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Mémoire original Le Dr Jules Séglas (1856-1939), président de la Société Médico- Psychologique, sa vie et son oeuvre Dr Jules Séglas (1856-1939), president of the Société Médico- Psychologique, his life and his works T. Haustgen a, *, M.L. Bourgeois b a Psychiatre des hôpitaux, secteur 10 de la Seine-Saint-Denis, CMP, 77, rue Victor-Hugo, 93100 Montreuil, France b Professeur de psychiatrie, IPSO (université de Bordeaux II), 121, rue de la Béchade, 33076 Bordeaux Cedex, France Reçu le 23 février 2002; accepté le 11 mars 2002 Résumé La personnalité et l’oeuvre scientifique de J. Séglas, médecin aliéniste des hôpitaux de Paris entre 1886 et 1921, n’ont jusqu’ici fait l’objet d’aucune étude exhaustive, quoique son nom soit fréquemment cité par ses contemporains. Dans une première partie, les auteurs retracent les grandes étapes de sa biographie et de sa carrière médicale à la Salpêtrière, évoquent son caractère, soulignent son approche empirique du malade mental et de la psychiatrie — un siècle avant le DSM-IV. Une seconde partie est consacrée à l’analyse de son oeuvre sémiologique, qui couvre la période 1881-1934. Les auteurs tentent d’évaluer son apport spécifique, en le confrontant aux oeuvres de Kraepelin, Janet et Clérambault. Puis une troisième partie passe en revue les prolongements actuels, souvent méconnus, de ses travaux, sur les plans clinique, épistémologique (concepts de syndrome et de comorbidité) et psychopathologique (phénoménologie, troubles de la personnalité). © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Personality and scientific publications of Jules Séglas, alienist of the Paris hospitals between 1886 and 1921, have not yet been completely studied, although his name is frequently quoted by his contemporaries. In a lst part, the authors relate the principal stages of Seglas’s biography and medical course in the Salpêtrière hospital. They evoke his personality and his empirical approach of mental illness and psychiatry — a century before DSM-IV. A 2nd part is devoted to the review of his semiologic works, during the period 1881–1934. The authors try to state precisely his specific contributions, in perspective with Kraepelin, Janet and Clerambault’s works. Then a 3rd part reviews the present extension, often unknown, of his works in several domains : clinic, epistemology (concepts of syndrome and comorbidity in psychiatry), psychopathology (phenomenological approach of delusion, personality disorders). © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés: Automatisme mental; Délire; Démence précoce; Dépression; Hallucination; Mélancolie; Obsession; Paranoïa; Psychose hallucinatoire chronique; Syndrome d’influence Keywords: Chronic hallucinatory psychosis; Delusion; Delusion of control; Dementia praecox; Depressive disorder; Hallucination; Melancholy; Mental automatism; Obsession; Paranoïa * Auteur correspondant. Ann Méd Psychol 160 (2002) 701–712 www.elsevier.com/locate/amepsy © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 7 3 - 1

Le Dr Jules Séglas (1856-1939), président de la Société Médico-Psychologique, sa vie et son œuvre

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Mémoire original

Le Dr Jules Séglas (1856-1939), président de la Société Médico-Psychologique, sa vie et son œuvre

Dr Jules Séglas (1856-1939), president of theSociété Médico-Psychologique, his life and his works

T. Haustgena,*, M.L. Bourgeoisb

aPsychiatre des hôpitaux, secteur 10 de la Seine-Saint-Denis, CMP, 77, rue Victor-Hugo, 93100 Montreuil, FrancebProfesseur de psychiatrie, IPSO (université de Bordeaux II), 121, rue de la Béchade, 33076 Bordeaux Cedex, France

Reçu le 23 février 2002; accepté le 11 mars 2002

Résumé

La personnalité et l’œuvre scientifique de J. Séglas, médecin aliéniste des hôpitaux de Paris entre 1886 et 1921, n’ont jusqu’ici fait l’objetd’aucune étude exhaustive, quoique son nom soit fréquemment cité par ses contemporains. Dans une première partie, les auteurs retracentles grandes étapes de sa biographie et de sa carrière médicale à la Salpêtrière, évoquent son caractère, soulignent son approche empiriquedu malade mental et de la psychiatrie — un siècle avant le DSM-IV. Une seconde partie est consacrée à l’analyse de son œuvresémiologique, qui couvre la période 1881-1934. Les auteurs tentent d’évaluer son apport spécifique, en le confrontant aux œuvres deKraepelin, Janet et Clérambault. Puis une troisième partie passe en revue les prolongements actuels, souvent méconnus, de ses travaux, surles plans clinique, épistémologique (concepts de syndrome et de comorbidité) et psychopathologique (phénoménologie, troubles de lapersonnalité). © 2002 E´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

Personality and scientific publications of Jules Séglas, alienist of the Paris hospitals between 1886 and 1921, have not yet been completelystudied, although his name is frequently quoted by his contemporaries. In a lst part, the authors relate the principal stages of Seglas’sbiography and medical course in the Salpêtrière hospital. They evoke his personality and his empirical approach of mental illness andpsychiatry — a century before DSM-IV. A 2nd part is devoted to the review of his semiologic works, during the period 1881–1934. Theauthors try to state precisely his specific contributions, in perspective with Kraepelin, Janet and Clerambault’s works. Then a 3rd partreviews the present extension, often unknown, of his works in several domains : clinic, epistemology (concepts of syndrome andcomorbidity in psychiatry), psychopathology (phenomenological approach of delusion, personality disorders). © 2002 E´ditions scientifiqueset médicales Elsevier SAS. All rights reserved.

Mots clés: Automatisme mental; Délire; Démence précoce; Dépression; Hallucination; Mélancolie; Obsession; Paranoïa; Psychose hallucinatoire chronique;Syndrome d’influence

Keywords: Chronic hallucinatory psychosis; Delusion; Delusion of control; Dementia praecox; Depressive disorder; Hallucination; Melancholy; Mentalautomatism; Obsession; Paranoïa

* Auteur correspondant.

Ann Méd Psychol 160 (2002) 701–712

www.elsevier.com/locate/amepsy

© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 7 3 - 1

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Il y a environ un siècle, le jeune aliéniste parisienJ. Séglas publiait en quelques années une série d’ouvragesmagistraux, destinés à fixer durablement les cadres de laclinique psychiatrique en France. Aux Troubles du langagechez les aliénés [g] [38] succédaient trois ans plus tard lesLeçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses [h].Encore deux années et paraissait la fameuse monographiesur Le délire des négations [j]. Le couronnement de cetteœuvre était la partie Sémiologie des affections mentales duTraité de G. Ballet [m]. Dans l’ intervalle, un nombreimpressionnant d’articles (leur total sera évalué à130) étaitpublié par J. Séglas dans les domaines les plus divers de laclinique.

Ces travaux et ces ouvrages n’ont pas été réédités. Tandisque les articles de G. de Clérambault étaient, huit ans aprèssa mort, réunis dans un recueil, depuis lors maintes foisreproduit — partiellement ou dans son intégralité — l’œu-vre de Séglas est restée relativement confidentielle. Alorsque la personnalitédu maître de l’ Infirmerie spéciale faisait,sous l’ impulsion de G. Heuyer, l’objet d’une thèse demédecine dès 1942, il faudra attendre 1950 pour queparaisse un article un peu conséquent sur Séglas [6,16].

Son œuvre n’a fait l’objet que de très peu de thèses et demémoires de psychiatrie [38]. Nous ne disposons toujourspas aujourd’hui d’une bibliographie exhaustive et détailléede ses travaux. Les publications anglo-américaines necomportent que de rares références à ses écrits, exceptéel’œuvre de G. Berrios [9].

Modestie légendaire du médecin de la Salpêtrière ? Longdélai de dix-huit ans entre son départ à la retraite et sa mort,passée presque inaperçue peu après le déclenchement de laSeconde Guerre mondiale ? Défaut d’éclat et relatif efface-ment de son héritage pédagogique, dispersion de ses élèves,extinction programmée de son cadre hospitalier de rattache-ment, celui des aliénistes des hôpitaux de Paris, tandis queles derniers services psychiatriques de la Salpêtrière étaientrepris et modernisés par des élèves de Clérambault(G. Heuyer, L. Michaux) ?

Le cumul de tous ces facteurs contribue sans doute àexpliquer qu’ il n’ait pu fonder une véritable école depsychiatrie. Et pourtant, son œuvre demeure bien vivanteaujourd’hui et de plus en plus actuelle. Elle mérite d’êtrerestituée dans ses grandes lignes et réévaluée à la lumière deses prolongements contemporains [25].

Mais essayons d’abord de nous attacher à évoquerl’homme, le personnage de J. Séglas.

1. La vie

Dans une artère centrale de la ville d’Évreux, chef-lieu etpréfecture du département de l’Eure, s’élève encoreaujourd’hui une modeste maison à étage du XIXe siècle,

pourvue d’une cour intérieure et dont la façade communiquedirectement avec la rue. C’est là que, le 31 mai 1856, est néLouis Jules Ernest, fils aîné d’Ernest Désiré Séglas, em-ployé à l’hospice d’Évreux et de Marie-Joséphine Lejard.Des recherches effectuées aux archives municipales [3]établissent que les deux parents du futur « grand maître dela médecine mentale française » sont eux-mêmes natifsd’Évreux, où ils se sont mariés deux ans avant la naissancede leur fils. Notre aliéniste aura une sœur cadette, née en1862 : le père est alors devenu directeur et économe del’hospice. Les quatre grands-parents se rattachent à la classedes petits propriétaires ruraux et des maîtres artisans (bour-reliers). L’arrière-grand-père paternel, Jacques LouisSéglas, était, au moment de la Révolution, jardinier àSaint-Aubin-sur-Gaillon (Eure).

Ainsi Séglas est-il, par ses origines familiales, un Nor-mand de l’Eure, comme le furent avant lui Delasiauve etBourneville, comme le seront après lui Laignel-Lavastine etHeuyer.

J. Séglas effectue toutes ses études secondaires au lycéed’Évreux, où il entre en 1864. Il obtient le baccalauréat ets’ inscrit à la faculté de médecine de Paris en 1873. Externedes hôpitaux de Paris entre 1877 et 1880, il fréquente, touten effectuant ses stages de médecine et de chirurgie, lesservices de Charcot et de ses compatriotes normands Dela-siauve à la Salpêtrière et Bourneville à Bicêtre. C’est auprèsde ces maîtres prestigieux qu’ il s’ initie à la médecinementale et recueille les trente-trois observations cliniquesqui serviront de base à sa thèse, dirigée par Bourneville,soutenue le 20 janvier 1881 sous la présidence de Charcot :« De l’ influence des maladies intercurrentes sur la marchede l’épilepsie » [a].

En dépit de ces parrainages illustres, Séglas ne serajamais interne : ni des hôpitaux de Paris, ni des asiles de laSeine. Cela ne l’empêchera pas de commencer à publier desarticles et d’être nommé membre titulaire de la Sociétémédico-psychologique en 1884, à 28 ans, en remplacementde Moreau (de Tours). Il présidera la Société en 1908.

Deux ans plus tard (1886), il se présente au concourspour un poste de médecin-adjoint des services d’aliénés deshôpitaux de l’Assistance publique de Paris. Les Annalesmédico-psychologiques de cette année-là [2] nous révèlentque le jury était composé des aliénistes Bouchereau, Dago-net, Vallon, Jules Voisin et de trois médecins des hôpitaux.Trois candidats se présentèrent. Le concours, ouvert le28 juin, se termina le 21 juillet par la nomination de Séglas.Ses deux concurrents sont éliminés. Les vacances de postesétaient alors rares…

Séglas va ainsi se rattacher au cadre prestigieux desmédecins aliénistes des hôpitaux de Paris (Bicêtre et laSalpêtrière), distincts de ceux des asiles, mais sans fonctionsofficielles d’enseignement, illustré avant lui par Pinel,Esquirol, les Falret, Baillarger, Delasiauve et beaucoup

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d’autres. D’abord médecin suppléant (adjoint) de J. Falret àla Salpêtrière jusqu’en 1898, il y professe ses fameusesleçons cliniques entre 1887 et 1894, « enseignement tout àfait libre, sans le moindre caractère officiel ». Il n’hésite pasà s’opposer aux conceptions de son « patron » sur certainspoints importants (par exemple, la coexistence possible desobsessions avec les hallucinations).

Il occupe ensuite un poste de chef de service à Bicêtre de1898 à 1909 : c’est alors qu’ il collabore au traité de GilbertBallet de 1903 [m], obtenant un début de consécrationofficielle. Selon une progression centripète classique, ilrevient enfin à la Salpêtrière, mais cette fois commemédecin-chef, en 1909. Il y succède à E. Charpentier. Ilcesse ses fonctions le 1er janvier 1922, à l’âge de 65 ans,alors que l’administration de l’Assistance publique vient deprogrammer la fermeture progressive de ses services d’alié-nés.

Le Guide Rosenwald des années 1900 [35] nous apprendpar ailleurs qu’ il exerce aussi une activité privée à sondomicile parisien du 96 rue de Rennes, les mardis, jeudis etsamedis, de 13 h à 15 h. Il est en outre expert auprès destribunaux. L’énumération de ses distinctions honorifiques etde son appartenance à de nombreuses sociétés savantesfrançaises et étrangères serait fastidieuse.

Et pourtant, son élève A. Barbé estimait en 1950 qu’ il« n’eut ni la situation officielle, ni la réputation auxquellesses mérites lui donnaient amplement droit » [6]. Reprochesvoilés à l’encontre de l’Assistance publique, de la part dudernier des aliénistes de la Salpêtrière ? Allusion transpa-rente aux dithyrambiques commentaires de l’œuvre deClérambault qui commençaient alors à fleurir, faisant par-fois bon marché des contributions antérieures de Séglas ?Rancœur de l’absence d’une consécration universitaire à unenseignement officieux, mais plébiscité par la postérité ? Ilest difficile de trancher.

Marié à Mlle Berthe Genet, Jules Séglas eut un filsunique, Jacques Henri Séglas (1894–1921), qui fit égale-ment des études médicales et devint externe provisoire àl’Hôtel-Dieu de Paris. Les dernières années de l’aliénistesont endeuillées par la disparition brutale de cet enfant, mortà 27 ans « victime de son devoir hospitalier » : son nomfigure à ce titre sur une plaque commémorative dans la courd’honneur de l’Hôtel-Dieu.

J. Séglas est décédé le 6 décembre 1939 à Paris, la mêmeannée que son épouse. Il repose avec cette dernière et leurfils au cimetière du Père-Lachaise.

Derrière les portraits officiels, est-il possible d’approcherplus intimement l’homme, d’appréhender sa personnalité,ses traits de caractère ? Peu de documents sont à notredisposition. Les derniers témoins ont disparu. André Barbé,l’élève préféré, est mort en 1959 sans avoir publié lesmanuscrits du maître.

La plupart des commentateurs insistent toutefois sur lamodestie, la discrétion de J. Séglas, sur son dédain deshonneurs (il refusa toute forme d’éloge funèbre), sur sarigueur intellectuelle, « son esprit d’ordre, de méthode,d’exactitude et de précision », pour reprendre les termesd’A. Barbé [6]. Il semble avoir été plutôt individualiste,voire assez solitaire au sein de la communauté scientifique,étranger aux querelles d’écoles. À quelques exceptions près,il a rédigé et signé seul ses publications. Ses travauxcliniques reposent sur une étude sémiologique minutieuse etapprofondie de quelques cas individuels, recueillis avecl’aide d’un interne (Barbé, Cotard, Collin, Barat, Ceillier,Lévy-Darras) et non sur des statistiques réalisées durant desannées par une équipe nombreuse. La justesse de ses vues etde son apport à la psychiatrie n’en est que plus remarquable.

Quels échos son passage àBicêtre et à la Salpêtrière a-t-illaissés ? Il lui incombait d’assumer, avec un adjoint et uninterne, la charge d’un service pléthorique, au milieu d’unpersonnel soignant encore mal formé, souvent réduit à destâches de gardiennage, ne disposant que de moyens théra-peutiques dérisoires. Seul A. Barbé, dans un article commé-moratif de 1950 [6] et dans l’ introduction de son Précis depsychiatrie [5], publié la même année, nous fournit quel-ques informations sur sa pratique hospitalière et ses posi-tions doctrinales :

« Ainsi que l’écrivait M. Séglas, c’est peut-être le psy-chiatre qui doit être, de tous les spécialistes, le moinsspécialisé. […] Pour comprendre les aliénés, il faut vivreavec eux et cette vérité, souvent répétée par M. Séglas,devient évidente quand on se trouve dans un service depsychopathes. […] J’aurai l’occasion de rappeler le mot sijuste et si profond de M. Séglas, quand il me disait qu’unmalade ordinaire est atteint dans sa personnalité physique,alors qu’un aliéné est atteint dans sa personnalité sociale.[…] Pour me familiariser avec les dédales de la classifica-tion nosologique, Séglas me disait : “ Voilà une maladequ’Esquirol aurait désignée de tel nom, Falret de tel autre etMagnan et Krafft-Ebing et Kraepelin et Bleuler de tel autreencore. Et il ajoutait avec son fin sourire un peu indolent etsceptique : c’est cependant toujours la même malade ” . »

Ainsi se trouve brossé à grands traits le portrait del’adepte d’une psychiatrie à la fois empirique, sociale etouverte aux autres disciplines médicales, méfiante à l’égarddes théories hégémoniques, mais accueillante à la psycho-logie. Dès 1898, Ritti [34], commentant la publication desLeçons cliniques [h], souligne la « prédilection marquéepour l’analyse psychologique » de leur auteur. En 1934,J. Séglas préfacera [s] le premier ouvrage d’Henri Ey sur leshallucinations, soulignant encore que « les théories psycho-logiques, en précisant l’analyse du phénomène, ont permisd’avancer grandement dans la voie de sa connaissance ».L’aliéniste a pu ainsi soutenir une théorie corticale des

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hallucinations en même temps qu’ il rattachait les phénomè-nes hallucinatoires à la pathologie du langage intérieur.

S’ il arrive parfois à Séglas de faire dans ses écritsquelques allusions ironiques aux thèses freudiennes (« Àmoins d’avoir la foi d’un psycho-analyste convaincu, on nepeut guère prétendre trouver des éléments de certitude dansun langage qui vous est incompréhensible » [r, pp. 304-305]), il ne dressera jamais, à l’ instar de son collègueChaslin, de réquisitoire en règle contre la psychanalyse et ilse montrera particulièrement critique à l’égard du conceptde dégénérescence.

De son vivant et dans les années qui suivent sa dispari-tion, J. Séglas sera d’ailleurs élogieusement cité par lesreprésentants de tous les courants psychiatriques en France.C’est bien entendu le cas de ses collègues de Bicêtre et dela Salpêtrière, les derniers aliénistes des hôpitaux de Paris,au premier rang desquels P. Chaslin, qui se réfère fréquem-ment à lui dans ses Éléments de sémiologie [14]. Mais sonaudience n’est pas moindre parmi les aliénistes des asiles :pour P. Sérieux et J. Capgras, « Séglas indique en termesprécis la distinction, sur laquelle nous insistons, entre ledélire d’ interprétation et le délire de revendication » [37,p. 300] ; pour M. Dide, « la psychose hallucinatoire chroni-que ne fut véritablement isolée que par Séglas » [p. 493].

En ce qui concerne l’École de Sainte-Anne, G. Ballet luiconfie en 1903 la rédaction des 200 pages du chapitresémiologique de son Traité [m] et, dans les années 1930, lesélèves de H. Claude remettent ses écrits au goût du jour,parfois dans l’ intention de l’opposer à Clérambault :J. Lévy-Valensi révèle qu’ il a « toujours entendu rendre àSéglas un hommage mérité par tous ceux qui parlentd’automatisme mental » [32, p. 176] ; H. Baruk l’appelle« le grand et éminent clinicien qui a dominé sa génération etle génial observateur de la Salpêtrière » [7, p. 48] ; H. Eyvoit en lui l’un des quatre ou cinq « grands cliniciens » et« grands classiques » de la psychiatrie qui — à côté deMagnan, Kraepelin et Bleuler — « ont su retrouver lasubstance vivante de la folie vue et observée dans sanature » [21, p. 45] ; J. Lacan mentionne son nom à plu-sieurs reprises dans sa thèse sur la paranoïa [28, pp. 22, 109,110] ; C. Durand recommande ses « admirables descriptionsde l’écho de la pensée chez les délirants » [19, p. 13].

Vers la même époque, il est, avec Magnan, l’un des trèsrares auteurs envers lesquels G. de Clérambault se reconnaîtune dette : « Par automatisme, je comprends les phénomè-nes classiques… Ce sont les phénomènes signalés parBaillarger et dépeints magistralement par Séglas »[15, p. 492]. G. Heuyer, dans son article de 1950 sur Clé-rambault, l’appelle « un autre grand clinicien de la mêmeépoque » qui « entrait immédiatement dans le délire dumalade » [26, p. 418].

Si maintenant l’on se tourne du côté des psychologues,G. Dumas reprend sa conception du ralentissement dépressifdans sa thèse sur la mélancolie [18, p. 66] et P. Janet s’ initieà l’étude des psychoses dans son service de la Salpêtrière àpartir de 1889 [20, pp. 306, 308] : il y suit durant trois anset y guérit l’une de ses premières malades, Justine, atteinted’ idées fixes hystériques. Il fera plus tard de nombreusesréférences à Séglas dans ses travaux sur la psychasthénie[27].

Pour ce qui a trait aux contributions historiques plusrécentes, il convient de mentionner le travail de G. Lantéri-Laura et G. Daumézon sur l’automatisme mental de Clé-rambault, dans lequel le rôle de Séglas se trouve biensouligné : « Il décrit ce que nous appelons d’ordinaireautomatisme mental et en particulier l’écho de la pensée »[29, p. 64]. P. Bercherie consacre un chapitre entier de sesFondements de la Clinique à J. Séglas : l’aliéniste y estqualifié de « plus fin clinicien sans doute qu’ait produitl’école française » [8, pp. 153-170]. G. Lantéri-Laura faitencore état de sa contribution à la clinique des hallucina-tions dans une dizaine de pages de son récent ouvrage sur lesujet [30, pp. 59-65, 76-78]. Enfin, G. Berrios consacre àsestravaux sur les hallucinations, les troubles du langage et lesyndrome de Cotard de nombreux passages de son Historyof mental symptoms [9, pp. 58, 75, 307], en le définissantcomme a great psychopathologist.

2. L’œuvre

Il n’est guère aisé de dresser une revue exhaustive destravaux cliniques de Séglas, en raison à la fois de l’ampleurde son œuvre et de la longévité de sa carrière scientifique.Ses publications couvrent plus d’un demi-siècle, de 1881 à1934. Prolongeant Baillarger et Cotard à la fin du XIXe

siècle, il annonce ensuite Clérambault, pour finir par préfa-cer H. Ey dans l’entre-deux-guerres.

Il convient d’ insister tout d’abord sur la concision et lalimpiditéde son style, qui contribueront beaucoup au succèsde ses écrits. Comme Chaslin, il avait horreur du jargon, del’emphase et des redondances, de ce qu’ il appelait plaisam-ment, à la suite de Voltaire, le « galimatias double »[r, p. 305]. A. Barbé nous apprend que, tels ceux d’unécrivain, « ses manuscrits étaient couverts de ratures, d’an-notations et de renvois » [5, p. VII].

En essayant de faire le lien entre sémiologie et nosologie,nous aborderons tour à tour la question des hallucinations,celle des psychoses hallucinatoires, le problème des idéesdélirantes et de la paranoïa, les contributions à la clinique dela démence précoce, des troubles de l’humeur et desobsessions.

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2.1. Les hallucinations

Jusque vers 1890, les hallucinations verbales n’étaientguère étudiées de manière spécifique. Les débats tournaientautour de l’origine centrale ou périphérique, psychique ousensorielle des hallucinations et sur l’existence de manifes-tations hallucinatoires compatibles avec la raison. En 1846,Baillarger avait séparé hallucinations psycho-sensorielles ethallucinations psychiques [22,30]. Mais ces dernièresn’étaient pas considérées par tous les aliénistes comme devéritables hallucinations. On envisageait un peu les hallu-cinations auditives comme des manifestations contingentesau délire, confirmatives des idées délirantes, secondaires etsans véritable autonomie : c’est ainsi qu’elles se trouvaientdécrites dans le cadre du délire de persécutions de Lasègue(1852).

En partant de travaux neurologiques récents sur lesdifférentes formes d’aphasie et de la théorie corticale deshallucinations de Tamburini, Séglas va renouveler la sémio-logie hallucinatoire dans deux domaines essentiels :

• les hallucinations verbales sont fondamentalement destroubles de la fonction langage, avant d’être des trou-bles sensoriels et elles doivent être distinguées deshallucinations auditives élémentaires et communes(sons et bruits) ;

• l’hallucination verbale représentant le positif, l’enversirritatif de l’aphasie, il convient de décrire, parallèle-ment aux hallucinations psycho-sensorielles, des hallu-cinations psycho-motrices.

Ces dernières englobent les phénomènes qualifiés hallu-cinations psychiques, mais les dépassent. Elles concernentdes malades qui se sentent dépossédés de leur proprepensée, agis de l’extérieur ou poussés à prononcer certainesparoles malgré eux. C’est le sens d’un premier article de1888 [c] et surtout de l’ouvrage de 1892 [g], dont la partiela plus intéressante a trait aux dysphasies fonctionnelles oualtérations du langage parlé par troubles de la fonctionlangage [g, pp. 87-189]. Ce sera plus tard le sujet des deuxpremières leçons cliniques de 1895 [h, pp. 1-56] et durapport au congrès des aliénistes de langue française de1896 [i].

Trois niveaux de complexité et d’élaboration croissantescaractérisent les hallucinations verbales psycho-motrices :

• pseudo-hallucination verbale (voix intérieure ouconversation mentale) ;

• hallucination verbale motrice complète, avec mouve-ments d’articulation ou parole chuchotée ;

• hallucination avec émission sonore à voix haute (im-pulsion verbale).

Si, pour Séglas, l’écho de la pensée — déjà signalé parBaillarger — relève des hallucinations sensorielles, touteune série de notations sémiologiques nouvelles se rattachentaux hallucinations motrices : fuite de la pensée [h, p. 17] ;

écholalie hallucinatoire [h, p. 45] ; parole involontaire etinconsciente [h, p. 46] ; hallucinations consolantes de dé-fense [h, pp. 781-784] ; hallucinations dialoguées antago-nistes ou de sens contraire [h, pp. 37-39 et 582].

En 1914, Séglas rédige un article définitif sur les pseudo-hallucinations verbales, qu’ il semble alors distinguer deshallucinations motrices pour les rattacher à la pathologie du« langage intérieur » ou hyperendophasie [r, p. 295]. Spon-tanées, stables, incoercibles, subjectives, dépourvues d’ex-tériorisation spatiale (contrairement aux hallucinations sen-sorielles), elles lui apparaissent également inaugurales dansles psychoses chroniques : « Tout le reste est surajouté. […]S’ il vient s’y joindre des interprétations, celles-ci ne sontque des jugements secondaires, soit explicatifs et résultantd’une analyse introspective plus ou moins exacte du phé-nomène en lui-même, soit justificatifs » [r, p. 310].

Il emploie à huit reprises le terme d’« automatisme » àpropos de ce type d’hallucination : « Ce dont le pseudo-halluciné se plaint avant tout, c’est du caractère à la foisétranger à son moi et despotique de ses voix. Voilà laparticularité qu’ il met en première ligne, traduisant ainsi unsentiment intime d’automatisme, de domination. Mais lesvoix restent intérieures » [r, p. 300].

L’ intérêt des complexes érotiques freudiens et du refou-lement est souligné pour expliquer les « voix antagonistes,en opposition presque systématique avec les habitudes, lesdésirs et la volonté du sujet » [r, p. 302]. L’analogie entrel’attitude des pseudo-hallucinés et l’autisme de Bleuler estmentionnée [10, r, p. 303].

2.2. Les psychoses hallucinatoires et le syndromed’influence

Si elles peuvent inaugurer certaines pathologies mentaleschroniques, les hallucinations ne sauraient pour Séglasconstituer en elles-mêmes un type particulier de maladie,une monomanie ou une « folie sensorielle » : « Une foisreconnu son caractère verbal […] il n’est plus possible deconsidérer l’hallucination comme un simple trouble psycho-sensoriel, comme un “ délire des sensations ” , suivant leterme en usage autrefois. Elle devient maintenant un véri-table “ délire ” , en donnant àcette expression toute sa pleineet entière signification », écrit-il en 1934 [s].

Il remarque dès 1895 que des manifestations hallucina-toires peuvent se rencontrer aussi bien dans la folie systé-matique (paranoïa) (18e et 19e leçons) que dans la mélan-colie (12e leçon), dans l’obsession (4e leçon), dans laconfusion mentale (6e leçon) et dans la paranoïa aiguë(bouffée délirante) (14e leçon).

Il n’en reste pas moins que les hallucinations psycho-motrices déterminent, associées aux idées délirantes depersécution, une variété de délire à évolution systématiquedistincte à la fois de la forme typique (dite de Lasègue et

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Falret), avec hallucinations sensorielles auditives inconstan-tes et du délire chronique de Magnan. Dès 1903, huit ansavant la description de la psychose hallucinatoire chronique,Arnaud l’ individualisait dans sa classification des « délirespartiels ou systématisés » du Traité de G. Ballet [4, pp. 488-576], sous le nom de « forme psycho-motrice de Séglas ».

Ce sont ici les phénomènes de possession, d’ influence, dedédoublement et de désagrégation de la personnalité quiprédominent sur les thèmes de persécution, d’où le qualifi-catif de « persécutés possédés » donné àces malades :

« Les patients accusent des sensations de déplacementd’une partie du corps, de certains mouvements qu’ ils sesentent poussés à accomplir comme malgré eux. […]Souvent même, ces symptômes, atteignant leur maximumd’ intensité, se présentent sous la forme de véritables impul-sions. Les malades disent alors qu’une volonté plus forteque la leur les pousse à faire des choses qu’ ils ne veulent pasfaire. […] De même, ils ont des impulsions verbales qui lesfont parler haut malgré eux, dire des choses qu’ ils n’ont pasl’ intention de dire et leur semblent tout étranges, souvent lecontraire de leur propre pensée… »

« En regard de ces impulsions diverses, il est d’autressymptômes, identiques de nature, mais se présentant sousl’aspect inverse de phénomènes d’arrêt ou d’ inhibition. Onles empêche, disent les malades, de faire ce qu’ ils veulent.[…] Les sujets prétendent qu’on leur retire leur volonté,qu’ ils sont trop faibles pour lutter, qu’ ils se sentent dominéset n’ont plus leurs facultés. […] Ces phénomènes s’adres-sent aussi au côté purement intellectuel. C’est ainsi que lesmalades se plaignent parfois de ne plus pouvoir penser àrien de suivi, d’être continuellement distraits de leurs idéeshabituelles par un courant d’ idées qui leur semblent abso-lument étrangères ou contradictoires. Ou bien on leur retireleur pensée : s’ ils ont une idée, cette idée s’en va… »[h, pp. 572-575].

Vingt ans plus tard, peu après que G. Ballet ait décrit lapsychose hallucinatoire chronique, Séglas inspirera à sonélève Lévy-Darras sa thèse sur la Psychose d’influence [31]qui reprendra la plupart des éléments de sa description de1895 : « La psychose d’ influence englobe des délires éparsdans les diverses classifications des délires systématiséspartiels. Elle comprend les délires dits d’ influence et lesdélires dits de possession. Son évolution est chronique. […]La note dominante est donnée par les troubles qui portentsur les éléments constitutifs de la personnalité, en particuliersur le langage intérieur, la motricité volontaire, la cénesthé-sie. Cette désagrégation se présente le plus souvent commeun dédoublement subjectif et l’ idée d’ influence qui sedéveloppe parallèlement est affirmée par le sujet comme lajustification de ce dédoublement lui-même ».

Mais Séglas décrit aussi — d’abord avec son interneLucien Cotard en 1908 [17], ensuite seul en 1910 [p] — unautre type de « psychose hallucinatoire », caractérisé par la

présence de troubles perceptifs isolés, ne s’accompagnantd’aucun système délirant. L’auteur précise à propos de cesmalades : « Ils différaient des hallucinés délirants, tels queles persécutés hallucinés, en ce que, acceptant comme euxleurs hallucinations, ils se contentaient de les décrire, sansles prendre comme point de départ ou comme preuve d’unsystème quelconque de conceptions délirantes, telles quedes idées de persécution ou autres » [p, p. 495]. Dide y verrala première description de la psychose hallucinatoire chro-nique et Chaslin en fera en 1912 un « type cliniqued’attente », sous le nom d’hallucinose [14, p. 839].

2.3. Les idées délirantes et la paranoïa

Dix des leçons cliniques de 1895 ont trait à la sémiologiedes idées délirantes, dont on a vu l’ intrication avec lesmanifestations hallucinatoires. À la suite de J.-P. Falret et deMagnan, Séglas critique la classification des délires parthèmes qui a prédominé en France jusqu’aux années 1880 :« Le mot délire ne peut et ne doit jamais désigner qu’unensemble d’ idées délirantes. Le délire des négations, pasplus que celui d’auto-accusation, de persécution, des gran-deurs, ne peut suffire à constituer une forme mentaledéterminée » [h, p. 461].

C’est ainsi que les idées délirantes de persécution peu-vent se rencontrer, non seulement dans la folie systématiqueou paranoïa (16e leçon), mais aussi dans la mélancolie (11e

leçon), dans la confusion mentale (6e leçon) et dans laparanoïa aiguë (bouffée délirante) (14e leçon).

À l’ inverse, les idées délirantes d’auto-accusation sevoient aussi bien dans la mélancolie (11e leçon), la folieintermittente (13e leçon) et les états dépressifs de la sénilité(id.) que dans la paranoïa aiguë (14e leçon), la foliesystématique (17e leçon), la paralysie générale (13e leçon),la confusion mentale (id.), le délire alcoolique (id.) et mêmel’obsession.

À la suite de Baillarger, Séglas distingue l’ interprétationdélirante de l’hallucination [h, p. 23]. Dès 1890, il a décritune forme de « délire de persécution à interprétationsdélirantes simples » [f] qu’ il a différenciée des variétéshallucinatoires et des délires de revendication (persécutés-persécuteurs).

Mais c’est surtout dans la 16e de ses Leçons cliniques de1895 [h, pp. 495-525] qu’ il approfondit la description desidées de persécution dans la folie systématique.

Il distingue tout d’abord les idées de persécution active(persécuteurs) des idées de persécution passive (persécutés).Il insiste sur la réticence des persécutés. Il aborde ensuite ledétail de l’analyse sémiologique des thèmes persécutifs :

• nature des persécutions subies, allant du vague, del’ informulé à la désignation explicite : « elle nousrenseigne sur la durée de l’affection, l’ individu qui seplaint de misères étant malade depuis moins longtemps

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que celui qui spécifie les tourments qu’ il subit et, àplusforte raison, que celui qui, pour les désigner, se sert denéologismes » ;

• date des persécutions : chez le persécuté systématique,« rarement le présent, toujours le passé, jamais l’ave-nir » (contrairement au mélancolique) ;

• désignation des persécuteurs : soit indéfinie, soit pré-cise, elle renseigne sur l’éducation et le niveau intel-lectuel du malade, le stade évolutif de l’affection, lerisque médico-légal ;

• moyens employés par les persécuteurs : leur détermi-nation met sur la voie d’autres symptômes : hallucina-tions, troubles cénesthésiques, néologismes (indice dechronicité) ;

• raison d’être et but des persécutions : imméritées etvexatoires chez le délirant systématique, elles apparais-sent au contraire justifiées chez le mélancolique ;

• conséquences des persécutions : portant, soit sur lesfacultés intellectuelles (écho et devinement de la pen-sée, dédoublement de la personnalité), soit sur laconstitution physique (troubles cénesthésiques).

Enfin, les caractéristiques évolutives et le mode d’orga-nisation des idées de persécution doivent être envisagés,dans un but essentiellement nosologique : mode d’appari-tion, mobilitéou fixité, uniformitéou multiplicité, nettetéouconfusion, logique ou absurdité, incohérence ou systémati-sation, continuité ou rémission.

Comme les hallucinations, les idées délirantes peuventêtre associées entre elles (persécutés auto-accusateurs,17e leçon) ou antagonistes (persécution et défense, 25e

leçon). La description par Séglas dès 1889 [e] des idéesdélirantes de défense « a jeté comme un jour nouveau surl’activité délirante des persécutés » (Ritti). À l’ instar desidées de persécution, les idées de défense se distinguent enactives et en passives (25e leçon) : « Dans le premier cas,l’aliéné intervient lui-même dans la défense ; dans lesecond, au contraire, il reste passif, subissant la défensecomme il subit l’attaque. » La présence de telles idées,succédant en général à celles de persécution, est un indicede chronicité dans la folie systématique. Les idées dedéfense sont souvent associées à des hallucinations auditi-ves de contenu bienveillant (avertissements, consolations).Dans le cas des idées de défense active, qui ne sont pas sansanalogie avec les rituels obsédants, « le malade attribue àcertains actes bizarres qu’ il exécute une portée particulière,une idée de défense contre ses ennemis ». Le risque deréactions médico-légales s’en trouve alors atténué.

C’est Séglas qui a introduit en France le terme deparanoïa [b]. En vertu des conceptions de l’École allemandeavant Kraepelin, cette notion désigne alors pour lui « un étatpsycho-pathique fonctionnel, caractérisé par une déviationparticulière des fonctions intellectuelles les plus élevées,n’ impliquant ni une décadence profonde, ni un désordre

général, s’accompagnant presque toujours d’ idées délirantesplus ou moins systématisées et permanentes, avec halluci-nations fréquentes » (14e leçon).

Le délire paranoïaque « a son origine dans l’ intimité ducaractère individuel, de la personnalité : c’est un délireprimitif ». Les thèmes en sont variés : persécution, gran-deur, défense, mais aussi possession (18e leçon) et hypo-condrie (20e leçon). De même qu’ il individualise des formesaiguës de la paranoïa, Séglas croit donc à l’existence deparanoïas hallucinatoires. C’est l’organisation générale et leterrain qui définissent l’espèce morbide, non la durée, lesthèmes ou l’absence de troubles perceptifs, conception assezproche de la notion de structure d’un Henri Ey.

Quelle qu’en soit la thématique, le délire paranoïaque secaractérise toujours (16e leçon) par son origine primitive,« exagération manifestement pathologique de tendancesantérieures anormales, […] résultat d’une longue élabora-tion psychique, le plus souvent inconsciente ». Il a tendanceà s’étendre, pour aboutir à la construction d’un « romanpathologique ». Sa tonalité affective générale est égocentri-que, faite d’orgueil et d’autophilie. Il évolue de manièreconvergente ou centripète, « le malade étant considérécomme le centre ». Il porte surtout sur des faits accomplis,sur des événements passés (caractère rétrospectif). Il s’ac-compagne d’une conviction inébranlable et souvent defausses reconnaissances (caractère palingnostique). Tous lesobjets du monde extérieur, tous les événements de l’exis-tence passée du malade sont réinterprétés à la lumière dudélire, subissent une transformation qui les met en accordavec les conceptions délirantes (caractère métabolique).

2.4. La démence précoce

Avant que Kraepelin n’ individualise la démence précoce(1899), Séglas s’est intéressé àplusieurs des aspects de cettefuture entité clinique.

Dès 1888, il publie avec Chaslin [d] une revue critiquecomplète de la catatonie de Kahlbaum, décrite quatorze ansauparavant. Il met l’accent sur le caractère syndromique desmanifestations catatoniques, auxquelles il dénie toute spé-cificiténosologique. Il en relève en effet la présence dans lespsychoses hystériques, dans l’épilepsie, dans la mélancolie,la stupeur, l’extase, la période dépressive de la folie circu-laire, dans l’ intoxication alcoolique, dans les délires hypo-condriaques, dans les états maniaques, dans la paralysiegénérale. C’était déjà restreindre le champ de la catatonie auprofit des troubles de l’humeur intermittents.

On a vu que la 18e leçon clinique de 1895 sur lespersécutés-possédés isole une variété de troubles psychoti-ques subordonnés à des altérations profondes de la person-nalité. « Fonctionnement défectueux de la synthèse men-tale », « phénomènes d’automatisme » et « atteinteprofonde de la volonté » génèrent un état de « scission »

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[h, p. 585] et de « dissociation de la personnalité »[h, p. 602] : ces termes sont employés par Séglas dès 1895.Les idées délirantes se révèlent secondaires aux hallucina-tions psycho-motrices. La symptomatologie des futuresformes paranoïdes de l’affection est déjà esquissée à grandstraits.

Après la description de Kraepelin, Séglas précise [k] cequi va devenir jusqu’à nos jours la conception de l’Écolepsychiatrique française au sujet des formes paranoïdes. Il nemaintient dans leur cadre, sous la dénomination de démenceparanoïde, que la variété simple de Kraepelin et en exclut lavariété hallucinatoire, qu’ il rattache aux délires chroniqueset à la paranoïa. Il préfigure ainsi la description de ladiscordance par son ami Chaslin [14] :

« Dès le début apparaissent des idées délirantes avecalternatives d’excitabilité, de dépression, d’anxiété, se tra-duisant par des discours bizarres, décousus et conduisant àdes actes incohérents. […] Les idées délirantes sont poly-morphes (persécution, grandeur, hypocondrie) et s’accom-pagnent ordinairement d’hallucinations précoces. Très rapi-dement, leurs caractères cliniques s’affirment : par leurmultiplicité, leur mobilité, leur niaiserie, leur extravagance.[…] Bien vite apparaissent d’autres signes de chronicité etd’affaiblissement démentiel : actes baroques et sans motifs,tics, stéréotypies, échomimie, négativisme, collectionnisme,débraillé de la tenue, lacération des vêtements, soliloques,néologismes, verbigération. Mais le symptôme le plusfrappant est sans contredit cette incohérence du langage […]qui fait du discours une suite de phrases décousues, presqueincompréhensibles » [k, p. 243].

Deux ans plus tard [l], Séglas s’attache à revoir lescritères de la catatonie. Il met au second plan les manifes-tations de suggestibilité et d’ imitation (catalepsie, écholalie,échopraxie) pour réserver la première place au négativisme.Les stéréotypies font pour lui le lien entre la catalepsie et lenégativisme. Les symptômes catatoniques lui apparaissentde causalitépsychique, liés au défaut de synthèse mentale età la perte de l’activité motrice volontaire et non d’originespasmodique.

Toujours à propos de la catatonie, il publie en 1909 [o]l’observation d’une malade atteinte de « folie intermittenteavec adjonction de symptômes catatoniques », quipose pour la première fois le problème des formes fron-tières entre les deux grandes psychoses endogènes deKraepelin.

Enfin, en 1911, l’année même où Bleuler publie sontravail sur la schizophrénie, Séglas soulève avec Logre [q]la question des rémissions dans la démence précoce, « unedes plus importantes pour le clinicien ». Il est ainsi conduità contester la nature proprement « démentielle » de l’affec-tion.

Ces différents articles tendent tous à limiter opportuné-ment le champ de la démence précoce kraepelinienne, du

côté des délires chroniques et des psychoses hallucinatoirespour la forme paranoïde, des troubles de l’humeur pour laforme catatonique et à en décrire des variétés curables,d’évolution favorable.

2.5. La mélancolie et les états dépressifs

Vers 1890, la mélancolie était encore considérée commeun « vaste agglomérat d’états morbides » (Ritti). Elle re-groupait peu ou prou l’ensemble des délires partiels tristes,portant sur un petit nombre de thèmes caractéristiques.Baillarger et les Falret avaient commencé à mettre enexergue la symptomatologie psycho-motrice de l’affection,à insister sur le trouble de l’humeur qui la caractérisait, audétriment des émergences délirantes.

Séglas va systématiser cette approche en montrant queles thèmes délirants mélancoliques, comme ceux de laparanoïa, n’ont rien de spécifique : « Le délire d’auto-accusation n’est pas spécial à la mélancolie ; on le retrouvedans bien des formes mentales » [h, 13e leçon, p. 349] ; àl’ inverse, les idées de persécution peuvent se rencontrerdans la mélancolie [h, 11e leçon, p. 297].

Les idées délirantes de négation se voient non seulementdans la mélancolie (15e leçon), mais aussi chez les persé-cutés possédés (18e leçon) et dans la paranoïa hypocondria-que (20e leçon). Le « syndrome de Cotard » [17] —dénomination passée depuis lors dans le langage courant despsychiatres — représente la forme commune, typique, dudélire des négations mélancolique. L’ouvrage de 1897 [j] enétudie les caractéristiques : il survient après un ou plusieursaccès de mélancolie, surtout anxieuse, marque en général unétat de chronicité et traduit le passage de l’ intermittence à lacontinuité dans l’évolution du trouble. Mais des idées denégation non systématisées peuvent se rencontrer dans biend’autres formes morbides : paralysie générale, confusionmentale, délire fébrile, alcoolisme, manie, lésions cérébralescirconscrites, troubles intellectuels de la sénilité.

Des manifestations hallucinatoires à thématique variéepeuvent également se rencontrer dans la mélancolie déli-rante [h, 12e leçon]. Séglas remarque qu’ il s’agit plussouvent d’hallucinations psycho-motrices que d’hallucina-tions purement sensorielles. Elles peuvent déterminer mu-tisme ou refus d’aliments.

Ce sont l’organisation générale, la tonalité affective, lastructuration dans le temps et dans l’espace qui caractérisentpour Séglas le délire mélancolique (11e leçon). La descrip-tion qu’ il en a tracée en 1895 est vite devenue classique eta été reprise depuis lors dans tous les traités français depsychiatrie. Elle s’oppose point par point à celle du délireparanoïaque.

Le délire dans la mélancolie apparaît ainsi avant toutsecondaire à la symptomatologie dépressive, au trouble del’humeur, dont il constitue une tentative d’explication. Ilreste fixe et monotone, se réduit àune « litanie ». Sa tonalité

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émotionnelle est pénible, faite d’humilité, de passivité et derésignation. Il évolue de manière divergente ou centrifuge,« partant du malade pour atteindre ceux qui l’entourent ». Ilest tournévers l’avenir (c’est un délire d’attente, marquéparla crainte angoissante du futur) et plus accessoirementrétrospectif (le malade recherchant dans le passé une fautequ’ il aurait commise). En revanche, il n’ intéresse jamais lemoment présent.

Mais le délire n’est pas un symptôme constant de lamélancolie. C’est surtout dans le domaine de la mélancoliesans délire (dite aussi simple ou avec conscience) queSéglas, rompant définitivement avec les vieux schémas,inaugure une approche appelée à durer (10e leçon, 1895).Trois ordres de symptômes la caractérisent. Ils sont décritsavec une précision et une minutie jusqu’alors inégalées :

• la douleur morale ou dépression douloureuse : « symp-tôme le plus frappant […] elle se manifeste dansl’attitude, la physionomie, la mimique, toujours trèsexpressive et traduisant toute la gamme des passionstristes, depuis l’abattement, l’ennui, jusqu’à l’angoisse,la terreur ou la stupeur » ;

• le ralentissement, qui est à la fois psycho-moteur etintellectuel : le premier se traduit « par la dépressiongénérale, l’apathie, l’ irrésolution, la lenteur des mou-vements, de la démarche, de la parole, qui est basse,traînante, monotone, par la négligence des occupationshabituelles, de la toilette, de la préparation des ali-ments » (aboulie motrice) ; le second par « la difficultéde fixer l’attention, de grouper les idées, de suivre unraisonnement […] la lenteur à comprendre les ques-tions ou à y répondre […] la difficulté d’évoquer et deconserver les souvenirs » (arrêt psychique) ;

• les signes physiques, constitutifs d’un « état cénesthé-sique pénible » et qui se rapprochent des symptômes dela neurasthénie : « Le malade se plaint d’une courba-ture générale, d’une faiblesse des jambes, d’une fatiguepour le moindre effort ; il accuse des douleurs vagues,de la céphalalgie, un vide dans la tête, des bourdonne-ments d’oreille, des battements dans les tempes. Il a despalpitations, une sorte d’anxiété précordiale, des trou-bles vasomoteurs. Les fonctions digestives sont trou-blées ; on note la perte de l’appétit, la constipation ;chez les femmes, les règles sont irrégulières ou suspen-dues. Le sommeil est troublé ; il y a de l’ insomnie ou dela somnolence. La nutrition générale est atteinte, ainsiqu’en témoigne l’amaigrissement. »

Le malade peut perpétrer des tentatives de suicide, maiselles sont rarement dangereuses et « n’aboutissent quelorsqu’elles se produisent inopinément, sous le coup d’unraptus anxieux, de terreurs panophobiques, par le fait d’uneimpulsion subite ».

Pour Séglas, la douleur morale est secondaire au ralen-tissement, puisqu’elle « se réduit à un sentiment d’ impuis-

sance ». L’anxiété et l’angoisse font partie intégrante de lasymptomatologie : « Au fond, dépression et anxiété ne sontque deux modalités d’un seul et même symptôme, ladouleur morale » (1895, p. 305). Par l’ intermédiaire dessignes physiques, la mélancolie sans délire englobe bonnombre de cas de neurasthénie, jusque-là domaine exclusifdes neurologues et qui, en pénétrant dans le champ des étatsdépressifs, va se mettre à intéresser les aliénistes.

2.6. Les obsessions

Séglas consacre trois de ses leçons cliniques de 1895 (3e,4e et 5e) à la sémiologie des obsessions [h, pp. 57-148].

Sur le plan étiologique, il montre que l’obsession n’estpas nécessairement un « stigmate » de dégénérescence men-tale, à l’encontre des opinions alors régnantes : il distingueen effet une forme congénitale ou constitutionnelle, uneforme accidentelle ou acquise et des cas intermédiaires.

Pour lui, « l’obsession repose toujours sur un fondd’émotivité pathologique ; son début et même la variété del’ idée obsédante se rattachant souvent à une émotion ; cetteidée s’accompagne de troubles émotionnels » [h, p. 81].

Mais Séglas fait aussi jouer un rôle aux troubles intel-lectuels dans la genèse des manifestations obsédantes :hypertrophie de l’attention involontaire, au détriment del’attention volontaire, réduite ou impossible. Tous les obsé-dés sont donc pour lui des abouliques.

Sur le plan évolutif, il souligne la marche rémittente etpériodique du trouble, en sépare les symptômes « paroxys-tiques » des symptômes « interparoxystiques » : les pre-miers se rattachent à la sémiologie proprement dite desobsessions (crise unique, état de mal, accès obsédant) ; lesseconds, continus, caractérisent le terrain sur lequel sedéveloppe l’affection.

Parmi les symptômes de l’accès obsédant, Séglas « faitressortir deux points jusqu’à lui méconnus » (Ritti) :

• les obsessions peuvent s’accompagner d’hallucinations(obsession hallucinatoire, hallucination obsédante) etde troubles cénesthésiques ;

• les obsédés ne conservent pas toute leur consciencependant leurs crises, peuvent présenter « une sorte dedédoublement de la conscience personnelle », voireméconnaître leur propre personnalité.

Séglas a aussi rattaché aux états obsédants certainesmanifestations motrices qu’on pensait alors relever del’hystérie : l’astasie et l’abasie émotives [h, 26e leçon,pp. 792-799].

On croyait jusque-là que l’obsession excluait l’éventua-lité d’une désagrégation de la conscience et de la person-nalité. Les travaux de Séglas démontrent au contraire lesliens des manifestations obsédantes avec la pathologiepsychotique. Dès 1895 (24e leçon, p. 756), il décrit les idéesde grandeur et de persécution conscientes et obsédantes.

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En 1903, il explicite ses vues en publiant un article surl’évolution des obsessions vers le délire [n] :

• soit mélancolique (mélancolie anxieuse ou délire mé-lancolique caractérisé) ;

• soit onirique (mentisme, délire de rêve) ;• soit systématisé (passage des obsessions aux idées de

persécution, hypocondriaques ou d’auto-accusation).En 1924, son élève A. Ceillier souligne encore les liens

entre obsessions et idées délirantes d’ influence : « Lesrapports sont si étroits entre l’obsession et l’ idée d’ influencequ’ il est très fréquent de voir les obsédés invoquer uneinfluence étrangère, soit à titre explicatif, pour montrer àleur interlocuteur la nature de leur automatisme, soit à titred’hypothèse, lorsque se relâche leur autocritique » [13,p. 377].

3. Les prolongements actuels

« L’on peut dire qu’ il n’est point de chapitre de lapsychiatrie auquel M. Séglas n’ait apporté une claire etméthodique contribution. » Ainsi s’exprimait en 1939 lerédacteur de la brève notice nécrologique consacrée par lesAnnales médico-psychologiques au médecin de la Salpê-trière [b]. Onze ans plus tard [6], A. Barbé écrivait, parlantde son maître : « Le temps a consacré l’exactitude de sestravaux, car il n’a rien pu être modifié ou retranché à sonœuvre. »

Mais les bases théoriques, la pratique et les conditionsd’exercice de la psychiatrie se sont, depuis lors, sensible-ment modifiées. Tour à tour, l’émergence des différentscourants psychopathologiques, l’ouverture institutionnelle,l’avènement de la psychopharmacologie et le « retour à laclinique » qui s’en est suivi ont influencé de manièredéterminante les orientations, l’approche du malade, lecontenu des traités et des manuels. Projetés vers l’avenir,confrontés aux travaux plus récents, les écrits de Séglas, telscertains événements historiques dont on n’aperçoit pasimmédiatement toute la portée, revêtent un sens que sescontemporains ne pouvaient soupçonner [16]. Soixante ansaprès sa disparition, quelle dette, souvent méconnue, lapsychiatrie d’aujourd’hui entretient-elle à son égard ?

Après Baillarger, Lasègue et les Falret, la sémiologie despsychoses délirantes au long cours lui doit beaucoup, qu’ ils’agisse de la distinction entre mécanismes interprétatif ethallucinatoire, du syndrome d’ influence et de l’automatismemental dans leur triple aspect idéo-verbal, psycho-moteur etsensitif. Il a pour la première fois mis en évidence lesrapports des hallucinations avec la dissociation de la per-sonnalité et leur structuration linguistique. Il a ainsi préparél’étude de leurs relations avec l’ inconscient. Il a décrit leshallucinations psychomotrices, sous leurs multiples aspectssémiologiques.

Le maintien, dans les classifications de l’École française,d’une psychose délirante hallucinatoire en dehors du champdes schizophrénies [11,12], est principalement son œuvre,reprise et complétée après lui par G. Ballet et G. deClérambault [15]. La dénomination de psychose d’ influenceest pleinement justifiée par les critères empiriques françaisde la psychose hallucinatoire chronique [33], qui mettent aupremier plan hallucinations auditives internes et idées déli-rantes d’ influence.

La notion d’antagonisme des idées délirantes (persécu-tion et défense, attaque et protection) est utilisée par G. deClérambault dans la description des stades évolutifs dusyndrome érotomaniaque (de l’espoir à la rancune), ainsique par M. Dide dans celle des phases de l’ idéalismepassionné. On en retrouve certains aspects dans le conceptbleulérien d’ambivalence schizophrénique : « Il est tout àfait banal que l’amoureux ou les protecteurs deviennentaussi les persécuteurs, sans abandonner le premier de cesrôles. Il est plus rare que les ennemis deviennent desbienfaiteurs » [10, p. 102].

Sa conception de la paranoïa — qui correspond àcelle del’École allemande avant Kraepelin –— n’a certes pas étéentérinée. Mais sa description du passage de la personnalitéau délire paranoïaque a fait date et préfigure la notion destructure psychotique.

Son article de 1900 sur la démence paranoïde [k] est à labase de la conception française — qui s’est perpétuéejusqu’à nos jours — des formes paranoïdes de la schizo-phrénie, dont sont exclus les délires chroniques hallucina-toires. Sur un plan sémiologique strict, neuf des onze« symptômes de premier rang » de la schizophrénie deK. Schneider [36], publiés l’année de sa mort (1939), sontdéjàclairement décrits dans ses leçons cliniques de 1895 surles hallucinations (1re et 2e), les idées délirantes de persé-cution (16e) et les persécutés-possédés (18e et 19e) [24,25].La validité de ses travaux sur les rapports de la catatonieavec les troubles de l’humeur (dès 1888) a été implicitementreconnue par le DSM-IV [1], qui décrit pour la première foisdes épisodes maniaque et dépressif majeur « avec caracté-ristiques catatoniques ». Certaines de ses études de casévoquent ce qu’on désignera plus tard sous le nom detroubles schizo-affectifs [25].

Dans sa description du délire mélancolique, il est lepremier à avoir mis en évidence la possibilité d’ idéesdélirantes et d’hallucinations « non congruentes à l’hu-meur » : persécution, influence, pensée imposée et non plusseulement auto-accusation, négation et hypocondrie. Aprèsune période d’extension abusive du concept de schizophré-nie, la description américaine des épisodes maniaque etdépressif majeur des DSM-III et DSM-IV a intégré cettenotion élargie de troubles de l’humeur « avec caractéristi-ques psychotiques ».

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Il a formuléune approche du délire mélancolique fondée,non plus sur la thématique, mais sur la tonalité affective etla structuration temporo-spatiale. On en retrouve presquetous les éléments dans les études ultérieures de la phéno-ménologie dépressive, oscillant entre un avenir menaçant etun passé culpabilisant, mais incapable d’ investir le présent,c’est-à-dire la phase de l’action, et d’anticiper efficacement.H. Ey lui-même verra dans cet aspect de la description deSéglas un « trait structural que nous avons placé au centrede notre propre analyse de la mélancolie » [21, p. 178, III].

Le tableau qu’ il dresse en 1895 de la mélancolie sansdélire est par ailleurs à l’origine de la conception modernedes états dépressifs [23]. Il a rattaché aux troubles del’humeur certains des aspects de la neurasthénie (symptô-mes neuro-végétatifs), détaché mélancolie et dépression desétats délirants, montré que l’anxiété — constante dans lesétats dépressifs — représentait un équivalent de la douleurmorale et surtout décrit avec minutie l’ensemble des symp-tômes, psycho-moteurs et intellectuels, réunis dans leséchelles contemporaines d’évaluation du ralentissement dé-pressif. À l’encontre des opinions régnantes à son époque, ila fait de ce ralentissement le fondement du syndromedépressif, en lui subordonnant la douleur morale.

Il a, contre Magnan et avant Janet, détaché les obsessionsdu cadre de la dégénérescence, montré qu’elles pouvaientêtre acquises, insisté, à la suite de Morel et Legrand duSaulle, sur leur origine émotionnelle — et non plus seule-ment intellectuelle —, attiré l’attention sur les troublespermanents de la personnalité de l’obsédé et sur les varia-tions de son état de conscience. Le DSM-IV semble avoirrécemment fait son profit de cette approche, en isolant uneforme de trouble obsessionnel « avec peu de prise deconscience » (absence de critique ou pauvre insight).

Ritti a pu écrire de lui qu’ il avait prouvé «qu’en un motl’obsédé est conscient d’un côté et inconscient de l’autre ».Il a ainsi préparé les travaux de Freud sur la névroseobsessionnelle et ceux de Janet sur la psychasthénie. Il a parailleurs montré la marge étroite qui séparait dans certainscas les obsessions des manifestations psychotiques (idéesdélirantes, hallucinations).

Il nous semble que plusieurs des chapitres de son œuvresémiologique sont restés relativement inexploités et pour-raient servir de base à des recherches cliniques futures :aspects symptomatiques multiples des hallucinations psy-chomotrices en dehors de l’automatisme mental, formescliniques des psychoses hallucinatoires chroniques(persécutés-possédés, psychose d’ influence, hallucinose endehors des troubles mentaux organiques), concept d’ idéesdélirantes de défense et plus généralement d’ idées délirantesantagonistes, formes de passage entre obsessions et psycho-ses.

Le dénominateur commun de ses travaux paraît être lamise en place d’une approche syndromique et transnosogra-

phique (avant la lettre) des troubles mentaux, qui serasystématisée quelques années plus tard à travers le conceptde type clinique de son ami Chaslin. Il a démontré que lesmaladies que les auteurs de la génération précédente avaientcru isoler (stupidité, catatonie, délires des persécutions etdes négations, folies du doute et du toucher) étaient en faitdes syndromes (confusion mentale, hallucinations, idéesdélirantes, obsessions) susceptibles de se rencontrer au seindes espèces morbides les plus diverses, de se succéder dansle temps, de se chevaucher. Il a ainsi préfiguré la notion decomorbidité.

Il a remis en question le concept de dégénérescence etl’autonomie du délire chronique de Magnan. Il a été l’un despremiers à critiquer et à démembrer la démence précoce deKraepelin. Il n’a pas admis l’ intégration de toutes les formesde mélancolie dans la folie maniaque-dépressive et il a tenuà conserver leur autonomie aux états dépressifs. Après lui etjusqu’à nos jours, seuls restent debout en tant que patholo-gies autonomes irrécusables les troubles mentaux organi-ques et la folie circulaire (futur trouble bipolaire).

Il se trouve ainsi à l’origine lointaine des courants depensée à l’œuvre dans la nosologie psychiatrique anglo-américaine de ces vingt dernières années. Par un canalméthodologique tout différent, celui des études de cas, sesintuitions cliniques rejoignent les descriptions des DSM-IIIet IV, élaborées à partir d’études statistiques.

Mais il a aussi montré qu’ il était indispensable dedépasser les critères purement descriptifs, il a jeté des pontsentre la clinique et la psychopathologie, récusé la frontièreséparant psychiatrie et psychologie. Cette orientation estmanifeste dès 1895, à travers son analyse presque phéno-ménologique du délire paranoïaque et du délire mélancoli-que.

Il a certes fait jouer un rôle trop important aux perturba-tions de l’attention volontaire et au défaut de synthèsementale dans la psychogenèse des obsessions, des halluci-nations motrices et de la catatonie. Mais, sur un plan plusgénéral, il a définitivement établi qu’ il n’était pas possiblede dissocier les troubles mentaux des altérations de lapersonnalité, dans sa description de la paranoïa, du syn-drome d’ influence, du syndrome de Cotard et des manifes-tations obsessionnelles. Ses travaux ont ouvert la voie auxnotions de constitution puis de structure mentales. Quoiquesémiologiste de premier ordre, il a aussi perçu la nécessitéd’aller « au-delà de la clinique » et en a durablementmarqué la psychiatrie.

Références

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