendtien pour la

    dimension proprement politique de lexprience sociale qui sexprime notamment dans

    lanalyse arendtienne de la cit grecque, parat gnralement absent de la rflexion de

    Merleau-Ponty, lequel voque volontiers dun mme souffle lexprience sociale et politique

    de lhomme. Cette diffrence est une illustration de lcart qui spare les deux auteurs et qui

    parat difficilement franchissable. Cest la raison pour laquelle nous avons choisi dinclure

    luvre de Paul Ricur notre corpus. En effet, lintrt de la rflexion de Ricur pour notre

    sujet rside en ceci quelle joint les deux mouvements de pense que nous avons voqus.

    Lecteur de Merleau-Ponty et plus tard dArendt, Ricur sinspire explicitement de ces auteurs

    pour laborer une pense politique qui tienne ensemble la spcificit du politique et sa

    fondation dans une philosophie du corps propre. La question du corps propre et celle du corps

    politique sont dailleurs trs tt prsentes dans les crits de Ricur. Sur le plan politique, il est

    notable quun des premiers articles de Ricur (et le plus connu) raffirme la ncessaire

    participation de lindividu au corps politique : il ne faut pas oublier, crit Ricur en 1957, que

    lhumanit vient lhomme par le corps politique 19. Cette proposition est continuellement

    raffirme par Ricur. Dans un texte de 1995, il dclare ainsi appartenir, comme Arendt, la

    tradition du libralisme politique selon laquelle la libert humaine ne se ralise effectivement

    qu lintrieur du corps politique20. Paralllement, Ricur travaille relier cette proposition

    lanalyse du corps propre quil a conduite dans ses premiers travaux. Sinscrivant dans la

    continuit des crits de Merleau-Ponty, Ricur a en effet consacr un de ses premiers

    18 On trouve seulement quelques allusions dArendt la philosophie gnrale de Merleau-Ponty dans son ouvrage paru de faon posthume The Life of the Mind, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1978, 258 p. Voir notamment les deux premiers chapitres. 19 Le paradoxe politique , Vrit et Histoire, Paris, Seuil, Points Essais, 1967, p. 297. 20 Qui est le sujet de droit ? , Le Juste 1, Paris, Esprit, 1995, p. 39-40.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 16

    ouvrages llaboration dune phnomnologie de la volont mettant en vidence la part du

    corps propre dans laction volontaire21. Par la suite, il sest attach montrer que la thorie du

    corps propre constitue le fondement philosophique adquat une authentique rflexion

    politique. Dans luvre de Ricur, on peut donc esprer trouver les moyens de franchir la

    distance qui spare lanalyse arendtienne de la pense de Merleau-Ponty. Enfin, nous avons

    progressivement t conduite prendre en compte les crits de Claude Lefort. Comme

    Ricur, Lefort est troitement familier de la pense de Merleau-Ponty (dont il fut le

    secrtaire), de mme quil na cess de penser avec Arendt, et parfois contre elle22. Mais, si la

    lecture de Lefort sest rvle incontournable, ce nest pas seulement que celui-ci synthtise

    sa manire linspiration arendtienne et linspiration merleau-pontienne. Cest surtout que, sur

    le thme du corps politique, Lefort conduit une rflexion qui la fois complte et contredit

    lhypothse que nous avons jusquici dveloppe. Lanalyse politique de Lefort confirme

    notre hypothse de travail, dans la mesure o elle claire la faon dont lexprience humaine

    est mise en forme au sein de la communaut politique. Sous ce rapport, nous sommes tout

    prs dune thorie lefortienne du corps politique. Mais en mme temps, lanalyse de Lefort

    contredit notre hypothse, parce quelle identifie la notion de corps politique un modle de

    socit ancien, et plus exactement, pr-dmocratique. Pour Lefort, le modle du corps

    politique est principalement celui de lAncien Rgime franais, dans lequel la socit projette

    son unit dans le corps du roi. De ce ct, lauteur semble donc nous interdire toute tentative

    pour reconstituer une thorie contemporaine du corps politique. (Nous tcherons cependant

    danalyser ce quil reste du corps politique dans la comprhension lefortienne de la

    dmocratie.) Si donc nous avons tenu intgrer luvre de Lefort notre enqute, cest en

    raison de lobjection interne quelle constitue en quelque sorte : la lecture de Lefort introduit

    dans notre propos une complication que nous ne voulions pas contourner.

    En composant notre corpus, nous avons volontairement laiss de ct dautres auteurs

    qui pouvaient tre rattachs la tradition phnomnologique. Tout dabord, nous avons choisi

    de ne pas nous concentrer sur luvre des fondateurs de la phnomnologie. La raison

    principale de ce choix est que la question politique est pour ainsi dire absente de la

    philosophie de Husserl, mais aussi, et peut-tre plus encore, de la phnomnologie

    heideggrienne. Husserl et Heidegger ont pos les jalons dune phnomnologie qui

    21 Philosophie de la volont 1 et 2, Paris, Seuil, Points, 2009 [1e d. 1949 et 1960], 618 et 582 p. 22 C. Lefort, Thinking with and against Hannah Arendt , Social Research, Summer 2002, 69/2, p. 447-61.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 17

    deviendra aprs eux politique, mais ils nont pas eux-mmes labor de thorie politique

    proprement dite. Cest pour une raison du mme genre que nous avons laiss de ct luvre

    de Lvinas. Celle-ci se concentre en effet prioritairement sur le problme de lthique et non

    du politique, mme sil existe chez Lvinas une pense de linstitution que nous aurons

    loccasion de mentionner. Pour Lvinas, les institutions politiques sont rendues ncessaires

    par le fait que les hommes ne peuvent vivre continuellement dans le face face thique de

    lun avec lautre, cest--dire par lirruption du tiers et avec lui, de toute la pluralit humaine.

    Dautre part, nous avons cart de notre tude luvre de Sartre, pour la raison que

    linterprtation sartrienne de la libert apparat franchement contradictoire avec celle

    dfendue par les auteurs de notre corpus. Pour Sartre, la libert consiste essentiellement

    sarracher au monde donn. Elle est activit pure et toute forme dappartenance semble la

    faire retomber dans la pure passivit. Tout autre est la comprhension de la libert que les

    auteurs de notre corpus associent leur thorie du politique ou du corps propre23. Merleau-

    Ponty et Lefort se sont dailleurs vigoureusement opposs la politique sartrienne et nous

    aurons plus loin rappeler les termes de cette opposition. Nous avons encore choisi de ne pas

    traiter de la sociologie dAlfred Schutz, parce quelle se situe volontairement au-del de

    lapproche phnomnologique. Enfin, nous navons pas intgr notre tude luvre de Jan

    Patocka qui aurait pu ltre. Les raisons de ce dernier choix sont essentiellement dordre

    pratique. Dune part, nous avions cur de lire les auteurs dans le texte original, ce qui nous

    aurait t impossible dans les cas des crits tchques de Patocka. Dautre part, il tait dj

    extrmement difficile de traiter ensemble quatre auteurs en respectant loriginalit de chaque

    uvre ; ajouter un cinquime nom notre corpus aurait rendu lentreprise encore plus

    prilleuse.

    C- Hirarchie des questions et positionnement mthodologique

    Nous avons montr comment, en suivant le fil de notre interrogation, nous avons t

    progressivement conduit tudier les textes de la phnomnologie politique et, plus

    23 Jean Bourgault a montr dans un article de 2005 quil existe une thorie du corps politique chez Sartre. Mais il sagit en ralit, comme lindique lauteur, dune thorie du corps en fusion fondamentalement trangre lide du corps politique telle quArendt ou Ricur la dfend. Cf. J. Bourgault, Repenser le corps politique. Lapparence organique du groupe dans la Critique de la raison dialectique. , Temps Modernes, 2005-07/10, N 632-324, p. 477-504.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 18

    prcisment, dArendt, Merleau-Ponty, Ricur et Lefort. En soulignant ainsi la logique de

    nos choix de lecture, nous voulons signifier que la question du corps politique a toujours t

    premire dans notre recherche. Cette thse ne traite pas dabord et prioritairement de lhistoire

    de la phnomnologie. Elle est entirement oriente par la question de savoir si, dans le

    contexte contemporain, nous pouvons concevoir de la communaut politique une ide aussi

    dtermine et familire que celle contenue dans la notion de corps politique. Les auteurs que

    nous avons choisis nous ont paru les plus mme de nous aider poursuivre jusquau bout

    cette interrogation. Cest pourquoi lon ne doit pas sattendre une lecture complte ou

    exgtique de luvre des auteurs tudis. Notre propos ntait pas dapporter une

    contribution aux tudes arendtiennes, merleau-pontiennes, ricuriennes. Mais il sagissait

    pour nous de suivre, lintrieur des uvres choisies, le chemin de notre questionnement. Ce

    faisant, nous navons pas craint de laisser de ct les textes ou les arguments qui ntaient pas

    relatifs notre question. linverse, nous navons pas hsit reprendre un argument dj

    bien connu lorsquil participait la construction de notre rflexion. Cest donc par la

    dynamique du questionnement que ce travail se distingue des travaux existant sur la

    phnomnologie politique. En mme temps, tant donn lorientation thorique de notre sujet,

    la prcision de notre lecture et de nos commentaires constituait la premire garantie de rigueur

    de notre travail. Si donc nous avons constamment suivi notre interrogation, nous avons tch

    de rester cependant au plus prs des textes. Ctait pour nous lunique faon de donner prise

    une discussion critique de notre argumentation. Nous avons voulu lire les textes partir de la

    question du corps politique, mais nous laisser en mme temps instruire voire contredire par

    eux. Dans lensemble, la rdaction de ce travail a donc t anime par une tension tension

    entre la question que nous adressions aux textes et le discours propre quils nous adressaient.

    Aussi notre travail conserve-t-il malgr tout une dimension relative lhistoire de la pense

    politique au sens strict, mme si cette dimension est secondaire. Il nous semble ainsi que, par

    endroits du moins, notre texte peut contribuer la discussion sur la vritable signification de

    luvre de lun ou lautre auteur. Cela nous semble vrai en particulier dans le cas dArendt et

    Lefort. Comme nous le signalions plus haut, on sarrte souvent, dans luvre dArendt, la

    critique de lorganicisme et lexaltation de laction pure. Mais cette uvre contient aussi

    une rflexion sur les conditions politiques de laction, dont le corps politique constitue en

    fait la runion. Sur ce point, il nous semble que notre lecture contribue mettre en vidence

    une tension interne la pense arendtienne qui est parfois rduite. Par ailleurs, on a tendance

    ramener la thorie politique de Lefort une opposition simple entre une socit totalitaire

    organise par le modle politique du corps et une socit dmocratique prive de modle

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 19

    organisateur. Nous montrons que lopposition na pas cette simplicit, puisque le modle

    totalitaire est galement dfini par Lefort comme un modle mcanique (la socit totalitaire

    fonctionne comme une machine), tandis que la socit dmocratique conserve une structure

    charnelle. En bref, il nous apparat quen posant la question du corps politique, on contribue

    aussi mettre en lumire certains aspects moins vidents de la pense de tel ou tel auteur.

    Une analyse de la bibliographie existante montre que, jusqu il y a peu de temps, le

    corps politique tait un objet plutt dlaiss des tudes politiques. Plus exactement, cette

    notion tait tudie, mais de faon latrale. La mtaphore du corps politique a souvent t

    analyse en tant qulment argumentatif dans la pense dun auteur particulier. On trouve

    ainsi facilement, sinon des ouvrages, du moins des chapitres ou des articles consacrs la

    mtaphore du corps politique chez Platon, Hobbes, Rousseau. Nous pouvons citer, simple

    titre dexemple, le texte que Robert Drath consacre la thorie organiciste de la socit

    chez Rousseau dans son ouvrage Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son

    temps24 ; ou encore les passages lis la mtaphore hobbesienne du corps dans les ouvrages

    de Raia Prokhovnik25 ou Quentin Skinner26 (entre autres). Cependant, nous voudrions

    mentionner trois livres qui abordent la question du corps politique dans une perspective plus

    large, bien que diffrente de la ntre. Le premier est louvrage dErnst Kantorowicz28.

    Lenqute mene dans Les Deux corps du Roi relve de lhistoire juridique. Elle vise, comme

    on le sait, tablir les origines de la thorie qui, partir du XVe sicle et en Angleterre

    particulirement, prte au monarque deux corps distincts, un corps naturel et mortel, et un

    autre politique et imprissable. En vertu de cette reprsentation, le roi nest pas seulement un

    gouvernant, il est lincarnation du royaume et de sa permanence. Kantorowicz retrace de

    manire dtaille lhistoire de la thorie des deux corps du roi depuis les premiers temps de la

    monarchie liturgique, lorsque le roi ntait pas seulement obi comme un homme mais

    identifi la personne du Christ. Le rcit de Kantorowicz, dans sa complexit, lie plusieurs

    arguments. Dune part, il indique les origines thologiques de la thorie des deux corps du

    roi : celle-ci procde dune translation au domaine juridique de lide de lglise comme

    24 La thorie organiciste de la socit chez Rousseau et ses prdcesseurs , appendice IV, in J.J Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1970, p. 410-13. 25 Rhetoric and Philosophy in HobbesLeviathan, New York, Garland, 1991, 249 p. 26 Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, 477 p. 28 Les Deux corps du Roi, in E. Kantorowicz, uvres, Paris, Quarto Gallimard, 2000, p. 645-1222.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 20

    corps mystique du Christ. Dautre part, mettant en lumire les glissements et transformations

    que la notion de corps mystique subit au cours de son histoire, Kantorowicz rvle le

    caractre moderne de la thorie des deux corps du roi. Le livre, autrement dit, nous fait passer

    dune reprsentation mdivale de la royaut et de lglise la comprhension proprement

    moderne de la monarchie. La lecture de louvrage de Kantorowicz a particulirement compt

    dans la conception de notre travail, pour deux raisons. Tout dabord, on verra que la rfrence

    Kantorowicz informe de faon dterminante la thorie politique de Lefort. Mais avant de

    nous confronter la thorie lefortienne, la lecture des Deux corps du Roi avait influenc notre

    recherche, dans la mesure o louvrage oblige se faire une ide complexe de la mtaphore

    du corps politique. En effet, ce qui est en ralit frappant la lecture du rcit de Kantorowicz,

    cest combien il est impossible de rduire cette mtaphore une comprhension simple,

    matrialiste ou biologique, de la socit. Ce rcit rvle dune part la dimension spirituelle et

    vraiment politique de la mtaphore du corps. Il met dautre part en vidence la varit de

    significations de la notion de corps politique dans le temps. Par exemple, on comprend

    que, dans le cadre monarchique, la mtaphore du corps politique est tendue entre une

    interprtation plus traditionnelle qui situe lorigine du pouvoir et de la lgitimit dans le corps

    du peuple et une interprtation moderne qui fait du souverain la source de lunit du royaume.

    Tout en rattachant donc visiblement la mtaphore du corps politique au rgime monarchique,

    cest--dire lAncien Rgime, le texte de Kantorowicz incite une redcouverte de lide du

    corps politique dgage de prjugs conceptuels.

    En second lieu, il nous faut citer louvrage classique que Judith Schlanger a consacr

    aux mtaphores de lorganisme, ainsi que ltude plus rcente de Claude Blanckaert qui en

    prend dune certaine faon la suite. Dans Les Mtaphores de lorganisme, paru pour la

    premire fois en 197129, J. Schlanger tudie la rcurrence protiforme de la mtaphore

    organique dans les thories de la fin du XVIIIe sicle et du XIXe sicle. cette poque,

    limage de lorganisme ne cesse de revenir dans le discours thorique, quels que soient, pour

    ainsi dire, le champ disciplinaire et le camp intellectuel dans lesquels on se situe. De ce

    constat, et de lanalyse dun certain nombre doccurrences de la mtaphore, J. Schlanger

    conclut que la centralit de celle-ci tient essentiellement la fonction quelle joue dans le

    discours intellectuel, plutt qu sa signification intrinsque. Si la mtaphore organique est si

    frquente, ce nest pas quelle simpose la pense en raison de ce quelle signifie, mais cest

    29 J. Schlanger, Les Mtaphores de lorganisme, Paris, LHarmattan, 1995 [1e d. 1971], 262 p.

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 21

    quelle est repre par lesprit du fait des besoins du raisonnement quelle vient combler. Ce

    nest donc pas le sens mais lusage de la mtaphore qui compte fondamentalement. Limage

    de lorganisme ne peut certes pas tout dire : elle sert toujours souligner lunit interne et la

    finalit propre de la totalit sociale, et dnoncer une reprsentation composite ou

    artificialiste de la socit. Mais on ne peut comprendre quelle apparaisse chez tant dauteurs

    diffrents quen prenant conscience des besoins pratiques du discours auxquels elle rpond.

    On peut rapprocher de louvrage de J. Schlanger ltude que C. Blanckaert a consacre la

    tendance organiciste de la sociologie du XIXe sicle. C. Blanckaert vise spcifiquement,

    travers les thories sociologiques du XIXe sicle, une reprsentation organiciste du social,

    cest--dire une dfinition de la socit en termes biologiques. Le propos de lauteur est alors

    de montrer que lorganicisme, contrairement ce quil prtend, est politiquement et non pas

    scientifiquement orient. En explorant les fondements scientifiques de la sociologie du XIXe,

    Blanckaert rvle en effet que la biologie des sociologues est au moins autant informe par

    leur reprsentation du social que linverse. Dans le cas des thories tudies, cest plutt

    limage de lorganisme humain qui procde de lanalyse sociologique, que lanalyse

    sociologique dun savoir biologique acquis. Les deux analyses que nous venons de citer nous

    ont permis, au commencement de notre recherche, de prciser par la ngative la nature exacte

    de notre objet. En effet, cest une thorie de la communaut politique, distincte de

    lorganicisme, mais aussi de lanalyse sociologique de la totalit sociale, que nous avons

    cherch reconstituer. Autrement dit, au risque de nous rpter, notre recherche suppose

    quune thorie du corps politique nest pas forcment quivalente une reprsentation

    organiciste du politique ; et elle sinscrit par ailleurs dans un registre politique et non

    sociologique. En mme temps, largument de J. Schlanger et de C. Blanckaert, qui met en

    vidence la faon dont le sens de limage de lorganisme est en fait dtermin par son usage

    dmonstratif ou politique, a attir notre attention sur la rciprocit du lien entre pense du

    corps et pense politique. Nous pensions quune interprtation du politique pouvait sappuyer

    sur la phnomnologie du corps propre ; largument de J. Schlanger et C. Blanckaert nous a

    donn penser quune phnomnologie du politique pouvait en retour clairer notre

    exprience du corps.

    Par rapport luvre matresse de Kantorowicz et aux travaux de Schlanger et

    Blanckaert, notre travail voudrait sinscrire dans une perspective plus directement politique et

    contemporaine. Dans ce travail, nous tchons de transposer la question du corps politique du

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 22

    champ de lhistoire, juridique ou sociologique, au domaine proprement politique. Il sagit,

    encore une fois, de comprendre quel sens politique la mtaphore du corps peut revtir, tout en

    se demandant dans quelle mesure cette mtaphore est tenable dans le contexte qui est le ntre.

    Cette question exigeait dtre mise en forme de manire rigoureuse. En effet, la plupart des

    termes qui composent notre interrogation corps politique , phnomnologie politique ,

    corps propre appellent une dfinition prcise. Cest pourquoi, la premire partie de notre

    travail est consacre la mise en place de notre questionnement. [Premire partie] Dans

    cette partie, nous tchons dabord dentrer plus avant dans la, ou plutt les significations

    classiques de la mtaphore du corps politique. cette fin, et sans prtendre reconstituer

    lhistoire de cette mtaphore, nous analysons trois acceptions majeures de la notion de corps

    politique. Cette analyse concerne la politique dAristote, lanalogie du corps politique

    labore par le penseur mdival Jean de Salisbury, et le Lviathan. Le but de ce dtour

    historique est de nous permettre de renouer avec le sens politique de limage du corps. Il est

    galement de nous aider comprendre par o la notion de corps politique est lie une

    comprhension ancienne ou plus ancienne du politique. En second lieu, nous proposons une

    dfinition de la mthode phnomnologique et, plus prcisment, une analyse du rapport

    contradictoire que la phnomnologie a entretenu avec lobjet politique. Nous tchons de

    montrer pourquoi, malgr le dsintrt des premiers phnomnologues pour la politique, la

    rflexion phnomnologique est susceptible de conduire une nouvelle interprtation du

    corps politique. [Deuxime partie] Avec la deuxime partie de notre travail, nous entrons

    dans lanalyse des textes de notre corpus. Cette partie est centre sur linterprtation

    quArendt, Merleau-Ponty, Ricur et Lefort ont dfendue du totalitarisme ou des expriences

    nazie et sovitique. La raison pour laquelle nous avons choisi dentrer dans lanalyse des

    uvres par la question du totalitarisme est double. Premirement, pour chacun des auteurs de

    notre corpus, la confrontation avec lexprience nazie ou sovitique a constitu un

    dclencheur de la rflexion politique. On pourrait dire quavec ces auteurs, la

    phnomnologie est devenue politique en subissant le choc du nazisme ou du sovitisme.

    Deuximement, cest dans lanalyse du phnomne totalitaire (Merleau-Ponty nemploie

    pas ce mot) que chaque auteur rencontre la question du corps politique. La socit totalitaire

    est-elle porte par une logique organiciste, rsulte-t-elle de la destruction du corps politique ?

    Cette interrogation informe la rflexion des quatre auteurs sur lexprience nazie et

    sovitique. De surcrot, il nous semble que le problme du caractre totalitaire ou non de

    limage du corps politique devait tre clarifi ds le dpart. tant donn lidentification

    parfois opre entre limage du corps politique et la logique totalitaire, toute tentative pour

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 23

    penser nouveaux frais la question du corps politique est contrainte de commencer par

    desserrer cette identification. [Troisime partie] Dans la troisime partie de notre travail,

    nous tchons de reconstituer les lments centraux dune phnomnologie du corps politique.

    Trois questions sont ici abordes. La premire est celle du rapport entre lindividu et la

    communaut politique. Tous les auteurs de notre corpus, Arendt et Ricur en particulier, font

    de lagent humain le sujet propre de la politique. La question est alors de comprendre en quel

    sens la communaut des agents forme un corps politique. Le deuxime chapitre concerne la

    structure historique de la communaut politique. La notion de corps politique suggre en effet

    que lexistence de la communaut politique est une donne de lexprience collective, comme

    lexistence du corps propre est une donne de lexprience individuelle. Elle suggre, en

    dautres termes, une antriorit de la communaut politique par rapport laction politique. Il

    sagit alors de comprendre comment laction politique peut sinscrire dans des institutions qui

    lui prexistent sans perdre sa dynamique novatrice. Linterprtation merleau-pontienne et

    lefortienne de lide dinstitution est en particulier analyse. Enfin, dans un troisime et

    dernier chapitre, nous posons la question de larticulation des diffrentes sphres dactivit

    humaine au sein de la communaut politique. En effet, la notion de corps politique voque

    lide dune unit de lexprience politique. Lexprience sociale de lhomme est pourtant

    diverse : elle est la fois une exprience politique, juridique, esthtique, scientifique,

    religieuse. La diffrenciation des domaines dexprience constitue de surcrot un trait

    caractristique du rgime dmocratique. Le problme est donc de saisir quelle sorte dunit le

    fonctionnement de la communaut politique introduit dans la vie sociale.

    La principale difficult mthodologique que nous avons rencontre rside dans le

    nombre des uvres tudies. Notre travail exigeait la fois une lecture soigne de chaque

    auteur et la poursuite dun questionnement unique sur le problme du corps politique. Pour

    faire droit ces exigences, nous avons dabord choisi de traiter sparment chacun des

    auteurs dans notre deuxime partie. Ce choix simposait dautant plus quArendt, Lefort,

    Ricur et surtout Merleau-Ponty ne parlent pas du nazisme ou du sovitisme dans les mmes

    termes. (Nous lavons dj soulign, Merleau-Ponty nuse pas du concept de totalitarisme

    quand celui-ci est la cl de lanalyse arendtienne ou lefortienne.) En revanche, dans notre

    troisime partie, nous avons donn priorit notre questionnement en composant des

    chapitres thmatiques. lintrieur de ces chapitres nous avons chaque fois tent dinstruire

    un dialogue plus troit entre deux, ou trois des auteurs concerns. aucun moment, nous

    navons ainsi renonc faire entendre la parole propre de chaque penseur. Enfin, nous

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 24

    pouvons noter que, de mme que notre interrogation prend peu peu le dessus sur la

    prsentation du parcours intellectuel des auteurs, de mme nous circulons de plus en plus

    librement parmi les textes. Dans notre deuxime partie, nous nous efforons en effet de suivre

    la fois logiquement et chronologiquement la constitution de la pense de nos auteurs au

    sujet du totalitarisme. Dans notre troisime partie, en revanche, nous sollicitons les textes qui

    offrent une rponse la question chaque fois pose, en prcisant le contexte de leur rdaction,

    mais sans ncessairement suivre lordre historique de leur parution.

    Remarques sur la thse de Mme Glonec

    Au moment de terminer ce travail, nous avons appris du professeur tienne Tassin

    quune thse venait dtre soutenue sur un sujet trs proche luniversit Paris VII. La thse

    dAnne Glonec, intitule Du corps au corps politique ? Pour une refonte phnomenologique

    de lanalogie a t soutenue un peu avant la ntre non pas en science politique mais en

    philosophie. Nous avons donc travaill en parallle dA. Glonec, sans avoir connaissance du

    travail lune de lautre. Au final, nos deux thses apparaissent la fois trs proches par leur

    sujet et largement diffrentes dans leur approche. Parce que la thse dA. Glonec a t

    dfendue avant la ntre, il nous semble ncessaire, au terme de cette introduction, de marquer

    en quoi notre travail sapproche et se diffrencie du sien.

    La thse dA. Glonec est anime par lintuition que la notion de corps politique peut

    encore valoir au prsent, condition de la formuler en des termes nouveaux, ou comme le

    titre lindique de la refondre . En effet, lauteur suggre que la mfiance suscite par la

    notion de corps politique rsulte dun double malentendu. Dune part, la critique du corps

    politique sest concentre sur limage du corps, en ngligeant relativement la varit des

    sens politiques que cette image a exprims. Certes, les analystes de la notion, comme J.

    Schlanger, ont bien vu et bien montr que les significations attribues limage du corps sont

    multiples. Mais aussi en tirent-ils gnralement la conclusion que limage a une force propre

    et relativement indiffrente au contenu dont on linvestit. Ce qui compte et ce quil y a de

    dangereux dans la notion de corps politique, cest sa puissance imageante, trop apte

    satisfaire et donc subjuguer la raison. Or, A. Glonec suggre dautre part quen sattachant

    ainsi la fonction de limage du corps, les critiques ont efficacement dconstruit la mtaphore

    du corps politique. Mais, ajoute-t-elle aussitt, il ne faudrait pas croire quils ont pour autant

  • Agns Bayrou-Louis, Le corps politique dans une perspective phnomnologique - Thse IEP de Paris, 2013. 25

    disqualifi lusage analogique de lexpression corps politique . A. Glonec se propose

    donc de repenser lanalogie du corps politique, notamment contre les diverses mtaphores

    politiques du corps. Cette proposition repose sur une opposition forte (quoique pas absolue)

    entre analogie et mtaphore. Lanalogie est rflexive : elle pense les comparaisons quelle

    tablit et pense leurs limites. La force vocatrice de la mtaphore vient au contraire de ce

    quelle est irrflchie ; mais ce qui est bien une force dans le domaine potique constitue en

    mme temps une pathologie dans lordre de la raison. Repenser lanalogie du corps politique

    sans retomber dans la logique mtaphorique : tel est donc le but que se fixe A. Glonec. Pour

    atteindre ce but, lauteur cherche retrouver, la suite et au-del de Kant, un point de vue

    transcendantal sur le politique point de vue partir duquel une pense analogique du

    politique pourrait tre conue, mais aussi se concevoir elle-mme comme analogique (car il y

    a de fausses analogies qui ne se pensent pas comme telles). Paralllement, A. Glonec,

    sefforce dapprofondir la phnomnologie du corps et de la chair, de manire renouveler de

    lintrieur lanalogie du corps politique. Enfin, la thse dA. Glonec suggre que lanalogie

    du corps politique est une sorte de ncessit de la pense, parce que celle-ci ne peut analyser

    le politique sans le rapporter un lment anthropologique.

    Avec A. Glonec, nous partageons non seulement lintuition que la notion de corps

    politique pourrait encore avoir un sens pour nous, mais aussi lhypothse que la

    comprhension phnomnologique du corps peut nous aider dgager ce sens. Dautre part,

    la ncessit nous parat galement vidente de rsister aux sortilges mtaphoriques : la

    notion de corps politique ne peut pas signifier pour nous une vritable identit entre le corps

    humain et la communaut politique, elle ne peut pas vouloir dire que la communaut politique

    est un corps au mme titre que le corps individuel. cet gard, nous croyons tout fait en

    lexigence pose par A. Glonec de tenir ensemble la ressemblance et la diffrence entre les

    termes que lexpression de corps politique runit. Et cependant, notre argumentation est

    partiellement dcale et partiellement contraire celle de A. Glonec.

    Dans son ensemble, le travail dA. Glonec sarticule