24
Le droit international de l’environnement à la rescousse des cultures menacées : quel horizon pour l’approche inter-systémique de la pétition des Inuits déposée à la Commission interaméricaine des droits de l’homme ? Véronique Guèvremont et Géraud de Lassus Saint-Geniès* * Véronique Guèvremont est professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval et membre de l’Institut des Hautes Études Internationales. Géraud de Lassus Saint-Geniès est doctorant à la Faculté de droit de l’Université Laval et à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ainsi que Membre de la Chaire de recher- che du Canada en droit de l’environnement (CRCDE). Les auteurs tiennent à remercier la CRCDE pour le financement de la recherche ayant mené à cet article. In 2005, an Inuit group submitted a petition to the Inter- American Commission on Human Rights alleging that the United States were breaching its right to the benefits of culture, guaranteed at Article XIII of the American Declaration of the Rights and Duties of Man. e petition argued that the United States’ greenhouse gas emissions caused degradations of the Arctic environment preventing the Inuit from enjoying their cultural rights, which are directly dependent on the environmental integrity of the region. As the international cultural law, the international environmental law, and the international human rights systems each suffer from gaps–none of them is currently able to protect a culture menaced by transformations of the environment resulting from climate change–the legal reasoning of the petition was based on the interaction of all three systems. Although novel, this inter-systemic approach nonetheless elicits certain doubts as to its compatibility with the rules of the inter- national legal order. It underlines, however, that these systems must be developed if we are to meet the challenges that the links between nature and culture present to international law. En 2005, un groupe d’Inuits a déposé une pétition à la Commission interaméricaine des droits de l’homme afin de faire reconnaître que le droit aux bienfaits de leur culture, garanti par l’art. XIII de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme, n’était pas respecté par les États-Unis. Selon la pétition, les émissions de gaz à effet de serre de cet État étaient à l’origine de dégradations du milieu Arctique qui ne permet- taient plus aux Inuits de jouir de leur culture, l’exercice de celle- ci dépendant directement de l’intégrité environnementale de cette région. Parce que les systèmes que forment le droit interna- tional de la culture, le droit international de l’environnement et le droit international des droits de l’homme présentent tous des lacunes – aucun d’entre eux n’est apte à protéger une culture menacée par les transformations de l’environnement résultant des changements climatiques – la pétition développe un rai- sonnement juridique basé sur une interaction entre ces trois systèmes. Bien qu’innovante, cette approche inter-systémique suscite néanmoins certaines interrogations quant à sa compati- bilité avec les règles de l’ordre juridique international et incite à rechercher dans l’enrichissement de ces systèmes une avenue pour relever les nouveaux défis que les liens entre la nature et la culture posent au droit international.

Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

Le droit international de l’environnement à la rescousse des cultures menacées : quel

horizon pour l’approche inter-systémique de la pétition des Inuits déposée à la Commission

interaméricaine des droits de l’homme ?

Véronique Guèvremont et Géraud de Lassus Saint-Geniès*

* Véronique Guèvremont est professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval et membre de l’Institut des Hautes Études Internationales. Géraud de Lassus Saint-Geniès est doctorant à la Faculté de droit de l’Université Laval et à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ainsi que Membre de la Chaire de recher-che du Canada en droit de l’environnement (CRCDE). Les auteurs tiennent à remercier la CRCDE pour le financement de la recherche ayant mené à cet article.

In 2005, an Inuit group submitted a petition to the Inter-American Commission on Human Rights alleging that the United States were breaching its right to the benefits of culture, guaranteed at Article XIII of the American Declaration of the Rights and Duties of Man. The petition argued that the United States’ greenhouse gas emissions caused degradations of the Arctic environment preventing the Inuit from enjoying their cultural rights, which are directly dependent on the environmental integrity of the region. As the international cultural law, the international environmental law, and the international human

rights systems each suffer from gaps–none of them is currently able to protect a culture menaced by transformations of the environment resulting from climate change–the legal reasoning of the petition was based on the interaction of all three systems. Although novel, this inter-systemic approach nonetheless elicits certain doubts as to its compatibility with the rules of the inter-national legal order. It underlines, however, that these systems must be developed if we are to meet the challenges that the links between nature and culture present to international law.

En 2005, un groupe d’Inuits a déposé une pétition à la Commission interaméricaine des droits de l’homme afin de faire reconnaître que le droit aux bienfaits de leur culture, garanti par l’art. XIII de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme, n’était pas respecté par les États-Unis. Selon la pétition, les émissions de gaz à effet de serre de cet État étaient à l’origine de dégradations du milieu Arctique qui ne permet-taient plus aux Inuits de jouir de leur culture, l’exercice de celle-ci dépendant directement de l’intégrité environnementale de cette région. Parce que les systèmes que forment le droit interna-tional de la culture, le droit international de l’environnement

et le droit international des droits de l’homme présentent tous des lacunes – aucun d’entre eux n’est apte à protéger une culture menacée par les transformations de l’environnement résultant des changements climatiques – la pétition développe un rai-sonnement juridique basé sur une interaction entre ces trois systèmes. Bien qu’innovante, cette approche inter-systémique suscite néanmoins certaines interrogations quant à sa compati-bilité avec les règles de l’ordre juridique international et incite à rechercher dans l’enrichissement de ces systèmes une avenue pour relever les nouveaux défis que les liens entre la nature et la culture posent au droit international.

Page 2: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

1. INTRODUCTION

�. LE CONTEXTE: UN ORDRE JURIDIQUE FRAGMENTÉ PROPICE À L’INTERACTION DES SYSTÈMES

�.1 L’incomplétude des systèmes

�.� L’interdépendance des systèmes

�. LA PÉTITION DES INUITS: UNE APPROCHE INTER-SYSTÉMIQUE NOVATRICE

�.1 Une nouvelle forme d’interaction des systèmes

�.� Un nouvel objectif à atteindre

�. LES PERSPECTIVES: L’IMPOSSIBLE CONSÉCRATION DE L’APPROCHE PROPOSÉE

�.1 Les limites de la compétence juridictionnelle

�.� Les contraintes du régime de la responsabilité internationale

5. CONCLUSION: DE L’INTERACTION DES SYSTÈMES À LEUR ENRICHISSEMENT

Page 3: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

« Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur, tant que nous serons là et qu’il existera un monde – cette arche ténue qui nous relie à l’inaccessible demeurera … »

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques

De nombreux facteurs peuvent entraîner l’érosion d’une culture. Parmi ceux-ci sont tra-ditionnellement évoqués les processus de mondialisation et de transformation de la vie sociale, les évolutions économiques, telles que l’ouverture des marchés et la glo-

balisation, ainsi que les progrès des technologies de l’information et de la communication1. Or, depuis peu, les modifications du milieu de vie commencent également à être considérées comme un facteur d’érosion, rappelant ainsi que la qualité de l’environnement dans lequel évoluent les cultures représente, du moins pour certaines d’entre elles, une condition essentielle de leur survie. L’importance de ce lien entre nature et culture est particulièrement perceptible chez les peuples autochtones où le maintien des traditions ancestrales peut dépendre de la conservation de la nature dans un état semblable à celui qui leur a permis de se constituer et de

1 Ces facteurs sont énoncés notamment dans les préambules de la Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, 16 novembre 1972, 1037 R.T.N.U. 151, R.T. Can. 1976 n° 45 (entrée en vigueur : 17 décembre 1975, accession du Canada 23 juillet 1976) [Convention concernant la protection du patrimoine]; de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, 17 octobre 2003, 2368 R.T.N.U. 3, UNESCO Doc. MISC/2003/CLT/CH/14 (entrée en vigueur : 20 avril 2006) [Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel] et de la Convention sur la protec-tion et la promotion de la diversité des expressions culturelles, 20 octobre 2005, 2440 R.T.N.U. 32, R.T. Can. 2007 n° 8 (entrée en vigueur : 18 mars 2007, accession du Canada 28 novembre 2005) [Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles].

GuèVremont, de lassus saint-Geniès Volume 6: Issue 1 �

Page 4: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

perdurer. Pourtant, si le répertoire des menaces culturelles identifiées s’étoffe, il subsiste encore un vide juridique en droit international pour protéger les cultures dans l’ensemble de leurs manifestations. Aussi, pour pallier ces lacunes, sont graduellement apparues de nouvelles façons d’utiliser le droit en vigueur en faisant interagir différents systèmes normatifs, notamment pour assurer une protection aux cultures affectées par des transformations de l’environnement.

L’une de ces façons a consisté à chercher dans les instruments internationaux en matière de droits de l’homme les fondements juridiques susceptibles d’offrir une telle protection. Car si ces instruments ne garantissent pas per se une protection de la culture, ils énoncent néanmoins certains droits culturels, notamment le droit de participer à la vie culturelle et le droit aux bien-faits de la culture. En vertu de ces droits, la licéité de certains comportements étatiques ayant une incidence sur le milieu naturel dans lequel évoluait une culture a été contestée. Toutefois, dans ces affaires, les comportements en question avaient pour effet d’empêcher des individus d’avoir accès à leurs terres ancestrales, et non d’altérer la qualité de leur environnement2.

Par ailleurs, la jurisprudence a progressivement érigé l’intégrité environnementale en con-dition de l’exercice de plusieurs droits de l’homme, sans jamais pour autant en faire une condi-tion spécifique de l’exercice des droits culturels3. Ainsi, jusqu’à présent, aucune dégradation de l’environnement, survenue ou en cours, n’a été considérée comme constituant une violation des droits culturels, même si le lien de dépendance entre certaines cultures et leur territoire a été reconnu sur le plan factuel.

2 Dans l’affaire Chef Bernard Ominayak et la bande du lac Lubicon c. Canada (Communication n˚ 167/1984, Doc. off. CDH NU, 38e sess., Doc. NU CCPR/C/38/D/167/1984 (1990)), une communauté autoch-tone a invoqué devant le Comité des droits de l’homme que l’octroi de concessions pour la prospection de pétrole et de gaz sur des territoires qu’elle occupait constituait une violation de l’article 27 du Pacte inter-national relatif aux droits civils et politiques garantissant le droit au bienfait de la vie culturelle (19 décem-bre 1966, 999 R.T.N.U. 171, 6 I.L.M. 368 (entrée en vigueur : 23 mars 1976, accession du Canada 19 mai 1976)) [PIRDCP]. Le Comité a conclu à la violation, dans la mesure où l’octroi de la concession constituait une menace pour le mode de vie et la culture de la communauté autochtone atteinte par la mesure. Dans une affaire similaire, Länsman c. Finlande (Communication n˚ 511/1992, Doc. off. CDH NU, 52e sess., Doc. NU CCPR/C/52/D/511/1992 (1994)), une communauté autochtone a soutenu que l’implantation d’une carrière sur les territoires utilisés pour l’élevage de rennes constituait une viola-tion de l’article 27 du PIRDCP. Le Comité a toutefois estimé que, compte tenu de la surface restreinte sur laquelle la carrière était établie, l’article 27 n’était pas violé.

3 La Cour européenne des droits de l’homme a reconnu que des atteintes à l’environnement pouvaient con-stituer une violation du droit au respect de la vie privée, du droit à la vie familiale et au domicile (López Ostra c. Espagne (1994) 303C C.E.D.H. (Sér. A) 38), du droit à la liberté d’expression (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], n° 21980/93, [1999] III C.E.D.H. 355) et du droit à la vie (Öneryildiz c. Turquie [GC], n˚ 48939/99, [2004] XII C.E.D.H. 1). Par ailleurs, dans deux affaires relatives à la viola-tion de droits autres que culturels au sein du système interaméricain des droits de l’homme, le lien entre culture et nature a été souligné. Dans un premier cas, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a admis que pour les communautés autochtones, la relation aux terres ancestrales ne pouvait être unique-ment appréhendée en termes de propriété puisque de l’accès à ces terres dépendait également l’exercice et la protection de leurs cultures : voir Affaire Mayagna (Sumo) Awas Tingni Community c. Nicaragua (2001), Inter-Am. Ct. H.R. (Sér. C) n° 79, au para. 149 [L’Affaire Mayagna]. Dans un second cas, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a reconnu que le déplacement d’une communauté indienne pour la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives » pour la culture, les traditions et les coutumes de cette communauté : OÉA, Commission interaméricaine des Droits de l’Homme, Rés. n˚ 12/85, Cas n˚ 7615 (Brésil), Doc. off. OEA/Ser.L/V/II.66/Doc.10, rev. 1 (1985) au considérant 2 [Rés. n˚ 12/85 de la CIADH].

� JSDLP - RDPDD GuèVremont, de lassus saint-Geniès

Page 5: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

C’est dans ce contexte qu’a été déposée en 2005 à la Commission interaméricaine des droits de l’homme (la « Commission ») une pétition visant à faire valoir que les dégradations environnementales résultant de comportements attribuables aux États constituaient des causes à part entière de violation des droits culturels4. Dans cette affaire, un groupe d’Inuits soutenait que les États-Unis violaient, entre autres, le droit aux bienfaits de la culture garanti par l’art. XIII de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme5 en raison du non-respect de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques6 (« CCNUCC »). Pour les auteurs de la pétition, la responsabilité des États-Unis était engagée puisque leurs émissions de gaz à effet de serre (« GES »), parmi les plus élevées de la planète7, contribuaient à l’accéléra-tion du phénomène des changements climatiques, phénomène à l’origine de modifications de l’environnement arctique menaçant l’exercice des droits culturels des Inuits. Le raisonnement juridique était donc le suivant: « [t]he United States’ breach of these [CCNUCC] obligations reinfor-ces the conclusion that the United States is violating rights protected by the American Declaration »8.

4 « Petition to the Inter American Commission on Human Rights Seeking Relief from Violation Resulting from Global Warming Caused by Acts and Omissions of the United States » (7 décembre 2005), en ligne : Inuit Circumpolar Council <http://www.inuitcircumpolar.com/files/uploads/icc-files/FINALPetitionSummary.pdf> [Pétition].

5 OÉA, Commission interaméricaine des Droits de l’Homme, Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme, Doc. off. OÉA/Ser. L/V/II.23/doc. 21 rev. 6 (1949), art. XIII. [Déclaration américaine des droits] (L’article se formule ainsi : « Toute personne a le droit de prendre part à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de bénéficier des résultats du progrès intellectuel et notamment des découvertes scientifiques. De même elle a droit à la protection des intérêts moraux et matériels qui découlent des inventions ou des œuvres littéraires, scientifiques ou artistiques, dont elle est l’auteur »). La Déclaration est opposable à tous les États membres de l’Organisation des États Américains, y compris les États-Unis. La Commission est compétente pour connaître les pétitions des individus alléguant de viola-tions d’articles de la Déclaration commises par les États.

6 Convention-cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques, 9 mai 1992, 1771 R.T.N.U. 107, R.T. Can. 1994 n° 7 (entrée en vigueur : 21 mars 1994, accession du Canada 12 juin 1992) [CCNUCC]. Les États-Unis ont déposé leur instrument de ratification à la CCNUCC le 15 octobre 1992. Cette Convention ne fixe aucun engagement chiffré contraignant de réduction de GES contrairement à ce que soutient la pétition à la page 98. L’argumentaire de la pétition se fonde sur une interprétation qui vise à donner un caractère contraignant aux obligations contenues dans les articles 4.2 a) et b) de la Convention, interprétation contestée en doctrine. Sur ce point, voir : Daniel Bodansky, « The United Nations Framework Convention on Climate Change: A Commentary », (1993) 18:451 Yale J. Int’l L. 516. L’article 4.2 de la CCNUCC demande aux États développés de « prendre les mesures voulues pour atténuer les changements climatiques en limitant [l]es émissions anthropiques de gaz à effet de serre ». Or, les émissions des États-Unis ont augmenté depuis l’adoption de la CCNUCC.

7 En 2007, le volume des émissions de GES de la Chine dépassait celui des États-Unis, lesquels se clas-sent maintenant au deuxième rang. Voir : Louis-Gilles Francoeur, « La Chine devient le plus important émetteur de GES au monde, devant les États-Unis » Le Devoir [de Montréal] (20 juin 2007) en ligne : Le Devoir <http://www.ledevoir.com/international/147948/la-chine-devient-le-plus-important-emetteur-de-ges-au-monde-devant-les-etats-unis>.

8 Supra note 4 à la p. 97.

GuèVremont, de lassus saint-Geniès Volume 6: Issue 1 �

Page 6: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

Bien que rejetée par la Commission9, cette pétition suscite néanmoins un intérêt par-ticulier pour au moins trois raisons. D’abord, en rappelant que la question des changements climatiques n’est pas uniquement environnementale, elle a mis en évidence les limites du droit international de l’environnement en tant que principal forum pour résoudre l’ensemble des problèmes juridiques induits par ce phénomène10. Ensuite, en insistant sur l’existence d’une relation entre nature et culture, la pétition a eu un impact au-delà de son simple cas d’espèce : suite à une demande du Conseil des droits de l’homme11, le Haut-commissariat des droits de l’homme a publié en janvier 2009 une étude sur les liens entre les changements climatiques et les droits de l’homme qui reconnaît que « le réchauffement de la planète est susceptible d’avoir des incidences sur l’ensemble des droits fondamentaux »12 et qu’« il incombe aux États de prendre des mesures pour prévenir les effets des changements climatiques qui mettent en danger l’identité culturelle et sociale des peuples autochtones »13.

Cependant, l’intérêt principal de cette pétition réside dans son argumentaire juridique qui repose sur une interaction entre plusieurs systèmes normatifs. Si cette interaction, attrayante et innovante, répond au besoin de combler certaines lacunes au sein de l’ordre juridique inter-

9 Par une lettre du 16 novembre 2006, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a informé les auteurs de la pétition de sa décision de ne pas donner suite à leur demande au motif que « the information provided does not enable… to determine whether the alleged facts would tend to characterize a violation of the rights protected by the American Declaration ». Lettre citée dans : Andrew C. Revkin, « Inuit Climate Change Petition Rejected » The New York Times (16 décembre 2006), en ligne : The New York Times <http://www.nytimes.com/2006/12/16/world/americas/16briefs-inuitcomplaint.html?_r=2> [« Inuit Petition Rejected »].

10 Notons qu’au-delà de leurs dimensions culturelle et environnementale, les effets des changements cli-matiques présentent également un aspect humanitaire, comme le démontre l’émergence du concept de « réfugié climatique ». Les difficultés que rencontre Tuvalu pour trouver des États prêts à accueillir ses ressortissants menacés par la montée des eaux illustrent les défis auxquels les changements climatiques confrontent le droit international humanitaire. Sur ce point. voir : Angela Williams, « Turning the Tide: Recognizing Climate Change Refugees in International Law » (2008) 30 Law & Pol’y 4. Voir également : Michel Prieur et. al., Projet de Convention relative au statut international des déplacés environnementaux, (2008) REDE 4 à la p. 381, en ligne : Centre international de droit comparé de l’environnement <http://www.cidce.org>. En outre, le Conseil de sécurité des Nations Unies accorde une attention particulière aux effets des changements climatiques sur le maintien de la paix et de la sécurité internationale. À la demande de la Grande-Bretagne, le Conseil a tenu en 2007 un débat public au sujet de la relation entre l’énergie, la sécurité et le climat : voir Doc. Off. CS NU, 62e année, 5663e séance, Doc. NU S/PV.5663 (2007). Les changements climatiques exercent également une pression sur le système commercial multilatéral. Voir Organisation mondiale du commerce (OMC) et Programme des Nations Unies pour l’environnement, Commerce et changement climatique, Genève, OMC, 2009. Voir aussi : Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO, Études de cas : Changement climatique et patrimoine mondial, Paris, UNESCO, 2009 à la p. 4 (enfin, l’UNESCO a reconnu que « [l]’impact potentiel du changement climatique sur le patrimoine culturel et naturel mondial est aussi un sujet qui mérite une attention renforcée »).

11 Droits de l’homme et changements climatiques, Rés. CDH 7/23, Doc. off. AGNU, 7e sess., supp. no, Doc. NU A/HRC/7/L.21/Rev.1 (2008) [Rés. CDH 7/23].

12 Rapport du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sur les liens entre les changements climatiques et les droits de l’homme, Doc. Off. AG NU, 10e sess., Doc. NU A/HRC/10/61 (2009) au para. 20 [Rapport changements climatiques - droits de l’homme]. Le rapport n’évoque toutefois pas les droits culturels.

13 Ibid. au para. 41.

10 JSDLP - RDPDD GuèVremont, de lassus saint-Geniès

Page 7: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

national, elle s’avère être en réalité une voie sans issue, une impasse dans le labyrinthe du droit international.

En effet, dans cette affaire, l’élément constitutif de la violation alléguée n’est pas un fait, un acte ou une omission d’un État, mais son non-respect d’une norme internationale à l’égard de laquelle il est lié. La violation du droit culturel en question résulterait donc de la violation d’une convention du droit international de l’environnement, instrument juridiquement « étranger » au système des droits de l’homme. Ce mélange des « genres », ce croisement des systèmes14 où droit international de l’environnement et des droits de l’homme sont directement liés par une relation causale, illustre l’émergence, après l’infructueux recours au système des droits de l’homme, d’une nouvelle tentative pour passer outre l’absence de normes internationales de protection de la culture. Après le droit international des droits de l’homme, voici donc le droit international de l’environnement appelé à la rescousse des cultures menacées…

Néanmoins, une telle approche inter-systémique est inconnue au sein de l’ordre juridique international où la violation d’une obligation découle toujours d’un « comportement consis-tant en une action ou en une omission »15 attribuable à un État. Aussi, malgré un contexte propice à son apparition (I), cette approche inter-systémique, qui cherche à renforcer la pro-tection des cultures avec une nouvelle façon d’utiliser le droit (II), s’avère être une solution inadaptée à la réalité de l’ordre juridique international (III).

2. LE CONTEXTE: UN ORDRE JURIDIQUE FRAGMENTÉ PROPICE À L’INTERACTION DES SYSTÈMES

Composé de systèmes spécialisés, l’ordre juridique international est fréquemment qualifié de « fragmenté ». Parce qu’ils se révèlent inaptes à résoudre des problèmes qui évoluent au croisement d’une pluralité de normes, ces « fragments » que constituent les systèmes spécialisés laissent parfois planer l’ombre de leur incomplétude. Pour autant, cette « fragmentation » ne saurait signifier que les systèmes sont hermétiques et repliés sur eux-mêmes. Au contraire, il peut arriver qu’ils soient « en contact » les uns avec les autres, qu’ils soient reliés, imbriqués, du fait de leur interdépendance. L’incomplétude (A) et l’interdépendance (B) sont alors deux propriétés des systèmes qui tendent à favoriser leur interaction. Elles caractérisent les relations entre le droit international de la culture, le droit international des droits de l’homme et le droit international de l’environnement lorsqu’il s’agit de protéger une culture menacée par des dégradations environnementales.

14 Le terme « système » est utilisé pour désigner un ensemble de normes appartenant à une branche du droit international. Dans la mesure où le droit international ne forme en lui-même qu’un seul et unique système juridique, il serait plus exact de nommer « sous-système » ou « système spécialisé » ce qui dans cet article est nommé « système ». Sur ces questions terminologiques voir : Pierre-Marie Dupuy, « L’unité de l’ordre juridique international » (2002) 297 Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye 9. Sur la notion de système, voir Michel Van de Kerchove et François Ost, Le système juridique, entre ordre et désordre, Paris, Presses Universitaires de France, 1988.

15 Responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, Rés. AG 56/83, Doc. off. AG NU, 56e sess., 85e séance, Doc. NU A/RES/56/83 (2001), Annexe à l’art. 2.

GuèVremont, de lassus saint-Geniès Volume 6: Issue 1 11

Page 8: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

�.1 L’incomplétude des systèmes

Évoquer les cultures menacées suppose en premier lieu de s’intéresser à la protection dont elles font l’objet en droit international de la culture. Bien qu’une grande variété de textes s’intéresse à certains aspects de la culture16, ce secteur se compose essentiellement des accords conclus sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Alors que ceux-ci comptent un nombre important d’instruments non-exécutoires, les instruments contraignants en vigueur demeurent peu nombreux. S’ils portent majoritairement sur la dimension patrimoniale de la culture, un seul d’entre eux traite des expressions culturelles du présent. Par ailleurs, alors même que ces textes constituent une forme de reconnaissance de l’intérêt collectif des États à protéger le patrimoine culturel de l’humanité, aucun n’offre une protection des cultures dans l’ensemble de leurs manifestations.

La Convention créant une organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, soit l’Acte constitutif de l’UNESCO, annonce d’ailleurs que l’objectif premier de l’Organisation est d’atteindre « les buts de paix internationale et de prospérité » dans ses champs de compétence, notamment celui de la culture, par la voie de la coopération entre les États17. Bien que cet objectif ne soit en rien incompatible avec la protection d’une culture, l’histoire de l’UNESCO révèle que son activité normative a d’abord consisté à établir des mécanismes de coopération afin de lutter contre les dégradations du patrimoine culturel et naturel, et non à protéger en tant que tels des activités et des pratiques culturelles ou des indi-vidus appartenant à une culture.

Ainsi, le premier instrument juridique contraignant adopté par les membres de l’UNESCO dans le secteur de la culture, la Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé18, ne vise qu’à protéger le patrimoine culturel mobilier et immobilier en temps de guerre. Le deuxième ne s’attarde qu’aux biens culturels mobiliers faisant l’objet de vol, de pillage ou de commerce illicite19. Beaucoup plus ambitieuse, la Convention sur la protection du patrimoine mondial culturel et naturel20 innove par la reconnaissance de la relation étroite qu’entretient l’être humain avec la nature. La Convention réunit « dans un même document les notions de

16 Pour une liste de ces textes, voir Ivan Bernier, « Catalogue des instruments internationaux relatifs à la culture » (2000), en ligne : Réseau international sur la politique culturelle <http://www.incp-ripc.org/w-group/wg-cdg/catalogue_f.pdf>.

17 Convention créant une Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, 16 novembre 1945, 4 R.T.N.U. 275, Préambule, R.T. Can. 1945 n° 18 (entrée en vigueur : 4 novembre 1946, acces-sion du Canada 6 septembre 1946) [Convention UNESCO].

18 Convention pour la protection de biens culturels en cas de conflit armé, 14 mai 1954, 249 R.T.N.U. 215, R.T. Can. 1999 n° 52 (entrée en vigueur : 7 août 1956, accession du Canada 11 décembre 1998), complétée par le Protocole pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, 14 mai 1954, 249 R.T.N.U. 215 (entrée en vigueur : 7 août 1956, accession du Canada 27 décembre 2005) et le Deuxième Protocole relatif à la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, 26 mars 1999, 2253 R.T.N.U. 172 (entrée en vigueur : 9 mars 2004, accession du Canada : 27 décembre 2005).

19 Voir la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, 14 novembre 1970, 823 R.T.N.U. 232, R.T. Can. 1978 n° 33 (entrée en vigueur : 24 avril 1972, accession du Canada 28 mars 1978).

20 Convention concernant la protection du patrimoine, supra note 1.

1� JSDLP - RDPDD GuèVremont, de lassus saint-Geniès

Page 9: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

protection de la nature et de préservation des biens culturels »21, sans toutefois étendre son champ d’application à la protection des activités et des pratiques culturelles se déroulant sur un site naturel ou culturel protégé. Par ailleurs, alors que les éléments du patrimoine culturel et naturel menacé jouissent d’un régime particulier de protection22, celui-ci ne s’applique pas directement à la culture menacée dont l’épanouissement est étroitement lié à la préservation de ce patrimoine.

Les autres conventions relatives à la protection du patrimoine culturel ne s’intéressent guère davantage au lien entre préservation d’un territoire et protection d’une culture23. La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel reflète même un certain recul par rapport à la Convention de 1972, le lien entre patrimoine culturel et espace naturel n’ayant pas été pris en compte. En effet, en vertu de l’article 2 de la Convention de 2003, les États parties entendent « par “patrimoine culturel immatériel” les pratiques, représentations, expres-sions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces cul-turels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel »24. Les espaces naturels associés à ces pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire ne semblent donc pas protégés par cette Convention.

Enfin, le champ d’application du dernier instrument adopté par les membres de l’UNESCO dans le secteur de la culture, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles25, ne concerne pas la diversité culturelle au sens large, mais plutôt la diversité des « expressions qui résultent de la créativité des individus, des groupes et

21 Ibid. Le champ d’application de la Convention est précisé aux articles 1 et 2, qui définissent les notions de « patrimoine culturel » et de « patrimoine naturel ». La première notion englobe les « monuments », les « ensembles » et les « sites », alors que la seconde recouvre les « monuments naturels », les « formations géologiques et physiographiques » ainsi que les « sites naturels ».

22 En effet, des dispositions particulières s’appliquent aux biens figurant sur la Liste du patrimoine mondial en péril de l’UNESCO, en ligne : UNESCO <http://whc.unesco.org/fr/peril>. Voir aussi Convention con-cernant la protection du patrimoine, supra note 1 à l’art. 11(4) (il s’agit de biens du patrimoine culturel et naturel « menacés de dangers graves et précis, tels que menace de disparition due à une dégrada-tion accélérée, projets de grands travaux publics ou privés, rapide développement urbain et touristique, destruction due à des changements d’utilisation ou de propriété de la terre, altérations profondes dues à une cause inconnue, abandon pour des raisons quelconques, conflit armé venant ou menaçant d’éclater, calamités et cataclysmes, grands incendies, séismes, glissements de terrain, éruptions volcaniques, modi-fication du niveau des eaux, inondations, raz de marée »).

23 UNESCO, Conférence générale, Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique, 2 novembre 2001, Rés. 31 c/24, Doc. Off. UNESCO, 31e sess., Doc. 123278 [Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique]. Voir aussi la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, supra note 1.

24 Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, supra note 1.25 Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, supra note 1.

GuèVremont, de lassus saint-Geniès Volume 6: Issue 1 1�

Page 10: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

des sociétés, et qui ont un contenu culturel »26. Alors que des dispositions particulières per-mettent aux États membres de prendre des mesures afin de protéger les expressions culturelles menacées27, la menace pesant sur l’ensemble d’une culture ne se trouve pas systématiquement considérée, le champ d’application de la Convention se limitant « aux politiques et aux mesures adoptées par les Parties relatives à la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles »28.

Ainsi, bien que « dans son sens le plus large, la culture [puisse] être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social » et qu’« [e]lle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croy-ances »29, le dispositif normatif de l’UNESCO ne s’intéresse essentiellement qu’au produit de la création, et non à la dimension anthropologique de la culture30. Et à l’heure actuelle, aucun système normatif ne comble ce vide juridique.

L’autre système juridique susceptible d’être associé à cette problématique est celui des droits de l’homme en raison de la reconnaissance de certains droits qualifiés de « culturels ». En effet, le droit international des droits de l’homme offre aux individus la possibilité de revendi-quer le respect de certains droits culturels auprès de juridictions supranationales31, notamment

26 Ibid. à l’article 4(3) (Ces expressions sont transmises ou incarnées par des biens, des services ou des activi-tés culturels. Le contenu culturel renvoie « au sens symbolique, à la dimension artistique et aux valeurs culturelles qui ont pour origine ou expriment des identités culturelles »). Voir UNESCO, Rapport pré-liminaire du directeur général sur la situation devant faire l’objet d’une réglementation ainsi que sur l’étendue possible de cette réglementation, accompagné d’un avant-projet de convention sur la protection de la diversité des contenus culturels et des expressions artistiques, Doc. Off. UNESCO, 33e sess., supp. n° 23, Doc. NU 33C/23 (2005) au para. 10. (Dans un résumé qu’il faisait des réunions des experts indépendants, le Directeur général de l’UNESCO rappelait que « [l]es experts ont convenu que les termes culture et diversité culturelle ne devaient pas être abordés dans l’ensemble de leurs acceptations et manifestations mais dans leurs relations au terme d’expressions culturelles, véhiculées notamment par les biens et services culturels ».)

27 Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, supra note 1, arts. 8, 12, 17 et 23(6)(d).

28 Ibid. à l’art. 3. 29 Définition de la culture énoncée dans le Préambule de la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles

(UNESCO, Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Déclaration de Mexico sur les politiques cul-turelles (1982), en ligne : <http://portal.unesco.org/culture/fr/files/35197/11919407161mexico_fr.pdf/mexico_fr.pdf>) et reprise dans la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, Rés. AG 57/249, Doc. off. UNESCO, 31e sess., supp. n° 64, Doc. NU A/RES/57/249 (2001) au Préambule [Déclaration universelle sur la diversité culturelle].

30 Voir Centre d’étude et de recherche de droit international et de relations internationales, Académie de droit international de La Haye, Le patrimoine culturel de l’humanité, Leiden, Martinus Nijhoff Publishers, 2005 aux pp. 153 et suiv. Même à propos du produit de la création, d’importantes lacunes doivent encore être comblées, notamment en ce qui concerne la destruction intentionnelle du patrimoine culturel matériel.

31 Ibid. à p. la 27 (certains soutiennent que « [l]’analyse des différents instruments internationaux ayant trait aux droits culturels de l’homme … permet de dégager quatre manifestations de ces droits » : le droit à la formation, le droit à la participation à la vie culturelle, le droit à l’expression culturelle et le droit à la rémunération des créations culturelles ayant une valeur économique. Dans le contexte de cet article, seul le droit à la participation à la vie culturelle se révèle pertinent.).

1� JSDLP - RDPDD GuèVremont, de lassus saint-Geniès

Page 11: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

le droit de participer à la vie culturelle de sa communauté32. Cependant, ces droits demeurent encore « sous-développés »33 et, bien que leurs manifestations aient à la fois une dimension individuelle et collective34, la nature du système juridique des droits de l’homme garantit le bénéfice de cette protection aux individus et non à la culture à laquelle ceux-ci s’identifient.

La problématique des cultures menacées par les changements climatiques interpelle enfin le droit international de l’environnement. S’il permet de dénoncer des dégradations envi-ronnementales, ce régime ne cherche toutefois pas spécifiquement à lutter contre celles qui constituent une menace pour certaines cultures. Et même si des instruments normatifs du droit international de l’environnement reconnaissent le lien entre culture et environnement35, ils ne contiennent aucune disposition accordant une protection supplémentaire aux éléments naturels qui conditionnent la survie de certaines cultures.

32 Les droits culturels sont reconnus au sein de certains textes ayant une grande force morale : Déclaration universelle des droits de l’homme, Rés. AG 217(III), Doc. off. AG NU, 3e sess., supp n˚ 13, Doc. NU A/810 (1948) 71 aux arts. 22 et 27 [DUDH]; PIRDCP, supra note 2 à l’art. 27; Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 16 décembre 1966, 993 R.T.N.U 3, art. 15, 6 I.L.M. 360 (entrée en vigueur : 3 janvier 1976, accession du Canada 19 mai 1976) [PIDESC]. Il demeure néanmoins difficile de contraindre les États à les respecter. C’est sans doute dans cette perspective que le contenu normatif et les obligations des États découlant du droit de participer à la vie culturelle énoncé à l’art. 15.1 a) du PIDESC ont été précisés par l’Observation générale no. 21 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Doc. off. CDESC, 43e sess., Doc. NU E/C.12/GC/21 (2009). Également, plu-sieurs instruments régionaux reconnaissent des droits culturels, dont la Déclaration américaine des droits et devoirs, supra note 5 à l’art. 13, et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, 27 juin 1981, 1520 R.T.N.U. 217, art. 27, 21 I.L.M. 58 (entrée en vigueur : 21 octobre 1986).

33 Patrice Meyer-Bisch, dir., Les droits culturels, une catégorie sous développée de droits de l’homme, Fribourg, Éditions universitaires, 1993.

34 Voir supra, note 30 à la p. 28 (« certains instruments internationaux font ressortir la dimension collective des droits de l’homme en matière de culture pour ce qui concerne les peuples [Charte africaine, article 22, paragraphe 1] ou les minorités [Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Article 27] »).

35 Tel est le cas de la Charte mondiale de la nature (Rés. AG 37/7, Doc. off. AG NU, 37e sess., supp. n˚ 51, Doc. NU A/RES/37/3 (1982) [Charte mondiale de la nature]), dont le Préambule affirme que la « la civilisation a ses racines dans la nature, qui a modelé la culture humaine et influé sur toutes les œuvres artistiques et scientifiques, et c’est en vivant en harmonie avec la nature que l’homme a les meilleures possibilités de développer sa créativité, de se détendre et d’occuper ses loisirs », et que « la dégradation des systèmes naturels qui résulte d’une consommation excessive et de l’abus des ressources naturelles, ainsi que de l’incapacité d’instaurer parmi les peuples et les États un ordre économique approprié, conduit à l’effondrement des structures économiques, sociales et politiques de la civilisation ». Des textes plus récents s’intéressent surtout aux liens qu’entretiennent plus particulièrement les communautés autoch-tones avec leur environnement. Voir par ex. Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, Doc. off. CNUED, 47e sess., Annexe I, Doc. NU A/CONF.151/26 (Vol. I), 31 I.L.M. 874 (1992) 8, principe 22 [Déclaration de Rio] : « Les populations et communautés autochtones et les autres collectivi-tés locales ont un rôle vital à jouer dans la gestion de l’environnement et le développement du fait de leurs connaissances du milieu et de leurs pratiques traditionnelles. Les États devraient reconnaître leur identité, leur culture et leurs intérêts, leur accorder tout l’appui nécessaire et leur permettre de participer efficacement à la réalisation d’un développement durable ». Un autre exemple se trouve à l’art. 10(c) de la Convention sur la diversité biologique (5 juin 1992, 1760 R.T.N.U. 79, R.T. Can. 1993 n˚ 24 (entrée en vigueur : 29 décembre 1993, accession du Canada 4 décembre 1992) [Convention sur la diversité biologique]), en vertu duquel les Parties contractantes s’engagent à « protége[r] et encourage[r] l’usage coutumier des ressources biologiques conformément aux pratiques culturelles traditionnelles compatibles avec les impératifs de leur conservation ou de leur utilisation durable ».

GuèVremont, de lassus saint-Geniès Volume 6: Issue 1 15

Page 12: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

Afin que cette insuffisance puisse être corrigée, deux avenues pourraient être envisagées. La première est celle de l’élaboration d’un nouvel instrument international juridiquement con-traignant qui protégerait les cultures ou la diversité culturelle dans son ensemble. Cette voie demeure néanmoins purement hypothétique : d’abord, parce qu’elle ne figure actuellement à l’ordre du jour d’aucune organisation ou négociation internationales36; ensuite, parce qu’elle s’avère politiquement difficile à réaliser, notamment en raison de la polysémie du concept même de « culture ». La deuxième voie, ici explorée, consiste à faire interagir plusieurs systèmes normatifs en vue de combler le vide juridique existant.

L’exploration de cette voie se justifie par l’état de fragmentation de l’ordre juridique inter-national qui engendre une dispersion des éléments constitutifs de la problématique de la pro-tection des cultures menacées par des dégradations environnementales au sein de trois systèmes normatifs. Alors que l’objet à protéger renvoie à un premier système (le droit international de la culture) et que le droit d’un individu de prendre part à la vie culturelle de sa communauté est garanti par un deuxième système (celui des droits de l’homme), la menace qui pèse sur le milieu de vie de cet individu semble devoir être contrée par des engagements issus d’un troisième système (le droit international de l’environnement). L’approche inter-systémique paraît ainsi justifiée par l’incomplétude de chacun de ces trois systèmes puisqu’en l’état actuel de leur développement et/ou interprétation, aucun ne semble suffisant pour assurer une protection des cultures menacées du fait de certaines dégradations environnementales.

�.1 L’interdépendance des systèmes

Face à cet ordre juridique international fragmenté, composé de multiples systèmes spécialisés, la société internationale se trouve confrontée à des problèmes interdépendants qui ne peuvent être envisagés de manière isolée et résolus au sein de régimes distincts. Ainsi en est-il de la préservation de la qualité de l’environnement, du maintien de l’existence des cultures et de la possibilité d’exercer certaines pratiques culturelles. À certains égards, ces trois questions se révèlent interconnectées, toute mesure affectant l’une d’entre elles étant susceptible de se répercuter sur les deux autres.

L’interdépendance de ces problèmes est d’ailleurs partiellement reconnue par les systèmes qui visent à les résoudre. D’abord, en droit international de l’environnement, la Charte mon-diale de la nature indique que la nature a « modelé la culture humaine »37 et la Convention sur la diversité biologique rappelle que les cultures autochtones « dépendent étroitement et tradition-

36 Déclaration universelle sur la diversité culturelle, supra note 29. L’idée d’élaborer un instrument juridique international sur la diversité culturelle figurait dans le Plan d’action pour la mise en œuvre de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001, en annexe à la Déclaration. Voir ultérieurement UNESCO, Conseil exécutif, Étude préliminaire sur les aspects techniques et juridiques relatifs à l’opportunité d’un instru-ment normatif sur la diversité culturelle, Doc. Off. UNESCO, 166e sess., Doc. UNESCO 166 EX/ 28 (2003) au para. 18 (les membres du Conseil exécutif ont cependant considéré que, « si la généralité de la Déclaration convenait au niveau déclaratoire, l’UNESCO [était désormais] appelée non pas à indi-quer un horizon à atteindre, mais un cadre de référence et un ensemble de règles acceptables par le plus grand nombre d’États à travers un nouvel instrument contraignant portant sur des domaines culturels spécifiques »). Ces conclusions ont conduit au lancement d’une négociation portant plus spécifiquement sur la diversité des « contenus culturels et des expressions artistiques », et ultimement à l’adoption de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, supra note 1.

37 Charte mondiale de la nature, supra note 35.

16 JSDLP - RDPDD GuèVremont, de lassus saint-Geniès

Page 13: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

nellement des ressources biologiques »38. Ensuite, dans le domaine des droits de l’homme, les juridictions régionales ont considéré que des transformations de l’environnement pouvaient empêcher l’exercice d’activités culturelles39 et que l’accès des communautés autochtones à leurs terres ancestrales, donc à l’environnement constituant leur milieu de vie, était une condition de l’exercice et de la protection de leur culture40. Dans un rapport de 1994, la Commission des droits de l’homme du Conseil économique et social des Nations Unies, après avoir constaté que les diverses menaces pesant sur l’environnement pouvaient avoir des conséquences pour le maintien des cultures41, a insisté sur « the close interaction between the assaults made on the environment and the enjoyment of human rights »42. Plus récemment, la Commission des droits de l’homme des Nations Unies a affirmé « que les dégâts causés à l’environnement peuvent avoir des effets potentiellement néfastes sur l’exercice de certains droits de l’homme »43. Enfin, l’interdépendance entre le droit international de la culture et le respect des droits de l’homme a été reconnue dès la création de l’UNESCO44, alors que la Convention de 2005 affirme : « [l]a diversité culturelle ne peut être protégée et promue que si les droits de l’homme … sont garantis »45.

Pour tenir compte de l’interdépendance des problèmes qu’ils ont à résoudre, les États doivent donc éviter que les systèmes du droit international de la culture, de l’environnement et des droits de l’homme évoluent en autarcie juridique. Car, en raison des problématiques qu’ils abordent, ces systèmes se chevauchent, s’entrecroisent, se lient les uns aux autres et forment un réseau d’interrelations ou de « linkages »46.

Les relations entre les trois systèmes peuvent alors prendre diverses formes. La portée d’un objectif énoncé par une norme d’un système peut, par exemple, être limitée par le respect de

38 Convention sur la diversité biologique, supra note 35, Préambule, al. 12. 39 Ce qui constitue une violation des droits de l’homme, selon l’affaire G. et E. c. Norvège (1983), 35

Comm. Eur. D.H.D.R. 30. Rappelons que dans une opinion individuelle rendue à propos de l’affaire Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), le juge Weeramantry a reconnu que « [l]a protection de l’environnement est, elle aussi, un élément essentiel de la doctrine contemporaine des droits de l’homme, car elle est une condition sine qua non de nombre de droits de l’homme, tels que le droit à la santé et le droit à la vie lui-même ». Voir Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), [1997] C.I.J. rec. 7 aux pp. 88-89.

40 L’Affaire Mayagna, supra note 3. De plus, dans sa Résolution n˚ 12/85, supra note 3, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a reconnu en 1985 que le déplacement d’une communauté indi-enne pour la construction d’une route, en violation avec le droit à la résidence (article 8), entraînait des « conséquences négatives » pour la culture, les traditions et les coutumes de cette communauté.

41 Commission des droits de l’homme, Sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités, Droits de l’homme et environnement, Doc. off. CES NU, 46e sess., Doc. NU E/CN.4/Sub.2/1994/9 (1994) au para. 119.

42 Ibid. au para. 162. 43 Commission des droits de l’homme, Les droits de l’homme et l’environnement en tant qu’éléments du dével-

oppement durable, Rés. CDH 2003/71, Doc. off. CDH NU, 59e sess., Doc. NU E/CN.4/RES/2003/71 (2003) au para. 2.

44 Convention UNESCO, supra note 17, Préambule, al. 4.45 Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, supra note 1, art. 2:1.46 David W. Leebron, « Linkages » (1993) 96 A.J.I.L. 5. Le terme anglo-saxon ne se prête pas à la traduction

française.

GuèVremont, de lassus saint-Geniès Volume 6: Issue 1 1�

Page 14: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

certaines normes relevant d’un autre système. Ainsi, la Convention pour la sauvegarde du patri-moine culturel immatériel précise que seul le patrimoine culturel « conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme »47 est susceptible de faire l’objet d’une protection. Tel que souligné précédemment, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles fait également du respect des droits de l’homme et des lib-ertés fondamentales son premier principe directeur48. Dans son Principe 23, la Déclaration de Stockholm énonce que le pluralisme culturel ne doit pas être sacrifié sur l’autel de la protection de l’environnement.

Par ailleurs, les systèmes peuvent aussi reconnaître, de manière implicite, que l’atteinte d’un objectif énoncé par une de leurs normes suppose au préalable que certaines conditions soient remplies par un ou plusieurs autres systèmes. Lorsque la Convention sur le patrimoine culturel immatériel reconnaît que l’interaction des communautés avec leur milieu naturel est une condition de la transmission du patrimoine culturel immatériel, la mise en œuvre de normes internationales protégeant l’environnement de ces communautés, ainsi que de celles leur garantissant la possibilité d’y accéder, devient une condition sine qua non de la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Inversement, lorsque le Principe 22 de la Déclaration sur l’environnement et le développement proclame le rôle vital du savoir traditionnel des communau-tés autochtones pour la protection de l’environnement, la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel et la garantie de l’exercice des droits culturels deviennent à leur tour des conditions pour atteindre l’objectif poursuivi par les normes du droit international de l’environnement49.

Enfin, des normes appartenant à deux systèmes distincts peuvent se « chevaucher », en raison soit de leur substance, soit de leurs effets. L’affirmation du droit à l’environnement constitue une parfaite illustration du premier cas. Ce droit a été consacré par des instruments du droit international de l’environnement tels que la Déclaration de Stockholm50, la Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement51 et la Convention africaine sur la conservation de la nature52.

47 Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, supra note 1, art. 2:1. Le premier alinéa du Préambule souligne particulièrement l’importance des trois principaux instruments internationaux en matière de droits de l’homme.

48 Ibid., art. 2:1 : « La diversité culturelle ne peut être protégée et promue que si les droits de l’homme et les libertés fondamentales telles que la liberté d’expression, d’information et de communication, ainsi que la possibilité pour les individus de choisir les expressions culturelles, sont garantis. Nul ne peut invoquer les dispositions de la présente Convention pour porter atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales tels que consacrés par la Déclaration universelle des droits de l’homme ou garantis par le droit international, ou pour en limiter la portée manifeste dans le domaine des «connaissances pratiques concernant la nature et l’univers ».

49 Déclaration de Rio, supra note 35 au Principe 22. 50 Déclaration de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain (Déclaration de Stockholm),

Doc. off. AG NU, 21e séance, Doc. NU. A/CONF.48/PC.13, 11 I.L.M. 1416 (1973), Principe 1.51 Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice

en matière d’environnement (Convention Aarhus), 25 juin 1998, 2161 R.T.N.U. 447, art. 1 (entrée en vigueur : 30 octobre 2001).

52 Convention africaine sur la conservation de la nature et des ressources naturelles (Version révisée), 11 juillet 2003, Doc. off. UA, UA Doc. EX/CL/50 (III), Article III:1, en ligne : UA <http://www.africa-union.org/root/au/Documents/Treaties/Text/nature%20and%20natural%20recesource.pdf>.

1� JSDLP - RDPDD GuèVremont, de lassus saint-Geniès

Page 15: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

Parallèlement, ce droit a également été reconnu dans des instruments en matière de droits de l’homme : la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples53, le Protocole de San Salvador54 et le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatifs aux droits de la femme en Afrique55.

L’application d’une norme appartenant à un système peut aussi engendrer des effets iden-tiques à ceux qu’une norme d’un autre système aurait produits. Tel est le cas des mesures prises par les États parties à la Convention de l’UNESCO de 1972 pour protéger, conserver et mettre en valeur le patrimoine naturel56 dont certains effets sont similaires à ceux qui résultent de la mise en œuvre de certaines normes du droit international de l’environnement. De même, les États qui protègent et encouragent, en vertu de la Convention sur la diversité biologique, « l’usage coutumier des ressources biologiques conformément aux pratiques culturelles traditionnelles compatibles avec les impératifs de leur conservation ou de leur utilisation durable »57, favoris-ent simultanément la protection des cultures.

Notons enfin que la reconnaissance de cette interdépendance n’est pas le propre de ces trois systèmes. Ce mouvement s’est en effet considérablement accru dans l’ensemble du droit international depuis l’avènement du concept de « développement durable », dont l’un des principaux apports est d’avoir affirmé que « la Terre … constitue un tout marqué par l’interdépendance »58. L’émergence d’un principe d’intégration traduit à cet égard la volonté des États de traiter conjointement les aspects environnementaux, culturels, économiques et sociaux des problèmes auxquels ils sont confrontés, sans pour autant s’affranchir des cloisons systémiques qui jalonnent l’ordre juridique international.

3. LA PÉTITION DES INUITS: UNE APPROCHE INTER-SYSTÈMIQUE NOVATRICE

Les exemples de relations inter-systémiques abondent au sein de l’ordre juridique international. Telle est l’inévitable conséquence des multiples interactions et interférences entre les ensembles normatifs que développent les États en vue de poursuivre certains objectifs d’intérêt commun. L’approche inter-systémique proposée dans la pétition des Inuits déposée à la Commission réussit néanmoins à innover en proposant une nouvelle forme d’interaction entre les systèmes (A) en vue d’atteindre un objectif inédit (B).

53 Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, supra note 31 à l’art. 24.54 Protocole additionnel à la Convention américaine relative aux droits de l’homme traitant des droits économiques,

sociaux et culturels (Protocole de San Salvador), 17 novembre 1988, R.T. OÉA No. 69, art. 11, 28 I.L.M. 156 (entrée en vigueur : 16 novembre 1999).

55 Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits de la femme en Afrique, 11 juillet 2003, Doc. off. UA, 2e sess. (entrée en vigueur : 25 novembre 2005) à l’art. 18, en ligne : UA <http://www.africa-union.org/Official_documents/Treaties_Conventions_fr/Protocole%20sur%20le%20droit%20de%20la%20femme.pdf>.

56 Convention concernant la protection du patrimoine, supra note 1, art. 4. 57 Convention sur la diversité biologique, supra note 35, art. 10 c).58 Déclaration de Rio, supra note 35, Préambule, al. 5.

GuèVremont, de lassus saint-Geniès Volume 6: Issue 1 1�

Page 16: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

�.1 Une nouvelle forme d’interaction des systèmes

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’évolution du droit international se caractérise par le développement d’ensembles normatifs spécialisés qui traduit l’émergence d’une pluralité de valeurs au sein d’une « communauté internationale » en devenir. Miroirs de nouvelles soli-darités, ces systèmes constituent autant de nouveaux cadres de coopération dans la poursuite d’objectifs d’intérêt commun. Mais la multiplication et la diversification de ces systèmes, sym-boles de la vitalité du droit international, posent inéluctablement la question de leur articu-lation afin que soient préservées tant la cohérence de l’« édifice » droit international que la complétude de chacun de ces systèmes. Cette dynamique soulève donc certaines préoccupa-tions à l’égard de l’« unité » de cet ordre juridique; qu’elle soit abordée sous l’angle de la frag-mentation, de la segmentation, de la complexification ou de la diversification, elle pose alors la question de l’articulation des normes et de l’interaction entre les systèmes59.

C’est dans ce contexte que diverses approches inter-systémiques sont graduellement appa-rues au sein de l’ordre juridique international. Même s’il est difficile d’élaborer une définition susceptible de couvrir l’ensemble de ces approches, il est possible de parler d’une « relation inter-systémique » dès lors qu’un système « prend en compte » un élément appartenant à un autre système. On parle alors de « technique de prise en compte » pour désigner « les différ-entes façons dont le créateur de la norme ou son interprète, situés dans un système juridique donné, tiennent compte des valeurs et intérêts [protégés par un autre système juridique] ou des normes qui les incorporent »60.

Bien que cette « prise en compte » soit envisagée dans un sens très large, afin d’englober les différentes modalités de cette relation, l’approche inter-systémique renvoie à un certain type de prise en compte, celle des « normes », et non uniquement celle des valeurs ou des intérêts. Cette prise en compte peut être prévue dans les règles d’un système : on parlera alors d’approche inter-systémique normative. Elle peut aussi naître de l’œuvre interprétative du juge : on parlera alors d’approche inter-systémique judiciaire.

Dans le cas d’une approche inter-systémique normative, cette prise en compte se mani-feste généralement par une référence explicite aux règles d’un autre système. Par exemple, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles renvoie expressément à la Déclaration universelle des droits de l’homme61, alors que la Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique réfère à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer62. Par ailleurs, cette référence peut être implicite. Ainsi en est-il de la CCNUCC qui contient une « règle miroir » incorporant la logique d’un autre système : elle reprend en effet le libellé d’une règle des accords de l’OMC, sans pour autant en préciser ou en identifier

59 Hélène Ruiz Fabri et Lorenzo Gradoni, « Ouverture » dans Hélène Ruiz Fabri et Lorenzo Gradoni, dir., La circulation des concepts juridiques: le droit international de l’environnement entre mondialisation et frag-mentation, Paris, Société de législation comparée, 2009 à la p. 17.

60 Véronique Guèvremont, La prise en compte des préférences collectives dans le droit de l’Organisation mondiale du commerce, thèse de doctorat en droit, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2009 [à paraître] aux pp. 597 et suiv.

61 DUDH, supra note 32, l’art. 2(1). 62 Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique, supra note 23, arts. 2:8, 3, 8, 10:2.

�0 JSDLP - RDPDD GuèVremont, de lassus saint-Geniès

Page 17: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

la source63. Dans tous les cas, la prise en compte résulte de l’expression de la volonté des États qui transparaît dans le texte des instruments juridiques auxquels ils adhèrent.

Un autre acteur entre en jeu dans le cas de l’approche inter-systémique judiciaire. La prise en compte repose ici sur le travail du juge, qui peut recourir à la règle d’un autre système pour interpréter les règles du système sur lesquelles il est appelé à se prononcer. Le droit des traités tient compte de cette pratique puisque la Convention de Vienne « évoque la pluralité des règles et des principes dans le contexte de l’interprétation des traités » : le paragraphe 31:3 c) « exprime ce que l’on peut appeler le principe de “l’intégration systémique” »64 auquel le juge peut se référer pour interpréter les obligations internationales des États « par référence à leur milieu normatif »65, manifestant ainsi un certain « souci de cohérence et d’efficacité » du raisonnement juridique66. L’approche inter-systémique judiciaire ne repose toutefois pas uniquement sur l’article 31:3 c) puisque des juges ont déjà eu recours à cette approche sans pour autant évoquer cette disposition de la Convention de Vienne67.

Si la pétition des Inuits s’inscrit bien dans le cadre d’une approche inter-systémique judi-ciaire, elle constitue néanmoins une innovation. En effet, en renvoyant à la CCNUCC, elle suggère au juge non pas de recourir à une règle extra-systémique pour interpréter une norme en matière de droits de l’homme, mais de statuer sur la violation de cette norme extra-systémique

63 Commission du droit international, Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diver-sification et de l’expansion du droit international, Doc. Off. AG NU, 58e sess., Doc. NU A/CN.4/L.682 (2006) à la p. 227 [Fragmentation du droit international].

64 CCNUCC, supra note 6, art. 3(5). 65 Ibid. à la p. 232. À l’appui de ce raisonnement, l’auteur cite Patrick Daillier et Alain Pellet : « [u]n traité

ne peut être considéré isolément. Non seulement il est ancré dans les réalités sociales, mais encore ses dis-positions doivent être confrontées avec d’autres normes juridiques avec lesquelles elles peuvent entrer en concurrence ». À la p. 231, le rapport affirme également : « bien qu’un tribunal puisse n’être compétent que pour un instrument donné, il doit toujours interpréter et appliquer cet instrument dans ses relations avec son milieu normatif, c’est-à-dire avec les “autres” règles de droit international ». L’article 31:3 c) pose néanmoins certaines difficultés d’interprétation, notamment en ce qui a trait aux autres instruments juridiques susceptibles d’être considérés par le juge. Par exemple, le Groupe spécial chargé de trancher l’affaire Communautés européennes — Mesures affectant l’approbation et la commercialisation des produ-its biotechnologiques (Plainte des États-Unis) ((2006), OMC Doc. WT/DS291/R (Rapport du Groupe spécial), en ligne : OMC <http://www.wto.org/french/docs_f/docs_f.htm>) a statué que « les règles de droit international dont il faut tenir compte pour interpréter les Accords de l’OMC en cause [...] sont celles qui sont applicables dans les relations entre les Membres de l’OMC » et non uniquement entre les parties au différend. La controverse entourant cette interprétation de l’art. 31:3 c) invite toutefois à une certaine réserve.

66 La fragmentation du droit international, supra note 65 à la p. 230. Voir également Campbell McLachlan, « The principle of systemic integration and Article 31(3)(c) of the Vienna Convention » (2005) 54 I.C.L.Q. 2.

67 Plusieurs exemples existent dans les rapports de l’Organe d’appel de l’OMC. Voir notamment États-Unis — Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes (Plaintes de l’Inde, de la Malaisie, du Pakistan et de la Thaïlande) (1998), OMC Doc. WT/DS58/AB/R aux paras. 129 et suiv. (Rapport de l’Organe d’appel), en ligne : <http://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/58abr.pdf>. Dans cette affaire, le juge interprète le paragraphe XX g) du GATT de 1947, et plus précisément l’expression « ressources naturelles épuisables », en se référant aux « déclarations et conventions interna-tionales modernes [qui] font souvent référence aux ressources naturelles comme étant à la fois des res-sources biologiques et non biologiques ».

GuèVremont, de lassus saint-Geniès Volume 6: Issue 1 �1

Page 18: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

pour conclure, dans un deuxième temps, à la violation d’une norme des droits de l’homme. La pétition propose ainsi une nouvelle forme d’interaction entre les systèmes, la violation d’une norme appartenant à un premier système, le droit de l’environnement, se présentant comme l’élément constitutif de la violation d’une norme appartenant à un second système, les droits de l’homme.

�.� Un nouvel objectif à atteindre

L’approche inter-systémique suggérée par la pétition se démarque non seulement par son contenu, mais aussi par sa finalité. De manière générale, l’approche inter-systémique vise à assurer une cohérence entre les divers systèmes normatifs au sein de l’ordre juridique inter-national68. Dans le cas de l’approche inter-systémique normative, il est tenu compte de l’environnement juridique pour élaborer et appliquer une norme afin d’éviter d’éventuelles contradictions. Pour reprendre l’un des deux exemples précédemment utilisés, la Convention sur la diversité des expressions culturelles intègre les règles de la Déclaration universelle des droits de l’homme afin que l’objectif de protection de certaines expressions culturelles ne puisse servir de prétexte pour justifier une violation des droits fondamentaux. La recherche de cette cohérence vise ainsi à « prévenir » un conflit normatif, même si certains auteurs affirment qu’il existe une présomption contraire à la constatation de tels conflits69. Dans le cas de l’approche inter-systémique judiciaire, cette cohérence est obtenue par le travail du juge qui recourt à une règle extra-systémique pour interpréter le contenu de la règle qu’il est amené à appliquer. Or, l’approche développée dans la pétition n’est pas motivée par le souci d’assurer une cohérence entre les systèmes en présence. Trois autres buts semblent en effet avoir été poursuivis.

Le premier objectif était sans aucun doute d’utiliser les normes en présence pour attirer l’attention de la communauté internationale sur la vulnérabilité des cultures inuites face aux dégradations environnementales engendrées par les modifications anthropiques du climat. Certes, cet objectif n’a pas été évoqué par les Inuits dans leur pétition, ceux-ci ayant souhaité que la Commission impose aux États-Unis des mesures de limitation des émissions de GES et qu’ils coopèrent avec la communauté internationale afin de lutter contre les changements climatiques. Mais compte tenu des difficultés d’établir un lien de causalité entre les émissions et la violation du droit culturel alléguée, il était peu probable qu’une juridiction en matière de droits de l’homme s’autorise à ordonner de telles mesures70. Par conséquent, la démarche des Inuits consistait essentiellement à sensibiliser la communauté internationale sur le sort de

68 Voir Isabelle Van Damme, « “Systemic Integration” of International Law : Views From the ILC, the WTO, CTE, and UNESCO » dans Fragmentation : la diversification et l’expansion du droit interna-tional : travaux du 34e congrès annuel du Conseil canadien de droit international, Ottawa, 26 au 28 octobre 2005, Ottawa, Conseil canadien de droit international, 2006 à la p. 78. Selon l’auteure, l’intégration systémique « impl[ies] a preference to synchronize sub-systems of international law and general international law at the level of negotiations, implementation, recognition, interpretation, and application ».

69 Voir notamment Fragmentation du droit international, supra note 65 à la p. 26. Selon le rapport, « en droit international, une forte présomption pèse contre le conflit normatif ».

70 Rapport changements climatiques - droits de l’homme, supra note 12 au para 70. Selon le Haut-commis-sariat des Nations Unies aux droits de l’homme, « il est pratiquement impossible de démêler l’écheveau complexe de relations causales en vue d’établir une corrélation entre les émissions passées de gaz à effet de serre d’un pays particulier et une retombée spécifique liée aux changements climatiques, et encore moins l’ensemble des incidences directes et indirectes sur les droits de l’homme ».

�� JSDLP - RDPDD GuèVremont, de lassus saint-Geniès

Page 19: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

leur culture. Cet objectif a d’ailleurs été partiellement atteint puisque les Nations Unies ont ultérieurement porté cette question à leur attention71. Rappelons à cet égard que la plainte a été déposée à la Commission au moment même où se tenaient à Montréal les conférences des États membres à la CCNUCC et au Protocole de Kyoto.

Le deuxième objectif consistait à renforcer la légitimité de la pétition en invoquant le non-respect de la CCNUCC par les États-Unis comme manifestation de leur participation aux dégradations du climat. Les Inuits fournissaient ainsi la preuve, non pas scientifique mais juridique, que les émissions de GES étaient à l’origine de dommages causés à l’environnement. Par conséquent, tout en alléguant une violation des droits de l’homme, la pétition tentait de faire admettre que le comportement des États-Unis ne devait pas s’apprécier uniquement par rapport aux droits garantis par ce système, mais également par rapport à leurs engagements inscrits dans la CCNUCC.

Enfin, le troisième objectif poursuivi par la pétition était de combler un vide au sein de l’ordre juridique international en invoquant le droit international de l’environnement pour protéger la culture inuite dans la mesure où en l’état actuel du droit international, aucun système ne permet à lui seul de protéger les cultures menacées.

L’approche inter-systémique de la pétition innove donc en ce qu’elle ne s’inscrit pas dans la perspective d’une recherche de cohérence entre les systèmes de l’ordre juridique international; son objectif est plutôt de faire reconnaître l’existence d’une relation causale entre dégradation de l’environnement et vulnérabilité des cultures, de telle sorte que la violation de la CCNUCC entraînerait la violation du droit aux bienfaits de la culture. En ce sens, l’argumentaire juridique développé dans la pétition repose sur une extrapolation des liens déjà existants entre les trois systèmes impliqués dans cette affaire. Elle propose néanmoins d’approfondir le degré de l’interrelation de ces systèmes, en faisant de la violation des normes du droit international de l’environnement un élément constitutif d’une violation des droits de l’homme.

4. LES PERSPECTIVES: L’IMPOSSIBLE CONSÉCRATION DE L’APPROCHE PROPOSÉE

En raison du manque d’informations à l’appui des allégations formulées, la pétition a été rejetée par la Commission. Celle-ci n’a donc pas eu l’occasion de se prononcer sur cette approche inter-systémique72. Toutefois, il n’est pas exclu qu’une approche similaire puisse à l’avenir être soumise à l’appréciation d’une juridiction. Si tel était le cas, il est peu probable, compte tenu de l’état actuel du droit international, que cette approche soit consacrée dans la mesure où elle porte atteinte à la compétence des juridictions internationales (A) et à la logique qui sous-tend le fonctionnement des règles de la responsabilité internationale de l’État (B).

71 Voir Rés. CDH 7/23, supra note 11. 72 « Inuit Petition Rejected », supra note 9. Il ne fait pas de doute que les États-Unis émettent des GES. Mais

comment déterminer que leurs émissions de GES causent spécifiquement un dommage à l’environnement arctique? La question a été soulevée dans un rapport du Haut-commissariat des Nations Unis aux droits de l’homme, le Rapport changements climatiques - droits de l’homme, supra note 12.

GuèVremont, de lassus saint-Geniès Volume 6: Issue 1 ��

Page 20: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

�.1 Les limites de la compétence juridictionnelle

L’approche inter-systémique proposée par la pétition pose d’emblée la question de l’étendue de la compétence d’une juridiction créée exclusivement pour assurer le respect des droits de l’homme. En effet, la recevabilité de cette approche laisserait à supposer que ce type de juridic-tion dispose de la compétence pour apprécier la conformité du comportement d’un État au regard de l’ensemble de ses obligations internationales, y compris celles relatives à la protection de l’environnement. Cette appréciation de la conformité conduirait ainsi le juge des droits de l’homme à appliquer les normes du droit international de l’environnement. Or, une telle hypothèse est inadaptée à la réalité actuelle de l’ordre juridique international73.

Premièrement, le mandat des juridictions internationales est toujours défini et limité par l’instrument qui en prévoit la création74; ce mandat ne s’étend généralement qu’à l’appréciation de la licéité du comportement des États par rapport aux normes du système au sein duquel le juge exerce sa compétence. En ce qui concerne spécifiquement la compétence de la Commission, cet organe est chargé de « promouvoir le respect et la défense des droits de l’homme » tels que définis dans la Convention interaméricaine des droits de l’homme et dans la Déclaration améric-aine des droits et des devoirs de l’homme75. Cet organe n’a donc pour fonction que d’examiner la conformité des mesures nationales au regard de ces deux instruments. En outre, en l’état actuel du droit international, quelle que soit la compétence d’un juge, celui-ci n’est jamais autorisé à appliquer des normes extra-systémiques, même s’il est autorisé à les prendre en compte dans l’interprétation de la norme relevant du système dans lequel il se situe et ce, conformément au droit des traités76. Enfin, on comprend difficilement la logique de l’approche inter-systémique de la pétition : même si, dans un scénario hypothétique, un juge s’aventurait à conclure à l’illicéité du comportement d’un État au regard d’une norme extra-systémique, il conserverait néanmoins sa marge d’appréciation pour statuer sur la licéité de ce comportement au regard de la norme du système dans lequel il exerce sa compétence. En d’autres termes, le constat par un juge de la violation de la norme extra-systémique ne lui permettrait pas de conclure, ipso facto, à la violation de la norme intrasystémique.

Deuxièmement, le respect de la souveraineté des États fait obstacle à de telles interac-tions entre les systèmes. En effet, l’accès de l’individu à la justice internationale demeure un cas d’exception, réservé à un nombre relativement restreint de systèmes, principalement celui des droits de l’homme. Aussi, si les États n’ont pas souhaité que les individus puissent, par des

73 En revanche, rien ne fait obstacle à ce qu’un juge examine les faits constitutifs d’une violation de la règle extra-systémique afin de déterminer s’ils sont également constitutifs de la violation de la règle intra-systémique. Dans ce cas, toutefois, il ne s’agit pas d’une approche inter-systémique, puisqu’aucun lien n’aurait été établi entre ces règles appartenant à deux systèmes distincts.

74 L’utilité de cette limitation s’explique sans doute par le phénomène de multiplication des juridictions spécialisées; il existerait un important risque de contradiction entre les décisions si le mandat de ces juri-dictions n’était pas clairement délimité.

75 Statut de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, Rés. OÉA n°1 447 (IX-O/79), Doc. off. OÉA, 9e sess., Doc. OÉA IX-0/70 (1979).

76 La distinction entre l’application d’une norme extra-systémique et l’utilisation de cette dernière dans l’interprétation de la norme appartenant au système est ainsi fondamentale. Seule la deuxième approche est conforme aux dispositions de la Convention de Vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, 1155 R.T.N.U. 331, art. 31 :3 c), R.T. Can. 1980 n˚ 37 (entrée en vigueur : 27 janvier 1980, accession du Canada 14 octobre 1970).

�� JSDLP - RDPDD GuèVremont, de lassus saint-Geniès

Page 21: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

recours judiciaires, faire constater l’illicéité de leur comportement au regard de leurs obligations environnementales, la consécration de l’approche inter-systémique proposée par la pétition irait à l’encontre de leur volonté. D’ailleurs, contrairement au droit international des droits de l’homme, en droit international de l’environnement les États se sont montrés réticents à créer des juridictions ayant mandat pour statuer sur la conformité des politiques nationales par rapport aux normes environnementales internationales. C’est ainsi que se sont développés des mécanismes alternatifs de réaction à l’illicite dont l’objectif est davantage d’aider les États à reprendre le respect de leurs obligations que de les sanctionner. En matière environnementale, l’aspect préventif prime sur l’aspect répressif. Cette approche se reflète dans le champ lexical de ce système, où les termes « violation », « État en manquement » et « sanction » ont été bannis au profit d’expressions plus neutres telles que « question de mise en œuvre », « partie concernée » et « mesures consécutives » afin d’éviter une stigmatisation de l’État en défaut sus-ceptible de conduire à son désengagement du jeu conventionnel77.

Derrière cette distinction entre les modes de réaction à l’illicite transparaît une différence dans la façon dont les normes en droit international des droits de l’homme et en droit inter-national de l’environnement sont appréhendées : alors que les États ne peuvent se soustraire aux premières78, les secondes procèdent directement de leur volonté et demeurent encore large-ment marquées par le sceau du multilatéralisme. Dès lors, sanctionner un État, c’est prendre le risque qu’il se désengage de l’action internationale. Et compte tenu du caractère planétaire des dégradations environnementales actuelles, notamment celles induites par les changements cli-matiques, il semble peu souhaitable que la communauté internationale se prive d’un dialogue avec l’ensemble des États.

�.� Les contraintes du régime de la responsabilité internationale

La principale requête des auteurs de la pétition est que la Commission déclare les États-Unis internationalement responsables de la violation de l’article XIII de la Déclaration américaine des droits et des devoirs de l’homme79. Selon leur raisonnement, l’illicéité du comportement des États-Unis au regard de la CCNUCC est, avec leur politique nationale en matière de lutte contre les changements climatiques, à l’origine de la violation du droit des Inuits aux bienfaits de leur culture. Pour comprendre en quoi cette approche entre en conflit avec la logique de l’ordre juridique international, il est également utile de l’analyser à travers le prisme du régime de la responsabilité des États en droit international.

Conformément à l’article 1er du Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait inter-nationalement illicite de la Commission du droit international, « [t]out fait internationalement illicite de l’État engage sa responsabilité ». L’article 2 précise qu’« [i]l y a fait internationale-ment illicite de l’État lorsqu’un comportement consistant en une action ou une omission : a)

77 Sandrine Maljean-Dubois, « La mise en route du protocole de Kyoto à la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques » (2005) 51 A.F.D.I. 433 à la p. 455.

78 À ce jour, aucune norme environnementale n’a acquis un caractère cogens, à la différence de certains droits fondamentaux de la personne humaine. Voir par ex. Conférence européenne de la paix en Yougoslavie, Commission d’arbitrage, Avis N° 1, 29 novembre 1991, Annexe XLII au para. 1(e). Voir aussi les travaux de la Commission du droit international sur le jus cogens, (1966) 12 Annuaire de la Commission du droit international 327 à la p. 334.

79 Pétition, supra note 4 à la p. 7.

GuèVremont, de lassus saint-Geniès Volume 6: Issue 1 �5

Page 22: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

Est attribuable à l’État en vertu du droit international; et b) Constitue une violation d’une obligation internationale de l’État ». À la lumière de ces règles, le raisonnement de la pétition présente certaines incohérences. Pour ses auteurs, le « fait internationalement illicite » au regard de l’article XIII de la Déclaration est, entre autres, la violation de la CCNUCC. Cette violation est alors présentée comme un élément constitutif de la violation du droit aux bienfaits de la culture, dans la mesure où le non-respect de la première obligation « contribue » au non-respect de la seconde80. La pétition assimile donc la violation de la CCNUCC à la politique américaine à l’origine des émissions de GES, en considérant qu’il s’agit là de deux faits de même nature. Or, une « violation » ne peut être assimilée à « un comportement consistant en une action ou une omission »; en effet, dire d’un fait qu’il est illicite est le résultat d’une opération intellec-tuelle d’appréciation de la conformité d’un fait par rapport à une norme afin de lui attribuer une « qualification juridique ». Et ce travail d’appréciation du fait ne se confond pas avec le fait lui-même. Par ailleurs, dans la mesure où la violation d’une norme entraîne déjà l’engagement de la responsabilité internationale, cette « violation » ne peut être invoquée comme un « fait » dont l’illicéité engagerait à son tour la responsabilité internationale, puisque celle-ci est déjà engagée en raison de la première violation.

Ces incohérences démontrent une confusion opérée par les auteurs de la pétition : si un fait viole une obligation, ce n’est pas cette violation qui constitue la violation d’une autre obli-gation. C’est le même fait qui viole deux obligations distinctes. En effet, qualifier juridique-ment un fait d’illicite au regard d’une norme donnée ne fait pas obstacle à ce que ce fait fasse l’objet d’une seconde qualification à l’aune d’une autre norme. En l’espèce, l’engagement de la responsabilité internationale des États-Unis au regard des droits de l’homme pourrait découler de leur politique, ou de leur absence de politique, en matière de réduction des émissions de GES. Ce même fait serait ainsi à l’origine de la violation d’une norme environnementale, et simultanément, d’une norme des droits de l’homme.

5. CONCLUSION: DE L’INTERACTION DES SYSTÈMES À LEUR ENRICHISSEMENT

Inadaptée à la réalité de l’ordre juridique international, l’approche inter-systémique dévelop-pée dans la pétition se révèle inapte à pallier les lacunes du droit international en matière de protection des cultures menacées. Ce vide juridique, mis en évidence dans la première partie de cet article, ne saurait en effet être comblé sans que le juge des droits de l’homme ne s’autorise d’abord à constater la violation d’une règle extra-systémique, pour ensuite considérer cette vio-lation comme un élément constitutif de la violation du droit culturel garanti par l’instrument qu’il est chargé d’appliquer. Or, pour les raisons présentées dans la troisième partie de la présente étude, une telle relation entre les systèmes ne peut être admise en droit international.

Par ailleurs, la reconnaissance d’une telle approche inter-systémique ne paraît pas essen-tielle à l’approfondissement de la relation entre le système des droits de l’homme et du droit de l’environnement pour renforcer la protection des cultures menacées. En effet, la jurispru-dence en matière de droits de l’homme a déjà affirmé l’existence d’un lien entre la culture et le territoire sur lequel celle-ci évolue : le juge a ainsi admis que la privation d’un accès à un territoire pouvait constituer une violation des droits culturels81. De plus, il a également accepté

80 Ibid. à la p. 97.81 L’Affaire Mayagna et Rés. n˚ 12/85 de la CIADH, ibid.

�6 JSDLP - RDPDD GuèVremont, de lassus saint-Geniès

Page 23: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

que les dégradations de l’environnement puissent constituer une violation d’autres droits de l’homme82. Dans la mesure où il est manifeste que les dégradations environnementales ont des répercussions sur les cultures, il ne reste donc plus au juge des droits de l’homme qu’un pas à franchir pour que le comportement d’un État à l’origine de dégradations environnementales soit considéré comme une violation des droits culturels. Un petit pas pour le juge, certes, mais un grand pas pour la protection des cultures menacées…

Dans cette perspective, le juge devra sans doute être amené à interpréter de manière plus extensive ce qui constitue un dommage environnemental. En effet, puisqu’il existe des dégra-dations environnementales à « retardement » – les faits à l’origine du dommage se sont déjà produits, mais le dommage, bien que certain, ne s’est pas encore manifesté lorsque le juge est saisi – la définition de ce qui constitue une dégradation de l’environnement ne devrait plus uniquement être dictée par la recherche des traces d’un dommage immédiat. Il en va de même pour les faits constituant une violation des droits de l’homme, en particulier des droits culturels, dans la mesure où ces faits peuvent ne pas porter atteinte aux droits des générations présentes, mais porter atteinte à ceux des générations à venir.

Même si certains de leurs effets sont déjà avérés, les changements climatiques demeurent une « bombe à retardement » qui, à long terme, menace à la fois l’intégrité de l’environnement et l’exercice des droits de l’homme. Et parce que le développement durable exige de redéfinir les anciens concepts à la lumière des réalités actuelles, ce qui constitue une dégradation envi-ronnementale ou une violation des droits de l’homme devrait être apprécié dans une perspec-tive intergénérationnelle83.

82 L’Affaire Mayagna, supra note 3.83 Lynda Collins, « Are We There Yet?: The Right to Environment in International and European Law »

(2007) 3 McGill J.S.D.L.P. à la p. 149. Selon l’auteure, « [h]uman rights discourse and jurisprudence typi-cally focus exclusively on the rights of existing humans. However, given the profound vulnerability of future generations to harm resulting from current environmental decision-making, this present-focus may be inap-propriate in the field of environmental human rights ». Cette approche semble tout aussi inappropriée en ce qui concerne les droits culturels.

GuèVremont, de lassus saint-Geniès Volume 6: Issue 1 ��

Page 24: Le droit international de l’environnement à la rescousse ...€¦ · la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives

En outre, l’affirmation récente d’un pilier culturel du développement durable84 pourrait contribuer au renforcement du lien entre culture et nature dans le droit international en général, et dans les régimes de protection de l’environnement en particulier. En effet, c’est également au sein de ces régimes et, par extension, dans les politiques environnementales des États, que les effets des dégradations du milieu de vie sur certaines cultures vulnérables devraient être pris en considération. C’est d’ailleurs tout l’objectif du principe d’intégration que de favoriser la prise en compte de préoccupations non-environnementales dans l’élaboration de normes et de politiques environnementales.

Au fil de sa reconnaissance et de sa diffusion au sein des différents systèmes composant l’ordre juridique international, le développement durable stimule la circulation, la rencontre et l’articulation des valeurs qui lui sont sous-jacentes. Progressivement, chaque système juridique est appelé à tenir compte des quatre piliers du développement durable afin d’appréhender les problèmes qu’il vise à résoudre dans l’intégralité de leurs dimensions. Mais le passage d’un ordre juridique caractérisé par le cloisonnement de ces systèmes, à un ordre juridique composé de systèmes ouverts, reliés les uns aux autres par des passerelles formant un « réseau », est un processus de maturation du droit international, une évolution graduelle, encore inachevée. L’approche inter-systémique ici étudiée, en insistant sur l’incomplétude des systèmes, a préci-sément démontré que cet objectif n’est pas encore atteint. Mais elle a aussi confirmé qu’il ne pourra l’être que par un enrichissement mutuel des systèmes du droit international.

84 Ce pilier est reconnu par la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, supra note 1. En vertu de son art. 13, les membres s’engagent à « intégrer la culture dans leurs politiques de développement, à tous les niveaux, en vue de créer des conditions propices au dével-oppement durable et, dans ce cadre, de favoriser les aspects liés à la protection et à la promotion de la diversité des expressions culturelles ». L’ensemble des droits et des obligations doit être interprété à la lumière des principes directeurs de la Convention, dont le Principe de développement durable, qui affirme que la protection, la promotion et le maintien de la diversité culturelle sont une condition essentielle à un développement durable au bénéfice des générations présentes et futures. Ces dispositions renforcent l’idée que « la diversité culturelle crée un monde riche et varié qui élargit les choix possibles, nourrit les capacités et les valeurs humaines, et qu’elle est donc un ressort fondamental du développement durable des communautés, des peuples et des nations » (Préambule). Ce traité consacre ainsi le pilier culturel du développement durable, dont les bases ont été esquissées dans le Plan d’action annexé à la Déclaration de Johannesburg sur le développement durable (Sommet mondial pour le développement durable, chap. I, rés. 1, annexe, Doc. NU A/CONF.199/20 (2002)), lequel indiquait que « le respect de la diversité culturelle [est essentiel] pour assurer un développement durable et faire en sorte que ce type de développement profite à tous ». En tant qu’instrument contraignant, la Convention franchit cependant un pas détermi-nant car « pour la première fois, un instrument juridique international engage les Parties à s’employer à intégrer la culture dans le développement durable » : voir UNESCO, Comité intergouvernemental pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Projet de directives opérationnelles pour l’intégration de la culture dans le développement durable (article 13 de la Convention), Doc. off. IGC UNESCO, 2e sess., Doc. UNESCO CE/08/2.IGC/5 (2008) au para. 2.

�� JSDLP - RDPDD GuèVremont, de lassus saint-Geniès