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Le cycle des « Neuf Preux » et des « Neuf Preuses » entre art, histoire et littérature expliqué aux dames et aux chevaliers de Zenaflam et (surtout) à leur nobles parents par Alessandro, père dévoué du preux Roberto et du preux Costantino Garibbo Entre 1416 et 1426, Valerano del Vasto (1374 - 1443), seigneur de La Manta, Verzuolo et Brondello, exerce la régence sur le marquisat de Saluces au nom et pour le compte de son demi-frère Ludovico (1406 - 1475), de trente-deux ans son cadet. C’est au cours de cette période que Valerano commande à un peintre dont l'identité demeure inconnue (et que nous connaissons sous le nom de convention de « Maestro del Castello della Manta ») l'exécution du cycle pictural dit « des Neuf Preux » dans la Salle baronniale du Château de la Manta, demeure qui lui avait été léguée par son père, le marquis Tomaso III del Vasto (1356 - 1416), seigneur de Saluces.

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Le cycle des « Neuf Preux » et des « Neuf Preuses »

entre art, histoire et littérature

expliqué aux dames et aux chevaliers de Zenaflam

et (surtout) à leur nobles parents

par Alessandro, père dévoué

du preux Roberto et du preux Costantino Garibbo

Entre 1416 et 1426, Valerano del Vasto (1374 - 1443), seigneur de La

Manta, Verzuolo et Brondello, exerce la régence sur le marquisat de

Saluces au nom et pour le compte de son demi-frère Ludovico (1406 -

1475), de trente-deux ans son cadet.

C’est au cours de cette période que Valerano commande à un peintre

dont l'identité demeure inconnue (et que nous connaissons sous le

nom de convention de « Maestro del Castello della Manta »)

l'exécution du cycle pictural dit « des Neuf Preux » dans la Salle

baronniale du Château de la Manta, demeure qui lui avait été léguée

par son père, le marquis Tomaso III del Vasto (1356 - 1416), seigneur de

Saluces.

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Valerano est celui que nous désignerions aujourd'hui comme étant le

fils illégitime de Tomaso III. À l’époque, Valerano porte sans gêne le

titre de bâtard du marquis, une appellation alors fréquemment

employée et qui ne comporte pas la connotation négative actuelle,

d'autant plus qu'elle figurait parmi les titres de noblesse. Il y avait, bien

sûr, des bâtards royaux : celui de France, celui d'Angleterre, etc..

Valerano est celui de Saluces, le bâtard d'un très puissant marquis.

Nous pouvons imaginer Valerano orgueilleux de ce titre, qui marque

son ascendance aristocrate et qui le

rend susceptible d’exercer la

fonction de régent d’un fief aussi

important que celui du marquisat de

Saluces. Il est bien, celui de Saluces,

un état riche, quoique petit, et

surtout très bien placé à niveau

géopolitique : en position

stratégique entre la France et l’Italie

et à l’endroit même où l’on peut

franchir les Alpes le plus aisément.

Entre 1337 et 1453 la France est affectée par la « Guerre de Cent Ans »,

tandis que le marquisat Saluces demeure un havre de paix, où la culture

et les arts sont à l’honneur.

Nous savons beaucoup de choses au sujet de la vie de Valerano, mais

nous ne savons presque rien au sujet de sa mère. Le peu que nous est

parvenu est que cette femme était une dame de qualité, probablement

issue de la bonne société locale, qui était très aimée de Tomaso III. Ce

dernier, pourtant, avait épousé l'aristocrate picarde Marguerite de

Roucy (v. 1390 – 1419), avec laquelle il avait engendré Ludovico,

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l’héritier désigné qui deviendra ensuite Ludovico Ier, marquis de

Saluces.

À une époque, le Moyen Âge, où les mariages étaient imposés par la

politique, il était assez commun, pour un aristocrate, d'avoir une, voire

plusieurs maîtresses, et par conséquent un certain nombre de bâtards,

selon le caractère, la richesse et le pouvoir du seigneur.

Juste pour « gossipper » un peu, sachez que Niccolò III d’Este (1383 -

1441), contemporain de Valerano, bâtard lui-

même, quoique légitimé (attention : à

l’époque la légitimation d’un bâtard faisait

l’objet d’un décret pontifical !), fils d’Alberto V

d’Este (1347 - 1393) marquis de Ferrare et

marquis lui-même eut, au grand jour, environ

huit-cent concubines (on ne peut plus parler

de « maîtresses » avec des nombres pareils !)

et grosso-modo autant de bâtards, au point

que la chose donna lieu au dicton « Di qua e di

là dal Po son tutti figli di Niccolò ». Tels étaient les temps, tels étaient

les seigneurs.

Au Moyen Âge, le mariage des seigneurs n’est donc que l’expression

pratique de la politique des alliances, tandis que l'amour demeure bien

autre chose. Et l’amour, à l’époque, est surtout l’amour courtois.

Ce dernier n’est pas fait pour les roturiers. Bien au contraire, il est

réservé aux gens de lignage. Il s'agit d'une forme lyrique et extatique de

vasselage du chevalier aux égards de sa dame, en général placée au-

dessus du chevalier dans l’échelle sociale, qui peut se réaliser

exclusivement en dehors du mariage.

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Il s'agit pourtant d'un type de rapport

strictement régulé et codifié dans sa

forme et socialement reconnu : le

chevalier tournoyait en l’honneur de sa

dame en en portant les « couleurs »,

chiffons que les femmes livraient en s’en

dépouillant.

L’amour courtois produisit, à partir de la

fin du XIe siècle, une littérature très riche

en langue d'oc d’abord, puis en langue

d'oïl, en sicilien et ensuite en toscan, en

gallego-portugais et en allemand.

Ce fut un mouvement culturel de dimension européenne qui marqua la

transition du latin aux vulgaires nationaux en tant que langues

littéraires.

Les règles de l'amour courtois prescrivaient que le nom de la dame

aimée fût toujours caché sous un pseudonyme, le « senhal » de la

lyrique provençale. On trouve donc quantité de « bon vezi » (bon

voisin), de « dolza enemia » (douce ennemie), de « belh restaur » (beau

soulagement) et de « bel rapeire » (bel abri) mais jamais un prénom de

femme ne désigne l’aimée de façon explicite dans les lyriques des

troubadours.

Ce n’est pas un hasard si le plus beau mythe amoureux de la poésie des

troubadours est celui de l’ « amor de lonh », l’amour lointain de Jaufré

Rudel (1125 - 1148) prince de Blaye (le cru d’origine de notre actuel

Consul Honoraire de Gênes), pour Mélisande de Tripoli, beauté

imaginée, inconnue de ses yeux, et pourtant aimée depuis qu’il en a

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entendu parler par des pèlerins qui

rentraient du Levant. La légende

raconte que Jaufré se croisa pour la

rejoindre, pour la voir. Atteint d’une

maladie pendant le voyage, il serait

mort dans ses bras à l’instant même

où il débarquait en Terre sainte.

Puisque Tomaso était à la fois

chevalier accompli et homme de

lettres raffiné, il s’assujettit au canon

de l’amour courtois et ne révéla

jamais le nom de sa bien-aimée.

Valerano, quant à lui, doit avoir été

enlevé très tôt des bras de sa mère pour être élevé à la cour. Par

conséquent, l’identité de la noble génitrice du bâtard de Saluces

demeure encore inconnue.

Donc, durant sa régence, exercée en attendant la majorité de son demi-

frère Ludovico, Valerano commande l'exécution du cycle pictural des

« Neuf Preux » et des « Neuf Preuses » pour enjoliver la salle la plus

importante de son château.

Par ailleurs, le vieux manoir de la Manta est en train d’être réaménagé

de forteresse en résidence seigneuriale.

En France et en Europe du Nord le Moyen Âge voit son automne, tandis

qu’en Italie la Renaissance a déjà commencé. Le Saluces de Valerano et

de son père se situe exactement au milieu : géographiquement en Italie

et culturellement en France.

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Partout les vieux châteaux

ont perdu depuis longtemps

leur importance militaire,

depuis que l’artillerie a

commencé à être employée,

presque cent ans auparavant.

Il convient donc de

transformer la vieille

forteresse en somptueuse

demeure de campagne. Il lui faut aussi un salon d’honneur, richement

décoré, qui soit à la hauteur du maître de maison.

La salle baronniale va être donc la pièce dans laquelle Valerano

exercera ses fonctions de seigneur en administrant la justice, en

recevant les légations, en participant aux convives, en passant de « très

riches heures » avec ses amis.

Il lui faudra donc une salle de prestige avec fonction de représentation,

une salle décorée avec des fresques dont le thème participe à cette

fonction, avec un message précis pour un public ciblé.

De même, un programme peint est aussi la vitrine de la culture

littéraire et artistique de son commanditaire.

Le thème des Neuf Preux et des Neuf Preuses est d’importance

centrale dans « Le Roman du Chevalier errant », composé par Tomaso

III de Saluces entre 1394 et 1396.

Valerano choisit donc ce thème en tant que manifeste politique,

culturel et dynastique. Nous comprendrons par la suite pour quelles

raisons.

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Le motif des Neuf Preux apparaît pour la première fois dans « Les Vœux

du paon », roman en vers composé par Jacques de Longuyon qui sert

de base à une mise en scène festive à Arras vers 1312.

Le héros de ce poème souhaite rivaliser avec les guerriers illustres du

passé et puise successivement aux trois sources des antiquités gréco-

romaines, juives et chrétiennes pour choisir ses modèles. Les élus sont

donc : Hector,

Alexandre le Grand,

Jules César, Josué, Le

Roi David, Judas

Maccabée, Le Roi

Arthur, Charlemagne et

Godefroy de Bouillon.

Ensemble, les Neuf

Preux incarnent toutes

les vertus du parfait

chevalier; il s'agit de conquérants issus d'une lignée royale, qui furent

pour leur nation une source d'honneur et de gloire et qui se

distinguèrent par leurs faits d'armes.

Le thème des Neuf Preux se répand rapidement dans toute l'Europe ;

par conséquent, les figures des neuf chevaliers font leur apparition

dans des enluminures, des fresques, des tapisseries, des vitraux, des

sculptures.

Quelques décennies après la mise en ordre du canon des Neuf Preux,

apparaît, toujours en France, leur pendant au féminin sous la forme de

« Neuf Preuses », dont les figures sont toutes issues de l’histoire et de

la mythologie de l’Antiquité païenne : Sémiramis, reine de Babylone,

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Sinope, Hippolyte, sa sœur, Ménalippe, Lampeto et Penthésilée, reines

des Amazones, Tomyris, souveraine des Massagètes qui a vaincu Cyrus,

Teuca, reine d’Illyrie qui s’est illustrée dans ses combats contre Rome,

et Déiphyle, femme de Tydée, roi d’Argos, qui a vaincu Thèbes.

On dit « preuse » et non pas « héroïne » car ce dernier terme ne fut

introduit en français que par Pierre de Ronsard, au XVIe siècle.

Le créateur des Neuf Preuses est Jehan Le Fèvre (v. 1320 – v. 1380),

officier au Parlement de Paris et auteur renommé en son temps, qui

compose vers 1373 le « Livre de Lëesce », pour prendre la défense des

femmes attaquées par des auteurs misogynes comme Jean de Meung

(v. 1240 – v. 1305) dans le « Roman de la Rose ».

Il s’agit du principe du fameux « Débat sur le Roman de la Rose », dont

Christine de Pizan (1364 – 1430) fut protagoniste et auquel participa

aussi, du côté de Christine, Jehan Le Meingre, dit Boucicaut (1364 –

1421), le même noble seigneur que les chevaliers et les dames de

Zenaflam ont connu durant la Chasse au trésor de l’année dernière.

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Certainement, vous vous souvenez de notre belle promenade à travers

les ruelles du centre historique de la noble ville de Gênes, où Boucicaut

avait servi du 1401 au 1409 en tant que Gouverneur général investi par

le roi de France pour mener à bien une mission impossible : gouverner

une ville qui s’est toujours démontrée ingouvernable, jusqu’à nos jours.

Christine de Pizan, veuve indépendante, première écrivaine de

profession de la littérature française (mais née italienne, Cristina di

Pizzano, et émigrée en France à la suite de son père, le médecin du roi

Charles V) et féministe avant la lettre, attaque méthodiquement et

avec acharnement le Roman de la Rose de Jean de Meung en le

qualifiant d’immoral, cynique,

misogyne et parfois obscène.

Elle plaide la parité des

genres, sinon la supériorité

des femmes.

Dans son livre « La Cité des

Dames » (1405) elle décrit une

société allégorique, où la

dame est une femme dont la noblesse est celle de l'esprit plutôt que de

la naissance. L'ouvrage cite une série de figures féminines du passé,

dont cinq font partie du groupe des Neuf Preuses, que Christine donne

comme exemple de la façon dont les femmes peuvent mener une

existence pleine de noblesse tout en apportant leur contribution à la

société.

À l’instar de leurs pairs, les Neuf Preuses connaissent un immense

succès qui trouve sa meilleure expression dans les représentations

figurées. La tapisserie, art aristocratique par excellence, multiplie leurs

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images. Elles sont également présentes en sculpture. La première

représentation de ce thème iconographique se trouve au château de

Coucy, en Picardie. Une salle des Neuf Preuses y côtoie celle des Preux.

Je suis convaincu, et je ne suis pas le seul, que, sans la mode des Neuf

Preuses parmi l’aristocratie européenne, Jeanne d’Arc (1412 – 1431)

aurait eu beaucoup plus de mal, en tant que femme, à se faire recevoir

par le Dauphin, en lui proposant de se mettre à la tête de son armée.

Ceci nous porte à réfléchir sur combien la culture peut façonner la

manière de penser des élites et en influencer

les décisions.

En effet, de son vivant même, Jeanne d’Arc

est qualifiée de Preuse. Un clerc français

installé à Rome évoque en 1429 l’impact de la

délivrance d’Orléans et n’hésite pas à

comparer Jeanne à Penthésilée, la reine des

Amazones.

Ce n’est pas un hasard si Christine de Pizan,

qui en 1410 avait écrit « Le Livre des faits

d'armes et de chevalerie », en 1429 se hâte à écrire le « Ditié de

Jehanne d'Arc », un poème pour célébrer le succès militaire de la

Pucelle, où elle précise que cette dernière, avec l’aide de Dieu, dépasse

les autres preuses :

Hester, Judith et Delbora,

Qui furent dames de grant pris,

Par lesquels Dieu restora

Son peuple, qui fort estoit pris,

Et d’autres pluseurs ay apris

Qui furent preuses, n’y ot celle,

Mains miracles en a pourpris

Plus a fait par ceste Pucelle.

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On reconnait aisément dans ce vers de Christine de Pizan le même

rythme ou presque que dans la très célèbre poésie de François Villon

« Ballade des dames du temps jadis » (en origine ballade sans titre,

on doit son titre actuel au poète Clément Marot, éditeur de Villon en

1533).

La ballade a été écrite vers 1460 et donc une trentaine d’années

après la réalisation des fresques à la Manta. La Pucelle y est

mentionnée en tant que douzième et toute dernière d’une liste de

dames exemplaires du temps passé :

Et Jehanne, la bonne Lorraine,

Qu’Anglois bruslèrent à Rouen.

Entretemps, l’aventure de la Pucelle s’était achevée dans la tragédie,

en 1431, un an après la mort de Christine de Pizan.

Comme on l’a déjà remarqué, le thème des Neuf Preux et des Neuf

Preuses est présent et central dans le « Roman du Chevalier

errant ».

Le livre, actuellement

conservé à la Bibliothèque

nationale de France, a été

illustré à Paris vers 1403-

1404 par le « Maître de la

Cité de Dames », un

maître enlumineur

anonyme actif à Paris

entre 1400 et 1415,

collaborateur de Christine

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de Pizan dans la réalisation de ses manuscrits, qui doit son nom de

convention des manuscrits de « La Cité des dames » qu'il a

enluminés.

Le fait que Tomaso se serve chez le même maître enlumineur de

Christine n’est pas une coïncidence. D’ailleurs, cela nous donne une

mesure du niveau d’excellence des fréquentations du marquis de

Saluces : rien de moins que la très célèbre Christine de Pizan et son

entourage, c’est-à-dire l’élite des intellectuels de la cour du roi,

(parmi laquelle se trouvait aussi le maréchal de Boucicaut). Il

s’agissait de ceux qui, avec leur travail et avec leur pensée, étaient en

train de renouveler la littérature et les arts, en gouvernant la

transition culturelle de la France

du Moyen Âge à la Renaissance.

Dans son propre livre, Tomaso,

sous la forme d’un chevalier

errant, narre de manière

allégorique sa quête de la vertu

et de la sagesse à travers ses

aventures aux royaumes du

« Dieu d'Amours », de « Dame

Fortune » et de « Dame

Congnoissance ». Au cours de ses pérégrinations, il entre dans le

« palais des Esleus » (palais des Élus), où il rencontre les Neuf Preux

et les Neuf Preuses. Le roman vise à représenter une allégorie de la

vie, ainsi que un voyage initiatique.

C’est donc en l’honneur de son père, mais surtout pour revendiquer

son statut de descendant à plein titre du marquis, du chevalier et de

l’homme de lettres, que Valerano décide de faire illustrer le grand

salon de son château avec ce thème.

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Les preux et les preuses sont représentés très richement habillés, à la

mode française de l’époque, selon l’iconographie courtoise. Chaque

personnage a sa case avec son propre blason à côté et ses attributs

iconographiques de pertinence, y compris un cartouche comportant

des vers traits du « Chevalier errant ».

L’ensemble constitue un cortège de nobles chevaliers et dames

rassemblés dans un verger, qui est à la fois un jardin de délices,

comme à l’occasion d’une joute de mai ou pour une « cour

d’amour ».

Les cours d’amour étaient des jeux courtois médiévaux au cours

desquels, dans une organisation calquée sur l’institution judiciaire,

les questions de droit et d'amour étaient discutées. C’est bien sûr le

modèle de la cour d’amour qui est développé dans la structure

narrative du Decamerone de Giovanni Boccaccio (1313 – 1375).

Mais cela va encore plus loin que ça, car il s’avère que les preux et les

preuses représentés ont les traits de

Valerano et de ses ancêtres.

C’est bien au XIVe siècle que l’art du

portrait commence à se développer en

Europe. Parmi les premiers portraits

réalisés on trouve, comme par hasard,

ceux de Christine de Pizan représentée en

enluminure dans ses livres. Les fresques du

château de la Manta atteignent donc le

sommet de la modernité artistique

possible à l’époque.

Le cortège des preux et des preuses au château de la Manta

constitue donc une série de portraits de famille de la maison de

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Saluces. Valerano s’y inscrit, en protagoniste, revendiquant son

lignage et décide de se faire représenter en Hector, le premier des

preux en ordre chronologique.

À l’époque Hector est censé être le plus parfait parmi les chevaliers

de l’Antiquité. Comme par hasard, vers 1400 Christine de Pizan avait

rédigé « l'Épistre de Othea déesse de prudence envoyée à l'esperit

chevaleureux Hector de troye ». Le texte se présente sous la forme

d'une lettre que la Sagesse aurait composée à l'intention du jeune

Hector, âgé de quinze ans, afin qu'il devienne le plus preux des

preux.

Hector est le seul désarmé parmi les preux de la Manta. Le manque

d’arme fait probablement référence au statut de bâtard de Valerano,

mais il peut y avoir une deuxième explication : au Moyen Âge la

figure d’Hector, qui se sacrifie pour son peuple, est souvent assimilée

à celle de Jésus Christ, or on ne représenterait jamais un Christ armé.

Valerano/Hector ouvre le cortège. Il est le premier personnage que

le visiteur voit en débarquant dans le salon. Il se trouve donc à la

bonne place pour saluer chacun des visiteurs. Ceci marque son statut

de maître de

maison.

Tomaso III,

représenté en

Alexandre le Grand,

est à côté de son fils

en Hector. Les deux se regardent et ils se parlent. Leurs blasons se

ressemblent beaucoup, mais ne sont pas égaux. Pourquoi ? Qu’est-ce

que ça veut dire ?

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Il suffit de connaître quelques rudiments d’héraldique pour noter

que le blason de Tomaso III/Alexandre le Grand est la « brisure » de

celui de Valerano/Hector. Ce dernier est par contre la copie du

blason d’Hector, exactement comme il parait dans le livre du

Chevalier errant. En héraldique on entend par « brisure », l'addition,

la diminution ou l'altération de quelque pièce dans les armoiries

d'une famille. On brise en ajoutant un particulier, un lambel, une

bordure, un bâton, etc. ; quelquefois on substitue un meuble à un

autre et enfin souvent on change les émaux.

La particularité réside dans le fait que le blason du père soit la

brisure du blason de l’enfant, tandis que pour la logique et pour

l’héraldique ça devrait être le contraire. Le message, par contre, est

bien clair : Valerano/Hector a choisi de se faire représenter en

ancêtre de son père ! Le rapport de casualité est donc renversé et

cela signifie qu’au salon du château de la

Manta le temps s’écoule à rebours.

Une dernière chose vient confirmer l’idée du

renversement de l’axe temporel : Manfredo

Ier del Vasto, représenté en Godefroy de

Bouillon, est celui parmi les preux qui

semble être le plus jeune de la compagnie (il

affiche à peine un soupçon de barbe) et celui

qui est le dernier dans l’ordre chronologique

aussi bien que le dernier du cortège, de

gauche à droite. En réalité Manfredo fut le

fondateur de la lignée des del Vasto et le

premier marquis de Saluces. En tant que racine de l’arbre

généalogique de la famille, il arbore une jolie coiffure végétale, qui

comporte beaucoup de fruits.

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De l’autre côté de la salle se trouvent les fresques d’un autre cycle

pictural, qui est probablement l’œuvre du même peintre des preux :

celui de la « fontaine de jouvence ». C’est la fontaine où l’on entre

vieux pour en sortir jeune. La fontaine miraculeuse produit donc, elle

aussi, le renversement

de l’axe temporel. Au-

delà des apparences,

les messages des deux

cycles picturaux sont

donc en parfaite

syntonie l’un avec

l’autre.

Comme la fontaine de

jouvence évoque les notions de purification et de régénération, il y a

donc une troisième explication possible pour justifier la figure

d’Hector désarmé : une nouvelle époque va commencer, dans

laquelle l’humanité régénérée n’aura plus besoin de se battre ;

Hector/Valerano n’est pas armé car il n’a pas besoin de l’être. C’est

la palingenèse, un nouvel âge d’or qui va commencer sous la

seigneurie de Hector/Valerano.

La pensée utopique, qui sera typique de la Renaissance, commence à

se développer, on le voit bien, et pourtant Thomas More (1478 –

1535) n’écrira son « Utopie » qu’en 1516, cent ans après le début des

travaux à la Manta. Mais, bien sûr, dans « La Cité des Dames » de

Christine de Pizan on trouve déjà le pépin de l’arbre de l’utopie !

La disposition des preuses, dont les traits sont ceux des épouses des

personnages représentés en preux, est symétrique par rapport à

celle des figures de sexe masculin. C’est-à-dire que la première

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preuse, de gauche à droite, est Eleonora di

Arborea, épouse de Manfredo Ier. Elle est

représentée en Déiphyle.

L’avant-dernière preuse, Teuca, doit donc être

la femme de Tomaso/Alexandre le Grand. Elle

est pourtant représentée en tenant une

palme dans une main, symbole du martyre.

Elle est d’ailleurs l’une des deux preuses qui

sont représentées désarmées. Mais Teuca,

héroïne païenne issue de la pure légende, ne

fut jamais martyrisée, pour la raison évidente

qu’elle n’a jamais existé.

La palme fait donc penser que, en lieu d’être Marguerite de Roucy,

épouse de Tomaso III, la dame représentée soit, en revanche,

l’anonyme mère de Valerano, dont le martyre aurait été celui de ne

jamais pouvoir revendiquer son rôle de femme de son homme et de

mère de son enfant et d’être contrainte à voir son propre nom

condamné à l’oubli. Par contre, sa physionomie nous est parvenue :

elle était très belle.

La dernière preuse est Clemenzia Provana de Pancalieri, épouse de

Valerano, représentée en Penthésilée, reine des Amazones, placée

pour clore le cortège. Elle dit au revoir aux visiteurs, en épouse

accomplie, maîtresse de maison parfaite, hôtesse hors pair.

Malheureusement, son portait est le seul à avoir été endommagé

irréparablement suite à un effondrement d’une partie du mur. Nous

ne verrons jamais son visage.

Juste avant de terminer ce long travail d’analyse, je voudrais faire

remarquer que ce cycle, qui nous presente l’idéal éternel d’une

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chevalerie sans temps, a pourtant été peint après le 1415, date de la

bataille d’Azincourt.

Le 25 octobre 1415, la fleur de la chevalerie française est anéantie à

Azincourt, au nord de la Somme, par les archers et les piétons du roi

d'Angleterre, Henri V de Lancastre (1386 – 1422).

Cette bataille, où la chevalerie française est mise en déroute par des

roturiers, inférieurs en nombre mas armés de « longbow », est

souvent considérée comme

la fin de l'ère de la chevalerie

et le début de la suprématie

des armes à distance sur la

mêlée.

Les vainqueurs ont bientôt

une telle foule de prisonniers

que le roi Henri V, craignant

une attaque de revers,

ordonne de les égorger !

Seuls sont épargnés

quelques grands seigneurs, dont le duc Charles d'Orléans et le

maréchal de Boucicaut.

Les pertes sont énormes du côté français (près de 10 000 hommes

contre 1 600 du côté anglais). Elles font d'Azincourt l'une des

batailles les plus meurtrières du Moyen Âge occidental.

C’est donc avec beaucoup de mélancolie que je songe à cette parade

des chevaliers et des dames du château de la Manta, qui est parmi

les expressions les plus belles et le plus élégantes d’une chevalerie

qui vient d’atteindre son plus haut niveau de perfection et, pour

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cette raison même, est devenue vulnérable plus que jamais et

destinée à succomber à la force brute de l’artillerie.

Après la mort de Valerano et de son demi-frère Ludovico Ier, les

guerres d’Italie vont bientôt commencer…