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Observatoire du Management Alternatif Alternative Management Observatory __ Cahier de recherche Le Débat sur la « Triple Bottom Line » Thibault Asselot 13 mai 2011 Majeure Information Financière, Audit et Conseil – HEC Paris 2010-2011 Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 1

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Observatoire du Management AlternatifAlternative Management Observatory

__

Cahier de recherche

Le Débat sur la « Triple Bottom Line »

Thibault Asselot

13 mai 2011

Majeure Information Financière, Audit et Conseil – HEC Paris2010-2011

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 1

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Le Débat sur la “Triple Bottom Line”

Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme initiale d’un mémoire de recherche dans le cadre de la Majeure Information Financière, Audit et Conseil, spécialité de troisième année du programme Grande Ecole d’HEC Paris. Il a été dirigé par Eve Chiapello, Professeur à HEC Paris, co-Responsable de la Majeure Alternative Management et soutenu le 13 mai 2011 en présence d’Alexandre Lamy, Professeur à HEC Paris.

Résumé : L’objet de notre travail a été d’établir une typologie des diverses postures afférentes au concept de “triple bottom line”. Avant de réaliser cette typologie, nous nous sommes attachés à décrire la naissance et la propagation du concept, tout en cherchant à définir ses caractéristiques principales. Nous nous sommes ensuite appuyés sur douze textes tirés de journaux, ouvrages, essais et études de cas traitant de cette notion, afin de présenter les différents arguments favorables ou défavorables à la triple bottom line.

Mots-clés : Triple bottom line, Triple résultat, Développement durable, Responsabilité sociale des entreprises, Comptabilité sociale, Comptabilité environnementale, Reporting social et environnemental, John Elkington, Débat.

The Debate on the “Triple Bottom Line”

This research was originally presented as a research essay within the framework of the “Finance, Accounting, Auditing & Advisory” specialization of the third-year HEC Paris business school program. The essay has been supervised by Professor Eve Chiapello in HEC Paris, in charge of the “Alternative Management”specialization, and delivered on May, 13th 2011 in the presence of Professor Alexandre Lamy in HEC Paris.

Abstract : The aim of our work was to carry out a typology of the various attitudes regarding the concept of “triple bottom line”. Before making this typology, we described the birth and development of the concept, and tried to define its main features. We then relied on twelve texts taken from newspapers, books, case studies which dealt with the notion, in order to present the various arguments pro or against the triple bottom line.

Key words : Triple bottom line, Sustainability, Corporate social responsability, Social accounting, Environmental accounting, Environmental and social reporting, John Elkington, Debate.

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Remerciements

Un immense merci et toute ma gratitude à Eve Chiapello pour ses conseils avisés et son

aide constante durant toute cette année. Tous mes remerciements également à Alexandre

Lamy pour sa présence dans le jury de soutenance.

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Table des matières

Introduction ............................................................................................................................... 5

Partie 1. Naissance et développement du concept de triple bottom line. ............................. 7

1.1. Un concept qui s’inscrit dans une réflexion sur la responsabilité des entreprises dans un monde capitaliste intégrant la notion de développement durable.................................7

1.1.1. Le concept de développement durable...........................................................71.1.2. L’apparition d’une responsabilité sociale et environnementale des entreprises................................................................................................................91.1.3. L’apparition d’une comptabilité sociale et environnementale.....................11

1.2. Le concept de triple bottom line développé par John Elkington dans son livre paru en 1997 : Cannibal With Forks : the Triple Bottom Line of 21st Century Business .......14

1.2.1. La pensée de John Elkington.......................................................................141.2.2. Enjeux et perspectives des trois bottom lines..............................................161.2.3. Des bottom lines interdépendantes...............................................................19

1.3 Le développement et la propagation de la notion de triple bottom line....................221.3.1. Le développement de la triple bottom line au sein des entreprises..............221.3.2. Le développement de la “triple bottom line“ au sein des institutions internationales et des gouvernementsMéthodologie de travail..............................23

Méthodologie de travail .......................................................................................................... 27

Partie 2. Typologie des différentes postures ......................................................................... 29

2.1. Arguments pour........................................................................................................292.1.1. Argument de la nécessité de la mesure comme stimulus à l’action.............292.1.2. Argument économique de convergence entre le social, l’environnemental et l’économique..........................................................................................................312.1.3. Argument éthique de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises..............................................................................................................332.1.4. Argument de la transparence........................................................................342.1.5. Argument de la comparabilité......................................................................35

2.2. Arguments contre.....................................................................................................372.2.1. Argument de l’impossibilité.........................................................................372.2.2. Argument du réductionnisme.......................................................................392.2.3. Argument de la légitimation et de l’auto-présentation.................................412.2.4. Argument libéral de la non légitimité des entreprises à avoir une responsabilité sociale..............................................................................................47

Conclusion .............................................................................................................................. 49

Bibliographie .......................................................................................................................... 51

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Introduction

La notion de “triple bottom line“ est devenue très à la mode au cours des dernières années.

Dans leur article intitulé « Whats’s Wrong With the “Triple Bottom Line “ » (en français :

« Ce qui ne va pas avec la 'triple bottom line'») paru dans la 6 Degrees Newsletter de juillet

2004, Chris MacDonald et Wayne Norman remarquent qu’en mars 2003, le moteur de

recherche Google retournait 25 200 pages Internet mentionnant l'expression de triple bottom

line. Un peu plus d’une année plus tard, en juin 2004, Google en retournait plus du double :

61 200. Actuellement, en avril 2011, il en retourne 7 060 000.

La triple bottom line s’inscrit dans un large mouvement récent visant à mettre en œuvre

une mesure de la performance globale des entreprises à l’aune du développement durable.

Parallèlement à l’apparition de termes tels que la “responsabilité sociale des entreprises“, le

“reporting social et environnemental“, la “comptabilité sociale“ ou la “comptabilité

environnementale“, l'expression de “triple bottom line“ s’est propagé de manière variée et

parfois controversée par le biais de divers acteurs : cabinets de conseil en développement

durable, organisations non gouvernementales (ONG), entreprises, institutions internationales,

Etats, etc. John Elkington fut le premier à y consacrer un livre publié en 1997 : Cannibal With

Forks : the Triple Bottom Line of 21st Century Business . Dans cet ouvrage, l’auteur introduit

un nouveau cadre comptable et managérial pour aller au-delà de la mesure traditionnelle du

profit économique en intégrant les dimensions sociales et environnementales. La triple

bottom line vise donc à calculer un triple résultat correspondant aux trois P : “People, Planet,

Profit“. Andrew Savitz, dans son livre publié en 2006 : The Triple Bottom Line, donne une

définition générale du concept :

« La “triple bottom line “ capture l’essence du développement durable en mesurant

l’impact des activités d’une entreprise dans le monde à la fois en terme de profitabilité

et de valeur pour les actionnaires qu’en terme de capital social, humain et

environnemental.1 »

1 Andrew Savitz, 2006, The Triple Bottom Line, Jossey-Bass/Wiley.

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Tout l’enjeu de la triple bottom line est donc celui de la mesure de la performance globale

dans un monde où les organisations doivent rendre compte de leurs activités à une variété de

parties prenantes (en anglais : stakeholders) n’ayant pas les mêmes intérêts.

Rapidement, des organisations telles que la Global Reporting Initiative ont adopté le cadre

comptable de la triple bottom line et en ont fait la promotion vis-à-vis de divers acteurs plus

ou moins proches du monde professionnel. Des entreprises significatives, comme Shell, ont

utilisé la terminologie de la notion dans leurs rapports annuels et ont été suivies par de

nombreuses autres. Les grands cabinets d’audit ont créé des départements de mesure de la

performance sociale et environnementale en s’inspirant des outils proposés par John

Elkington. Même le secteur de l’investissement s’est mis à analyser les sociétés sur des

critères de performance sociale et environnementale, tandis que certains partis politiques, pas

seulement écologistes, ont été sensibles à une telle méthodologie.

Il faut cependant constater que cette propagation rapide ne s’est pas faite de manière unie

et cohérente. Si le terme est né sous la plume d’un spécialiste du développement durable, un

foisonnement de littérature s’est développé, proposant diverses définitions du concept et

diverses méthodologies à suivre. Or, Chris MacDonald et Wayne Norman constatent en 2003

qu’il existe peu de travaux académiques approfondis sur la notion. Ils dénoncent le manque de

clarté d’un concept très ambitieux mais qui souffre de nombreuses limites et contradictions.

En réalité, l’idée de pouvoir calculer un résultat social et environnemental parallèlement à un

résultat économique soulève un débat tenace avec de multiples postures différentes.

L’objet de notre travail est d’établir une typologie de ces diverses postures afin de mieux

comprendre les différents arguments et positions prises. Avant de réaliser cette typologie, nous

nous attacherons à décrire la naissance et la propagation du concept de triple bottom line, tout

en cherchant à définir ses caractéristiques principales.

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Partie 1. Naissance et développement du

concept de triple bottom line.

1.1. Un concept qui s’inscrit dans une réflexion sur la

responsabilité des entreprises dans un monde

capitaliste intégrant la notion de développement

durable

1.1.1. Le concept de développement durable

Une remise en question du capitalisme et du concept de croissance économique à partir

des années 1970

Le concept de développement durable, traduit en anglais par le terme sustainable

development, ou plus généralement par sustainability, est devenu une préoccupation majeure

du monde capitaliste. A partir des années 1970, et notamment avec le Rapport Meadows de

1972 du Club de Rome, de nombreux intellectuels se sont inquiétés des conséquences d’une

croissance économique et d’une hyperconsommation nécessitant une utilisation exacerbée des

ressources de notre planète, à la fois énergétiques mais aussi humaines. Il apparaît en effet que

le développement des économies, en particulier émergentes, passe par une augmentation des

besoins énergétiques dont les coûts sont de plus en plus élevés, en particulier sur un plan

social et environnemental. Ces inquiétudes se sont nourries d’événements marquants de notre

histoire récente, comme les nombreuses catastrophes sociales et environnementales qui ont

bouleversé l’opinion, mais également les polémiques liées aux émissions de gaz à effet de

serre, au réchauffement climatique et au risque nucléaire. Toutes ces catastrophes ont été

largement médiatisées et ont eu un impact considérable sur la réputation des entreprises

considérées comme responsables. Progressivement, il est apparu que le public, et en

particulier les investisseurs, était de plus en plus attentif à ces questions et que les entreprises

devaient assumer cette nouvelle responsabilité qui leur incombait, qu’elles le veuillent ou non.

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Le Rapport Brundtland de 1987

En 1987, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement des Nations

Unies publie le Rapport Brundtland ayant pour titre « Notre Avenir à Tous ». Ce rapport

définit la politique nécessaire pour parvenir à un développement durable en définissant le

concept ainsi :

« Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins du

présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs.2»

Le Rapport Brundtland pose les bases du développement durable, préconise les politiques à

mettre en œuvre et les comportements à adopter pour aboutir à un développement soutenable.

Y est notamment introduite l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre

organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels

et à venir. A cette époque, le développement durable est compris comme un processus de

changement qui résulte avant tout d’une volonté politique, par la coopération des Etats et

l’effort des pays riches.

Le Sommet de la Terre de 1992

Le Sommet de la Terre de 1992 organisé à Rio par les Nations Unies sur l’environnement

et le développement a également marqué une étape importante dans l’appropriation du

concept de développement durable par l’élaboration d’une Déclaration qui en définissait les

grands principes. En particulier :

« Les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement

durable. Ils ont droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature (Principe

1). Pour parvenir à un développement durable, la protection de l’environnement doit

faire partie intégrante du processus de développement et ne peut être considéré

isolément (Principe 4).3 »

2 Notre avenir à tous, Rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, présidée par Madame Harlem Brundtland.3 Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement, 1992.

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Durant ce Sommet, les objectifs du développement durable ont été clairement définis, afin

qu’ils concilient les trois aspects, économique, social et écologique, des activités humaines,

trois piliers à prendre en compte par les Etats et les collectivités comme par les entreprises. La

finalité du développement durable est en effet de trouver un équilibre cohérent et viable à long

terme entre ces trois enjeux, afin qu’il ne soit plus possible que l’un des piliers, notamment le

pilier financier, ne prenne le pas sur les autres. De plus, le grand apport du Sommet de Rio par

rapport au Rapport Brundtland est l’intégration des entreprises dans le concept du

développement durable, au même titre que les Etats et les institutions internationales.

1.1.2. L’apparit ion d’une responsabil i té sociale et

environnementale des entreprises

Un recadrage historique s’avère nécessaire pour expliquer l’émergence de la notion de

responsabilité des entreprises. Ce recadrage s’appuie sur l’analyse de l’Institute of

Management Accountant dans son étude intitulée : « The Evolution of Accountability –

Sustainability Reporting for Accountants ».4

L’évolution de la responsabilité financière des entreprises au vingtième siècle

Nous pouvons remonter jusqu’à la crise de 1929 qui marque une profonde rupture du

capitalisme moderne. Après le krach de Wall Street, les investisseurs exigèrent des entreprises

cotées qu’elles divulguent davantage d’informations financières. En 1933 et 1934, Franklin

Roosevelt signa le Securities Act et le Securities Exchange Act, qui donnèrent lieu à la

création de la Securities & Exchange Commission (SEC). Avant cela, les notions de reporting

et d’audit financiers venaient d’émerger et étaient adoptées volontairement par des entreprises

considérées comme modernes, comme General Motors ou Dupont. Ces prémices comptables

ont été les ancêtres des generally accepted principles, les principes comptables sur lesquels

sera bientôt basé le reporting financier. Il faut noter que la crise de 1929 arrive à un moment

charnière du capitalisme, en plein essor de l’industrialisation. Or, cet essor de

l’industrialisation nécessitait un changement de cadre de gouvernance pour imposer une plus

4 “The Evolution of Accountability – Sustainability Reporting for Accountants”, Institute of Management Accountants, Statements on Management Accounting n°67

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grande divulgation des informations financières. Au début mal accepté par les entreprises qui

y voyaient une intrusion abusive des gouvernements dans la sphère privée des entreprises, ce

nouveau cadre réglementaire s’est progressivement imposé aux entreprises, notamment

cotées.

L’apparition d’une responsabilité extra-financière des entreprises

A la fin des années 1980 et durant les années 1990, il était devenu clair qu’une nouvelle

série de changements avaient lieu. Avec le développement de la mondialisation, encouragée

par l’émergence des nouvelles technologies, les organisations faisaient face à une concurrence

grandissante des économies émergentes, les obligeant à se rationaliser davantage. Un tel

changement ne pouvait avoir lieu sans une profonde mutation des processus de décision et du

contrôle interne des entreprises. Encore une fois, un nouveau cadre réglementaire était devenu

indispensable pour être en adéquation avec une exigence plus grande de transparence et de

responsabilité des entreprises. En particulier, une évolution devait s’imposer pour prendre en

compte les actifs immatériels qui prenaient une importance grandissante dans la valeur de

marché des entreprises cotées. Ce capital immatériel, composé notamment des

immobilisations incorporelles comme le goodwill, ou encore du capital intellectuel, était exclu

du reporting financier et était ainsi source de risques importants que la comptabilité

traditionnelle ne prenait pas en compte.

Le développement d’une responsabilité sociale et environnementale

Dans les années 1990, le nombre croissant des délocalisations vers les économies

émergentes par les grandes entreprises introduisit de nouveaux risques pour les entreprises. En

délocalisant un certain nombre d’activités dans les pays en voie de développement,

notamment la production mais également parfois les processus de comptabilité et de back

office, le contrôle interne devait faire face à de nouvelles problématiques liées notamment à

des conditions de travail inférieures dans ces pays, pouvant être considérées comme

« anormales » ou non éthiques dans les économies occidentales. De nouveaux scandales

éclatèrent, comme le travail des enfants, ayant parfois un impact direct sur la réputation des

entreprises et leurs revenus. Parallèlement, le consommateur était devenu de plus en plus

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attentif à l’impact des produits et des services fournis par les entreprises. L’activisme à

l’encontre de l’industrie du tabac se développa par exemple beaucoup à mesure que le lien fut

établi entre la consommation de tabac et le taux de cancers du poumon. La sécurité, la

provenance, la destination, la fiabilité, la solidité devinrent autant de critères auxquels les

consommateurs attachèrent de plus en plus d’importance. En conséquence, les investisseurs

exigèrent une plus grande transparence quant à l’impact social et environnemental, des

activités des entreprises dans lesquelles ils comptaient investir. Sans cela, le risque de leurs

investissements augmentait. Conjointement, les instances dirigeantes des entreprises avaient

besoin que ces risques soient identifiés et que des systèmes de contrôle soient mis en place.

Dès lors, un nouveau cadre de gouvernance et de reporting s’avérait nécessaire pour que les

entreprises intègrent les piliers social et écologique dans la mesure de leur performance.

1.1.3. L’appar i t ion d ’une comptab i l i t é soc ia l e e t

environnementale

Les limites de la comptabilité traditionnelle : le concept des externalités

Dans son livre : Cannibal With Forks : the Triple Bottom Line of 21st Century Business 5 ,

John Elkington souligne un problème majeur de la comptabilité traditionnelle en rappelant :

« On a eu tendance à considérer le résultat d’une entreprise (en anglais : la « bottom

line ») comme la plus grande des vérités, une « vérité irréfutable proclamée par des

marchés impartiaux ». Au contraire, il est de plus en plus clair que les concepts

comptables sont des conventions humaines qui changent en fonction du lieu et des

époques. Les bottom lines sont le produit des institutions et des sociétés dans lesquelles

elles évoluent. Et parce que la comptabilité implique nécessairement de faire des

compromis, la bottom line s’avère être influencée par des interprétations subjectives

(…). »

Une telle subjectivité se retrouve dans la question d’intégrer dans la comptabilité les

relations de l’entreprise avec son environnement. Or, la comptabilité traditionnelle ne prend

pas en compte la question des externalités (en anglais : externalities), qui pourtant prend tout

son sens dans une réflexion de développement durable. En effet, les externalités sont des

5 John Elkington, 1997, Cannibal With Forks : the Triple Bottom Line of 21 st Century Business , A Capstone Paperback.

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coûts économiques, sociaux et environnementaux qui ne sont pas inscrits dans les comptes.

Par exemple, la décision d’une entreprise d’installer une usine de haute technologie dans un

pays en voie de développement peut avoir pour conséquence le départ des personnes

qualifiées des entreprises locales vers cette nouvelle usine, ou encore l’augmentation des prix

de l’immobilier autour de l’usine, pénalisant la population locale. Autre exemple : pendant

longtemps, les entreprises n’avaient pas l’obligation d’inscrire dans leurs états financiers des

provisions pour coûts environnementaux, comme par exemple le coût d’assainissement des

bâtiments contenant de l’amiante. C’est avec l’apparition de comptabilités sociales et

environnementales que les entreprises ont du corriger le tir.

L’apparition d’une comptabilité sociale

Les travaux d’entreprise en comptabilité sociale sont apparus aux Etats-Unis dans les

années 1960. D’après Michel Capron6, si la comptabilité sociale présente une grande variété

de significations, on peut dégager quelques caractéristiques essentielles :

• « C’est un processus d’identification, de saisie de données et de

présentation d’informations qui suppose une organisation capable de

percevoir, de prendre en considération les effets de ses actions, d’évaluer

les alternatives et de rendre compte des décisions d’amélioration

éventuelle.

• Il implique l’extension de la diffusion d’informations à des données sur les

salariés, les produits, les services rendus à la communauté, la prévention et

la réduction de la pollution.

• Il s’agit d’évaluer et de rendre compte, à l’aide d’indicateurs financiers,

ainsi qu’à travers d’autres modes d’évaluation, sans avoir nécessairement

un souci précis de mesure. »

Dans les années 1980, la protection de l’environnement est devenue une préoccupation

majeure dans les pays industrialisés, à tel point qu’une comptabilité environnementale a vu le

jour, prenant le pas sur la comptabilité sociale. Mais les deux champs présentent des

méthodologies communes et se juxtaposent dans les rapports des entreprises.

6 Michel Capron, Encyclopédie de Comptabilité, Contrôle de Gestion et Audit, 2ème édition, Article 35, Page 476.

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L’apparition d’une comptabilité environnementale

C’est au début des années 1970 que les premiers travaux de comptabilité environnementale

apparaissent. D’après Jacques Richard7, il est difficile de se retrouver dans la « jungle » de

comptabilités environnementales, prenant différemment en compte le sens de la relation des

entreprises avec l’environnement, la dimension du capital, le concept de résultat, etc. Dans le

cadre de nos travaux, il est intéressant de noter que l’auteur distingue plusieurs familles de

comptabilités environnementales en fonction du type de valorisation des données :

• « Les comptabilités environnementales qui se limitent à l’identification de quantités

(par exemple, l’indication des quantités émises de gaz à effet de serre) ; ces

comptabilités ne peuvent servir à l’agrégation des données (…) et ne débouchent

pas sur un concept de capital et/ou de résultat global.

• Les comptabilités environnementales qui utilisent des systèmes de prix (lorsqu’ils

existent) pour valoriser les quantités observées. »

D’après Jacques Richard, il est difficile d’attribuer des prix de marché à des biens

environnementaux. Il existe donc un débat complexe sur l’évaluation des données

environnementales, au cœur duquel se trouve le concept de triple bottom line.

7 Jacques Richard, Encyclopédie de Comptabilité, Contrôle de Gestion et Audit, 2ème Edition, Article 36, Page 489.

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1.2. Le concept de triple bottom line développé par John

Elkington dans son livre paru en 1997 : Cannibal With

Forks : the Triple Bottom Line of 21st Century

Business

1.2.1. La pensée de John Elkington

Biographie de l’auteur

Il est utile de rappeler quelques informations biographiques concernant John Elkington.

Cofondateur du premier cabinet de conseil en stratégie de développement durable britannique

SustainAbility en 1994, John Elkington s’intéresse dès les années 1970 aux dimensions

sociales et environnementales du capitalisme moderne. L’une de ses premières initiatives fut

la création des « Environmental Data Services » (en français : « services des données

environnementales »), qui rassemblent actuellement une vaste série de sites Internet collectant

et structurant les données environnementales. Actuellement associé dans son cabinet

SustainAbility, il est également à la tête de Volan Ventures, un cabinet de conseil spécialisé

dans l’entrepreneuriat social. John Elkington travaille depuis plus de trente ans au

développement du concept de développement durable au sein des entreprises. Il s’attache

également à promouvoir une réflexion collective sur la poursuite de l’intégration du

développement durable en cherchant à unifier les démarches provenant des grandes

entreprises, des institutions internationales, du secteur public et des ONG.

L’objectif de son livre Cannibal With Forks

C’est dans son ouvrage paru en 1997, Cannibal With Forks : the Triple Bottom Line of 21st

Century Business, que John Elkington expose son concept de la Triple bottom line. D’après

lui, la transposition de la notion de développement durable au sein des entreprises a

longtemps été imaginée de telle sorte que soit intégré à la mesure de la performance financière

les nouvelles idées de responsabilités sociale et environnementale des organisations. Or, cette

volonté s’est avérée vaine, car en réalité il faut repenser la notion de performance qui ne peut

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plus être cantonnée à l’économie, quand bien même cette économie est verte. En réalité, il

faut considérer une triple mesure de la performance des organisations : la mesure de la

prospérité économique, la mesure de la qualité environnementale et la mesure de la justice

sociale. La Triple bottom line correspond donc aux trois P : People, Planet, Profit (en

français : « Individus, Planète, Profit »). Le terme est une allusion à la Bottom Line (ou

dernière ligne du compte de résultat), c'est-à-dire au résultat net. D’après John Elkington :

« Les dirigeants et chefs d’entreprises désireux de prendre l’entière mesure des enjeux

de leur société et du marché dans lequel ils évoluent devront mettre en œuvre un audit

mesurant des attentes et des exigences fondées sur les critères de la Triple bottom

line.8 »

La pensée et les influences de l’auteur

John Elkington ne remet pas en cause les fondamentaux du capitalisme. Fondant sa

réflexion sur l’ouvrage de Lester Throw : The Future of Capitalism (en français : « L’Avenir

du Capitalisme »), il insiste sur le fait que la question n’est plus de se demander si le

capitalisme est un bon modèle ou pas. Ce qui l’intéresse est de savoir si les besoins des

individus sont soutenables d’un point de vue économique, environnemental et social à long

terme. Pour lui, la gouvernance est en pleine évolution, puisque les institutions internationales

sont de plus en plus puissantes au détriment des gouvernements nationaux. Ce changement

donne une plus grande importance aux entreprises et pose la question de la responsabilité de

leurs actions. D’après l’auteur de Cannibal With Forks, les entreprises sont :

« Les seules organisations à posséder les ressources, la technologie, la compétence et

en fin de compte la motivation nécessaires pour instaurer le développement durable.9 »

En réalité, la question n’est donc pas de savoir si certaines mesures prises par les entreprises

ont un impact réel ou non sur leurs résultats, il s’agit de repenser de manière générale ce que

signifie la performance d’une entreprise, en ne se bornant pas à valoriser le capital financier et

économique, mais en incluant également le capital naturel, humain et social. Dès lors, le

progrès doit se mesurer à l’aune d’une Triple bottom line, c’est-à-dire une performance des

entreprises reposant sur les trois piliers : économique, social et environnemental.

8 John Elkington, 1997, Cannibal With Forks : the Triple Bottom Line of 21 st Century Business , A Capstone Paperback.9 John Elkington, 1997, Cannibal With Forks : the Triple Bottom Line of 21 st Century Business , A Capstone Paperback.

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 15

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1.2.2. Enjeux et perspectives des trois bottom lines

Il est intéressant de comprendre la corrélation que notre auteur établit entre les trois bottom

lines. Selon lui, la société dépend de l’économie, qui dépend elle-même de notre écosystème,

dont la bonne santé représente l’ultime bottom line. Les trois bottom lines ne sont donc pas

stables et indépendantes les unes des autres. Elles sont en évolution permanente, à cause de

pressions sociales, politiques, économiques et environnementales, de cycles et de conflits.

Dès lors, l’enjeu du développement durable dans sa globalité est bien plus dur à appréhender

que chacun des enjeux pris isolément. Chaque bottom line étant corrélée aux deux autres, ce

serait un leurre de penser créer de la richesse en n’en considérant qu’une seule. La difficulté

est donc d’analyser l’impact des entreprises par rapport à l’ultime bottom line, synthèse des

trois bottom lines. Mais avant de considérer cette synthèse, l’auteur présente les différents

outils d’analyse disponibles à l’époque de parution de son livre pour mesurer, auditer, reporter

et comparer chacune des trois bottom lines :

La bottom line économique

John Elkington commence son analyse par la bottom line la plus naturelle : la bottom line

économique. En effet, c’est de la mesure du résultat économique des entreprises que provient

la métaphore de « bottom line », utilisée ensuite par l’auteur dans les domaines social et

environnemental. Dans un compte de résultat d’une entreprise, la dernière ligne - le résultat

net - est considérée comme l’ultime agrégation de chiffres permettant de mesurer sa

performance. Cette ligne procède d’un enregistrement et d’une analyse approfondie des

données numériques de l’entreprise grâce au travail des comptables. Cette approche est

souvent considérée comme un modèle pour mettre en œuvre une comptabilité sociale et

environnementale, même si cela s’avère très difficile en pratique.

L’enjeu pour cette première bottom line est de mesurer une performance économique

durable et soutenable (sustainable en anglais). Pour cela, il faut d’après l’auteur repenser le

concept d’actif économique en y incluant notamment le capital humain (ou capital

intellectuel), qui correspondrait à une mesure de l’expérience, des compétences et des

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 16

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connaissances agrégées des individus composant une entreprise. Il s’agirait également de

changer la façon de mesurer la performance en se demandant en permanence si ce que l’on

fait est soutenable à long terme. Les questions à se poser seraient donc par exemple : nos prix

resteront-ils compétitifs à long terme ? La demande pour nos produits ou services est-elle

durable ? Notre taux d’innovation sera-t-il compétitif dans plusieurs années ? Comment

pouvons-nous nous assurer que notre capital humain restera dans l’entreprise ? Ainsi, il faut

repenser la mesure de la performance économique en y incluant le concept de sustainability.

Or, il apparaît vite qu’on ne peut envisager une performance économique durable et

soutenable sans y inclure des concepts plus larges, comme en particulier le capital naturel et le

capital humain. John Elkington met ainsi en évidence la limite de raisonnement qui consiste à

considérer la bottom line économique indépendamment des autres bottom lines. D’où la

nécessité d’une synthèse.

La bottom line sociale

Pour John Elkington, la bottom line sociale fait partie intégrante de la question du

développement durable :

« Si nous ne parvenons pas à faire évoluer les questions politiques, sociales et éthiques,

le retour de bâton viendra inévitablement diminuer le progrès sur le terrain

environnemental10. »

L’auteur est très influencé par la théorie du capital social développée par Francis

Fukuyama dans le livre : Trust : The Social Virtues and the Creation of Prosperity (1995) .

Dans cet ouvrage, Francis Fukuyama considère que le capital social repose sur la confiance

qui règne entre les individus d’une même organisation. Il se mesure par la « capacité des

individus au sein d’un groupe ou d’une organisation à travailler ensemble dans un objectif

commun ». Ce cercle vertueux peut être développé à toutes les échelles des organisations, de

la famille jusqu’aux grandes institutions internationales. Il dépend de l’acquisition et du

maintien de vertus telles que la loyauté, l’honnêteté et la fiabilité. Pour John Elkington, cette

relation de confiance au sein d’une organisation est également nécessaire entre une entreprise

et ses parties prenantes (stakeholders). Elle est même indispensable dans la perspective

10 John Elkington, 1997, Cannibal With Forks : the Triple Bottom Line of 21 st Century Business , A Capstone Paperback.

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 17

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d’instaurer le développement durable. La bottom line sociale implique d’autre part d’investir

dans le capital humain, notamment dans l’éducation, la santé et la nutrition. La question du

rapport Nord/Sud, ainsi que celle du rapport génération actuelles/générations futures sont

aussi prépondérantes. Dès lors, les managers doivent se demander quel impact ont leurs

activités sur un capital social et humain durables.

Pour mesurer la bottom line sociale, il faut une comptabilité qui puisse évaluer l’impact

d’une entreprise sur les individus qui la composent, mais également sur les individus à

l’extérieur de l’entreprise. Il existe de nombreux indicateurs pour mesurer la performance

sociale, tels que le nombre d’initiatives éducatives, le sponsoring, les donations à des

organismes de charité, le taux d’emploi de personnes appartenant à des groupes défavorisés,

la création de nouveaux emplois, la relation avec des Etats à régime non démocratique, etc. A

l’instar du reporting environnemental, le reporting social est souvent considéré comme faisant

partie de la même approche : une mesure de l’impact extra-financier des entreprises. Et de la

même façon, le reporting social souffre à la date de parution de Cannibal With Forks d’un

manque de cohérence et d’une multiplicité des méthodes, reposant souvent sur le volontariat

et entraînant un manque flagrant de comparabilité entre les entreprises.

La bottom line environnementale

Savoir mesurer à quel point une entreprise est « environnementalement » durable est une

opération très difficile selon John Elkington. Il s’agit en premier lieu de comprendre ce qu’est

le capital naturel, ce qui est une chose complexe et évolutive. Par exemple, lorsqu’il s’agit de

mesurer le capital naturel d’une forêt, il ne suffit pas de compter les arbres et de déterminer

leur taux d’absorption de CO2. Il faut également prendre en compte la richesse naturelle

générée par l’écosystème de la forêt, sa contribution à la régulation du cycle de l’eau, la

vitalité de sa faune et de sa flore, etc. De plus, il existe plusieurs appréhensions du capital

naturel. Une première appréhension est le capital naturel essentiel au maintien de la vie et à

l’intégrité des écosystèmes. Mais le capital naturel peut aussi être compris dans sa possibilité

d’être renouvelé (e.g : déplacement d’écosystèmes), réparé (e.g: mesures environnementales

contre la désertification), ou substitué (e.g : énergies renouvelables par rapport aux énergies

fossiles). Dès lors, les managers devront se demander quel type de capital naturel est ou sera

affecté par les activités de leur entreprise, et si ce capital naturel est durable et soutenable.

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 18

Page 19: Le Débat sur la « Triple Bottom Line »appli6.hec.fr/amo/Public/Files/Docs/221_fr.pdfLe Débat sur la “Triple Bottom Line” Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme

Cette multiplicité des risques environnementaux est reflétée selon John Elkington par la

multitude des indicateurs potentiels. Cela inclut en premier lieu les indicateurs financiers tels

que les provisions pour amendes, les assurances et autres coûts réglementaires, les coûts

d’aménagement, de déclassement et de démembrement, etc. Mais cela nécessite aussi de créer

de nouvelles mesures des impacts environnementaux, comme le nombre de plaintes, les

impacts du cycle de vie des produits, la consommation d’énergie, de matières premières,

d’eau, les émissions de polluants potentiels, les risques environnementaux, la gestion des

déchets, etc. Cette création de nouveaux indicateurs de mesure du risque environnemental est

rendue plus facile par le développement de normes internationales environnementales, comme

les normes ISO (International Standards Organisation) apparues après le sommet de la Terre

de 1992. En 1997, date de parution de Cannibal With Forks, l’auteur constate que cette

nouvelle comptabilité environnementale est appliquée volontairement par des entreprises

sensibles à l’impact de l’environnement sur leur réputation. Mais à terme, il estime que les

marchés, les gouvernements et les institutions internationales auront à jouer un rôle capital

dans l’élaboration d’ « indicateurs généralement acceptés » (en anglais : generally accepted

indicators). Car pour l’instant, les rapports environnementaux publiés par les entreprises sur

une base de volontariat utilisent des indicateurs de performance divers et nombreux qui ne

permettent pas une bonne comparabilité des entreprises.

1.2.3. Des bottom lines interdépendantes

Trois bottom lines qui ne sont pas indépendantes : les zones de frottement

La nécessité d’intégrer les trois bottom lines provient du fait qu’il existe des « zones de

frottement » (en anglais : shear zones) entre l’économie, l’environnement et le social. Une

première zone de frottement que constate John Elkington est le concept d’éco-efficacité (en

anglais : eco-efficiency), qui consiste à promouvoir des produits et des services à prix

compétitif, satisfaisant les besoins des consommateurs, tout en réduisant l’impact écologique

à un niveau suffisant par rapport à la capacité de la Terre.

Une autre zone de frottements concerne la bottom line sociale et la bottom line

environnementale. Il s’agit du concept de justice environnementale (en anglais :

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 19

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environmental justice), et plus spécifiquement de l’idée d’une responsabilité intra- et

intergénérationnelle :

« L’agenda intragénérationnel est largement affecté par les questions d’équité

concernant la population actuelle (par exemple : le rapport riches/pauvres, le rapport

Nord/Sud), tout comme l’agenda intergénérationnel avec notamment l’équilibre des

avantages entre les différentes générations (comme le droit à la retraite, à la sécurité

sociale) et entre les générations actuelles et les générations qui ne sont pas encore nées

(par exemple : la diminution des forêts, la biodiversité, la stabilité climatique).11 »

Le concept de justice environnementale vise le fait que certains peuples sont

particulièrement désavantagés par les problèmes environnementaux. En effet, des études ont

montré que les groupes socialement et économiquement désavantagés sont plus enclins à

subir des problèmes environnementaux que les autres Cette constatation a permis de réunir

deux communautés différentes autour d’une même cause : les environnementalistes et les

droits-de-l’hommistes.

Il existe également une zone de frottement réunissant la bottom line sociale et la bottom

line économique : il s’agit du concept d’éthique des affaires (en anglais : business ethics) :

« A une époque où les relations traditionnelles entre entreprises et salariés changent de

manière fondamentale, où même les plus grandes entreprises abandonnent l’idée de

l’emploi à vie, la confiance devient un enjeu capital. (…) De nombreuses attitudes dans

les affaires choquent car elles ne sont pas éthiques, mais dans certains cas, parce que

la conception de l’éthique peut varier d’individu à individu, d’entreprise à entreprise et

de culture à culture, le problème vient du fait que les principes éthiques sont appliqués

différemment à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. Certaines violations éthiques

sont pénalement punies, en cas notamment de fraude ou de corruption. Mais d’autres

ne le sont pas12. »

Le concept d’éthique des affaires soulève donc la question de l’éthique dans l’économie.

L’auteur nous met en garde contre une conception des affaires selon laquelle le progrès

économique est garant de l’épanouissement de l’entreprise et des individus qui la compose.

11 John Elkington, 1997, Cannibal With Forks : the Triple Bottom Line of 21 st Century Business , A Capstone Paperback.12 John Elkington, 1997, Cannibal With Forks : the Triple Bottom Line of 21 st Century Business , A Capstone Paperback.

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 20

Page 21: Le Débat sur la « Triple Bottom Line »appli6.hec.fr/amo/Public/Files/Docs/221_fr.pdfLe Débat sur la “Triple Bottom Line” Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme

En réalité, il considère que le progrès économique peut être atteint au détriment de l’équité et

du respect des individus. Le concept d’éthique des affaires, au cœur de la Triple bottom line,

est à l’opposé de cette conception.

L’ambition de John Elkington : mesurer une ultime bottom line

John Elkington anticipe que des progrès seront faits pour rendre les indicateurs de chaque

bottom line cohérents, approfondis et unifiés. Cependant, l’étape ultime et nécessaire pour

mesurer une performance des entreprises à l’aune du développement durable est d’intégrer les

trois bottom lines dans une seule et même réflexion, en utilisant des outils de

comptabilisation, de contrôle et de reporting unifiés au service du développement durable. En

1997, cette logique en est au stade de la généralité, tout l’enjeu pour les dix à vingt années

suivantes est de définir de manière concrète et précise ces nouveaux concepts. L’un des

enjeux majeurs sera d’après l’auteur d’internaliser les externalités en mettant en place une

comptabilité du coût total (Full Cost Accounting), dont il explique la signification :

« L’idée du « pricing en coût total » (en anglais : full cost pricing) est que tous les coûts

associés à un produit ou un service soient internalisés et, en conséquence, reflétés dans

le prix de vente. Même en l’absence de marché pour évaluer les coûts considérés,

l’approche par le « coût caché » (en anglais : shadow pricing) peut au minimum fournir

une orientation utile pour évaluer ces coûts de manière relative.13 »

L’approche de la Triple bottom line rend la mesure de la performance bien plus complexe,

puisqu’elle inclut toutes les dimensions de la « soutenabilité » (en anglais : sustainability), en

particulier la dimension éthique et sociale. Mais John Elkington considère que même si ce

challenge semble très difficile voire impossible à atteindre, cela ne doit pas nous empêcher

d’essayer. Dans le même temps, il nous met en garde contre le risque de se satisfaire trop vite

des initiatives prises. Dans Cannibal With Forks, l’auteur cherche à proposer une démarche à

suivre afin que les suggestions soulevées durant le Sommet de Rio de 1992 se concrétisent

pleinement au sein des entreprises.

13 John Elkington, 1997, Cannibal With Forks : the Triple Bottom Line of 21 st Century Business , A Capstone Paperback.

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 21

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1.3. Le développement et la propagation de la notion de

triple bottom line.

La triple bottom line, introduite en grande partie par John Elkington en 1997, a connu

depuis un vif succès et s’est répandu dans divers secteurs, allant des entreprises aux ONG en

passant par les Etats et les gouvernements. De nombreuses organisations ont adopté des

cadres comptables fondés sur les critères de la triple bottom line pour évaluer leurs impacts

économiques, sociaux et environnementaux et communiquer sur leur performance. Devant le

foisonnement d’initiatives et de méthodes adoptées se revendiquant inspirées de la triple

bottom line, nous avons décidé de présenter quelques initiatives importantes impulsées par

différents types d’acteurs. En aucun cas cette présentation vise à l’exhaustivité, mais elle a

pour objectif de mentionner un certain nombre d’étapes importantes et de concrétisations qui

ont marqué le développement du concept de triple bottom line.

1.3.1. Le développement de la triple bottom line au sein des

entreprises

Dans un article intitulé « The Triple Bottom Line : What Is It and How Does It Work? »14,

deux professeurs de l’Université de l’Etat américain de l’Indiana Kelley School of Business

analysent le développement de la triple bottom line au sein des entreprises. Selon eux, les

principes de la triple bottom line sont devenus incontournables dans les entreprises à mesure

que l’évidence est apparue qu’ils allaient permettre de favoriser la profitabilité à long terme.

Des entreprises pionnières ont donc adopté des méthodes, dès la fin des années 1990, en

mentionnant explicitement le terme de triple bottom line dans leurs publications, rapports

annuels et articles de presse, à l’instar de Shell, AT&T, Dow Chemicals et British Telecom.

D’autres grandes entreprises, bien qu’elles ne le mentionnent pas explicitement, mesurent leur

performance sociale et environnementale en même temps que leur performance économique,

par le biais d’indicateurs sociaux et environnementaux. Les exemples sont très nombreux

puisqu’actuellement plus de 70% des entreprises qui publient leurs résultats insèrent dans

leurs rapports annuels une partie sur le développement durable. Les deux professeurs citent en

particulier l’entreprise Cascade Engineering qui a mis en place différents indicateurs pour

14 “The Triple Bottom Line: What Is It and How Does It Work?”, Timothy F. Slaper et Tanya J. Hall, Indiana Business Review, Spring 2011.

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 22

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mesurer leur « scorecard triple bottom line », comme par exemple pour l’économique le

montant des impôts payés, pour le social le nombre d’heures de formation par employés ou la

contribution versée à des organismes caritatifs, et pour l’environnement les émissions de gaz à

effet de serre ou la consommation d’eau.

Les deux auteurs constatent également que de nombreuses organisations non

gouvernementales ont adopté la triple bottom line et que certaines ont même créé des

partenariats avec les entreprises pour déterminer les problématiques de développement

durable qui affectent les parties prenantes (en anglais : stakeholders) de ces entreprises. En

contrepartie, les entreprises ont reconnu l’avantage de ce genre de partenariats pour favoriser

la prospérité économique, l’équilibre social et la protection de l’environnement. RSF Social

Finance15 est précisément l’une de ces ONG que les auteurs prennent en exemple car son objet

est de déterminer si un investissement mené par une entreprise améliore simultanément les

trois catégories de la triple bottom line.

1.3.2. Le développement de la “triple bottom line“ au sein des

institutions internationales et des gouvernements

La Global Reporting Initiative des Nations Unies

La Global Reporting Initiative (GRI) a été établi vers la fin de l’année 1997, avec comme

mission de développer les directives applicables mondialement en matière de développement

durable, ainsi que de rendre compte des performances économiques, environnementales, et

sociales, initialement pour des sociétés et par la suite pour n'importe quelle organisation

gouvernementale, ou non gouvernementale. Rassemblée par la coalition pour les économies

environnementalement responsables (CERES) en association avec le programme

d'environnement des Nations Unies (PNUE), le GRI incorpore la participation active des

sociétés, des O.N.G., des organismes de comptabilité, des associations d'hommes d'affaires, et

d'autres parties prenantes du monde entier. La version GRI actuellement en vigueur est

qualifiée de G3.16 Le but de la Global Reporting Initiative est de proposer un référentiel

d’indicateurs permettant de mesurer l’avancement des programmes de développement durable

des entreprises. Actuellement il existe soixante-dix neuf indicateurs concernant les domaines

15 http://rsfsocialfinance.org/16 Sources : Wikipedia, “le Global Reporting Initiative”

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 23

Page 24: Le Débat sur la « Triple Bottom Line »appli6.hec.fr/amo/Public/Files/Docs/221_fr.pdfLe Débat sur la “Triple Bottom Line” Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme

de l’économie, de l’environnement, des droits de l’Homme, les relations sociales et le travail

décent, la responsabilité vis-à-vis des produits et la société. L’enjeu pour l’ONU est que le

plus grand nombre possible d’entreprises adoptent ce référentiel et qu’elles publient un grand

nombre des indicateurs proposés. L’enjeu est d’unifier le reporting socio-environnemental,

étape nécessaire à un véritable fonctionnement du concept de triple bottom line.

Le cas de la France avec la Loi NRE en 2001 et le Grenelle II

En France, un certain nombre d’initiatives gouvernementales ont été prises qui vont dans le

sens du concept de triple bottom line. Nous en détaillerons deux : la Loi NRE de mai 2001 et

la Loi Grenelle II du 12 juillet 2010.

La loi relative aux nouvelles régulations économiques (Loi NRE) a été promulguée par le

gouvernement Jospin le 15 mai 2001. Elle impose que les rapports annuels d’activité des

entreprises cotées prennent en compte les conséquences sociales et environnementales de leur

activité :

« Il (l’article L. 225-102-1 du code du commerce) comprend également des

informations, dont la liste est fixée par décret en Conseil d'État, sur la manière dont la

société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité.

Le présent alinéa ne s'applique pas aux sociétés dont les titres ne sont pas admis aux

négociations sur un marché réglementé. »17

La loi Grenelle II du 12 juillet 2010 a pour sa part rendu obligatoires, et à faire vérifier par

un organisme tiers indépendant les informations socio-environnementales. Cette vérification

doit donner lieu à un avis qui sera transmis aux actionnaires avec le rapport du conseil

d’administration18.

Ainsi, on peut constater que si ces initiatives vont dans le sens du reporting socio-

environnemental et de la triple bottom line, elles n’engendrent pas pour les entreprises une

quelconque obligation de faire supplémentaire. Né d’une dynamique de responsabilité sociale

des entreprises qui laissent une large part à l’initiative volontaire de ces dernières, ces lois

17 Article 116 de la loi n° 2001-420 relative aux nouvelles régulations économiques18 Loi « Grenelle II », ou loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 24

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n’imposent en effet pas de seuils à ne pas franchir ou d’indicateurs précis à utiliser. On est

donc encore loin de l’espérance de John Elkington de pouvoir mesurer un résultat social et

environnemental de la même manière qu’un résultat financier.

Le cas de l’Australie

L’un des Etats qui est le plus avancé dans l’adoption des critères de la triple bottom line, et

qui a même développé une méthodologie précise fondée sur ce concept est l’Australie de

l’Ouest. Cette méthodologie nous est expliquée par Barney Foran, Manfred Lenzen,

Christopher Dey et Marcela Bilek dans leur étude publiée dans Ecological Economics :

« Integrating sustainable chain management with triple bottom line accounting »19. L’Etat

australien a en effet proposé une démarche pour construire une comptabilité triple bottom line

dans le cadre de l’initiative lancée par le Ministère de l’Environnement en juin 2003 : The

State Sustainability Strategy. Un certains nombre d’indicateurs de performance triple bottom

line ont ainsi été créés au niveau de cent trente-cinq secteurs de l’économie. Ces indicateurs

sont exprimés en unités financières et peuvent donc être appliqués aux comptes des

entreprises. Les auteurs nous citent quelques exemples de ces indicateurs :

« The accounts are portrayed against the numeraire of “one dollar of GDP”. Thus, for

a sector of the economy, financial aspects of performance can be expressed for example

as dollars of export earnings per dollar of GDP. Social aspects such as employment can

be portrayed as minutes of employment generated per dollar. Greenhouse issues can be

portrayed as kilograms of carbon dioxide emitted per dollar20.«

Cette initiative, qui prend une certaine ampleur en Australie, bien que le gouvernement soit

encore réticent à l’imposer aux organisations, est une des initiatives les plus abouties de l’idée

de la triple bottom line, puisqu’elle propose d’exprimer les performances économiques,

sociales et environnementales avec une unité de mesure commune : le dollar de PIB. Bien

qu’elle ait certaines limites que nous présentent les auteurs de l’étude, elle se rapproche de

19 “Integrating sustainable chain management with triple bottom line accounting”, Barney Foran et autres, Ecological Economics, 200520 « Les comptes sont exprimés en unités de “un dollar de PIB”. Ainsi, pour un secteur économique, les aspects financiers de la performance peuvent être exprimés par exemple en gains d’exportation par dollar de PIB. Les aspects sociaux comme l’emploi peuvent être exprimés en minutes d’emploi générées par dollar. Les problématiques d’émission de gaz à effet de serre peuvent être exprimées en kilogramme de dioxyde de carbone émis par dollar. »

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l’idée ultime de John Elkington qui serait de pouvoir obtenir une ultime bottom line, prenant

en compte les trois bottom lines.

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 26

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Méthodologie de travail

La première partie de notre travail consistait à expliquer le concept de triple bottom line et

décrire sa propagation. Maintenant que ce travail préliminaire est effectué, nous allons nous

pencher sur le cœur de notre sujet, c’est-à-dire sur le débat qui existe autour de cette notion de

triple bottom line. En effet, si l’enjeu proposé par John Elkington est clair – obtenir un résultat

environnemental et un résultat social de la même manière que le résultat financier – il existe

diverses postures défendant ou critiquant cette idée, et ce pour différentes raisons. L’enjeu de

notre travail est de réaliser une typologie de ces différentes postures. Pour cela, nous avons

décidé de sélectionner un certain nombre de textes ayant des provenances différentes - articles

de journaux généralistes, articles de journaux spécialisés, études de cas académiques, extrait

de livres – et correspondant à des courants de pensée différents. Tous ces textes parlent de la

triple bottom line à leur manière. Certains utilisent même le terme de triple bottom line dans

un sens différent de celui de John Elkington. Le but de cette sélection est d’établir une liste

des arguments qui sont en faveur de la triple bottom line, ainsi que des arguments qui au

contraire s’y opposent. Certains textes ont été regroupés car ils défendent tous le même

argument mais en présentent une facette particulière. Grâce à ce travail, nous espérons avoir

rassemblés les grandes postures principales qui se rapportent à la triple bottom line.

Les textes que nous avons sélectionnés sont listés ci-après :

• “Integrating sustainable chain management with triple bottom line accounting”,

Barney Foran, Manfred Lenzen, Christopher Dey et Marcela Bilek, Ecological

Economics, 2005.

• « Idea », paru dans The Economist le 17 novembre 2009.

• Andrew Savitz, 2006,The Triple Bottom Line : How Today’s Best Run Companies Are

Achieving Economic, Social and Environmental Success – and How You Can

Too,Jossey-Bass/Wiley.

• « Johnson & Johnson : A Model for Sustainability Reporting » par Susan C.

Borkowski et autres, Strategic Finance, septembre 2010.

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Page 28: Le Débat sur la « Triple Bottom Line »appli6.hec.fr/amo/Public/Files/Docs/221_fr.pdfLe Débat sur la “Triple Bottom Line” Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme

• “When Balance Sheets Collide With The New Economy”, par Denise Caruso, 9

septembre 2007, The New York Times.

• “Getting to the bottom of “Triple Bottom Line“”, par Wayne Norman et Chris

MacDonald, Mars 2003, Business Ethics Quarterly.

• John Bellamy Foster, 2001, Ecology Against Capitalism, Monthly Review Press.

• “Trouble With The Triple Bottom Line”, par Nick Mayhew, 10 août 1998, Financial

Times.

• “Environmental Reporting on the Internet by America’s Toxic 100: Legitimacy &

Self-presentation”, par Charles H. Cho et Robin W. Roberts, International Journal of

Accounting Information System, 2010.

• « La Responsabilité sociale des entreprises comme innovation institutionnelle. Une

lecture régulationniste », par Catherine Bodet et Thomas Lamarche, Revue de la

Régulation, juin 2007.

• « Responsabilité sociale des entreprises, ou contrôle démocratique des décisions

économiques ? », Groupe “Economie solidaire et démocratie économique“ du conseil

scientifique d’Attac, L’Economie politique.

• “Companies aren’t charities”, The Economist, 21 octobre 2010.

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 28

Page 29: Le Débat sur la « Triple Bottom Line »appli6.hec.fr/amo/Public/Files/Docs/221_fr.pdfLe Débat sur la “Triple Bottom Line” Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme

Partie 2. Typologie des différentes

postures

2.1. Arguments pour :

2.1.1. Argument de la nécessité de la mesure comme

stimulus à l’action

Ce premier argument peut être résumé par le proverbe anglais : “if you can’t measure, you

can’t manage“ (en français : « ce qui ne se mesure pas ne peut être géré »).

Dans leur article publié en 2005 dans la revue Ecological Economics, Barney Foran,

Manfred Lenzen, Christopher Dey et Marcela Bilek, quatre professeurs de l’Université de

Sydney spécialisés en analyse en développement durable, proposent une méthodologie pour

intégrer le cadre comptable de la triple bottom line à la gestion du cycle de production des

organisations à l’échelle de l’économie australienne21. Selon eux, l’approche de la triple

bottom line est un outil pertinent grâce auquel les entreprises peuvent réaliser des objectifs

sociaux et environnementaux importants tout en augmentant la valeur pour les actionnaires.

En effet, leur travail consiste à mettre en valeur l’interdépendance entre les différents secteurs

de l’économie australienne et les mesures des impacts sociaux et environnementaux relatifs à

l’Australie par la création d’indicateurs pertinents.

D’après ces auteurs, ces indicateurs d’une triple performance peuvent être appliqués aux

entreprises et permettraient d’inclure aussi bien les effets directs et immédiats que les effets

indirects et diffus du cycle de production des produits et services. L’incorporation de ces

effets indirects étend en conséquence le champ des problématiques soulevées par cette triple

mesure de la performance et oblige dès lors les managers à prendre en compte ces

problématiques dans les processus de décision. L’ultime objectif de ce cadre analytique est de

21 “Integrating sustainable chain management with triple bottom line accounting”, Barney Foran et autres, Ecological Economics, 2005

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 29

Page 30: Le Débat sur la « Triple Bottom Line »appli6.hec.fr/amo/Public/Files/Docs/221_fr.pdfLe Débat sur la “Triple Bottom Line” Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme

pousser les consommateurs à prendre des décisions qui ne soient pas guidées exclusivement

par le prix des produits qu’ils achètent, mais également par leurs impacts sociaux et

environnementaux. D’après les auteurs, la triple bottom line est donc un outil pertinent pour

faciliter des processus de décision complexes en mettant en évidence les interdépendances

entre l’économique, le social et l’environnemental et en tentant de les mesurer.

“Embedded in all measurement frameworks is the implied assumption that ‘if you can’t

measure, you can’t manage’. Developing sustainable chains asserts the added

dimension of “escaping the myopia of the served market“ (Prahalad and Hamal, 1990)

and “creating an extreme misfit between what is required and what is available“ (White

and Hanmer-Lloyd, 1999). Initiatives underway help corporate managers “manage the

environmental risks posed by their supply chain“ (Gascoigne, 2002) but there is always

an assumption that the right fit can be found between corporate aspirations and the

multiple recipes of inputs that make up the production system22.”

L’article intitulé « Idea », paru dans The Economist le 17 novembre 2009 est une autre

facette de ce premier argument de la nécessité de la mesure comme stimulus à l’action. Cet

article est adapté du livre de Tim Hindle : The Economist Guide to Management Ideas and

Gurus. Selon l’auteur, seule une entreprise qui produit un triple résultat prend en compte

l’intégralité du coût d’un business. Il en vient même à faire une analogie entre le concept de

triple bottom line et celui de la Balance Scorecard :

»In some senses the TBL is a particular manifestation of the balanced scorecard.

Behind it lies the same fundamental principle: what you measure is what you get,

because what you measure is what you are likely to pay attention to. Only when

companies measure their social and environmental impact will we have socially and

environmentally responsible organizations.23 »

La Balance Scorecard est une méthode proposée par Robert Kaplan et David Norton visant

à mesurer les activités d’une entreprise en quatre perspectives principales : finances, clients,

22 « Tous les cadres de mesure font l’hypothèse que “ce qui ne se mesure pas ne peut être géré“. Le fait de développer des chaînes d’approvisionnement soutenables permet d’échapper à la “myopie du marché“ et de “créer une véritable opposition entre ce qui est requis et ce qui est disponible“. Les initiatives actuelles aident les managers d’entreprise à “gérer les risques environnementaux posés par leur supply chain“ mais il y a toujours l’hypothèse que la bonne adéquation peut être trouvée entre les aspirations des entreprises et les multiples outils entrants constitutifs du système de production. »23 « Dans un certain sens la triple bottom line est une forme de balance scorecard. Derrière ces deux concepts se cache en effet le même principe fondamental : on obtient ce qui se mesure, puisque quand on mesure quelque chose, on a plus tendance à y faire attention. C’est seulement lorsque les entreprises mesureront leur impact social et environnemental que nous auront des organisations socialement et environnementalement responsables. »

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 30

Page 31: Le Débat sur la « Triple Bottom Line »appli6.hec.fr/amo/Public/Files/Docs/221_fr.pdfLe Débat sur la “Triple Bottom Line” Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme

processus et apprentissage. Si cette méthode n’intègre pas nécessairement les aspects sociaux

et environnementaux du business d’une entreprise, c’est une démarche d’intégration visant à

lier la stratégie aux objectifs et aux plans d’action. Opérer une analogie entre la méthode de la

Balance Scorecard et le concept de triple bottom line revient donc à considérer ce dernier

comme un outil pour un bon contrôle de gestion des entreprises. C’est toute la teneur de notre

premier argument qui est celui de la nécessité de la mesure.

2.1.2. Argument économique de convergence entre le social,

l’environnemental et l’économique

Le premier texte que nous allons utiliser pour expliquer ce second argument est une

analyse du livre d’Andrew Savitz : « The Triple Bottom Line : How Today’s Best Run

Companies Are Achieving Economic, Social and Environmental Success – and How You Can

Too. » Il s’agit d’un article publié en mai 2006 sur le site internet www.greenbiz.com,

résumant la pensée de l’auteur. D’après lui, le développement durable est de plus en plus

assimilé à la bonne santé d’une entreprise. Prenant l’exemple de General Electric qui a

augmenté considérablement ses revenus en vendant des turbines fonctionnant au gaz naturel,

en encore de Pepsico, dont la valeur de marché a dépassé celle de Coca Cola en 2004 grâce à

un positionnement vers les produits plus sains, Andrew Savitz considère qu’il est dans

l’intérêt économique des entreprises de s’orienter vers le développement durable, puisque de

plus en plus de parties prenantes (en anglais : stakeholders) y attachent de l’importance. Tout

l’enjeu des entreprises est en réalité de trouver le terrain commun permettant de satisfaire les

intérêts des actionnaires et ceux de l’ensemble des parties prenantes. Or ce terrain commun se

situe selon lui au niveau du développement durable :

"Every action you take in business has two components: an impact on profits and an

impact on the world," the authors argue, staking out a path to where profitability and

social benefits blend. "This is the spot where companies who want to remain successful

in the long term should aim for.24"

D’après Andrew Savitz, le développement durable ne doit pas être une question de

philanthropie, mais doit être complètement intégré au fonctionnement économique des

entreprises pour être appliqué. Or, il constate que la performance environnementale et sociale 24 « “Toute action prise dans les affaires a deux composantes : un impact sur les profits et un impact sur le monde“, soutient l’auteur qui cherche à faire se rejoindre la profitabilité et les bénéfices sociaux. “ C’est l’endroit que les entreprises qui veulent rester prospères à long terme devraient viser. »

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 31

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est de plus en plus le signe d’une bonne performance opérationnelle des entreprises. Il est

donc convaincu que le développement durable peut être intégré pleinement à la stratégie

économique et financière des entreprises. En conséquence, on ne peut plus mesurer la

performance des organisations par le seul résultat financier, il faut également mesurer les

impacts sociaux et environnementaux, d’autant plus qu’une bonne performance sociale et

environnementale favorisera d’après lui le résultat financier.

Cet argument est corroboré par l’étude de cas réalisée par Susan Borkowski, Mary Jeanne

Welsh et Kristin Wentzel intitulée : « Johnson & Johnson : A Model for Sustainability

Reporting », parue en septembre 2010 dans Strategic Finance. L’objet de cette étude est de

proposer un cadre méthodologique aux entreprises désireuses de mettre en place un reporting

social et environnemental, en s’inspirant des outils utilisés par une entreprise pionnière d’un

tel reporting : Johnson & Johnson. D’après les auteurs, le fait de mettre en place un reporting

social et environnemental s’explique notamment par la théorie économique :

“Economic theories, on the other hand, assert that sustainability reports create better

corporate reputations that, in turn, create shareholder wealth via increased profits25.”

Un nouvel aspect de notre second argument est donc mis en évidence dans cette étude de

cas. Il s’agit de la réputation des entreprises, facteur qui est en lien direct avec leur

performance économique.

25 « D’autre part, les théories économiques affirment que les rapports de développement durable donnent de meilleurs réputations aux entreprises et, en retour, créent de la richesse pour les actionnaires par de meilleurs profits. »

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 32

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2.1.3. Argument éthique de la responsabilité sociale

et environnementale des entreprises

Dans la même étude de cas26, les auteurs avancent une deuxième théorie pour expliquer

pourquoi les entreprises font du reporting social et environnemental. Il s’agit de l’argument

éthique selon lequel les entreprises ont une responsabilité sociale et environnementale. Une

telle responsabilité impose donc aux entreprises de mesurer l’impact social et

environnemental de leurs activités :

Ethical views purport that firms hold societal and moral obligations to engage in

socially responsible activities and thus report on these activities because it’s the “right

thing to do“27.

C’est précisément le rôle que Johnson & Johnson s’est octroyé dès 1943, lorsque Robert

Wood Johnson, l’un des fondateurs de l’entreprise, formula son “Credo“, bien avant

l’apparition du concept de responsabilité sociale des entreprises. Depuis, tous les rapports de

développement durable de J&J ont fait référence à ce “Credo” et ont affirmé leurs

responsabilités vis-à-vis de quatre groupe de parties prenantes (en anglais : “stakeholders”)

différents : en premier lieu les clients, groupe qui inclut les médecins, les infirmiers, les

patients, les parents, les consommateurs, les fournisseurs et les distributeurs, puis les

employés, ensuite la communauté, qu’elle soit locale ou globale, et enfin les actionnaires.

Dans la logique de cette responsabilité morale de l’entreprise, le management de J&J

considère que si les besoins des trois premiers groupes de parties prenantes sont satisfaits, un

juste profit peut dès lors revenir aux investisseurs. Ainsi, l’argument éthique vient soutenir

l’argument économique, puisque l’entreprise considère que si elle assume pleinement sa

responsabilité sociale et environnementale, elle augmentera la valeur pour l’actionnaire.

Notons que cet argument éthique ne justifie pas uniquement le concept de triple bottom

line, mais plus généralement l’idée que les entreprises ont une responsabilité sociale et

environnementale qu’elles doivent assumer. C’est justement le reproche que certains

26 « A Model for Sustainability Reporting », par Susan C. Borkowski et autres, Strategic Finance, septembre 2010

27 « Les considérations éthiques estiment que les entreprises ont l’obligation morale et sociétale de s’engager dans des activités socialement responsables et ainsi de communiquer sur ces activités car c’est la “bonne chose à faire“ ».

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 33

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pourfendeurs du concept de triple bottom line avancent en affirmant que la triple bottom line

n’est qu’un synonyme du concept de “responsabilité sociale des entreprises”, qui n’apporte

rien de nouveau. Nous verrons par ailleurs que cette théorie d’une responsabilité morale des

entreprises est très décriée, aussi bien du point de vue de certains libéraux de droite que du

point de vue de certains étatistes de gauche.

2.1.4. Argument de la transparence

Il faut avancer un quatrième argument justifiant l’utilisation du concept de triple bottom

line : celui de la transparence. Cette fois, nous nous plaçons directement du côté des parties

prenantes (en anglais : stakeholders). Les entreprises ont en effet affaire à une grande variété

de groupes d’influence auxquels ils convient de divulguer des informations précises. Si l’on

reprend l’étude du cas Johson & Johnson28, l’interview de Brian Boyd, vice-président pour

l’Environnement, la Santé et la Sécurité de J&J, nous éclaire beaucoup sur la nécessité pour

les entreprises de communiquer suffisamment d’informations aux différentes parties

prenantes :

»Brian Boyd acknowledged a number of benefits of the company’s sustainability

reporting, although he admits that they aren’t necessarily financial. In other words,

while there’s no straight line connecting SR activities to cost savings, intangible

benefits often follow. For instance, in the absence of information, many people will

assume the worst about a company’s environmental, health, and safety activities. By

producing one comprehensive SR (i.e. Sustainability Reporting) annually, Johnson &

Johnson satisfies the information needs of many stakeholders (…).29 »

L’argument de la transparence peut être appréhendé aussi bien d’un point de vue négatif

que positif. En effet, l’absence de communication sociale et environnementale peut avoir des

conséquences pénalisantes pour une entreprise. Les auteurs de l’étude de cas s’appuient sur

une étude de 1997 réalisée par Tom Brown et Peter Dacin30, qui établit que la perception

28 « A Model for Sustainability Reporting », par Susan C. Borkowski et autres, Strategic Finance, septembre 201029 Brian Boyd admet que la production de rapports sociaux et environnementaux donne un certain nombre de bénéfices, même si ceux-ci ne sont pas nécessairement financiers. En d’autres termes, bien qu’il n’y ait pas de lien direct entre le reporting social et environnemental et la baisse des coûts, il peut y avoir des bénéfices intangibles. Par exemple, en l’absence d’information, beaucoup de gens supposeront le pire quant aux actions sur l’environnement, la santé et la sécurité d’une entreprise. En produisant un rapport social et environnemental complet chaque année, J&J satisfait les besoins d’informations de nombreuses parties prenantes.30 “The Company and the Product : Corporate Associations and Consumer Product Responses“, étude de 1997, par Tom Brown et Peter Dacin

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 34

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négative concernant le manque de responsabilité sociale et environnementale d’une entreprise

produit des effets négatifs sur l’attitude des consommateurs. Par ailleurs, un manque de

reporting social et environnemental peut entraîner le risque qu’une ONG ou qu’un groupe de

pression lance une campagne de protestation contre l’entreprise. Mécaniquement, cette

dernière pourrait voir ses ventes et profits diminuer.

D’un point de vue positif, Brian Boyd considère qu’il est important de divulguer des

informations aux agences de notation qui notent les entreprises sur leurs activités sociales et

environnementales. Ces notations, en retour, peuvent influencer les recommandations des

analystes financiers et les décisions des investisseurs. Derrière cette idée, se cache la théorie

selon laquelle il faut donner des informations aux marchés quels qu’ils soient, les

consommateurs, les marchés financiers, les agences de notation, les ONG, etc., de façon à ce

que ces marchés puissent exercer une discipline. Ainsi, pour s’attirer les bonnes grâces de ces

marchés, les entreprises doivent divulguer une bonne information correspondant aux attentes

de chacun. Par exemple, une agence de notation comme Vigeo31 attend un certain nombre

d’informations pour faire de la notation, sans quoi la note de l’entreprise sera mauvaise. Cette

idée suppose néanmoins que l’information divulguée illustre les efforts sociaux et

environnementaux réellement effectués par les entreprises. Cette dernière affirmation fait

l’objet de vives critiques que nous étudierons ultérieurement.

2.1.5. Argument de la comparabilité

Le dernier argument que nous avons retenu en faveur du concept de triple bottom line est

celui de la comparabilité. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur un article du New York

Times paru en septembre 2007 : « When Balance Sheets Collide With the New Economy »

(en français : “Quand les Bilans se heurtent à la Nouvelle Economie“). L’auteure de cet

article, Denise Caruso, constate une forte évolution de la valorisation des actifs et des passifs

d’une entreprise. En particulier, les actifs et passifs “intangibles“, immatériels, prennent une

importance croissante dans la valorisation des entreprises, que ce soit sous forme de brevets,

de marques, de goodwill, mais également de réputation. De plus, les marchés sont de plus en

plus exigeants en ce qui concerne les actions sociales et environnementales des entreprises.

Les risques climatiques, sociaux et environnementaux doivent être pris en compte et évalués

31 Pour comprendre ce qu’est Vigeo, agence de notation sociale fondée par Nicole Notat, se reporter au site internet : http://www.vigeo.com/csr-rating-agency/

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 35

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de manière juste par les entreprises pour bien anticiper les catastrophes éventuelles et assurer

une continuité de leurs activités malgré les désastres causés.

Or, la journaliste constate que la comptabilité n’est pas encore capable de déterminer la

valeur ou le risque de tels actifs avec certitude et objectivité :

“But because accountants have found it impossible to determine the value or the risk of

such assets with certainty or objectivity, official financial accounting rules give

intangibles a wide berth32.”

En conséquence, chaque entreprise valorise ses actifs intangibles à sa manière, sans qu’il y

ait une rigueur et une uniformité comparables aux actifs “tangibles“. Cela pose non seulement

problème aux entreprises elles-mêmes, mais également aux marchés car chaque entreprise

n’est pas valorisée de la même manière, ce qui empêche une comparabilité nécessaire au

fonctionnement d’un marché. L’enjeu des prochaines années est donc d’après l’auteur de

trouver un moyen pour traduire les problématiques sociales et environnementales directement

en valeur de marché. Or, l’approche par la triple bottom line, qui a déjà été ratifiée par les

Nations Unies comme normes pour la comptabilité urbaine (voir la première partie de nos

travaux), peut permettre le développement de “generally accepted principles“ (en français :

“principes généralement acceptés“) pour valoriser les intangibles :

“For example, one of the earliest approaches, the ''triple bottom line'' (for ''people,

planet and profit''), was ratified early this year as the standard for urban and

community accounting by the United Nations International Council for Local

Environment Initiatives. (…) As yet, none have been adopted as a standard by the

official financial accounting bodies. But it is only a matter of time until they do,

according to Sara Olsen, founding partner of the Social Venture Technology Group, a

San Francisco firm that specializes in developing nonfinancial valuation methods.”

Ainsi, le cadre comptable de la triple bottom line proposé par John Elkington est

intéressant d’après l’auteur de cet article car il permettrait d’adopter un système de

valorisation des nouvelles problématiques sociales et environnementales qui serait

universellement accepté. Pour cela, il faudrait que les institutions internationales décident de

l’adopter et de le généraliser à toutes les organisations.

32“When Balance Sheets Collide With The New Economy”, par Denise Caruso, 9 septembre 2007, The New York Times

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 36

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2.2. Arguments contre :

2.2.1. Argument de l’impossibilité

Avant d’expliciter l’argument de l’impossibilité des entreprises à proposer une

méthodologie fondée sur la triple bottom line, il est intéressant de constater que cet argument

ne remet pas en cause le fait que les entreprises ont diverses obligations vis-à-vis de diverses

parties prenantes (en anglais : stakeholders), et en conséquence qu’elles doivent se comporter

de manière responsable pour prendre en compte les intérêts de chacune de ces parties

prenantes. Au contraire, Wayne Norman et Chris Mac Donald33 considèrent que les entreprises

ne peuvent être prospères à long terme si elles négligent constamment les intérêts de toutes les

parties prenantes de l’entreprise. Leur argumentation repose en réalité sur la définition même

de la triple bottom line, selon laquelle on peut obtenir un résultat social et environnemental de

la même manière qu’on calcule le résultat financier d’une entreprise :

“The apparent novelty of 3BL lies in its supporters’ contention that the overall

fulfillment of obligations to communities, employees, customers, and suppliers (to name

but four stakeholders) should be measured, calculated, audited and reported – just as

the financial performance of public companies has been for more than a century.34”

La grande nouveauté apportée par le concept de triple bottom line est en effet l’idée qu’il

est possible d’obtenir un résultat social et environnemental de la même façon que le résultat

financier. Pour cela, Wayne Norman et Chris MacDonald estiment qu’il doit exister une

méthodologie pour agréger les divers impacts environnementaux et sociaux d’une entreprise

afin d’obtenir une bottom line finale, après avoir additionné les impacts positifs et soustrait les

impacts négatifs. Or, les deux auteurs considèrent qu’il n’existe pas une telle méthodologie

actuellement, et plus encore qu’il est impossible d’en formuler une. En effet, leur première

intuition est qu’il semble bizarre de calculer un résultat social ou environnemental et d’obtenir

un chiffre final qui révélerait le niveau de performance de l’entreprise dans ces domaines. Le

33“Getting to the bottom of “Triple Bottom Line“”, par Wayne Norman et Chris MacDonald, Mars 2003, Business Ethics Quarterly

34 « La nouveauté apparente de la “triple bottom line“ repose sur la conviction de ses défenseurs selon laquelle l’ensemble des obligations qu’une entreprise doit remplir vis-à-vis des communautés, des employés, des clients, des fournisseurs (pour ne citer que quatre parties prenantes) devraient être mesurées, calculées, auditées et reportées de la même façon que les entreprises cotées ont fait pour leur performance financière depuis plus d’un siècle. »

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 37

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résultat financier traditionnel s’obtient en soustrayant les dépenses occasionnées pour le

fonctionnement de l’entreprise au chiffre d’affaires lié à la vente des produits ou services

pendant une période préalablement définie. Que serait dès lors les équivalents sociaux et

environnementaux aux revenus, aux dépenses, aux gains, aux pertes, aux actifs et aux passifs,

etc. ? En réalité, les indicateurs sociaux et environnementaux ne peuvent selon les deux

auteurs être agrégés en une soustraction de mauvais points aux bons points pour obtenir un

résultat final :

The conceptual point, however, is that these are quite simply not the sort of data that

can be fed into an income-statement-like calculation to produce a final net sum. For

one thing, most of these figures are given in percentages, and one obviously cannot add

or subtract percentages attached to different figures. (...) But even when there are

cardinal numbers involved (e.g., “...8 employees of Shell companies...lost their lives in

1997....”21), it is not at all clear where on a given sliding scale we treat a figure as a

“good” mark to raise the “social bottom line” and where we treat it as a “bad” mark

that takes away from the bottom line.35

En réalité, Wayne Norman et Chris MacDonald, qui sont deux professeurs d’éthique des

affaires, considèrent qu’il n’est pas possible de développer une bonne méthodologie pour

obtenir un résultat social ou environnemental pour des raisons philosophiques. Ils soutiennent

d’ailleurs qu’il existe deux versions de leur argumentation : l’une forte et l’une faible. La

version forte correspond à notre argument du réductionnisme que nous étudierons

ultérieurement. Les deux auteurs ne cherchent pas à développer cette version mais insistent

sur la deuxième : la version faible :

“From a practical point of view, (…) we will never be able to get broad agreement

(analogous, say, to the level of agreement about accounting standards) for any such

proposed common scale.36”

Nos deux auteurs considèrent en effet qu’il est impossible d’obtenir des bottom lines

environnementales et sociales de la même manière que le fait la comptabilité traditionnelle 35 « Cependant, la question conceptuelle posée est que ce ne sont tout simplement pas le genre de données qui peuvent être agrégées dans un calcul similaire à celui du compte de résultat pour obtenir un résultat net final. Premièrement car la plupart de ces chiffres sont donnés en pourcentage, et il n’est bien sûr pas possible d’ajouter ou de soustraire des pourcentages attachés à des indicateurs différents. Mais même avec l’utilisation de nombres cardinaux (comme par exemple : 8 employés de Shell morts en 1997…), il n’est pas du tout clair qu’avec une échelle glissante on puisse considérer un nombre comme étant une bonne ou une mauvaise note pour obtenir un résultat social, et à partir de quand il faut considérer ce nombre comme étant une mauvaise note à soustraire du résultat. »36 « D’un point de vue pratique, nous ne serons jamais capables d’obtenir un accord global (disons analogue au niveau d’accord des normes comptables) concernant une échelle commune. »

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 38

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puisque cette dernière a besoin de l’existence d’une « unité de mesure », comme c’est le cas

de la devise pour la bottom line financière. D’après eux, ce qu’il manque à la mesure sociale

et environnementale est une forme de « monnaie » commune, qu’elle soit sous forme de

devise ou non, afin d’exprimer les impacts négatifs et les impacts positifs des activités d’une

entreprise sur ses parties prenantes et sur l’environnement. Le problème est en effet que les

impacts sociaux et environnementaux d’une entreprise s’expriment davantage de manière

qualitative que quantitative. Dès lors, comment opérer une hiérarchie entre différents

engagements sociaux ou environnementaux d’une entreprise ? Peut-on considérer qu’il est

mieux de donner de l’argent à telle organisation gouvernementale plutôt qu’à une autre ? S’il

s’avère donc possible d’auditer et de publier les actions sociales et environnementales des

entreprises, le fait de les hiérarchiser relève du jugement subjectif et ne peut donc faire l’objet

d’une reconnaissance globale nécessaire à l’établissement d’une norme.

En conclusion de leur argumentation, laissons la parole à nos deux auteurs :

“We cannot help but conclude that there is no meaningful sense in which 3BL advocates

can claim there is a social bottom line. This piece of jargon is, in short, inherently

misleading: the very term itself promises or implies something it cannot deliver.37”

2.2.2. Argument du réductionnisme

Wayne Norman et Chris MacDonald38 mentionnent déjà cet argument sans pour autant

l’expliciter. Pour le faire, nous nous appuierons sur le livre de John Bellamy Foster, Ecology

against Capitalism, paru en 2001. Ce professeur de sociologie et éditeur du magazine

socialiste indépendant Monthly Review s’est notamment penché sur les théories écologistes

de Marx. Dans son second chapitre intitulé « The Ecological Tyranny of the Bottom Line »,

John Bellamy Foster dénonce le réductionnisme qui consiste à vouloir intégrer

l’environnement dans la sphère économique. L’auteur critique en particulier l’approche

néoclassique de l’économie environnementale qui vise à internaliser l’environnement en le

considérant comme un ensemble de “commodités” (en anglais : “commodities”) destinées à

37 « Nous ne pouvons nous empêcher de conclure que les défenseurs de la triple bottom line ne peuvent raisonnablement penser qu’il existe une bottom line sociale. En bref, ce langage employé est par sa nature trompeur, puisqu’il promet quelque chose qu’il ne peut donner. »38 “Getting to the bottom of “Triple Bottom Line“”, par Wayne Norman et Chris MacDonald, Mars 2003, Business Ethics Quarterly

Asselot Thibault – «Le débat sur la 'triple bottom line'» – Mai 2011 39

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être intégrées au marché. Farouche adversaire de cette approche, Foster n’a pas la même

considération pour l’environnement :

“The environment can be rationally considered a “condition of production” for the

economy. However, it cannot be fully incorporated into the circular flow of a

commodity economy. There are ethical reasons why we may choose to preserve crucial

parts of nature from the forces of the market. Moreover, any attempt to allow the

“tyranny of the bottom line” guide our relation to nature in its entirety would be

disastrous.39”

Un tel réductionnisme économique de l’environnement est pour l’auteur une absurdité qui

se manifeste dans trois principales contradictions. La première est la réduction de la relation

de l’homme à la nature à des perspectives d’attributions matérielles, aliénant de fait la nature

qui cesserait d’être reconnue comme un pouvoir en soi pour devenir un simple objet destiné à

répondre aux besoins égoïstes des individus. La seconde contradiction est de penser que la

seule valeur qui mérite d’être considérée est la valeur donnée par un marché, ce qui pousse à

décomposer la nature en commodités valorisables, sans prendre en compte la valeur

intrinsèque de celle-ci, non valorisable par une méthode monétaire mais reposant sur des

critères de dignité, de beauté, de devoirs, etc. La troisième contradiction se voit dans les

conséquences matérielles du réductionnisme économique de l’environnement. En effet, à

mesure que la nature est réduite et décomposée en commodités valorisées, les problèmes

environnementaux ne sont pas traités à leur juste mesure et leurs effets prennent une ampleur

désastreuse.

John Bellamy Foster dénonce par ailleurs l’idéologie de la notion de “capital naturel”.

Certains économistes, conscients du réductionnisme économique consistant à considérer

l’environnement comme un ensemble de commodités, estiment en effet que la crise

environnementale n’est pas due à un échec des marchés, mais plutôt à l’absence de prise en

compte du “capital naturel” dans la comptabilité. L’auteur critique cette « capitalisation de la

nature » qui incorpore l’environnement sous la forme d’actifs qui doivent être productifs.

Pour lui, cette tentative produit le même résultat que la “commoditisation” de

l’environnement, en subordonnant la nature aux besoins des marchés et qui finit par attribuer

39 « L’environnement peut être rationnellement considéré comme une “condition de production” pour l’économie. Cependant, il ne peut être complètement incorporé dans le cycle économique à la manière d’une marchandise. Il y a des raisons éthiques pour choisir de préserver les dimensions cruciales de la nature des forces du marché. De plus, toute tentative visant à laisser la “tyrannie de la bottom guide” guider notre relation à la nature dans son ensemble serait désastreuse ».

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au “capital naturel” une valeur monétaire. Cette nouvelle vision de l’économie

environnementale cherche à étendre le domaine du capital à la nature et justifie cette tentative

en soutenant que cela permettra de la préserver. C’est tout le contraire de ce que pense John

Bellamy Foster, qu’il illustre par cet exemple :

“Today part of the redwood forest of northern California that are under private

management (…) are being removed because trees that are centuries old are considered

nonproducing assets, and the rules of the market (and Wall Street) demand that they be

liquidated and replaced by younger, faster-growing trees, which can be placed in a

“fully managed” condition. The tragic fate of these forests (…) is not due to their

exclusion from the capitalist balance sheet, but rather to their inclusion.40“

Il est intéressant de constater que cette idée de “capital naturel” que critique John Bellamy

Foster est soutenue par John Elkington dans son livre Cannibal With Forks. Ce dernier pense

qu’il faut intégrer le capital naturel, tout comme le capital humain et social à la comptabilité

pour déterminer des bottom lines sociales et environnementales. Au contraire, John Bellamy

Foster estime que l’idée de « mesurer l’immesurable » est absurde et que l’environnement ne

peut pas céder à la “tyrannie de la bottom line”.

2.2.3. Argument de la légitimation et de l’auto-

présentation

Une forte tendance des grandes entreprises est de publier des rapports annuels dans

lesquels une grande importance est accordée aux impacts sociaux et environnementaux de

leurs activités. Ces rapports “développement durable”, qui s’accordent parfaitement avec le

développement d’une Soft Law, ne sont pas exempts de critiques quant à la réalité ou à

l’efficacité des mesures réellement prises par les entreprises pour agir en faveur de

l’environnement et de la justice sociale. Plus particulièrement, les efforts des entreprises pour

intégrer des réflexions fondées sur la triple bottom line dans leurs publications font l’objet de

reproches qui s’opposent à l’argument de la transparence que nous avons étudié

40 « Aujourd’hui, des pans de la forêt de Redwood du Nord de la Californie qui sont gérés par des entreprises privées sont supprimés parce que les arbres qui sont centenaires sont considérés comme des actifs non productifs, et les règles du marché (et de Wall Street) imposent la coupe de ces arbres pour qu’ils soient remplacés par des arbres plus jeunes, poussant plus vite et qui permettent une véritable gestion de leur développement. Le destin tragique de ces forêts n’est pas dû à leur exclusion du bilan capitaliste, mais bien au contraire de leur inclusion. »

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précédemment. L’argument que nous allons examiner maintenant est précisément celui de la

légitimation et de l’auto-présentation, c’est-à-dire de ce processus par lequel les entreprises

cherchent à satisfaire leurs différentes parties prenantes (en anglais : “stakeholders”) en

divulguant une information qui leur convient, sans nécessairement agir vraiment et de

manière effective. Pour cela, nous nous appuierons sur quatre textes exprimant des facettes

différentes de ce troisième argument qui s’oppose à la “triple bottom line”.

Le premier texte est un article tiré du Financial Times datant du 10 août 199841 et écrit par

Nick Mayhew, associé dans un cabinet de conseil en développement durable et en conduite du

changement. L’auteur s’appuie sur le cas de l’entreprise Shell qui publie des rapports

détaillant sa performance sociale et environnementale et qui a très vite développé des outils

méthodologiques fondées sur la triple bottom line. Nick Mayhew dénonce une certaine forme

d’hypocrisie dans ce type de publications, puisque si d’un côté l’entreprise Shell assure

qu’elle s’engage pleinement dans le développement durable en affirmant sa préoccupation

pour les droits de l’homme et pour les impacts de ses activités sur le changement climatique,

de l’autre côté elle reste une entreprise dont le cœur de l’activité est l’exploitation et la vente

d’énergie fossile, ce qui est considéré pour beaucoup comme destructeur pour

l’environnement. Si donc l’auteur estime qu’il est encourageant qu’une telle entreprise prenne

de plus en plus conscience de sa responsabilité sociale et environnementale, il reste méfiant :

“However, one is tempted to ask whether all this work represents an especially

sophisticated way for Shell to repair its battered corporate reputation, justify the

continuation of its core business-as-usual, and renew its "licence to operate". Shell's

problem is that it has not yet managed to set up a rigorous process by which it can

claim to be interacting meaningfully with its stakeholders. The suspicion lingers that it

is more interested in using stakeholder consultation for "issue management" purposes

than for genuinely understanding the impact of its activities and perhaps changing its

priorities.”42

Plus précisément, Nick Mayhew estime que le problème vient de l’adoption par Shell du

concept de triple bottom line, puisque selon lui ce cadre comptable trompe les entreprises car

41 “Trouble With The Triple Bottom Line”, par Nick Mayhew, 10 août 1998, Financial Times42 « Cependant, on est tentés de se demander si tout ce travail ne serait pas pour Shell un moyen très sophistiqué de regagner une meilleure réputation, de justifier la continuation habituelle de son activité, et de renouveler son “permis d’opérer“. Le problème de l’entreprise Shell est qu’elle n’a toujours pas réussi à instaurer un processus rigoureux par lequel elle pourrait prétendre interagir de manière significative avec ses parties prenantes. La suspicion demeure qu’elle est plus intéressée à les consulter pour des questions de management plus que parce qu’elle a réellement pris la mesure de l’impact de ses activités et qu’elle cherche à changer ses priorités. »

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il leur laisse croire qu’en agrégeant des valeurs ajoutées économiques, sociales et

environnementales, elles peuvent revendiquer leur implication dans le développement

durable :

“The delusion is that they compensate for the “value” they are subtracting from one

bottom line – the environmental, say – by “adding value” to another “bottom line” –

for example the economic – even though the two forms of value are of different

nature.”43

Le deuxième texte sur lequel nous allons nous appuyer est une étude réalisée par deux

professeurs de comptabilité dans des universités américaines, Charles H. Cho et Robin W.

Roberts, intitulée : Environmental Reporting on the Internet by America’s Toxic 100:

Legitimacy & Self-presentation 44 . Cette étude s’attache à examiner les informations

environnementales divulguées par les entreprises sur leur site Internet pour montrer que ces

dernières utilisent le reporting sur Internet pour projeter une image environnementale plus

acceptable par les parties prenantes. Les deux auteurs estiment que ces opérations de

divulgation par Internet sont en réalité déconnectées de la véritable performance

environnementale de ces entreprises. En se fondant sur des tests empiriques, Cho et Roberts

montrent même que les entreprises les moins performantes sur un plan environnemental

publient davantage de contenus sur leur site Internet.

Cette étude vient donc confirmer la théorie de la légitimité de Goffman que les deux

auteurs défendent et qu’ils nous expliquent :

“Legitimacy theory suggests that social disclosure is a direct function of social and/or

political pressure faced by organizations (i.e. firms under higher pressure will provide a

larger amount of social disclosures). More specifically, proponents of the theory (…)

argue that the demand for legitimacy systematically drives the extent of social and

environmental disclosures.”45

43 « L’illusion est de croire qu’on puisse compenser la “valeur” qu’on retire d’une bottom line – disons l’environnementale – en ajoutant une “valeur ajoutée” dans une autre “bottom line” - par exemple l’économique – quand bien même ces deux formes de valeur sont de nature très différentes. »44 “Environmental Reporting on the Internet by America’s Toxic 100: Legitimacy & Self-presentation”, par Charles H. Cho et Robin W. Roberts, International Journal of Accounting Information System, 2010.45 « La théorie de la légitimité suggère que la divulgation sociale est directement fonction de la pression sociale et/ou politique à laquelle les organisations sont confrontées (i.e. les entreprises qui subissent une pression plus forte fourniront une plus grande quantité d’informations sociales). Plus spécifiquement, les partisans de cette théorie soutiennent que le besoin de légitimité détermine le niveau de divulgation sociale et environnementale.

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Catherine Bodet et Thomas Lamarche généralisent cette question de la légitimation à la

notion de responsabilité des entreprises. Dans un article publié dans la Revue de la Régulation

en juin 2007 intitulé « La Responsabilité sociale des entreprises comme innovation

institutionnelle. Une lecture régulationniste », les deux auteurs analysent cette notion comme

un « processus d’institutionnalisation en cours » dans le cadre d’une reconfiguration du

capitalisme. Le concept de responsabilité sociale des entreprises, qui est l’application dans

l’entreprise de la notion de développement durable en associant les performances

économiques, environnementales et sociales, est en pleine évolution et traduit un nouveau

rapport des entreprises avec la société civile :

« Face aux effets sociaux et environnementaux des pratiques des firmes

multinationales, dénoncés par de nombreux acteurs et organisations de la société civile,

les entreprises ont été amenées à s’imposer des contraintes visant à légitimer leurs

actions. Nous appréhendons la RSE (Responsabilité Sociale de l'Entreprise) comme

constitutive de la concurrence inter-entreprises par le jeu du mimétisme et de la

recherche d’avantages comparatifs. Le rapport salarial ne semble pas être transformé

en tant que tel par la RSE, qui apparaît au contraire comme une conséquence du

nouveau rapport de force post-fordien. La RSE est une justification, une légitimation

des évolutions en cours, elle n’en amène pas moins, dans certains cas, une amélioration

réelle des pratiques. »46

Les deux auteurs nuancent donc les critiques de la légitimation en reconnaissant que le

développement d’une responsabilité sociale, associé à un reporting social et environnemental,

permet une « amélioration réelle des pratiques ». Face aux scandales financiers, écologiques

et sociaux qui font de plus en plus l’objet de critiques et de revendications de la part de

l’opinion publique, les entreprises cherchent en fait à compenser leur irresponsabilité en

améliorant leurs pratiques et en communiquant dessus. Cette recherche de « compensation »

trouve de nombreuses motivations, notamment la pression de marchés financiers, des

acheteurs, des donneurs d’ordre, la volonté de regagner une bonne réputation ou une

confiance perdue, ou encore le souhait de limiter l’intervention publique qui prend la forme

de lois en produisant soi-même des règles de manière volontaire et unilatéral. S’intégrant dans

la Soft Law, ce processus de compensation est d’après Catherine Bodet et Thomas Lamarche

46 « La Responsabilité sociale des entreprises comme innovation institutionnelle. Une lecture régulationniste », par Catherine Bodet et Thomas Lamarche, Revue de la Régulation, juin 2007.

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une tentative des entreprises de préempter le rôle des Etats en s’auto-octroyant une fonction

politique :

« Cette démarche de l’entreprise se situe à deux niveaux, d’abord elle se proclame

légitime à assumer un rôle d’évaluation, dans le sens d’une qualification de sa

responsabilité, ensuite, de façon plus directe, elle affirme sa responsabilité sociale. En

quelque sorte, l’entreprise opte pour une démarche visant à s’auto-instituer. Le

processus de légitimation auquel les grandes entreprises se livrent est un intense travail

sur les représentations de ce qu’est l’entreprise dans la société, et conséquemment ce

que sont les autres acteurs, plus ou moins mis à distance par la notion de parties

prenantes. »

Une telle volonté de légitimation des entreprises se manifestent en particulier par une

communication fondée sur des normes, chartes, codes de conduite, qui est une forme de

« production symbolique » destinée à favoriser une telle légitimité. Le concept de triple

bottom line est précisément au cœur de ce processus. Les deux auteurs soulignent de plus que

la responsabilité sociale des entreprises se développe dans un cadre « faiblement juridicisé »,

ce qui permet aux entreprises d’agir sous la forme d’engagements, sans craindre

véritablement de sanction pénale. On rejoint dès lors le problème de la comparabilité de cette

communication extra-financière qui procède de la volonté des entreprises et non de lois.

Nous terminerons l’analyse de ce troisième argument en nous fondant sur un texte rédigé

par le Groupe « Economie solidaire et démocratie économique » du conseil scientifique

d’Attac (Association pour la Taxation des Transactions et l'Aide aux Citoyens), dont le co-

animateur est Thomas Coutrot, et qui est intitulé : Responsabilité sociale des entreprises, ou

contrôle démocratique des décisions économiques. Il vise à « proposer une analyse critique de

la doctrine de la “responsabilité sociale des entreprises” (RSE) »47 et à énoncer des

propositions en cohérence avec le courant de pensée d’Attac. A l’instar de l’article de

Catherine Bodet et Thomas Lamarche, le Groupe considère la RSE comme une réponse des

dirigeants d’entreprises face à la montée des revendications contre les divers scandales qui

émanent des grandes multinationales. Ce processus traduit l’échec de la doctrine néolibérale

qui donne l’hégémonie aux actionnaires, alors qu’est reconnue « la légitimité des intérêts de

toutes les “parties prenantes” de l’entreprise ». Cependant, Attac considère que les entreprises

47 « Responsabilité sociale des entreprises, ou contrôle démocratique des décisions économiques ? », Groupe “Economie solidaire et démocratie économique“ du conseil scientifique d’Attac, L’Economie politique.

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ne peuvent être les seules instigatrices de la RSE. En effet, le processus de RSE actuelle

s’inscrit dans la Soft Law, cette “loi douce” qui ne contraint pas, qui ne sanctionne pas

juridiquement et qui privilégie l’autorégulation. Cette privatisation du droit aboutit à une

« légitimation d’un capitalisme néolibéral tempéré par la bonne volonté des

multinationales » :

« On accepte la logique de la maximisation de la valeur actionnariale, en la modérant

au niveau de chaque entreprise par la prise en compte de critères sociaux ou

écologiques, mais sans remettre en cause les grandes options néolibérales :

libéralisation des mouvements de capitaux, privatisations, recul des budgets sociaux,

mise en concurrence généralisée… »

Par ailleurs, le fait pour une entreprise de privilégier l’intérêt de ses parties prenantes

directes ne résout pas la question de l’intérêt général.

« Ce qui est bon pour les “parties prenantes” de TotalFinaElf ou des sites chimiques

peut ne pas l’être pour l’ensemble de la société. »

Attac souligne donc la nécessité des arbitrages politiques nécessaires à l’élaboration de la

RSE. Pour permettre le fonctionnement d’une société démocratique en défendant l’intérêt

général, il faut des pouvoirs publics fermes qui imposent leurs propres critères de RSE,

contrairement à la RSE actuelle fondée sur la déréglementation et l’autorégulation. Pour

combattre ce processus de légitimation des entreprises qui ne permet pas de s’atteler

pleinement aux racines des problèmes sociaux et environnementaux, le conseil scientifique

d’Attac propose de mettre en place une RSE fondée sur des critères externes aux entreprises,

fondés sur la transparence des indicateurs, l’indépendance des évaluateurs, le renforcement

des contre-pouvoirs, notamment celui des syndicats, et la prééminence des politiques

publiques. Pour résumer, Attac considère que les entreprises ne doivent pas être les seules

instigatrices de la RSE, car sinon nous tombons dans ce processus stérile de pure légitimation,

mais qu’au contraire il faut des contre-pouvoirs effectifs, et en premier lieu l’Etat :

« Cette démarche d’autorégulation sur une base volontaire s’accompagne de la

construction d’institutions et d’organismes de normalisation ou d’évaluation

dépendants des (voire financés par les) transnationales. Nous lui opposons une

démarche de construction conflictuelle d’instruments et d’institutions d’évaluation

indépendante, seule susceptible à nos yeux de garantir la soutenabilité démocratique et

l’efficacité sociale du processus de responsabilisation des entreprises. »

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2.2.4. Argument libéral de la non légitimité des

entreprises à avoir une responsabilité sociale

A l’opposé de cette dernière analyse étatiste selon laquelle les entreprises ne peuvent avoir

une responsabilité sociale de leur propre ressort, nous allons étudier l’argument libéral selon

lequel le seul but que doit avoir une entreprise est la recherche du profit. Il est intéressant de

constater que le résultat est le même, puisque dans les deux cas les entreprises ne sont pas

légitimes à instituer leurs propres critères de la triple bottom line, bien que ce ne soit pas pour

les mêmes raisons. Ce paradoxe est mis en évidence par les auteurs du texte du conseil

scientifique d’Attac, puisqu’ils introduisent leurs travaux en citant avec humour Milton

Friedman, ardent défenseur du libéralisme :

« Peu d’évolutions pourraient miner aussi profondément les fondations mêmes de notre

société libre que l’acceptation par les dirigeants d’entreprise d’une responsabilité

sociale autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires. C’est

une doctrine fondamentalement subversive. Si les hommes d’affaires ont une

responsabilité autre que celle du profit maximum pour les actionnaires, comment

peuvent-ils savoir ce qu’elle est ? Des individus privés auto-désignés peuvent-ils

décider de ce que l’intérêt de la société ?48 »

Cette analyse est reprise dans un article tiré de The Enonomist du 21 octobre 2010, intitulé

« Companies aren’t Charities » et résumant la pensée de Ann Bernstein dans son récent livre

The Case for Business in Developing Economies. Ann Bernstein dirige le think-tank sud-

africain appelé Centre pour le Développement et l’Entreprise. En conformité avec la pensée

néolibérale, elle estime que la contribution essentielle d’une entreprise doit rester la recherche

de profits. La particularité de son argumentation vient du fait qu’elle se place du point de vue

de l’Afrique et du rôle joué là-bas par les entreprises. Elle nous montre que les réflexions de

performance sociale et environnementale des entreprises ne naissent qu’une fois que les

entreprises sont suffisamment prospères, ce qui n’est pas le cas sur le continent africain :

“In South Africa, where more than a third of the workforce is jobless, the problem is not

that corporations are unethical but that there are not enough of them. One reason is

that South Africa’s leaders blithely heap social responsibilities on corporate shoulders.

48 Milton Friedman, Capitalisme et Liberté, 1962

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Strict environmental laws cause long delays in building homes. This is nice for

endangered butterflies, but tough for South Africans who live in shacks.”49

Ann Bernstein s’oppose dès lors à l’idée que les entreprises devraient poursuivre le triple

objectif de la triple bottom line. En effet, si le profit est mesurable, les multiples intérêts

souvent conflictuels d’une communauté le sont beaucoup moins. Si une entreprise doit non

seulement faire du profit, mais en même temps avoir une performance sociale et

environnementale, elle n’est finalement effective nulle part.

49 « En Afrique du Sud, où plus du tiers de la population active est au chômage, le problème n’est pas que les entreprises ne sont pas éthiques, mais qu’il n’y en a pas assez. L’une des raisons est que les leaders d’Afrique du Sud chargent allègrement les épaules des entreprises avec des responsabilités sociales. Des lois environnementales strictes causent de longs retards dans la construction d’habitations. C’est bien pour les papillons en voie de disparition, moins pour les Sud-Africains qui vivent dans des bidonvilles. » ”Companies aren’t charities”, The Economist, 21 octobre 2010.

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Conclusion

L’analyse de ces différents textes nous a permis de caractériser les diverses postures liées

au concept de triple bottom line et de comprendre un certain nombre d’enjeux relatifs à cette

notion. En guise de conclusions nous pouvons constater plusieurs points intéressants suite à

nos analyses :

• Le terme de triple bottom line renvoie à des conceptions différentes. Le point

commun de ces conceptions est de considérer le développement durable sur la base

d’un triptyque : l’économie, l’environnement et la société. Mais souvent, le terme

est utilisé comme simple synonyme de la responsabilité sociale des entreprises.

Pour cette conception là, le débat de la triple bottom line se confond avec le débat

sur la légitimité d’une responsabilité des entreprises autre que financière. Notre

choix de certains textes était destiné à mettre en avant ce débat.

• Si l’on part du principe que les entreprises doivent avoir une responsabilité sociale

et environnementale, et que la triple bottom line soulève la question de la mesure

de la performance, nous entrons dès lors dans un second débat, tout aussi complexe,

celui de la mise en place d’une comptabilité, d’un audit et d’un reporting social et

environnemental. A nouveau, ce débat ne se situe pas sur la nouveauté très

spécifique apportée par le concept de triple bottom line, mais plus généralement sur

la mise en place d’outils et d’indicateurs pour mesurer les impacts sociaux et

environnementaux des activités des entreprises. Mais il s’avère que de nombreux

auteurs utilisent le terme de triple bottom line pour décrire cette réalité. Nous avons

donc mis en évidence ce deuxième débat.

• En dernier lieu, nous avons voulu montrer les principaux commentaires qui sont

faits à l’égard du concept très spécifique de la triple bottom line, celui de mesurer

une performance sociale et environnementale de la même manière que la

performance économique. Nous espérons que les textes choisis montrent bien les

enjeux d’une telle ambition, qui soulève de nombreuses critiques.

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Le débat sur la triple bottom line est donc en réalité constitué de plusieurs débats distincts.

Pour terminer notre analyse, on peut se demander, à l’instar de Wayne Norman et Chris

MacDonald50, s’il l’espoir n’est pas vain de proposer un jour une méthodologie pour obtenir

un véritable résultat environnemental et social de la même manière qu’un résultat financier.

L’état actuel de la recherche semble davantage se tourner vers le développement d’indicateurs

sociaux et environnementaux communs pour favoriser une comparabilité accrue, comme le

fait l’Etat australien depuis quelques années. Mais l’espoir d’avoir une bottom line ultime qui

mesurerait une performance aussi bien économique que sociale et environnementale, comme

l’espère John Elkington lui-même, risque de s’avérer être une bottom line financière

traditionnelle associée à des engagements sociaux et environnementaux, ce qui est bien moins

ambitieux mais semble plus réaliste.

50 “Getting to the bottom of “Triple Bottom Line“”, par Wayne Norman et Chris MacDonald, Mars 2003, Business Ethics Quarterly.

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