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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France Le Diamant de famille, par Marie Aycard,.... Vol. 4

Le Diamant de famille, par Marie Aycard, Vol. 4

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Page 1: Le Diamant de famille, par Marie Aycard, Vol. 4

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Le Diamant de famille, parMarie Aycard,.... Vol. 4

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Aycard, Marie (1794-1859). Auteur du texte. Le Diamant defamille, par Marie Aycard,.... Vol. 4. 1857.

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LE DIAMANT-DE FAMILLE.

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BRUXELLES. — TYP. DE J. VANRUGGENHOUDT,Rue de Schnerbeek, 12.

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COLLECTION HETZ, EL.

LE DIAMANT

DE FAMILLE

MARIE AYCARD.

IV

Édition autorisée pour la Belgique et l'étranger,interdite pour la France.

BRUXELLES,

OFFICE DE PUBLICITÉ.Montagne de la Cour, 59.

1857

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I.

— Complot. —

Adrienne cependant songeait avec effroi auxdangers qu'elle aurait courus, si cette armen'était pas revenue, presque miraculeusement,reprendre sa place, et à ceux qu'elle couraitencore. M. de Rambert n'avait qu'à lui faire unequestion pour la troubler, pour l'embarrasser,pour la forcer à un aveu ou à un mensonge. Lapreuve des soupçons du colonel, elle la trouvaitdans le fait d'introduire le bout du doigt dans lecanon du pistolet, sans doute pour s'assurer sil'arme avait ou non fait feu récemment. Or,

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elle-même venait de passer un linge dans ce ca-non réellement noirci de poudre, elle l'avait faitplutôt pour se convaincre de l'identité de l'armeque dans un autre but, et cette curiosité presquepuérile, ou si l'on veut ce hasard venait de lasauver. Alors, elle comprit combien sa positionétait changée ; ou les soupçons du colonel étaientdissipés, ou ils n'étaient plus basés sur rien.Restait l'auteur inconnu d'une restitution sin-gulière : c'était nécessairement l'oeuvre d'unemain amie, d'une personne qui peut-être ne con-naissait pas toute la vérité, qui pouvait suppo-ser qu'avant d'aller chez M. Dulaurens, Pierrelui-même s'était armé de ce pistolet. Pierre etJeanne avaient peut-être dans la maison de Du-laurens un ami fidèle qui avait fait disparaîtreune preuve accablante, et cette restitution étaitalors l'oeuvre de la nourrice et faite dans l'inté-rêt de son fils. Croire à une visite nocturne deLaure était pour elle impossible ; supposer uneintervention surnaturelle, c'était absurde.

Le désir de cacher une vérité malheureuse, etqui devait lui aliéner le coeur de son fils, s'em-para donc de madame de Tonncins : puisque lapreuve manquait, l'idée même de l'accuser neviendrait pas ; mais restait Pierre... Pierre,qu'elle ne pouvait pas laisser condamner et quiserait infailliblement perdu si elle se taisait. Elle

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eut alors une idée qui lui parut lumineuse :

il fallait faire évader Pierre. Il serait condamnépar contumace ; mais le temps s'écoulerait etamènerait des circonstances nouvelles et proba-blement heureuses. Laure guérirait, et, une foisles jours de la jeune fille à l'abri de tout danger,Maxime pouvait apprendre impunément la vé-rité ; cette vérité même prouverait à son fils toutl'amour que lui portait sa mère. Pourquoi, aumilieu de la nuit, cette dangereuse visite chezDulaurens ? Pour Maxime seul ; pour éloignerun second duel qui avait eu lieu et qui aurait puêtre sinistre. De là, une série de déplorables évé-nements. Pierre, au milieu de l'obscurité, tirantsur sa soeur de lait, qu'il prenait pour un ennemi ;elle-même s'imaginant être en bulle aux coupsdu meurtrier de son fils et réduite à défendre savie ; Lauro, enfin, victime d'une erreur que saprésence avait rendue tragique. Tout cela étaitvrai, simple, naturel ; tout cela, bien expliqué etbien compris, ne pouvait qu'augmenter l'amouret le respect du fils pour la mère ; mais aussitout cela, commenté par un accusateur prévenuet à l'aide d'une logique soupçonneuse, pouvaitperdre madame de Tonneins et éloigner à jamaisle fils de la mère. On savait le dévouement aveu-gle de Pierre ; on connaissait l'amour d'Adriennepour ses enfants, sa violence, sa haine pour Du¬

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laurens, et on supposerait des projets de ven-geance qui n'avaient pas existé. On dirait quemadame de Tonneins avait porté coup pourcoup et répandu le sang de Laure afin de vengercelui d'Eugène. Le temps, au contraire, accom-moderait tout : il ferait tomber les suppositionsmalveillantes ; il permettrait à la vérité de sefaire jour. Une fois les passions calmées, Pierrereparaîtrait et purgerait sa contumace.

Il importait encore à Adrienne de ne pasparaître dans une affaire de cette nature. Sacoopération pouvait être soupçonnée, non avérée,parce que, si elle agissait ouvertement, on n'au-rait pas manqué de dire qu'elle regardait Pierrecomme coupable, puisqu'elle le dérobait à sesjuges naturels. D'un autre côté, la justice desconseils de guerre est si dure et si sommaire,qu'elle est redoutée d'un accusé même innocent,et Adrienne pourrait sans inconvénient montrersa satisfaction si son projet réussissait.

Il y avait un homme qu'elle n'avait vu qu'unefois, un moment, et dans une circonstance biendouloureuse : le grenadier Gondrin. Elle jugeanéanmoins que c'était le seul homme qu'elle putemployer ; et, surmontant sa douleur et uneémotion bien naturelle, elle envoya chercherGondrin.

Le grenadier arriva chez la femme de son

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général pour se conformer à la discipline etobéir à un ordre supérieur. Ce qui l'embarras-sait, ce n'était pas le souvenir d'un duel qu'iln'avait pas pu empêcher, mais la mort récentede M. Martial Saint-Léger ; c'était lui qui auraitdû tuer l'ancien dragon : il s'était vanté de cetexploit futur, et un blanc-bec l'avait prévenu.Gondrin regardait cela comme honteux pour ungrenadier de la vieille garde. Il aborda doncAdrienne de fort mauvaise humeur et son bon-net de police à la main. Celle-ci le reçut dans sachambre, et, dès qu'ils furent seuls, elle s'em-pressa de fermer sa porte avec soin et fit asseoirGondrin.

— Grenadier, dit-elle d'une voix un peu brus-que, comme une femme qui sait quel est le tonqu'il faut prendre avec les vieux soldats, Pierreest innocent.

— Comme madame, sauf votre respect.

— On l'accuse cependant, et il n'est pas pluscoupable que vous.

— C'est mon avis, madame,

— L'avez-vous vu ? demanda madame deTonneins.

— Tous les jours, madame : on n'abandonnepas les vieux amis, surtout quand on connaîtMathieu... Mathieu Joubert, le geôlier de la pri-son : encore un camarade.

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— Et que dit Pierre ?

— Rien, madame.Les yeux d'Adrienne se mouillèrent de larmes.

Pierre ne savait rien ; mais, si on lui avaitprouvél'absence de Martial, et que par hasard sa soeurde lait eût eu la même idée que lui, si elle avaitvoulu pénétrer dans cette maison meurtrière,d'un mot il pouvait la compromettre, et il setaisait même avec Gondrin ! Adrienne cachason émotion et continua cette espèce d'interro-gatoire.

— Et vous, Gondrin, que dites-vous ?

— Moi, je dis, comme tout le monde à Noyon :

c'est Martial qui a assassiné la jeune fille... Maisil paraît que le coup était destiné à mon amiPierre.

— Cependant, reprit Adrienne, on assure quecet homme était la nuit même à Chauny.

— Possible, madame, la nuit, à minuit, àune heure, je ne dis pas ; mais, à neuf heures dusoir, il élait encore chez Dulaurens.

Nous avons dit que telle était l'opinion géné-rale, et la proximité des deux villes rendait lachose vaisemblable. Quoique madame de Ton-neins eût de bonnes raisons pour ne pas insistersur ce point, elle lit encore une objection.

— Mais, dit-elle, pourquoi M. Dulaurens per-siste-t-il à nier que l'homme fût chez lui ?

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— Parce qu'il veut perdre. Pierre et vous ;mais tout cela, ajoute-l-il, c'est la faute de quel-qu'un.

— Et de qui donc ?

— Pardon, madame : de votre fils Maxime. Ils'est pressé, le jeune homme ; il a fait une be-sogne qui ne le regardait pas, c'était moi quidevais dire deux mots à... au dragon.

— Vous êtes un brave homme, dit Adrienneau grenadier en lui tendant la main ; mais ilfaut sauver Pierre... Vous connaissez le capi-taine Gimel ?

— Un dur-à-cuiro, madame ; quand il faitpartie d'un conseil de guerre, il lui faut toujoursun homme à faire fusiller. En 1804, j'étais àAmiens avec la garde... pas loin d'ici... il y avaitun caporal qui...

Madame de Tonneins interrompit celle his-toire, qui aurait pu être longue.

— Ce capitaine Gimel, dit-elle, niera quel'homme mort ait passé la nuit à Noyon ; il prou-vera qu'il était à Chauny.

— Encore la faute de M. Maxime, reprit tran-quillement Gondrin ; il a mal lue le dragon.

— Comment ?

— Oui, il l'a tué tout d'un coup ; voyez-vous,madame, il fallait le blesser de façon à lui tirerla vérité du ventre ; le coquin aurait tout avoué,

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et alors Pierre était sauvé... Ces petits jeunesgens, madame, c'est courageux, mais ça n'estpas adroit.

Chaque mot de Gondrin frappait douloureuse-ment sur le coeur d'Adrienne et y faisait uneblessure. Elle fut un moment sur le point d'in-terrompre cette conversation et de s'abandon-ner, les yeux fermés, aux périls de sa situation ;

peu à peu, néanmoins, le courage lui revint.

— Les choses, reprit-elle tristementen s'adres-sant au grenadier, ne se sont pas arrangéescomme vous le désiriez, et, puisque Pierre courtdes dangers, il faut lâcher de l'y soustraire.Vous m'avez dit que vous connaissiez Mathieu,le geôlier ?

— Mathieu Joubert, oui, madame, un cama-rade, un enfant de Noyon comme moi.

— Et connaissez-vous son histoire ?

— Oui, madame ; il a épousé, il y a six ousept ans, une chienne de femme de chambreanglaise, qui l'a planté-là et a emmené sa fille

avec elle.

— Ce n'est pas tout à fait ainsi, Gondrin.Cette femme de chambre est une fille honnêteet sage, fort attachée à sa maîtresse, mylady K..,qui a habité Noyon à l'époque de la paixd'Amiens et que je connais parfaitement. Ma-thieu épousa cette femme de chambre quelque

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temps après cette paix, qui a été si courte, et ilfut convenu que Molly (c'est le nom de la femmede Mathieu) ne quitterait jamais sa maîtresse.La paix fut rompue, et mytady K... retourna enAngleterre. Sa femme de chambre la suivit, nonpas en emmenant son enfant, mais, il est vrai,enceinte ; de façon que Mathieu est père d'une fillequ'il n'a jamais vue, et qu'à Londres se trouve unefemme qu'il aime et dont il est séparé. On assureque, s'il avait seulement un millier d'écus, ilabandonnerait volontiers sa place de geôlier etirait rejoindre en Angleterre sa femme et safille. Il aura les mille éeus. Qu'il parte ; mais,avant de s'éloigner, qu'il ouvre la porte à Pierre,et alors je saurai bien, moi, dérober mon frèrede lait au capitaine Gimel..

Gondrin trouva le projet excellent, et il se fitfort, de l'assentiment du geôlier.

— Prenez vos précautions, lui dit madame deTonneins, et tâchez de ne pas paraître dans toutceci, Gondrin ; je sais que vous êtes dénué detout moyen d'existence, que votre retraite estinsuffisante et que vous comptez sur le bon vou-loir du curé Pascal pour devenir le suisse de lacathédrale.

— Je le suis, répondit Gondrin.— Si on vous soupçonne d'avoir pris part

à cette évasion, un mot du capitaine Gimel ou

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du sous-préfet peut vous faire perdre votreplace.

— On est plus fin qu'eux, répondit le grena-dier, et d'ailleurs, ajouta-t-il noblement, on doitse sacrifier pour les amis.

L'évasion aurait lieu le jour même, ou toutetentative devait être abandonnée, parce quec'était le lendemain que s'assemblait le conseilde guerre, et Gondrin partit bravement pourmener cette aventure à fin. D'après ce que nousvenons de voir, séduire le geôlier n'était pas dif-ficile ; il était beaucoup moins aisé de faire éva-der Pierre. Il n'est pas facile de sortir d'uneprison, même quand la porte, est ouverte, parceque la garde n'en est pas confiée à une personneseule. Un détachement de soldais stationne àl'intérieur, une sentinelle veille sur le seuil à

l'extérieur.Gondrin était admis dans la prison et comme

ami de Pierre et comme camarade du geôlier. Ilprit celui-ci à part, et, tout en lui payant bou-teille, il lui parla de sa femme et de sa fille, et ille persuada tout aussitôt. Mathieu n'était occupéqu'à chercher un moyen de quitter la prisonqu'il gardait ; il s'y trouvait plus à l'étroit que lesprisonniers. Pour résigner ses fonctions et pas-ser en Angleterre, il n'attendait que de l'argent.L'argent lui fut offert, mais à la condition fà¬

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cheuse de faire évader un prisonnier. Il y avaitlà un danger évident, et, si l'entreprise ne réussis-sait pas, le geôlier risquait d'échanger ses clefscontre un cachot. L'amour conjugal et le désirou plutôt la passion de voir un enfant qu'il neconnaissait pas décidèrent Mathieu.

— Mais, dit-il, comment faire ?

Gondrin se chargea do tout, pourvu que lacantine de la prison lui fournît en abondance levin et l'eau-de-vie : en payant, bien entendu.

Le poste était composé de quatre hommes etun caporal. Un des soldats était de faction, lestrois autres dormaient. Le caporal, qui espéraitêtre fait sergent à la première promotion, étu-diait la théorie des sous-officiers. Gondrin ré-veilla les trois soldats et pria le caporal de mettresa théorie dans sa poche.

— C'est un ancien, dit-il, un vieux de lavieille qui, avant de changer de régiment, veutpayer la goutte aux camarades.

La proposition ne pouvait pas être refusée :

un grenadier de la garde impériale qui paye lagoutte au soldat de la ligne, c'est un maréchalde France qui invite à dîner un capitaine. Gon-drin fit ensuite succéder les verres de vin auxverres d'eau-de-vie, moyen sûr de troubler laraison des hommes les plus habitués aux excès.

— Vous me demanderez peut - être, mes

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agneaux, leur disait-il, dans quel régiment jevais servir ? Dans celui de M. le curé. Ah ?

dame, on a la jambe avariée, et on n'est pascomme le colonel de Rambert, qui a les moyensde se payer un cheval. Il me faut une canne pourm'appuyer ; M. le curé me donne une hallebarde,le brave homme.

On rit, on chanta, on raconta de gaillardeshistoires de régiment, et la nuit vint. Le mo-ment le plus favorable pour surprendre l'ennemiou pour lui échapper est le matin avant que ladiane ait réveillé les soldats ; pour s'évader d'uneprison, au contraire, il faut choisir le soir ; lesvisiteurs sortent, l'ombre qui s'épaissit à chaqueinstant ne permet pas de distinguer les traits duvisage, les rondes de nuit ne sont pas commen-cées. Gondrin, qui vit les soldats à peu prèsivres, fit au geôlier le signal convenu, et il cou-rut à la sentinelle.

— Mon garçon, lui dit-il en lui cachant laporte de la prison par l'épaisseur de son corps,je viens de régaler les camarades ; à ton tour :

c'est-à-dire quand tu auras fini ta faction, cequi ne tardera pas. Tu connais le cabaret deRadegonde? Je vais t'y attendre ; nous mange-

rons un lapin sauté.Pendant ce temps, le geôlier Mathieu et Pierre

s'évadèrent lestement. Le tour était fait. Gondrin

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s'éloigna avec la certitude que le lapin sauté nedonnerait pas d'indigestion au conscrit.

— C'est fait, dit-il en arrivant hors d'haleinechez madame de Tonneins. Les oiseaux sonthors de cage. Le capitaine Cimel est enfoncé : ilpeut aller dans un autre département, il n'a plusrien à faire dans celui-ci.

Adrienne respira ; l'étreinte de fer qui compri-mait son coeur n'en resserra plus les mouve-ments.

Gondrin fut loué et récompensé. Il quitta ma-damede Tonneins, parce que, fidèle à sa consigne,il devait aller à la cathédrale prendre les ordresde son capitaine, M. le curé. Adrienne, aprèss'être recueillie un moment, sonna ; elle voulaitvoir Jeanne et lui apprendre une nouvelle quidevait la combler de joie, lorsqu'on annonça M. lecolonel de Rambert... Elle composa son maintien,elle effaça le sourire léger qui venait d'effleurer

ses lèvres, afin de cacher au colonel le petitmouvement de joie qu'elle venait de ressentir.Ce n'était pas un ennemi sans doute ; c'était unhomme pénétrant et jaloux de deviner un périlpour avoir le plaisir et le bonheur de l'écarter.Adrienne ne voulait pas de cette espèce de pro-tection ; elle aurait mieux aimé succomber qued'y recourir. Le colonel entra, la figure grave etl'air préoccupé.

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— J'ai du nouveau à vous apprendre, dit-il,madame.

— L'empereur a remporté une nouvelle vic-toire ? dit Adrienne de l'air le plus naturel pos-sible.

— Il ne s'agit pas de l'empereur, madame,mais de Pierre.

— Ah !... Eh bien, colonel, quoi de nou-veau ?

— Pierre a trouvé moyen de sortir de sa pri-son.

— Vraiment ! dit Adrienne, dont le coeur bat-tait.

— Il a eu l'art de séduire son geôlier, et tousdeux sont sortis par la porte, comme deux bonspropriétaires qui quittent leur maison pour allerà la promenade.

— Ah ! il a pris la clef des champs ; eh bien,tant mieux, colonel... et cela ne veut pas direqu'il soit coupable.

— Vous avez raison, madame, et j'ai ditcomme vous, tant mieux. Nous autres militaires,nous ne savons pas faire la poliece. Un agentcivil est mille fois plus habile que le plus intelli-gent de nos soldats.

— Même que le capitaine Gimel ? dit Adrienne.

— Même que le capitaine Gimel. Il y a ici, àNoyon, un nommé Hardouin qui a le flair d'une

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finesse, l'oeil d'une sûreté... Jugez-en. Le capi-taine Gimel se rendait à la prison pour prendreje ne sais quel papier nécessaire au procès dedemain ; le sieur Hardouin l'accompagnait. Audétour d'une rue, ils voient deux hommes quimarchaient sans se presser et paraissaient cau-ser tranquillement. Gimel ne reconnaît ni l'unni l'autre, et ne devine rien. Hardouin s'élance :

« Voilà Pierre Laclos, notre prisonnier, s'écrie-t-il, et son geôlier Mathieu. » Et Hardouin d'unbond s'est rapproché de Pierre ; il le prend aucollet, il l'arrête, tandis que le capitaine étonnélaisse échapper le geôlier. On a réintégré Pierredans sa prison, et ou a remplacé le geôlier infi-dèle par un porto-clefs.

— Eh bien, monsieur le colonel, dit avecfermeté Adrienne, on jugera demain Pierre,mon frère de lait...

IL

— M. Dulaurens. —

L'instruction nécessaire aux débats qui allaients'ouvrir avait forcé madame veuve Saint-Léger

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à s'établir pour quelques jours à Noyon, où elleétait appelée comme témoin. Quoique les con-seils de guerre soient dans l'habitude de rendreleurs arrêts avec une rapidité inconnue aux tri-bunaux civils et même aux cours d'assises, ils

ne s'en entourent pas moins de tous les docu-ments et de tous les témoignages possibles. La

veuve regardait comme heureuse l'obligationde quitter Chauny : son fils Martial n'y avaitpoint été aimé et il y laissait un mauvais souve-nir ; l'indifférence haineuse montrée par lamère au moment de la mort du fils, avait exas-péré la pauvre population de Chauny contre unefemme riche, avare, et dont le coeur dur repous-sait l'indigence et paraissait même, étranger auxsentiments les plus naturels. Elle se logea, avecsa fidèle servante Thérèse, dans une petite rueobscure et occupa deux chambres assez malmeublées, qu'on lui louait à vil prix.

— Thérèse, disait-elle à la fille qui cumulaitauprès d'elle les triples fonctions de cuisinière,de femme de chambre et de demoiselle de com-pagnie, le moment est dur et difficile à passer ;

mais tout ceci changera. Que je puisse vendre mamaison de Chauny, et je vais vivre à Paris, où jeserai libre, et n'aurai plus personne à craindre.Avez-vous, Thérèse, été chez M. Dulaurens, etvous a-t-il promis de venir aujourd'hui même ?

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— Oui, madame, quoique mademoiselle Lauresoit toujours bien mal.

— Les petites filles ont la vie dure, dit ma-dame Saint-Léger, et celle-là surtout. Le plaisirde savoir Martial mort lui sauvera la vie... et,ajouta-t-elle en regardant Thérèse de façon à luifaire comprendre sa pensée tout entière, en voilàune qui est heureuse de la mort de Martial ! ill'aurait maltraitée, battue, peut-être tuée, etassurément ruinée.

Ainsi la mère elle-même avouait ouvertementqu'elle regardait son fils comme un homme dan-gereux, et laissait voir dans son intimité le peude regrets que lui causait sa mort. MadameSaint-Léger évitait aussi par là un mariageauquel elle n'avait consenti que par intérêt, etse trouvait délivrée d'une bru qu'elle n'aimaitpas. Elle éprouvait, pour le caractère ferme etgénéreux de Laure, un éloignement d'instinct.Dans l'affaire qui l'amenait à Noyon, elle étaitnéanmoins décidée à procéder avec franchise :

la vérité lui convenait. Son fils Martial avaitpassé à Chauny la nuit même du crime dontquelques personnes voulaient le charger : ellecomptait donc défendre sa mémoire et regardaitPierre comme le vrai coupable.

— On fusillera ce Pierre, pensait-elle, aucarrefour de César, et il l'a bien mérité. Cela

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vaut mieux que d'être guillotiné sur la place duMarché, comme cela arriverait s'il n'était pasmilitaire. Voilà qui sera fâcheux pour la famillede Tonneins... Ah ! ah ! la perle de Noyon vaperdre un peu de son éclat : elle deviendra terne ;

car ce Pierre est le frère de lait de la perle.Puis, se rappelantune aventure déjà ancienne :

— Thérèse, disait-elle, il y a vingt ans, vousn'étiez pas encore à mon service, cet homme,qui est accusé de meurtre, a sauvé mon fils àl'étang d'Apilly : l'enfant se noyait et il l'a tiré del'eau ; aujourd'hui, me voilà réduite à rendre untémoignage qui lui fera mettre une balle dansla tête. Martial a tué en duel un jeune garçonqui valait mieux que lui ; il a volé sa mère et il

a été tué à son tour ; Pierre a assassiné unejeune personne qui ne lui avait jamais fait nibien ni mal. Je vous demande s'il ne valait pasmieux que Pierre et Martial se fussent noyéstous deux il y a vingt ans ?

Ce raisonnement, vrai ou faux, prouvait l'in-différence et l'égoïsme de madame Saint-Lé-ger, qui ne songeait guère qu'à une chose : ven-dre sa maison de Chauny.

Non-seulement nous apprécions mal les inten-tions des personnes auprès desquelles nous vi-vons, mais encore nous pouvons rarement con-naître avec exactitude les faits qui se passent

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presque sous nos yeux. Notre esprit s'attachequelquefois à une idée fausse, il ne sait pasl'abandonner même pour l'évidence, ni mêmeencore pour admettre des suppositions qui flat-teraient nos rancunes et nos haines.

Madeleine la cuisinière avait beau accuserPierre, Dulaurens s'obstinait à ne pas le croirecoupable. Il n'avait pas vu la lutte, mais il l'avaitentendue. Il savait que Pierre s'était armé chezlui d'un seul pistolet, et d'un pistolet à un seulcoup. Cependant deux détonations avaient eulieu, et le plomb qui avait frappé sa fille n'étaitpas sorti de l'arme dont Pierre s'était emparé.Après l'extraction

,il avait vu de ses yeux cette

balle, qui se trouvait au moment même dans lesmains de l'avocat de Pierre, et celui-ci comptaiten tirer parti pour son client. Dulaurens suppo-sait donc l'intervention d'une seconde personnequi, suivant lui, n'était autre que Martial.

Les gens faibles sont en général cruels, ils sevengent volontiers parles mains d'autrui ; mais,une fois leur vengeance salisfaite, ils se mettentà haïr et à redouter ceux qui leur ont servi d'in-strument ; ils ont des remords dont ils cherchentà se débarrasser en rejetant le crime sur ceuxauxquels ils l'ont commandé.

Dulaurens supposait donc que Martial, dont ilconnaissait la violence, était revenu chez lui nui¬

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tamment pour le compromettre davantage oumême pour se venger. Furieux et à peu prèscertain qu'on lui refuserait l'héritière offerte, ilavait pu s'introduire dans la maison pour com-promettre Laure elle-même ; ensuite, désespé-rant d'y parvenir, il aurait voulu la tuer, afinqu'elle ne fût pas à un autre. C'eût été là uneaction féroce et digne seulement d'un brigandavéré ; mais la peur grossissait aux yeux de Du-laurens les mauvaises qualités de l'homme qu'ilavait eu l'imprudence de choisir pour gendre,et il pensait qu'on ne perd pas sans colère l'es-pérance d'une riche dot. Un mot de Laure eûtdissipé son erreur ; mais le médecin avait défenduà Laure d'articuler un son sous peine de la vie,et la jeune fille avait ses raisons pour être muetteavec son père. Ainsi Dulaurens ne pouvait pascroire à la culpabilité de Pierre, et, quoique danssa déposition il eût chargé l'accusé par la hainequ'il portait à madame de Tonneins, il avait missa conscience à l'abri en ne parlant que par in-duction.

— Oui, avait-il dit, Pierre est venu dans moncabinet, il y a pris une arme pour tuer, a-t-ilprétendu, Martial, qui n'était pas chez moi, et,comme il m'a mis sous clef, je n'ai rien vu,je ne puis rien affirmer.

On lui demanda quel intérêt aurait pu pousser

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Pierre à l'assassinat. Il répondit sans hésiter :

— Celui de madame de Tonneins, qui voulait,par la mort de ma fille, venger le meurtre de sonfils.

C'était là un mensonge que sa conscience ré-pudiait ; il savait Adrienne trop noble et d'uncaractère trop élevé pour recourir à d'aussiodieuses représailles, et il croyait même quePierre n'aurait pas accompli le crime, si on lelui avait ordonné, il aimait trop la jeune fille

pour attenter à ses jours. L'ennemi que cher-chait Pierre, c'était Martial, et il était possiblequ'en tirant sur ce dernier, Pierre n'eût vouluque venger Laure, lâchement assassinée.

Voilà quel avait été le résultat des réflexionsde Dulaurens, lorsque, le premier moment passé,il avait pu peser dans son esprit toutes les cir-constances du drame dont sa fille avait été lavictime, et se former une conviction. On voitqu'il raisonnait juste, sauf un fait qu'il ne pou-vait pas savoir, et qui l'aurait fait tressaillir dejoie, s'il l'avait soupçonné. Alors il n'aurait pointdouté de la criminalité d'Adrienne. C'était, sui-vant lui, une femme violente, impétueuse danssa haine et dans ses amitiés. Incapable de com-mander le crime, mais non de le commettre, iln'était pas dans sa nature d'accepter patiemmentla douleur, et, devant le cadavre de son fils, elle

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avait dû perdre la tête et ne songer qu'à se ven-ger. Mais l'idée de madame de Tonneins quittantsa maison pour venir mystérieusement l'implo-rer, pour lui demander presque la vie de sonsecond fils, cette idée ne lui vint pas.

M. Dulaurens se rendit chez madame Saint-Léger quelques heures après l'invitation portéepar Thérèse. Il était couvert d'un carrick à plu-sieurs collets, comme on les portait alors, et mar-chait rapidement dans les rues qu'il avait à traver-ser, autant pour se garantir d'un froid piquant quepour se dérober aux commentaires de la popula-tion marchandede Noyon, auprès de laquelle sesrelations avec M. Martial Saint-Légerne l'avaientpas mis en bonne odeur, lorsqu'il fut arrêté parune vieille femme qui lui dit brusquement :

— Prends garde, Dulaurens ! tu n'as qu'un motà dire pour sauver un innocent ; si tu te laissesprévenir, gare à toi... il t'arrivera malheur.

Et la vieille femme se perdit dans une ruelleopposée à celle qu'habitait madame Saint-Léger.Ce fait n'avait rien d'extraordinaire : il répondaità l'opinion de la ville entière, qui regardaitPierre comme innocent et accusait Martial dumeurtre ; c'était aussi ce que croyait Dulaurens :mais, appelé comme témoin auprès de l'officierqui instruisait l'affaire, il s'était bien gardé d'ex-primer son opinion. Il ne comptait pas non plus

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s'expliquer sur ce point à l'audience, et on lerappelait à la vérité d'une façon aussi brusqueque singulière. Il se ressouvint plus lard de eeléger incident.

Nous avons dit, au commencement de cettehistoire que Germain Dulaurens avait été remar-quablement beau dans sa première enfance etdans sa jeunesse : cette beauté

,autrefois citée,

ne s'était point effacée dans l'âge mûr. Il avaitcinq ans de plus que madame de Tonneins etcomptait à peine quarante ans. Sans trop s'oc-cuper de ses avantages-physiques, il les connais-sait, et avait, d'ailleurs

,l'habitude de calculer

les intérêts plus que les affections. En se rendantchez la veuve, qui voulait le voir dans un butqu'il ignorait, il supputait en lui-même les rai-sons qui portaient madame Saint-Léger à solli-citer une visite qu'elle aurait du attendre.

— Si la vieille folle m'offrait sa main et safortune, pensait-il, maintenant qu'elle n'a plusd'enfant, l'affaire serait bonne. Nos deux for-tunes réunies nous rendraient les plus riches dudépartement.

Madame Saint-Léger avait dix ans de plusque lui ; mais la chose importait peu, puisqu'ilne s'agissait que d'un calcul d'intérêt. Il arrivesouvent à des hommes jeunes d'épouser devieilles femmes dans le but unique de s'enrichir ;

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Dulaurens n'avait nul besoin de recourir à unpareil moyen.

— Non, se dit-il, je ne donnerai point unebelle-mère à Laure : quel avantage me revien-dra-t-il de doubler ma fortune ? Cependant, ma-dame Saint-Léger a une bien belle terre aux en-virons de Chauny et une bien jolie maison dansle village même...

Il aimait beaucoup sa fille, et, néanmoins,comme tous les hommes timides et personnelsen même temps, il lui en voulait des embarrasqui l'assiégeaient et des craintes au milieu des-quelles il vivait. Son amour paternel le fatiguait,c'était une charge qui pesait sur ses épaules ; illa portait impatiemment, et pourtant il n'au-rait. pas voulu en être soulagé. Si Martial étaitla cause directe des remords cachés qui le déchi-raient, sa fille en était l'occasion. Quand on n'apoint de fille à marier, on n'a pas besoin de re-douter tel gendre et de rechercher tel autre.

Au fond du coeur, il souhaitait avec ardeurle rétablissement de sa fille, et une perceptionconfuse lui disait que Laure n'était pas frappéemortellement. Mais, Laure guérie, ce seraient denouveaux combats à soutenir : il aurait à luttercontre l'amour qu'elle éprouvait pour M. Maximede Tonneins, et il prévoyait, avec chagrin, toutesses altercations avec une enfant convalescente

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et même toutes ses faiblesses paternelles. Ilcomptait donc, dans le procès qui allait s'ouvrir,être si défavorable à Pierre et si malveillantpour madame de Tonneins, que toute union entreles deux familles devînt impossible. L'appelqu'une vieille femme venait de faire à son équitéle frappa alors d'autant plus vivement, qu'ilsemblait répondre à ses pensées les plus in-times.

Il entra chez madame Saint-Léger le coeurrempli d'hésitation et de pensées mauvaises.

La veuve était dans une pauvre chambre malmeublée, et assise près de la cheminée, devantdeux bûches humides qui refusaient de brûleret remplissaient la pièce de fumée. MadameSaint-Léger abandonna une place où elle s'aveu-glait sans se réchauffer, et s'assit sur un vieuxcanapé qui garnissait le fond de sa chambre.Dulaurens s'empara d'un mauvais fauteuil, ets'y assit à son tour en s'enveloppant dans soncarrick.

— Ils veulent tous que je regrette Martial, ditbrusquement madame Saint-Léger, un mauvaissujet qui m'a volée et auquel vous êtes bien heu-reux d'avoir échappé.

— Qui le sait mieux que moi ? répondit Du-laurens.

— Moi ! dit avec résolution la veuve : il a pro¬

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filé de mon absence pour me dépouiller, et maservante Thérèse a failli être assassinée par lui.

— Ma pauvre Laurc, dit Dulaurens, a été plusmalheureuse que votre servante Thérèse.

— Je le sais... j'espère qu'elle n'en mourrapas... Mais quel rapport cela a-t-il avec Mar-tial ?

Cette question fut faite avec cette voix inci-sive et un peu criarde qui avait rendu muetplus d'une fois le racoleur Saint-Léger, et enmême temps la demande était si précise et sidirecte, qu'une explication devait avoir lieu né-cessairement. Elle fut, en effet, donnée de partet d'autre ; mais Dulaurens ne voulut jamaiscroire aux paroles de la veuve ; elle n'était pointcomplice du crime de son fils et pouvait jusqu'àun certain point l'ignorer. Dulaurens n'insistapas davantage et conserva sa conviction ; res-tait à apprendre ce que, la veuve voulait de lui.

— Mon cher Dulaurens, lui dit-elle enfin, j'aile projet de quitter Chauny et même le départe-ment ; j'étais résolue à habiter Paris ; mais uneaffaire que je viens de terminer ce malin même

me conduira plus loin.

— Pour moi, dit Dulaurens, j'ai consulté monmédecin ; il espère guérir ma fille, dont la con-valescence sera longue et exigera peut-être unséjour de deux ou trois ans dans un climat plus

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doux que celui de Noyon. Ma propre santé m'in-quiète et je suis décidé à partir avec Laure pourl'Italie, dès qu'elle pourra supporter le voyage.

— C'est aussi en Italie que je compte aller.

— Vous ?

— Sans doute, Dulaurens ; je suis une Maria-dec, Aliénor de Mariadec, dit madame Saint-Léger avec orgueil.

— Je le sais, répondit Dulaurens, noblessebretonne... Quel rapport peut avoir votre ori-gine bretonne avec un voyage en Italie ?

— Un voyage ?... ce n'est pas cela : un éta-blissement.

— Je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre. En 1510, un Maria-dec était page de François Ier ; il se distinguatellement, qu'il devint un des principaux officiersdu roi. En 1515, François Ier gagna dans le Mi-

lanais une célèbre bataille sur les Suisses, et

mon ancêtre Mariadec s'y distingua particuliè-rement : si bien que le roi lui donna l'emplace-ment où la bataille fut gagnée et beaucoup de

terres aux environs. Un château fut bali et unepartie de la famille Mariadec s'y établit. Le lieus'appelle encore aujourd'hui, par corruption,Marignano. Il est facile de reconnaître le nomprimitif sous cette désinence italienne. Il y aencore à Marignano, poursuivit madame Sainte

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Léger, des descendant de ma famille ; je lescrois pauvres, car je sais que les terres jadisdonnées par François Ier sont sorties de leursmains ; mais les terres sont à vendre. Je les ra-chète.

— Vous ?

— C'est mon projet. Je vous avais prié de mevenir voir pour vous proposer ma maison deChauny ; mais, ce matin, j'ai vu mon hommed'affaires, et j'ai été éblouie en apprenant lesbénéfices que je pouvais faire si je voulais trans-porter ma fortune à Marignano. L'Italie a étéruinée par les dernières guerres ; on n'y trouveplus d'argent comptant ; les terres y sont pourrien : je doublerai mes revenus.

En parlant ainsi, les petits yeux vifs de ma-dame Saint-Léger, née Aliénor de Mariadec,brillaient d'un éclat inaccoutumé, tellement lacupidité les enflammait. Dulaurens l'écoutaitavec attention.

— Vous ne vous figurez pas, poursuivit laveuve, ce que c'est que le Milanais en généralet Marignano en particulier. L'air est doux etsain, les terres sont fertiles, les prairies plantu-reuses. Nos vaches de Bretagne ont l'air demoutons auprès des vaches de Marignano ouplutôt de Mariadec. Je veux rentrer, mon cherDulaurens, dans une partie du bien de mes an¬

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cètres. Hélas ! je ne pourrai pas tout acheter.Cependant, je suis pourvue d'une somme assezronde. Je viens de vendre ma maison de Chaunyainsi que ma terre des Aubépines, que vousconnaissez. Mes acheteurs payeront comptant,pas plus tard que demain, et déposeront mesfonds chez M. P***, mon banquier à Paris.

— C'est M. P*** qui est voire banquier ? dit Du-

laurens ; il est aussi lemien, et une grande partiede mes fonds se trouve en ce moment chez lui.

— Je lui ai donné l'ordre, reprit madameSaint-Léger, de vendre mes rentes. Dans quinzejours ou dans un mois au plus tard, je quitte le

pays ; je vais être châtelaine à Marignano.Dulaurens ouvrait de grands yeux ; il lui sem-

blait voir les riantes campagnes de Marignano,

les vignes mariées aux ormeaux, et de bellesvaches blanches tachetées de noir qui erraientdans les prairies. Tout cela allait appartenir à

une femme avare, qui se laissait mourir de froiddans une chambre sans feu et mal close.

— A votre place, mon cher Dulaurens, con-tinua la veuve, je quitterais aussi Noyon.

— Et pour qui cela ? dit Dulaurens.

— Permettez, reprit madame Saint-Léger :

une de mes grandes raisons pour passer en Ita-lie, c'est ce qui vient d'arriver. On ne m'aime

pas à Chauny. On me reproche ma dureté en¬

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vers un fils qui, s'il vivait, serait encore plusmal vu que moi. A Noyon, vous avez une ennemiemortelle, dont la haine va s'accroître, quoi qu'ilarrive. Madame de Tonneins est entourée del'estime universelle : elle peut vous nuire, etson voisinage est pour vous peut-être un dangeret au moins une fatigue. Ne m'avez-vous pas ditqu'une grande partie de vos fonds se trouvaitheureusement disponible et dans les mains dubanquier P***? Qui vous empêcherait de suivremon exemple et d'acheler des terres en Italie ?

Cela doublerait votre fortune.Dulaurens convint que l'offre était tentante,

et qu'elle méritait qu'on y réfléchît. Ou ne s'ex-patrie pas volontiers quand on n'est qu'un sim-ple bourgeois, et qu'on ne va pas retrouver enpays étranger les traces de ses nobles aïeux. Levoisinage de madame de Tonneins n'avait riende dangereux, et il allait l'éviter pour longtemps,puisqu'il était décidé à faire un voyage. Il étaitdonc prudent d'attendre et de savoir plus tard,par madame Saint-Léger elle-même, s'il étaitavantageux de placer sa fortune en Italie. Cespropositions l'étonnaient.

— Elle veut m'entraîner auprès d'elle, pensa-t-il ; elle a des projets... Mademoiselle Aliénorde Mariadec ne demanderait pas mieux que dese mésallier pour la seconde fois.

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Cette idée semblait d'autant plus naturelle quela veuve lui souriait et lui lançait les plus doucesoeillades. Elle n'avait point oublié cet art de cap-ter les hommes, autrefois pratiqué par elle avecsuccès. Ici, le but était moindre ; mais madameSaint-Léger ne voulait pas moins l'atteindre.

— Dulaurens, lui dit-elle, si vous fussiez venuquelques heures plus tôt, je vous aurais demandédeux services ; maintenant, je n'en ai plus qu'unà réclamer de vous...

— Voyons, madame, répondit Dulaurens ; jesuis prêt à vous obéir.

Dulaurensparlaitavec d'autant plus de liberté,

que la veuve n'avait pas besoin d'emprunter de.l'argent, et qu'il la savait trop habile pour sup-poser qu'accepter sa main, ce serait lui rendre,un service.

— Vous vous souvenez du temps où vous fai-siez des affaires avec Saint-Léger ? dit la veuve.

— Jamais, madame ; je n'en ai pas le moindresouvenir.

— C'est moi qui me trompe ; je veux parlerde votre père. Il s'agissait d'un intérêt dans desfournitures destinées à l'armée. Ce fut M. Saint-Léger qui fit entrer dans l'affaire M. LéonardDulaurens... votre père y gagna beaucoup.

— Et il ne l'a jamais oublié, dit Dulaurens...ni moi non plus.

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— Nous allons voir, dit en elle-même madameSaint-Léger.

Et elle continua.— A cette époque, votre père vendit à mon

mari un diamant...

— Permettez,reprit Dulaurens en interrom-

rompant la veuve ; je me rappelle tout cela, monpère me l'a conté souvent. Vendu, madame, n'estpas le mot propre. Mon père vous pria d'accep-ter un diamant qui lui appartenait.

— Distinguons, dit la veuve : ce n'était pasprécisément un cadeau ; c'était un pot-de-vin,des épingles ; chose due lorsque l'on conclut uneaffaire.

— Comme il vous plaira, madame.

— Un beau diamant, continua la veuve enarrêtant ses petits yeux vifs sur ceux de Dulau-rens, d'une valeur de sept à huit mille francs !...Je veux le vendre.

— Fort bien, répondit froidement Dulaurens.Dans ce cas, je vous conseille de l'envoyer àParis, où vous vous en déferez plus facilementqu'à Noyon.

— Je vous donne la préférence sur les joail-liers de Paris, mon cher Dulaurens : vous m'a-chèterez ce diamant.

— Vous comprenez, madame, que jen'en ai nulbesoin. Eh ! mon Dieu ! avec sept mille francs...

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— Le diamant en vaut huit mille.

— Très-bien ; avec huit mille francs, vousvenez de le dire vous-même, j'aurais une très-belle prairie à Marignano.

—Voilà pourquoi je veux vendre mon diamant,reprit avec un ton doux madame Saint-Léger;et encore une fois je vous donne la préférence,non pas sur les joailliers de Paris, mais sur unepersonne qui l'achètera sans marchander.

— Je ne connais personne d'assez riche àNoyon pour payer aussi cher une fantaisie pa-reille.

— J'en connais une, répondit madame Saint-Léger, pour laquelle ce diamant n'est pas seu-lement une pierre brillante, mais encore untalisman, et, si votre mémoire était aussi bonneque la mienne, vous verriez que je vous dis vrai.

Alors, la veuve rappela tous les souvenirs pas-sés. Ce diamant était pour madame de Tonneinsun précieux bijou de famille : elle le tenait desa mère mademoiselle de Duro, noble Castillane.Un des aïeux maternels d'Adrienne l'avait reçud'un roi d'Espagne ; il élait le génie de la mai-son : le perdre, c'était en même temps perdrenon-seulement un titre de noblesse, mais en-core une amulette à laquelle était attaché lebonheur de la famille.

— Votre père et celui de madame de Ton¬

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neins, poursuivit madameSaint-Léger, se brouil-lèrent par un motif que j'ignore. Le gentil-homme devait de l'argent au commerçant, et,dans un moment de colère et de détresse, M. dela Houssaye livra le diamant pour s'acquiller.Depuis lors, ajouta la veuve, le malheur semblepoursuivre cette famille. Comptons ses infor-tunes, si vous le voulez. M. de la Houssayemeurt obscur et avant l'âge ; Adrienne, sa fille,qui vous aimait et qui, en vous épousant, faisaitun riche mariage, voit ses espérances déçues ;elle épouse un homme n'ayant que son épée, etqui, à peine parvenu à un grade élevé, tombesur un champ de bataille. On dirait que la for-tune lui montre le bonheur pour le lui enleverdès qu'il est à la portée de sa main. L'un de sesfils meurt dans un duel qui est peut-être un mé-fait de Martial... enfin, il meurt ; que deviendral'autre ? Ah ! je ne sais ; mais je suis certaineque la mère vendrait sa maison et engageraittous ses biens pour avoir ce diamant.

Nous ne dirons pas si Adrienne de Tonneinsétait ou non assez superstitieuse pour que leshypothèses de madame Saint-Léger fussentjustes ; mais la haine de M. Dulaurens les adopta.Il emporta le diamant, et, quelquesheures après,le prix fixé par madame Saint-Léger était dansles mains de la veuve avare et rusée.

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III

— le colonel de Rambert. —

La fermeté de madame, de Tonneins étonnaitle colonel et l'inquiétait en même temps ; il au-rait voulu avoir avec elle une explication, et il

ne l'osait.

— Eh bien, avait-elle dit en apprenant qu'unetentative d'évasion venait d'échouer, on jugerademain mon frère de lait.

Là-dessus, le colonel l'avait quittée, et, selonson usage, il était remonté à cheval pour rega-gner la villa qu'il habitait à un quart de lieue deNoyon. Inutile de dire que, pendant toute laroute, madame de Tonneins ne cessa pas uninstant d'occuper sa pensée.

Rentré chez lui :

— Que je suis malheureux ! se dit-il ; rien dece que je fais pour elle ne réussit... Je suis lemessager qui lui annonce tous ses malheurs...Qu'avais-je besoin d'aller lui dire que Pierreavait été repris à quelques pas de sa prison ?

A ce souvenir, il se frappa le front. Il se rap¬

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pela avoir entrevu, en entrant chez madame deTonneins, un homme dont la tournure et la dé-marche ne lui étaient pas inconnues.

— Ah ! se dit-il, c'est lui. Oui, c'était Gondrinqui sortait au moment même, et que ma pré-sence a fait fuir.

Or, quelles relations, quelle affaire pouvaientamener Gondrin chez madame de Tonneins,qui reprochait à cet homme d'avoir permis leduel de son fils aîné et ne devait le voir qu'avecrépugnance ?

A force de chercher, le colonel en vint à devi-ner la vérité : c'était Adrienne qui faisait évaderPierre, et Gondrin était son agent.

Il regarde à sa montre : il est à peine neufheures du soir. Il sonne à briser la sonnette.

— Jean, dit-il au domestique qui se présentatout effrayé, attelez un cheval au cabriolet etcourez à Noyon ; vous trouverez aux environsde la cathédrale un vieux grenadier de la garde.

— Gondrin ? dit le domestique.

— Oui, Gondrin ; vous le connaissez ?

— Parfaitement, colonel.

— Vous me l'amènerez... Allez !

Sur la recommandafion de son frère le capi-taine, le curé Pascal avait bien accueilli Gon-drin ; lecuré aimait les soldats, il les savaitfrancs,exacts, vigilants, probes surtout ; qualités qu'il

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appréciait avec raison. Gondrin lui plut au pre-mier abord et il n'hésita pas à le nommer suissede la cathédrale, charge qui n'est pas sans im-portance. Le nouveau suisse venait de terminer

sa ronde dans les nefs sonores de l'église, et il enfermait les portes en songeant à son ami Pierre,dont l'évasion lui paraissait certaine, puisqu'il

on avait, été l'instrument et le témoin. Il frémit

en reconnaissantle domestiquede M. de Rumbert.

— M. le colonel veut vous voir à l'instant,monsieur Gondrin, lui dit respectueusement ledomestique.

— Allons, pensa le nouveau suisse, je ne cou-cherai pas dans mon lit cette nuit. Je vais prendrela place de mon ami Pierre, c'est sûr.

Il monta dans le cabriolet, et, dix minutesaprès, il était en présence du colonel. Les sol-dats ne se croient comptables envers leursofficiers que des choses qui ont un rapport di-rect avec le service : le reste, suivant eux, ne lesregarde pas, et ils n'ont point à s'en enquérir.Gondrin était coupable, parce qu'il avait enivréla garde ; le colonel avait à lui demandercompte de cette faute contre la discipline. QuePierre eût profité de cet incident pour sortir deprison, c'était un malheur pour le gouverne-ment, un bonheur pour le détenu ; que la pre-mière de ces deux choses eût été faite pour

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amener l'autre, c'est ce que Gondrin comptaitnier résolument. Lui avait trinqué avec des ca-marades ; Pierre s'était évadé parce que le geô-lier lui avait ouvert la porte et s'était enfui avecson prisonnier. Voilà tout. Immobile, les brascollés sur les hanches et les deux pouces sur lescoutures du pantalon, l'ancien grenadier suivaitdes yeux le colonel, qui allait et venait dans sonsalon, en frappant le parquet de sa jambe debois.

— Grenadier, dit l'impétueux colonel, vousferez huit jours de cachot et vous garderez lesarrêts pendant un mois. Maintenant, répondez.

— Pardon, colonel, c'est que j'ai changé de,

régiment ; j'ai un nouveau capitaine, et...

— Vous raisonnez ?— Oui, mon colonel.

— Vous raisonnez ? Un mois de cachot, lesarrêts pendant trois mois, et...

— Permettez, mon colonel:si on raisonne un

peu, c'est qu'on a son congé définitif ; sans cela,un ancien de la garde sait trop bien son devoirpour élever la voix devant, un officier.

— Ah ! dit le colonel, vous êtes dans les pé-kins ?

Une rougeur involontaire colora le visagede Gondrin ; un éclair subit passa dans sesyeux.

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— Allons ! dit-il en domptant sa colère, allons,colonel, on ira au cachot, c'est bien.

— Gondrin, reprit M. de Rambert en chan-geant de ton et de visage, pardonnez-moi l'ex-pression dont je viens de me servir. Un hommequi a passé le pont d'Arcole ne sera jamais unpékin.

— Merci, colonel, répondit Gondrin en don-nant à sa taille toute l'extension possible.

— Gondrin, dit le colonel sans transition,Pierre s'est échappé de prison.

— Vraiment ? répondît le grenadier d'un airnaïf et sans changer de visage cette fois. Allonsdonc ! pas possible, mon colonel.

— Et il est maintenant sous les verrous.— Oh ! pour cela, non, s'écria Gondrin hors

de garde, je l'ai vu dans la rue.— Ah ! ah ! vous ignoriez qu'il se fût échappé

et vous l'avez vu dans la rue ?

— Tu es plus fin que moi, pensa Gondrin ;mais un homme averti en vaut deux, et du diablesi tu apprends de moi quelque chose.

— Répondez, répondez, Gondrin.— Mon colonel, dit Gondrin, vous savez ce

que c'est qu'un conseil de guerre, où on a fourréle capitaine Gimel... Pierre est un compatriote,c'est un ami du régiment, il a été mon camaradede lit...

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— Et vous l'avez fait évader ? dit M. de Ram-bert.

— Moi ? Jamais, mon colonel ! mais, quand jel'ai vu dans la rue, j'ai dit : Très-bien, motus,il ne faut rien dire à personne, de peur d'acci-dent.

— Et l'accident est arrivé.

— Je parie que c'est cedamné capitaine Gimel

qui l'a rattrapé ?

— Pas précisément ; mais il y est pour quelquechose.

— J'en étais sûr.— Et, après avoir vu Pierre dans la rue, ajouta

le colonel du ton le plus simple,vous avez couruchez madame de Tonneins, lui dire que l'affaireavait réussi.

Mais Gondrin était sur ses gardes.

— Du tout, mon colonel, répondit-il avecassurance et en mettant la main sur sa poi-trine.

— Je vous y ai vu.— C'est vrai, dit Gondrin sans se troubler ;

j'ai même eu le malheur d'apercevoir madamede Tonneins, qui, je crois, m'a entrevu.

— Qui vous a entrevu ?

— J'en ai peur, mon colonel... à cause de cemalheureux duel... vous savez... Ah ! je me re-procherai toute la vie de n'avoir pas tué moi¬

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même ce coquin de dragon...Depuis ee moment,je me regarde comme... vous l'avez dit vous-même, comme un pékin.

— Revenons à la peur que vous aviez d'ètrevu par madame de Tonneins.

— Volonliers, mon colonel.

— C'est pour éviter ce malheur que vous al-liez chez elle ?

— On a eu une mère, mon colonel ; la pauvrefemme est morte, mais on s'en souvient tou-jours, reprit le grenadier d'un ton sentimental.Mon ami Pierre a toujours la sienne, lui, et jesuis venu chez madame de Tonneins pour an-noncer une bonne nouvelle à la mère de monami, à la vieille. Jeanne. Voilà !

M. de Rambert ne pouvait pas titre dupe de

ce détour, et il ne crul pas un mot de ce que luidisait Gondrin.

— Puisque je connais l'intérêt, pensa-t-il, quemadame de Tonneins porte à ce Pierre, je doistrouver tout naturel qu'elle ait cherché à lesoustraire aux sévérités d'un conseil de guerre ;

et moi-même, qu'est-ce qui m'occupe en ce mo-ment ? Le même soin qu'elle. Je cherche à réussirlà où elle vient d'échouer.— Gondrin, dit-il touthaut, vous avez fait évader Pierre à la prière demadame de Tonneins ?

— Vous vous trompez, mon colonel.

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— J'en suis certain.— Madame de Tonneins vous l'a dit ? demanda

avec un peu d'émotion Gondrin.

— Je suis persuadé qu'elle me l'aurait avoué,si je le lui avais demandé.

— Oh ! mon colonel, répondit Gondrin tout àfait rassuré, madame de Tonneins, la brave,femme, n'aurait pas mis un vieux soldat dansl'embarras pour vous faire plaisir.

— Enfin, grenadier, ne parlons plus de ca-chot ni d'arrêts, et écoutez-moi.

— Merci, mon colonel.

— Laissons madame de Tonneius et ce quevous avez fait pour elle.

— Volontiers, mon colonel.

— Voulez-vous faire pour moi ce que vousprétendez n'avoir pas fait pour madame de Ton-neins ?

— Je ne vous comprends pas, mon colonel.

— Je crois que vous avez la clef de la prison ?

Non, mon colonel ; je suis un invalide ; jene puis plus servir mon empereur : je me suismis à servir le bon Dieu. M. le curé dit que j'au-rais pu commencerplus tôt.. .Enfin,n'importe...Je n'ai pas les clefs de la prison ; j'ai les clefs dela cathédrale ; mais, malheureusement pourPierre, ce ne sont pas les mêmes, mon colonel.

— Soit, vous n'avez pas les clefs ; je me suis

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mal expliqué en parlant ainsi ; vous avez seule-ment les moyens de gaire sortir de prison unami, quand vous le voulez ?

— Oh ! non, mon colonel.

— Ne niez pas, Gondrin ; je sais ce que je dis.Si je désirais faire évader Pierre et le cacher ici,chez moi, dans mamaison... vous seriez hommeà me l'amener demain matin ?

Gondrin n'oubliait pas qu'il se trouvait devantun des juges de Pierre, et précisément devantcelui dont la voix aurait le plus d'influence.M. de Rambert l'avait d'abord menacé, puis sur-pris par un détour captieux ; il le flattait main-tenant et semblait vouloir recourir à son aide :tout cela était autant de pièges.

— Vous voudrirz voir Pierre ici, mon colonel ?

Envoyez-le prendre, vous êtes le maître.Le colonel leva les épaules.

— Le maître ? s'écria-t-il; je ne reconnais pasdans ce que vous dites, Gondrin, le bon sensd'un vieux soldat. Puis-je disposer ouvertementd'un homme que la loi retient captif dans uneprison ? puis-je faire disparaître aujourd'hui unaccusé que je dois juger demain ? Non ; si jeveux vraiment être utile à Pierre et à madamede Tonneins, il faut que je paraisse étranger àtout et que je puisse demain, de concert avec lecapitaine Gimel, faire courir après un homme

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qui sera tranquillement dans un coin de mamaison, et que, plus lard, je ferai filer en Bour-gogne, dans une de mes terres, où on ne s'avi-sera pas d'aller le chercher.

— Ah ! vous ne voulez pas paraître, colonel ?

— Impossible, Gondrin ! vous le comprenezbien.

Mais plus le colonel parlait, moins le grena-dier ajoutait foi à ses paroles, qui semblaient,en effet, contenir quelques contradictions. Com-ment ! il voulait faire évader Pierre ! il avait vumadame de Tonncins au moment même où unepremière tentative d'évasion échouait, et lui-même avouait ne lui avoir parlé de rien ! iln'était donc pas d'accord avec elle. Il disait con-naître la part que venait d'avoir Gondrin à lapremière évasion de Pierre : alors, pourquoile choisir de nouveau pour en essayer uneseconde ? Il était l'homme le moins propre à unetentative semblable. On le savait lié avec le geô-lier coupable, il avait enivré la garde, occupél'attention de la sentinelle par une promessequ'il s'était bien gardé de tenir ; si donc il re-tournait à la prison, les soldats, dégrisés, nemanqueraient pas de se saisir de lui ; la senti-nelle qui, lasse de l'attendre au cabaret de Ra-degonde, serait retournée à son poste le ventrecreux, ne lui pardonnerait pas cette mystifica¬

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tion, et ce serait un ennemi de plus ; enfin, lenouveau geôlier n'avait, probablement, pas defemme à rejoindre en Angleterre, et le colonelne mettait pas dans la main de Gondrin milleécus en or, afin de gagner un cerbère plus re-doutable que le premier.

— Il veut me faire parler, pensa Gondrin,voilà son but. Si je vais à la prison, je me jelledans la gueule du loup, et je suis pincé ; sij'avoue comme un conscrit, demain, aprèsavoir fait fusiller Pierre, il me condamne à unan de cachot, et il trouve moyen d'adresser, de-vant tout le monde, des mots désagréables àmadame de Tonneins... Non, non, mon colonel,ce n'est pas Gondrin qui vous donnera despierres pour l'assommer, lui ou ses amis ; vousne saurez rien.

— Eh bien, mon ami, dit le colonel à Gondrin,qui gardait le silence, vous m'avez entendu ?...Il s'agit d'amener ici votre ami Pierre, et je mecharge du reste.

— Je le crois bien, que tu te charges du reste,pensa Gondrin.

Et, tout haut, il dit :

— On ne peut pas gagner le geôlier ?

— Non, il n'est en fonctions que depuis uneheure, et l'exemple de son prédécesseur doitl'effrayer.

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— C'est comme le poste qui garde la prison,dit Gondrin d'un air naïf : ce ne sont que desconscrits ; mais, s'ils ont laissé passer une fois leprisonnier, il y a une heure, ils se garderont biende commettre la même faute cette nuit même...Mon colonel, il faut renoncer à faire sortirPierre par la porte.

Le colonel regardait Gondrin avec l'air indécisd'un homme habile, qui se demande si la per-sonne à laquelle il parle est un complice ou unadversaire ; s'il discute avec un auxiliaire inca-pable, ou bien s'il a engagé une lutte avec plusfin que lui, tant le ton et les paroles de Gondrintenaient le milieu entre la simplicité et l'ironie,entre la causticité et la conviction.

— Renoncer, s'écria M. de Rambert avec co-lère, à le faire sortir par la porte ! et par où vou-lez-vous qu'il sorte, Gondrin ?

— Par la fenêtre ! répondit celui-ci avec unsang-froid imperturbable. Il est vrai que lamoins élevée est à trente pieds du sol ; mais,mon colonel, je suis suisse de la cathédrale, et jepuis emprunter, pour cette nuit, la corde de lagrosse cloche... par exemple, il faudra la rendreavant le premier Angelus ; car M. le curé...

— Malheureux ! s'écria le colonel, qui com-prit enfin que le grenadier se jouait de lui, si jene respectais un vieux militaire, je vous ferais

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payer cher votre insolence ! mais nous nous re-verrons, monsieur Gondrin, nous nous reverrons !

Et il s'élança hors du salon, courut dans la

cour, où son cabriolet était attelé, et partit entoute hâte pour Noyon.

— Tu as commencé la conversation, dit Gon-drin, par m'appeler pékin ; tu l'as finieen levantla main sur moi ; si cette main m'avait touché,je t'étranglais comme un poulet, quoique lusois colonel, et le capitaine Gimel m'aurait faitfusiller après, s'il l'avait voulu : un grenadierde la garde ne doit pas permettre ces familia-tés-là.

Et il reprit., lui aussi, le chemin de Noyon,mais à pied, au milieu de l'obscurité, par unchemin défoncé, et que les pluies et les neigesavaient rempli d'ornières, de flaques d'eau et deboue stagnante.

Le colonel avait pris son parti : sa volontédominait sa prudence, et son amour l'emporlaitsur sa raison. Beaucoup plus amoureux de ma-dame de Tonneins qu'il ne se l'avouait à lui-même, il sentait qu'il fallait faire une folie pourlui plaire, et il n'hésita pas. Les femmes aimentceux qui se compromettent pour elles ; ellesveulent que, pour elles, on brave les conve-nances, l'opinion et presque le devoir. Plus ilfaisait une chose dangereuse, plus il prouvait sa

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passion. L'empereur ne sauraitrien ; Sa Majestéavait bien autre chose il faire qu'à s'occuperd'un malheureux soldat. Le ministre de la guerresérait instruit ; mais M. de Rambert avait, du cré-dit auprès de Son Excellence. En se jouant de laloi, ainsi qu'il allait le faire, il n'avait à craindreque le mauvais vouloir d'un seul homme ; celuidu capitaine Gimel. Celui-là entendrait difficile-ment raison.

— Tous les hommes, pensait le colonel, ontleurs passions, auxquelles ils cèdent sans pouvoirleur résister. Si le capitaine est avare, il aurade l'argent ; s'il est ambitieux, on fera de lui unchef d'escadron. Si... si... si..., ajoutait, en lui-même l'impétueux colonel, s'il fait trop de façons,je suis son supérieur, et je l'enverrai à tous lesdiables !

Ce fut, rempli de ces idées qu'il arriva à laprison de la ville. Le colonel, s'adressant au nou-veau geôlier, demanda à voir Pierre, et voulutdescendre dans son cachot, pour s'y enfermeravec lui et l'entretenir sans témoins.

Mais, dans cette affaire, tout le monde devaitsurpasser M. de Ramberl en dévouement et sur-tout en habileté.

Pierre, surpris presque en flagrant délit et te-nant à la main une arme encore, fumante, s'étaitrésigné à son sort. Le cri plaintif que poussa

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Laure au moment où elle fut frappée, lui fit re-connaître la jeune fille : quoiqu'il fût au milieud'une obscurité presque complète, et qu'il ne pûtpas se rendre compte de la présence de Lauredans un pareil lieu et à une pareille heure, ilsavait parfaitement qu'il n'avait point tiré surelle, mais sur une personne placée au haut del'escalier dont il occupait le bas, et que c'étaitcette personne qu'il avait atteinte. Suivant lui,Martial Saint-Léger était donc le meurtrier, luiétait le coupable. Il n'est pas, on effet, permisd'aller, au milieu de la nuit, dans une maisonétrangère et de tirer sur un homme, parce quecet homme est votre ennemi, et c'est ce qu'ilavait fait. Si M. Martial avait blessé ou tué lajeune fille, c'est qu'il ne la savait pas exposéeà ses coups, et qu'il défendait évidemment sapropre vie contre un agresseur inconnu. Pierre,sans savoir la part qui adviendrait à Martial, seregardait, lui, comme condamné. Une cour d'as-sises, un jury se laissent impressionner par lesbelles paroles d'un avocat, qui n'avoue jamais lapréméditation et qui sauve son client pour peuque la victime n'ait pas succombé. Devant unconseil de guerre, un soldat qui s'introduit nui-tamment chez un bourgeois, et qui fait feu sur,un habitant de la maison, n'a point de grâce àespérer.

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Pierre, néanmoins, pensa que le créditd'Adrienne, sa soeur de lait, ne lui ferait pas dé-faut. Il aurait donné sa vie pour elle ; elle ne mé-nagerait nécessairement ni sa fortune ni soninfluence pour le sauver. M. le colonel de Ram-bert ne s'épargnerait pas, et il pouvait beau-coup. Le colonel fut choisi pour présider le con-seil de guerre, et ce, choix déplut à Pierre, à quison bon sens naturel fit comprendre que M. deRamberf, solliciteur utile, pouvait être un jugedangereux.

Lié avec le geôlier Mathieu Joubert, qui étaitl'ami de Gondrin, par le geôlier et par Gondrinlui-même, Pierre connaissait aussi bien que lecolonel les phases diverses de la procédure et cequ'il avait à espérer ou à craindre. L'humanitéde la loi et la connivence du geôlier lui permet-taient de voir sa mère quand il le voulait. Lavieille Jeanne lui dit d'abord d'être tranquille,que le colonel la protégeait et qu'il répondaitde lui. Plus tard, comme nous l'avons dit, quel-ques nuages s'élevèrent entre madame de Ton-neins et M. de Rambert. Adrienne ne voulaitfaire de confidences à personne : le colonel seblessa de cette réserve et parut vouloir décou-vrir la vérité qu'on lui cachait. Madame de Ton-neins le regarda alors comme un homme quivoulait la forcer de recourir à lui ; cela i'indis-.

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posa, et, dans son entretien avec Jeanne, ellelaissa voir qu'il y avait peu de fond à faire surM. de Rambert. Pierre fut instruit par sa mèrede ce changement. Enfin, le prisonnier apprit leduel de Maxime et la mort de Martial ; tous lesdétails de cette affaire lui furent donnés avectant d'exactitude, qu'il acquit la conviction queMartial n'était point chez Dulaurens, mais àChauny, dans la nuit du meurtre. Alors, unepensée terrible s'empara de son esprit : quelleétait cette personne qui, comme lui, venait, lanuit, dans une maison ennemie ; ce ne pouvaitêtre qu'Adrionne, sa soeur de lait. Cette idée quine pouvait se présenter à personne, lui seul de-vait l'avoir.

Adrienne n'était pas pour lui une femme or-dinaire. Grossier et privé d'instruction commeil l'était, les récits ridicules desa more s'étaient,pour ainsi dire, incrustés dans son esprit.Anrienne avait été pendant quelques heures ungarçon : qui l'avait métamorphosée en une filleet en une belle fille ? Était-ce Dieu ? était-ce lediable ? Il n'en savait rien ; mais sa soeur de laitne pouvait pas agir comme l'aurait fait touteautre femme. Une femme, devant le cadavre deson fils assassiné, pleure, s'arrache les cheveux,se meurtrit la figure et éclate en sanglots, maisil lui manque la force nécessaire pour aller at¬

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taquer le meurtrier. Adrienne avait été unhomme, et elle en conservait le courage. Elleavait eu la même pensée que lui, elle était venueassaillir Martial dans le lieu où il se cachait, elleavait voulu forcer le tigre dans sa caverne. Lui,Pierre, avait donc tiré sur sa soeur de lait uncoup heureusement perdu, et c'était Adriennequi avait frappé la jeune fille. Or, ce fait une foisétabli, les conséquences seraient accablantespour madame de Tonneins : d'abord, on l'accu-serait d'avoir cherché une victime, quelle qu'ellefût, le pistolet à la main ; et la présence simulla-née d'Adrienne et de Pierre chez M. Dulaurensserait donnée comme une attaque convenue,comme une irruption à main armée, dont le butétait de mettre tout à feu et à sang, et de vengerla mort d'Eugène sur tous les habitants de lamaison. Hélas ! loin de se concerter avecAdrienne, depuis la mort de son fils aîné, il nel'avait pas même vue ! madame de Tonneinsétait donc perdue si Pierre disait un mot, et il

se décida facilement au silence. Au besoin même,il s'accuserait. Ce fut dans ces circonstancesqueGondrin et le geôlier Mathieu lui proposèrent defuir. Il accepta et sutmême à quel prix Adrienneobtenait sa liberté. Surpris à quelques pas desa prison par l'agent Hardouin, il occupa cethomme afin de donner au geôlier le temps de

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s'échapper, et, sans la présence du capitaine Gi-mel, il se serait défait d'Hardouin ; mais leverla main sur un officier, c'était ce qu'un soldatne pouvait faire, à moins de se décider à passerpar les armes pour un crime nouveau.

— O ma bonne soeur, dit-il, quand on l'eutconduit dans une prison plus étroite que la pre-mière, tu viens de donner pour moi une partiede ta fortune et de celle de ton enfant ! Soistranquille, Pierre ne te coûtera pas un nouveausacrifice... Tu as assez fait pour un pauvre sol-dat comme moi... c'est fini, n'y songeons plus.

Et, ayant fait intérieurement le sacrifice de savie, il se mit à penser à Adrienne. S'il ne setrompait pas, si c'était bien sa soeur de lait quis'était introduite chez Dulaurens, il dépendait delui de la perdre ou de la sauver, et son choix nefut pas douteux.

— Adrienne n'a pas craint de se perdre pourme sauver, se dit-il. Eh bien, à mon tour, sielle a besoin d'être sauvée, je la sauverai.

Il faisait ces réflexions lorsqu'il entendit tirerles verrous et ouvrir la porte de son cachot. Hôleplus habituel de la cuisine que du salon, Pierreconnaissait peu le colonel et il en était peu connu.

Il le vit donc entrer avec la surprise que de-vait lui causer une visite pareille, et avec le peude sympathiequ'il avaitpourun homme désireux

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de perdre peut-être une femme à laquelle iln'avait pas su inspirer de l'amour.

De son côté, le colonel, en abordant militai-rement Pierre, obéissait encore à un autre in-stinct : il n'aimait ni ne haïssait ce soldataccusé : c'était pour lui un embarras. Aucunebienveillance personnelle ne le guidait : dansPierre, il ne voyait que madame de Tonneins ;pour elle seule, il allait se compromettre assezgravement. Sa mauvaise humeur était évidente.Il plaça donc sur une mauvaise table un chan-delier assez malpropre, qu'il venait de recevoirdes mains du geôlier.

— Allons, mon garçon, dit-il à Pierre étendusur son grabat, debout !... Oh ! oh! vous avez lesfers aux pieds ?... Je vais appeler le geôlier, quivous débarrassera de ces jarretière.

— C'est inutile, mon colonel : ces fers ne meblessent pas.

— Hum ! que dites-vous ? Qui vous a faitmettre les fers aux pieds ?

— Le capitaine Gimel.

— Ah ! bien... en attendant qu'il vous fassemettre du plomb dans la tête... Il n'en serarien.

— Je l'espère, mon colonel.

— Je vais vous faire ôter ces fers, et vous mesuivrez.

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— Où, mon colonel ?M. de Rambert, étonné de s'entendre ainsi

interroger par un homme qui n'avait qu'à obéiret à se taire, prit un flambeau de cuivre placésur la table, et, à la lueur d'une fumeuse chan-delle de prison, il examina les traits grossiersmais hardis et intelligents de Pierre, et celui-ciput voir à son tour la figure gracieuse et finedu colonel.

— Voilà un futé matois, pensa Pierre.

— Ce gaillard a du faire un excellent tirail-leur, se dit le colonel.

Puis, tout haut :

Tu demandes où tu me suivras ? reprit-il.Dans la rue, et de la rue tu gagneras la retraiteque tu voudras ; je le donne la clef des champs.

— Vous, mon colonel ?

— Sans doute; cela t'étonne ?

— Non, mon colonel ; mais... merci... jerefuse.

— Tu refuses, malheureux ?... Que signifiecela ? Il me semble qu'il y a deux heures àpeine, tu n'étais pas si dégoûté... Allons, deboutet en avant ! je ne peux pas passer la nuit ici.

Pierre se coucha à demi sur son grabat, et,la tète appuyée sur sa main :

— Bonne nuit, dit-il, mon colonel ! moi, jereste.

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— Ah çà, drôle, reprit le colonel en s'avan-çant vers Pierre, pour lui faire quitter son gra-bat, vous voulez donc passer par les mains ducapitaine Gimel ?

— Une idée, mon colonel.

— Comment, une idée ? Et que signifie alorsvotre évasion avec le geôlier ?

— Une autre idée, mon colonel ; j'ai changéde façon de voir.

— Je vous ordonne de me suivre, dit le colo-nel en élevant la voix.

— Non, mon colonel, vous pouvez me fairejeter hors d'ici ; mais vous ne pourrez pasm'empêcher de me présenter demain devant leconseil de guerre, et je le ferai. Laissez-moiici, mon colonel : il vaut mieux que je passe lanuit sur ce mauvais lit de camp que dans la rue.

— Oui ; mais vous serez fusillé demain soir.— Ça me convient, dit Pierre en se relevant.

On a ses raisons.

— Songez donc à votre soeur de lait, dit lecolonel d'une voix dure ; car l'impatience com-mençait à le gagner, et il trouvait pénible de secompromettre comme il le faisait vis-à-vis d'unmalheureux auquel il offrait inutilement la vie ;songez à madame de Tonneins, et suivez-moi.

— Adrienne ! Adrienne ! répéta Pierre, c'estelle qui vous envoie ?

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— Non, répondit avec franchise le colonel ;mais elle me saura gré de ce que je fais pourvous, puisqu'elle vient de le tenter elle-même.

Cela était parfaitement vrai ; mais Pierre étaitprévenu contre le colonel ; il le regardait comme

un ennemi, comme un homme qui cherchait àcirconvenir madame de Tonneins et à la fairetomber dans un piège d'où il la tirerait ensuiteen faisant ses conditions. Si d'ailleurs Adrienneavait figuré dans la tragédie qui allait se dé-nouer devant un conseil de guerre, fuir, c'étaitl'exposer à un danger presque certain. Sa soeurde lait, elle-même, serait venue le prendre parla main, qu'il n'aurait pas voulu quitter saprison.

— Adrienne n'a rien tenté pour me tirer d'ici,dit-il ; le geôlier et moi, nous avons tout fait :

lui a échappé au capitaine ; moi, j'ai été repris,et cela vaut mieux.

— Ainsi, Pierre, vous êtes décidé à refuserla liberté... ce soir, à l'instant même... la seulechance de vie que peut-être il vous reste encore ?

—Très-décidé, mon colonel.

—Soit ; je ne vous parlerai pas du chagrin

que vous allez causer à votre mère et à madamede Tonneins ; mais qui vous dit qu'à l'heuremême où nous parlons, l'une et l'autre ne vousattendent pas avec impatience ? Quand je les

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verrai, je leur apprendrai votre refus, je leurdirai qne vous n'avez pas voulu vivre, maismourir.

L'officier supérieur avait disparu pour faireplace a l'homme insinuant et adroit, qui chercheà renouer les fils d'une trame mystérieuse rom-pue dans ses mains.

— Que leur dirai-je, reprit-il, quand elles medemanderont pourquoi et pour qui vous voussacrifiez ainsi ? Mais peut-être le savent-elles,ajouta-t-il.

M. de Rambert avait échoué avec Gondrin,par trop de violence, et parce qu'il lui avaittendu un piège grossier ; il échoua auprès dePierre, parce qu'il se rapprocha trop de lavérité.

— Il n'y a rien à savoir ! s'écria Pierre ens'étendant sur son grabat et en tournant latête vers la muraille, pour ne pas voir le co-lonel.

— Eh bien, va-t'en au diable, dit M. de Ram-bert, qui quitta la prison, blessé dans sonamour-propre et fort désappointé. — On diraitqu'ils se sont tous donné le mot pour m'empè-cher de rendre service à cette femme.

Il monta dans son cabriolet et reprit le che-min de sa villa, comme un général vaincu quiabandonne le champ de bataille..

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IV

— La chapelle Sainl-Éloi.—

Les jugesqui allaient déciderdu sort de PierreLaclos devaient s'assembler à Saint-Éloi. En1811, on appelait ainsi à Noyon une vieille cha-pelle dédiée autrefois à l'habile ministre du roiDagobert. Durant la révolution, on l'avait enle-vée au culte pour en faire un magasin à four-rage, et, à l'époque du concordat, elle ne fut pasrendue à sa première destination, à cause desfrais nécessaires à une restauration si coûteuse,

que le budget de la ville n'eût pu y suffire.C'était un bâtiment d'une architecture gothiqueet à une seule nef. Au fond se creusait uneniche où, sans doute, on avait placé jadis lastatue du saint.

Avant d'introduire les juges dans le lieu deleurs séances, il est nécessaire de dire ce quefaisait, durant cette matinée même, celui d'entreeux qu'on redoulait le plus : le capitaine Gimel,et quelles étaient les inquiétudes et les angoissesde madame de Tonneins.

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Le capitaine Gimel, qui habitait ordinaire-ment Paris, avait pris ses quartiers dans la ca-serne,de la gendarmerie même ; il y occupaitune chambre d'officier, petite, mal meublée,mais bien close. Dans la cheminée bridait unbon feu ; et le capitaine, assis dans un fauteuilet un livre à la main, attendait, sans impatience,l'heure fixée pour l'ouverture du conseil deguerre. A deux pas de lui, sur une table recou-verte d'un mauvais tapis, se trouvait son l'ap-port, lié avec une faveur rose et placé entre sesgants et son chapeau. C'était un homme de cin-quante ans environ, petit mais vigoureux, trapuet remarquable surtout par la largeur de sesépaules ; son cou, gros et court, disparaissaitsous l'ampleur du menton qui touchait presqueà sa poitrine, et froissait les deux grenades d'ar-gent appliquées sur le collet de l'uniforme. Dureste, sa figure était fine et gracieuse, un sou-rire bienveillant errait sur ses lèvres un peuminces ; si des yeux clignotants n'eussent pasaltéré la douceur de son visage, si les rides d'unfront chauve n'eussent pas porté l'empreinted'une dureté qui se lisait dans leurs lignes pro-fondes, cet homme, si redouté des soldats, auraitplutôt ressemblé à un père de famille indulgentet bon qu'à un juge implacable. Élevé à la rudeécole de Foulon, le capitaine Gimel expliquait

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toujours la loi dans le sens le plus rigide, et il l'ap-pliquait sans remords. Ce n'était point cruauté,mais dédain et absence de toute sensibilité. Lesort de Pierre, qui intéressait toute la ville l'oc-cupait. à peine, maintenant que l'instruction étaitcomplète, son rapport fait, et qu'il se croyaitsûr d'obtenir l'arrêt qu'il allait provoquer. Ils'était fait soldat après le meurtre de Foulon et

celui de Berthier, pour échapper aux dangers qui

entouraient les serviteurs de ces deux hommeset pour avoir du pain. Il eut de l'avancement

parce qu'il montra de la bravoure, et, sans sortirprécisément de l'armée active, il se trouva peuà peu et tout naturellement chargé de fonctionsqui convenaientà son tempérament et à sa haine.

Sans famille et sans confidents, Gimel éloignaitde temps en temps ses pensées amères en occu-pant son esprit par la lecture. Dans ses soiréessolitaires, il lisait avec, délice des historiettesnaïves, des contes primitifs, propres à amuserles enfants. Dans le moment où nous le trouvons

au coin de son feu, il avait dans les mains lesfables de la Fontaine.

On frappa timidement à sa porte.

— Entrez, dit-il d'une voix douce et claire.Il posa le fabuliste sur le marbre de la che-

minée.

— Qui est là ? demanda-t-il, que me veut-on ?

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— C'est moi, répondit une voix faible et trem-blante

,M. Sans-Pareil... Je voudrais avoir

l'honneur d'un moment d'entretien avec M. tecapitaine.

Le capitaine tourna la tète, et il vit un vieil-lard, la tète couverte de cheveux blancs, lesépaules rondes et le ventre proéminent. Lafigure de Sans-Pareil était couverte de feux etses yeux bordés de larmes ; les feux venaient dumétier de verrier qu'il avait longtemps exercé,et une frayeur qui se lisait dans ses regards luifaisait verser des larmes. Entièrement vêtu denoir, courbé par l'âge et par la crainte, il fitquelques pas timides vers le capitaine, et s'ar-rêta tout tremblant.

Le capitaine le prit pour un solliciteur, unparent, le père, peut-être, de l'accusé, qui venaitimplorer la clémence du juge, et surtout celledu rapporteur.

— Quel est l'imbécile qui vous a laissé en-trer ? dit-il. C'est le planton : il sera aux arrêts

pour quinze jours... Allons, sortez,laissez-moi...je n'ai pas de temps à perdre.

M. Sans-Pareil avait été racoleur et il luiétait arrivé d'employer, envers les recrues de

son ami Saint-Léger, les formes acerbes du ca-pitaine ; il ne voulait pas sortir, d'ailleurs, sansexpliquer le motif de sa venue.

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— Veuillez m'écouter, monsieur le capitaine,dit-il, je viens vous demander justice.

—Justice ?... Vous n'êtes pas militaire ; allez

trouver la police de Noyou... Cela ne nie regardepas.

— Vous me pardonnerez, monsieur.

— Cela me regarde ?... Voyons, expliquez-vous, lui dit le capitaine.

— On vous trahit, reprit Sans-Pareil.

— On me trahit ! s'écria le capitaine Gimel,dont le front se rida ; et qui me trahil ?... Parlez ! ;

parlez donc !

— Vous savez, monsieur le capitaine, que lemisérable que l'on va juger ce matin est le frèrede lait de madame de Tonneins, la veuve d'un

,général ?

Le capitaine arrêta sur Sans-Pareil ses petits.

yeux clignotants, et, le parcourant tout entier du

regard:

— Qu'est-ce que cela me fait ? dit-il. Après ?

— Cette dame a déjà tenté de le faire évader ;

ce qui ferait croire qu'elle est pour quelquechose dans le crime...

—Après ? après ? dit le capitaine avec impa-

ticnco.

— C'est une femme habile, rusée même, quifait ce qu'elle veut à Noyon, et...

— Et, s'écria le capitaine Gimel en se levant,

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elle a fait évader le prisonnier une secondefois ?

— Ce n'est pas sa faute, ni celle du colonel deRambert, si Pierre Laclos n'a pas échappé à lajustice et s'il est encore dans sa prison.

Le capitaine sonna, et un gendarme revêtud'une longue redingotebleue parut à la porte.

— Gervais, dit-il, regardez-moi.Il fit au gendarme quelques signes nécessaire-

ment convenus d'avance, et celui-ci disparut.

—Après ? dit le capitaine Gimel à Sans-Pa-

reil.Alors, Sans-Pareil raconta longuement l'amour

du colonel pour madame de Tonneins, l'influencequ'avait cette femme dangereuse sur tous ceuxqui l'entouraient et principalement sur ceux quil'aimaient. Le colonel, poussé par elle, avaitfait durant, la nuit une visite à la prison, dans lebut évident de faire de nouveau évader Pierre,ou du moins de le rassurer sur l'issue du juge-ment.

La porte se rouvrit une seconde fois, et le gen-darme Gervais reparut. Il fit à son capitainequelques signes pareils à ceux que se font lessourds-muets pour s'interroger et se répondre,puis il se retira sans avoir ouvert la bouche, etavec si peu de bruit, que Sans-Pareil ne sedouta pas de cette seconde apparition.

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— Eh bien, dit au vieux racoleur le capitaine,qui savait tout ce qu'il voulait savoir, que faites-

vous là ? Je vous ai dit que je n'avais pas le tempsd'écouter vos balivernes. Partez, et que je n'en-tende plus parler de vous.

Il prit Sans-Pareil par le collet et le mil à laporte. Celui-ci s'éloigna, persuadé que tout lemonde s'entendait pour sauver son ennemi, etque, dans peu de temps, il tomberait à son toursous les coups de Pierre, comme une dernièrevictime immolée à la haine hériditaire de ma-dame de Tonneins.

Deux choses avaient déplu au capitaine Gi-mel, dans les révélations de Sans-Pareil : il nepouvait supporter que le nom de madame deTonneins fût mêlé à cette affaire, non qu'il s'in-féressât le moins du monde à la veuve du géné-ral, mais parce que, si elle intervenait au pro-cès, le procès échappaita la juridiction militaire.La visite du colonel à la prison l'inquiétaitaussi : il ne lui supposait pas le but dénoncé

par Sans-Pareil ; mais ou elle indiquait une bien-veillance fâcheuse, ou elle prouvait, dans cetteaffaire, l'existence d'un secret qu'il n'avait paspénétré, d'un dernier mot qui lui échappait, ilagita sa sonnette et le gendarme obéit sur-le-champ à son appel.

— Gervais, dit-il, vous venez de la prison ?

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— Oui, mon capitaine.

— Et le prisonnier ?...— Est dans le cachot où on l'a renfermé hier

au soir, les fers aux pieds.

— Le colonel ?...

— Le colonel l'a visité cette nuit...

— A-t-on supposé qu'il voulait emmener leprisonnier ?

— Je ne sais, mon capitaine ; dans tous lescas, le nouveau geôlier ne l'aurait pas livré sansun ordre écrit.

— C'est bien ; sortez.Le capitaine Gimel reprit le volume entr'ou-

vert de la Fontaine, et il acheva probablementla lecture de la fable qu'il avait commencée ;puis, plaçant le livre sur quelques rayons sus-pendus au mur :

— Bah ! se dit-il, une fantaisie du colonel, pasautre chose... Pierre Laclos est le lion malade,et ce vieux Sans-Pareil est venu lui donner le

coup pied de l'âne.Il mil ses gants, son chapeau, plaça son rap-

port sous son bras, et prit le chemin de la cha-pelle Saint-Éloi.

Durant ce temps là, Adrienne était au chevetde son fils malade. Toutes les douleurs l'assié-geaient à la fois. Loin de se fermer, la blessurede son fils Maxime, ne s'envenimait pas précisé¬

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ment, mais s'enflammait d'une façon inquié-tante. Le sang y affluait, et, pour prévenir desaccidents dangereux, on avait pratiqué des inci-sions dans le bras blessé. La fièvre agitait lejeune malade et lui donnait des instants de dé-lire. L'anxiété de madame de Tonneins était ex-trême ; mal instruite du duel de son fils, elle selaissait aller aux craintes les plus exagérées et àdes suppositions erronées, mais naturelles chezune mère déjà si cruellement frappée.

— Qui sait, pensait-elle, si le misérable, qui atué mon fils aîné ne s'est pas servi, dans ce der-nier duel, d'une arme empoisonnée ?

Son médecin ne la rassurait qu'à demi. L'étalde mademoiselle Laure Dulaurens l'inquiétaitégalement. Le docteur ne s'expliquait pas ;Jeanne, incessamment interrogée, était muette,et autour d'elle on répandait des bruits sinistres.

Laure n'avait pas ouvert la bouche depuis lefatal événement ; la plaie paraissait se cicatriser,il est vrai, mais l'art lui-même était impuissantà savoir si des désordres intérieurs ne donne-raient pas un démenti mortel à cette apparencede guérison. — Son coeur saignait en pensant àcolle jeune fille ; elle l'aimait, depuis qu'ellel'avait involontairement frappée et qu'elle se re-gardait ainsi comme la cause de ses douleurs etet peut-être de sa mort.

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— 0 mon Dieu ! mon Dieu ! disait-elle men-talement et en cachant sa tète dans ses mains,est-ce vous qui m'avez envoyé son ombre ?

Avez-vous voulu apaiser ainsi mes douleurs et

me faire comprendre que, vous qui voyez aufond des coeurs, vous voulez bien ne pas con-fondre le malheur avec le crime et que vous pu-nissez, non pas le crime, mais l'intention. L'er-

reur ne fait pas le crime, et il n'est pas en notrepouvoir de changer le passé... Mais Pierre !...

Elle avait vainement tenté de le soustraire à

ses juges ; maintenant, il fallait agir, il fallaitl'arracher à la mort, ou avoir vraiment sur satête le sang d'un innocent. Elle ne pouvait plushésiter sans crime... elle n'hésitait pas. Elleallait partir pour se présenter devant le conseilde guerre assemblé.

— C'est moi, dirait-elle, qui ai lue mademoi-selle Laure Dulaurens ; mais écoutez-moi...

— Ma mère ! ma mère ! s'écria Maxime se ré-veillant d'un sommeil douloureux, elle estmorte...

— Non, mon ami, non, elle va mieux, ras-sure-loi.

— Je vous dis qu'elle est morte, poursuivitMaxime dans le délire de la lièvre, je viens de lavoir en songe : elle s'est assise sur mon lit, ellem'a fait voir sa plaie ouverte et encore sai¬

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gnante ; c'est par là que son âme s'est échap-pée... C'est Pierre qui l'a tuée...

— Non, non, mon ami, calme-toi.

— Non ? s'écria Maxime en se mettant sur sonséant ; et qui donc, alors ? qui a été assez crimi-nel, assez pervers, pour assassiner lâchement,au milieu de la nuit, une jeune fille si douce etsi belle ? Quelque personne que ce soit, j'auraison sang ou elle aura le mien... Ah! ce n'est pasPierre ? eh bien, nommez-moi l'assassin, mamère, nommez-le moi.

El Maxime, l'oeil ardent, la bouche contractéepar la colère, tendait vers madame de Tonneinsson bras blessé et cherchait à la retenir par sesvêtements. Celle-ci, froide, glacée et plus blanchequ'un linceul, reculait devant la main que luitendait son fils et le regardait avec des yeuxremplis d'une de ces douleurs que les mois nepeuvent exprimer.

— Nommez-le-moi, ma mère, nommez-le-moi,répétait Maxime.

— Ce n'est pas Pierre, dit Adrienne d'unevoix brisée par la douleur et incapable de men-tir... Quant à la personne coupable... s'il y en aune... vous la connaîtrez plus lard... Venez, doc-teur, dit-elle en se tournant vers le médecin, quientrait, venez secourir ce malheureux enfant,dont le désespoir et la colère augmentent le mal.

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Et madame de Tonneins quitta la chambre deson fils pour aller sauver Pierre, dût-il lui encoûter la réputation, la vie et même l'amour deson enfant.

On ne voyait dans la chapelle Saint-Éloique très-peu de personnes de la bonne compa-gnie de Noyon. Le peuple y était très-nombreux,et, quoiqu'il dût, ce semble, prendre parti pourl'accusé, il était, au contraire, très-mal disposépour lui. Ce qui inspire le plus d'horreur aupeuple, c'est la force opprimant la faiblesse. Ilsympathise avec la lutte ; la ruse ne lui déplaîtpas ; mais un homme fort et vigoureux égorgeantune victime dont il n'a rien à redouter, est à sesyeux un monstre qu'il faut étouffer.

Les témoins, en petit nombre, étaient sur leurbanc, à l'exception cependant de madameSaint-

Léger, qu'une affaire dont nous parlerons plustard venait d'appeler à Paris. On y voyait Thé-rèse, la femme de chambre, qui, à Chauny,avait été si maltraitée par Martial ; Madeleine, lacuisinière de M. Dulaurens, dont la dépositioncontre Pierre devait être terrible, et M. Dulau-rens lui-même, heureux de la mort de Martial,qui aurait pu le compromettre s'il eût, vécu, etdont la déposition, quoique fâcheuse pour l'ac-cusé, devait se ressentir de la peur que lui in¬

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spirait madame de Tonneins. Dans la salle cir-culaient les agents de police qui avaient arrêtéPierre et M. Hardouin leur chef.

— Je ne comprends pas, dit à sa voisine unpetit tailleur qui avait l'honneur d'habiller M.Du-laurens, pourquoi M. Dulaurens,que vous voyezlà, est en habit gris... c'est indécent... sa filleva mourir, ou peut-être est morte à l'heurequ'il est : il devrait être en habit noir. Je lelui ai dit : je lui ai même offert de lui en livrerun ce matin... mes ouvriers et moi, nous aurionspassé la nuit. Il a refusé mes offres. L'avaricel'a emporté sur la décence, ma voisine. Regar-dez-le, il a l'air d'un meunier qui revient dumoulin.

La voisine, veuve de trente-six ans et mar-chande de légumes, tourna ses yeux langoureuxvers le tailleur, qui venait de perdre sa femme.

— Mon voisin, lui dit-elle, ne me parlez pasde Dulaurens ; tout le monde sait qu'il n'a pas decoeur. Si on avait tué ma fille, comme on a tuéla sienne... moi... moi qui vous parle, j'auraisété dans la prison et j'aurais étranglé l'assas-sin... Oui, de ces deux mains-là, que vousvoyez... Ah ! je suis bonne, mais j'ai du coeur,moi !

— Est-ce que vous connaissez Pierre Laclos ?

demanda le tailleur.

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— L'assassin ? je crois bien ! sa mère, la vieilleJeanne, vient tous les jours acheter ses légumeschez moi. Que les mères sont malheureusesd'avoir pour enfants de mauvais gars !... Mais,

mon voisin, il y ad'honnètes gens partout. Regar-dez cette belle fille qui a la figure un peu rougeet qui est assise auprès de M.Dulaurens, c'est sacuisinière, Madeleine, ma cousine. C'est celle-làqui en dira de belles ! vous l'entendrez. Imaginez

que c'est elle qui a ouvert la porle à l'assassin.

— A Pierre ?

— Oui, à Pierre ; il cherchait la petite Du-laurens partout, sous les tables, dans le bûcher...Il a voulu prendre dans la cuisine un couteau

pour tuer l'enfant... mais c'est pas Madeleinequi aurait permis ça.

Dans un autre groupe, à deux pas de la mar-chande de légumes, se trouvait un vieux mon-sieur, à tête poudrée, qui avait l'honneur devoir la meilleure compagnie de la ville ; il étaitassis auprès d'une dame aussi âgée que lui etdont des couches de rouge et de blanc cachaientles rides et ravivaient l'ardeur à peu prèséteinte de deux yeux autrefois fort beaux.

— Je crains que vous n'ayez froid, madame. :

cette vieille chapelle Saint-Éloi est glacée...Enveloppez - vous soigneusement dans votrevitchoura.

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— Vous êtes trop bon, monsieur. La séancescra-t-elle longue ?

— Je le crains ; nous aurons à entendre unavocat bavard et qui s'est mis on tète de sauverson client.

— Allons donc ! Vous m'étonnez, dit la vieilledame, sauver un homme qui a assassiné unejeune fille !

— Les avocats de Paris ne doutent de rien,belle dame, et celui-ci est de la capitale. Il estvenu à Noyon pour quelques affaires, et il s'estchargé de défendre Pierre Laclos. C'est unplaidoyer qui ne lui rapportera rien... quel'honneur.

— Le bel honneur, dit la vieille dame, défaireabsoudre un criminel qui recommencera le len-demain.

— C'est celui des avocats, madame. J'ai dînéhier avec Me Beauclair, et il paraît sûr de sonfait.

— Vous l'appelez Beauclair, monsieur ?

— C'est son nom, madame.

— Esl-il jeune ? est-il beau ? est-il aimable ?

— Regardez, madame, le voilà, il entre.IIe Beauclair parut en effet ; il entra par une

porte qui s'ouvrait sur ce qui avait été autrefoisle choeur de l'ancienne chapelle et qui condui-sait à la sacristie, transformée en salle d'attente.

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C'était un beau jeune homme de vingt-six àvingt-huit ans, d'une taille élancée, se drapantavec grâce dans sa toge d'avocat ; sa main gau-che serrait sa loque sur sa poitrine, et la droitecaressait les bouts flottants de son rabat.

Il regarda l'auditoire d'un air assuré et labouche souriante ; il semblait féliciter les Noyon-nais du plaisir qu'ils allaient éprouver à l'en-tendre. C'était Démosthènes voulant bien plai-der dans un petit bourg de la Béotie, Hortensiusou Cicéron lui-même daignant prendre la pa-role au milieu d'une assemblée de Liguriens.

— Voilà un joli homme, dit la vieille dame àson voisin, il doit bien parler, et je suis cnclian-tée d'être venue... Mais ne croyez pas que cesoient ses affaires ou le hasard qui l'aient amenéà Noyon. Il y est venu, j'en suis certain, appelépar madame de Tonneins, qui protège Pierre La-clos, et qui n'aime pas les Dulaurens.

— Il assure le contraire, répondit le vieuxmonsieur, et dit même s'être présenté chezcette dame et n'avoir pas été reçu... Mais lesavocats n'ouvrent jamais la bouche que pourdire le contraire de, la vérité.

Cette conversation fut interrompue par l'ar-rivée de l'accusé, libre de tous liens, mais con-duit par deux gendarmes.

— Voilà l'assassin, dit encore la vieille dame

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en s'enveloppant soigneusement de son vi-tchoura et en prenant une pastille d'ambre dansune petite boîte de nacre ; il a bien la figure deson état. Dit-on qu'il ait tué d'autres jeunesfilles, mon cher monsieur ?

— Pas à Noyon, répondit gracieusement levoisin de la vieille dame.

D'ordinaire, l'avocat s'approche de son clientpour l'encourager, lui donner ses derniers con-seils, ou lui faire quelque question oubliée.Me Beauclair se conduisit tout autrement : ils'éloigna de Pierre et s'avança vers le vieuxmonsieur poudré, avec lequel il avait dîné laveille.

— Mon cher monsieur, lui dit-il, vous m'avezfait faire une imprudence hier au soir ; j'aivoulu vous imiter et j'ai bu quelques verres deChampagne de trop. Cela m'a échauffé ; je mesuis réveillé avec des chats dans la gorge, etma voix, ordinairemont pleine et sonore, a reçuquelques atteintes.

La vieille dame offrit une pastille à M. l'avo-cat. Celui-ci continua en rejetant sur son coudela manche de sa robe.

— J'ai dans cette cause, dit-il, deux ennemisà vaincre : d'abord le capitaine Gimel, qui,comme on sait, a la manie de faire fusiller lessoldats, et ensuite mon propre client...

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— Votre client ! s'écria la vieille dame ; maisc'est un malheureux qui devrait baiser la tracede vos pas.

— C'est la stupidité même ! reprit Me Beau-clair ; figurez-vous qu'il n'a jamais pu parvenirà m'expliquer son affaire.

— Vous ne savez pas son affaire ? dit à sontour le vieux monsieur. Vous ne pourrez doncpas plaider ?

— Je n'en plaiderai que mieux, monsieur,répondit l'avocat avec un sourire plein de di-gnité ; ce malheureux Pierre n'est pas un êtreraisonnable, c'est une bête pleine d'instincts.En voulez-vous une preuve ? Ce même homme,qui n'a pas su me raconter les événements quile conduisent ici, a eu cependant assez d'élo-quence pour séduire son geôlier, et pour le dé-cider à s'évader avec lui. Si on n'avait pas res-saisi le fugitif, vous ne m'entendriez pas plaideraujourd'hui.

— Ce serait un grand malheur, dit la vieilledame.

— Pas pour l'accusé, dit le vieux monsieur.

— Vous me pardonnerez, monsieur, réponditl'avocat avec un air d'autorité : mon client eûtété jugé par contumace et condamné ; il eût étéerrant, fugitif, toujours sur le point de tombersous le glaive de la loi ; il n'eût pas été ce que

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nous appelons rectus in curia, au lieu que, dansquelques heures, il sera libre, déchargé de touteaccusation et rendu à la société... J'ai mon plai-doyer là, dit Me Beauclair en se frappant lefront... Je sais, ajouta-t-il, que mon client a unevieille mère ; vous verrez comment je fais inter-venir la bonne femme dans ma péroraison. Vousserez content.

Tandis que Me Beauclair faisait ainsi les hon-neurs des facultés intellectuelles de Pierre, lemalheureux prenait place sur le siège ignomi-nieux, d'où il ne se lèverait probablement quepour marcher à la mort. Il n'hésitait pas à fairele sacrifice de sa vie à sa soeur de lait, et pour-tant, mouriravant d'avoir atteint la quarantièmeannée, plein de force et de santé, c'était un sa-crifice pénible... Et savait-il dans quelle situa-tion il laissait Adrienne ? Elle venait de perdreun enfant, l'autre était blessé d'une façon dan-gereuse. Si Maxime venait à mourir, si Lauremême succombait, il connaissait trop sa soeurde lait pour croire qu'elle pût supporter la vie ;et alors son sacrifice était à peu près inutile, iln'ai teignait pas la moitié du but. Pâle, la barbelongue, enveloppé dans une limousine grossièrequi le garantissait mal du froid, il cherehait dansla foule une personne qu'il espérait n'y pas trou-ver : c'était Adrienne. Il ne l'aperçut pas, en effet.

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— Je suis heureux qu'elle ne soit pas là, sedit-il ; si je ne me suis pas trompé, si c'est bienelle qui était chez Dulaurens en même tempsque moi, elle n'aurait pas pu supporter ce quiva se passer ici.

Il pensa aussi que, Maxime était plus maladeque la veille, et qu'Adrienne ne pouvait pasquitter son fils, peut-être à l'agonie. Il aperçutGermain Dulaurens et il détourna la tête ; sesregards tombèrent alors sur son avouai, Me Beau-clair, qui faisait l'agréable avec un vieux mon-sieur et une vieille dame, et son front se rem-brunit. Nous avonsvu qu'il n'avaitnulle confianceen son défenseur, et qu'il n'avait pas voulu s'ou-vrir à lui.

— Pourvu que ce bavardne gâte pas les affaires,pensa-t-il en détournant ses regards de l'avocat.

Il cherchait sa mère.

— La brave femme aurait dû venir pour meserrer la main et pour me donner des nouvellesd'Adrienne et de. Maxime.

Jeanne n'était pas là : elle employait mieuxson temps. Pierre aperçut Gondrin et lui fit signed'approcher. Le grenadier eut à traverser la nefentière pour joindre son ami :

— Camarades, dit-il aux gendarmes, nousvoudrions, Pierre et moi, un entretien secretpour deux : c'est-il possible ?

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Les gendarmes s'éloignèrent de quelques pas.— Ah çà, mon garçon, dit alors Gondrin, je

t'apprendrai que mon curé, M. Pascal, a dit cematin des prières pour toi... qu'en penses-tu ?

— Je pense que ça ne peut pas faire de mal,répondit Pierre.

— Ça fera du bien, mon garçon, c'est l'opinionde M. le cure... Tiens, Pierre, je vois là-basun homme que j'étranglerai quelque jour si je lerencontre au coin d'un bois

: la chose est sûre,je t'en donne ma parole.

Et Gondrin, qui n'avait pas encore dépouilléle vieil homme., montrait du doigt l'agent Har-douin.

— Du tout, mon ami, répondit Pierre : cethomme a fait son devoir, et il vaut mieux que leschoses se soient passées ainsi.

— A la bonne heure, dit Gondrin ; mais j'ai desnouvelles à t'apprendre ; défie-toi de la jambe debois.

— Le colonel ?

— Oui, le colonel. Il m'a fait appeler hier ausoir et il m'a parlé de toi... c'est-à-dire de ma-dame de Tonneins ; parce que, vois-tu, Pierre,pour un brin de femme, les officiers donneraienttous les soldais de l'armée ; mais il a eu beautourner, retourner, m'appeler pékin, m'appelersoldat d'Arcole, il n'a rien appris.

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—Très-bien, Gondrin. Le colonel est venu dansmon cachot cette nuil.

— Allons donc ! Quel rusé compère ! il voulaitle faire parler ?

— Non ; il voulait m'ouvrir la porte de laprison.

— Lui-même ?

— Oui.

— Eh bien, c'est un conseil que je lui ai donné.Il paraît qu'il était de bonne foi... Cependant,puisque le voilà, il y avait quelque chose là-dessous.

— Oui, Gondrin, et j'ai refusé.

— A la place, dit Gondrin d'un air pensif, jeme serais laissé faire... la chose devoir... et t'asde bonnes jambes ; on ne sait pas ce qui peutarriver.

— Oui ; mais j'ai mes raisons...

— T'as tes raisons pour te faire fusiller ?

— Peut-être.

— Alors, motus ! les affaires de famille, ça neme regarde pas. Cependant, mon garçon, m'estavis qu'à l'heure qu'il est, tu es un peu trop prèsdu capitaine Gimel pour ta sûreté personnelle,et, encore une fois, sois en méfiance de la jambede bois ; je ne suis pas content du colonel danscette affaire.

Pierre avait fait le sacrifice de sa vie ; il serra

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la main de son ami et demanda des nouvelles desa soeur de lait. Gondrin ne l'avait, pas vue, ilsavait seulement que le jeune blessé élait tou-jours fort souffrant.

— Et ma mère ? dit enfin Pierre.A cette demande, le front du grenadier se

rembrunit ; il avait vu Jeanne le matin même,et il l'avait trouvée plus insoucieuse et plus tran-quille qu'il ne convenait, suivant lui, à la mèred'un homme qui pouvait être condamné à mortdans quelques heures.

— Hum ! répondit-il, la brave femme est très-occupée, et c'est naturel, dans une maison où il

y a un malade... Du reste, mon ami, elle estcomme notre curé, elle a bon espoir.

Pierre se sentit abandonné et il eut un mo-ment de défaillance qu'un incident inattenduvint encore augmenter. Une jeune femme, pau-vrement vêtue et d'une beauté singulière, seglissa auprès de lui :

— Monsieur Pierre, lui dit-elle, me reconnai-sez-vous ?

— Sans doute, tu es Mariette, la fille auxMorin, répondit Pierre, lié par sa position avectous les habitants du pays, et surtout avec lesplus pauvres.

— C'est moi qui ai épousé Antoine, reprit lajeune femme, et cela au moment même où le

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fils de madame de Tonneins tuait M. Martial...Un brave jeune homme que ce fils de madamede Tonneins, et qui nous a rendu un fier service,à Antoine et à moi.

— C'est très-bien, dit Gondrin en repoussantMariette ; Pierre est étranger à tout cela.

—Cependant, reprit Mariette sans se trou-

bler, je viens déposer pour M. Pierre.

— Et comment cela, mon enfant ?

— Il faut vous dire que M. Martial couraitaprès moi comme le coq après la poule, et qu'ilvoulait m'enlever, tant que nous mourions de-

peur, ma mère et moi...

— Vous pouvez être tranquille maintenant,dit brusquement Gondrin ; mais tout cela estinutile.

— Laisse-la parler, Gondrin.Mariette continua :

—Tellement que, la veille de sa mort, M. Mar-tial, revenant de Noyon à Chauny, s'arrêta devantnotre chaumière et grimpa jusques au toit ; onaurait dit qu'il voulait le renverser pour péné-trer jusques à moi et m'enlever des bras de monpère et d'Antoine, qui le chassèrent à coups depierres.

—Eh bien, dit Gondrin, cela prouve qu'il

n'était pas à Noyou.

— Oui, reprit Mariette, c'est ce que disent la

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maîtresse de cette femme qui est là, et cettefemme elle-même (et du doigt Mariette montraitThérèse, la femme de chambre de madame Saint-Léger) ; mais, moi, continua Mariette, je suissûre qu'il y était.

— Tu en es sûre ? s'écria Pierre.

— Oui, je l'ai vu y retourner dans la soiréemême et revenir à Chauny dans le milieu de lanuit. Il est descendu de cheval, il a tourné au-tour de la chaumière, il a essayé de soulever laporte sur ses gonds et il n'a pu y parvenir. Moi,je le voyais par la fente d'un de nos vieux voletset je tremblais comme la feuille. Si mon père sefût réveille, il serait arrivé un malheur. Enfin,désespérant de réussir, il est remonté à chevalet a pris le chemin de Noyon. Deux heures après,il a repassé devant la chaumière, mais sanss'arrêter et comme un homme qui fuit, parcequ'il a fait un mauvais coup.

— Que n'ai-je accepté l'offre du colonel ! se ditPierre après avoir attentivement écouté Ma-riette ; c'était Martial ! c'est sur ce misérable quej'ai tiré, et c'est lui qui a blessé Laure Dulau-rens. Adrienne ne pouvait pas être compromise...Et tu raconteras cela au juge ? demanda-t-il àMariette.

— Sur mon âme ! et je lèverai la main, ditMarielte.

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Alors, Pierre se repentit d'avoir repoussé lamain qui se tendait vers lui pour le sauver, et ilregretta amèrement une vie qu'il allait perdre

sans utililé pour sa soeur de lait. Il cacha sa tètedans ses mains : son imagination lui retraça lafin rapide, mais douloureuse, qui l'attendait, et

dans cet instant il en épuisa toute l'amertume.Il releva la tête ensuite.

— Bah ! se dit-il, un moment est bientôt passé !

Que Dieu conserve Adrienne, Maxime, la petiteLaure, et tout ira bien.

Voilà quel était l'homme que Me Beauclair re-gardait comme la stupidité même, et commeincapable d'expliquer son affaire.

— Allons, lui dit Gondriu, du courage, mongarçon ! voici les gros bonnets qui arrivent...Méfie-toi du colonel.

M. de Rambert, accompagné des six personnesqui formaient avec lui le conseil de guerre,entrait, en effet, dans la salle, ou plutôt dans lachapelle Saint-Éloi.

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V

— Le conseil de guerre. —

Avant d'aller plus loin, nous devons dire queles tardives révélations de Mariette étaient fausses.La jeune femme, appelée à déposer dès l'ouver-ture des débats, répéta ce qu'elle venait de con-fier à Pierre ; mais il fut établi que l'hommequ'elle avait pris pour Martial était un nomméFéraut, garçon de ferme à Vitry. Féraut se ren-dait à Noyon pour porter à un propriétairede la ville une somme assez importante, quele fermier devait payer le jour même. Il étaitvrai que Féraut était descendu de cheval devantla chaumière des Morin, il s'y était même arrêtépour chercher dans la neige la bourse qui con-tenait son argent et qu'il croyait avoir perdue ;

il s'était aussi approché de la porte des Morin,non pour la soulever sur ses gonds, mais pourdemander qu'on l'aidât dans ses recherches,lorsqu'il retrouva sa bourse et poursuivit sonchemin. S'il passa rapidement au retour, c'estqu'il était désireux, au milieu d'une nuit aussifroide, de regagner la ferme au plus vile. L'ima¬

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gination échauffée de Mariette et la frayeur quelui causait Martial, avaient dénaturé pour elledes faits aussi simples.

Féraut, présent à l'audience, raconta lui-même tous les incidents de ce voyage nocturne,et il fut avéré que Mariette l'avait pris pourMartial. Pierre recouvra alors sa première tran-quillité, et son courage lui revint tout entier.

Le colonel de Rambert parut le premier dansla salle d'audience ; il était revêtu de l'élégantuniforme de son régiment, et les grâces de sapersonne en rehaussaient la richesse ; néan-moins, sa figure était soucieuse, et il jeta surl'accusé un regard de ressentiment que celui-ciprit pour un regard de reproche.

— Je me suis compromis pour yoi, pensait lecolonel les yeux fixés sur Pierre, cl, si tu n'étaispas le protégé de madame de Tonneins, je te.

ferais payer cher tes impertinences de la nuitpassée. Mais tu n'es pas hors d'affaire... Com-mandant, dit-il à un chef de bataillon qui mar-chait près de lui, que vous semble de ce drôle ?

— Rien, mon colonel, répondit tranquille-ment le chef de bataillon ; il me répugnera tou-jours de croire qu'un soldat français ait pu tirersur une jeune fille. Il faut l'entendre.

— Vous ne me ferez pas plus parler aujour-d'hui, mon colonel, se disait Pierre de son côté,

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que vous ne m'avez fait quitter ma prison hier.Vous pouvez me faire fusiller ; mais du diable si,après ma mort, vous parvenez à revoir Adrienne !

L'homme qui excitait la curiosité au plus hautdegré, une curiosité inquiète et mêlée de quelquetrouble, c'était le capitaine Gimel. On en avaitbeaucoup parlé à Noyon, où sa réputation l'avaitprécédé, et on l'avait peu vu. Le capitaine s'étaittoujours tenu caché dans la caserne où il logeait,ne sortant que le soir et se refusant aux distrac-lions habituelles aux officiers. Pour le peuple,qui, comme nous l'avons dit, était là en majorité,c'était l'ogre de la légende ; il avait six pieds,il mangeait de la chair fraîche, il avait les dentslongues d'un pouce. On fut donc étonné de voirparaître un homme plutôt petit que grand, l'airbénin, les lèvres souriantes et la tête enfoncéedans les épaules.

Le capitaine, se plaça debout devant le fau-teuil qu'il devait occuper ; il mit son rapport etson chapeau sur la table. Alors, on s'aperçut desa calvitie et des rides anguleuses de son front.

— Voilà un gros père, dit un jeune conscritqui devait quitter Noyon le lendemain pour re-joindre le drapeau, qui, au premier coup d'oeil,

a l'air bon enfant, mais, au second, il fait unsingulier effet. Je ne voudrais pas tomber dansses pattes.

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M. Sans-Pareil ne pouvait pas manquer unprocès semblable. Il s'était glissé dans la cha-pelle Saint-Éloi, en la compagnie de quelquesouvriers verriers de Chauny.

— Regardez ce colonel et ce capitaine Gimel,disait-il aux ouvriers, tous ces gens-là jouent lacomédie. On va remercier Pierre Laclos de cequ'il a fait ; et pourquoi ? parce qu'il y a unefemme ici, qui n'a qu'à dire un mot pour êtreobéic : elle a séduit jusques au capitaine Gimellui-même, ey M. Pierre Laclos sera acquitté.

Ce n'était pas l'opinion du vieux monsieur à

tête poudrée, qui avait l'honneur de causer avecMe Beauclair, avocat du barreau de Paris.

— Vous avez raison, monsieur, dit-il à

Me Beauclair, de regarder le capitaine Gimel

comme un ennemi... C'est un ennemi capital ; il

vous donnera du fil à retordre.

— J'ai là, répondit l'avocat, en frappant sursa robe à la place qui correspondait à son gilet,j'ai là un argument qui le réduira au silence.

Cependant les juges prirent place autour dela table préparée pour eux, et l'audience fut ou-verte. Devant le colonel de Ramberl se trouvaitune seule et unique pièce de conviction, le pis-tolet qui avait servi d'instrument au crime etque Germain Dulaurens avouait lui appartenir.

L'identité de l'accusé fut constatée et un gref¬

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fier entre deux âges, vêlu d'un habit moitié ci-vil, moitié militaire, lut d'une voix criarde l'acted'accusation.

Le colonel prit ensuite la parole pour inter-roger Pierre. Il le fit d'abord avec hésitation,comme un homme qui craint la portée de sesquestions, et ses regards cherchaient à décou-vrir dans l'auditoire madame de Tonneins, qui,suivant lui, ne devait pas être absente. Cepen-dant, à mesure que Pierre répondait, la voix ducolonel devenait plus ferme et ses questions plusprécises.

Pierre commença par raconter la mort d'Eu-gène de Tonneins ; il regardait le duel dans le-quel ce jeune homme avait succombé commeun assassinat, non que les choses ne se fussentpassées loyalement, mais parce que le meurtriers'était adressé à un adversaire incapable de luirésister.

— Ce jeune Eugène de Tonneins, dit-il enrépandant des larmes, c'était le fils de ma soeurde lait ; je l'aimais comme mon enfant ; c'est moiqui l'avais élevé ; c'était le fils de mon général,qui est mort dans mes bras sur le champ de ba-taille d'Austerlilz. Vous pouvez juger de madouleur et de ma colère, lorsque, de retour aulogis, j'appris et la mort de l'enfant et le nom dumeurtrier. Cet homme devait épouser la fille de

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Dulaurens et il était nécessairement chez lui.Le capitaine Gimel fit un geste de dénégation

et toucha de la main son rapport ou plutôt sonréquisitoire.

Pierre continua.

— Je me représentais ma malheureuse soeurde lait pleurant auprès de son fils tué, et je medis que j'étais le coupable, puisque j'avais puquitter l'enfant et m'éloigner de la maison...Je n'osais pas revoir Adrienne ; vrai, comme iln'y a qu'un Dieu, et je ne l'ai pas revue ; je meprécipitai chez Dulaurens pour chercher l'as-sassin.

—Étiez-vous armé ? demanda le colonel.

C'était là une question importante, puisqu'ellepouvait entraîner la perle ou du moins la miseen cause de madame de Tonneins ; mais elle futfaite d'un ton si naturel et elle ne demandaitqu'une réponse si brève, que le mot fatal allaits'échapper des lèvres de Pierre, lorsque sonavocat le prévint.

— Non, messieurs, dit Me Beauclair d'unevoix éclatante ; relisez les premiers interroga-toires de mon client, consultez la déposition deM. Hardouin, un des agents de la police deNoyon, celui quia arrêté l'accusé, etvous verrezqu'il était sans arme.

— Étiez-vous armé ? répéta le colonel.

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— Oui, répondit Pierre, rendu à lui-mêmepar les paroles de son avocat.

— Messieurs, reprit l'avocat désappointé, lefait est faux ; je le prouverai, et ce que dit monclient prouve une chose : c'est sa faiblesse d'es-prit ; en avançant ainsi un fait contredit parl'instruction, il ne se doute pas du péril auquelil s'expose. Dans les rapports que j'ai eus aveclui, cette faiblesse d'esprit, ce manque d'intelli-gence, cette stupidité, m'ont frappé, et j'insiste-rai sur ce point de la défense que je vais avoirl'honneur de, vous présenter.

Après avoir ainsi parlé, l'avocat se rassit,non sans jeter un coup d'oeil sur le vieux mon-sieur avec lequel il avait diné la veille.

— Il avait raison, dit le vieux monsieur à savoisine, ce malheureux Pierre Laclos vient deprononcer lui-même son arrêt : puisqu'il étaitarmé, il y a eu préméditation.

— Si vous étiez armé, continua le colonel,d'où vient qu'on n'a pas trouvé d'arme sur vous ?

— Gondrin avait bien raison, pensa Pierre,il faut que je me méfie du colonel.

— Vous refusez de répondre ? reprit le colonel,dont l'aveu de Pierre, rapproché des observationsfaites chez madame de Tonnoins, piquait particu-lièrement la curiosité ; vous n'avez rien à dire ?

continua-t-il en voyant l'hésitation de l'accusé.

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— Au contraire, mon colonel.

— Parlez donc.

— Ce n'est pas ma faute, si on n'a pas trouvéce pistolet sur moi, dit enfin Pierre.

— On vous a cependant fouillé avec soin etplusieurs fois. Où vous êtes-vous donc défait decet arme ? Quand et comment ?

— Durant mon trajet de ta maison de Dulau-rens à la prison.

— Vous avez jeté ce pistolet dans la rue ?

— Non, mon colonel, répondit Pierre, qui sesouvint qu'il avait alors les mains liées, je l'ailaissé couler sous mes vêtements.

Cela suffisait au colonel pour dissiper ses.doutes.

— C'était le pistolet qui manquait à la pano-plie de madame de Tonneins, pensa-t-il ; unami de sa famille l'aura trouvé et rapporté à lavieille Jeanne, ou à madame de Tonneins elle-même.

Le colonel était destiné à juger cette affairesans en savoir le dernier mot.

Ce point une fois admis en dépit des protesta-lions de Me Beauclair, la suite de l'interroga-toire n'apprendrait rien au lecteur qu'il ne sachedéjà ; il est cependant nécessaire de dire quePierre nia deux choses avec autant d'insistanceque de fermeté : la première, qu'il fût allé chez

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Dulaurens avec l'intention de tuerMartial Saint-Léger : il ne voulait que le provoquer en duel.

— Et, dit-il, tous ceux qui me connaissent,tous les officiers sous lesquels j'ai servi, tousmes camarades savent que je marche droit àl'ennemi, en plein jour, et que je ne frappe pasdans l'obscurité. J'ai cru à la présence de Mar-tial chez Dulaurens, parce que je venais deChauny, où il n'était pas. J'ai pensé que Dulau-rens me cachait la vérité, afin de ne pas exposerà un combat dangereux l'homme dont il voulaitfaire son gendre.

Pour ce qui regardait mademoiselle Laure,Pierre s'exprima avec non moins de force et devivacité : il aimait la jeune fille, il l'avait vuenaître et il était persuadé que Dulaurens lui-même ne l'accusait pas d'avoir attenté aux joursde son enfant. Il avait tiré sur Martial et il nepouvait pas s'expliquer à lui-même par quelhasard malheureux Laure avait été frappée. Acette question bien simple : « Pourquoi avez-vous tiré ? » Pierre répondait qu'au milieu del'obscurité, égaré et hors de lui-même, en faced'un ennemi qu'il regardait comme un assassinet qu'il croyait capable d'un second assassinat,il avait songé à sa défense personnelle et essayéd'abattre son ennemi plutôt que de se laissertuer par lui.

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Les témoins furent ensuite entendus. Dulau-

rens, qui regardait le colonel commeun hommedévoué à madame de Tonneins, déposa des faitsà sa connaissance avec modération, et avouaqu'en effet, il supposait Pierre incapable d'avoirvoulu assassiner sa fille. Il l'avait assuré cepen-dant que Martial n'était pas chez lui, et il necomprenait pas par quelle obstination ni com-ment l'accusé, envers lequel il s'était toujoursmontré bon, généreux, loyal, avait pu douter de

sa parole. Il fallait que Pierre eût été poussé

par des conseils malveillants et endoctriné parune personne ennemie.

Ce trait était dirigé contre madame de Ton-neins, que, retenu par sa timidité ordinaire,M. Dulaurens n'osait cependant pas accuser.Vint, le tour de la cuisinière Madeleine. Celle-cine ménagea pas Pierre, à qui, d'ailleurs, elle en

voulait de ne point songer à elle : Pierre s'étaitintroduit chez son maître par la cuisine.

— Il était furieux, dit-elle ; il accusait made-moiselle Laurede la mort d'Eugène de Tonneins,et, puisque le sang avait coulé dans une maison,il voulait qu'il coulât dans l'autre. Il avait l'aird'un homme qui va faire un malheur.

La déposition de Thérèse, la servante de Mar-tial, ne fut pas moins défavorable. Cette fillen'aimait pas Martial, qui l'avait maltraitée, mais

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elle raconta le voyage de Pierre à Chauny.

— Il venait, dit-elle, pour chercher M. Mar-tial, afin de lui faire un mauvais parti, et ill'aurait peut-être tué sous les yeux de sa mères'il l'avait rencontré.

Or, comme, au moment de ce voyage, Eugène,de Tonneins était encore plein de vie, et quePierre ignorait même la provocation de Martial,il était naturel d'en conclure qu'il nourrissaitune haine profonde contre le fils de l'ancien ra-coleur, et que tous les moyens lui paraissaientbons pour s'en débarrasser. Une fois Eugènetué, cette haine avait dû se tourner en rage.

Après l'audition d'autres témoins peu impor-tants, le capitaine Gimel, rapporteur, se leva,déploya son réquisitoire et se prépara à prendrela parole. Un murmure s'éleva dans l'auditoire,tous les regards se fixèrent sur le capitaine.Gondrin sortit de la salle.

— En voilà un qui ne va pas se gêner, dit-il ;il va faire mon ami Pierre plus noir qu'un four.Gondrin, mon ami, tu ne pourras pas entendrele capitaine tranquillement... tu feras quelquesottise... allons faire un tour à la cathédrale.

Le capitaine ne démentit pas sa réputation ; ilreprésenta Pierre comme un homme féroce,comme un maraudeur habitué au meurtre, à larapine, au pillage ; sanguinaire par tempéra¬

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ment, d'une nature perverse et haineuse ; unhomme qui suivait sa proie, même une proiehumaine, avec l'adresse du chasseur et l'instinctdu brigand.

—Ainsi, Pierre hait Martial ; il va le relancer àChauny, et, s'il l'y eût trouvé, il l'aurait tué, mêmedevant sa mère, au dire d'un des témoins. Pierrerevient à Noyon, et il apprend la mort violente dufils de sa maîtresse. Ce n'est pas le chien fidèle,c'est le loup apprivoisé devenu gardien d'unemaison : alors, le loup devient hydrophobe etconserve, néanmoins, cette perversité naturellequi permet de préméditer le crime. Il s'armed'un pistolet qu'il cache sous ses vêtements...lui-même en a fait l'aveu. Il court dans la mai-son voisine, et, puisque madame de Tonneins aperdu un fils, il veut que M. Dulaurens soitprivé de sa fille... Remarquez la marche du cri-minel ; c'est bien à la jeune fille qu'il en veut,pas à d'aulre. Il voit la cuisinière de la maison,et, s'il ne lui avoue pas son projet, il ne lui dé-guise pas du moins la haine qu'il porte à made-moiselle Laure Dulaurens. C'est, suivant lui,mademoiselle Laure qui est la cause de la mortdu jeune de Tonneins : il faut donc qu'elle pé-risse. Il voit M. Dulaurens le père ; celui-ci af-firme que Martial n'est pas chez lui ; Pierrefeint de ne pas croire à ses paroles. S'il était

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plein d'une rage insensée, d'une de ces douleursqui ne raisonnent pas, que ferait-il ? Il tueraitDulaurens, ce serait un crime odieux que laloi punirait, mais des juges indulgents pour-raient écarter d'un acte pareil la préméditation.Pierre agit autrement, il laisse vivre le père

;il veut frapper M. Dulaurens dans ce qui lui estplus cher que la vie ; il veut le frapper dans sonenfant !... Et, ajouta le capitaine Gimel pourdonner plus de poids à ses paroles, remarquezdans l'accusé un raffinement de cruauté, raremême chez les plus grands criminels : il estarmé et cependant il s'empare d'un pistolet quiappartient à Dulaurens, jaloux de tuer la filleavec l'arme même du père !

A ce rapprochement inattendu, il s'éleva dansl'auditoire un murmure confus ; la marchandede légumes, voisine du tailleur, ne put retenirson indignation :

— Quel monstre !... fit-elle ; et dire que c'estné à Noyon !

Le capilaine. continua.

— Vous avez entendu l'avocat, de l'accusé,s'écria-t-il ; il vient de vous dire que Pierre La-clos était un homme sans intelligence, unhomme stupide, un idiot ; vous venez d'entendrePierre répondre très-pertinemmentaux questionsqui lui ont été adressées, et, moi, je vous demande

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si un homme capable du calcul odieux que jeviens de vous révéler est un insensé ou unidiot ? Non, c'est un homme qui sait ajouter à lapréméditation du crime, les combinaisons lesplus révoltantes.

» On vous dira, continua le capitaine, que, dansl'obscurité, il a cru tirer sur Martial ; d'abord,ce serait là un crime digne de la peine capitale ;ensuite, le fait est impossible. Pierre savait queMartial n'était pas dans le lieu où il prétendqu'il le cherchait ; la maison de M. Dulauronslui était familière, et le chemin qu'il a pris con-duisait directement à l'appartement, de sa vic-time. Il l'a vue, il a aperçu ses vêtements blancs,il ne pouvait pas se tromper ; d'ailleurs, pareilaux animaux malfaisants auxquels je l'ai com-paré, pareil à un loup, il y voit dans l'ombre. »

Le capitaine Gimel finit son réquisitoire enparlant de mademoiselle Laure, qu'il représentacomme frappée d'un coup qui amènerait inévi-tablement la mort..

— Depuis ce funeste moment, dit-il, cettejeune fille n'a pas pu articuler un son, et les se-cours de l'art seront impuissants à la sauver :

elle pouvait écrire, elle pouvait tracer le nomdu coupable, qu'elle a nécessairement reconnuet qui, d'ailleurs, avoue son crime ; mais, parune magnanimité qui augmentera l'horreur

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que vous inspire déjà Pierre Laclos, elle s'y esttoujours refusée.

Conformément au Code, dont il cita l'article,le capitaine Gimel requérait la peine de mortcontre l'accusé, et il était certain que cette opi-nion serait partagée par le conseil. On ne pou-vait hésiter.

Seule, à pied, vêrue dr noir et enveloppéedans un chàle qui la couvrait tout entière, ma-dame de Tonneins parcourut les rues presquedésertes de Noyon, et se glissa inaperçue dansla chapelle Saint-Eloi. Ce qu'elle allait fairen'était rien que l'accomplissement d'un devoirfacile pour toutes les âmes élevées et pourtoutes les consciences fortes de leur innocence.Aussi Adrienne n'hésitait pas, mais elle s'avan-çait vers le tribunal militaire comme autrefois,sans doule, les mères martyres marchaient ausupplice : le front était serein, la chair et le sangcriaient au fond du coeur. Ce n'étaient pas lesjuges qu'elle redoutait, pas même M. le colonelde Rambert, cet amant irrité de son indiffé-rence : c'élait le fils qu'elle laissait à la maison,malade, brûlé de toutes les ardeurs de la fièvre,et rassemblant ce qui lui restait de forces pourmaudire le meurtrier de Laure ; c'était la jeunefille elle-même, étendue sur un lit de douleur etqui lui inspirait une sympathie nouvelle.

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Pour bien juger la situation d'esprit où se trou-vait madame de Tonneins, il faut faire aussi lapart de l'orgueil ; il faut se la représenter enprésence de toute la ville de Noyon et surtoutdevant M. Germain Dulaurens, s'accusant d'avoirtué sa fille. Les mères seules, et seulement lesmères aussi dévouées qu'elle, comprendraientle sentiment d'abnégation et de douleur qui luiavait fait quitter le fils mort afin de conserverla vie au fils vivant : les autres ne pourraientpas s'empêcher de croire qu'elle avait voulu ap-pliquer à Dulaurens la loi terrible du talion.

Lorsque Adrienne arriva, la séance était com-mencée depuis longtemps : sans cela, elle eûtinterrompu Pierre et l'eût, empêché d'égarer lesjuges en s'accusant d'un fait qu'il n'avait pascommis. L'interrogatoire de Pierre était achevé,les témoins entendus, et le capitaine Gimel allaitprendre la parole. Elle sentit que, dans l'intérêtde Pierre lui-même, il convenait d'écouter lerapport du capitaine, et elle s'y résolut.

— Madame, veuillez accepter cette chaise, luidit avec politesse un homme de la ville qui laconnaissait.

Adrienne s'assit, ce qui la mettait encoremoins en vue que si elle fût demeurée debout, etelle demanda à cet homme si l'interrogatoire dePierre lui avait été favorable.

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— Oh ! non, madame, il a tout avoué.

— Avoué quoi ? dit-elle à son voisin.

— Il a déclaré avoir tiré deux coups de pis-tolet sur mademoiselle Dulaurens, que toutefoisil prenait pour Martial Saint-Léger.

— Il s'est accusé ainsi ?

— Oui, madame, sans hésiter.Adrienne cacha sa tête dans ses mains et

pleura à chaudes larmes. Ainsi, Pierre venaitde

se sacrifier pour elle, et il n'avait pu le faire queparce qu'il connaissait son secret.

— Monsieur, dit-elle le visage humide delarmes, ne craignez rien pour Pierre, je le sau-verai.

Cependant, le capitaine Gimel avait pris la pa-role, et madame deTonneins admirait à quellesconclusions absurdes on arrive lorsque l'on al'esprit prévenu ou que l'on part d'un pointfaux... Pierre, la créature la plus dévouée : unanimal féroce !... Pierre, altéré du sang deLaure et déjà armé, s'emparant de l'arme dupère pour raffiner le meurtre et tuer l'enfant avecune arme paternelle, comme si la fille eût pu sedouter de quelque chose, comme si ce hasardeût dû augmenter chez Dulaurens la douleur deperdre sa fille ! C'étaient là les calculs d'une âmenaturellement cruelle, et ils allaient contre leurbut ; car Pierre ignorait si le pistolet de Dulau¬

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rens était chargé ou non, et, s'il avait réellementprémédité ce crime, il ne devait se fier qu'à sonarme à lui. Mais, hélas ! Pierre était entré chezDulaurens les mains libres de tout instrumentde mort. Adrieime le savait très-bien, et la seulepersonne que le pislolet de Dulaurens eût me-nacée, c'était elle !

Irritée de ces raisonnements faux et de cescalculs odieux, elle allail quilter sa place, s'avan-cer jusqu'au pied du tribunal et déclarer toutela vérité, lorsqu'un incident dont elle ne put pass'expliquer la cause, vint retarder pour un mo-ment un aveu qui allait changer la face duprocès. Le grenadier Gondrin rentra dans lasalie d'audience, cl, avec, une gravité que sa clau-dication augmentait encore, il s'avança jusqu'aubanc des témoins et glissa quelques mots dansl'oreille, de Thérèse, la servante de madameSaint-Léger. Celle-ci leva les mains au ciel, etDulaurens, curieux d'apprendre la cause del'étonnement et de l'effroi qui se lisaient sur lafigure de Thérèse, se pencha vers le grenadieret lui demanda quelles nouvelles il apportait.Gondrin répéta probablement ce qu'il venait dedire à Thérèse, et l'effroi de Dulaurens surpassacelui de la servante. Il se leva de son siège, et,s'adressant au colonel de Rambert, il demandala permission de quitter l'audience en la com¬

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pagnie de Thérèse, pour une affaire de la plusgrande importance et qui ne pouvait souffriraucun retard. Il fit observer que sa dépositionétait complète, qu'il n'avait rien à y ajouter, nià en retrancher, et il supplia le tribunal de luiaccorder sa demande. On voulut bien y fairedroit, et il sortit aussitôt, accompagné de Thé-rèse.

— Le pauvre homme ! dit-on dans l'audience,sa fille est morte !

Adrienne, qui suivit cet incident avec une at-tention fiévreuse, n'en augura pas ainsi. Habi-tuée à lire sur la figure humaine les impressionsles plus intimes, et sachant, du reste, combienDulaurens aimait sa fille et avec quelle passionil désirait, la frapper elle-même dans son frèrede lait, Adrienne pensa que, si la malheureuseLaure venait de mourir, son père n'aurait pasmanqué d'en instruire les juges, pour rendreainsi Pierre plus criminel et plus odieux. D'ail-leurs, qu'importait à Thérèse ? cette fille con-naissait à peine Laure, si toutefois elle la con-naissait, et cependant Gondrin s'était, adressé àelle d'abord, et son effroi prouvait qu'il s'agissaitnon pas de mademoiselleDulaurens, mais plutôtde madame Saint-Léger. Tandis qu'elle faisaitces réflexions, Me Beauclair prit la parole.

L'avocat était calme et souriant ; son moment

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était venu, il cuirait en scène. Il commença parse féliciter d'avoir à parler devant la fleur deschevaliers de notre âge, devant le colonel deRambert, l'une des gloires de l'armée française ;il prodigua ensuite les louanges aux autresmembres du conseil de guerre, sans oublier lesous-officier, ni le capitaine Gimel lui-même,dont il exalta la droiture et même la sévérité.

— Mais, dit-il, les intelligences les plus ex-quises s'égarent, quand elles mettent le piedhors du chemin de la vérité, quand une fausselumière les entraîne dans le sentier de l'erreur.C'est ce qui est arrivé au capitaine Gimel. J'aibesoin de votre indulgence, messieurs, je vaisplaider contre les paroles mêmes de mon clientet j'espère vous prouver que Pierre Laclos, loind'être un animal féroce, est tout simplement unhomme faible d'esprit, un homme privé d'intel-ligence. Il n'a pas commis le crime dont on l'ac-

cuse, il n'a pas pu le commettre.L'argumentation de l'avocat fut simple et dé-

celait en lui un homme qui, privé des contidencesde son client, avait cependant étudié sa causeavec perspicacité, et s'était entouré de docu-ments qui lui avaient fait rencontrer la vérité.Il prouva, parles premières dépositions, facilesà consulter, que Pierre n'était point armé quandil entra chez M. Dulaurens ; il ne cherchait Mar¬

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tial que pour convenir d'un duel. L'arme avaitété saisie dans un but de défense personnelle,elle n'avait fait feu qu'une fois, et deux coupsavaient été tires. M° Beauclair en avait la preuvesur lui. Il entr'ouvrit sa robe et tira deux ballesde la poche de son gilet.

— Celle-ci, dit-il, est allée se loger dans leplafond de l'escalier ; c'est là que la défense l'atrouvée : elle n'a fait de mal à personne.

Madame de Tonneins, haletante, écoutait l'a-vocat ; Pierre s'agitait sur son banc. Me Beauclairétendit la main vers l'accusé pour lui imposersilence.

— Cette autre, ajouta-t-il, est d'un plus petitcalibre : elle n'a pas pu charger l'arme qui estdevant vous, la seule pièce de conviction qu'onoppose, à mon client... Vous n'aviez qu'un pis-tolet dans vos mains, Pierre, vous n'en aviezqu'un !

— Deux, deux, s'écria Pierre ; j'en avais deux.

— Vous n'en aviez qu'un, et en oussiez-vous

en mille, le plomb meurtrier qui a frappé la vic-time n'a pas pu partir de vos mains... J'avaisraison de vous le dire, messieurs, j'en suis ré-duit à plaider contre l'homme que je défends,ou du moins contre ses paroles. Vous savez com-ment les choses se sont passés, messieurs ;Pierre était placé au bas de l'escalier, mademoi¬

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selle Dulaurens à quinze ou vingt marches au-dessus. Eli bien, interrogez le médecin qui asoigné la jeune fille, il vous dira... le fait estavéré, il est acquis à la défense... il vous dira

que le coup a porté de haut en bas et non debas en haut.

— Il a raison, dit le monsieur poudré à savoisine ; il avait ses arguments dans sa poche.

Le capitaine Gimel remua la tête en signe dedénégation ; le colonel s'agita sur son fauteuil,frappé d'un fait qui augmentait la vraisemblancede ses suppositions. Pierre, furieux de l'inutilitéde ses aveux, se leva, et, sans savoir ce qu'il op-poserait à un argument qu'il n'avait pas prévu,il allait donner un nouveau démenti à son avo-cat. Madame de Tonneins avait quitté sa place ;

elle gagna l'espace laissé libre au milieu de lasalle et s'avança d'un pas ferme vers le tribunal.Sa figure était pâle ; la douleur, la fatigue, lesnuits sans sommeil et sans reposées inquiétudesde l'esprit avaient brisé son coeur sans altérer labeauté de son visage, ni l'éclat de ses regardsbrillants et doux ; jamais sa démarqhe ne futplus majestueuse, ni son front plus serein. On

sentait, rien qu'en la voyant, qu'une telle femme

ne pouvait ouvrir la bouche, que pour rendrehommage à la vérité. Les chuchotements de l'au-ditoire troublèrent Me Beauclair, qui s'arrêta au

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milieu d'une période ; Pierre, en apercevant sasoeur de lait, cacha sa tête dans ses mains, lecolonel se leva et salua avec respect.

— La voilà ! c'est la belle madame de Ton-neins.

— C'est la perle de Noyon, la femme de cebrave général dont on vient de tuer le fils.

Un moment auparavant, l'audiloire entierétait prévenu contre Pierre, l'assassin d'unejeune fille ; maintenant, si ce même auditoireeût dû décider du sort de l'accusé, il l'aurait ac-quitté sans doute : n'était-il pas le frère de laitde madame de Tonneins ? ne faisait-il pas partiede sa maison ?

— Messieurs, dit Adrienne avec fermeté et enélevant un peu la voix dans ce moment si solen-nel et si redoutable pour elle, Pierre est innocent ;

ce n'est pas lui qu'il faut accuser ; vous allez con-naître le coupable, si toutefois un malheur peutêtre regardé comme un crime...

Madame de Tonneins allait continuer, lorsquel'émotion des spectateurs devint si vive et situmultueuse, que sa voix fut couverte par lesexclamations, par les cris et au si par la frayeurde la foule, qui quittait les bancs où elle étaitassise, qui s'agitait et paraissait impressionnéepar un spectacle inattendu. Le capitaine Gimelrida son front chauve, le colonel de Rambert se

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leva; Adrienne, interdite et troublée, tourna latête... Elle avait devant elle une jeune fille blan-che et rose, vêtue de blanc, soutenue, ou plutôtaccompagnée par Jeanne, la vieille nourrice.

— Laure ! Laure ! s'écria madame de Ton-neins.

Et elle serrait contre son sein la jeune fille,elle la parcourait des yeux, ses mains la tou-chaient. C'était bien Laure, cette jeune filleune fois entrevue dans son sommeil, ce fantômemiraculeux, cette apparition singulière, quil'avait délivrée d'une partie de ses craintes.

— Vous vivez, Laure... vous vivez !... Ah !depuis que j'ai perdu Eugène, je ne vis moi-même que de ce moment.

Laure jeta un regard craintif vers la place quedevait occuper son père, et, en voyant cetteplace vide, elle parut respirer plus librement.Elle s'avança alors vers Pierre et lui tendit lamain.

— Mon ami Pierre, lui dit-elle à voix basse,ne crains rien : je suis ici pour te sauver.

Le capitaine Gimel prit la parole.

— Voici deux témoins nouveaux, dit-il, et jepense que M. le colonel voudra les entendre.L'un (et il désignait madame de Tonneins) estévidemment favorable à l'accusé ; cependant,comme ce témoin prétend savoir la vérité, nous

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ne redoutons pas son témoignage. Nous aurionspeut-être à demander à l'autre comment il sefait qu'il a jusqu'ici, par un silence absolu, portéobstacle aux recherches de la justice. Nous nousréservons seulement le droit de discuter sadéposition.

— II a peur que Pierre ne lui échappe, ditGondrin assez haut pour être entendu.

— Non-seulement, reprit le capitaine Gimel,l'accusé a fait, des aveux complets, mais en-core sa conscience lui reproche tellement soncrime, qu'il a voulu échapper par la fuite aujugement qui l'attend : j'en ai la preuve person-nelle.

— J'ai la preuve qu'il a refusé de quitter saprison cette nuit, dit le colonel ; il le pouvait.

Cette révélation était une imprudence, etM. de Rambert le savait bien ; mais il voulaitainsi apprendre indirectement à madame de Ton-neins ce qu'il avait fait pour elle. Cependant, uninstinct secret révélait au colonel que Adrienneallait se compromettre, tandis que mademoiselleLaure Dulaurens, qui prodiguait toutes ses ca-resses et tous ses respects à une mère malheu-reuse, n'était arrivée si à propos que pour lasauver au moins d'une imprudence, et il résolutd'interroger d'abord la jeune personne. Le capi-taine Gimel, poussé par un instinct contraire,

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voulait que madame de Toimeins achevât unedéposition commencée.

La curiosité du public était extrême : laprésence de madame de Tonneins, l'apparitionimprévue d'une jeune fille que, d'après le départsubit de son père, on venait de croire morte, etl'attente d'une révélation qui devait changer laface du procès, tout étonnait, tout agitait ettroublait jusques à Me Beauclair lui-même, dontpersonne ne s'occupait plus, et dont le plaidoyerperdait de son importance.

Tout cela se passa dans un moment et aumilieu du trouble universel. Laure seule étaitcalme et à peu près sûre d'arriver à son but,puisque le seul homme qui pût l'intimider, sonpère, était absent. Elle se hâta donc de prendrela parole.

— C'est, moi, dit elle, qui ai attenté à mavie... je me, suis frappée moi-même... Pierre estinnocent.

Et, tirant de sa poche un petit pistolet qu'elley avait caché elle l'éleva en l'air, puis le fitpasser à un gendarme, afin qu'il le déposàt entreles mains du colonel.

Pendant que tous les yeuxétaient fixés sur cettearme, nouvelle pièce de conviction produite auprocès, pendant que le colonel le recevait desmains du gendarme et que l'avocat Beauclair

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était sorti de son banc pour l'examiner, Laurese jeta dans les bras de madame de Tonneins,et, penchant, sa tète sur son épaule et la bouchetout près de l'oreille d'Adrienne, elle lui dit àvoix basse :

— O madame !... ô ma mère !... au nom duciel, ne me démentez pas! Souvenez-vous deMaxime et de moi.

Adrienne, hors d'elle-même, regardait cettejeune fille avec admiration et étonnement.L'amour faisait un de ses miracles habituels.Madame de Tonneins ne craignait plus rien, etl'accusation qu'elle était prête à porter contreelle-même ne lui semblait plus dangereuse. Elleavait compris la sympathie et l'espèce de cultedont l'entouraient l'auditoire tout entier ; le capi-taine Gimel ne paraissait en vouloir qu'à Pierre,un soldat dont il croyait tenir la vie dans sesmains ; le colonel cherchait à la deviner pourlui venir en aide s'il en était besoin ; Laure, lapauvre enfant, se dévouait par attachementpour elle et par amour pour son fils. Elle n'au-rait pu redouter que deux ennemis : madameSaint-Léger, qu'un voyage, retenait loin deNoyon, et M. Dulaurens, qu'un accident ou uneaffaire, venait d'éloigner. Laure, en s'accusant,suivait Pierre, et cependant la sincérité natu-relie d'Adrienne se révoltait contre le silence que

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la jeune fille lui demandait. Il faut ajouter queLaure, hors de tout danger et même bien por-tante ; que Laure, auprès d'Adrienne et dans sesbras, diminuait les périls d'un aveu. La femmeraisonnait ainsi ; la mère n'avait, pas perdu cesparoles glissées dans son oreille : « Ne me dé-mentez pas... Souvenez-vous de Maxime. »

Maxime, en effet, ce fils malade et maintenantunique, était plus dangereux pour elle que tousles juges réunis et que le capitaine Gimel lui-même

: non que ce ne fût le fils le plus soumiset le plus dévoué ; mais, à l'âge qu'il avait, lesenfants ont deux coeurs, l'un pour leur mère, il

est vrai, l'autre pour la jeune fille qu'ils aiment,tellement l'amour est une passion violente etinsensée, et qui ne sait ni raisonner ni pardon-ner ; or, Adrienne voulait conserver le premier

coeur de son fils et frémissait de crainte, parce,

que, involontairement, elle avait blessé le second.Là, devant elle, dans ses bras, presque à sespieds, se trouvait une jeune fille jusque-là dédai-gnée, qui avait tout compris, tout apprécié, sur-monté la douleur, bravé la mort, et qui, par un gé-néreux mensonge, demandait à lui conserver latendresse deson fils tout entière. Depuis vingt ans,elle méprise le père de Laure ; il y a vingt ans,elle l'a frappé au visage : rien n'arrête l'amourdel'enfant, rien ne diminue son dévouement.

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— Laure... Laure, mon enfant !... dit Adrienneen serrant la jeune fille dans ses bras.

Et, pleine de cette émotion délicieuse qui s'em-pare du coeur quand une action généreuse vientle faire tressaillir et lui apporter un soulagementinattendu, madame de Touneins ne put que s'as-seoir auprès de Laure, envelopper sa tête danssou châle et verser d'abondantes larmes.

— Je ne croyais pas qu'elle aimât autant sonfrère de lait, pensa le colonel.

M. de Rambert était destiné à nejamais devinermadame de Touneins : Pierre, quoique présent,était bien loin de son souvenir. Le capitaineGimel examina à son tour le pistolet.

— C'est un joli joujou, dit-il, mais qui n'estpas à l'usage des demoiselles. Tout cela estinvraisemblable et vient trop tard. L'accusé aavoué.

L'avocat Beauclair s'écria que ce qui étaitinvraisemblable, c'était l'aveu de l'accusé et qu'ilcroyait l'avoir prouvé. La déclaration de made-moiselle Laure Dulaurens, au contraire, s'accor-dait parfaitement avec la position de la blessurequ'on ne pouvait expliquer sans cela.

Le colonel de Rambert se leva, et, s'adressantpoliment à Laure :

— Mademoiselle, lui dit-il, Dieu me garde dene pas ajouter foi à vos paroles, si du moins

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vous voulez bien les expliquer. C'est vous-mêmequi avez attenté à vos jours ?

— Oui, monsieur.

— Vous êtes, mademoiselle, la fille uniqued'un homme riche, qui, dit-on, vous aime ten-drement. Quelles douleurs inconnues ont puvous pousser à une action si violente ?

C'était pour Laurc une question redoutableet dont elle avait senti depuis longtemps ledanger. Il fallait faire devant la ville entièrel'aveu d'une passion cachée, il fallait dire publi-quement ce qu'une jeune fille n'avoue qu'enrougissant, même à sa mère. D'autre part,chacune de ses paroles allait servir son amour,allait sceller son mariage avec Maxime et sauvermadame, de Tonneins. Depuis un mois, elles'isolait de tous, et, dans un silence calculé,elle méditait chacun des mois qu'elle aurait à

prononcer.Mademoiselle Laui'e n'hésita donc pas. Elle

déclara que, née presque sous les regards demadame de Tonneins, et quelques années aprèsses enfants, elle n'avait ouvert les yeux que pouradmirer l'une et aimer les autres. Cependant,une haine profonde séparait les deux familles,et on l'élevait, elle, dans l'indifférence, sinondans la haine des objets de son affection : ceuxqu'elle aimait, elle ne devait pas les aborder,

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elle ne pouvait que les voir de loin. L'enfanceaime à faire ce qu'on lui défend, elle se passionnemême pour les jouets auxquels elle ne peut pasatteindre. Ce qu'elle éprouvait, M. Maxime deTonneins le ressentait à son tour. Les maisonsétaient voisines, la communication de l'une àl'autre, facile ; la haine des maîtres n'était paspartagée par les domestiques, qui laissaientjouer les deux enfants ensemble sans les dénon-cer : et, d'ailleurs, rien de plus aisé que d'échap-per à leur surveillance. Laure s'était donc élevée

presque avec M. Maxime, et ils s'étaient aimésparce qu'ils avaient, les mêmes joies, les mêmeschagrins, les mêmes jeux. La jeune fille n'avaitpoint de mère, son père la voyait peu, sa gou-vernante était une femme pleine en même tempsde raison et d'indifférence : le seul être qu'elleput aimer et qui l'aimât véritablement, c'étaitM. Maxime. Ainsi, durant son enfance, elle avaitjoui d'un bonheur à la fois innocent et mysté-rieux. Quand la raison vint avec l'âge, les coeurss'étaient donnés sans le prévoir et presque sansle savoir. Elle apprit alors les motifs de la hainequi séparait madame de Tonneins el son père,et elle jugea que l'amitié ou, si l'on veut, l'amourqu'elle ressentait pour M. Maxime aurait une finmalheureuse. Cette idée attacha davantage l'unà l'autre les deux jeunes gens, parce que la pré¬

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voyance des obstacles a un charme naturel quiaugmente la passion : l'espérance ne s'évanouitpas, et un bonhenr acheté sera plus précieux.

Après avoir ainsi représenté son amour commeun attachement d'enfance, mademoiselle Laureen vint au moment fatal où son père lui présentapour époux M. Martial Saint-Léger, c'est-à-direl'ennemi de madame de Tonneins et de ses. en-fants : de façon que, si elle eût épousé cet hommerépulsif, elle eût commis non-seulement unetrahison, mais encore une lâcheté ; elle eût portéun nom odieux à elle-même et à celui qu'elleaimait. Cependant, son père, jusque-là doux etfacile avec elle, se montrait impitoyable, et àpeine s'il comptait mettre une semaine entre lamenace du mariage et le mariage lui-même.Elle tomba dans le désespoir, et, sur ces entre-faites, M. Martial tua M. Eugène. Alors, sa dou-leur fut extrême et elle sentit que tout étaitperdu pour elle. M. Martial s'était trompé devictime, et, revenu de son erreur, il menaceraitles jours de Maxime, qu'elle aimait... El de queloeil la verrait madame de Tonneins, qui lui im-puterait la mort d'un de ses fils et les dangersqu'allait courir l'autre ? Hélas ! maintenant queM. Martial n'inspirait plus de crainte, on ne sedoutait pas de tout ce qu'elle avait appréhendé ;on ne pouvait se figurer tout ce que, seule et

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sans conseil, elle avait redouté pour elle et pourcelui qu'elle aimait ! Madame de Tonneins nepouvait-elle pas lui demander compte du sangde son fils ? Maxime, du sang de son frère ? Sielle n'était pas la cause de la mort de M. Eugènede Tonneins, elle en était du moins le prétexte.Et on lui demandait quels motifs avaient pu laporter à se détruire ? Les plus forts : la perte detoute espérance ; la haine à venir de ceux qu'elleestimait et qu'elle aimait le plus.

— Mais, demanda le capitaine Gimel, qui avaitécouté mademoiselle Laure avec impatience,comment se fait-il que vous ayez exécuté uneaction si violente et qui exige, dans une jeunepersonne, tant de résolution, au milieu d'un es-calier ? la place était singulièrement choisie.

Madame de Tonneins fit un mouvement.— Laissez-moi parler, Laure, dit-elle ; lais-

sez-moi dire la vérité tout entière, autrementcet homme odieux va vous convaincre de men-songe.

— Non, non, madame, n'ouvrez pas la bouche,au nom du ciel ! songez à Maxime.

La jeune fille allait mentir, mais le motif dumensonge l'ennoblirait à ses yeux. Couverte derougeur, elle s'adressa au capitaine Gimel.

— Vous vous étonnez de la place que j'aichoisie ? Tout vient de mon trouble et de mon

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désespoir. Depuis quelques jours, j'avais dérobéà mon père l'arme qui est dans vos mains : je me.rendais chez lui pour le menacer de me tuer à

ses propres yeux, s'il persistait à me livrer à

M. Martial. Sur le chemin, j'ai été arrêtée parune détonation ; c'était Pierre, je le sais mainte-nant, qui croyait tirer sur un ennemi. Pourmoi qui supposais que M. Maxime allait reve-nir chez sa mère, et il y est revenu en effet, etqui savais M. Martial dans la maison...

— Il n'y était pas, dit le capitaine Gimel.

— Il y était quelques heures auparavant, etje l'y croyais encore... Pour moi, éperdue, épou-vantée, craignant que M. Maxime n'eût suc-combé à un nouvel attentat, je me suis frappéemoi-même pour me délivrer des malheurs quim'accablaient.

Madame, de Tonneins se leva, et, les bouclesde ses cheveux déroulées, les yeux remplis delarmes, elle tendit les mains vers les juges ; ellevoulut parler, les sanglots étouffèrent sa voix.Me Beauclair ne lui laissa pas le temps de reve-nir de son émotion.

— Vous savez maintenant la vérité, messieurs,dit-il, la voilà tout entière. La victime elle-mêmeest venue relever mon client des épilliètes queM. le rapporteur lui a prodiguées et de l'ac-cusation, que je ne sais par quel délire, lui-même

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a portée contre lui. Il reste de l'accusation unhomme qui, dans l'obscurité, se croit attaqué etloge une balle dans la poutre d'un plafond. Con-damnerez-vous cet homme pour avoir percé unmorceau de bois ?

Madame de Touncins, impatientée, se tournavers la jeune fille qui venait de lui donner unesi grande preuve de dévouement. MademoiselleLaure Dulaurens avait disparu.

Les débats furent clos, et, après une délibéra-tion de quelques minutes, Pierre fut acquitté àl'unanimité, moins une voix... celle du capitaineGimel.

VI

— Madame Saint-Léger. —

Avant de raconter les suites naturelles del'acquittement de Pierre, il est indispensable à lamarche de notre récit de revenir à madameveuve Saint-Léger. Elle s'était abstenue de pa-

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raître au procès, pour éviter de déposer publi-quement contre son fils, et surtout pour aller àParis toucher le prix de sa terre et celui de samaison, déposé chez le banquier P***. L'imagi-nation pleine de ses projets, elle se voyait déjàmaîtresse du champ de bataille donné par Fran-çois Ier à ses aïeux, et se demandait si elle seferait nommer comtesse de Mariadec, ou biensi pour condescendre aux habitudes italiennes,elle supporterait qu'on l'appelât tout simplementla princesse de Marignano. Ses renies sur l'Étatétaient vendues et ses fonds rassemblés chez lebanquier P***, qui, sur son ordre, devait les faire,passer à un banquier de Milan.

Madame Saint-Léger, maudissant au fond ducoeur les mauvais chevaux qui la conduisaientà Paris, arrive le soir à Saint-Denis, couchedans une auberge, douteuse, et entre enfin dansla capitale à dix heures du matin. Elle prendalors à pied le chemin de la rue Cérutti, rue fortà la mode à cette époque, et qu'habitaient lessommités de la Banque. M. P*** occupait unhôtel superbe. Le suisse, le front soucieux et lesmains enfoncées dans les poches de sa veste.d'uniforme, arrête du regard la voyageuse.

— Qui demandez-vous ? dit-il en se plaçant entravers de la porte cochère.

— M. P***, mon banquier, répondit madame

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Saint-Léger, qui leva la tête comme si elleétait déjà princesse de Marignano.

— M. P*** n'est point à Paris ; il voyage, re-prit le concierge d'un air arrogant.

— Il est bien singulier que M. P*** ait quittéParis sans me prévenir.

Le concierge répondit à cela que M. P***n'avait prévenu personne.

— Où donc est-il allé ? demanda madameSainl-Léger avec impatience.

— En Allemagne, dit le concierge en sifflantl'air de : Bon voyage, cher Dumolet !

Madame Saint-Léger ne comprenait rien àcette réception impertinente ; mais, saisie d'unevague inquiétude, elle voulut voir la femme dubanquier.

— Madame ? reprit le concierge en souriant ;voir madame ? Impossible ! madame est dansses terres de Bourgogne, parce que l'absence demonsieur sera longue et...

— Gare, gare ! la porte, s'il vous plaît.C'étaient deux commissionnaires porteurs d'un

brancard chargé de meubles précieux ; ils de-mandaient au concierge d'ouvrir les deux bat-tants de la porte cochère ; ce que celui-ci s'em-pressa de faire.

— Ah çà, mais, dit madame Saint-Léger,M. P*** déménage donc ?

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— Lui ? non ; c'est madame qui déménage.

— Il y a mi mystère là-dessous ! s'écria ma-dame Saint-Léger.

— Pas le moindre, répondit le concierge. Per-mettez... vous n'habitez pas Paris ?

— Non, je viens de Chauny, près Noyon.

— Alors, vous ignorez ce que tout Paris saitdepuis hier main.

— Je ne sais rien. Je viens de Chauny ou plu-tôt de Noyon, pour que M. P*** me rende comptedes fonds déposés chez lui.

Le concierge quitta son air goguenard, saluaprofondément, en homme qui sait compatir aumalheur.

— Madame, dit-il d'un air grave, passez auxbureaux.

Et il indiqua de la main l'aile gauche de l'hô-tel, occupée par les bureaux du banquier.

Madame Saint-Léger y courut, pâle, le frontplissé par la colère, les yeux égarés par des pré-visions sinistres. Elle se trouva tout d'un coupau milieu d'une armée de commis, dont les unslisaient les journaux, tandis que les autres ju-geaient entre eux un opéra-comique dont la pre-mière représentation avait eu lieu la veille. Uncommis s'avance et lui demande poliment ce quil'amène.

— Je veux voir M. P***, dit-elle.

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— M. P*** n'est plus à Paris. Madame vientsans doute pour une créance ? Passez à la caisse.

— Vous savez bien que le caissier n'y est pas,dit une voix qui parlait du fond des bureaux ; ildéjeune ee malin au Rocher de Cancale.

— Veuillez voiri sous-caissier, madame ; laseconde porlc à droite.

Le sous-caissier était assis devant une caissedont la porte ouverte prouvait qu'il n'y avaitplus de trésor à garder, et que le caissier en chefpouvait sans danger déjeuner au Rocher de Can-cale. Ce sous-caissier, homme fort poli et dontla figure gracieuse et sereine inspirait la con-fiance, expliqua à madame Saint-Léger l'état desaffaires de son patron. M. P*** éprouvait unléger embarras ; il devait, sans doute ; quel estle banquier qui ne doit pas ? mais il lui était dû,à lui, deux ou trois fois plus qu'il ne devait.

— Il me doit, à moi ! s'écria madame Saint-Léger ; il a toute ma fortune dans ses mains.Rendez-moi les fonds que vous avez à moi.

— Ils vous seront rendus, madame, sans lamoindre difficulté, répondit tranquillement lesous-caissier ; mais la chose serait peut-être dif-ficile aujourd'hui.

— Et pourquoi cela, monsieur ?

— Parce que M. P*** attendait de Vienne desremises considérables ; elles tardent à arriver,

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et il est parti lui-même pour les faire rentrer.Madame Saint-Léger avait arrêté ses petits

yeux gris sur le sous-caissier et elle cherchait àlire la vérité sur le visage de ce commis calmeet impassible. Cet homme la trompait, c'étaitcertain ; elle allait éclater lorsque le commisajouta :

— Au reste, madame, il est possible qu'avantde partir, M. P*** ait songé à vous. On ne payeplus ici, il est vrai ; mais M. Dumont, rue Tait-bout, 16, est chargé des affaires de la maison.Passez chez lui, madame, et, probablement, il

vous satisfera.Il était singulier que M. P*** payât par les

mains de M. Dumont, au lieu de payer par lessiennes, et que sa caisse se, fût vidée pour allerremplir celle de ce M. Dumont. Cependant, leschoses qui paraissent les plus extraordinairessont quelquefois les plus simples ; un seul motsuffit souvent pour les expliquer. M. Dumont étaitsans doute un associé inconnu, un homme qui,dans l'absence du banquier, avait le maniementde ces affaires importantes dont on ne confie

pas le secret à des subalternes. Madame Saint-Léger prit le chemin de la rue Taitbout. Il nefallait que peu d'instants pour s'y rendre, et, touten hâtant le pas, la veuve cherchaità se rassurer.

— Il est impossible qu'un homme aussi riche

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que M. P*** soit ruiné... La caisse de la rue Cé-rutti est vide ; c'est un simple déménagement ;la caisse de la rue Tailbout regorge d'or et debillets de banque. Les commis sont gais

,ils

s'occupent de théâtre et de nouvelles... le cais-sier déjeune au Rocher de Cancale ; le sous-caissier est à son poste, tranquille et poli avectout le monde... Enfin, madame P*** est dansses terres ; donc, ils ont des terres... Elle faittransporter à la campagne des meubles de prix,des pianos, des harpes, des armoires à glace ;elle compte donc, durant l'absence de, son mari,vivre en Bourgogne au milieu du luxe qui l'en-tourait à Paris. Tout va bien. Le concierge deM. P*** est un coquin qui mérile d'être châtié.

Toulon faisant ces réflexions consolantes, ellefrappait à la porte de M. Dumont avec un cer-tain battement de coeur.

— Au troisième, au fond du corridor, lui ditune vieille portière.

Madame Saint-Léger monte au troisième,tire un cordon crasseux terminé par un pied debiche, et, après avoir traversé une antichambreobscure, entre, dans un salon délabré, tapissépar des cartons. C'était le cabinet deM. Dumont,petit vieillard cauteleux, agent d'affaires bienconnu au tribunal de commerce. A la vue del'homme et du cabinet, toutes les espérances de

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madame Saint-Léger s'évanouirent : chez le ban-quier, la caisse était vide ; chez M. Dumont, il

n'y avait point de caisse.— Monsieur, dit-elle, je viens de chez M. P***.

— Et on vous a envoyée ici, dit le petit vieil-lard en interrompant la visiteuse. Veuillez vousasseoir... Comment vous nommez-vous, ma-dame ?

— Madame Saint-Léger. Vous avez des fondsà moi, et vous allez me les remettre.

Le vieil agent d'affaires la regarda avec unétonnement mêlé d'ironie ; ses lèvres mincessourirent.

— Des fonds à vous ? Je n'ai jamais de fonds à

personne. C'est pour la faillite P***, ajouta-t-il

en étendant la main vers un dossier ouvert surson bureau.

— La faillite P*** ! s'écria madame Saint-Lé-ger en serrant les poings, M. P*** a fait faillite ?

— Vous venez peut-être pour le concordat deMM. P***, D*** et Ce ?

— Je ne connais pas MM. P***, D*** et Ce, diten hurlant madame Saint-Léger.

— C'est pour la faillite P***, reprit tranquil-lement M. Dumont. Je m'en doutais : j'ai vu votrenom sur la liste des créanciers ; il s'agit d'unesomme considérable.

— Toute ma fortune, s'écria madame Saint-

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Léger... M. P***, banquier, rue Cérutti, a faitfaillite ?

—Hélas ! oui, madame, répondit M. Dumont

d'un ton piteux : il ne laisse à ses créanciers queles yeux pour pleurer ; absolument que cela. J'ysuis, moi qui vous parle, pour trois cent cin-quante-cinq francs ; j'ai été nommé syndic decette malheureuse affaire et je puis vous mettreau courant de...

— Il a fait faillite ? répéta madame Saint-Lé-

ger atterrée.

— Eh ! mon Dieu, oui ! il est parti hier matin.A l'heure qu'il est, je le crois déjà hors d'atteinte.Il a une bonne chaise de poste et un passe-portsous un nom supposé. Croiriez-vous que cethomme a eu l'indélicatesse d'emporter une par-tie des diamants de sa femme ? entre autres, unrubis oriental auquel madame P*** tenait beau-coup.

— Mais cet homme est riche, dit madameSaint-Léger.

— Il l'a été, madame.

— Il a des terres, des meubles précieux.

— Non pas... c'est-à-dire, oui ; mais tout celaest à sa femme.

— A sa femme ou à lui, c'est la même chose,dit madame Saint-Léger.

—Je vous entends, madame, reprit l'homme

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d'affaires en mettant la main sur sa poitrine ;vous êtes une de ces personnes d'élite dont le

coeur parle toujours plus haut que la raison ;natures généreuses qu'on ne rencontre guèreque chez les femmes comme vous... MadameP*** vous ressemble, elle pense comme vous,elle voulait agir comme vous auriez agi vous-même en pareille circonstance ; elle voulait sedépouiller pour les créanciers de son mari, leurabandonner sa dot ; mais elle est mère, elle doitcompte de sa fortune à ses enfants ; elle garderatout.

— Elle gardera tout ! répéta madame Saint-Léger sans savoir ce qu'elle disait.

— Oui, reprit M. Dumont d'un air pénétré ;

c'est une femme bien malheureuse et bien res-pectable.

— Ce misérable s'enfuit en Allemagne chargéd'or, dit encore madame Saint-Léger.

— Je ne le crois pas, répondit d'une voix tran-quille M. Dumont ; car, au fond, P*** est. unhonnête homme.

— Un honnête homme ! s'écria madame Saint-Léger en se levant.

— Permettez, reprit M. Dumont, je lui rendsjustice, quoique je sois aussi un de ses créan-ciers. Je sais qu'il a joué de malheur.

— Joué de malheur !

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— Oui, il a joué sur les fonds publics, sur les

savons, sur les riz, sur les indigos, sur les suifs,et il a perdu sur tous ses marchés. Vous me direzqu'un banquier ne doit pas se permettre de pa-reilles opérations, et vous aurez raison, madame ;

mais que voulez-vous ! c'est la folie du jour.

— Et mes fonds, monsieur, mes fonds déposéschez lui ? le prix de ma terre de Brétigny ? celuide ma maison de Chauny ? mes rentes sur l'État,qu'il a dû vendre ?

— Il les a vendues, madame.

— Qu'est devenu tout cela ?

M. Dumont leva les yeux au ciel, et, avec unton qui tenait le milieu entre le sarcasme et lanaïveté :

— Et voilà, dit-il, ce qui me fait penser quece malheureux P*** est un honnête homme.Imaginez, madame, qu'il a payé jusqu'au der-nier moment, il a fait rendre à sa caisse jusqu'àson dernier liard.

— Il a payé avec mon argent, dit madame !

Saint-Léger furieuse et dont les yeux étincelaientde colère.

M. Dumont demeura impassible.

— C'est vrai, dit-il ; mais il y a beaucoup de

gens qui ne sont pas si honnêtes.L'homme d'affaires ne changeait pas de figure

s'il paraissait prendre parti pour le banquier,

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qui fuyait en ruinant vingt familles, c'était puregénérosité, puisque lui-même souffrait de cettefuite, il était sur la liste des créanciers : on luidevait trois cent cinquante-cinq francs ! et, àl'abri derrière cette créance insignifiante etpeut-être imaginaire, il raillait sans pitié lesdupes et les victimes.

Madame Saint-Léger regardaitM. Dumont avecune rage contenue : ce qu'il faisait maintenant,elle l'avait fait vingt-cinq ans auparavant. Cethomme se moquait d'elle ; il allait arrondir safortune à ses dépens ; d'accord sans doute, avecle banquier P***, il allait faire tomber les créan-ciers dans ses filets ; puis il partagerait avec lefailli et deviendrait peut-être plus riche que lui.C'était le manège de mademoiselle de Mariadec

avec le racoleur Saint-Léger : « Je suis jeune,belle et jolie en même temps ; regardez-moi bien.Vous m'aimez et je vous aime. Vous m'offrezvotre main, cela ne suffit pas : il me faut votrefortune, parce que j'ai autant de susceptibilité

que d'honneur. » Madame Saint-Léger compritqu'elle était ruinée, parce que plus le calcul estodieux, plus il est sûr. Elle était à son tour lamouche tombée dans les filets de l'araignée. Sonfront devint livide, ses lèvres bleuirent ; maiselle reprit une apparence de tranquillité, et, re-gardant M. Dumont d'un oeil ferme :

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— Je vous écoule, dit-elle.

— Eh bien, reprit M. Dumont, il faut veniren aide à ce malheureux P***.

— Lui venir en aide ? s'écria madame Saint-Léger, que ce dernier trait tira de son stoïcismeapparent ; lui venir en aide quand il m'emportetout !

— Vous ne perdrez rien, se hâta de direl'homme d'affaires ; on ne vous fera pas tortd'un centime, vous rentrerez intégralement dans

vos fonds... avec le temps.

— Je comprends très bien, répondit madameSaint-Léger : avec le temps.

— Il faut laisser à M. P*** les moyens de

regagner l'argent qu'il a perdu ; il faut qu'ilpuisse travailler pour ses créanciers. Sans cela,point d'espoir pour eux. M. P***, madame, estun homme habile ; il n'aura besoin que dequelques années pour faire de nouveau fortune.

— Qu'avez-vous à m'offrir, monsieur ? de-manda madame Saint-Léger d'un ton ferme.

M. Dumont répondit sans hésitation :

— Cinq pour cent payables dans deux ans,madame.

Quand l'Indien est attaché au poteau fatal, ilinjurie les guerriers ennemis qui le percent deleurs flèches, il les excite, il les irrite ; s'il estfrappé par des femmes ou par des enfants qu'on

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habitue ainsi à la miaulé, il ne dit rien, il souritavec dédain et lève les yeux au ciel pour ne pasvoir d'aussi lâches ennemis. Madame Saint-Léger se conduisit comme l'Indien ; elle auraitdéchiré M. P*** si elle l'eût tenu dans ses mains ;

M. Dumont n'obtint d'elle qu'un regard froid etméprisant. Elle se leva et se prépara à sortir decelte pièce où elle étouffait ; puis, revenant surses pas :

— A propos, dit-elle du ton le plus naturel,est-ce que M. Dulaurens est compromis danscette faillite ?... Dulaurens, de Noyon.

L'homme d'affaires feuilleta son dossier.— M. Dulaurens ? dit-il. M. Dulaurens ?... Sans

doute : il est un des principaux créanciers de lamaison P***.

— C'est très bien, reprit madame Saint-Léger.Et elle disparut.

— Voilà une femme qui a un regard venimeux,pensa M. Dumont ; dans les faillites, ajouta-t-ilmentalement, les femmes sont toujours à crain-dre ; il vaut mieux avoir affaire à dix créanciersqu'à une créancière... Bah ! bah ! elle feracomme les autres, elle prendra son parti.

Madame Saint-Léger ne devait pas se conso-ler. On a pu voir, dans le cours de cette histoire,quelle était de ces femmes qui ne mettent rienau-dessus de la fortune : ni vertu, ni pudeur, ni

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sentiments humains. Elle n'avait aimé ni sonmari, ni son fils ; elle n'aimait qu'elle-même etl'argent, qui lui tenait lieu de tout. Avec lesannées, l'orgueil de la naissance était revenu,et la veuve du racoleur se croyait déjà princessede Marignane. En perdant sa fortune, elle per-dait donc ses uniques espérances ; elle demeu-rait seule, isolée, sans appui, sans amis, etentourée de gens plutôt disposés à se réjouir de

sa ruine qu'à s'en attrister. Cependant, elle étaitruinée. Il eût été inutile et ridicule de couriraprès M. P*** ; il n'y avait rien à attendre demadame P***, qui, protégée par la loi et forte,de ses enfants, dont elle ne voulait pas aliéner lebien, faisait transporter son piano dans sa terrede Bourgogne, pour charmer les ennuis d'unséjour à la campagne, au moins prématuré...Dulaurens ?... Oui, si Dulaurens était un homme,il se joindrait à elle, puisque, comme elle, il étaitfrappé, et ils iraient tous deux, d'abord menacerle mari, puis effrayer la femme : on obtient beau-coup de choses le pistolet à la main. Mais Dulau-rens était un être faible, pusillanime, paresseux :

il aimerait mieux supporter qu'agir. D'ailleurs,ce qu'on tire le plus difficilement, des mains d'unfailli, c'est de l'argent : il ne veut pas et il ne peutpas en donner ; il n'a pas le maniement de sesaffaires ; il vous renvoie au syndic de sa faillite...

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à M. Dumont, et M. Dumont offre cinq pour centpayables clans deux ans !

Madame Saint-Léger loua une chaise de posteet partit sur-le-champ pour Noyon ; elle répan-dit l'or sur le chemin, elle paya comme unamant qui va rejoindre sa maîtresse, commeavait payé Maxime de Tonneins courant aprèsle meurtrier de son frère.

Après une nuit sans sommeil, elle arriva àNoyon et gagna cette maison pauvre dont elleoccupait le premier étage. Le rez-de-chausséeétait habité par une femme veuve qui, au moyend'une chétive industrie, élevait tant bien que maldeux petits enfants. Avant de monter dans sonappartement, madame Saint-Léger entra chezcette veuve.

Madame Chauvin, dit-elle, apprenez-moi,d'abord où est Thérèse ?

— Thérèse est sortie, madame ; voici votre clef.

— Elle court les rues de Noyon ?

—Oh ! non, madame ; elle est à Saint-Éloi :

c'est aujourd'hui qu'on juge Pierre Laclos, etM. Hardouin est venu hier prévenir mademoi-selle Thérèse de ne pas manquer l'audience.Mademoiselle Thérèse est partie à onze heures.

— Très bien ! dit madame Saint-Léger, j'avaisoublié ce procès. Si Thérèse rentre dans uneheure, vous la laisserez monter ; si elle arrive

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auparavant, vous la retiendrez auprès de vousjusqu'à ce que l'heure soit écoulée.

— Madame veut-elle que j'aille allumer dufeu ? demanda la veuve Chauvin.

— Non, c'est inutile.Madame Saint-Léger prit alors sa clef, et, avant

de monter dans sa chambre, elle tira de sapoche deux éeus de six livres et en donna un àchaque enfant ; puis elle gagna sa chambre sansvouloir écouter les remerciments de la mère.

— Voilà une vieille dame qui est avare, s'ilfaut en croire sa fille de chambre, dit la veuveen regardant ses enfants jouer avec les écus, etelle donne deux grosses pièces à des enfantsqu'elle n'a seulement pas caressés une fois depuisqu'elle est ici... Elle vient de Paris ; elle doit yavoir fait de bonnes affaires, ou bien elle agagné à la loterie, ou bien encore, c'est que lesdomestiques disent toujours du mal de leursmaîtres.

L'heure se passa sans que Thérèse revînt del'audience. La veuve vaquait aux soins de sonménage ; les enfants étaient sages et jouaientsans bruit, parce que, sur l'un des deux écus, onleur avait acheté quelques gâteaux, lorsqu'unevoisine vint frapper au carreau et ouvrit ensuiteune porte qui ne fermait qu'au loquet.

— Voisine, dit-elle, cette dame qui loge chez

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vous pose des rideaux neufs à voire fenêtre, oupeut-être elle veut vous faire tort, et elle enlèvevos propres rideaux. On n'est jamais sûr de rienquand on a des étrangers chez soi... Venez doncvoir ce qui se passe.

Et la voisine entraîna la veuve dans la rue :

toutes deux pâlirent en examinant avec plusd'attention cette dame qui posait des rideaux.Madame Saint-Léger s'était pendue à un pilonde fer, destiné, en effet, à soutenir la tringled'un rideau. Elle avait traîné une table auprèsde la fenêtre et placé une chaise sur la table,afin d'atteindre ce piton ou crochet de fer, quitouchait presque à un plafond assez élevé. Pouréviter d'être aperçue par les passants, elle avaitsoigneusement tiré le rideau de la fenêtre ; mais,dans les trépignemens d'une fin douloureuse, lerideau s'était écarté, et on voyait pendre lespieds de la malheureuse femme devant les car-reaux de la fenêtre.

— Ah ! mon Dieu ! s'écria la veuve Chauvin,elle s'est pendue !

— Elle s'est pendue comme Judas, dit la voi-sine.

La foule s'assembla, la petite ruelle se remplitde monde. Quelques ouvriers, témoins de cespectacle, voulurent pénétrer dans la chambrede madame Saint-Léger, afin de rappeler à la

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vie, si c'était possible, une femme qui peut-êtrerespirait encore. La veuve Chauvin ne le permitpas. Le peuple pense que de tels secours sontdangereux, parce que la justice doit arriver etprésider à ce qu'on appelle la levée du corps. Ilest nécessaire, suivant lui, que M. le commis-saire, ou son délégué, trouve les choses tellesqu'elles étaient au moment de l'événement : sanscela, on pourrait tromper la religion du magis-trat, et, entre les mains de criminels habiles, unassassinat pourrait passer pour un suicide.

— Non, non, dit la veuve Chauvin, personnen'entrera dans cette chambre ; je n'ai pas laclef, et on n'enfoncera pas la porte ; il y a unepersonne à Noyon qui a une seconde clef ; c'estmademoiselle Thérèse, la fille de chambre decette pauvre dame... Elle était bien bonne ! Ily a à peine une heure, elle a donné deux écusà mes enfants. Si quelqu'un veut alier prévenirmademoiselle Thérèse, elle est à Saint-Éloi, oùl'on juge à l'heure qu'il est Pierre Laclos.

Et la veuve Chauvin monta les quelques mar-ches qui séparaient le rez-de-chaussée du pre-mier étage, et s'assit devant la porte, dont ellevoulait défendre l'entrée : il y allait de sa sécu-rité et de sa bonne réputation. L'obligeante voi-sine se chargea d'aller prévenir Thérèse. Il n'yavait pas loin de la ruelle dont nous parlons à la

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chapelle. Saint-Éloi. Lorsqu'elle arriva devant laporte, cette femme, tout émue du spectaclequ'elle venait de voir, et songeant que peut-êtreon ne lui permettrait pas de parler à mademoi-selle Thérèse, mais qu'on exigerait qu'elle dittout haut ce qui l'amenait, ne se sentit pas lecourage nécessaire pour prendre la parole de-vant une assemblée nombreuse, et pour ré-pondre aux questions d'un colonel en uniforme.Elle s'arrêta donc, et d'abord reprit haleine. Cefut dans ce moment-là même que Gondrin, quine voulait pas entendre le rapport du capitaineGimel, sortit de l'audience. Il avisa la voisine dela veuve Chauvin, qu'il connaissait parfaitement.

— Eh bien,

la mère, nous venons voir jugerPierre ? nous désirons entendre le capitaine Gi-mel, qui veut le traiter comme un Autrichien ?

Entrez, la mère, c'est le moment... M'est avis,cependant, si j'ai bonne mémoire, qu'il y aquinze ou seize ans, Pierre était un garçon quivous revenait assez, et il me souvient que, vouset moi, nous avons souvent mangé de sa chasseà Sainte-Radegonde... Ce n'est pas bien d'ou-blier les amis, et de quitter ses affaires pour en-tendre mal parler d'eux... Allons, allons, entrez,faites comme les autres.

Après cette allocution bourrue, le grenadierse détourna ; la voisine courut après lui.

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— Je n'ai pas si mauvais coeur que vous ledites, Gondrin, répondit la voisine, et je neviens ni pour Pierre, ni pour ceux qui lui veu-lent du mal... Ah ! Gondrin, Gondrin, depuis unmois, il arrive bien des malheurs dans la villede Noyon.

— Sans compter la mort de Pierre, dit Gon-drin ; on va le fusiller ce soir ou au plus lard de-main matin.

La voisine leva les yeux au ciel.

— Vous connaissez la veuve Chauvin ?

— Sans doute. Il lui est arrivé malheur ?

— Oui, une vieille femme vient de se pendrechez elle, dans la chambre du premier.

Gondrin, très-peu tendre de son naturel, nes'intéressait que médiocrement aux vieillesfemmes.

— Ce sont ses affaires, dit-il ; elle avait, sansdoute, ses raisons pour cela.

— C'est que, ajouta la voisine en désignant lachapelle Saint-Éloi, il y a là-dedans une fille quila servait, et je viens la prévenir.

— Et comment nommez-vous cette fille ?

— Thérèse.

— Et comment nommez-vous la pendue ?

— Madame Saint-Léger.

— Madame Saint-Léger ? s'écria Gondrin,la mère, de ce coquin de dragon qui a tué

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un des fils de Tonneins et qui a été tué parl'autre ?

— Vous avez raison, Gondrin,je n'y avais pasréfléchi ; c'est elle-même... Oui, ce doit êtrecelle-là. Mais je n'ose pas entrer prévenir saservante.

— J'y vais, moi, dit Gondrin ; laissez-moifaire.

Nous avons vu que Gondrin remplit exacte-ment sa promesse ; il pénétra jusqu'à Thérèse,et lui annonça la nouvelle, qui la remplitd'étonnement et de frayeur. M. Dulaurens, assisauprès de Thérèse, ne perdit pas un mot de cequ'avait dit Gondrin, et, comme il connaissaitles motifs du voyage de madame Saint-Légerà Paris, il supposa aisément que cette mort vo-lontaire, si elle était vraie, tenait à une catas-trophe imprévue, peut-être à une ruine subite,et alors sa fortune à lui pouvait être compromise.Il partagea donc l'effroi de mademoiselle Thé-rèse, et, poussé, moitié parun intérêt personnel,moitié par un sentiment plus généreux, il vou-lut aller éclaircir par lui-même un fait aussi ex-traordinaire, et demanda à quitter l'audience.L'agent Hardouin, qui rôdait derrière le banedes témoins, s'approcha de Gondrin, l'interro-gea, apprit de quoi il s'agissait et il suivit M. Du-laurens et Thérèse.

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— Qu'est-ce qui peut avoir poussé cette mal-heureuse femme à se détruire ? disait Dulaurensà Thérèse, en s'achcminant vers le logis de laveuve Chauvin.

— Je ne sais pas, monsieur, répondait Thé-rèse ; madame était une personne mystérieuseet fière avec les domestiques ; elle ne leur par-lait jamais que pour leur donner des ordres, oupour les gronder... Il est vrai, ajouta la ser-vante comme si elle se fût parlé à elle-même,que madame regrettait sa jeunesse et qu'elleétait fâchée de vieillir ; mais madame se portaitbien... On vient aussi de lui tuer son fils ; maismadame n'aimait pas M. Martial, et...

L'agent Hardouin suivait Dulaurens, dont ilétait bien connu.

— Monsieur, dit-il en se rapprochant et lechapeau à la main, qui sait ce que nous allonstrouver chez la veuve Chauvin ?

— Vous ne croyez pas à la mort de madameSaint-Léger ?

— A la mort, oui ; au suicide, non. Toutes lesfois qu'on tue quelqu'un, continua le soupçon-neux agent de police, le meurtrier s'arrange,quand il le peut, pour faire croire à un suicide.

— Et vous croyez ?... s'écria Dulaurens.

— Je ne crois rien ; je dis qu'on peut toutsupposer, et je vais faire mon devoir.

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— Très-bien ! Ainsi, vous supposez que laChauvin... ?

— Je ne dis pas cela ; mais je sais que cettefemme est pauvre et qu'elle a deux enfants àélever. N'est-il pas vrai aussi que cette madameSaint-Léger a ou avait des ennemis ?

— Oh ! oh ! s'écria Dulaurens.Et les insinuations de l'agent Hardouin lui fi-

ront regarder un crime comme possible. Il envint même à le souhaiter, et, sans accuser posi-tivement madame de Tonneins, il songeait aelle.

— Elle a toujours regardé, pensait-il, les Saint-Léger comme des ennemis. Cette haine a com-mencé le jour même de sa naissance. Eh bien,maintenant elle peut respirer à l'aise : voilà le

nom de Saint-Léger éteint ; la seule personnequi le portait encore a cessé de vivre.

La supposition d'un crime, quel que fût lecoupable, rassurait Dulaurens : un assassinatn'était qu'un accident fâcheux, un suicide pré-sageait une, catastrophe qui pouvait l'entraînerlui-même.

— Hardouin, dit-il, vous avez raison : madameSaint-Léger vient de Paris, probablement avecun portefeuille bien garni. On l'aura assassinéepour la voler.

— Nous allons voir, répondit l'agent de police.

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Ils étaient arrivés devant la maison de lapauvre veuve. L'agent de police passa le pre-mier ; il gravit les marches qui séparaient lerez-de-chaussée du premier étage, et il ne fitque jeter un coup d'oeil sur la femme Chauvin,assise sur le pas de la porte ; se tournant ensuitevers Dulaurens, qui l'avait suivi :

— Il n'y a pas crime, dit-il ; cette femme, estinnocente ; la clef de la chambre est en dedans.C'est un véritable suicide.

Hardouin chasse la foule qui remplit la mai-son, enfonce la porte et entre, suivi de Dulau-rens, de Thérèse et de la veuve Chauvin, danscette chambre triste et froide où madame Saint-Léger s'est réfugiée pour mourir. On suit le che-min qu'elle a pris elle-même, on coupe le fatallacet. Madame Saint-Léger est morte depuis uneheure au moins ; ses membres sont roides etsans chaleur, et elle tient dans sa main crispéeune lettre à l'adresse de Dulaurens.

« M.P***,» lui écrivait-elle, « vole mon bien et

» le vôtre. Vous vous résoudrez à vivre pauvre« si vous le voulez ; moi, je n'en ai ni la force, ni

» la volonté. Je suis donc décidée à mourir.» Qu'on n'inquiète personne après moi. Je fais

» héritiers du peu qui me reste, les enfants de» la veuve Chauvin, qui aura l'embarras de ma» mort et de ma sépulture. Je n'aime personne,

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» je ne regrette personne ; autant vaut que ces» deux petites créatures profitent de quelques» raille francs que je possède encore, que si je» les laissais à d'autres. »

Dulaurens lut tout haut cette lettre laconique ;il la donna ensuite à la veuve Chauvin.

— Voilà votre titre, dit-il.El il quitta la chambre avec une vivacité telle,

que l'agent Hardouin ne put s'empêcher dedire :

— Ah çà, est-ce que c'est une épidémie àNoyon ? En voilà une qui s'est pendue ; est-ceque l'autre va se jeter dans la rivière ?

— La brave femme ! s'écria la veuve Chau-vin on recevant la lettre qui assurait un héri-tage inattendu à ses enfants ; elle a fait unemauvaise fin ; mais j'espère que Dieu lui par-donnera.

Mademoiselle Thérèse, dont madame Saint-Léger n'avait pas fait mention, et qui se trouvaitfrustrée dans ses espérances, ne fut pas aussiindulgente.

— Que Dieu lui pardonne ? dit.-elle. Je nele crois pas : elle a été méchante femme, mau-vaise mère et mauvaise maîtresse !

Madame Saint-Léger laissait pour tout bienquelques meubles sans valeur et huit millefrancs, prix du diamant que, quelques jours au¬

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paravant, elle avait eu l'art de faire acheter àDulaurens. Ce fut une fortune pour la veuveChauvin.

VII

— La dot de Laure. —

— Acquitté ! s'écria Goudrin, vive l'empe-reur !

Le capitaine Gimel jeta sur l'ex-grenadier unregard de colère. Me Beauclair quitta sa place,salua gracieusement les juges, et, s'avançantversPierre :

— Vous avez compris, mon garçon ? lui dit-il,vous êtes acquitté.

Puis, s'éventant avec sa toque, la figure épa-nouie et la bouche en coeur, il s'adressa à ma-dame de Tonneins :

— Madame, lui dit-il, permettez-moi de vousremercier de l'intérêt que vous portez à monclient ; mais je vous avoue que je vous en veux.

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Adrienne, éperdue, tremblante, agitée et cher-chant toujours des yeux Laure, qu'elle espéraitdécouvrir au milieu de la foule, ne voyait nin'entendait l'avocat. Celui-ci reprit :

— Oui, je vous en veux, madame, à vous et àcette jeune personne, qui est venue comme vousme prêter un appui... inutile. J'avais, madame,de quoi confondre l'accusation, j'aurais con-vaincu les juges, et vous-même, j'en suis per-suadé, n'auriez pas été fâchée d'entendre mapéroraison. Je la ferai mettre dans les journauxde Paris, madame, et j'aurai l'honneur de vousen adresser un exemplaire.

Me Beauclair accompagna ces paroles d'ungrand salut, et courut rejoindre le vieux mon-sieur poudre et la vieille dame sa voisine, pourrecevoir leurs félicitations et renouveler ses do-léances sur sa péroraison perdue.

— Pierre ! Pierre ! dit Adrienne en tournant,vers son frère de lait un oeil mouillé de larmeset en lui tendant les bras.

— Ce n'était pas vous, ma soeur ? dit à demi-voix Pierre étonné, confondu par tout ce quivenait de se passer, et ne sachant pas bien en-core si Adrienne avait réellement échappé auxruses du colonel, et si lui était tout à fait hors desatteintes du capitaine Gimel ; ce n'était donc pasvous, ma soeur ?

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— Mais ce n'était pas toi non plus, toi qui t'ac-cusais pour me sauver ! dit. Adrienne.

— C'était donc ce malheureux Martial, revenudurant la nuit comme le prétend la petite Ma-riette ?

Mais cette question de Pierre se perdit dans lebruit que faisait le public en quittant la cha-pelle Saint-Éloi, et madame de Tonneins, quivoyait s'avancer vers elle le colonel, ne l'enten-dit pas et ne put donc pas y répondre. Dans lasituation où elle se trouvait, cette rencontre iné-vitable avait pour Adrienne quelque chose depénible et de fatigant ; son coeur était plein àdéborder, et ce n'était pas avec le colonel qu'ellepouvait l'épancher. Il y avait maintenant entreelle et la jeune Laure un secret qu'elles devaientgarder toutes deux, ou que, du moins, l'une nepouvait divulguer que du consentement de l'au-tre. Le colonel, de son côté, était un peu confus ;il avait laissé entrevoir des soupçons vagues ; ilavait eu le malheur de chercher la vérité par-tout, jusque dans la chambre à coucher de ma-dame de Tonneins ! et enfin le procès venait dese dénouer d'une façon si imprévue et si singu-lière, qu'il se comparait intérieurement lui-même à ces diplomates maladroits qui poursui-vent un traité imaginaire, tandis qu'à leur insules véritables négociateurs mènent à bien l'af¬

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faire véritablement en litige. Il aborda néan-moins Adrienne d'an air ouvert.

— Madame, lui dit-il, vous devez être con-tente de nous, nous avons rendu les armes...

— A la vérité, s'empressa de dire madame deTonneins.

— Et à la beauté, répliqua galamment le co-lonel ; cette jeune personne est bien belle etbien amoureuse... Au reste, madame, la famillede Tonneins a un charme qui fait qu'on s'at-tache à elle : je ne suis pas étonné de l'actionvirile de mademoiselle Dulaurens : ce qui mesurprend, c'est l'aveu public qu'elle vient defaire.

— Cela vous surprend, colonel ?... et moiaussi, répondit. Adrienne en arrêtant un momentses regards sur ceux do M. de Rambert.

Elle baissa ensuite les yeux, et, se contenantavec peine, elle prit, congé du colonel et voulutreprendre le chemin de sa maison, accompa-gnée seulement de Pierre. Mais Pierre ne s'ap-partenait pas, il appartenait à cette partie tu-multueuse de l'auditoire qui s'agitait dans lachapelle Saint-Éloi. Toutes ces marchandes delégumes, toutes ces revendeuses qui, une heureauparavant, demandaient la mort du monstre,assassin d'une jeune fille, venaient maintenantl'embrasser et lui serrer la main.

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Adrienne profita de ce tumulte pour se perdreau milieu des groupes nombreux qui l'entou-raient, et elle se glissa hors de la chapelle Saint-Éloi sans être remarquée de personne.

Enveloppée dans un grand châle et la figurecachée par un voile, elle retournait en hâte auchevet de son fils, l'esprit bouleversé par l'évé-nement inattendu qui avait arrêté la vérité surses lèvres.

— Ce qui surprend monsieur le colonel, sedisait-elle, c'est l'aveu de Laure. Et quel ne se-rait pas son étonnement s'il savait que cet aveuest un mensonge, et que ce mensonge est uneoeuvre de l'amour !... Ah ! les hommes ne nousdevinent jamais ; ils ne savent pas quelle hé-roïque délicatesse il y a souvent dans l'amourd'une femme : quels mensonges sublimes l'amourpeut inspirer, même à une jeune fille !

Un bruit de voix lui fit lever les yeux : deuxvieilles femmes marchaient devant elle et par-laient tout haut.

— Le bon Dieu a fait un miracle aujourd'hui,disait l'une ; il a ressuscité la fille de GermainDulaurens, juste à point pour empêcher le capi-taine Gimel de faire fusiller Pierre Laclos.

— Et le diable, répondait l'autre, a fait un de

ses tours : il a tordu le cou à la veuve Saint-Léger, une vieille avare, qui aurait mangé ses

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louis d'or, plutôt que de donner un morceau depain à un malheureux.

— La mère de ce Martial qui vient d'être tué

par le jeune de Tonneins ?

— Elle-même. Ainsi, il n'y a plus de Saint-Léger dans les environs, ni fils, ni mère, nihomme, ni femme, le pays en est débarrassé.

Adrionne poursuivit son chemin sans ajouterfoi à ces propos qui ne lui apprenaient rien.Laure vivait, elle avait serré la jeune fille surson sein, et, quant à madame Saint-Léger, savie ou sa mort lui importait peu ; elle ne luivoulait ni bien ni mal ; ce qu'elle souhaitait seu-lement, c'était de n'entendre pas répéter autourd'elle ce nom odieux. Elle arriva, ainsi troublée,auprès de son fils. Maxime dormait d'un sommeilpaisible, et Jeanne veillait auprès du jeunehomme.

— Pierre est sauvé, Jeanne, lui dit-elle.La vieille nourrice savait l'acquittementde son

fils. Adrienne s'assit en face delà vieille femme, etse mit à considérer attentivement cette créaturesi dévouée et qui cependant lui cachait la véritédepuis huit jours, depuis plus longtemps peut-être. Jeanne avait été la complice de Laure, ellel'avait amenée elle-même dans la chapelle Saint-Éloi ; mais ce n'était pas Jeanne qui avait inspiréà la jeune fille le mensonge qui lui assurait, à elle,

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Adrienne, l'amourde Maxime. Néanmoins,Jeanneétait instruite, mais de quoi ? Que connaissait-elle des secrets de cette nuit mystérieuse quiavaient échappé à la perspicacité de la police, àcelle des juges et qui embarrassait jusqu'au dé-vouement de Pierre, homme intelligent, quoi-qu'on dît un avocat mauvais observateur : hommequi d'ailleurs avait été un des personnages de cedrame nocturne ? Peut-être Jeanne ne savaitrien. Un instinct secret faisait comprendre àAdrienne que Laure avait eu autant d'adresse

que de courage, et que se confier à une seule

personne, c'était faire perdre à son action toute

sa valeur. Adrienne crut donc devoir ne riendire à sa nourrice, et, se tournant vers son fils,elle contempla le jeune homme dans son som-meil

.Lorsque, comme madame de Tonneins, on apassé par toutes les joies et par toutes les dou-leurs de ce monde ; lorsqu'on a connu l'amour,le délaissement, la haine, le dédain, le mépris,les angoisses du veuvage, et pis que tout cela ;

quand, la veille encore, on a eu un fils mort dansses bras, et que, par une raison juste ou non,raisonnable ou ridicule, on est menacée de per-dre l'affection de son dernier enfant, et qu'alorsun ange ou un démon vous sauve de ce péril, onadore cet être bienfaisant, et rien ne coûte à la

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reconnaissance. Voilà ce que pensait Adrienneen regardant son fils endormi.

— Il va se réveiller, pensait-elle ; il apprendraque Pierre, son ami Pierre, est acquitté ; il sauraque Laure a voulu mourir pour lui, qu'ellevivra,et il aimera toujours sa mère.

Rien de mieux ; mais ce bienfait qu'elle auraitvolontiers payé de toute sa fortune ; cet actehéroïque, il fallait le récompenser, et comment ?

En prenant la main de son fils et en la mettantdans celle de Laure. L'amour, voilà le seul mo-bile de la jeune fille ; l'amour, voilà le fantômequi poursuivait Maxime au milieu de. son som-meil... Eh ! mon Dieu, Adrienne n'avait jamaisliai Laure ; enfant, elle la voyait avec plaisirjouer parmi les fleurs de son jardin. Lorsque lajeune fille perdit sa mère, elle avait regrettécette mort qui laissait Laure sans guide et sanssoutien. Maintenant, elle chérissait la jeune fille,elle la bénissait, elle la regardait comme uneenfant à elle ; mais n'y avait-il pas dans la mai-son une chambre vide ? Et Eugène ? où était Eu-gène ? où était ce premier-né dont elle portaitle deuil ? Eugène était vengé de l'un de ses meur-triers ; mais l'autre ? mais celui qui avait faittirer l'épée du fourreau, quel était-il, sinon lepère de Laure ? Et, si elle, permettait à ces deuxenfants de s'unir, M. Dulaurens ne dirait-il pas

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que quand il s'agissait d'argent, de richesse etde fortune, rien n'arrêtait madame de Tonneins ;

qu'à un fils mort elle en substituait un second ;

que ce n'étaient pas les fils qu'elle comptait,mais les prolits ? Et ce Dulaurens qui lui avaitl'ail tuer un fils serait le père de l'autre ?... Oh !

non, jamais ! Celle idée lui était insupportable ;et d'ailleurs, en supposant qu'elle fil une injuresemblable à la mémoire d'Eugène ; en admettantqu'elle pût s'abaisser jusqu'à rechercher l'al-liance de M. Dulaurens, il fallait encore que cethomme voulût bien consentir à un mariage pa-reil ; et quelle apparence ? Non, cet homme sedonnerait le plaisir d'un refus humiliant.

Elle jetait sur son fils des regards d'amour ;elle croyait comprendre que la vie de Maximetenait à son union avec Laure, et l'amour ma-ternel, qui a ses faiblesses, lui suggérait despensées qui répugnaient à ses instincts géné-reux.

— Eh bien, se disait-elle en regardant cebel enfant endormi, cet enfant son seul et véri-table amour ; eh bien, je m'humilierai pourMaxime... Nous verrons, nous ferons agir... Lecolonel se chargera de celle négociation, et, s'il

ne réussit pas, Maxime me tiendra compte de ceque j'aurai tenté pour lui.

Puis, honteuse de ce détour hypocrite :

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— Non, non, se disait-elle alors, jamais lafortune de cet homme n'enrichira mon fils.

La nourrice, silencieuse, suivait sur le visaged'Adrienne ces pensées qui se heurtaient, cesfluctuations vagabondes, et elle devinait sanspeine le trouble de madame de Tonucins.

— Et Laure, lui dit-elle, qu'en ferons-nous ?

Adrienne tressaillit.

— Elle m'avait promis de sauver mon pauvrePierre, poursuivit la nourrice, elle l'a fait.

— Elle ne sait rien, pensa Adrienne attendrie :

hélas ! ce n'est, pas Pierre que Laure vient de.

sauver, c'est moi... Laure, Laurel... Eh bien,Jeanne, tu vas aller chez M. Dulaurens... tu le

peux ?— Aisément.

— Il t'est facile aussi de voir Laure, hors dela présence de M. Dulaurens ?

— Sans doute.

— Va donc la voir et prie-la de venir chezmoi... Elle n'y répugnera pas... Tu l'a condui-

ras... Mais non, nourrice, je suis encore troppleine de trouble et d'émotion pour voir cettejeune fille. J'ai besoin de quelques heures de

repos et de solitude. Demeure auprès de Maxime ;s'il se réveille, avertis-moi ; je verrai plus tardmademoiselle Dulaurens.

Madame de Tonneins rentra dans sa chambre

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à coucher, où, seule, mais toujours pleine detrouble et d'indécision, elle ne put s'arrêter à

aucun parti. L'amour do Maxime, dont elle com-prenait, la violence, l'admiration et la reconnais-

sance qu'elle éprouvait pour la jeune Laure, larépulsion que lui inspirait Dulaurcns, tout rem-plissait son esprit d'inextricables perplexités. Unévénement imprévu et la nouvelle de la ruinesubite de Dulaurens lui permirent bientôt d'agird'une façon conforme à sa nature.

Cependant, Laure était rentrée chez elle, ac-compagnée de la vieille nourrice, qui la laissa

sur le seuil de sa porte. Une fois dans son appar-tement, elle bénit le ciel qui semblait avoir toutconduit pour lui permettre do réussir, et, ellefrémit, en songeant seulement alors combien sonaction était en même temps hardie et dange-

reuse. Son bon ange avait allégé sa tâche ; il

avait éloigné M. Dulaurens, et elle se regardait

comme moins coupable, parce qu'ayant mentidevant tous, elle n'avait pas du moins mentidevant, son père. Au reste, Laure savait parfai-tement ce qu'elle avait, fait : elle avait empêché

que le soupçon d'un crime ne s'arrêtât, ne fût-cequ'un instant, sur le nom pur de madame deTonneins, et surtout, ce qui serait plus impor-tant aux yeux de madame de Tonneins, elleavait conservé à une mère l'amour intact d'un

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fils unique ; elle empêchait, ainsi toute, penséedouloureuse de naître jamais dans l'esprit, deMaxime. Cette dernière considération était denature à être appréciée à sa valeur, par unefemme aussi délicate que l'était madame de Tou-neins. Laure était donc sûre, d'être désormaischérie par la mère de Maxime ; Adriemie l'avaitserrée dans ses bras, elle avait pu placer seslèvres sur le front d'une jeune tille qui cepen-dant lui coûtait un fils ! mais de là à un mariageil y avait loin.

Tout ce qu'elle avait gagné en se dévouantcomme elle venait de le faire, c'était la certitude,à peu près acquise que son père ne la forceraitpas à épouser quelqu'un qu'elle ne pourrait ai-mer, et que, de son côté, madame, de Tonneinspermettrait à son fils de demeurer fidèle à sonpremier amour. Alors, Laure se faisait, un aveniril elle, et à Maxime : elle se, contenterait, d'unbonheur négatif ; renfermant dans le, fond de

son coeur un amour qui ne devait jamais finir,elle passerait sa vie à écrire à Maxime, qui l'ai-merait avec une fidélité pareille à la sienne. Ils

se verraient quelquefois, l'une par les fenêtresde son appartement, l'autre à demi caché parles arbres du jardin. Le temps fuirait, il empor-terait dans la tombe des haines qui n'auraientpu s'éteindre que par la mort, et l'amant en che¬

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veux blancs, la vieille maîtresse (l'amour n'apoint d'âge), s'épouseraient un jour pour, dumoins, mourir réunis.

Telles sont les illusions de la jeunesse. M. Du-laurens surprit sa fille au milieu de ces réflexions.Sa figure était pâle et abattue ; il venait de vieil-lir de dix uns.

— Je viens de voir Madeleine, lui dit-il, jesais tout. Ainsi donc, vous avez voulu quitter lavie pour l'amour d'un jeune homme ! Eh bien,Laurc, je comprends cela.

Laure, qui s'attendait à des reproches, le re-garda d'un air étonné, et elle fut effrayée de sontrouble et de sa pâleur.

— Oui, reprit M. Dulaurens, il parait que,lorsqu'on est contrarié dans ce monde, lorsqu'onéprouve des pertes irréparables, on se tire uncoup de pistolet, ou on se jette dans un puits :

c'est le parti le plus court.

— Non, mon père, s'écria Laure effrayée eten passant son bras autour du cou de Duiaurens,ne parlez pas ainsi, le suicide est un crime. Dieu

ne permet pas à ses créatures de disposer d'unevie qu'il leur a donnée et qui n'est point à elles,mais à lui.

— Et ce crime, vous l'avez commis, Laure,vous l'avez déclaré devant la ville de Noyon toutentière.

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Laure baissa les yeux..— J'ai voulu, répondit-elle, sauver la vie à

Pierre, qui n'était pas coupable... et votre fille

vous est rendue... elle ne vous quittera plus.

— C'est probable, dit Dulaurens en cachantsa tète dans ses mains.

La physionomie, bouleversée de Dulaurens,ses paroles brèves, une certaine agitation quidonnait à ses mains un tremblement involon-taire, tout fit craindre à Laure que son père,fatigué d'une lutte dans laquelle madame deTonneins l'emportait sur lui, ne songeât à mettrefin à ses jours. Elle crut donc devoir revenir surle suicide que lui reprochait Dulaurens, non pouravouer la vérité, mais pour atténuer la portée del'action qu'elle prétendait avoir commise.

— Oui, mon père, reprit-elle, le suicide estun crime, et peut-être ai-je acquis cette convic-tion, dans un temps où vous trembliez pour moiet où ma vie ne tenait qu'à un fil.

— Mais, murmura à demi-voix Dulaurens,quand on a le projet de mourir, il ne faut pass'y prendre à deux fois, il faut choisir une mortcertaine et qui ne trompe pas.

Laure jeta sur son père un regard de re-proche.

— Êtes-vous fâché de me voir vivante ? dit-elle, les yeux remplis de larmes.

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— Non, ma fille, non ! s'écria Dulaurens enembrassant tendrement Laure ; tu es ma seuleconsolation, mon seul bonheur ; il ne me resteplus que toi au monde... Ce n'est pas à toi queje pense, mais à quelqu'un que tu ne reverrasplus.

— De qui voulez-vous parler, mon père ?

— De quelqu'un que tu n'aimais guère, demadame Saint-Léger.

— Elle n'a pas pu survivre à la mort deM. Martial ? dit Laure, mal instruite des rapportsde la mère et du fils.

Dulaurens poussa un éclat de rire convulsifet d'un air égaré fit quelques tours dans lachambre de sa fille.

— Ah ! ah ! ah ! dit-il, Martial, Martial ! ellen'a pas seulement donné un linceul pour l'ense-velir... Il s'agit bien de Martial... Elle s'estpondue, Laure, parce qu'elle est ruinée ; lebanquier P*** vient d'emporter toute sa for-tune... et la mienne en même temps.

Ces paroles redoublèrent les craintes de lajeune fille. Elle étreignit son père dans ses bras.

— Ah ! mon père, dit-elle, nous ne ferons pascomme cette méchante femme ; nous feronscomme les honnêtes gens : nous supporterons lapauvreté avec courage... N'avons-nous pas uséde la fortune avec modération ?

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C'était tout à fait l'idée de Dulaurens ; iln'avait nullement l'envie de suivre l'exemplecoupable que venait de lui donner madameSaint-Léger : il manquait pour cela de l'espècede vigueur qu'exige le suicide, et, d'ailleurs,quoique accablé par un coup inattendu, il

n'avait jamais abusé de la richesse, il se savaitpourtant privé de toute ressource. Une lettre deM. Dumont venait de l'instruire de sa véritablesituation. Il ne lui restait rien que la maisonqu'il habitait et une terre sans valeur aux envi-rons de la ville ; le reste était emporté sansretour dans la déconfiture de M. P***.

Ce fui sous le coup de ces douloureuses nou-velles, et l'esprit rempli du spectacle lugubredont il venait d'être le témoin chez la veuveChauvin, que Dulaurrns put réfléchir sur lesaveux de sa fille devant le conseil de guerre etsur l'acquittement de Pierre. Il n'en fallait pastant pour redoubler l'agitation et la pâleur quieffrayèrent Laure. Nous devons ajouter aussique, les caractères faibles étant tous plus oumoins dissimulés, Dulaurens exagéra encore letrouble où il se trouvait pour se faire demanderune résignation à laquelle il s'était décidé d'a-vance. Cependant, il aimait sa fille, et le sort deLaure le préoccupait autant que le sien.

— Ma fille, lui dit-il, vous avez raison, le sui¬

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cide est un crime, et Dieu ne le pardonne pas...Voyez ce que vous avez fait : vous avez voulumourir, parce que je voulais vous éloigner deM. Maxime ; vous étiez riche alors. Maintenant,vous êtes pauvre, vous n'avez à apporter dansla famille de Tonneins que votre pénurie et lenom d'un père odieux. Je vous disais qu'on nerecherchait que voire fortune ; vous allez enavoir la preuve. Eh bien, après avoir voulumourir, parce que M. Maxime vous aimait, allez-vous vouloir mourir encore, parce qu'il ne vousaimera plus ?

Laure regardait son père sans lui répondre ;

elle réfléchissait profondément.

— Je suis ruinée ! pensa la jeune fille, à labonne heure ; c'est un pas de fait vers Maxime.

— Ah ! ma pauvre Laure, poursuivit Dulau-rens en répandant des larmes, il faut nouscourber devant la nécessité et nous éloigner deNoyon. Je ne veux pas que le spectacle do mamisère réjouisse les yeux de madame de Ton-neins.

— Elle ? s'écria Laure ; elle est incapable dese réjouir de noire malheur.

— Du tien, répondit Dulaurens abattu, c'estpossible ; mais, quand elle apprendra ma ruine,elle éprouvera une joie qu'elle ne cachera mêmepas.

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Le projet de Dulaurens était, ainsi qu'il le di-sait à sa fille, de quitter Noyon, de gagner unport de mer et de l'habiter jusqu'au moment oùil pourrait prendre passage sur un vaisseauneutre et partir pour la Martinique. Il avait danscette colonie un parent auprès duquel il vivraitet qui marierait un jour sa fille à quelque richehabitant.

Ce n'était pas là ce que Laure entrevoyait ; ellesentait au fond du coeur que madame de Ton-neins ne l'abandonnerait pas et que, dans cettemaison voisine, dont il lui semblait pouvoircompter les boitements, la reconnaissance etl'amour l'emporteraient surla haine. Cependant,un jour s'écoula, puis un second, puis un troi-sième, rien ne bougeait dans cette maison, quirenfermait à peu près tout ce qu'aimait la jeunefille : aucun bruit, aucun souffle ne s'en échap-pait. Le jardin était désert ; Pierre, ce Pierre quilui devait presque la vie, n'y paraissait pas ;elle avait tenu parole à Jeanne, elle avait sauvé

son fils, et Jeanne semblait la fuir ; Jeanne, querien n'empêchait d'arriver jusqu'à elle, mettaitde l'affectation à une ingratitude que la pauvrefille espérait encore n'être qu'apparente. Enfin,madame de Tonneins, si émue, si agitée dans lachapelle Saint-Éloi, qui la serrait contre soncoeur et dont elle pouvait à peine contenir l'ar¬

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leur ; une fois le danger passé, madame deTonneins la délaissait ! et Maxime ! hélas ! peut-être Maxime était, mourant, et alors le silencede tous était de la pitié. Elle pouvait envoyerun domestique, elle pouvait aller elle-même.Oui, la veille. Aujourd'hui qu'elle était pauvre,pouvait-elle avec convenance aller s'offrir auxregards d'un jeune homme qui paraissait l'ou-blier ? Les prédictions de son père commen-çaient-elles à s'accomplir ?... Ces tristes penséesoccupaient Laure, qui attendait au milieu deslarmes le jour fatal où elle quitterait Noyon.

Maxime guérissait ; l'inflammation de la plaiediminuait, et Pierre, son gardien assidu, étaitrentré dans ses bonnes grâces. Un soir, Adriennevint s'asseoir au chevet, du malade, et, sans ren-voyer Pierre, elle dit à son fils :

— Mon ami, je viens te parler de tes affaireset des miennes ; veux-tu que je commence parce qui te regarde ?

— Non, ma mère, répondit respectueusementMaxime, apprenez-moi d'abord ce qui vous in-téresse.

— Nos intérêts sont si unis, Maxime, que cequi me regarde te touche autant que moi. Jevais cependant t'apprendre ce qui m'arrive : jesuis riche, mon ami. Le comte, don Melchior deDuro, s'est souvenu, avant de mourir à Madrid,

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de sa petite nièce, veuve de Tonneins, née de laHoussaye, et, comme il était sans enfants, il m'alaissé sa fortune, qui est assez considérable.

— Que ferez-vous de ces biens ? dit Maxime

avec indifférence.

— Je n'en sais rien encore. Venons à toi. Lafortune, qui se joue de nos désirs, qui donne etreprend, vient donc de me faire riche au mo-ment où j'y songeais le moins, sans que je l'aiejamais désiré ; par un de ces retours subits quilui sont familiers, elle a dépouillé un homme fierde son opulence et qui supposait que nous laconvoitions. M. Dulaurens est ruiné.

— Laure ! s'écria le jeune homme.

— Laure vit aujourd'hui dans une maison quisera vendue demain.. Oh ! je te comprends,poursuivit Adrienne, qui vit que son fils allaitl'interrompre : tu n'en aimes que plus cette jeunefille, tu n'en désires que plus vivement del'épouser... Tu ne sais pas tout : Laure est lafille d'un homme qui a fait tuer ton frère... Oui,Dulaurens a excité contre Eugène, Martial Saint-Léger ; c'est Dulaurens qui a mis l'épée dans lamain de ce spadassin.

— Ma mère ! ma mère ! s'écria Maxime.Et il cacha sa tète sous son oreiller.

— Ils sont tous morts, dit Adrienne avec vio-lence : tu as tué le fils, la mère n'a pu supporter

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une vie misérable, elle s'est suicidée. Reste Du-laurens : le veux-tu dans notre famille ? veux-tudonner le nom de pore au meurtrier d'Eugène ?

Parle, parle, Maxime ! que ferons-nous ?... Tu tetais ; tu n'oses pas blesser à ce point notre dou-leur commune, tu ne peux pas non plus étoufferton amour. Eh bien

,Maxime, rassure-toi : je te

délivrerai de Dulaurens, et tu épouseras Laure.

— Que va-t-elle faire ? dit Pierre dès que ma-dame de Tonneins eut quitté la chambre de sonfils.

— Je ne sais, répondit mélancoliquementMaxime ; mais tout ceci se, terminera mal pourmoi, mon ami ; nous sommes destinés, Laure etmoi, à mourir de notre amour : ce n'est pas lebonheur qui nous attend, c'est la mort.

Pierre n'écoutait pas ces paroles, sous les-quelles se glissait un espoir secret ; il allait, ilvenait dans la chambre de Maxime ; tantôt ilépiait les bruits de la rue, tantôt il se rappro-chait. du lit. de Maxime, préoccupé d'une idéequi semblait l'agiter, sans qu'il pût l'adopter nila rejeter complètement.

— Ne crains rien, Maxime :Adrienne a parlé,

tu épouseras Laure, c'est aussi sûr qu'il n'y aqu'un Dieu dans le paradis. Je la connais ; quandelle s'engage, elle tient parole : elle l'a promisLaure, tu l'auras.

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Maxime allait se répandre en plaintes nou-velles, car les amants n'ont jamais moins d'es-pérance que lorsqu'ils devraient en avoir da-vantage ; mais Pierre quitta brusquement lachambre, passa dans la pièce voisine, et ouvritsans bruit une-fenêtre qu'il referma avec lamême précaution au bout de quelques minutes.Il rentra alors dans la chambre de Maxime, heu-reux comme un chasseur qui est enfin sur lapiste du gibier.

— Je sais ee que c'est, dit-il.

— Laure ! tu as vu Laure ?

— Du tout. Voici l'affaire : j'ai vu une chaisede poste.

— Des voyageurs qui passent.

— Allons donc ! Les lanternes ne sont pas al-lumées, le postillon est à pied, il marche en têtedes chevaux, il les conduit au pas, doucement :

on dirait que ces bêtes marchent sur des oeufs.La voiture s'est arrêtée dans la rue, à vingt pasde noite porte.

— Mais Laure, mon ami ? Laure ?

— Écoute, Maxime, il ne faut pas comptersur ta mère avant trois ou quatre jours.

— Pourquoi cela ?

— Voici. Adrienne est riche, elle vient denous le dire ; avec de l'argent, on fait ce qu'onveut. Sais-tu ce que fait Adrienne maintenant

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même ? elle enlève Laure, elle la met dans lavoiture que je viens de voir passer sous nos fe-nêtres, et un temps de galop jusqu'à Paris ! J'aiouï dire que le colonel de Ramberl était partice matin.

— Oui, le minisire de la guerre l'a fait appe-ler ; on va le nommer général de brigade et luidonner un commandement.

— C'est cela : M. de Rambert est aussi liéavec l'empereur que je le suis avec toi. Adrienneet lui mèneront Laure aux Tuileries ; on expli-quera l'affaire à l'empereur, qui promettra designer au contrat de mariage. Adrienne revien-dra alors à Noyon pour t'emmener à Paris, etLaure et toi serez mariés à Notre-Dame, sansque Dulaurens se mêle de rien. J'en suis fâchépour Gondrin, qui aurait eu une belle étrennesi le curé Pascal vous avait unis.

Pierre, se trompait. Il ne s'agissait point d'en-lever Laure, mais d'aborder un homme dontl'espect seul devait faire saigner de nouveautoutes les plaies du coeur ; Adrienne s'y était ré-solue. Elle entra ouvertement chez M. Dulau-rens, et, se faisant précéder de Madeleine, lacuisinière, elle s'avançavers le cabinet qu'occu-pait le père de mademoiselle Laure. Madeleineouvrit la porte et annonça :

— Madame de Tonneins.

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Adrienne fit un pas dans cette pièce, éclairée

par une lampe dont le foyer lumineux projetaitses rayons jusque dans les coins les plus recu-lés, et la porte se referma sur elle. Dulaurens setrouvait placé de façon à recevoir en plein la lu-mière. Son front se plissa, ses lèvres tremblè-rent, un clignotement involontaire agita sespaupières ; il était devant un de ces juges re-doutables et silencieux qui n'ont qu'à regarderun coupable pour le convaincre et quelquefois

pour le punir Il se leva machinalement et re-tomba dans son fauteuil, accablé de honte et de

peur.— Monsieur, dit Adrienne surmontant sa pro-

pre émotion, mademoiselle votre fille désireépouser mon fils, qui éprouve pour elle la pas-sion la plus violente. Vous savez mieux qu'unautre combien ce mariage me répugnerait, si

mon fils m'était moins cher et si votre fille setrouvait dans une autre position... Ne me ré-pondez pas, monsieur ; je suis venue chez vous,parce que, si ce mariage a lieu, j'ai à vous im-

poser des conditions que vous seul et moi de-vons connaître.

Du geste, elle imposa silence à Dulaurens, etelle-même cessa un moment de parler. Elle re-prit :

— Sans parler de l'estime et de l'amitié que

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j'éprouve pour mademoiselle voire fille, ce qui

me fait consentir à ce mariage, c'est que monfils et moi sommes riches et que mademoiselleLaure n'a rien... Voilà une des raisons qui dé-cident madame de Touncins, cette femme quiconvoite, depuis vingt ans, la fortune de la fa-mille Dulaurens ! ajouta-t-elle avec amertume.

Mais Adrienne ne voulait pas se laisser em-porter à des paroles amères ; ce qu'elle allaitexiger lui suffisait.

— Le mariagede votre fille, dil-elle avec un dé-dain contenu, ne dépend donc plus que de vous.

Dulaurens ouvrit la bouche pour acceptercette faveur du sort sur laquelle il ne comptaitplus ; Adrienne ne le lui permit pas.

— Prenez ceci, se hâla-t-elle de dire en pla-çant un portefeuille sur une table à la portée deDulaurens : il faut que le père de madameMaxime de Tonneins ne soit pas dans la mi-sère... Oh ! pas un mot, s'il vous plaît, pas uneparole. Ouvrez cette fenêtre.

Dulaurens obéit.Devant la maison se trouvait cette chaise de

poste que, quelques instants auparavant, Pierreavait vue rouler sans bruit sous les fenètres deMaxime. Le postillon était à cheval, la portièreouverte ; il ne manquait que le voyageur qui de-vait quitter Noyon pour n'y plus revenir.

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— Partez ! dit Adrienne ; nous ne pouvons, nimoi ni mon fils, voir jamais un homme quinous rappelle le fils et le frère que nous avonsperdu. Laure ne sait rien : elle doit ignorer cequi se passe entre nous, puisqu'ellene peut l'ap-prouver avec convenance... Voilà mes condi-tions... décidez-vous, monsieur.

C'était le moment suprême pour Maxime, pourLaure et pour Adrienne elle-même. Elle se voilala tète, elle ferma les yeux ; elle ne voulait plusvoir cet homme, elle ne voulait pas entendreune seule de ses paroles.

— Il acceptera s'il aime son enfant, pensait-elle. N'est-il pas persuadé que Laure a voulumourir parce qu'elle avait perdu l'espoir d'épou-ser Maxime ? Un homme ferme se roidit contrele malheur, et s'ensevelit sous les ruines de safortune, lui et les siens, plutôt que de s'humi-lier ; un homme faible, au contraire, s'échappeet fuit dès qu'on lui ouvre une issue.

Les minutes lui paraissaient des siècles, ellen'entendait autour d'elle aucun mouvement. Laporte avait paru s'ouvrir, il est vrai, mais sansbruit de pas, soit que le tapis qui couvrait leparquet les eût amortis, soit qu'en effet rienn'eût, bougé dans le cabinet de Dulaurens. En-fin, par la fenêtre demeurée ouverte, un bruitléger vint jusques à ses oreilles. C'était le choc

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du fer d'un cheval contre un pavé, c'était le sif-flement léger de la mèche d'un fouet qui fendl'air ; ce fut bientôt le roulement sourd de quatreroues qui s'ébranlent. Madame de Tonneinsrejeta loin d'elle le châle qui couvrait sa tête,elle ouvrit les yeux... elle était seule. Dulaurensavait disparu, et elle entendait fuir au loin lachaise de poste qui l'emportait.

Sa poitrine se dilata, soulagée d'un poids im-mense : elle était venue dans cette maison opu-lente, pour entraîner avec elle Germain Dulau-rens, qui, s'il eût osé la suivre, perdait alorstoute sa fortune. Maintenant, elle revenait danscette même maison ruinée, abattue, et elle yapportait une fortune nouvelle, en y mettantcette condition que l'odieux propriétaire pren-drait son or et fuirait des lieux où elle ne vou-lait plus le revoir. Dulaurens avait obéi cettefois. Le portefeuille n'était plus là !

Mais Dulaurens laissait après lui un trésor.Adrienne quitta cet appartement, franchit un

étage et se précipita plutôt qu'elle n'entra dansla chambre de Laure. La jeune fille, triste etpâle, était étendue dans un fauteuil où le som-meil l'avait surprise au milieu des larmes quimouillaient encore ses joues.

—Laure ! Laure ! s'écria madame de Ton-

neins.

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Laure s'éveilla en sursaut.

— C'est moi, Laure, dit Adrienne en serrantla jeune fille dans ses bras ; viens, suis-moi !... Jesuis ta mère maintenant.

Elle se saisit d'un flambeau qui brûlait sur lacheminée, elle entraîna Laure et prit avec elle

ce chemin fatal, cet escalier dérobé où un acci-dent aussi imprévu que douloureux l'avait rem-plie d'une angoisse mêlée d'épouvante, et avaitchangé son coeur.

— Là-bas, disait-elle, sur cette dernièremarche était Pierre ; toi, Laure, tu le trouvaisoù nous sommes, et moi, là... là-haut.

Elle étendait la main vers la naissance del'escalier et se hâtait d'arriver aux marches lesplus élevées.

— J'étais là, au milieu de l'obscurité ; le piedm'a manqué ; au bruit de ma chute, Pierre afait feu... Tu sais en face de quel ennemi jecroyais me trouver ; j'ai fait feu à mon tour...Oh ! Laure, s'écria madame Tonneins en san-glotant, éloignons ces souvenirs.

Et, prenant Laure presque dans ses bras, elledescendit l'escalier dérobé de sa propre maison,et, sans quitter la jeune fille, gagna sa chambreà coucher.

La jeune fille avoua tout.

— Eh bien, maintenant, Laure, dit Adrienne

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avec la générosité qui lui était naturelle, il fautque Maxime sache tout ; je vais lui apprendrela vérité tout entière.

Laure se jeta dans les bras de madame deTonneins.

— Je ne doute pas, lui dit-elle, de l'attache-ment de Maxime pour sa mère ; au fond du

coeur, je suis persuadée que rien ne pourra ja-mais le diminuer ; mais, madame, songez àmoi, ne détruisez pas ce que j'ai fait : permet-tez-moi d'avoir toute la vie cette pensée quevous m'avez quelque obligation.

Il n'y avait rien à opposer à une prière qui,

sous des paroles aussi gracieuses, cachait tantde dévouementet d'amitié. Madamede Tonneins,

comme toutes les personnes qui ne demandent

pas mieux que de céder, embrassa Laure et laprit par la main.

— Viens, dit-elle, ma fille ! il faut que je teconduise vers celui pour lequel tu as voulumourir.

Elle ouvrit la porte de sa chambre, et, tenantLaure par la main, elle passa dans l'apparte-ment de son fils :

— Maxime, dit-elle, Maxime, je t'amène ma-dame Maxime de Tonneins.

L'étonnement des deux jeunes gens fut com-plet : le jeune homme se releva à moitié sur son

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lit ; la jeune fille, interdite et confuse, s'arrêtaau milieu de la chambre et cacha sa tête dans

ses mains ; puis, le visage couvert de rougeuret les regards attachés sur madame de Ton-neins, elle sembla lui demander compte d'unedémarche aussi décisive et qui demandait l'as—

sentiment de son père.Sans doute, M. Dulaurens serait heureux d'un

mariage pareil : maintenant qu'il était sans for-lune et presque sans ressources, M. Maxime deTonneins était pour sa fille un parti si avanta-geux, qu'il ne pouvait raisonnablement y pré-tendre, et les événements passés étaient tels,qu'il devait regarder comme miraculeux l'as-sentiment de madame de Tonneins ; mais encoreétait-il décent que mademoiselle Laure attendit,pour s'engager, un acte de la volonté de sonpère, Il était bien aisé de satisfaire mademoi-selle Laure. Adrienne n'avait qu'un mot à dire,et elle allait ouvrir la bouche, lorqu'un coup demarteau bruyant fit retentir la maison.

— Voici le colonel, dit Pierre, qui, heureuxde revoir saine et sauve celle qu'il appelait tou-jours la petite Laure, sauta au cou de la jeunefille et l'embrassa sur les deux joues.

Le frère de lait d'Adrienne courut au-devantdu visiteur, et il revint avec une lettre. M. le co-lonel de Rambert était à Paris et il ne devait

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plus revenir à Noyon. Sur les pas de Pierremarchait un homme déjà connu dans cette his-toire : le postillon qui avait conduit Maxime àChauny et qui fut le témoin de Martial Saint-Léger, dans son dernier duel. Il entra ayantdans les mains un petit paquet cacheté qu'ilavait mission, dit-il, de ne remettre que dans lesmains de mademoiselle Laure Dulaurens.

— Expliquez-vous, lui dit Adriennce ; d'oùvenez-vous ? que voulez-vous ?

— Madame, répondit le postillon, c'est moiqui ai conduit M. Dulaurens jusqu'au relais.

— Mon père ! s'écria Laure, mon père est parti ?

— Pour Paris, se hâta de dire Adrienne. Ilest probable que M. Dulaurens va s'établir danscette ville : dans tous les cas, il quitte Noyon.

— Ce monsieur, ajouta le postillon, est des-cendu chez le maître de poste ; il a écrit la lettreque Pierre tient dans sa main ; puis il m'aconfié un paquet que je dois remettre à sa fille ;

il est ensuite remonté en voiture et il a continuéson chemin.

Le postillon donna le paquet à la jeune filleet disparut. Laure s'apprêtait à briser l'enve-loppe ; mais, sur une observation d'Adrienne,elle ouvrit d'abord la lettre.

M. Dulaurens n'écrivait que ces quelqueslignes :

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« Ma chère enfant,

» La perte de ma fortune m'oblige à quitter

» Noyon, peut-être la France. Je donne volon-

» tiers mon consentement à votre mariage avec» M. Maxime de Tonneins, et vous laisse entre» les mains d'une belle-mère dont je suis forcé

» de reconnaïtre, le désintéressement, et même

» la générosité. Madame de Tonncins a pour» vous une amitié qui me rassure sur votre

» avenir.» Vous me reverrez quand la fortune me

» permettra de payer une dette que je viens de

» contracter malgré moi : cependant, il n'est

» pas convenable que vous entriez dans la mai-

» son de votre mari les mains vides ; je vous» envoievotre dot.

» Soyez heureuse !

Votre père,» G. DULAURENS. »

— Votre dot ? s'écria Adrienne.Elle brisa elle-même l'enveloppe du paquet

qui accompagnait la lettre ; elle ouvrit le petitécrin de velours : il contenait le diamant, talis-man de sa mère, bon génie de sa famille, dieupénate qu'une nécessité cruelle avait autrefoisfait sortir de ses mains. Elle baisa avec transportce gage précieux.

— Ah ! Laure, s'écria-t-elte en passant la

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bague au doigt de la jeune fille, conservez tou-jours ce gage de bonheur, cette dot, dont j'aiautrefois été réduite à me dépouiller, et, ajoutaAdrienne avec un soupir, vous serez plus heu-reuse que moi...

Le souvenir du fils aîné attristait involontai-rement une mère que le bonheur d'un enfantunique ne consolait qu'à demi.

VIII

— Les migrations. —

Quelques jours après les événements quenous venons de raconter, c'est-à-dire dans lecourant de janvier 1812, le jeune Charles, cetami de Maxime, que madame de Tonneins re-commandait à la reconnaissance de son fils,arriva à Noyon, porteur de nouvelles sérieuses.L'ex-élève de Fontainebleau était revêtu del'élégant uniforme des dragons, et il portaitl'épaulette de sous-lieutenant. — Adrienne le

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reçut comme un ami dévoué, comme un cama-rade d'école qui, pour son fils, était désormaisun parent. M. Charles venait en négociateur, etson but était d'obtenir de madame de Tonneinsdeux choses assez importantes et dont Maximen'osait pas, sans aide, aborder la discussion.

— Madame, dit-il à la mère de son ami, lesévénements douloureux qui ont occupé tous vosmoments depuis quelques jours, ne vous ont paspermis de songer aux faits politiques qui sesont accomplis avant la fin de l'année.

— Hélas ! non, monsieur ! depuis quinze jours,je pleure un fils perdu, je remercie le ciel dem'avoir conservé l'autre, et, si à ces deux pen-sées qui ne me quittent plus vous ajoutez l'ami-lié que j'éprouve pour mademoiselle LaureDulaurens, vous aurez le cercle entier de mesaffections. C'est au point, ajouta Adrienne, qu'unparent éloigné vient de me faire l'héritière deses biens, et que j'ignore encore le chiffre exactde cette forlune nouvelle.

— Mon père, poursuivit le jeune homme, aobtenu un congé de quelques mois ; il passera unepartie de l'hiver à Paris, et on s'occupe beaucoupchez lui des événements qui se préparent.

— Et M. votre père, dit Adrienne en souriantavec bonté, a eu le crédit de...?

— D'obtenir pour moi une sous-lieutenance

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dans un régiment de dragons, se hâta de dire lenouvel officier en interrompant madame deTonneins ; permettez, madame, et vous allezvoir que mon père n'a point eu besoin de soncrédit dans cette occasion.

— Veuillez me pardonner, mon jeune ami,reprit Adrienne en serrant la main de M. Charles ;

je n'ai pas fait la part de votre mérite : j'ai eutort.

—Ah ! mon mérite n'y est pour rien, ma-

dame. Voici le fait : un sénatus-consulte vientd'appeler sous les drapeaux cent vingt millehommes.

— La guerrene se terminera donc pas ! s'écriainvolontairement Adrienne.

—Tant que la France aura des ennemis,

non, madame, répondit Charles avec l'ardeurd'un jeune officier ; les souvenirs d'Erfurth etde Tilsitt s'effacent de la mémoire de l'empe-

reur Alexandre. Vous comprenez, madame, que,

pour de nouveaux soldats, il faut de nouveauxofficiers ; on a daigné songer aux élèves de Fon-tainebleau. Je suis sous-lieutenant, madame, etMaxime aussi.

—Maxime ! s'écria madame de Tonneins.

— Oui, madame,sous-lieutenant comme moi.

Nous servirons dans le même régiment.Madame de Tonneinsavait destiné ses enfants

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à la carrière militaire : c'était là le but de l'édu-cation qu'ils avaient reçue, et, comme nousl'avons dit, aux dépens de l'État ; il lui étaitdonc impossible de soustraire Maxime à la fa-

veur qu'il recevait. Au moment où la guerre serallumait, où l'Europe entière allait se liguercontre la France, il y aurait eu quelque chosede honteux à empêcher le fils du général deTonneins d'entrer dans l'armée, ou plutôt à

l'en faire sortir. Cependant, c'était le fils uniqued'une veuve qui venait de perdre misérablementla moitié d'elle-même... N'importe ! Adriennen'hésita pas.

— Vous avez vu Maxime ? dit-elle au jeuneofficier.

— J'avoue, madame, qu'avant de me présen-ter à vous, j'ai été l'embrasser.

— Eh bien, monsieur ?

— Maxime ne doute pas de votre assentiment ;il craint seulement que l'arme dans laquelle ildoit servir ne convienne pas à la veuve d'ungénéral d'infanterie.

Madame de Tonneins pensa qu'il était justede laisser à son fils le choix de l'arme qui luiconvenait, puisqu'elle était assez riche pour luipermettre un service quelquefois coûteux.

— Ce n'est pas tout, reprit M. Charles, j'ai àvous demander pour Maxime une autre faveur.

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— Voyons, monsieur.

— C'est... c'est, madame, de le marier.Ce mariage était décidé. Que d'efforts dou-

loureux n'avait pas faits Adrienne pour l'amener !Elle hésitait néanmoins à le conclure, nonqu'elle songeât le moins du monde à le rompre :

elle voulait seulement le retarder. Il lui étaitpénible de permettre la joie inséparable d'unenoce, tandis que la terre couvrait à peine, de-puis quelques jours, le corps de sou fils aîné.Mais il était aussi difficile de concilier les conve-nances avec une trop longue attente. Elle avaitarraché Laure à son père, et la jeune fille vivaitsous son toit, c'est-à-dire sous le toit même decelui qu'elle aimait et dont elle était aimée.Cette situation ne pouvait pas se prolonger. SiMaxime partait pour l'armée, et il était impos-sible qu'il ne rejoignît pas son régiment, la po-sition de mademoiselle Dulaurens devait êtrefixée avant que le jeune homme quittât Noyon ;

la plus simple équité l'exigeait ainsi. Le coeurd'Adrienne était sur ce point d'accord avec saraison ; elle aimait Laure comme une mère,c'était pour elle un enfant nouveau, une mys-térieuse confidente de toutes ses douleurs et detoutes ses joies.

— Nous marierons mon fils quand il le vou-dra, répondit Adrienne au jeune officier ; ne lui

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ai-je pas déjà présenté madame Maxime deTonneins ?..,

Le mariage eut lieu à la cathédrale, et ce futle curé Pascal qui bénit les époux. Gondrin étaitlà, revêtu de l'habit des grands jours et faisantrésonner sa hallebarde sur les dalles de l'église.

Pierre, heureux et fier, conduisait mademoi-selle Laure, tout en songeant au hasard deschoses humaines, dont les bizarreries sont aussiimprévues que singulières ; quelques jours au-paravant, il était accusé d'avoir voulu assassi-ner cette jeune fille, et maintenant il la présen-tait à l'autel ! Il avait brutalisé et même menacéDulaurens, et, par un enchaînement de faits,selon lui miraculeux, il remplaçait dans unecérémonie importante ce père fugitif.

La première lune de miel passée, Maxime etson ami Charles partirent pour rejoindre leurrégiment, qui déjà avait dépassé la frontière etprenait la route du Nord.

Madame de Tonneins se décida alors à quitterNoyon et à s'établir à Paris avec sa belle-fille.Plusieurs raisons la décidèrent à cette émigra-tion : les deux maisons jumelles dont elle pou-vait maintenant disposer à son gré ne rappe-laient à son souvenir que des scènes de tristesseet de deuil ; involontairement, elle trouvait desempreintes tragiques dans les appartements,dans

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les jardins, dans les greniers et jusque sur lesmarches mêmes d'un escalier qu'elle ne voulaitplus revoir, mais placé trop près d'elle pour sonrepos. Laure, qui devinait avec la sagacité dudévouement, les pensées les plus secrètes de sabelle-mère, la voyant poursuivie par le fantômed'Eugène, l'engagea elle-même à se fixer à Paris ;

et, comme nous venons de le dire, les raisonsne manquaient pas.

Les regards des deux dames de Tonneins nedevaient plus se détacher de l'armée française ;elles en suivraient tous les mouvements, toutesles marches, tous les travaux gigantesques ettoutes les glorieuses défaites. Paris était le seullieu où elles pussent être informées avec exac-titude et célérité du sort de leur fils et de leurépoux. Cette campagne de 1812 occupa vive-ment les imaginations, non qu'on en prévît l'is-

sue fatale, mais parce qu'elle entraînait loin du

pays une armée immense. Un ancien dit, en par-lant d'une sanglante bataille dans laquelle lafleur des citoyens avait été moissonnée, quel'année avait perdu son printemps ; en 1812, laFrance engageait non-seulement son printemps,mais encore son été : deux générations de sol-dats s'élançaient vers la Russie, et la fortunenaissante de Maxime avait besoin d'un soutiendans les bureaux de la guerre et auprès du mi¬

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nistre : madame de Tonneins se chargerait dece soin, et, pour cela, il fallait être à Paris.

— Hélas ! disait Laure, je ne demande pasque Maxime acquière un grade élevé ; je désireseulement que cette cruelle guerre me le rendetel que je l'ai donné, toujours beau et bien por-tant.

Il semblait, au contraire, qu'Adrienne eût re-pris toute l'ardeur et tout l'enthousiasme de sapremière jeunesse. Elle avait épuisé la coupedu malheur, et le reste de sa vie devait êtretranquille et heureux.

— Que dites-vous, Laure ? il faut que Maximeatteigne au grade qu'avait son père, il fautmême que son mérite l'appelle à un grade plusélevé. Pourquoi ne serait-il pas maréchal deFrance ?... Vous avez au doigl le talisman de lafamille ; la fortune est maintenant assise à notrefoyer, elle ne nous quittera plus.

Ces idées superstitieuses, qui, au fond, étaientpour madame, de Tonneins plutôt un espoir gra-cieux qu'une opinion arrêtée, ne se réalisèrentqu'à demi.

Pierre demeura à Noyon ; il devint le régis-seur des biens assez considérablesque possédaitmadame de Tonneins dans le département del'Oise. Soigneux de remplir les intentions géné-reuses de sa soeur de lait, il rechercha le vieux

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Sans-Pareil, cet ami fidèle du racoleur Saint-Léger. Adrienne n'oubliait, pas que, si Martialeût suivi les conseils de Sans-Pareil, le funesteduel du carrefour de César n'aurait pas eu lieu,et qu'elle n'aurait point à pleurer la mort d'unfils aîné. Pierre s'empara donc de Sans-Pareil,que la ruine et la mort de madame Saint-Légerlaissaient sans ressource, et le vieillard eut unasile et du pain.

Cependant, Gondrin s'ennuyait à Noyon ; il nepouvait pas suivre son ami Pierre dans ses fré-quentes parties de chasse, et ses stations multi-pliées au cabaret de Radegonde avaient plusieursinconvénients. Dans une petite ville, on saittout, on répète tout, tout sert d'aliment à l'activecuriosité des habitants, et, d'ailleurs, le cabaretavait le malheur d'être très-rapproché de la ca-thédrale. Les âmes pieuses étaient peu édifiéesde voir le suisse aller sans cesse du temple aucabaret et du cabaret au temple. M. le curé Pas-cal laissaitvoir un mécontentement de mauvaisaugure.

— On me calomnie, pensait Gondrin, on n'ap-précie pas mon mérite, et, cependant,je sors tou-jours du cabaret aussi calme que j'y suis entré.

En outre, Gondrin était privé, à Noyon, devoir des camarades, privation insupportablepour un vieux soldat. — Il écrivit à madame

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de Tonneins pour lui faire pari de ses chagrins.« Certaines églises de Paris, lui disait-il, ne

sont pas très-loin des Invalides, cet j'ai aux Inva-lides beaucoup d'amis plus heureux que moi,parce qu'il leur manque une jambe ou un bras,quelquefois deux ; Notre-Dame des Victoires estadossée à une caserne, et l'église de Saint-Ger-main l'Auxerrois est à deux pas des Tuileries

:

je ne serais pas fâché, madame, de sonner l'An-gelus pour mon empereur, et, dans la journée,de causer un peu de nos campagnes avec mesanciens camarades. »

Madame de Tonnoins put rendre ce service augrenadier mutile, et Gondrin quitta sans regretla cathédrale de Charlemagne pour la vieilleéglise bâtie, dit-on, par Chilpéric. Il avait sousles yeux la colonnade du Louvre, et le corps degarde des Tuileries était son voisin le plusproche. Plus tard, dans un jour de douleur,Gondrin se mit à la tête des volontaires qui sedirigèrent vers Clichy, et il fut tué parles troupesdont Paris reçut alors la cruelle visite.

Nous touchions à ces jours de deuil que rienne présageait encore.

Sans parler du danger qu'allait courir Maximeet qui inquiétait madame de Tonneins plusqu'elle ne l'avouait à Laure, la belle veuve étaitencore préoccupée des prétentions de M. de

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Rambert, maintenant général de cavalerie. M. deRambert l'aimait éperdûment, et, quoique loinde Paris et prêt à entrer en campagne, il solli-citait par des lettres journalières le bonheur del'épouser. Rien n'était plus facile, scion lui

: ma-dame de Tonneins n'avait qu'à faire un signe,il accourrait, et, une fois marié, il retourneraitse mettre à la tète de sa brigade.

Adrienne n'ignorait aucun des services qu'avaitvoulu lui rendre le colonel. Elle savait, par Pierrelui-même, les efforts tentés par M. de Rambertpour arracher son frère de lait à une condam-nation qui paraissait inévitable, et elle avait étéprofondément touchée de cette tentative com-promettante, entreprise pour elle seule et quipouvait coûter à cet amant dévoué sa fortunemilitaire. C'était une folie ; mais, ainsi que l'avaitcalculé le colonel, les femmes les plus raison-nables sont très-sensibles aux folies que l'on faitpour elles. Madame de Tonneins se sentait aussiliée par un motif d'une délicatesse excessive,mais qui, pour une femme comme elle, était d'uncertain poids. Le colonel avait mis à ses piedsune fortune considérable, et cela dans un mo-ment où Adrienne ne possédait qu'un chétif pa-trimoine ; il'vBUlaitalors que celle, fortune devintcelle de ses enfants. Elle avait refusé ; il n'enétait pas moins vrai que, soit par savoir-vivre,

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soit par coquetterie féminine, soit peut-êtrequ'une inclination secrète la poussât involontai-rement, elle avait mis dans ses refus une dou-

ceur et une mollesse qui devaient laisser del'espoir au colonel. Tout d'un coup, elle devientriche, elle sort victorieusement d'une affaire fâ-cheuse. Après avoir accusé M. de Rambert d'uneindiscrète curiosité, elle voit qu'il a pris tous les

moyens pour la tirer d'un péril qu'il ne faisait

que soupçonner, et c'est chargée de tant d'obli-gations secrètes et presque mystérieuses qu'elledoit refuser les offres d'un homme aussi dé-voué !

D'un autre côté, un mariage épouvantait ma-dame de Tonneins ; elle était du nombre de cesfemmes chez lesquelles l'amour ne vient qu'enseconde ligne, et qui pensent, à tort ou à raison,qu'un second mariage est un demi-parjure. Lamort d'Eugène avait augmenté l'affection déjàsi violente qu'elle portait à Maxime. Laure, dé-vouée jusqu'au mensonge, méritait que, danscette étroite intimité de la mère, de la belle-filleet du fils, Adrienne n'admît pas un beau-père.N'avait-elle pas imposé à mademoiselle Dulau-rens le sacrifice de son propre père ?

Madame de Tonneins ne pouvait donc pas sedécider à un second mariage et n'osait pas ce-pendant répondre à la demande de M. de Ram¬

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bert par un refus formel. Elle fit entendre augénéral que, tout en appréciant la valeur de sesoffres, elle ne pouvait pas les accepter encore.Ce n'est pas couverte d'un deuil récent qu'unemère peut faire trêve à sa douleur pour songerà un second mariage. Elle n'avait permis l'unionde Maxime et de mademoiselle Dulaurens qu'a-près beaucoup d'hésitations ; elle avait obéi, danscette affaire, non à sa volonté, mais à d'impé-rieuses convenances. Le général se trompait,d'ailleurs, s'il croyait pouvoir quitter son corpsd'armée, même pour quelques jours. Le minis-tre de la guerre ne le souffrirait pas, et c'était seruiner dans l'esprit de l'empereur que de l'es-sayer. Le général convint lui-même de la valeurde cette dernière raison.

« Je me soumets, madame, répondit-il àAdrienne, et j'avoue avec vous qu'au momentoù je vous écris, quitter l'armée ferait un mau-vais effet, si même c'était possible. Nous venonsde recevoir l'ordre de nous porter en avant. Mais

avouez, madame, que, si l'empereur n'atteintpas mieux son but que moi, nous ferons une dé-plorable campagne. J'ai peur de ressembler àM. de Tonneins, qui n'a élé heureux que dans leMidi, je crains que le Nord ne me soit fatal. »

Adrienne ne fut frappée que de ces seulsmots : « Nous venons de recevoir l'ordre de

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nous porter en avant. » Les jours périlleuxs'avançaient pour Maxime. Le talisman que por-tait Laure ne rassurait plus sa mère. Hélas ! ma-dame de Tonneins n'était, pas la seule dont, le

coeur frissonnât de crainte. La France entièreétait, émue ; elle se couvrit, d'un deuil d'autantplus profond que nous n'étions plus aux joursd'Arcole et des Pyramides. L'année parut longue ;

les roses du printemps, les fleurs de l'été, lesfruits de l'automne, tout, pour les bons citoyens,et surtout pour les mères, fut sans parfum et

sans saveur.Le général de Rambert avait eu raison de dire,

qu'il redoutait le Nord : il tomba au milieu dessteppes meurtriers de la Russie, et eut sa part dulinceul de neige où furent ensevelis tant debraves soldats. Adrienne le pleura, non commeun fiancé, mais comme un ami dont le dévoue-ment méritait, sans doute, un sentiment plus vif

que celui qu'il avait inspiré. Maxime et son amiCharles rentrèrent en France sains et saufs. Ma-dame de Tonneins put presser son fils dans sesbras et vivre désormais sans craindre qu'un

coup fatal no le lui ravît. Cependant, nos meilleursjours sont mêlés de pluie et de soleil, tous lesbonheurs de ce monde sont mouillés de larmes.

— Que les temps sont changés ! disait Adrienneà sa belle-fille ; autrefois, quand M. de Tonneins

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revenait, il revenaitvainqueur... Le malheureuxMaxime est rentré en fugitif ! Écoute, écouteLaure...

Hélas ! on entendait dans les rues de Paris leroulement des tambours ennemis et la marchedes soldais russes !...

Jamais l'étroite amitié de la belle-mère et dela bru ne s'altéra ; jamais le secret qu'elles con-servaient l'une et l'autre dans leur coeur nesortit de leurs lèvres. Un jour seulement, unnuage léger, pareil à ceux qui volent dans leciel et arrêtent un moment les rayons du soleil,projeta son ombre sur elles. C'était en 183., letemps avait marqué son passage sur le visage silongtemps jeune de madame de Tonneins ; sesjoues s'étaient creusées, ses cheveux noirs avaientblanchi ; Laure, mère d'une nombreuse famille,atteignait cet âge douteux qu'une femme n'ac-cuse jamais qu'en hésitant- Maxime, dont la jeu-nesse expirait, et depuis longtemps doué de toutesles qualités de l'homme mur, siégeait à la cham-bre des députés ; ses devoirs politiques l'éloi-gnaient de chez lui, et les doux dames de Ton-neins étaient souvent seules au logis.

— Ma mère, dit Laure à Adrienne, n'avez-vouspas remarqué que, depuis quelque temps, je sorsseule, et que, jusqu'ici, je ne vous ai pas renducompte de mes absences ?

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— Je suis sûre de votre sagesse, Laure, ré-pondit madame de Tonneins en souriant, et jesuppose, d'ailleurs,que Maxime est mieux instruitque moi.

— Maxime ne sait rien.

— Oh ! oh ! ceci, mon enfant, est fort grave.— Très-grave, en effet, répondit Laure en ver-

sant des larmes.— Vous pleurez, Laure ! qu'y a-t-il donc ?

— Je vais sortir, reprit Laure, et il est possi-ble que je ne rentre pas cette nuit

— Vous m'épouvantez ! s'écria madame deTonneins ; expliquez-vous, Laure.

— Je vais passer la nuit auprès d'un vieillardagonisant.

— Votre père ? s'écria de nouveau Adrienne.M. Dulaurens arrivait de la Martinique ; vingt

années de travail l'avaient rendu riche ; la ma-ladie venait de le saisir à Paris, et Laure, in-struite de son arrivée, passait de longues heuresauprès de son père.

— Je suis chargée, dit Laure en tirant unportefeuille de sa poche, de vous remettre ceci...Mon père assure que cela vous appartient, con-tenant et contenu.

Adrienne reconnut le portefeuille qu'en 1812elle avait placé sur la table de Dulaurens ; ilcontenait nécessairement la somme jadis offerte,

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et, dans l'intention de madame de Tonneins,non pas prêtée, mais donnée.

— Gardez tout cela, dit Adrienne, c'est le biende vos enfants.

Laure jeta le portefeuille sur un meuble.

— Madame, dit-elle encore avec un peu d'a-gitation dans la voix, mon père va mourir... ildemande votre pardon.

Adrienne se jeta dans les bras de sa belle-fille.

— Va, mon enfant ! dit-elle, vade ton père, le ciel te bénira.,paix, je lui pardonne !

FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER VOLUME.

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TABLE DES MATIÈRES.

1. —Complot

II.— M. Dulaurens 19

III. — Le colonel de RambertIV. — La chapelle Saint-Eloi 65

V. — Le conseil de guerre. . . .VI. — Madame Saint-Léger.

. . .VIL — La dot de Laure

VIII. — Les migrations

FIN DE LA TABLE.

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COLLECTION HETZEL.

ACHAUD (AM.). La robe de Nessus.

2 vol.ARAGO (Fr.) Histoire de ma jeu-

nesse I vol.'ARAGO (JACQ.), Les deux océans

. .3 vol.

AUBIER (EM.). Théâtre 1 vol.AYCARU (MARIE). Le diamant de famille. 4 vol.BALZAC(II. DE). Les femmes.

. . .1 vol.

— Maximes et pensées.

1 vol.BARBARA (CH.). L'assassinat du Pont-

Rouge 1 vol.BERNAUD (A. DE). Les frais de la guerre. 2 vol.

— Pauvre Matthieu. .

2 vol.CARLEN (EM.). Un brillant mariage

.1 vol.

CHAMPELEURY. Contes choisis. . .

1 vol.

— Monsieur de Boisd'hy-ver 3 vol.

DESCHANEL (É.). Le bien qu'on a dit desfemmes 1 vol.

— Le mal qu'on a dit desfemmes .... 1 vol.

— Le bien qu'on a dit del'amour 1 vol..

— Les courtisanes grec-ques 1 vol.

DUMAS (ALEX.). La jeunesse de LouisXIV 1 vol.

Page 206: Le Diamant de famille, par Marie Aycard, Vol. 4

DUMAS (ALEX.). Aventures et tribula-tionsd'un comédien. 1 vol.

— Les Mohicans de Paris. 10 vol.

— Salvator. (Suite desMohicans de Paris.) 7 vol.

— El salteador.. . .

2 vol.

— Ingénue 5 vol.Le page du duc de Sa-

voie 5 vol.Le capitaine Richard. 2 vol.Les grands hommes

en robede chambre :— Henri IV 1 vol.

Louis XIII et Riche-lieu 3 vol.

César 4 vol.Marie Giovanni.

. .4 vol.

. __ Le lièvrede mon grand-père. .

. . .1 vol.

— Abd-el-Hamid-Bey..

4 vol.DUMAS FILS (A.). Ladameaux camélias. 2 vol.ESQUIROS (ALP). Le château d'Issy

. .1 vol.

FERRY (GAB.). Tancrède de Château-brun 2 vol.

FÉVAL (PAUL). La louve 4 vol.

— L'homme de fer.. .

3 vol.FOURRAS. Les veillées de Saint-

Hubert 2 vol.GONDRECOURT. Une vraie femme

. .2 vol.

Page 207: Le Diamant de famille, par Marie Aycard, Vol. 4

GOZLAN (LÉON). Balzac en pantoufles. 1 vol.

— La famille Lambert.

1 vol.

— La couronnede paille. 1 vol.GRAMONT (F. De). La fille du garde

. .1vol.

HOUSSAYE (A.). Les comédiennes d'au-trefois 2 vol.

HUGO (VICTOR). Le beau Pécopin. .

1 vol.JAN (LAURENT). Misanthropie sans re-

pentir 1 vol.JANIN (JULES). La comtesse d'Eg-

mont 1 vol.KOCK (CH.-P. DE). Madame de Monflan-

quin 4 vol.LAMARTINE (A.DE). Jules César

. . .2 vol.

— Les femmes illustres.

1 vol.MAQUET (A.). La maison du bai-

gneur 4 vol.MARTIN (L.). L'esprit de Voltaire

.1 vol.

MAYNE-REID. Une famille perduedans le désert.

. .2 vol.

MÉRIMÉE (P.). Colomba 1 vol.MÉRY. Les damnés de Java

.3 vol.

MEURICÉ (P.). Les tyrans de village. 1 vol.PAUL (ADRIEN). Un Anglais amoureux, 1 vol.SAINT-FÉLIX (J.DE). Cléopàtre 2 vol.SAINTINE (X.-B.). Chrisna 3 vol.SAND (GEORGE). La filleule .... 2 vol.

— Laure 2 vol.

— Evenor et Leucippe.

2 vol.

Page 208: Le Diamant de famille, par Marie Aycard, Vol. 4

STAHI (P.-J.). Théorie de l'amour etdo la jalousie.

. .1 vol.

— BètS et gens. 1 vol.

— L'esprit des femmes.

1 vol.

— . Un rêve au bal de laRedoute .... 1 vol.

Histoire du prince Z

et de la princesseFloris 1 vol.

SUE (EUGÈNE). La famille Jouffroy,

6 vol.

— Le diable médecin..

3 vol.TEXIER (EDMOND). La duchesse d'Hanspar 1 vol.TILLIBR (CLAUDE). Mon oncle Benjamin

.1 vol.

ULBACH (LOUIS). L'homme aux cinqlouis d'or.

.2 vol.

YVAN (M.). Un coin duEmpire.

.

Page 209: Le Diamant de famille, par Marie Aycard, Vol. 4
Page 210: Le Diamant de famille, par Marie Aycard, Vol. 4

OUVRAGES PARUS OU A PARAITRE :

LES CHAUFFEURS, par Èlie.Berthet.LES PROPOS AMOUREUX, par Champfleury.

. .1 »

CONFESSIONS DE SYLVIUS (la Bohème amou-reuse) ,par le même..

HISTOIRE DE RICHARD LOYAUTÉ ET DE LABELLE SOUBISE, par te même. 1

,LES DETTES DE COEUR, par A. Maquet 2 »LES FEMMES ET LA SOCIETE, par Jules Baissac. 1 »AVATAR, par Théophile Gautier. 1 »LA JETTATURA , par le même.

CHARLES LE TEMERAIRE, par Alexandre Dumas 2 »SCÈNES PARISIENNES, par II. Monnier 1„LES PETITES GENS, par le même inHISTOIRE DE lA CONVERSATION, par Émile

Deschanel

HISTOIRE D'UN HOMME ENRHUMÉ, par P.-J.Stahl ..... |i>

ESPRIT DE CHAMEORT (précédé d'un istoire de

la vie de Chamfort. par P.-J. Staht) 1 »HISTOIRE D'ATELIER, par Edmond About ... 1 »DICTIONNAIRE DES VICES ET DES VERTUS

DES FEMMES, par LarcherANTHOLOGIE FÉMININE

, par le même.HISTOIRE DU DIABLE, par A. Morel 5 »LE COCHON DE SAINT ANTOINE, par Charles

Huijo « »SÉRAPHINA DARISPE, par A. de BréhatBHrxci.I.rs.— ni'. I>L J. YAMSCUCIIMIOL'BR,ni. DI. M.HACNRF.I.K, 12.