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LE DÉCLIN DE LA PENSÉE DANS LE MONDE ARABE SELON MUHAMMAD 'ÂBID AL-JÂBIRÎ Meryem Sebti P.U.F. | Diogène 2009/2 - n° 226 pages 106 à 116 ISSN 0419-1633 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-diogene-2009-2-page-106.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sebti Meryem, « Le déclin de la pensée dans le monde arabe selon Muhammad 'Âbid al-Jâbirî », Diogène, 2009/2 n° 226, p. 106-116. DOI : 10.3917/dio.226.0106 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Taichung Institute of Technology - - 163.17.131.247 - 30/04/2014 15h09. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Taichung Institute of Technology - - 163.17.131.247 - 30/04/2014 15h09. © P.U.F.

Le déclin de la pensée dans le monde arabe selon Muhammad ?Âbid al-Jâbirî

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Page 1: Le déclin de la pensée dans le monde arabe selon Muhammad ?Âbid al-Jâbirî

LE DÉCLIN DE LA PENSÉE DANS LE MONDE ARABE SELONMUHAMMAD 'ÂBID AL-JÂBIRÎ Meryem Sebti P.U.F. | Diogène 2009/2 - n° 226pages 106 à 116

ISSN 0419-1633

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Sebti Meryem, « Le déclin de la pensée dans le monde arabe selon Muhammad 'Âbid al-Jâbirî »,

Diogène, 2009/2 n° 226, p. 106-116. DOI : 10.3917/dio.226.0106

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LE DÉCLIN DE LA PENSÉE DANS LE MONDEARABE SELON MUHAMMAD ‘ÂBID AL-JÂBIRÎ

par

MERYEM SEBTI

La survivance de notre tradition philosophique,i.e. ce qui est susceptible de participer à notreépoque, ne peut être qu’averroïste.

Muhammad ‘Âbid al-Jâbirî (1994 : 164)1

L’un des philosophes arabes contemporains dont la penséeexerce une influence majeure sur les intellectuels du monde arabeest le marocain Muhammad ‘Âbid al-Jâbirî. Professeur de philoso-phie à l’université de Rabat de 1967 à 2002, il fut lauréat de nom-breuses distinctions2. Ses ouvrages, notamment son œuvre majeureen trois volumes3, Critique de la raison arabe, eurent un grand re-tentissement dans le monde arabe. Sa pensée s’offre comme unetentative inédite de renouveler la manière dont le monde arabeconçoit le rapport « tradition-modernité ». Dans la partie introduc-tive de l’un de ses ouvrages, Introduction à la critique de la raison

arabe, il appelle les intellectuels arabes et musulmans à cesser dese laisser enfermer dans la tradition sans pour autant en faire fi.Le renouvellement de la pensée dans le monde arabe et son entréedans une modernité à laquelle elle n’a pas participé jusqu’à présentne peut venir que de la façon dont elle renoue et intègre sa propretradition. Cette dernière ne doit pas être conçue par les intellec-tuels d’aujourd’hui – comme c’est trop souvent le cas selon al-Jâbirî– comme une réalité qui transcende l’histoire, mais doit plutôt êtreappréhendée dans sa relativité et son historicité. Le rôle de l’intel-lectuel est de reconnaître dans sa tradition les mouvements de pen-sée qui ont su rompre avec leur antécédants sclérosés et de se lesréapproprier afin de s’affranchir, à son tour, du poids d’un passéqui l’entrave et l’empêche d’entrer dans la modernité : « La moder-

1. L’Introduction à la critique de la raison arabe ( !"#$%& '($%& )(* ) a été compo-sée à partir de deux ouvrages : !+,-+%& ./0&#1 !2 3#4.$5 6&7&#8 :9&#:%&; <=* [Nous et

la tradition. Lectures contemporaines de notre tradition philosophique,1980] et 6.>8./?5; 6.@&AB [Tradition et modernité, 1991]. 2. Le détail de ces distinctions est disponible à l’adresse suivante :http ://www.aljabriabed.net/taarif.HTM3. I. !"#$%& '($%& <CDE1 (La formation de la raison arabe) ; II. !"#$%& '($%& FG/" (La

structure de la raison arabe : étude analytique et critique des ordres cogni-

tifs dans la culture arabe) : III. !"#$%& [email protected],%& '($%& (La raison politique arabe.

Déterminants et manifestations).

Diogène n° 226, avril-juin 2009.

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nité, ce n’est donc pas de refuser la tradition, ni de rompre avec lepassé, mais plutôt de rehausser notre manière d’assumer notre rap-port à la tradition au niveau de ce que nous appelons la “contempo-ranéité”, qui doit consister pour nous à rejoindre la marche du pro-grès qui s’accomplit au niveau planétaire » (al-Jâbirî 1994 : 24).

Pour al-Jâbirî, la philosophie d’Averroès représente l’un de cesmoments historiques exemplaires dans l’histoire de la culturearabe où l’on assiste à une véritable rupture épistémologique4. Larupture engagée par le philosophe cordouan a consisté, selon al-Jâ-birî, à rejeter le gnosticisme et l’irrationalité qui ont grevé la pen-sée en terre d’Islam. La philosophie d’Avicenne constitue pour luil’exemple le plus représentatif de cette tendance néfaste. Ce sontles conditions épistémologiques de cette rupture qu’il s’attache àcirconscrire afin d’offrir aux intellectuels arabes et musulmans lapossibilité de la reproduire pour entrer de plain-pied dans une mo-dernité qui ne cesse de se dérober à eux.

Les thèses d’al-Jâbirî s’inscrivent dans un mouvement de pen-sée né au milieu du XIX

e siècle, au cours duquel des intellectuelsarabes se sont demandé pourquoi la culture arabe – jadis sibrillante – avait soudain périclité au point de se figer. Certainsd’entre eux pensaient que cet étiolement était dû au fait que la mé-thode rationaliste d’Averroès avait été abandonnée par les auteurspostérieurs5. Cette thèse selon laquelle il est nécessaire de procéderà un retour à Averroès afin de rendre de nouveau possible lesconditions d’exercice de la pensée philosophique suppose uneconception singulière non seulement de l’histoire de la philosophie,mais de la philosophie tout court, que je souhaiterais examinerdans cet article. Je m’attacherai en particulier à l’analyse des pré-supposés qui fondent l’opposition radicale tracée par al-Jâbirî entrela philosophie d’Avicenne – censée représenter l’irrationalité et legnosticisme – et celle d’Averroès, qui selon lui rompt de manièredécisive avec ce courant de pensée et rend ainsi de nouveau pos-sible l’exercice de la pensée philosophique.

Monde persan vs monde arabe

L’une des hypothèses sur laquelle repose l’argumentation d’al-Jâbirî est la suivante : il distingue dans le monde arabo-musulmandeux courants fondateurs. D’une part, un courant gnostique, quiprend sa source dans le monde persan et dont le représentant leplus célèbre est Avicenne. D’autre part, un courant rationaliste,

4. L’analyse d’al-Jâbirî est nourrie de références à l’épistémologie contem-poraine, qu’il contribua à faire connaître dans le monde arabe. 5. Parmi ces penseurs, on peut citer les syriens Farah Antûn (1874-1922)et Tayyib Tîzînî (né en 1938), l’égyptien Muhammad ‘Âtif al-‘Irâqî (né en1936). Sur ce mouvement, cf. Von Kügelgen (1996 : 97-132 et 1994).

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ancré dans l’Occident du monde musulman et dont Averroès consti-tue la figure la plus emblématique. Selon al-Jâbirî, dès le début deson instauration, la dynastie abbasside dut affronter lesmanœuvres politiques d’une aristocratie persane qui cherchait àgagner sur le terrain de l’idéologie ce qu’elle avait perdu sur le ter-rain politique et social : « … [elle] avait résolu de se battre sur lefront idéologique après qu’eurent échoué ses offensives sur lesfronts politique et social » (al-Jâbirî 1994 : 80). Les Perses, prochesdu pouvoir central de Bagdad sous la dynastie abbasside, auraienten effet cherché à miner les fondements de ce pouvoir arabe, àl’ébranler en mettant au point une idéologie nourrie d’un héritagereligieux imprégné de gnosticisme : « Aussi cette aristocratie déci-da-t-elle d’engager le combat sur le terrain même où résidait laforce de l’État arabe, sur le terrain de l’idéologie. L’arme qu’elle al-lait utiliser pour parvenir à ses fins serait son propre héritageculturel et religieux fondé sur le gnosticisme, i.e. la croyance enl’existence d’une source de connaissance autre que la raison, l’illu-mination, ou inspiration divine qui ne s’interrompt pas avec la finde la prophétie, “révélation continue” qui ne laisse aucune place àla raison ni à la transmission. L’aristocratie persane déclenchadonc une vaste offensive idéologique, utilisant un patrimoine reli-gieux-culturel qui puisait ses sources dans le zoroastrisme, le ma-nichéisme et le mazdacisme afin de discréditer la religion desArabes, d’en saper les fondements et ainsi de renverser l’État pou-voir arabe » (al-Jâbirî 1994 : 81-82). Afin de s’opposer à cette offen-sive idéologique persane, les arabes se sont engagés, sous le règnedu calife arabe al-Ma‘mûn (198-218 = 813-833), dans un gigan-tesque travail de traduction du corpus scientifique et philosophiquegrec. Ces traductions leur offraient les outils doctrinaux pour com-battre ce courant. Pour se défendre à leur tour de la riposte menéecontre eux par les théologiens rationalistes – les mu‘tazilites –, lesPerses sous le couvert du chi‘isme eurent également recours à la« science des Anciens ». Ainsi naquit l’ismaélisme, mouvement au-quel appartiennent les Épîtres des frères de la pureté (ibid.: 84).

La vision de l’histoire élaborée ici par al-Jâbirî consacre unethèse chère à de nombreux orientalistes et que lui-même fustigepar ailleurs6. C’est la thèse selon laquelle certains peuples seraientplus ou moins – par nature – prédisposés à pratiquer telle ou tellediscipline : par exemple, les sémites seraient dépourvus de la capa-cité à philosopher, à l’inverse des indoeuropéens7. Dans la lectureque fait al-Jâbirî de l’histoire, on observe plutôt le contraire : les

6. Pour un exposé de ces conceptions orientalistes, cf. Mahdi (1990 : 79-93).7. Il s’agit là de doctrines très courantes aux XIX

e et XXe siècles et pas seule-

ment chez les orientalistes. Ainsi, Ernest Renan (1947 : 952) estime queles Arabes n’étaient que des passeurs et que tout ce que leur philosophiecontenait de fécond venait de la Grèce.

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Arabes – peuple sémite – se trouvent du côté de la rationalité et les

Perses – peuple indoeuropéen – de celui de la gnose et de la mys-

tique8. Il s’agit là moins d’une thèse historique scientifiquement

fondée que d’une lecture idéologique de l’histoire (par ailleurs dan-

gereuse et improductive9). Comme telle, elle peut difficilement être

scientifiquement infirmée, n’offrant aucun énoncé scientifiquement

vérifiable. On peut simplement citer quelques personnalités scien-

tifiques de haut rang issues du monde persan : Ibn al-Muqaffâ, tra-

ducteur de Kalila wa Dimna ( !"#"$ !%&'( ) et auteur d’un important

traité de logique ; Sibâwayh, le grand grammairien de la langue

arabe, Nasîr al-Dîn al-Tûsî, le grand astronome, ‘Umar al-

Khayyâm, l’immense mathématicien…

Nous pouvons en revanche nous arrêter – pour les infirmer –

sur certaines allégations historiques d’al-Jâbirî. Il évoque un lien

8. On peut noter avec ironie le renversement de la thèse dominante dans

le monde de l’orientalisme européen au XIXe siècle selon laquelle les sé-

mites, du fait de leur langue dépourvue de la copule « être », seraient im-

perméables à toute pensée métaphysique, contrairement aux indoeuro-

péens (dont font partie les Perses comme on le sait).

9. C’est ce type de lecture essentialiste qui conduit aujourd’hui à des réac-

tions de grande hostilité face à l’Islam, qui serait, par essence, incapable

de faire face à la modernité. On peut citer à titre d’exemple un extrait du

discours tenu par le pape Benoît XVI à Ratisbonne. Le pape reprend un

commentaire du professeur Khoury, qui a édité le dialogue entre l’empe-

reur byzantin Manuel II Paléologue et un savant persan : « Pour la doc-

trine musulmane – écrit Khoury – Dieu est absolument transcendant, sa

volonté n’est liée par aucune de nos catégories, fût-elle celle du raison-

nable ». Le professeur Khoury cite à l’appui une étude du célèbre islamo-

logue français Roger Arnaldez affirmant « qu’Ibn Hasm ira jusqu’à soute-

nir que Dieu n’est pas tenu par sa propre parole, et que rien ne l’oblige à

nous révéler la vérité : s’il le voulait, l’homme devrait être idolâtre ». C’est

alors que le pape conclut de ses lectures : « Ici s’effectue une bifurcation

dans la compréhension de Dieu et dans la réalisation de la religion qui

nous interpelle directement. Est-ce seulement grec de penser qu’agir

contre la raison est en contradiction avec la nature de Dieu, ou est-ce une

vérité de toujours et en soi ? Je pense qu’en cet endroit devient visible l’ac-

cord profond entre ce qui est grec, au meilleur sens du terme, et la foi en

Dieu fondée sur la Bible » (le discours du pape Benoît XVI est disponible en

ligne : http://www.la-croix.com/illustrations/Multimedia/Actu/2006/9/17/ra-

tisbonneintegral.rtf). Pourtant, l’islam, comme beaucoup d’autres religions

(christianisme, bouddhisme, hindouisme) a fait preuve d’une extraordi-

naire capacité d’adaptation (l’Islam africain n’est pas l’Islam de l’Asie du

sud-est, qui lui-même diffère de l’Islam chinois et de l’Islam turc et ira-

nien…). Cette religion a rendu possible des sociétés d’une grande ouver-

ture intellectuelle (à l’instar de la ville de Bagdad du Xe siècle qui a vu la

naissance de Bayt al-Hikma) et d’autres qui en revanche ont engendré de

terribles ghettos culturels (Afghanistan), de même que le christianisme a

vu naître en son sein l’Inquisition et les Lumières.

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étroit entre pensée chi‘ite, gnosticisme et monde persan. Or, le ber-ceau du chi‘isme est l’Irak10 – après la conquête de l’Irak sur lesSassanides, les arabes y fondèrent Basra et Kûfa – et c’est précisé-ment en Irak que l’islam est entré en contact avec la Gnose. Dès ledébut du VIII

e siècle, en Irak, un certain nombre de thèmes propre-ment gnostiques se retrouvèrent dans les différents systèmeschi‘ites qui se constituèrent alors. La plupart des éléments gnos-tiques ont été éliminés dans le chi‘isme duodécimain constituéaprès la Grande Occultation autour de 940. Non seulement le ber-ceau historique et culturel du chi‘isme n’est pas la Perse, mais ladatation de l’émergence de doctrines et de conceptions gnostiquesdans le chi‘isme fait aujourd’hui objet de débats parmi les spécia-listes. Certains, comme Heinz Halm, considèrent que les concep-tions gnostiques ont été véhiculés dès le début du chi‘isme,d’autres, plus controversés, comme Tamima Bayhom Daou,pensent que leur introduction daterait du Xe siècle. Quoi qu’il ensoit, le lien entre chi‘isme et Gnose n’est en aucun cas historique-ment lié à la Perse. Ainsi, quand al-Jâbirî écrit que l’aristocratieperse avait utilisé dès le IXe siècle « son propre héritage culturel etreligieux fondé sur le gnosticisme » afin de combattre « la religiondes Arabes, d’en saper les fondements et ainsi de renverser l’Étatpouvoir arabe », il commet un contre-sens historique.

Outre le lien fallacieux établi entre Perse, chi‘isme et Gnose,l’analyse d’al-Jâbirî repose sur une conception galvaudée de cequ’est la Gnose. Par ce terme on désigne aujourd’hui toute sorte dedoctrine mystique, spiritualiste, occultiste que peu de chose unit.Or, au sens historique, le terme « gnose » désigne un ensemble dedoctrines élaborées aux IIe et IIIe siècles de notre ère par des mouve-ments juifs, mais aussi chrétiens. Ce mouvement pensait représen-ter l’enseignement véritable et secret du Christ contenu dans lesens ésotérique des Évangiles ou exposé dans les évangiles apo-cryphes11. Kurt Rudolph (1984), le spécialiste de la Gnose, a établiune typologie qui permet de caractériser avec précision le mouve-ment gnostique. Parmi les cinq critères dégagés, l’un d’euxconcerne l’eschatologie gnostique, qui conçoit le salut humaincomme la libération de la parcelle de lumière enfermée dans le

10. Dans la première moitié du califat d’Othmân, un mouvement populaires’est constitué à Kûfa en faveur de ‘Alî dont les porte-parole devinrent plustard les leaders de la Chi‘at ‘Alî. C’est dans un contexte arabe que lechi‘isme est né. Son adoption comme doctrine d’État au XVI

e siècle en Iranpar le fondateur de la dynastie Safavide doit être distinguée de son ori-gine. 11. Je remercie Daniel de Smet de m’avoir communiqué le cours sur laGnose qu’il a donné à l’École Pratique des Hautes Études (V

e section) du-rant l’année 2007-2008.

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corps12. Cette libération se fait par la connaissance, « fm!rhv » engrec. Farouchement combattu par le néoplatonisme13, la Gnose pré-sente pourtant un certain nombre de point commun avec lui, dontl’idée que le salut se fait par la connaissance. Il est difficile, commele fait al-Jâbirî, de réduire ces deux mouvements de pensée à descourants qui entraînent la civilisation arabe vers les ténèbres del’irrationalité14. À travers la Théologie d’Aristote, la pensée de Plo-tin connut une grande diffusion en terre d’Islam. Cet ouvrage,constitué d’une traduction arabe des Ennéades IV-V-VI de Plotin, aété attribué à Aristote (après Kindî) et a exercé une profonde in-fluence sur les philosophes, parmi lesquels Avicenne.

La responsabilité d’Avicenne dans le naufrage de la raison arabe

Les mots qu’utilise al-Jâbirî pour stigmatiser Avicenne sont trèsdurs. Ce dernier, au travers de sa « philosophie orientale », auraitélaboré un projet idéologique, national (perse), qui aurait ruiné larationalité arabe. Al-Jâbirî (1994 : 91-92) évoque à propos d’Avi-cenne un « mouvement de régression » et un « irrationalisme délé-tère » : « par sa philosophie orientale, Avicenne a consacré un cou-rant spiritualiste et gnostique dont l’impact fut déterminant dansle mouvement de régression par lequel la pensée arabe recula d’unrationalisme ouvert dont le flambeau fut porté par les mu’taziltes,puis par Kindî et qui culmina avec Fârâbî, vers un irrationalismedélétère, promoteur d’une pensée des ténèbres, que des penseurscomme Ghazâlî, Suhrâwardî d’Alep et d’autres n’ont fait que diffu-ser et populariser dans différents milieux ».

Tout d’abord, rappelons que la question de la « philosophieorientale » d’Avicenne est aujourd’hui résolue par les spécialistes.Dans le prologue du Livre de la guérison, Avicenne évoque unautre de ses ouvrages, La Philosophie Orientale, dans lequel il au-rait exposé ses doctrines sans prendre en considération les péripa-téticiens comme il l’a fait en revanche dans le Shifa‘. Cet ouvrageest aujourd’hui perdu. Cependant, rien dans la partie qui subsistede cet ouvrage (un traité de logique), ne laisse penser qu’il y est

12. Voici les autres critères : 1) une vision dualiste de l’univers ; 2) unecosmologie qui oppose un monde céleste – royaume d’être de lumière – àun monde ténébreux, celui dans lequel nous vivons, le monde de la matièrerégi par des êtres mauvais ; 3) une anthropologie qui conçoit l’hommecomme un être constitué de lumière (par son âme) et de ténèbre (par soncorps) ; 4) le salut final de l’homme nécessite un long cycle de réincarna-tion. À cela s’ajoute une distinction dans les Écritures entre un sens litté-ral, exotérique, et un sens caché, ésotérique. 13. Plotin a consacré la deuxième Ennéade à la réfutation des gnostiques. 14. Nous assistons aujourd’hui à une réhabilitation philosophique de laGnose, cf. pour exemple Depraz et Marquet (2000).

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question d’une doctrine ésotérique15. Le fait qu’Ibn Tofayl dans le

prologue de Hayy Ibn Yaqzân ( !"#$% &' ()* ) appelle à lire son traité à

la lumière du mysticisme de la Philosophie orientale d’Avicenne

(ouvrage auquel il n’a pas eu accès) ne suffit pas pour considérer

que ce dernier a réellement exposé une mystique dans cet ouvrage16.

Venons-en maintenant au mysticisme d’Avicenne. Il a, il est

vrai, écrit plusieurs récits auxquels on peut trouver une connota-

tion mystique : le Récit de l’Oiseau, Hayy Ibn Yaqzân17, l’Épître del’Amour… Quelle que soit la teneur que l’on attribue à ces récits18,

il n’en est pas moins vrai que la philosophie d’Avicenne, par la syn-

thèse magistrale et originale qu’elle opère entre philosophie péripa-

téticienne et néoplatonicienne, entre question liée à la révélation

coranique (prophétie ; salut de l’âme ; résurrection) et schème de

pensée hellénique, constitue un tournant majeur de l’histoire de la

pensée en terre d’Islam. On peut distinguer un avant et un après

Avicenne. Que ce soit des disciples directs ou indirects (de Bahma-

nyâr à al-Jurjânî en passant par Nasîr al-Dîn al-Tûsî et al-Hillî),

des opposants comme Ibn Taymiyya, Averroès, ‘Abd al-Latîf al-

Bagdadî, ou encore des partisans de la tradition de l’illuminatio-

nisme ( +,-./, ) tels qu’Ibn Kammûna ou Mullâ Sadra Shirâzî, tous,

d’une manière ou d’une autre, sont redevables à Avicenne.

Que la philosophie arabe se soit éteinte après Averroès est en-

core une non-vérité historique que ne fait que reprendre les poncifs

de certains orientalistes du XIXe siècle (Gutas 2002 : 6). Il est vrai

qu’al-Jâbirî ne considère pas les élaborations métaphysiques d’un

Suhrawardî (XIIe) ou d’un Mîr Dâmâd (XVII

e) ni celles de Qâdî Sa‘îd

Qummî (XVIIe) comme étant de la philosophie. Il réserve cette appel-

lation à la doctrine d’Averroès qui a « le souci de considérer les par-

ties au travers du tout dans lequel elles s’inscrivent » (al-Jâbirî

1994 : 125). Il considère que cette démarche intellectuelle « d’esprit

mathématique » est le fruit du travail des savants andalous, qui

« abordèrent les sciences anciennes au travers des mathématiques

et de la logique, loin des polémiques théologiennes et de la problé-

15. Sur la « philosophie orientale » d’Avicenne, cf. Gutas (1988 : 115-130).

16. Sur le lien entre Ibn Tofayl et Avicenne, cf. Gutas (1994 : 222-241).

17. Pour une étude des relations entre le récit Hayy Ibn Yaqzân d’Avi-

cenne et le « roman philosophique » homonyme d’Ibn Tufayl, voir Corbin

(1999 : 157-175) [NdlR].

18. Henry Corbin les a traduits sous le titre d’Avicenne et le récit vision-naire. Il leur attribue une tonalité mystique fondatrice d’un renouveau de

la pensée en terre d’Islam. Dimitris Gutas (2002 : 16-17) n’y voit rien

d’autre que des essais poétiques sans portée spirituelle. Il considère que la

conception que Corbin a fait circuler, selon laquelle la philosophie arabe

est essentiellement liée au mysticisme et à la spiritualité, a contribué au

désintéressement des historiens de la philosophie à son égard. Il n’est pas

en cela très éloigné d’al-Jâbirî qu’il cite d’ailleurs en exergue de son article.

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matique de la conciliation entre raison et transmission ». L’extraor-dinaire et pionnière exigence d’Avicenne a précisément été deconcevoir un système philosophique qui tente de comprendre dansun tout unifié et cohérent les différentes parties qui le constituent(logique, métaphysique, mathématique, noétique, prophétologie),ainsi que l’atteste l’immense somme philosophique qu’est le Livrede la Guérison, considérée à juste titre comme la première encyclo-pédie philosophique de l’histoire. Hormis le fait de dénier à Avi-cenne des qualités philosophiques qu’il possède au plus haut point,l’analyse d’al-Jâbirî repose sur une conception très étroite de cequ’est la philosophie. Elle serait indissociable de la méthode desmathématiques et de la logique. Or la philosophie en occident –prise comme paradigme par al-Jâbirî – montre au contraire qu’ellea su se renouveler en s’ouvrant à la parole poétique. La philosophieanalytique n’en est pas le seul visage : Heidegger et la réhabilita-tion de la parole poétique en est un autre19 et pas des moindres !

L’autre tort d’Avicenne aurait été sa tentative de concilier laphilosophie et la religion. Pratique abandonnée par Averroès :« Avec Averroès, c’est donc une conception radicalement nouvelledu rapport religion-philosophie qui se dessine : il faut relever la ra-tionalité dans ces deux domaines à l’intérieur de chacun d’eux. Larationalité dans la philosophie se fonde sur l’observation de l’ordreet de l’agencement du monde et, par là, sur le principe de la causa-lité […] » (al-Jâbirî 1994 : 146-147). Cette tentative a eu selon al-Jâbirî une influence néfaste sur la philosophie en terre d’Islam. Orl’objectif d’Avicenne n’est pas de concilier philosophie et religion :là encore, al-Jâbirî ne fait que reprendre un lieu commun orienta-liste (cf. Gutas 2002 : 12 ss.). Pour Avicenne, comme pour Kindî etFârâbî avant lui et Averroès après lui, le vrai est accessible par laraison, à l’aide de la démonstration et de son outil, le syllogisme.Tous ces falâsifâ ont défendu l’idée selon laquelle le vrai est un :seul le moyen d’y accéder diffère. Tous les hommes ne sont pas ca-pables de l’atteindre au moyen de la démonstration : ce que la phi-losophie obtient par la méthode syllogistique héritée des Grecs, lereste des hommes y accèdent par la révélation. Tous les falâsifâ, etAvicenne autant qu’Averroès, se distinguent par l’idée forte que laraison humaine est capable, par ses propres moyens, d’atteindre auvrai. Ces moyens, ce sont les catégories et outils conceptuels conçuspar les philosophes grecs. Ce qui les distingue aussi, c’est la convic-tion profonde que la religion, fût-elle musulmane, juive ou chré-tienne20, n’est en aucun cas incompatible avec la pratique de la phi-

19. Sur ce point, on peut consulter par exemple Badiou (1989). 20. Rappelons que maints philosophes ayant écrit en langue arabe n’étai-ent pas musulmans : Isaac Israelî, disciple de Kindî, était juif ; Abû BisrMattâ, le fondateur de l’école péripatéticienne à Bagdad, et Yahyâ Ibn ‘Âdîétaient chrétiens.

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losophie ; bien au contraire, l’une et l’autre œuvrent pour la mêmefin : le perfectionnement de l’homme et la réalisation de sa pléni-tude.

Conclusion

Le monde arabe semble être replié sur lui-même et sur son his-toire, tourné vers un passé glorieux et révolu où il était au faîte del’activité philosophique et scientifique : ce douzième siècle dominépar la figure d’Averroès. Al-Jâbirî part de ce constat et essai dedonner une impulsion aux intellectuels arabes pour sortir de l’im-passe. Il est vrai que la pratique de la philosophie ne se développepas dans toutes les configurations historiques21. Le modèle aver-roïste, nous dit al-Jâbirî, ne vaut pas par la pratique de la philoso-phie qui était celle du cordouan et qui, comme telle, est dépassée :il vaut parce qu’il représente une « rupture épistémologique » avecla pratique « délétère » qui le précède, à savoir les tendances mys-tiques et gnostiques des doctrines avicenniennes, les préoccupa-tions théologiques qui visent à concilier foi et raison. Al-Jâbirî in-vite les intellectuels à effectuer la même rupture en distinguant ra-dicalement le domaine de la science de celui de la religion, ce quine signifie pas – et c’est là tout le génie d’Averroès selon lui – qu’ilfaille renoncer à la religion et à sa pratique. Voici comment il ré-sume sa position dans la conclusion de son ouvrage : « En vérité, ilfaudrait à notre avis établir la problématique de la façon suivante :comment la pensée arabe contemporaine peut-elle récupérer et ré-investir dans une perspective similaire à celle dans laquelle ilsfurent investis la première fois les acquis rationalistes et “libéraux”de sa propre tradition – la lutte contre le féodalisme, contre legnosticisme, contre le fatalisme, et la volonté d’instaurer une Citéde la raison et de la justice, pour bâtir la libre Cité arabe, démocra-tique et socialiste ? Cela n’est pas une position étroitement natio-naliste. Nous ne minimisons aucunement les grands acquis de l’hu-manité. Nous pensons simplement que ces acquis nous resteronttoujours étrangers tant que nous ne les aurons pas investis, en sui-vant une méthode scientifique adaptée aux exigences de notrecondition historique, pour résoudre nos propres problèmes » (al-Jâ-birî 1994 : 169). À cela font écho, comme pour le contredire, les pro-pos d’Averroès :

Mais si d’autres que nous ont déjà procédé à quelque recherche encette matière, il est évident que nous avons l’obligation, pour ce versquoi nous nous acheminons, de recourir à ce qu’en ont dit ceux qui nousont précédés. Il importe peu que ceux-ci soient ou non de notre reli-

21. Comme le note Alain Badiou (1989 : 7 ss.), beaucoup de penseurs con-temporains conçoivent la philosophie comme une pratique appartenant aupassé.

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gion : de même, on ne demande pas à l’instrument avec lequel on exé-cute l’immolation rituelle s’il a appartenu ou non à l’un de nos coreli-gionnaires pour juger de la conformité de l’immolation aux prescrip-tions légales. On lui demande seulement de répondre aux critères deconformité. Par ceux qui ne sont pas de nos coreligionnaires, j’entendsles Anciens qui ont étudié ces questions avant l’apparition de l’Islam.(Averroès 1996 : 109-111.)

C’est la validité même de la notion de « raison arabe » qu’il fautinterroger dans l’analyse d’al-Jâbirî. Notion dont la pertinencen’auraient pas été admise par les falâsifâ. Leur démarche intellec-tuelle se distingue par une remarquable faculté de réceptivité àl’égard d’un héritage provenant d’une autre culture, d’un autretemps, d’une autre langue, d’une autre religion. Non qu’ils considé-raient que la vérité est toujours la même, sous tous les cieux etdans tous les temps, mais ils avaient eu conscience de l’inestimablevaleur du legs grec, qui leur offrait les outils conceptuels pour af-fronter leurs propres interrogations, pour répondre à l’exigence deleur époque respective. Sept siècles séparent Kindî de Mullâ Sadra,et pourtant, l’un et l’autre ont puisé dans ce legs pour lui insufflerun nouveau souffle et le réanimer. Ni l’un ni l’autre ne sont prison-niers d’une pensée figée dans le temps et stérile.

Faire l’histoire de la philosophie arabe – qualifiée ici d’arabedans la mesure où la langue dans laquelle le lexique philosophiques’est majoritairement constitué est l’arabe – sans y mêler d’idéolo-gie est une gageure. Nombre de spécialistes comme le souligne avecjustesse al-Jâbirî ne cessent de reprendre à leur compte les poncifsdes orientalistes. Cependant, disqualifier des pans entiers de cettehistoire sous prétexte qu’ils symbolisent les ténèbres et le déclin dela raison n’est pas autre chose que de l’idéologie.

Meryem SEBTI.(CNRS, Paris.)

Références

Al-Jâbirî, M. ‘Â. (1994) Introduction à la critique de la raison arabe,trad. de l’arabe par A. Mahfoud et M. Geoffroy. Paris : La Découverte.

Averroès (1996) Le livre du discours décisif, trad. par Marc Geoffroy,introd. par Alain de Libera. Paris : Flammarion.

Badiou, A. (1989) Manifeste pour la philosophie. Paris : Seuil. Corbin, H. (1999) Avicenne et le récit visionnaire. Paris : Verdier.Depraz, N. & Marquet, J. F. (2000) La Gnose, une question philoso-

phique pour une phénoménologie de l’invisible. Tours : Centre de la Re-naissance.

Gutas, D. (1988) Avicenna and the Aristotelian Tradition. Introductionto Reading Avicenna’s Philosophical Works Islamic Philosophy and Theo-logy. Leyde : Brill.

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116 MERYEM SEBTI

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Renan, E. (1947) Œuvres complètes. Paris : Calmann-Levy.

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Von Kügelgen, A. (1994) Averroes und die arabische Moderne. Ansätze

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