Le feu dans le modèle de guerre occidental. De l'intégration tactique aux dommages collatéraux

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  • 8/7/2019 Le feu dans le modle de guerre occidental. De l'intgration tactique aux dommages collatraux

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    Le feu dans lemodle de guerre occidental

    De lintgration tactique aux dommages collatraux

    ______________________________________________________________________

    Laurent Fromaget

    Juin 2009

    FFooccuuss ssttrraattggiiqquuee nn 1177

    Laboratoirede Recherchesur la Dfense

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    LIfri est, en France, le principal centre indpendant de recherche,dinformation et de dbat sur les grandes questions internationales. Cr en1979 par Thierry de Montbrial, lIfri est une association reconnue dutilitpublique (loi de 1901).Il nest soumis aucune tutelle administrative, dfinit librement ses activits etpublie rgulirement ses travaux.

    LIfri associe, au travers de ses tudes et de ses dbats, dans une dmarcheinterdisciplinaire, dcideurs politiques et experts lchelle internationale.Avec son antenne de Bruxelles (Ifri-Bruxelles), lIfri simpose comme un desrares think tanksfranais se positionner au cur mme du dbat europen.

    Les opinions exprimes dans ce texte nengagent que la responsabilit de lauteur.

    ISBN : 978-2-86592-577-3

    Ifri 2009 Tous droits rservs

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    Focus Stratgique

    Les questions de scurit exigent dsormais une approcheintgre, qui prenne en compte la fois les aspects rgionaux et globaux,les dynamiques technologiques et militaires mais aussi mdiatiques ethumaines, ou encore la dimension nouvelle acquise par le terrorisme ou lastabilisation post-conflit. Dans cette perspective, le Centre des tudes descurit se propose, par la collection Focus stratgique , dclairer pardes perspectives renouveles toutes les problmatiques actuelles de la

    scurit.

    Associant les chercheurs du centre des tudes de scurit de lIfri etdes experts extrieurs, Focus stratgique fait alterner travauxgnralistes et analyses plus spcialises, ralises en particulier parlquipe du Laboratoire de Recherche sur la Dfense (LRD).

    Lauteur

    Officier suprieur de larme de Terre, le lieutenant-colonel LaurentFromaget est actuellement dtach comme chercheur au sein duLaboratoire de Recherche sur la Dfense (LRD). Il suit plusparticulirement les politiques de dfense franaise et amricaine, ainsique les interventions militaires contemporaines.

    Le comit de rdaction

    Rdacteur en chef : Etienne de Durand

    Rdacteur en chef adjoint : Corentin Brustlein

    Assistante ddition : Vivien Pertusot

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    Sommaire

    Introduction ______________________________________________5Le feu comme pivot du modle de guerre occidental ____________7

    De lartisanat lintgration tactique du feu_______________ 71914-1918 : la manuvre crase par le feu______________ 9Un changement millnaire de modle de guerre ?_________ 11

    Puissance de feu illimite et conflits limits __________________17Puissance de feu et petite guerre :

    le Vietnam et ses consquences______________________ 17Du volume la prcision :la difficile intgration des feux aroterrestres_____________ 19

    Lintgration des feux en coalition et ses enjeux ______________23Coalitions occidentales et lien transatlantique____________ 23LOTAN, entre standardisation et intgration_____________ 24La charnire air-sol :

    vritable dividende oprationnel du conflit afghan ?________ 27Le feu en phase de stabilisation :

    entre protection de la force et dommages collatraux______ 29Formaliser les cadres dapprhension diffrents ?_________ 33

    Conclusion______________________________________________37Rfrences______________________________________________39

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    Introduction

    Dans le mode de guerre contemporain, la capacit disposer dune puissance de feu dans les troisdimensions et sur lensemble de la zone desoprations est dterminante1

    la tolrance des socits occidentales pour les

    pertes ennemies semble diminuer, tout comme leurtolrance pour leurs propres pertes, moins quunebonne raison ne puisse les justifier2.

    es deux affirmations du gnral Bailey, ancien responsable de ladoctrine de larme de Terre britannique, illustrent une partie des

    contradictions auxquelles sont confronts les pays occidentaux dans leursengagements militaires contemporains. En effet, depuis le XVIIIe sicle, laguerre a connu une augmentation indite de la puissance de feu, gnrepar le progrs technique et des capacits de production lchelleindustrielle.

    Pour autant, aprs avoir longtemps cherch maximiser cettepuissance de feu comme garantie de victoire militaire et donc de surviepolitique, la plupart des pays occidentaux hsitent dsormais recourir demanire trop ouverte lemploi du feu dans des conflits quils considrentcomme limits. La puissance de feu disponible et utilise distance descurit contre un adversaire non-tatique parat rapidementdisproportionne, plus forte raison lorsquelle est lorigine de la mort denon-combattants. De plus, en Europe de lOuest, et particulirement enFrance, lapplication de feux sur un adversaire, voire sa simple vocation,renvoie immanquablement au traumatisme profond et toujours vivace de la

    Premire Guerre mondiale vritable sisme dmographique pour lesarmes franaises notamment.

    Lexamen de la place du feu dans le modle de guerre occidentalpermet de distinguer deux tendances contradictoires : dune part, la courbede la fonction feu, qui tend naturellement vers la maximisation des effetsltaux au fur et mesure des progrs techniques ; de lautre la courbedutilit politique du feu, qui semble se dtacher de la premire dans les

    1J. B. A. Bailey, Le Combat dans la profondeur, 1914-1941 : la naissance dun

    style de guerre moderne , Les Cahiers du Retex, n15, mars 2005, p. 7.2

    Voir J. B. A. Bailey, Field Artillery and Firepower, Annapolis, Naval InstitutePress, 2004, p. 13.

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    suites du second conflit mondial, avec la sortie de la logique de guerretotale.

    Aprs les deux confrontations majeures du XXe sicle et le

    dclassement des puissances europennes qui sen est suivi, ce sontprincipalement les Etats-Unis qui ont d grer cette inadquation entre unepuissance de feu devenue potentiellement illimite avec lavnement delarme nuclaire, et le caractre limit de leurs intrts en jeu. Aujourdhui,cest donc moins la capacit technique et tactique dclencher des feuxqui pose problme que leur usage systmatique pour contrer un adversairequi nemploie pas le mme modle de guerre. Les dgts occasionns parces mmes feux sur les populations civiles (dommages dits collatraux )sont de nature remettre en cause, chaque occurrence, lengagementdes troupes occidentales, et tout particulirement des troupes europennes.

    Aprs avoir au pralable situ dans son contexte historiquelintgration progressive du feu dans le modle de guerre occidental, cettetude reviendra sur les dbats et contradictions qui ont accompagnlaccroissement considrable de la puissance de feu et son rle centraldans la conduite de la guerre, notamment aux Etats-Unis, avant demesurer les contraintes inhrentes lemploi du feu dans le cadre descoalitions contemporaines.

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    Le feu comme pivotdu modle de guerre occidental

    a notion du feu dans la guerre recouvre des acceptions variablesselon les points de vue. Dune manire gnrale, cependant, quil fasse

    rfrence lexplosion dune poudre contenue dans une douille ou lamise feu dune fuse dans le but de tirer des projectiles explosifs, quil

    signifie le largage dune bombe ou encore le pigeage par enginspyrotechniques, le feu permet, qui sait lutiliser, dviter autant quepossible dexposer ses combattants dans une lutte au corps corps.Longtemps rest au stade artisanal en Europe, le feu devient, partir duXVIIIe sicle, un lment indispensable que le modle de guerre occidentaltente dabord dintgrer, puis de maximiser au travers dune coursepermanente la technologie.

    De lartisanat lintgration tactique du feu

    La volont dviter autant que faire se peut le choc des poitrines nedate pas de lintroduction du feu dans la guerre. Pour se prmunir des

    coups de ladversaire tout en lui infligeant les siens, les fantassinsrecherchent ds lAntiquit le moyen de combattre un adversaire distancede scurit. Ainsi comptent-ils sur une panoplie darmes blanches dontlallonge est trs variable. Les armes elles-mmes sont plus ou moinslongues (lances de plus de six mtres dans les phalangesmacdoniennes), certaines deviennent des armes de jet ou de lancer,tandis que les armes de trait (arcs, arbaltes) permettent dengagerladversaire avant mme le choc des dispositifs principaux.

    Bien que lintroduction de la poudre en Europe remonteprobablement au XIIIe sicle, les armes feu mettent plusieurs sicles

    avant de concurrencer les armes de trait dans la guerre. Resteslongtemps au stade artisanal, reposant sur des techniques instables et unefiabilit alatoire, les armes feu individuelles commencent vritablement concurrencer les armes de trait mesure que ces dfauts initiaux sontcorrigs et que lemploi de ces armes devient suffisamment simple pourque les tireurs se substituent aux archers, dont la formation resteextrmement longue, coteuse et complexe3. Cest ainsi que larquebusesimpose progressivement dans les armes europennes au XVIe sicle,avant dtre elle-mme supplante par le mousquet puis par le fusil, tandis

    3Voir par exemple Michael Roberts, The Military Revolution, 1560-1660 , in

    Clifford J. Rogers (dir.), The Military Revolution Debate : Readings on the MilitaryTransformation of Early Modern Europe, Boulder, Westview Press, 1995, p. 14.

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    que les premires bombardes, couleuvrines et autres bouches feusillustrent dans la guerre de sige en attendant dtre suffisammentmobiles, au XVIIIe sicle, pour tre dployes utilement sur les champs debataille4.

    Aux XVIIe et XVIIIe sicles, limportance avre de la puissance defeu commence vritablement poser la question de son intgration auxdispositifs militaires et leur manuvre. Certaines batailles du dbut duXVIIIe sont dailleurs tout fait symptomatiques de lincertitude doctrinalede lpoque vis--vis du feu. La Guerre de succession dEspagne quioppose Louis XIV une alliance entre lAngleterre, lAutriche et lesProvinces unies donne lieu une suite de batailles qui sapparententparfois de vritables joutes par le feu, preuve la bataille de Malplaquet,en septembre 1709. Lissue de cette bataille reste longtemps indcise, etles manuvres entreprises de part et dautre de la clairire de Malplaquetbuttent sur les feux adverses (fusillades bout portant et canonnades

    interminables), au point que lexercice tourne au carnage sans quaucuncamp nen tire avantage. Alors que les Franais finissent par battre enretraite bien ordonne, ils perdent finalement moins dhommes que le campdes vainqueurs5. Ce lourd bilan de la bataille dmontre avec force que lefeu, sil est mal apprhend, peut conduire la paralysie tactique etoprationnelle. A cet gard, la guerre des tranches sur le frontoccidental de 1915 1917 et la guerre entre lIran et lIrak ne sont quuneforme renouvele et paroxystique de manuvre crase par le feu.

    Alors que lintroduction de la baonnette moderne apporte unerponse technique aux infanteries qui hsitent encore entre la pique et le

    feu, le dbat persiste au niveau tactique entre lordre profond(qui privilgieles dispositifs en colonne et le choc) et lordre mince (qui repose sur desdispositifs tirs en lignes pour optimiser lemploi des armes feu), tandisque Bonaparte optera pour un ordre mixte6. Dans ce contexte, cestlogiquement que lartillerie peine trouver sa place sur le champ de batailleau XVIIIe sicle. Auxiliaire de linfanterie dans les armes professionnellesde lancien rgime, elle est tantt dissmine sur lensemble du front, tanttregroupe en batteries plus ou moins importantes. Pendant la priodervolutionnaire, lartillerie parvient difficilement tre mise au service detroupes plus nombreuses et moins disciplines, allant mme jusquembarrasser les gnraux pendant les premires campagnes. Cependant,les commandants de corps darme constituent peu peu des rserves

    dartillerie, et lemploi par Bonaparte de fortes concentrations dartillerie

    4Lartillerie lgre se gnralise pour percer les dispositifs dinfanterie de ligne

    adverses devenus si tendus que les manuvres de contournement semblentdsormais voues lchec au niveau tactique.5

    On y dnombra probablement 10 000 hommes hors de combat (morts et blesss)ct franais, et entre 15 000 et 25 000 ct alli. Voir Andr Corvisier, Le Moraldes combattants, panique et enthousiasme : Malplaquet, 11 septembre 1709 , inAndr Corvisier (dir.), Les Hommes, la guerre et la mort, Paris, Economica, 1985.6

    Sur ces notions, voir par exemple Gilbert Bodinier, Rvolutions militaires de laRvolution franaise et du Premier empire , pp. 483-490 ; Herv Couteau-Bgarie, choc , pp. 85-86, combat , pp. 91-93, ligne , pp. 330-331, in

    Thierry de Montbrial et Jean Klein (dir.), Dictionnaire de Stratgie, PUF, Paris,2000.

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    ( grandes batteries ) achve de donner cette arme son statut decomposante indpendante, au mme titre que linfanterie ou la cavalerie.Cest ainsi partir des guerres napoloniennes que lon peut vraimentparler dintgration des feux la manuvre.

    Dans la seconde moiti du XIXe sicle, cette intgration du feu dansla guerre sadosse aux progrs techniques de la Rvolution industrielle etmarque le dbut dun vritable tournant dans la manire dont les armesmodernes vont dsormais pratiquer la guerre. Forces de repenser lesnouvelles modalits dintgration du feu et de la manuvre, ces armesrorientent progressivement la combinatoire traditionnelle du champ debataille autour des feux, et plus particulirement ceux de linfanterie.

    A la diffrence des guerres napoloniennes, o lartillerie est laprincipale pourvoyeuse de feux7, les premires guerres industrielles voient

    peu peu le feu changer de nature. Les progrs techniques permettent auxfusils de gagner en allonge et en prcision, au point quils rivalisent enefficacit avec lartillerie qui pratique toujours, lpoque, le tir tendu et vue8. Linvention du premier fusil canon ray demploi pratique date de1849 et permet de multiplier par six la porte pratique des fusils, qui atteintdsormais 300 mtres9. Cette avance technique des fusils, couple lacapacit de manuvrer de linfanterie, vaut cette dernire, plus quaucun autre moment de lHistoire, son surnom de reine des batailles ,en rfrence la pice matresse du jeu dchecs. Pendant un temps,linfanterie est au cur des combats, dans loffensive comme dans ladfensive, elle reste centrale dans la manuvre tout en rivalisant aveclartillerie dans le domaine des feux et contribue au dclin de la cavalerie,

    autre composante pourvoyeuse de manuvre et de choc. En France, bienque grave dans la mmoire collective, la charge glorieuse des cuirassiersfranais la bataille de Reichshoffen en 1870 voit les cavaliers subir delourdes pertes du fait des feux prussiens. La guerre de Scession qui sedroule peu avant, de lautre ct de lAtlantique, illustre la premire ladcouverte brutale de cette nouvelle dimension du feu lge industriel.

    1914-1918 : la manuvre crase par le feu

    Si la Premire Guerre mondiale reprsente un choc politique, social etdmographique sans prcdent, elle confirme galement un tournantmajeur de lhistoire militaire. Pour la seule arme franaise, on y recense

    plus d1,4 million de morts, soit une moyenne de mille morts par jourpendant quatre annes. Ce nombre vertigineux de victimes que lon doitdoubler si lon tient compte des mutils illustre de faon sinistre lanouvelle dimension acquise par le feu dans les conflits de lre industrielle :sur les millions de victimes de la Grande Guerre, on estime gnralement

    7 A la bataille de Wagram, en 1809, l'artillerie franaise tire 70 000 coups. ALeipzig, en 1813, elle en tire plus de 140 000. Voir Dpartement moderne duMuse de lArme, Documents pdagogiques, Gribeauval ,http://www.invalides.org/pages/dp/parcours%20napoleon/fo-artill-gribeauval.pdf.8Ibid.

    9

    Michel Goya, La Chair et lacier. LInvention de la guerre moderne, Paris,Tallandier, 2004, p. 77.

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    moins d1% le nombre de celles qui sont dues aux armes blanches(essentiellement des baonnettes), contre 99% qui sont dues au feu. Bienque rapportes la population totale, ces pertes soient infrieures cellesde la priode rvolutionnaire et napolonienne, elles demeurent nanmoinsplus marquantes dans les esprits tant elles sont massives et concentresdans le temps et dans lespace somme toute triqu du front occidental. Lechoc prouv par les seules armes franaises, dans cette nouvelle tapede lapprhension du feu, suffit expliquer le nombre des victimes gnrpar cette guerre, mais tmoigne galement de leffort considrableaccompli afin de rtablir un quilibre entre feu et manuvre.

    Privilgiant toujours le mouvement et le choc, la doctrine franaisede 1914 prconise loffensive outrance10, suivant en cela lesprit derevanche qui anime la France dfaite en 1870. Au niveau tactique, larmefranaise paie chrement cette doctrine ds les premiers contacts aveclennemi, celui-ci jouant plein la carte du feu. Les charges la baonnette

    des rgiments franais se heurtent au feu des mitrailleuses allemandes etles nombreuses pertes de linfanterie obligent cette dernire sadapter auniveau local11. Pass le premier choc, les brigades au contact cherchentdes solutions empiriques, souvent en rupture avec les rglements delinfanterie et de lartillerie, pour compenser la supriorit tactiqueallemande. Dans le domaine des feux, lemploi dcentralis de lartillerielgre (canon de 75) sajuste rapidement aux besoins des rgimentsdinfanterie, rpondant ainsi la ncessit daugmenter la puissance de feudont linfanterie a besoin pour combattre son ennemi immdiat12. Alors queles canons de 75 sont placs le plus en avant possible pour pallier cettecarence en feux, les units dinfanterie noprent plus quen intgrant desofficiers de liaison dartillerie, en attendant la livraison darmes collectivesplus appropries comme les armes lgres cadence rapide (fusilsmitrailleurs) ou tir courbe (mortiers, shrapnels). Cette dconvenue initialeet lajustement empirique conscutif faonnent les bases du combatinterarmes dans larme franaise. Lintgration se fait dsormais unniveau beaucoup plus bas (lartillerie divisionnaire appuie la manuvredun rgiment, voire dune compagnie) tandis que la manuvre delinfanterie sarticule dsormais autour darmes feu puissantes et cadence rapide13. Ces armes collectives, qui nexistaient quen quantitrestreinte dans les rgiments dinfanterie avant 1914, se gnralisent auniveau des sections, voire des demi-sections, et contribuent donner auxunits lmentaires de linfanterie une vritable capacit de saturation par

    le feu, ce dont elles ne disposaient pas avec leurs seuls fusils.

    10Le rglement de manuvre de linfanterie de 1904 ne consacre que cinq pages

    sur cent cinq aux prescriptions concernant la dfense, contre cent pages loffensive. Voir Michel Goya, La Chair et lacier,op. cit., p. 47.11

    Ibid., pp. 186-191.12

    Lautre surnom de linfanterie, larme des 300 derniers mtres , fait rfrenceau fait que linfanterie combat lennemi quelle voit, celui qui occupe le mmecompartiment de terrain.13

    Michel Goya, La Rvolution du groupe de combat , Les Cahiers du Retex,n15, mars 2005, pp. 23-27.

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    Dans le mme temps, le plus souvent avec le mme type decanons, lartillerie sessaie au tir sur objectif situ hors de son champ devision, en amliorant autant que possible sa porte (modification des affts,amlioration de larodynamisme des projectiles). Egalement utilise defaon centralise, lartillerie dlaisse le guidage des tirs au niveau despices et multiplie les observateurs placs distance, quips la hte demoyens tlphoniques rudimentaires. Ds le dbut des hostilits, lesballons captifs des forteresses et les rares avions dobservation sontutiliss pour le rglage des tirs dartillerie14.

    Au niveau stratgique, la guerre de mouvement qui commence enLorraine, se poursuit sur la Marne et se termine par la Course la mer ,pour se figer en un front continu qui achve de rendre caducs les schmasde manuvre napoloniens. Rendu dj difficile par les feux de linfanterie,le mouvement semble maintenant impossible, eu gard la puissance defeu mise en uvre des deux cts, qui interdit toute possibilit de

    contournement ou de rupture du front.

    Un changement millnaire de modle de guerre ?

    La transition vers une guerre de positions et la constitution de dispositifsdfensifs de plus en plus solides et labors confrent lartillerie lourdeune place centrale dans les combats. Paradoxalement, celle-ci est pourtantperue comme la seule capable de crer le choc susceptible de relancer lamanuvre de chaque camp.

    De la ligne de front au combat dans la profondeur

    Alors qu Verdun larme franaise essaie de coordonner lartillerie etlinfanterie autour du concept de barrage roulant , les lignes allemandes,tablies selon des dispositifs de plus en plus lastiques , reculentplusieurs fois sans jamais rompre. Tente de multiples reprises de part etdautre du front ouest, la coordination troite entre les armes en vue demener loffensive choue systmatiquement sur les secondes lignes,notamment en raison des limites de porte, de prcision et surtout demobilit des canons.

    Les Allemands se montrent finalement, ce niveau, plus efficaces :alors que du ct franais et anglais les tentatives de mise en uvre du

    barrage roulant se soldent par des checs et un nombre de victimesdevenant insupportable partir de 1917, les Allemands perfectionnentcette coordination interarmes sous la houlette du colonel Bruchmller.Expert en balistique et pdagogue infatigable auprs des tats-majors etdes acteurs de terrain concerns, il dtermine avec prcision la distanceoptimale laquelle linfanterie allemande peut coller au barrage roulant de lartillerie. Se dplaant sur le front pour expliquer sa mthode avantchaque attaque, il sassure, en expliquant prcisment leffet attendu desplans de feux aux officiers et aux sous-officiers concerns, fantassinscomme artilleurs, que la chronologie des vnements et larticulation desmissions sont bien comprises de tous. Pour ce faire, Bruchmller profite

    14Michel Goya, La Chair et lacier, op. cit., p. 187.

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    pleinement dune artillerie allemande rorganise en groupes et sous-groupes fonctionnels au service dun combat qui diffrencie dsormais lecombat au contact et le combat dans la profondeur . Par ailleurs, la diffrence du martlement dartillerie prconis par Foch, qui peutdurer plusieurs semaines, les prparations dartillerie de Bruchmller seveulent courtes (quelques heures) afin de prserver leffet de surprise. Lorsdes grandes offensives de 1918, linstar de la bataille du Chemin desDames en mai, les Allemands percent le front franco-anglais cinqreprises en franchissant toutes les lignes de dfense tout en neutralisantquasi simultanment lartillerie et les postes de commandement adversespar une savante combinaison de tirs dartillerie et dassauts dinfanteriedlite.15

    Faute de mobilit oprative, aucune de ces perces ne peut tredurablement soutenue et pleinement exploite. A force dtre employe, lamthode Bruchmller est trahie par ce qui faisait sa force et ne surprend

    plus les Franais et les Anglais. Ceux-ci gnralisent la dfense lastiqueet en profondeur, de sorte que la surprise tactique laquelle parviennentles Allemands est absorbe au niveau opratif par un dispositif plusprofond, qui permet dacheminer des rserves rapidement et donc debloquer lavance ennemie mesure que celle-ci spuise et sloigne deses soutiens.

    En dpit des impasses technico-opratives auxquelles se heurtentles deux camps, on trouve tous les fondements du combat moderneprogressivement esquisss entre 1914 et 1918. Comme lexplique legnral Bailey, ce conflit est le vritable creuset do les armes

    occidentales tirent leur manire contemporaine de faire la guerre. Ilconsidre dailleurs la Premire Guerre mondiale comme la vraieRevolution in Military Affairs (RMA)16, dont les conceptions innovantesserviront de fondements au modle de guerre toujours en vigueur. Enmoins de quatre annes, en effet, les principales armes occidentalesoprent un changement quil qualifie de millnaire en passant duneguerre linaire, deux dimensions, au combat dans la profondeur, troisdimensions, qui sarticule dsormais autour de la primaut des feux.

    Laction militaire consiste ainsi en une perce conjugue des tirssimultans sur les arrires de lennemi conduisant sa paralysie et son

    effondrement plutt qu son enveloppement pur et simple : la puissancede feu des tirs indirects en constitue la cl 17. Llment dterminant dansla nouvelle manire de concevoir la guerre serait ainsi la capacit disposer de la puissance de feu dans les trois dimensions et sur lensemble

    15Bruce I. Gudmundsson, On Artillery, Westport, Praeger, 1993, pp. 87-106.

    16A compter de la fin des annes 1980, l'incorporation des technologies de

    l'information a permis un accroissement considrable des capacits des armesoccidentales amricaines en particulier en termes d'acquisition d'objectifs et defrappes distance de haute prcision, tel point que de nombreux experts ontparl de rvolution dans les affaires militaires . Voir par exemple Andrew F.Krepinevich Jr., The Military-Technical Revolution. A Preliminary Assessment,

    Washington, Center for Strategic and Budgetary Assessment, 2002.17 J. B. A. Bailey, Le Combat dans la profondeur, 1914-1941 , op. cit., p. 6.

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    de la zone des oprations 18. Les implications de ce paradigme sontinnombrables tous les niveaux du combat tactique, opratif etstratgique et toutes les innovations futures ne sont, de ce point de vue,que des adaptations techniques qui ne rvolutionnent en rien ce nouveauparadigme. Ainsi, selon Bailey, le Blitzkrieg19 allemand substitue laviation lartillerie lourde, tandis que dans la Revolution in Military Affairsamricainedes annes 1990, le microprocesseur amliore la prcision des frappes etdu Command and Control20 dun modle qui demeure fondamentalementinchang.

    Cette analyse peut prter controverse, et limportance quon veutbien accorder aux feux indirects varie naturellement selon la position quonoccupe sur le champ de bataille classique au contact de lennemi (armeblinde, infanterie, hlicoptres dattaque, avions de chasse) ou en appui(artillerie, aviation de bombardement). Elle sous-estime sans doute la partde la manuvre et des effets quelle peut avoir sur le moral adverse, mais

    tablit nanmoins trois aspects fondamentaux consacrs par la dimensionnouvelle du feu : le caractre absolument fondamental de la cooprationinterarmes, la notion de profondeur du champ de bataille et lapport de latroisime dimension dans le combat moderne.

    La rvolution arienne

    Equipes en 1914 de quelques ballons captifs de forteresses, dedirigeables et davions destins la reconnaissance, les armes desprincipaux belligrants du front ouest comprennent rapidement lintrt depossder des appareils volant au dessus du champ de bataille. Alors queles techniques dobservation arienne permettent de dvoiler le dispositif

    adverse aux tats-majors avec une prcision proportionnelle au nombredappareils disposition, cette capacit de reconnaissance saccompagnedsormais dune capacit de dsignation dobjectifs et de guidage pour lestirs dartillerie21.

    Conscients de ce nouvel enjeu, les belligrants considrent cesobservateurs ariens comme une menace et arment progressivement lesquipages de leurs avions pour lutter contre les appareils adverses : lesavions arms font leur apparition et se livrent ainsi aux premiers combatsariens de lhistoire. Bien que la faible capacit demport des appareils delpoque nautorise que le largage de bombes lgres et de flchettes sur

    les tranches adverses, les mitraillages de laviation par exemplelaviation franco-amricaine dans la profondeur du dispositif allemandbouscul Saint-Mihiel laissent entrevoir des possibilits nouvelles lorigine des premires rflexions menes sur la puissance arienne entre

    18Ibid., p. 7.

    19Blitzkriegsignifie guerre clair en allemand.

    20Le Command and Control (C2) rsume la fonction exerce par le

    commandement dans une opration militaire. Lappellation sest prcise avec letemps, on parlera plutt aujourdhui de C5I pour Command, Control,

    Communications, Computers, Combat systems and Intelligence.21 Michel Goya, La Chair et lacier, op. cit., pp. 295-297.

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    les deux guerres22. Alors quaux Etats-Unis et au Royaume-Uni, les tenantsdune puissance arienne indpendante des forces terrestres et navalesconsidrent le bombardement stratgique longue porte comme justification et mission ultime de laviation militaire, dautres pays commelAllemagne, lUnion sovitique ou le Japon considrent celle-ci comme unpuissant soutien des forces terrestres et poussent plus loin encorelintgration des feux la manuvre en tirant profit des dveloppementstechniques les plus rcents.23

    Le 13 mai 1940, suivant un modle bauch quelques mois plus tten Pologne, laviation allemande contribue donner son lan la guerre-clair en compltant lartillerie lourde et linfanterie dassaut pourneutraliser les dfenses et faire sauter le verrou de Sedan. Alternant ceque lon appellerait aujourdhui des missions dappui arien rapproch(Close Air Support / CAS) et dinterdiction (Air Interdiction / AI), laviationallemande prpare le champ de bataille dans la profondeur et paralyse les

    ractions franaises. Par del les destructions physiques, le chocpsychologique repose pour beaucoup sur lubiquit de larme arienne, quisaffranchit dsormais des limites de la ligne de front. Vritable cas dcole,cette perce du front franais est exploite au niveau opratif et insuffleune dynamique victorieuse larme allemande qui atteint en quelques jours les ctes de la Manche. Loin dtre lunique explication de la dfaitefranaise, lemploi centralis du couple avion-char savre essentiel laprogression du corps blind de Guderian. Les concentrations de feu ainsiobtenues sur lensemble du dispositif militaire adverse par lutilisation desbombardiers comme artillerie verticale , en appui des troupes aucontact, chars ou infanterie motorise, permettent de crer un choc et deredonner vie la manuvre.

    Bien que ce modle, mis au point de faon quasi empirique enprvision et au cours de la campagne de France24, nait pas permis lAllemagne, essouffle stratgiquement, de lemporter sur le front de lEst,il sert nanmoins dinspiration aux doctrines conventionnelles formulesdepuis. Refltant les bnfices pouvant tre tirs dune collaboration troiteentre tous les moyens ariens et terrestres sur le champ de bataille, lesguerres du Golfe en 1991 et dIrak en 2003 ne sont pas sans ressemblanceavec la guerre-clair .

    Toutefois, le dveloppement extraordinaire de la puissance de feuen porte et en volume au cours de ces deux derniers sicles participe de

    22Voir par exemple Richard M. Muller, Close Air Support: The German, British,

    and American experiences, 1918-1941 , in Williamson Murray, Allan R.Millett (dir.), Military Innovation in the Interwar. Period, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1996, pp. 153-155.23

    Voir par exemple Pascal Vennesson, Les Chevaliers de lair, Paris, Presses deSciences po, Fondation pour les etudes de defense, 1997, p. 183.24

    Ltat-major allemand et Adolph Hitler sont eux-mmes surpris par la vitesse deprogression du coup de faucille et redoutent de sexposer des contre-attaques : ils nauront de cesse dessayer de ralentir Guderian. Voir Karl-Heinz

    Frieser, Le Mythe de la guerre-clair. La campagne de lOuest de 1940, Paris,Belin, 2003, p. 209.

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    lobsession occidentale pour la victoire dcisive, dont les instruments et leslogiques demploi sont ceux des deux guerres mondiales du XXe sicle.Tandis que se poursuit la comptition technico-oprationnelle en vue deperfectionner la ltalit et lefficacit des armements modernes,lapplication des feux contre des adversaires irrguliers devientparalllement de plus en plus problmatique et fait courir aux armesoccidentales, et amricaines en premier lieu, le risque de linadaptation.

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    Puissance de feu illimiteet conflits limits

    ar del ses effets dvastateurs sur les champs de bataille de laSeconde Guerre mondiale, lemploi du feu selon une logique de guerre

    totale a connu son paroxysme avec les bombardements stratgiquesmens par les Allis et visant des cibles militaires, villes et concentrations

    industrielles allemandes et japonaises. Mais si lapparition du feu nuclairepermet datteindre un potentiel de destruction jusqualors ingal, elle seproduit au moment mme o se clt lre des guerres totales. Les pratiqueset moyens de destruction ayant, auparavant, constitu le rpertoireclassique des armes savrent progressivement en dcalage flagrant avecdes contextes politiques et militaires ne justifiant pas de placer le feu aucentre des stratgies adoptes par les puissances occidentales.

    Puissance de feu et petite guerre :le Vietnam et ses consquences

    Lapplication de l American Way of War25 au Vietnam montre les effets

    pervers dune action militaire intgralement axe sur la puissance de feu.Ds les premiers temps de son engagement au Sud Vietnam en 1965,larme amricaine met en uvre une guerre dattrition o lemploi massifdes feux tous les niveaux remplace pour ainsi dire toute stratgie. Peuadapt pour lutter contre une gurilla, loutil militaire amricain persiste envain rechercher des grandes units ennemies pour les dtruire par le feu.A linverse, imposant aux Amricains son mode de confrontation sur unterrain quil choisit le plus souvent dans des zones peuples leVietCong parvient contourner lavantage technologique de sonadversaire, qui persiste trop longtemps riposter par le feu, de faon aussimassive quapproximative. La furtivit des insurgs et lintrt ducommandement amricain pour le body count poussent les militaires privilgier certains modes opratoires qui occasionnent un grand nombrede victimes parmi la population civile.

    Le pendant arien de ces pratiques, incarn par une campagne debombardements telle que Rolling Thunder, de 1965 1968, reflte toutautant cette inadquation fondamentale entre une doctrine arienne

    25

    American way of war fait rfrence la manire amricaine de faire laguerre.

    P

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    dinspiration douhetienne26 et lobjectif politique recherch dans une guerrelimite27. Quils soient le fait de linfanterie, de lartillerie ou de laviation, ces dommages collatraux conjugus aux effets psychologiques desdplacements forcs de population et aux campagnes de dfoliation,finissent donc par aliner dfinitivement la population du Sud Vietnam28.Dans ce quil est dsormais convenu dappeler une guerre au sein despopulations 29, cette focalisation amricaine sur une puissance de feucrasante tous les niveaux du combat a pour effet direct de dlgitimerlaction militaire et de compromettre lobjectif politique poursuivi.

    Limportance centrale accorde la puissance de feu reste, ausortir de la guerre du Vietnam, solidement ancre dans la culture militaireamricaine. Recherchant la bataille dcisive en crasant le plus ttpossible son adversaire pour lamener se soumettre ou ngocier, laculture militaire amricaine sinscrit probablement dans la ligne desguerres napoloniennes en Europe et des leons qui en ont t retires

    lpoque par Clausewitz. Renforce par une culture accordant une placeprivilgie lpanouissement individuel, et intrinsquement rticente exposer directement ses soldats, cette philosophie de la guerre se traduitnotamment par la doctrine Weinberger 30, qui impose des conditionsplus restrictives lutilisation des forces armes amricaines, mais qui faiten sorte que rien ne limite dsormais les moyens militaires jugsncessaires pour lemporter, une fois lengagement militaire dcid par lepouvoir politique31. Ce faisant, loin de renoncer la suprmatie de lapuissance de feu dans son modle de guerre, cette doctrine constituedavantage un moyen de mettre en place les conditions politiques quipermettront, le cas chant, de mener une guerre sans avoir souffrir des

    26Du nom du gnral italien Giulio Douhet qui a dvelopp le concept de

    bombardement arien dans les annes 1920. Voir Giulio Douhet, La Matrise delair, Paris, Economica, 2007.27

    Voir Patrick Facon, Le Bombardement stratgique, Monaco, Editions du Rocher,1996, pp. 267-276.28

    Voir Andrew F. Krepinevich, The Army and Vietnam, Baltimore, Johns HopkinsUniversity Press, 1986, pp. 164-193.29

    A ce sujet, voir Rupert Smith, L'Utilit de la force. L'art de la guerre aujourd'hui,Paris, Economica, 2007.30

    Le recours prfrentiel des Amricains la puissance de feu est parfois dcritcomme une obsession quasi philosophique de prserver la vie des soldats, dansune socit ou lpanouissement individuel est peu compatible avec le sacrifice

    irrflchi et automatique au profit dun systme. Voir, par exemple S.L.A. Marshall,Men Against Fire. The Problem of Battle Command in Future War, Gloucester,Peter Smith, 1978, pp. 204-205.31

    La doctrine Weinberger, du nom du secrtaire dEtat la Dfense de RonaldReagan, est en ralit une liste de six conditions qui doivent tre remplies avanttout engagement militaire des Etats-Unis : menace avre des intrts vitaux desEtats-Unis ou de leurs allis, engagement sans rserve avec lintention de vaincreladversaire ou pas dengagement du tout, adquation permanente entre lobjectifet la composition des forces, objectifs politiques et militaires clairement dfinisavec emploi des capacits ncessaires pour les atteindre, soutien du Congrs etde lopinion publique, engagement des troupes en dernier ressort. Voir CasparW. Weinberger, The Uses of Military Power , Discours devant le National PressClub Washington, 28 novembre 1984, http://www.airforce-

    magazine.com/MagazineArchive/Documents/2004/January%202004/0104keeperfull.pdf.

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    hsitations et des critiques lies lchec du Vietnam esprant ainsitourner la page de la dfaite dans lopinion publique amricaine.

    Du volume la prcision :

    la difficile intgration des feux aroterrestresAlors que les petites guerres comme le Vietnam ne sont gure loccasionpour les forces amricaines de faire progresser lintgration des feuxaroterrestres, les rflexions autour de la doctrine Airland Battle et laRevolution in Military Affairsdes annes 1990 vont finalement parvenir lacclrer. Grce aux progrs considrables accomplis depuis les annes1970 en termes de transmission de linformation et de prcision des tirs,illustrs par lopration Desert Storm, il semble la fois possible desubstituer au volume des feux des frappes de prcision, et de coordonnerplus troitement laction des diffrentes composantes des forces armescharges demployer ces feux de prcision.

    Le flottement doctrinal amricain qui suit lchec au Vietnam finit parengendrer la doctrine Airland Battle au dbut des annes 1980, doctrinequi devient la rfrence pour les forces de lOTAN jusqu la fin des annes1990 et qui est globalement mise en uvre pendant la guerre du Golfe en1991. Destine contrer les forces mobiles et suprieures en nombre duPacte de Varsovie, cette doctrine conue par lUS Army consacre lideselon laquelle forces terrestres et forces ariennes ne peuvent intervenirsparment aux niveaux tactique et opratif, et postule que la puissancearienne sera incontournable pour avoir une chance de remporter labataille terrestre. En plus de leurs missions de bombardement stratgiqueet de conqute de la supriorit arienne, les forces ariennes amricainesfaisant face une invasion du Pacte de Varsovie doivent donc frapper dansla profondeur, pour neutraliser le second chelon adverse avant quil neparvienne sur la ligne de front, permettant ainsi aux forces terrestres alliesde lemporter sur un premier chelon ennemi isol de ses soutiens.

    Dans les faits, cette coopration aroterrestre ressort plus dunpartage des zones de responsabilit que dune vritable intgration desforces et des feux. Bien que la doctrine Airland Battle intgre lamanuvre gnrale les bombardements ariens dans la profondeur (AirInterdiction), lutilisation de ces mmes bombardements au plus prs desforces terrestres (Close Air Support) pose toujours le risque de tirs

    fratricides et ncessite un effort particulier de coordination jusquaux plusbas chelons, ce que lorganisation traditionnelle du Command and Controlpermet difficilement. En effet, les forces terrestres de lOTAN en ordre debataille sont organises en corps darmes, divisions, brigades, etbataillons ou rgiments dont les units lmentaires sont au contact delennemi le long dune ligne qui forme la Forward Line of Own Troops(FLOT)32. Or, la quantit dobjets susceptibles de traverser la troisimedimension du champ de bataille aroterrestre, notamment lapproche etau-del de la FLOT, ncessite une gestion extrmement rigoureuse de cetespace pour viter les collisions entre aronefs, obus et roquettes

    32

    Forward Line of Own Troops signifie la ligne (la plus en) avant des troupesamies .

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    dartillerie, drones de reconnaissance et autres missiles sol-air du mmecamp. Une telle gestion fait alors lobjet dun Airspace Coordination Order(ACO) qui dlimite prcisment lespace (zones, couloirs ariens, limitesdiverses) et la chronologie affects chaque intervention dans la troisimedimension de la zone des oprations.

    Lopration Desert Storm de lhiver 1990-1991 rvle pourtant ladifficult de mettre cette doctrine en pratique. A cette occasion, moinsdtre planifies plusieurs heures, voire plusieurs jours lavance, lesmissions de Close Air Support (CAS) sont extrmement rares pendantloffensive terrestre. De fait, la coordination des feux aroterrestres reposepresque exclusivement sur la dsignation dune ligne de coordination desappuis feux (Fire Support Coordination Line/ FSCL), parallle la FLOT etsitue dans la profondeur adverse, qui dlimite les zones couvertes par lesappuis feux des forces terrestres (artillerie et appui feu hlicoptre pourlessentiel) et celles incombant aux forces ariennes. Au demeurant, ce

    partage stricto sensu du domaine dapplication des feux donne lieu uncertain nombre de rats. Alors que la FLOT et la FSCL progressent vers lafrontire irakienne au rythme de lavance des lments terrestres de lacoalition, de nombreuses cibles dopportunit ne peuvent tre traites parattaque arienne, compte tenu de ce que celles-ci se trouvent en de dela FSCL. Quant aux forces terrestres, elles ne peuvent, pendant cettemme offensive, faire usage de la totalit de leurs appuis feux organiqueset de leurs hlicoptres dattaque, notamment ceux disposant de lacapacit de frapper bien au del de la FSCL33. Pris isolment, cescafouillages de niveau tactique nont pas dimpact dcisif sur le rsultat delopration, mais en affectent nanmoins lefficacit et la marge de succs.Ainsi, le fait que la moiti de la garde rpublicaine irakienne puisse en

    quelques heures schapper de ltau des forces de la coalition la faveurde ce genre de dysfonctionnement, dans une impunit quasi totale, permet Saddam Hussein de conserver un outil militaire majeur, dont il usera parla suite pour craser les rbellions chiite et kurde.

    Nanmoins, le bilan de la campagne de bombardements arienssur larme irakienne demeure suffisamment loquent pour que lapuissance arienne confirme son rle essentiel sur le champ de bataille,grce lalliance consacre de la puissance de feu et de la prcision34. Lesmunitions guidage laser permettent de rduire considrablement leserreurs de vise. La prcision mtrique de ces bombes, combine aux

    33Voir par exemple Benjamin Lambeth, The Transformation of American Air

    Power, Ithaca, Cornell University Press, 2000, pp. 130-138.34

    Si les experts, le CENTCOM et les organes de renseignement amricains ont, l'issue de la guerre, des estimations n'tant pas identiques, le constat demeurecelui d'une efficacit indite des frappes. Selon les rsultats du Gulf War Air PowerSurvey, prs d'un quart des vhicules blinds des units de la Garde Rpublicaineprsentes sur le thtre d'opration avait t dtruit avant le dbut de l'offensiveterrestre. Ce groupe d'experts runis par l'US Air Force estime galement queparmi les units irakiennes dployes sur le thtre et n'appartenant pas laGarde Rpublicaine, les blinds et l'artillerie ont subi plus de 50% de pertes sousl'effet de la campagne arienne. Thomas A. Keaney et Eliot A. Cohen, Revolution

    in Warfare? Air Power in the Persian Gulf, Annapolis, Naval Institute Press, 1995,pp. 92, 103.

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    conditions mtorologiques favorables du milieu dsertique, offrent unavantage dterminant aux forces ariennes de la coalition, tandis que lesmissiles de croisire tirs partir de plates-formes ariennes et navalesatteignent, avec la mme efficacit, des cibles programmes dans leursystme de navigation. Cette dmonstration des capacits de la puissancearienne ravive de manire apparemment paradoxale les forcescentrifuges qui sopposent, en coulisse, la dynamique dintgrationinterarmes aux Etats-Unis, sur fond de restrictions budgtaires de laprs-guerre froide35.

    Dix ans plus tard, en Afghanistan, il apparat rapidement que lestroupes au sol isoles ne peuvent oprer de manire efficace et scurisesans une troite collaboration avec les forces ariennes, notamment enmatire dappui feu. Alors quelles interviennent dans la valle de Shah-iKot en Afghanistan au mois de mars 2002, lUS Army et les forcesspciales de la coalition Enduring Freedomse trouvent confrontes des

    adversaires plus nombreux que prvus. Outre les nombreux hlicoptresendommags, les Amricains dplorent plusieurs tus, dont certains partirs fratricides occasionns par des bombardements ariens demands enurgence36. A la suite de cette opration en Shah-i Kot et par la voix decertains de ses gnraux, lUS Air Force accuse lUS Army davoir voulumener seule lopration et davoir, par l mme, empch une planificationsolide et flexible de lappui feu arien37.

    Au final, jusque dans les annes 1990, lintgration des feuxaroterrestres ne connat de progrs rels que dans la perspective de laguerre conventionnelle en Centre Europe. Ces avances savrent

    particulirement utiles lorsque, du fait des contraintes politiques croissantesdans laprs-Guerre froide, il apparat impratif de contrler avec prcisionlemploi qui est fait de la puissance de feu, en tirant profit des volutionstechniques accomplies au cours des dernires dcennies. Pour autant,bien que le modle de guerre occidental sefforce de matriser les effets collatraux possiblement dvastateurs de la puissance de feu, ensubstituant progressivement la prcision au volume, cette place toujoursprpondrante de la puissance de feu dans la culture militaire du leaderamricain ne va pas sans poser de problmes, particulirement lorsqueses allis ont un rapport parfois divergent aux pertes humaines, militairescomme civiles.

    35Gordon et Trainor rvlent les querelles ayant oppos les institutions et les chefs

    de lappareil militaire amricain pendant la guerre du Golfe. Dans un chapitreintitul ironiquement Air-Land Battles , ils accusent notamment le JFACC(Commandement des forces ariennes interarmes) davoir tent de vaincreSaddam Hussein par les seuls bombardements ariens, au dtriment des forcesterrestres de la coalition. Voir Michael R. Gordon, Bernard E. Trainor, TheGenerals War,op. cit. pp. 309-331.36

    Bruce R. Pirnie, Alan Vick, Adam Grissom, Karl P. Mueller, David T. Orletsky,Beyond Close Air Support. Forging a New Air-Ground Partnership, SantaMonica/Arlington, RAND, 2005, pp. 56-60.37

    Charles J. Dunlap Jr., Air Power against Terror: Americas Conduct ofOperation Enduring Freedom (La force arienne contre la terreur : la conduite de

    lopration Enduring Freedom par les Etats-Unis) de Benjamin S. Lambeth , Air &Space Power(en franais), vol. 3, n 4, 2007, pp. 88-89.

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    Lintgration des feuxen coalition et ses enjeux

    our historique quil soit, le phnomne de coalition revt uneimportance particulire pour le modle de guerre occidental, puisque

    cest sous cette forme exclusive quil est dsormais mis en uvre dans lesoprations de haute intensit. Longtemps conues comme multiplicateur depuissance militaire, les coalitions participent dsormais de la lgitimationpolitique des interventions militaires, rvlant souvent en contrepartiecertaines diffrences dapproche chez les coaliss. En effet, bien que lacolonne vertbrale des coalitions occidentales contemporaines soitgnralement forme de membres de lOTAN, ceux-ci nen prouvent pasmoins des difficults politiques percevoir, au gr des tensionsinternationales, la figure commune dun ennemi qui soit justiciable durecours la force. Or, lacclration des boucles dcisionnelles quiprcdent lapplication des feux rendent ces diffrences dapproches deplus en plus complexes grer, une fois les oprations dclenches.

    Coalitions occidentales et lien transatlantique

    Si ces coalitions nimpliquent pas systmatiquement les mmes acteurs,les observations croises entre pays occidentaux et les interactions entreleurs institutions militaires entretiennent la cohrence globale dun modlequils ont contribu faonner au cours des deux derniers sicles. Suivanten cela une tendance gnrale dans une Europe occidentale qui na plusconnu daffrontement militaire sur son territoire depuis 1945, la Franceinscrit rsolument sa dfense dans une logique de coopration europenneet internationale. Elle nenvisage dailleurs plus doprations militairessignificatives en dehors dun cadre multinational et considrelinteroprabilit avec ses allis comme une condition essentielle ses

    futurs engagements38.

    Bien que les modalits de son appartenance lAlliance atlantiqueaient fait lobjet dun dbat parlementaire au printemps 2009, la France, pasplus quaucun autre membre de lOTAN, ne remet en question lexistencemme dun trait qui garantit chacun une assistance mutuelle etautomatique, sil venait tre attaqu. Si la menace qui avait justifi lardaction de ce trait a disparu avec la fin de la Guerre froide, larsurgence hypothtique dune autre menace majeure moyen et long

    38

    Dfense et Scurit nationale. Le Livre blanc, Paris , Odile Jacob, LaDocumentation franaise, 2008, p. 201.

    P

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    termes semble a priori carter toute tentation de dmantlement delAlliance. Simple application du principe de prcaution au niveaustratgique ou manifestation dun degr dintgration irrversible, la surviede lOTAN et lvolution de ses missions ne vont pourtant pas sans poser

    de problmes dadaptation, notamment quand les pays membres delAlliance interviennent en dehors de la zone atlantique. Contraintes de seprparer lventualit dun affrontement majeur et symtrique, tout enmenant des oprations de stabilisation, les armes occidentales doiventmettre en uvre, au quotidien, un modle mixte et ajustable dont lacomplexit, les exigences et les enjeux sont dcrits par le gnral Krulak

    travers le terme de Three Block War39

    . Alors que la prparation dun conflitmajeur sarticule naturellement sur une puissance de feu optimise tousles niveaux du combat terrestre, arien ou naval, suivant un modletraditionnel occidental, dont les Etats-Unis semblent tre dsormais leprincipal dpositaire, les conflits asymtriques au sein des populationsscartent notablement de ce modle leur conduite ne pouvant reposersur ce seul lment de laction militaire.

    LOTAN, entre standardisation et intgration

    Sil est dsormais unanimement admis que laspect militaire nest quunepartie de la solution qui permettrait de rsoudre les crises comme celle delAfghanistan, et que celle-ci passe invitablement par une mise encohrence de tout un spectre de missions (diplomatie, aide humanitairedurgence, aide la reconstruction et au dveloppement de lconomie etdes institutions locales), laction militaire de lOTAN nen demeure pasmoins confronte des limites lies sa gnalogie mme.

    De la superposition la standardisation

    Bien que les armes des principales puissances dEurope occidentalesoient avant tout les hritires de leurs propres traditions militaires, le jeudes alliances impos par la situation en Europe aprs la Deuxime Guerremondiale les pousse immanquablement sinspirer de la superpuissanceamricaine qui garantit leur scurit face au Pacte de Varsovie. La crationde lAlliance atlantique va bien au-del dune alliance politique, dans lamesure o les armes des membres de lAlliance atlantique ont galementpour vocation de sintgrer dans une structure militaire commune ou OTAN,domine de fait par les Etats-Unis. A la diffrence des coalitions du pass

    (coalitions contre Napolon, Triple alliance, Triple entente, Grande Alliancesopposant lAxe), la vocation de lOTAN nest pas simplementdadditionner ou de coordonner plusieurs armes nationales dans unconflit, mais duniformiser ou standardiser des normes, systmes etprocdures aux armes allies qui se rassemblent, de fait et en dpit desensibilits politiques diffrentes, autour dun modle de guerre semblable.

    39Le gnral Krulak dcrit comment dans un mme espace et dans un laps de

    temps trs rduit, les soldats occidentaux (en loccurrence des marinesamricains) sont parfois contraints de remplir des fonctions aussi dissemblablesque le combat de haute intensit, le maintien de la paix ou encore laide

    humanitaire durgence, Charles C. Krulak, The Strategic Corporal: Leadership inthe Three Block War , Marines Magazine, janvier 1999, pp. 11-23.

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    Prpares autour de matriels compatibles, de procdurespartages et dentranements communs, les forces des pays membres delOTAN, mobilisables sous un commandement unifi, sont supposesoptimiser leur dfense dans le cadre de larticle 5 du trait de lAlliance.

    Dans le strict domaine des feux, la plupart des armes des pays membresde lOTAN utilisent dsormais des calibres communs pour les principauxtypes darmements terrestres, confrant ainsi aux armes descaractristiques communes. Il en va de mme pour les armements tirs oulargus partir daronefs (obus, bombes, roquettes, missiles). Lescaractristiques techniques de ces armements, tout comme les procdurescommunes qui rgissent leur emploi, sont dfinies par des standardizationagreements(STANAG) de lOTAN40.

    Si ces standards de lOTAN nont pas de caractre contraignant, ilssimposent nanmoins aux membres de lorganisation qui veulent garder

    un statut de membre actif et une certaine influence sur les dcisions prisespour leur scurit collective. En plus dtre lun des contributeurs les plusimportants de lOTAN dans les oprations en cours, la France a fait cechoix de la compatibilit de ses matriels et de ses procdures avec lesnormes de lOTAN ds lpoque de la Guerre froide41, alors quelinteroprabilit ne devient un thme central qu partir de 1991. La Franceest galement prsente dans la plupart des niches capacitaires danslesquelles peu de membres de lOTAN peuvent ou souhaitent sinvestir :dans le domaine des appuis feux terrestres par exemple, lartilleriefranaise fait partie de lArtillery System Coordination Activities(ASCA) quiregroupe les artilleries des cinq membres de lOTAN disposant dunsystme automatis de gestion et de coordination des tirs dartillerie (avec

    les Etats-Unis, lAllemagne, le Royaume-Uni et lItalie)42. Ainsi les tirs depices dartillerie franaises (canons, mortiers lourds, lance-roquettes)gres par le systme dAutomatisation des Tirs et des Liaisons delArtillerie Sol-Sol (ATLAS)43 peuvent-ils tre intgrs une manuvre des

    40Un standardization agreement de lOTAN est un document cadre qui dfinit,

    pour le domaine envisag, les normes en vigueur dans lOTAN. On parlera enfranais d accord de normalisation .41

    La France est aujourdhui le quatrime contributeur des forces de lOTAN entermes de troupes dployes. Pour plus dinformations, voir le site du ministre dela Dfense, http://www.defense.gouv.fr/otan.42

    LASCA est une plate-forme commune de messagerie par transmission

    automatique de donnes, compatible avec les cinq systmes de gestion et decoordination des tirs dartillerie. Ces cinq systmes sont le Advanced Field ArtilleryTactical Data System (AFATDS/Etats-Unis), le Battlefield Artillery TargetEngagement System (BATES/Royaume-Uni), le Artillerie Daten Lage EinsatzRechnerverbund (ADLER/Allemagne), le Sistema Informatico di Reggimento diArtiglieria(SIR/Italie) et lAutomatisation des Tirs et des Liaisons de lArtillerie Sol-Sol (ATLAS/France).43

    Cr pour un contexte de guerre froide par la socit Thals pour remplacer lesystme ATILA, le systme ATLAS calcule des donnes aussi varies que laposition des cibles et celle des pices, les effets prvisibles de la planimtrie duterrain, de la mtorologie ou encore de la rotation de la Terre sur la trajectoirebalistique des obus. Vritable prcurseur de la guerre rseau centre , cesystme dsigne quasi instantanment les pices dartillerie les mieux places sur

    le terrain pour concentrer leurs tirs sur les cibles dsignes, lopration ne prenantque quelques minutes. Outre le fait quune telle intgration des pices dans un

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    feux mene en commun avec des pices dartillerie dautres membres delASCA, avec la mme rapidit de traitement que dans le simple cadrenational. Par ailleurs, en plus de cette intgration horizontale des feux, cessystmes automatiss de gestion et de coordination des tirs dartillerie

    disposent dinterfaces leur permettant de sintgrer dautres systmesdinformation et de communication interarmes et interallis. Le systmeATLAS permet notamment dintgrer les tirs dartillerie dans la gestion de latroisime dimension pour viter les tirs fratricides sur aronefs44, ou dedclencher des tirs dartillerie sur des objectifs acquis par dautres capteursque les radars ou les observateurs terrestres (drones, par exemple).

    Rester compatibles avec les standards amricains

    Dans le domaine des feux ariens, larme de lAir et laronavalefranaises font partie des rares forces ariennes pouvoir sintgrer dansun dispositif de frappes ariennes majoritairement centr sur les capacits

    de lUS Air Force. Parmi les pays de lOTAN participant lopration AlliedForce au Kosovo en 1999, seuls les avions britanniques, canadiens etfranais employaient des bombes guidage laser au ct des avionsamricains, ces derniers ayant men eux seuls 80% des frappesariennes45. Dans lopration de stabilisation mene actuellement enAfghanistan, les Mirage 2000 D et les Rafale de larme de lAir, enalternance avec les Super Etendard Moderniss de la Marine nationale,assurent une prsence permanente des forces ariennes franaises ausein de lopration de lOTAN , la Force Internationale dAssistance et deScurit (FIAS), et contribuent au quotidien la lutte contre les insurgstalibans en assurant avec succs des frappes ariennes au profit destroupes de la coalition dployes au sol46.

    Cette volont de sintgrer ne doit pourtant pas masquer lesdifficults techniques et procdurales que rencontrent les allis de moindreenvergure pour rester compatibles avec le leader amricain47. Vritableserpent de mer de lintgration otanienne, la compatibilit avec lesstandards les plus rcents des armes amricaines (qui voluent plus viteque ceux de lOTAN), pose de manire rcurrente le risque du gaptechnologique entre une superpuissance centrale en opration et ses

    systme de gestion permet une acclration de tout le processus allant de

    lidentification de la cible larrive des coups sur cette cible, le systme Atlaspermet, grce au calcul instantan des facteurs physiques de la trajectoire desobus dobtenir un tir demble . Un tir demble est un tir qui ne ncessitepas de tir de rglage partir duquel les observateurs demandent ensuite unajustement pour obtenir le tir attendu . La capacit de tir demble garantitlarrive des obus sur la cible la premire tentative.44

    Grce linterface avec le systme MARTHA (Maillage des Radars Tactiquespour la Lutte contre les Hlicoptres et les Aronefs Voilure Fixe).45

    Benjamin Lambeth, The Transformation of American Air Power, op. cit., p. 213.46

    A propos de lAASM et des SEM en Afghanistan, voir par exemple BillSweetman, Cleared Hot. Controller-to-pilot links guide coalition air ops ,Defense Technology International, vol. 2, n 9, 2008, pp. 30-31.47

    Pierre Lellouche et Franois Lamy, Mission dinformation sur la situation en

    Afghanistan, Rapport dtape, Paris, Assemble nationale, 29 octobre 2008,http://www.asplib2.com/upload/78/docs/rapport_afghanistan_octobre_2008.pdf.

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    allis48. Rendue particulirement sensible eu gard au risque accr dedommages collatraux quengendrerait une mauvaise intgration des feux,cette question ne va pas sans poser de problmes aux nations quiinterviennent au ct des armes amricaines dont les composantes ne

    sont dailleurs pas toujours parfaitement compatibles entre elles49.

    La charnire air-sol :vritable dividende oprationnel du conflit afghan ?

    Dans les oprations hors zone de lOTAN, dautres aspects, pluscirconstanciels, viennent sajouter ces difficults. En Afghanistan, lesforces dployes relvent de deux oprations diffrentes : loprationamricaine Enduring Freedom(OEF) dont lobjet tait de dtruire les basesdAl Qada en Afghanistan ainsi que le rgime taliban qui les hbergeait, etla FIAS, qui sest progressivement superpose, puis quasiment substitue lOEF. Comme pour le Kosovo, lOTAN a cr une structure decommandement ad hoc pour lAfghanistan compte tenu de lloignementgographique et conceptuel de cette opration par rapport la mission historique de lAlliance. Les buts et les acteurs de ces deux coalitionsntant pas les mmes, malgr de nombreux recoupements, la coordinationentre toutes les units agissant aujourdhui sur ce territoire rsulte decompromis entre les procdures amricaines, les procdures de lOTANimportes du thtre centre europen, celles cres pour le thtre afghanet les cultures propres de certaines armes europennes en matire decontre-insurrection et de maintien de la paix.

    Comme souvent en pareille situation, les armes qui redcouvrent

    les oprations dures adaptent une partie de leur corpus doctrinal et deleurs procdures aux ralits du thtre doprations. A ce titre, le cas desfrappes ariennes en appui des forces terrestres est particulirementremarquable en Afghanistan. Alors quinitialement les forces spcialesamricaines de lopration Enduring Freedomcomptent majoritairement surle Close Air Support(CAS) pour leur appui feu, dautres frappes ariennessont galement diriges sur les objectifs sensibles du rgime taliban. Bienque le recours la puissance arienne se soit avr crucial dans la dfaitedu rgime taliban, les erreurs de tirs lors des missions de CAS ont rvlnombre de lacunes dans la coordination air-sol50, et ont pouss les armesamricaines redfinir les procdures, les protocoles et la prparation deleurs quipes en charge du guidage terminal des bombardements ariensau profit des troupes au sol. Identifie comme une ncessit oprationnelle

    48Par exemple, les armes europennes avaient d adopter en urgence la

    nouvelle norme didentification amis/ennemis (IFF mode 4) en 1991 pour participer la guerre du Golfe, puis les bombes guidage laser pour le bombardement duKosovo en 1999, alors quen Afghanistan, le CAS par transmission dimagerierenseigne semble simposer autour du systme amricain ROVER. Sur ce dernierpoint, voir Pierre Lellouche et Franois Lamy, Mission dinformation sur la situationen Afghanistan, op. cit.49

    Voir par exemple Michael Gordon et Bernard E. Trainor, The Generals War, op.cit., p.312.50

    Christopher F. Bentley, Afghanistan, Joint and Coalition Fire Support inOperation Anaconda , Field Artillery Journal, septembre-octobre 2002, pp. 10-14.

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    ds les premiers temps de lopration Enduring Freedom, cette intgrationde tous les feux directs et indirects au service des oprations spcialesou conventionnelles est le rsultat dune concertation entre armes de lairet de terre, aronavales et forces spciales qui interviennent en

    Afghanistan et qui matrisent cette capacit. Le manque deffectifs, lecaractre lacunaire du combat et labsence initiale dartillerie lourde ontoccasionn une multiplication des recours au CAS, rvlant rapidement lenombre insuffisant dquipes de contrle de lappui arien ou Tactical AirControl Party (TACP). Un TACP est une petite quipe au sol, isole ouinsre dans un dispositif plus large, qui a pour mission dassister lesaronefs pour les frappes ariennes. Articule autour dun contrleurarien avanc (Forward Air Controller/ FAC)51, cette quipe est charge delextraction des coordonnes de lobjectif vis, de son illumination et deschanges radio avec les aronefs quelle guide.

    Venu des Etats-Unis, le concept de Joint Fires Observers (JFO) apartiellement combl le nombre insuffisant de TACP en confrant desobservateurs issus de toutes les armes, en plus de ceux de lAir Forceoudes forces spciales, une formation spcifique pour le CAS permettant derelayer laction dun FAC ou de sy substituer en cas de ncessit52. Lesconcepts proches du JFO ayant pralablement exist dans dautresarmes occidentales tendent tre redfinis et standardiss. En France,par exemple, les units au sol disposent de dtachements de liaison,dobservation et de coordination (DLOC) susceptibles dintgrer tous lesappuis feux interarmes et interarmes la manuvre jusquaux plus baschelons. Ces DLOC qui agissent au niveau des GTIA53, comprennentnotamment un TACP charg du CAS, lui-mme relay ou remplac, le cas

    chant, par des observateurs avancs aux chelons subalternes (sous-GTIA, voire section) qui disposent dune qualification pour le CAS.

    Elments charnires entre les forces terrestres et les forcesariennes, ces quipes au sol assurent galement, au quotidien, la jonctionentre les allis, compte tenu de ce quelles peuvent bnficierindiffremment de lappui daronefs issus dautres contingents nationaux.Sil est possible de considrer que le conflit afghan nest ni dimensionnantni forcment reprsentatif des formes de conflictualit venir, la vritableprouesse ralise sur ce thtre en matire dintgration des feux et desprocdures peut sans doute tre transpose utilement dans des scnarios

    dengagement diffrents, y compris dans le cadre dun conflit plus symtrique et malgr dventuelles dfenses sol-air adverses.

    51Le contrleur arien avanc peut tre galement dsign par dautres

    acronymes tel le JTAC (Joint Terminal Air Controller). Voir OlivierZajec / Compagnie Europenne dIntelligence Stratgique, Puissance arienne etthtre urbain, juillet 2007, p. 123,http://www.cesa.air.defense.gouv.fr/IMG/pdf/PUISSANCE_AERIENNE_ET_THEATRE_URBAIN.pdf.52

    Voir par exemple Michael A. Longoria, D. Wayne Andrews et Steven P. Milliron, Joint Fires Observer , Field Artillery Journal, septembre-octobre 2005, pp. 30-34.53

    Groupement tactique interarmes, soit environ le volume dun bataillon. Chaque

    GTIA est lui-mme subdivis en trois ou quatre sous-GTIA (du volume dunecompagnie), eux-mmes composs de plusieurs sections.

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    En mars 2003, cest forte de cet enseignement afghan, encorercent lpoque, que larme amricaine attaque larme irakienne enintgrant tous les feux aroterrestres jusquaux chelons tactiques les plusbas, russissant par l mme ce quelle navait jamais vritablement russi

    dans le cadre doctrinal de lAirland Battle. Dans le compte-rendu demission qui est fait par la 3e division dinfanterie amricaine la suite de saparticipation lopration Iraqi Freedom, il apparat que la boucleObservation-Orientation-Dcision-Action (OODA)54 devient si courte moins de 10 minutes que le commandement de la division se voit danscertains cas contraint de ralentir les avions appels en vue de mener unemission de CAS55.

    Cette remarquable intgration des feux, supporte par lacclrationdes changes dinformations, dsormais disponibles tous les niveaux ducommandement et du combat56, est alors dautant plus ncessaire que les

    pays occidentaux nont plus ni la capacit, ni la volont de dployer deseffectifs comparables ceux de la guerre du Golfe de 1991. Prcdecette fois dune campagne de bombardements ariens de seulement trois jours, lattaque aroterrestre mene en 2003 contre une arme irakienneaffaiblie et peu motive, quoique estime 300 000 hommes, privelittralement celle-ci de toute libert de manuvre et conduit rapidement son effondrement. Ds lors, lune des cls de lcrasante russite initiale dela coalition et du caractre extrmement rduit de ses pertes rside sansdoute, pour une bonne part, dans les progrs raliss en matiredintgration des feux depuis 1991.

    Lamlioration remarquable de lintgration des feux aroterrestreset interallis sur un thtre comme lAfghanistan confre de facto unesolide garantie de protection la force dploye sur le terrain, mais cefaisant, la Revolution in Military Affairs ne fait quapporter une rponsetechnique un problme socio-politique plus large quelle ne peutradiquer totalement : la difficult croissante justifier la perte de vieshumaines dans les socits occidentales.

    Le feu en phase de stabilisation :entre protection de la force et dommages collatraux

    Engages dans des oprations de stabilisation complexes, les armes

    occidentales se voient contraintes de poursuivre ladaptation de leursmodes de recours au feu. En raison du caractre limit des enjeuximpliquant les pays membres de lOTAN dans le conflit afghan, leurspratiques militaires font lobjet de contraintes politiques considrables, enpartie sous la pression de leurs opinions publiques nationales et delaversion de celles-ci pour les pertes humaines, tant civiles que militaires.

    54Sur la gense de ce concept forg par John Boyd, voir Herv Coutau-Bgarie,

    Trait de stratgie,5me

    Edition, Paris, Economica, 2006, p. 656.55

    Third Infantry Division (Mechanized), After Action Report , Operation IraqiFreedom, p.138, http://www.globalsecurity.org/military/library/report/2003/3id-aar-jul03.pdf .56

    Cette acclration gnralise des flux dinformation, considre comme

    centrale dans lvolution rcente des oprations, fait quon parle dsormais de guerre rseau centre ou en anglais Network Centric Warfare.

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    Boucle courte et glissement du processus dcisionnel

    En Afghanistan, le caractre lacunaire du front cre un empilement auniveau sub-tactique de capacits et de prrogatives qui se rpartissenthabituellement sur plusieurs chelons de commandement, et dont les pluspetits chelons peuvent bnficier, leur demande, suivant un principe desubsidiarit invers. Dans le domaine des appuis feux notamment,lexprience de lAfghanistan a montr les bnfices pouvant tre tirs dufait de disposer de tous les appuis disponibles, en boucle courte, jusquauniveau du bataillon, voire de la compagnie, sans passer par les chelonsorganiques suprieurs.

    La ralit de cette contraction des processus permet dsormais des units lmentaires de combat (un sous-GTIA franais par exemple)de demander, dobtenir et de guider des tirs dartillerie ou de mortiers maisgalement du CAS sur lennemi proche. Si cette intgration des tirs

    dartillerie ou de l appui feu hlicoptre aux plus bas chelons nest pas, proprement parler, une rvolution dans la manuvre des forcesterrestres de la coalition, lintgration du CAS a connu, en revanche, uneacclration telle quelle engendre automatiquement un glissement duprocessus dcisionnel vers le bas.

    En effet, le raccourcissement lextrme de la boucle dcisionnelleau combat - la boucle OODA voque en supra - change galement lanature de celui qui dcide dengager ou pas un adversaire par le feu. Alorsquau Kosovo, en 1999, les bombardements ariens faisaient toujourslobjet dune planification 72 heures dans le cadre de lAir Tasking Order

    (ordre qui rpartit les missions ariennes dans le cadre de lACOprcdemment dcrit), le pouvoir politique conservait son autonomie dedcision jusquau moment de la frappe arienne : il est ainsi arriv, parexemple, que lexcutif franais oppose son veto au bombardement decertaines cibles en Serbie ou au Kosovo. Si cette prrogative du pouvoirpolitique demeure fondamentale pour lexercice de la force militaire dansles dmocraties occidentales, le raccourcissement de la boucle OODAinterdit, mcaniquement, de passer par un filtre politique direct etsystmatique. Sil est toujours possible dattendre quun chelon plus levde la hirarchie militaire comme civile valide ou non la demande debombardement dune cible particulire, lurgence de certaines situationsinterdit cette option aux troupes au sol dont la survie peut dpendre de la

    ractivit de leur chef sur le terrain, dun TACP, dun pilote ou dun lmentdartillerie.

    Le retour du politique : caveatset dommages collatraux

    Pour limiter les effets de ce glissement du processus dcisionnel vers leterrain, le pouvoir politique des diffrentes nations intervenantes laboredes rgles dengagement auxquelles les militaires doivent seconformer. Ces rgles dengagement dfinissent par anticipation lessituations dans lesquelles le pouvoir politique autorise lusage des armes.Bien que ces rgles dengagement ne lvent pas toujours le doute dans lessituations les plus complexes et les plus urgentes, elles permettent

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    nanmoins aux militaires de se situer dans un cadre juridico-politique aussiprcis que possible.

    En coalition, les limites fixes par ces rgles dengagement varientdune nation lautre et savrent parfois extrmement restrictives.Traduisant des sensibilits nationales diffrentes, ces restrictions demploi ou caveats sont dautant plus contraignantes pour les coalitions quellessont parfois tenues secrtes jusquau moment o une unit de la coalitiondcline une mission en invoquant lesdits caveats57. Or, dans la boucleOODA, les units engages dans les combats au sol ou fournissant lappuifeu des units engages sont rgulirement amenes sintgrer microchelle. Il nest pas exclu, par exemple, quun appui feu arien soit le faitdun avion hollandais, guid par un TACP amricain pour appuyer dessoldats franais De telles combinaisons ne sont ni inconcevables nimme redouter, si lon considre le travail en coalition comme

    multiplicateur de puissance. Lexistence de ces caveatsimpose nanmoinsau commandement de la coalition de sassurer, en pralable certainesmissions, que les rgles dengagement de toutes les parties impliquessont bien compatibles, au risque de voir sinstaurer, terme, unedangereuse distinction entre ceux qui veulent et ceux qui ne veulentpas remplir lintgralit de la mission de lOTAN, distinction qui viendraitsajouter celle qui existe dj entre ceux qui peuvent et ceux qui nepeuvent pas , pour cause dincompatibilit technique ou procdurale. Parailleurs, cette coordination a priorientre des units rpondant des rglesdengagement diffrentes peut rendre la force composite qui en rsulte peu mme de faire face lincertitude et aux surprises inhrentes lactionmilitaire.

    Bien que les caveats de certains contingents nationaux soientparfois lexpression de particularismes culturels ou historiques58, ilstraduisent le plus souvent la crainte de trop exposer ses soldats ou encoredavoir justifier des dommages collatraux . Vritables drameshumains, les bombardements accidentels de populations civiles deviennentvite un enjeu majeur de communication, voire de propagande sur le thtreafghan. Pour rduire autant que faire se peut le risque de frapper par erreurdes populations civiles, les aronefs de la coalition, comme certaines deses pices dartillerie, ont recours prioritairement des frappes de hauteprcision (guidage par laser ou par GPS), dont les effets peuvent

    thoriquement tre rduits au strict ncessaire

    59

    . Pour autant, la

    57Le gnral James Jones compare les caveats cachs un cancer qui

    affaiblit les efforts de lOTAN pour accomplir une mission. Voir David S. Yost, Aninterview with General James L. Jones, USMC, Retired, Supreme AlliedCommander Europe, 2003-2006 , Research Paper, n34, NATO DefenseCollege, janvier 2008, http://www.ndc.nato.int/download/downloads.php?icode=14.58

    Voir par exemple, le cas de lAllemagne. Aline Leboeuf, Entre dveloppementet scurit : les interventions allemandes en crise , Focus stratgique, n 13, Ifri,janvier 2009, pp. 27-32.59

    Les small diameter bombs (bombes de petit diamtre) ou encore les

    concrete filled bombs (dans lesquelles lexplosif est remplac par du bton)permettent de rduire considrablement la dangerosit des frappes ariennes,

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    technologie ou les rgles dengagement ne sauraient tenir la promesse durisque zro, notamment dans le cas dune demande inopine de CAS o lasurvie de lunit prise sous le feu peut dpendre de la vitesse de raction.

    Sans nier la ralit des dommages collatraux , leurcapitalisation par les insurgs reprsente, en labsence dobservateursindpendants, une contrainte potentiellement trs forte et un moyenstratgique dattnuer le volume des feux notamment ariens employspar la coalition. En effet, les victimes civiles de bombardements ariens oula simple suspicion de leur existence ont pu avoir un effet immdiat, ycompris sur les oprations militaires en cours. Ainsi, en propageant detelles rumeurs dans lopinion publique afghane lt 2007, les Talibansont pu contraindre des reprsentants locaux et le prsident Hamid Karzai protester contre les bombardements ariens auprs du commandement dela FIAS60. Ces protestations ont alors impos une suspension des

    oprations les plus dures (notamment celles que menaient les forcesspciales amricaines contre un bastion taliban), vritable pauseoprationnelle qui a permis aux insurgs de se replier en bon ordre unmoment particulirement critique. Bien que les journalistes embarqus 61 permettent parfois de limiter la manipulation delinformation par un camp comme par lautre leur objectivit restesujette caution62.

    Enfin, le risque pour la coalition doccasionner des pertes civiles encherchant protger ses soldats est dautant plus accru que les insurgsprivilgient, pour combattre les units de la coalition, la proximit despopulations civiles afin de pouvoir sy disperser une fois lengagementtermin. De la mme manire, ces groupes dinsurgs recherchent simbriquer au maximum avec les units quils combattent pour limiter lespossibilits demploi du CAS ou les tirs dartillerie, alors susceptiblesdatteindre les troupes de larme nationale afghane (ANA) ou de lacoalition (tirs fratricides).

    Si, dans nombre de situations durgence, il apparat difficile dedissocier la protection des forces engages du risque de dommagescollatraux, les frappes ariennes au sens large contribuent pourtant renforcer, au quotidien, le sentiment dinscurit des populations civiles.Les incontestables progrs accomplis en termes de renseignement et de

    ciblage sont alors susceptibles de focaliser la coalition sur lefficacit

    alors quune partie des munitions dartillerie peut galement tre guide par GPS,comme cest le cas de lobus Excalibur ou de certaines roquettes.60

    Thomas Rid et Marc Hecker, War 2.0 . Irregular Warfare in the Information Age,Westport, Praeger, 2009, p. 180.61

    A la diffrence de la guerre du Golfe, au cours de laquelle les journalistes taientregroups en poolset encadrs par des officiers de presse, larme amricaine enIrak et la FIAS en Afghanistan privilgient dsormais lincorporation desjournalistes au sein mme des units militaires.62

    Ils sont dune part soumis la difficult de garder une distance critique vis--visdes units dont ils partagent lexistence, dautre part linscurit et au risque de

    kidnapping sils saffranchissent de la protection de la coalition. VoirThomas Rid etMarc Hecker, War 2.0, op. cit., p. 90.

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    tactique et les gains de court terme des frappes ariennes, au dtriment deleur cot politico-stratgique plus long terme63.

    Formaliser les cadres dapprhension diffrents ?Sur le thtre irakien, en avril 2003, la phase symtrique (contre larmergulire irakienne) de lintervention amricaine, pour clatante quelle aitpu paratre militairement, ne constitue, au final, quune parenthse dequelques semaines avant que la situation militaire ne change radicalementde nature. A lorigine de fortes tensions politiques dans la communautinternationale, y compris au sein de lAlliance atlantique, lvolution de cetteopration en Irak rvle galement les oppositions de style entrelapproche amricaine de la stabilisation et celle de certains allis,oppositions qui rsonnent, en retour, jusquen Afghanistan.

    Compte tenu de son degr dimplication relativement important,cest larme britannique qui semble prouver les plus grandes difficults collaborer avec larme amricaine. Deux chercheurs britanniques, DavidBetz et Anthony Cormack, sinterrogeaient rcemment sur lescontradictions entre ce quils dfinissent comme la faon britanniquetraditionnelle de mener une contre-insurrection (dont lun des piliers estlemploi minimum de la force)64 et la puissance de feu mise en uvre, auquotidien, pour protger des soldats en nombre toujours plus faible65.

    Toujours selon ces auteurs, cette compensation des effectifs par unrecours devenu systmatique la puissance de feu, ceci mme par lesBritanniques, compromet laction entreprise sur les curs et les esprits .Ce glissement dans leur mthode traditionnelle est dautant plus invitableque les soldats britanniques ont t dploys, en Irak comme enAfghanistan, dans des bastions particulirement virulents de rsistancearme o, bien souvent, les insurgs ont linitiative. En outre, lesretombes des hsitations et des maladresses initiales du leadershipamricain, notamment en Irak, nont pas toujours permis aux forcesbritanniques de mettre en uvre leurs schmas traditionnels, moins axssur la puissance de feu.

    63

    Voir par exemple, Lara M. Dadkhah, Close Air Support and Civilian Casualtiesin Afghanistan , Small Wars Journal, dcembre 2008,http://smallwarsjournal.com/blog/journal/docs-temp/160-dadkhah.pdf.64

    David Betz et Anthony Cormack, Iraq, Afghanistan and British Strategy ,Orbis, Vol. 53, n 2, 2009, pp. 320-321. A travers lhistoire, ils considrent lespoints suivants comme des constantes dans le modle britannique de contre-insurrection au sens large (pacification, stabilisation) : (1) Coordination delaction des diffrents ministres impliqus, (2) combat des fondements delinsurrection plutt que des insurgs eux-mmes, (3) emploi minimum de la force,(4) respect des lois, (5) tre prsents et se montrer plutt que fouiller et dtruire,(6) appui des oprations sur du renseignement, et (7) russite passant parlinstauration dun cadre politique.65

    Au Kosovo, le rapport entre soldats britanniques dploys par habitant tait de 1

    pour 50, en Irlande du Nord de 1 pour 65, en Irak de 1 pour 370 et en Afghanistande 1 pour 2000. Voiribid., p. 329.

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    Dune manire gnrale, au del des diffrences dapprochepurement militaires, lemploi massif et rgulier de bombardements dansune opration de stabilisation pose galement le problme de lacompatibilit avec les volets civils pour laide et la reconstruction, problme

    quil convient de grer en amont et dans un cadre global avec tous lesacteurs des organisations internationales et non-gouvernementales, encoordination troite avec les autorits du pays, faute de saliner le soutiende la population locale66. Or, cette transition entre une phase puremen