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1 Le fabuleux voyage du grec Pythéas raconté par le jeune Théo de Massalia Annick et Jacques Laban MAMIPLUME 2011

Le fabuleux voyage du grec Pythéasmamiplume.free.fr/PDF/Pytheas.pdf · 2011. 6. 22. · Le fabuleux voyage du grec Pythéas raconté par le jeune ... Le pays est verdoyant et il

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  • 1

    Le fabuleux voyage

    du grec Pythéas

    raconté par le jeune

    Théo de Massalia

    Annick et Jacques Laban

    MAMIPLUME 2011

  • 2

    CHAPITRE 1. Passager clandestin

    Tout a commencé par une immense déception. Mon oncle Pythéas1, le

    savant renommé de Massalia, m’a interdit de participer à l’expédition qu’il

    prépare vers les pays inexplorés du nord.

    Tu es trop jeune, Théo. Tu ne te rends pas compte des dangers

    que nous allons rencontrer. Il me faut un équipage d’hommes forts, il n’y a

    pas de place pour un gamin de 12 ans !

    Mais, oncle Pythéas, j’ai étudié l’astronomie avec toi. Je pourrais t’aider dans tes

    expériences. Je sais régler mon pas pour mesurer les distances, j’ai appris à utiliser le

    gnomon2 et lire un cadran solaire…

    Pas question. Je ne veux pas faire courir au fils de ma sœur – que les Dieux la

    protègent dans le pays des morts - des risques insensés. Tu resteras avec le vieux Peraclide.

    Tu as encore des milliers de choses à apprendre.

    Il faut vous dire qu’à la mort de mes parents mon oncle Pythéas m’a élevé comme son

    fils, avec l’aide de son maître Péraclide. Tous deux me couvent comme un poussin. Mais je suis

    plus têtu qu’une mule et je ne suis pas prêt à renoncer à cette aventure.

    L’Artémis, un bateau construit tout spécialement pour le voyage, est amarré dans le

    port, sous les remparts de la ville. C’est un beau navire qui peut naviguer à la voile et à la

    1 Pythéas est un marin et savant de Massalia, autrement dit Marseille, qui a réellement vécu au IV ème siècle avant JC

    le voyage incroyable raconté ici. 2 Sorte de bâton qu’on plantait dans le sol afin de mesurer l’ombre tracée par les rayons du soleil

  • 3

    rame. Aurai-je la chance d’admirer un jour sa voile rouge déployée dans le vent juste au

    dessus de moi ?

    Le grand départ est prévu pour demain. Pour l’instant les marins chargent des dizaines

    d’amphores contenant les provisions en vue d’un très long voyage, mais aussi du vin de

    Trézène3 pour faire commerce avec les Celtes. Oncle Pythéas a décidé d’embarquer également

    un stock de corail de Cassis pour servir de monnaie d’échange avec les peuples du nord. Je

    suis désespéré à l’idée de voir partir tout cela sans moi.

    Mais voici que la chance me sourit. Personne

    ne surveille la cargaison pour l’instant. Quelques

    unes des amphores sont vides, peut-être sont-

    elles destinées à être vendues ou remplies de

    marchandises provenant de contrées lointaines.

    L’une d’elle est de bonne taille, suffisante pour que

    je puisse m’y glisser et rester caché dans les

    ténèbres du fond. Je me mets à prier : « Grand

    Zeus4, puissant Poseïdon, faites en sorte que je ne

    sois pas découvert ! A mon retour je vous

    apporterai des offrandes magnifiques ».

    Et les Dieux m’ont entendu : à peine me

    suis-je installé au fond de mon antre qu’autour de

    3 Actuellement Trets, petite ville de Provence. 4 Zeus est le maître suprême des Dieux grecs, Poseïdon est le Dieu de la mer et Artémis la déesse de la nature sauvage

    et protectrice de Massalia. Chez les romains ces mêmes Dieux s’appellent Jupiter, Neptune et Diane.

  • 4

    moi des ordres fusent, je me sens soulevé dans l’air, puis balloté en tous sens. Mon amphore

    est sur une des barques qui font le va-et-vient entre le rivage et l’Artémis. Encore quelques

    secousses, puis on me pose délicatement. J’ai sûrement atterri dans la cale. Du fond de ma

    cachette, j’écoute avec bonheur le clapotis de l’eau sur la coque et les cris des marins

    finissant d’embarquer les provisions. Lorsque le silence s’est enfin installé, je peux me déplier

    et sortir de la jarre afin d’examiner les lieux. Je me trouve au milieu d’un véritable champ

    d’amphores alignées entre les planches de bois neuf, leur pointe enfoncée dans un lit de sable.

    Au dessus règne le silence. L’équipage doit passer la dernière nuit à terre avant le grand

    départ.

    Il me faut trouver un réduit plus confortable, où je puisse vivre quelque temps, à l’abri

    de la curiosité des marins. Pas question de me montrer avant que l’Artémis soit assez loin de

    Massalia : mon oncle sera alors obligé de me garder à bord, pour ne pas perdre un temps

    précieux. Tout au fond de la cale je creuse une sorte de nid dans le sable, je m’enroule dans

    mon manteau et m’endors comme un bienheureux.

  • 5

    Chapitre 2. L’aventure commence

    Le branle-bas du départ me réveille. Piétinements, cris,

    battements réguliers des rames sur l’eau plate. Nous quittons le port.

    Un peu plus tard, des grincements de poulies annoncent que nous

    mettons à la voile. Maintenant un tangage régulier : nous sommes

    partis.

    Après quelques heures, aiguillonné par la curiosité, je passe la

    tête par une écoutille pour observer les environs : les voiles rouges sont gonflées et tirent le

    navire à vive allure. On ne voit plus la côte. Mais est-ce bien prudent de me montrer

    maintenant ? Je ne me pose pas cette question bien longtemps car une grosse main velue me

    saisit par le col, me soulève dans les airs et me dépose sur le pont. Au bout de la main, une

    sorte de géant roux dresse sa grande carcasse pour crier d’une voix tonitruante :

    Capitaine, regardez ce que je viens de trouver !

    Pythéas est occupé à régler la voile. Il se retourne lentement.

    Que dis-tu, Cheix ?

    Je viens de sortir un gamin de l’entrepont, regardez !

    Il me pose au pied du mât comme un vulgaire ballot. Je m’accroupis, terrorisé. Mon

    oncle saute d’un bond jusqu’à moi. Il a l’air furieux.

    Que fais-tu ici, petit filou ? Je t’avais interdit de prendre le départ !

  • 6

    Je te demande pardon,

    oncle Pythéas, je n’ai pas pu

    résister à l’envie de partir. Mais,

    tu sais, j’ai douze ans passés, je

    suis sûr que je saurai me rendre

    utile. Le grand Poseïdon a accédé

    à mes prières, c’est lui qui m’a

    permis de monter à bord. Ne le

    contredis pas, garde-moi avec

    toi. Je préfère me jeter à la

    mer plutôt que de retourner à

    Massalia.

    Pythéas semble ennuyé. Il

    n’a aucune envie de retarder la

    marche du bateau pour me

    déposer à terre. Et puis, je sais

    qu’il m’aime bien. Il réfléchit un

    moment, puis son visage s’éclaire

    d’un grand sourire.

    Puisque les Dieux t’ont aidé à t’embarquer je ne vais pas aller contre leur désir. A

    partir de maintenant tu fais partie de l’équipage. Mais je te préviens, nous allons courir de

    multiples périls, tu devras te conduire en homme.

  • 7

    Je me jette à ses pieds.

    Merci, mon oncle. Je te promets que tu n’auras pas à regretter de m’avoir embarqué.

    Tu peux compter sur moi, je suis débrouillard et courageux.

    Bon, relève-toi. Pour l’instant tu seras l’aide de Gallinas le cuisinier.

    Je file vers la cambuse, heureux de profiter de mon nouvel emploi pour compenser la

    journée de jeûne que je viens de passer.

    Les jours s’écoulent sans histoire jusqu’au fameux détroit qu’on nomme les Colonnes

    d’Heraclès5, passage obligé entre l’Ibérie et le pays mauresque. A cet endroit la mer se

    rétrécit, serrée entre un immense rocher pointu et une falaise impressionnante. La mer y

    bouillonne comme les fleuves de l’enfer. Notre navire est secoué en tous sens, il nous semble

    voir de terribles dragons derrière chaque vague. Les rameurs souquent sur les avirons comme

    des fous et il faut toute l’habileté de Pythéas qui choisit les bonnes veines de courant pour

    passer sans encombre ce rocher maléfique.

    Maintenant nous avons gagné l’océan. Une longue houle balance notre embarcation tandis

    que nous contournons l’Ibérie. Cependant Pythéas a l’air inquiet.

    Nous allons bientôt manquer d’eau. Il se tourne vers le barreur. Posidonis, dirige-

    nous vers cette grande baie abritée. Il nous faut faire des provisions.

    Une anse s’ouvre à nous : l’idéal pour mouiller l’ancre. A grand’ peine, j’obtiens de mon

    oncle l’autorisation de débarquer avec les quatre marins qui ont mis la chaloupe à l’eau. Enfin

    l’aventure commence ! Nous partons en reconnaissance dans cette contrée inconnue.

    5 Le détroit de Gibraltar, entre l’Espagne et le Maroc.

  • 8

    Aucun habitant dans les parages. Le pays est verdoyant et il n’est pas difficile de

    trouver une source pour remplir nos outres. Cette eau douce et limpide a un parfum de

    paradis : nous nous y trempons avec délice. Quand nous regagnons la plage, une surprise de

    taille nous attend. Avons-nous irrité les Dieux en puisant l’eau de la source ? Toujours est-il

    que la mer a disparu. On voit au loin une fine ligne bleue, mais notre Artémis est posée sur le

    sable, gîtant lamentablement. L’équipage, assis sur la plage, semble assommé. Mes compagnons

    se jettent à genoux en

    se tordant les bras,

    implorant les Dieux.

    Je les laisse à leurs

    supplications et

    m’approche du bateau

    à la recherche d’oncle

    Pythéas. Il se tient

    sur le sable,

    observant les filets

    d’eau qui serpentent

    dans la direction vers

    laquelle s’est échappée

    la mer. Il marmonne

    dans sa barbe sans se

    soucier de ma

    présence.

  • 9

    Mes calculs étaient donc exacts. Dans ces parages la mer se retire à heures fixes.

    D’après mes résultats les flots reviendront à la tombée du jour.

    Je me précipite vers lui.

    Que s’est-il passé, oncle Pythéas ? Pourquoi n’y a-t-il plus d’eau dans la baie ?

    Comment peux-tu dire quand elle reviendra ?

    Mon petit Théo, je ne fais que vérifier les dires des marins qui ont navigué sur cet

    océan. Sur ces côtes, la mer se retire et revient régulièrement tous les jours. Les habitants

    du lieu appellent ce phénomène la marée. Personne ne doit s’affoler. Retournons sur la plage,

    nous allons rassurer l’équipage.

  • 10

    Ne soyez pas inquiets. Notre Artémis flottera dans quelques heures. Allez chercher

    des pieux pour la redresser quand l’eau remontera. Nous allons demeurer plusieurs jours ici, le

    temps que je fasse quelques observations. Il vaudra mieux que le navire reste stable quand la

    mer se retirera de nouveau.

    Nous sommes tous heureux de cette escale inattendue et, le bateau bien stabilisé, nous

    nous habituons sans peine au flux et au reflux réguliers.

    Pythéas passe ses journées à mesurer l’ombre de son gnomon planté dans le sable et ses

    nuits à observer la lune.

    Enfin, un beau matin il nous annonce le départ.

    Tandis que nous cinglons vers le nord, poussés par un

    bon vent frais, je questionne mon oncle.

    As-tu trouvé une explication ?

    Théo, ne le répète à personne parce que les

    marins me traiteraient de fou. Mais, vois-tu, j’ai constaté

    que la lune semblait avoir une influence sur le niveau de la

    mer. Je pense que cet astre exerce une attraction sur

    l’élément liquide et est à l’origine du phénomène. Ne dis

    rien de ceci aux autres. J’expliquerai mes découvertes à

    mes collègues de Massalia à mon retour.

    J’ai du mal à comprendre que cette petite lune qui

    brille au dessus de nous puisse tirer vers le haut la masse

    de la mer. Mais Pythéas a montré qu’il était un grand

    savant, il a probablement raison.

  • 11

    Chapître 3 Uma

    Notre navigation nous a conduits, non sans quelques coups de vent

    impressionnants, jusqu’au pays des Celtes. Cheix le gaulois, qui connaît bien la

    région, nous mène vers un abri dans l’estuaire d’un fleuve majestueux. Tout près

    du rivage bordé par une dune herbue, nous jetons l’ancre à proximité d’un village

    de huttes recouvertes de joncs. Nous devons y faire escale pour reconstituer

    nos provisions et glaner des informations pour la suite de notre voyage.

    Dès que l’Artémis est ancrée dans la baie, des dizaines de barques emplies de villageois nous

    entourent. Amis ou ennemis ? Ils ont des mines patibulaires avec leurs longs cheveux jaunes et leurs

    barbes imposantes. Cheix les interpelle dans leur langue.

    Chers amis, je vous adresse le salut de l’illustre Pythéas de Massalia, le capitaine de ce navire.

    Nous vous apportons des lointaines contrées du sud le précieux corail et le vin pour vos fêtes. Nous vous

    demandons l’hospitalité pour quelques jours. Votre chef est-il parmi vous ?

    Un homme à la musculature puissante, à la longue moustache rousse se dresse sur la plus grande

    des barques. Le casque cornu qui orne sa tête doit être l’insigne de son pouvoir. Il répond à Cheix d’une

    voix forte mais non violente. Finalement, d’un geste large, il nous fait comprendre que nous pouvons

    débarquer.

    Quel bonheur de rencontrer enfin d’autres humains ! Ces Celtes sont très amicaux. Nous leur

    achetons des vêtements chauds fabriqués avec de la laine de mouton et des sortes de bottes en peau car

    le climat est frais dans ces contrées.

  • 12

    La veille de notre départ, le chef Borix invite tout l’équipage à un banquet. Pythéas a fait

    débarquer quantité de jarres de vin. L’ambiance promet d’être chaude. Mais moi, j’ai d’autres centres

    d’intérêt. Je profite de la fête pour aller rejoindre Uma, la fille du chef. Je n’ai jamais rencontré

    personne d’aussi joli que cette fille aux yeux clairs presque blancs et aux cheveux de la couleur de

    l’or. Elle m’a tout de suite remarqué, elle aussi. Ma chevelure noire et bouclée, mon teint mat et mes

    yeux sombres doivent lui sembler exotiques. Avec elle, j’ai parcouru la région, glissé en barque sur les

    marais, pêché dans les rochers, visité les alignements d’énormes pierres qui servent aux prêtres pour les

    cérémonies religieuses. Ce soir, elle m’emmène au bord de la falaise pour admirer le coucher du soleil sur

    la mer. Nous nous asseyons sur l’herbe douce comme de la mousse, les jambes pendantes au dessus du

    vide. C’est grandiose. Les rayons du couchant

    font flamber l’océan et rosissent les cheveux

    d’Uma. Nous ne pouvons retenir nos larmes en

    pensant que l’Artémis part demain matin. Je ne

    veux pas partir sans laisser un souvenir à mon

    amie. Sous ma tunique, je palpe le collier de

    corail qui me vient de ma mère, je le dénoue

    et l’accroche à son cou. Elle me remercie d’un

    sourire éclatant.

    Mais il faut regagner l’Artémis. Et c’est

    le cœur gros qu’au matin je vois disparaître

    dans la brume le village des Celtes. J’ai

    longtemps aperçu Uma debout sur la falaise,

    ses cheveux blonds flottant au vent comme une

    bannière. Je me promets que je reviendrai dans le pays des Celtes.

  • 13

    Chapître 4. Le pays de l’étain

    Tandis que l’Artémis a repris sa route vers le nord, je rejoins mon oncle qui

    scrute la surface de l’eau avec attention, assis sur le pont avant.

    Où allons-nous, maintenant, oncle Pythéas ?

    Nous naviguons vers les îles Cassitérides, le pays de l’étain. J’ai promis

    de rapporter à Massalia ce précieux métal pour offrir à notre illustre protectrice,

    la déesse Artémis, une grande statue de bronze. Et puis l’étain permettra aussi

    de fabriquer des armes très légères pour nos soldats.

    Ces îles sont-elles loin ?

    Nous devrions y aborder dans deux jours au plus, mais le voyage est périlleux, car la mer y est

    mauvaise. Aucun grec ne les a atteintes avant nous.

    Comment connais-tu la route ?

    J’ai un pilote, tu ne l’as pas remarqué ? Au pays des Celtes, le chef Borix m’a fait rencontrer

    un marin qui va régulièrement chercher l’étain dans ces îles. Cet homme a accepté de nous accompagner.

    Il est à l’arrière, près de Posidonis. Il s’appelle Harald. Il remplace Cheix qui a regagné son village de

    Celtique.

    Je me rends compte qu’au moment du départ, mon chagrin de quitter Uma m’avait rendu aveugle.

    Je n’avais même pas noté la venue à notre bord de ce Celte aux cheveux blonds, ni salué le départ du

    géant Cheix …

    Les jours qui ont suivi ont été parmi les plus difficiles de tout le voyage. Nous avons tout d’abord

    affronté de terribles courants au cap Cabaïon6, à l’extrémité du pays celtique. Puis une tempête plus

    6 Il s’agit de la pointe de Penmarc’h à l’extrême ouest de la Bretagne

  • 14

    violente que tout ce que avions rencontré jusque là s’est levée. Nous ne nous entendions plus dans les

    hurlements du vent déchaîné. Je ne voulais pas le montrer à Pythéas mais j’étais mort de peur et

    souffrais du mal de mer. Il fallait serrer les dents et faire le travail comme les autres.

    Enfin, au bout de deux jours de cauchemar, le vent s’est calmé. Maintenant le temps devient plus

    clair et nous apercevons une côte : nous avons atteint les Cassiterides7, proches de l’immense île que

    notre pilote nomme la Brittanie. C’est avec un soulagement généralisé que nous jetons l’ancre à l’abri

    d’une falaise de roches claires. Harald nous apprend que nous sommes tout près d’Ictis, le port de

    l’étain.

    Quand nous débarquons

    sur le rivage, une foule

    d’hommes, de femmes et

    d’enfants dont la peau et les

    vêtements sont couvertes

    d’une fine poussière, nous

    accueille à grands cris. Ils

    viennent de quitter leur

    travail dans la mine à ciel

    ouvert qui s’étend le long du

    rivage. Un regard bleu

    illumine les visages couverts

    de poudre. Ils sont tout

    joyeux de revoir leur ami

    Harald et de rencontrer ces étrangers qui viennent de si loin.

    7 Les îles Scilly, au large de la Cornouailles, en Angleterre.

  • 15

    Tandis que Pythéas, traduit par Harald, discute avec un vieillard à longue barbe blanche qui doit

    être le chef, je m’installe sur un rocher isolé, la tête entre les mains, pensant avec regret à notre

    escale auprès d’Uma.

    Tout à coup, une légère tape sur l’épaule me sort de ma rêverie :

    un jeune garçon est planté devant moi et me parle en souriant. Je ne

    comprends rien à sa langue mais ses gestes sont clairs. Il m’indique le

    sentier qui conduit à un minuscule village formé de huttes au toit de

    chaume. Je le suis volontiers, toujours curieux de découvrir de nouveaux

    horizons.

    Au delà des maisons, un grand bâtiment d’où s’élève une épaisse

    fumée. D’un geste de la tête je demande à mon compagnon de quoi il

    s’agit. Le garçon me prend la main et m’entraîne dans cette direction. Il

    règne ici une intense activité : des chariots traînés par des bœufs

    apportent de gros morceaux de roche à l’aspect terreux vers une

    immense forge.

    Nous nous faufilons entre les chars pour nous rapprocher du four

    d’où sort une coulée de métal en fusion. Je n’ai jamais rien vu de plus

    brillant et la chaleur qui s’en dégage est insupportable. Un gaillard aux

    cheveux aussi rouges que son feu, aux énormes poignets gainés de cuir,

    nous aperçoit. Je ne comprends pas ce qu’il nous hurle, mais ça doit

    vouloir dire que nous n’avons rien à faire ici. Nous nous sauvons avant que sa grosse main ne s’abatte sur

    nos épaules.

    Quand je rejoins le rivage, l’équipage est occupé à charger dans les cales de gros blocs d’étain,

    brillants comme de l’argent. Je me réjouis en pensant à la statue qui sera dressée à Massalia pour

    remercier la déesse Artémis, qui a donné son nom à notre navire. Je suis sûr qu’elle se réjouit aussi.

  • 16

    Chapitre 5. Vers Thulé, l’île où le soleil ne se couche pas

    Le chargement a duré plusieurs jours. Pythéas en a profité pour rencontrer, guidé

    par Harald, un marin qui vient juste de revenir d’une longue navigation dans les contrées

    du nord. A son retour, mon oncle s’est assis à côté de moi sur mon rocher préféré.

    Dis-moi, Théo, que sais-tu du voyage du soleil au dessus de la terre ? Ton

    vieux maître t’a certainement enseigné cela, non ?

    Sa question me surprend. Je rassemble mes connaissances pour lui répondre.

    Eh bien … Le char du soleil apparaît à l’est, il se couche à l’ouest, il n’est jamais

    au nord.

    En effet, c’est ce qu’on enseigne à Massalia. Mais nous allons vers des contrées qui nous

    réserveront bien des surprises, tu verras.

    Quels pays, oncle Pythéas ?

    Nous allons vers Thulé8 la mystérieuse, la dernière des terres habitables. Dans ce pays, au

    moment du solstice d’été – sais-tu au moins ce qu’est le solstice d’été ?

    Oui, c’est le jour le plus long de l’année, au tout début de l’été.

    Bien. Je disais donc qu’à Thulé, à cette époque, le soleil ne se couche jamais.

    Ce qui veut dire que le char du soleil …

    Oublie le char du soleil. Le soleil est un astre, sa course obéit sûrement aux Dieux, mais aussi à

    des lois mathématiques. Et nous devons absolument naviguer vers le nord jusqu’à la limite des terres

    habitables pour vérifier l’exactitude de mes calculs. Nous allons devoir faire une longue navigation dans

    une mer inconnue. Il faut partir sans délai si nous voulons atteindre Thulé avant le solstice.

    8 Probablement l’Islande

  • 17

    Tandis que je reste sur mon rocher à méditer ces révélations, Pythéas rassemble tout l’équipage

    sur la rive.

    Valeureux marins de l’Artémis, nous avons fait une bonne provision d’étain. Demain matin nous

    allons reprendre notre voyage vers le nord.

    Un marin trapu à la barbe très noire fait un pas en avant.

    On devait aller vers le pays de l’ambre, c’est bien notre destination ?

    Oui, Chaos, nous irons chercher l’ambre. Mais auparavant nous devons faire route vers le nord,

    jusqu’à l’île de Thulé, j’ai des observations scientifiques à y réaliser.

    De mon rocher j’entends s’élever dans le groupe un murmure de désapprobation. Pythéas arrête les

    mécontents d’un geste de la main.

    Ce que nous trouverons à Thulé la mystérieuse est bien plus précieux que l’ambre, car vous

    vivrez une aventure qu’aucun grec avant vous n’a vécue. Maintenant, si certains souhaitent rester ici, ils

    sont libres.

    J’entends les marins se concerter. Pourvu qu’ils acceptent de continuer !

    Finalement Chaos reprend la parole.

    Nous te faisons confiance, Pythéas, nous naviguerons avec toi jusqu’à

    Thulé, mais promets-nous qu’ensuite, nous remplirons d’ambre les cales de ce

    bateau.

    C’est promis. Et, vous le savez, Pythéas a l’habitude de tenir ses

    promesses.

    C’est ainsi que l’Artémis poursuit sa route vers le nord en longeant la

    côte de la Brittanie.

  • 18

    Sur les rochers, de curieux animaux moustachus au poil brillant nous

    dévisagent. Harald les appelle chiens de mer9. Ils n’ont pas l’air méchant

    avec leurs grands yeux humides. Si nous nous approchons un peu trop, ils

    plongent à toute allure.

    Curieusement, les nuits sont devenues très courtes et de plus en plus

    claires. Les hommes sont inquiets. Ils ont perdu leurs repaires habituels.

    Mais Pythéas reste serein et tente d’apaiser leurs craintes.

    Mes fiers équipiers, vous avez affronté tant de périls déjà,

    vous avez vu tant de contrées nouvelles, de peuples différents. Auriez-vous

    peur d’un phénomène absolument naturel ?

    Un costaud aux cheveux bouclés prend la parole.

    Mais, capitaine Pythéas, ce que tu appelles un phénomène naturel est un dérèglement de tout

    l’univers. Comment mesurer le temps10 si la nuit se dérobe ? Les heures du jour deviennent de plus en

    plus longues. Quand saurons-nous que le temps du repos est venu ?

    Tu as raison Solon. Il devient difficile d’organiser la vie à bord avec des nuits si courtes.

    J’ai donc décidé de diviser le temps qui sépare deux levers de soleil en 24 heures, que nous pourrons

    mesurer grâce à ceci.

    Mon oncle sort de sa tunique une petite clepsydre11 en terre cuite qu’il me confie :

    Tiens, Théo, tu seras le gardien de l’heure. Remplis d’eau cet instrument dès qu’il sera vide et

    avertis les marins de l’écoulement des heures. L’échange des rameurs se fera toutes les quatre heures.

    Je peux compter sur toi ?

    9 Ce sont des phoques ou des otaries. 10 A l’époque des grecs, le temps était mesuré en douze heures de jour et douze heures de nuit. Ce qui rendait les heures inégales.

    Pythéas a donné à l’heure sa définition moderne : 1/24 ème de la journée. 11 Sorte de sablier servant à mesurer l’écoulement des heures, dans lequel on utilise de l’eau et non du sable.

  • 19

    Je suis fier comme un paon, vous pouvez l’imaginer.

    Tu peux compter sur moi, oncle Pythéas. Mais comment faire pendant mon sommeil ?

    Tu donneras la clepsydre à Solon. Il prendra ta relève.

    La vie à bord s’organise en quarts de quatre heures, les rameurs s’échinant sur les avirons en cas

    d’absence de vent. Mais dans ces contrées, le vent souffle souvent et, la plupart du temps, nous

    naviguons à la voile, et l’équipage se contente de participer aux manœuvres.

    Nous avons quitté les côtes de Brittanie depuis deux jours maintenant. Lorsque je m’éveille,

    l’Artémis semble en panne. J’émerge sur le pont, mais c’est à peine si je distingue la silhouette du mât

    et quelques formes grises qui se déplacent comme des fantômes. Nous sommes dans un épais brouillard.

    L’équipage est inquiet : plus aucun repère pour savoir dans quelle direction se diriger. Autant attendre

    que la brume se lève.

    Tout à coup, à côté de nous, le bruit d’un souffle puissant : un

    monstre marin nous frôle ! Nous distinguons à peine son énorme queue

    noire en forme de V. Je suis glacé d’effroi. Les hommes terrorisés

    se dressent contre Pythéas.

    A cause de ton insatiable curiosité, Pythéas, tu nous as

    conduits à l’extrême versant du monde. Nous sommes condamnés à

    errer dans ce brouillard inhumain et tôt ou tard, nous serons dévorés

    par ce monstre ! Sors-nous de là, par pitié !

    Inutile de vous affoler, cet animal marin n’est qu’une baleine. On en rencontre aussi dans notre

    méditerranée. Et, regardez par là, le brouillard est en train de se lever !

    En effet, l’épaisse masse grise qui nous entourait commence à se déchirer. La baleine fait quelques

    roulades, nous asperge d’un jet d’eau salée et plonge vers les profondeurs en laissant seulement des

    cercles concentriques sur la surface de l’eau. Quelle émotion ! Heureusement, le soleil est revenu et

    Pythéas peut indiquer au barreur la direction à suivre.

  • 20

  • 21

    Chapitre 6. Les surprises du grand nord

    Voilà bientôt six jours que nous avons quitté les côtes de Brittanie. Nous

    scrutons l’horizon, désespérant de voir apparaître l’île de Thulé. Les journées sont

    longues : en fait nous ne connaissons plus l’obscurité. Le soleil s’enfonce dans l’océan

    pendant quelques courtes heures et ressort sans que la nuit ait pu s’installer. Nous

    nous sommes habitués à dormir en pleine lumière. J’ai pris mon rôle de gardien des

    heures très au sérieux : je conserve la clepsydre durant les douze premières heures

    et Solon s’en occupe le reste du temps.

    A la deuxième heure du septième jour j’aperçois une barre sombre sur l’horizon.

    Oncle Pythéas, oncle Pythéas ! Je crois que je vois une terre !

    Pythéas s’avance vers la proue, plisse les yeux pour mieux distinguer les formes de cette côte

    inconnue. Un sourire éclaire soudain son visage tanné par les vents et le soleil.

    Enfin ! Voici Thulé la mystérieuse.

    Il se tourne vers les bancs des rameurs.

    Mes amis, nous sommes en vue de notre prochaine étape, Thulé, la dernière des terres

    habitées. Vous pouvez être fiers de vous. Ce que vous venez d’accomplir, aucun grec avant vous ne l’a

    fait. Vous serez applaudis et couverts de gloire quand vous reviendrez à Massalia.

    Ce discours galvanise les rameurs qui souquent de toutes leurs forces sur les avirons. Nous

    approchons rapidement. De hautes falaises noires se découpent sur un ciel brumeux. Nous dérangeons des

    milliers d’oiseaux étranges au fort bec strié de rouge. Au dessus d’eux, de grands rapaces tournent

    lentement. Les chiens de mer aux yeux larmoyants nous regardent passer avec étonnement et quelques

    baleines, au loin, soufflent leur jet d’eau avant de plonger dans les profondeurs obscures.

    L’île ne nous offre aucun abri. Des falaises noires très hautes, déchiquetées, chapeautées de

    neige, nous dissuadent d’aborder. Enfin, nous parvenons à nous faufiler dans une anfractuosité où

  • 22

    l’Artémis semble protégée des colères de l’océan. Pythéas m’autorise à l’accompagner à terre avec Harald

    et Chaos.

    Après une escalade périlleuse de la falaise nous atteignons enfin une sorte de plateau recouvert

    d’herbe rase. Aucune trace de vie humaine. Lorsque nous en atteignons le bord surplombant la mer,

    Pythéas sort son gnomon et ses tablettes de savant.

    Mes amis, nous confie-t-il, vous allez assister à un spectacle qui dépasse l’imagination. Nous

    allons observer la course du soleil : si mes calculs sont exacts il ne devrait pas disparaître du tout

    aujourd’hui.

    En effet, au fil des

    heures, nous voyons le soleil

    baisser sur l’horizon vers

    l’ouest, teinter la mer d’une

    belle couleur orangée, passer

    par le nord légèrement au

    dessus de l’horizon et devenir

    de plus en plus clair en

    remontant en sens inverse

    vers l’est. Une nouvelle

    journée commence.

    Durant tout ce temps,

    j’ai noté l’écoulement des

    heures et Pythéas a mesuré

    l’ombre du gnomon planté dans

    la terre noire, et reporté ses

    observations sur les tablettes.

  • 23

    A notre retour, nous trouvons tous nos compagnons transis de froid dans l’entrepont et de très

    mauvaise humeur.

    L’un d’eux se dresse face à nous.

    Tu es content, Pythéas ? Tu nous abandonnes pendant des heures dans cet endroit glacial. Nous

    te croyions disparu dans une crevasse ou dévoré par un monstre. Plus question d’observations

    scientifiques. Maintenant il faut regagner des contrées plus clémentes.

    Un autre, tremblant de froid et de peur :

    Les Dieux vont se venger de ton audace et nous ne reviendrons pas vivants à Massalia si tu

    persistes à vouloir percer tous leurs secrets !

    Mon oncle a bien du mal à rassurer l’équipage, heureusement, il dispose d’une arme ultime.

    N’ayez crainte, mes chers compagnons ! Vous avez raison. Il nous faut redescendre vers le sud

    maintenant. Et pour vous réchauffer avant le départ, nous allons partager la dernière outre de vin qui

    reste dans les cales. Gallinas ! Apporte-nous ce nectar que tu as conservé précieusement et abreuves-en

    tout le monde !

    Je n’ai pas participé aux libations en raison de mon jeune âge, mais j’ai senti la chaleur du vin de

    Trézène passer dans les veines de mes compagnons. Leur colère est tombée comme par magie et nous

    hissons les voiles sans ressentir davantage la brise piquante.

    Maintenant, l’Artémis peine dans un vent contraire devenu de plus en plus fort. La voile a été

    repliée et les matelots souquent sur les avirons. J’observe Pythéas, debout près du barreur. Sa mâchoire

    est crispée et son regard suit avec inquiétude les gros nuages noirs qui accourent vers nous à grande

    vitesse.

    Mes compagnons, une tempête arrive sur nous. Il faut nous éloigner le plus possible des côtes

    afin de ne pas être drossés sur les rochers. Souquez aussi fort que vous le pouvez. Et si les vents sont

    trop violents, rentrez les avirons et mettez-vous à l’abri dans l’entrepont. Je resterai seul à la barre.

    Chaos s’avance :

  • 24

    Pythéas, je resterai avec toi, il faudra bien la force de deux hommes pour tenir la barre si la

    tempête est féroce !

    En effet, le vent nous atteint avec une violence inouïe. Tout l’équipage s’est recroquevillé dans

    l’entrepont. Nous avons refermé les écoutilles et tentons d’éponger les paquets de mer qui s’infiltrent

    entre les planches. Tout à coup un grand cri déchire la tempête : une vague monstrueuse a balayé le

    pont, entraînant Chaos par-dessus bord. Pythéas est toujours là, attaché à la barre.

    Malgré tous nos efforts pour récupérer l’homme à la mer, notre compagnon est englouti par la

    vague furieuse. Peu après ce terrible drame, le vent se calme et la mer s’apaise. On dirait que les Dieux

    ont eu ce qu’ils désiraient et nous laissent maintenant en paix. Mais, le long de la coque, un curieux

    crépitement nous alerte. La mer est devenue

    laiteuse et ses mouvements se sont ralentis.

    De gros blocs blancs se balancent à quelques

    encablures du navire.

    Capitaine Pythéas, crie l’homme

    posté à la proue, devant nous on dirait que la

    mer est figée.

    En effet, vers le nord, l’étendue

    blanche ne bouge pas, nous distinguons même

    quelques chiens de mer qui rampent sur sa

    surface.

    Barreur, fais demi-tour, vite, crie

    Pythéas.

    Devant nous la mer est gelée, si nous

    avançons encore nous serons pris par les glaces. Durant la tempête nous avons perdu tous nos repères et

    nous avons été entraînés très loin vers le nord. Il est temps de redescendre vers des climats plus doux.

  • 25

    Chapître 7 : Le pays de l’ambre

    Après la tempête que nous venons de subir et la perte de notre compagnon Chaos,

    le moral est au plus bas. L’Artémis a bien piètre allure : voiles déchirées, de l’eau plein

    les cales, des bancs de nage arrachés. Une escale en Brittanie, au cours de laquelle

    Harald nous quitte pour rejoindre sa famille, nous permet de réparer les avaries.

    Maintenant que notre navire est redevenu présentable, nous repartons vers l’est

    pour gagner le pays où, d’après certains marchands de passage à Massalia, on ramasse

    l’ambre sur les plages comme de vulgaires coquillages. Les yeux des hommes brillent de

    convoitise à cette perspective.

    Une côte bordée de dunes nous barre la route. Nous nous engageons dans un étroit passage entre

    deux terres. D’épais nuages noirs s’accumulent à l’horizon.

    Pythéas semble inquiet. L’Artémis pourrait-elle supporter une deuxième tempête aussi dévastatrice

    que la précédente ? Heureusement, cette mer est parsemée d’îles basses et verdoyantes. Il décide de

    jeter l’ancre dans une baie abritée afin de laisser passer le mauvais temps qui s’annonce.

    L’équipage est ravi. Nous allons pouvoir faire ici notre moisson d’ambre. Dès que le navire est

    ancré, le petit canot, qui a survécu à toutes nos aventures, est pris d’assaut. Pythéas est obligé de se

    fâcher.

    Par Zeus, voulez-vous bien remonter à bord et m’écouter ! Vous vous comportez comme des

    pourceaux affamés ! Une nouvelle tempête nous menace. J’ai besoin de tout l’équipage : il nous faudra

    sans doute lutter toute la nuit pour ne pas faire naufrage sur cette côte inconnue. Installez toutes les

    ancres de secours afin de maintenir l’Artémis à bonne distance des écueils.

    Penauds, les marins regagnent le bord et s’activent aux manœuvres. Il était temps car une

    bourrasque de pluie glacée inonde le navire tandis que la mer autour de nous semble se mettre à fumer.

  • 26

    Nous ne fermons pas l’œil de la nuit, secoués en tous sens malgré l’abri de la baie. Difficile de

    trouver un seul vêtement sec dans l’entrepont. Pour nous réchauffer nous nous serrons les uns contre les

    autres. Les marins se relayent pour surveiller les amarres et scruter la nuit. Ils regagnent l’intérieur

    trempés et grelottants.

    Au matin, le coup de vent est passé et le soleil perce faiblement entre les nuages.

    Pythéas autorise enfin quelques hommes à débarquer. Il fait caler dans le canot une grande

    amphore vide. La mer est basse. Sur la plage immense un feston doré marque la limite de la haute mer.

    Mes chers amis, la tempête de cette nuit a été bénéfique. Voyez l’ambre que Poseïdon a

    répandue pour nous sur cette plage. Remplissez-en cette jarre, j’ai promis aux édiles de Massalia de la

    leur rapporter pleine. Le reste de votre récolte sera partagé entre tous les marins. Mais nous ne ferons

    qu’un seul voyage. Les peuples de cette région ont une réputation redoutable et nous pourrions bien périr

    à cause de notre convoitise si nous nous attardions. Allez, tous au travail ! Et faites vite !

    La jarre est remplie rapidement. Ensuite chacun

    retrousse sa tunique pour y loger le maximum de cailloux

    dorés. Le canot porte sa cargaison avec peine et semble prêt

    à couler. Heureusement, l’Artémis n’est pas loin et nous

    réussissons à hisser notre butin à bord. Mais Pythéas ne

    cesse de jeter des regards inquiets sur l’île.

    Plus vite, commande-t-il. Nous allons mettre les

    voiles tout de suite. J’ai aperçu une silhouette sur le sommet

    de la dune. Un guetteur nous a repérés. Il faut quitter ces

    lieux avant que l’alerte soit donnée.

    Jamais nous n’avons appareillé avec une telle

    promptitude. Les ancres sont levées, la grande voile rouge est hissée et l’Artémis file vers l’océan,

    emportant le trésor que la mer nous a offert.

  • 27

    Chapitre 8. Drame au pays des Celtes

    Lorsque nous franchissons la pointe ouest de l’île, trois

    longues barques effilées, à la proue ornée de dragons

    menaçants, s’élancent. Ces embarcations semblent très rapides

    avec leurs huit rameurs. Qu’adviendra-t-il de nous si elles nous

    rattrapent ? L’Artémis a une voilure puissante mais c’est un

    bateau de commerce, lesté d’une lourde cargaison. Pythéas

    ordonne aux marins de s’installer aux avirons afin d’ajouter leur

    force à celle du vent. Heureusement, une forte bise glacée

    nous pousse allègrement vers l’ouest. Si ce vent se maintient,

    nous arriverons peut-être au détroit avant nos poursuivants.

    Durant toute la matinée, les trois barques gagnent du terrain.

    Nous apercevons clairement les hommes pliés sur les avirons :

    des colosses chevelus et barbus. Sans nul doute, au train où ils

    avancent, ils seront sur nous avant la fin du jour.

    Peu à peu, cependant, grâce à un bon vent et l’effort

    des rameurs nous gagnons sur nos poursuivants. Ils ne sont

    maintenant que des silhouettes lointaines qui, dépitées, décident enfin de rebrousser chemin. Un cri

    unanime s’échappe de nos gorges.

    Hourrah ! Les Dieux sont avec nous ! Nos poursuivants abandonnent.

    Pythéas semble soulagé d’un grand poids. Il appelle Gallinas.

    Cuisinier, apporte-nous un tonnelet de cette boisson que les Celtes nous ont vendue en Brittanie.

    Et la cervoise coule dans les gosiers desséchés par l’inquiétude.

  • 28

    La suite s’est passée sans incident. Nous avons retrouvé l’océan il y a six jours maintenant et nous

    nous rapprochons de la Celtique. Je suis tout excité de revoir Uma et de lui montrer les merveilles que

    nous avons découvertes. J’ai passé toutes mes heures libres à polir et percer des morceaux d’ambre

    destinés à lui confectionner un collier. J’imagine l’éclat de ses yeux bleus lorsque je lui donnerai ce

    présent.

    Pythéas a hâte maintenant de rentrer à Massalia. Cette expédition est un succès complet : il a pu

    effectuer toutes les observations qu’il souhaitait et il rapporte l’étain et l’ambre promis à ses armateurs.

    La saison avance et si nous traînons trop, nous risquons d’être victimes des grandes tempêtes d’automne.

    Je n’ose insister, mais je ne serais pas mécontent si le mauvais temps nous obligeait à passer l’hiver au

    pays des Celtes. La voix sévère de mon oncle me tire de ma rêverie.

    Théo, à quoi rêves-tu ? Tu as oublié ta mission il me semble ! Nous ne tarderons pas à arriver

    au village de Borix et je souhaite noter l’heure sur mes tablettes. As-tu surveillé la clepsydre ?

    Perdu dans mes pensées j’ai complètement oublié mon rôle de

    gardien de l’heure. L’eau est totalement écoulée. Depuis combien de

    temps ? Je l’ignore. Et c’est le rouge au front que j’avoue ma faute à

    Pythéas. Très mécontent, celui-ci me prend l’instrument des mains et

    le tend à un jeune matelot.

    Tu me déçois, mon garçon ! Tiens, Melos, je te confie la

    clepsydre. Tu la rempliras à la première lueur de l’aube et ne t’avise

    pas de l’oublier comme cet écervelé de Théo.

    Mortifié et jaloux, je vais me réfugier dans l’entrepont. Je

    crois que je me suis endormi.

  • 29

    Au dessus de moi, sur le pont, on

    s’agite. Serions-nous arrivés au village

    d’Uma ? J’escalade l’échelle. L’Artémis est

    à l’ancre, dans une baie que j’ai de la

    peine à reconnaître. Le sommet des dunes

    est complètement calciné et, derrière, il

    ne reste du village d’Uma que quelques

    poutres noircies dressées vers le ciel

    comme des doigts accusateurs.

    L’équipage de l’Artémis au complet

    est monté sur le pont et fixe en silence cet horrible spectacle. Je me précipite vers Pythéas et lui

    agrippe le bras de toutes mes forces.

    Mon oncle, qu’est-il arrivé pendant notre voyage ? Où sont les habitants du village ?

    Où est le chef Borix ? Et Cheix ? Et mon amie Uma ?

    A l’énoncé de son nom, ma voix se brise dans un sanglot. Pythéas m’entoure les épaules

    affectueusement.

    Je ne sais pas, mon petit Théo. Peut-être était-ce un accident, et nous retrouverons le village

    reconstruit un peu plus loin, à l’intérieur des terres. Ou alors, ils ont été victimes d’une attaque de

    barbares venus de la mer. Et là, qui sait ce qu’il est advenu d’eux ? Je vais prendre le canot et deux

    hommes pour faire une reconnaissance ; si tu veux, viens avec nous.

    Oh oui, nous devons les retrouver.

    Hélas, nous avons trouvé le village dévasté, pillé et brûlé. De toute évidence, l’œuvre de pirates

    venus de la mer. Qui avait pu survivre ? Les barbares avaient-ils emmené Uma en esclavage ? Nous avons

    exploré les environs à la recherche de survivants. Personne. Et c’est le cœur lourd que nous avons

    regagné l’Artémis.

  • 30

    Chapitre 9. Retour à Massalia

    Voici quinze longues journées que nous naviguons depuis le jour funeste où

    nous avons quitté le village calciné d’Uma. Nous venons de repasser les colonnes

    d’Heraclès et nous pénétrons enfin dans notre Méditerranée. Malgré la saison

    avancée nous avons bénéficié d’un temps clément pour notre navigation autour de

    l’Ibérie. Maintenant, un fort vent d’ouest pousse l’Artémis qui, comme un cheval

    proche de l’écurie, glisse sur la houle à toute allure. Elle n’a pas trop souffert

    de notre long périple : la peinture de la coque est brûlée par le soleil et les

    embruns, la voile ressemble à une mosaïque tant elle a reçu de ravaudages, mais

    l’essentiel a résisté.

    Les marins sont heureux de regagner leur pays et de retrouver bientôt leur famille. Pythéas ne

    pense plus qu’à l’arrivée. Il occupe son temps à rédiger le journal de nos aventures sur ses tablettes et

    ne s’intéresse plus à la navigation, maintenant que le dernier danger est passé. Quant à moi, je suis

    désespéré. J’aurais voulu rester en Celtique pour rechercher Uma, ou tout au moins apprendre ce qu’il

    est advenu d’elle. Je ne peux croire qu’elle ait péri ou que les barbares l’aient emmenée en esclavage.

    D’après les calculs de Pythéas nous sommes maintenant à une journée de Massalia. Le vent s’est un peu

    calmé et nous avançons moins vite. Voici quelques barques de pêcheurs à l’horizon. Lorsque nous passons

    près d’eux, les hommes nous dévisagent avec surprise.

    Par Zeus ! C’est l’Artémis de Pythéas !

    Ils nous font de grands signes et se mettent à ramer en direction de Massalia. Bientôt, nous

    sommes entourés d’une nuée de petites embarcations. Devant nous, apparaissent trois îles basses, puis,

    sur une colline, la silhouette élégante du temple d’Artémis, notre déesse tutélaire. Massalia se dresse

    devant nous, dorée par le soleil couchant. En approchant, nos narines respirent avec délice la senteur des

  • 31

    plantes du maquis. Nous sommes tous émus. Quelques hommes essuient une larme sur leur joue tannée

    par le soleil.

    Nous faisons notre entrée dans le Lacydon12, escortés par plusieurs dizaines de petits bateaux. Les

    pêcheurs tiennent à fêter notre retour en soufflant à tue-tête dans des coquillages. A terre, nous

    apercevons la foule qui dévale les collines pour se masser sur le port. La pagaille est partout : sur la

    mer, les bateaux s’entrechoquent et sur le quai, la foule s’amoncelle et se bouscule.

    12 Nom de la calanque qui abrite maintenant le Vieux Port de Marseille

  • 32

    Tandis que Posidonis s’apprête à mouiller l’ancre, mon attention est attirée par des cris en provenance du

    rivage. Une bagarre semble s’engager entre un homme massif, à la chevelure rousse et les badauds

    installés aux premiers rangs.

    Laissez passer ! Laissez passer ! Je dois voir Pythéas ! hurle l’homme d’une voix puissante.

    Quelle est cette voix ? Mais oui, je la reconnais, comme je reconnais la puissante stature du géant

    Cheix ! Et derrière lui… Ce n’est pas possible ! Cette fille aux longs cheveux blonds. Uma !

    C’est moi qui hurle son nom de toutes mes forces maintenant.

    Dès que le canot est mis à l’eau, je saute derrière Pythéas.

    Et nous ramons de toutes nos forces pour gagner la rive. Dès

    notre atterrissage sur la plage des dizaines de personnes nous

    entourent en nous pressant de questions. Une délégation

    d’officiels félicite Pythéas pour ses exploits. Quant à moi, je me

    précipite sur ma princesse celte et la serre dans mes bras. Le

    géant Cheix nous regarde d’un air ravi.

    Tu vois, petite Uma, la vie est parfois tragique, mais il

    ne faut jamais désespérer. Tu as retrouvé Théo.

    A ma grande surprise, Uma s’adresse à moi dans ma langue.

    J’ai fait un long voyage avec Cheix pour te rejoindre,

    Théo. Je n’ai plus personne au village : mon père est mort ainsi

    que toute ma famille et, sans Cheix, je serais probablement

    esclave des mauresques.

    Comment tout ceci est-il arrivé ?

    C’est Cheix qui me répond.

    Une attaque de pirates. J’étais en voyage au moment où cela s’est produit. Quand je me suis

    approché du village tout était carbonisé et il n’y avait plus âme qui vive. Seule Uma avait réussi à se

  • 33

    sauver dans les bois. Je lui ai proposé de l’emmener avec moi à Massalia dans l’espoir de la confier à ton

    oncle. Je lui ai appris quelques rudiments de grec pendant le voyage. J’ai l’intention de demander à

    Pythéas de la confier à ton maître Péraclide afin d’en faire une véritable massaliote.

    Je suis ravi de la tournure des événements. Et je suis prêt à retourner étudier avec mon vieux

    maître si je dois rencontrer Uma tous les jours. Mais Pythéas va-t-il accepter de la prendre en charge ?

    Nous filons tous deux dans les ruelles escarpées de Massalia tandis que Cheix part à la recherche

    de mon oncle. De toute la soirée, nous n’avons aucune nouvelle. Enfin, à la nuit tombée, nous

    l’apercevons, marchant d’un air sombre dans la ruelle qui mène du forum à la mer.

    Oncle Pythéas ! As-tu rencontré Cheix ? Est-ce qu’Uma pourra rester avec nous?

    Il nous regarde d’un air absent.

    Oui, bien sûr, Cheix m’a tout expliqué. Vous étudierez tous les deux avec Péraclide. Mais je dois

    retourner sur l’Artémis tout de suite.

    Tu as des soucis, oncle Pythéas ?

    Tu peux le dire. Je suis furieux envers mes collègues. J’ai fait pour eux un compte-rendu des

    aventures que nous venons de vivre. Et sais-tu ce qu’ils m’ont répondu ?

    Quoi donc ?

    Ils se sont mis à rire et le gros Amphibios de Syracuse s’est exclamé en se tapant sur les

    cuisses « Ce sacré Pythéas, il est bien massaliote ! Quel exagérateur ! La mer qui s’en va et qui se fige,

    le soleil qui refuse de se coucher et tourne en sens inverse ! Elle est bien bonne ! Et pourquoi pas une

    sardine qui boucherait le port ? »

    Mais tu as des preuves. Toutes tes observations, les chiffres que tu as notés sur tes

    tablettes…

  • 34

    Bien sûr. C’est pour cela que je retourne sur l’Artémis afin de rédiger un récit précis et

    argumenté de notre voyage13.

    Et qu’ont dit les édiles au sujet de l’étain et de l’ambre ?

    Oh ! pour ça, ils ont été ravis. Mais les nouvelles connaissances que je rapporte ont beaucoup

    plus de valeur que toutes ces richesses. Ils ne le comprennent pas.

    Je suis bien ennuyé pour mon oncle, mais je ne peux retenir ma joie : Uma restera auprès de moi à

    Massalia pour toujours.

    13 En effet, Pythéas a écrit un récit de son voyage, mais celui-ci a été détruit, et nous n’en connaissons le contenu que par les

    commentaires qu’en ont fait, plus tard, des astronomes, historiens ou géographes.