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Le fou d'un roi couronné d'oreilles

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DU MEME AUTEUR

Simagrées, 1967. L'Eternullité, 1973.

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Le fou d'un roi couronné d'oreilles

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A ma femme.

Les gardes et la couverture sont dus à Jean-Claude Goossens

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MAURICE FONTAN

LE FOU D'UN

R O I

C O U R O N N É

D' OREILLES

L'AMITIÉ PAR LE LIVRE

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Il a été tiré du présent ouvrage, numérotés et signés, des exemplaires

de A à Z sur chiffon des Papeteries de Lana avec un tirage à part signé du frontispice

de 1 à 320 sur Gothic de Condat

ACHEVÉ D'IMPRIMER EN DÉCEMBRE 1978

POUR LES PUBLICATIONS DE

L'AMITIE PAR LE LIVRE SUR LES PRESSES DES IMPRIMERIES RÉUNIES 22, RUE DE NEMOURS

RENNES

I.S.B.N. 2-7121-0049-2 © 1978, by L'Amitié par le Livre

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« Il faut quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa, en la bénissant et non amoureux d'elle. » (NIETZSCHE).

I

- st-ce une belle mort ? Qu'est-ce qu'une belle mort ?

Claude déposa sur le marbre du guéridon, tel un drapeau, le quotidien solidaire de sa hampe. Il aurait en tête, toute la soirée, le drame de la place du Salin. Oui, il porterait la croix de ce nouveau malheur. — Mon vieux, laisse tomber, lui disait parfois ce bon Louis Laporte, son collègue potard de la pharmacie Campion.

Lorsque Claude Martineau sortit de la Brasserie Le Cardinal, la pluie avait cessé. Il hésita à traverser la place Wilson. Le roulage effréné des voitures, insensé comme un rodéo, l'intimidait. En cette soirée de septembre 1974, la rentrée était accomplie. Toulouse l'Occitane, après l'accalmie des vacances, rechutait dans le parisianisme. Sur un fond de nuit

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aux néons, l'orage avait peine à fulgurer mais toni- truait haut, par-dessus le rauquement des moteurs. Claude acheta un journal. La bleue de La Dépêche du Midi. Le numéro même qu'il venait de parcourir quelques minutes plus tôt au café, il le voulait pour lui.

Le titre : « Un drame à Toulouse », suivi du cha- peau : « Brûlé vif en place publique. S'agit-il d'un règlement de compte ou d'un suicide ? » Il fut sur le point de chercher querelle au pigiste. Avait-il le droit...? Mais il sortit de l'incidente pour considérer le triste sort du malheureux. L'homme : un certain Jean Schérer. Homonymie parfaite avec le nom et le prénom de son ami Schérer. Il serait donc revenu à Toulouse ? Pas possible ! Comment ne l'aurais-je pas su ?

Dans le square La Fayette, des êtres « spec- treux », sous la blafarde lumière tamisée par le feuillage. A cette heure, après la pluie, des errants sans âge qui n'avaient rien à faire ici. Ni ailleurs. « Fort pourcentage de suicidaires », aurait dit le pigiste. Et il en aurait dénombré les catégories : vieux, harassés de solitude ; époux, saturés de conjugalité ; amants en crise ; émigrés sans espoir ; joueurs décavés ; employés écœurés de ponctualité ; vieilles filles épuisées de bonne conduite ; miséreux sans âme.. ; papillons fanés de la nuit. Mais, ici et là, en transit, la jeunesse effrontée aux glandes en folie. Sortie, par grappes de cinq ou six, des bars à juke-boxes ; descendue de motos, par couples. Mais, en cet îlot-cimetière, le manque est vite insup- portable. On retourne à ses décibels.

Claude pensa à sa jeunesse. A Jean Schérer. A la vie de Jean Schérer. A sa mort... A sa mort ? Mais non, demain, au commissariat on lui dirait : — Ce n'est pas de votre Schérer qu'il s'agit. Et de fait,

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dans la photo, il ne retrouverait pas les traits de son ami. Ouf ! Il respirerait, libéré.

La douce image de Lucile lui apparut. Il s'atten- drit. Cette fille qu'il aimait tant, il faudrait la quitter un jour. Alors qu'il savait ne pouvoir vivre sans elle. Désespoir romantique ? — Non évidemment. De cela, il s'était expliqué avec lui-même bien des fois. Devant le restaurant des Américains, il n'at- tendit guère. Elle était ponctuelle. Claude ne fit pas allusion au fait-divers.

— Ta sinusite, ma chérie ? — Ça va mieux, mais... — Mais...? — Tu sais, la Directrice me laisse peu d'espoir

d'être nommée adjointe d'enseignement. Lucile professait au C.E.S. Toulouse-Lautrec, en

qualité de maîtresse-auxiliaire. Fonction précaire, comme chacun sait. — Aurai-je du travail l'année prochaine ? Ils renoncèrent au concert ; l'un et l'autre préoc-

cupés et assurés, ce soir-là, d'être peu réceptifs à la musique, fût-elle de Mahler.

— Lucile, mon petit, il faudra que tu fasses le sacrifice de t'expatrier. Il reste, dit-on, quelques académies déficitaires...

Le sujet, maintes fois abordé déclencha de nou- veau une dispute d'amoureux. Fièvre ardente à évolution rapide. Ils pressèrent le pas, comme pour ajuster leur marche au tumulte de leurs pensées et à la vivacité de leurs propos. Seul Claude, admi- rable de vigilance tranquille, restait dans la querelle très en deçà de la zone critique. Garde-fou, garde- corps, garde-feu, garde-cœur. Heureusement, car Lucile s'abîmait tout de suite dans le désespoir. Au point d'être injuste :

— Etre masochiste à ce point, tu comprends que

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c'est suspect. Si tu m'aimais, tu ne m'inciterais pas à te quitter...

Et lui de s'appliquer à montrer, pour la ennième fois que leur amour était sans avenir, qu'il faudrait bien se résoudre à se séparer. Il parlait avec calme, sans dissimuler son émotion. On le sentait résigné à subir la sentence irréfragable. Cela venait d'hier, d'avant-hier. A dire vrai, ça lui paraissait formulé depuis l'atome primitif. Il disait paradoxalement : — Tout nous sépare ; même et surtout notre amour.

Elle lui reprochait alors son intelligence : — Moi, je t'aime sans savoir pourquoi ; je ne

suis pas très futée, c'est vrai, mais je ne demande pas autre chose que d'être un jeune animal heureux. Une félicité de chatte, voilà qui me suffit. Toi, je te vois très bien couchant avec Françoise ; puis, après l'amour, lisant et relisant avec elle, Adolphe, son livre de chevet.

Il répliqua pour proclamer son anti-adolphisme. La discussion dégénérait en dispute littéraire. La fuite éperdue de deux jeunes hommes au milieu des passants fit diversion. Un vieux grand-père fut renversé, sans dommage apparent, par les forcenés qui poursuivirent leur course dans l'étroite rue du Périgord. Incident banal de la grand-ville. On s'in- terroge sur les tenants et aboutissants. De la cavale, on ne saura rien. Oublieux, les passants reprirent leur marche, comme si de rien n'était.

— Ils ont, pensa Claude, l'hypervigilité stupide de ce chat qu'une puce urgente détourne de la souris. Lui aurait pu suivre les deux chenapans sans se laisser distraire des soucis de l'heure. Sa force : rien ne le dévoyait. Au contraire, il se devait de capter signes et clins d'œil des choses et des êtres. Ainsi, les deux gars galopeurs le ramenaient à Jean Schérer, son copain déserteur, et à lui-même, pâle

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doublure du héros. — Ah ! quelle histoire ! J'ai bien failli y perdre mon âme ; alors que Jean risquait sa vie... Vraiment, est-ce que ça lui ressemble ce sui- cide par le feu ?

Et il se demandait pourquoi le malheur frappait si souvent ceux qu'il avait aimés.

— Non, je ne veux pas le croire. Il vit... Je ne sais comment ni où, mais il vit. Oh ! je ne le vois pas commis de perception, ni épicier, ni coiffeur pour dames. Il avait la peau d'un croquant. Ecorché vif et révolté, mon Schérer... Et ma petite Lucile qui trottine près de moi en reniflant ses larmes, que pourrais-je pour la sauver ?... Mon copain aussi je l'aimais ; et voilà quinze ans que j'ai accepté sa sortie de théâtre. Occulté, caviardé. Qu'ai-je tenté pour découvrir une piste ?

Lucile ne disait mot, habitée d'un noir chagrin de veuve. Elle s'attendrissait sur le sort de la petite vieille qui, dans dix, quinze, vingt ans, lui survivrait, en son cocon de rides et d'amertume... Car il était l'Elu, Claude, l'Unique. De quoi faire sourire la moins cynique des minettes. Mais oui, perdre cet homme, pour elle, c'était une mutilation. Plus d'ovaires. Plus de projet. L'épave.

Pour l'heure, dans l'esprit de Claude, la surprise du fait-divers avait donné une priorité apparente à l'ami. Toutefois, à la manière des dévots de jadis, il avait pour elle — et non pour Dieu —, en toutes circonstances, une pensée habituelle.

Ils s'étaient engagés dans la rue Saint-Bernard, passant devant l'A.B.C., naguère cinéma de petite vertu, pour une clientèle triste de laissés pour compte. On y projetait, avant la vague porno, des films égrillards, avec l'agrément supplémentaire d'un numéro de streep-tease à l'entr'acte. Aujour-

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d'hui, salle digne et aseptisée pour amateurs de Don Camillo et autres spectacles familiaux.

Dans le petit appartement de la rue Béraldi, Lucile ne désarma point.

— Je me moque de ma carrière si je dois te perdre. Plutôt en finir, tu sais...

— On ne doit pas mourir à vingt-six ans, ma petite. Pas plus qu'on ne doit épouser un homme presque quadragénaire...

— Ni plus jeune, n'est-ce pas, selon tes principes ? — Ne trahis pas ma pensée, Lucile. C'est l'amour

qui est la contre-indication fondamentale. Certes, il fallait lui rendre cette justice, Claude

s'était expliqué bien des fois à ce sujet. Selon lui, pour ceux qui s'aiment, il faut une passion fugace. Il faut brûler et fuir. Attendre la consomption, quelle horreur ! Mieux vaut prévenir le dépérisse- ment de l'amour. Pour cela, la séparation concertée. Romantisme désuet ?

— Pas du tout, soutenait Claude. Je suis lucide et non fleur bleue. Si l'on ne tient pas à l'amour, va pour le concubinage ou le mariage ! Mais, de grâce, pas de promiscuité avec celle (ou celui) qu'on aime. En ce monde sans féerie, les contes s'achèvent tris- tement : « Ils vécurent heureux d'abord, puis... ils eurent beaucoup d'enfants. »

Mais ces arguments, tirés à la fois d'un fonds de culture et d'une réflexion pénétrante, ne permet- taient qu'une première approche de sa discipline. Plus pur, plus subtil encore, le tréfonds de son âme qu'il n'avait jamais livré. A vrai dire, au plus fort de la querelle, Claude se contentait d'invoquer ses scrupules d'honnête homme. Cela constituait l'es- sentiel de sa force de dissuasion du mariage.

— Ma chérie, j'ai trente-huit ans, soit douze ans

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de plus que toi. Ma situation, bien modeste, ne me permet pas de te faire vivre décemment...

Ah ! il lui en coûtait de tenir de tels propos petits- bourgeois, alors qu'il récusait toujours la raison des tiroirs-caisses. Il disait encore :

« Bientôt mes rides d'expression qui, paraît-il, me font une gueule intéressante, s'évanouiront dans le ravinement d'ensemble ; et les quatre idées, qui me permettent de briller parfois, deviendront insuppor- table radotage. Et le sage que je suis aujourd'hui à tes yeux apparaîtra comme un jocrisse. »

Mais il se reprochait encore cette argumentation car elle postulait, chez le partenaire à circonvenir, une grande frivolité. Or, féminine et passionnée, Lucile avait une confiance aveugle en leur amour. Bien qu'elle eût vécu sans pruderie excessive sa vie d'étudiante — mai 68 mit un tigre dans le bas- ventre de bon nombre de minettes ! — son credo affectif se fondait sur l'unicité de la Rencontre. Seule pouvait ébranler sa foi — et encore ! — la perspective menaçante du dépérissement de la passion.

Pour faire bonne mesure, Claude alléguait la précarité de sa santé. — Nous pourrions mettre au monde de futurs orphelins.

L'appartement, dans lequel le couple abritait son intimité, était un domicile de garçon que la jeune femme arrangeait avec goût. Sur les murs du séjour, deux lithos sous-verre : Le Soleil Bleu de Carzou, et L'Amazone aux soleils de Hrair. Elle justifiait son choix : — Le soleil est un dieu dont on ne saurait douter ; je l'honore ; il le mérite...

Sur le divan habillé de dralon jade, ils s'étaient assis, silencieux et boudeurs, séparés l'un de l'autre autant qu'il était possible. Soirée maussade. C'est

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alors que Grouck, à peine sorti du sommeil, avait jugé opportun d'intervenir. Non, Grouck n'est pas un valet chinois. Ni un rat d'hôtel en collant bleu de nuit. Ni le satyre de la pleine lune. Ni Arsène Lupin. Ni Asmodée le Boiteux. Ni un agent de la C.I.A. Non, tout simplement le plus beau chat du monde. Un bâtard dodu, presque obèse ; emmi- touflé dans sa fourrure à poil ras d'un brun chaud qui, sous un certain éclairage, devient roux et révèle, selon son maître, la noblesse de ses géni- teurs ; un air bonasse de nounours que désavoue la malice de ses yeux jaunes.

Intermède. Un peu longuet. Le héros en vaut la peine. Tout en maintenant bien haut son arrière- train, Grouck plongea en avant comme un gym- naste sur le tapis de sol. Il étira au maximum ses pattes antérieures, jointes en une attitude hiérati- que. Puis, avec délice, — gauche, droite ; gauche, droite... — il griffa la laine sans égards pour la tex- ture fibreuse. Il y avait beau temps qu'on lui tolérait de telles privautés de manières. Tant pis pour le décor de sa prison. Car Grouck sortait peu ; et seu- lement à la campagne où son maître se rendait parfois. Il avait donc apprivoisé les choses — selon ses mœurs — à coups de pattes griffues et à belles dents. Une manière d'entrer en sympathie.

Quand il eut sacrifié à son hygiène du muscle, Grouck s'éjecta d'une détente d'athlète sur les genoux de Claude. Celui-ci sursauta et essaya de saisir l'animal qui échappa à son étreinte pour plonger dans le giron de Lucile ; laquelle tenta à son tour de l'immobiliser sans plus de succès. Opé- ration tactique effectuée deux ou trois fois de suite et qui visait à signifier ceci : — Je vous veux l'un à côté de l'autre, prêts à m'aimer. J'enrage car vous faites mine de ne pas comprendre ; alors que je

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vous ai appris, depuis longtemps, à interpréter mes faits et gestes...

La dernière partie du message contenue implici- tement dans la colère de l'œil bridé et la gesticu- lation convulsive de la queue. En dépit de son chagrin, et pour complaire à ce bon petit diable noir, Lucile vint s'asseoir près de son ami, sans pour autant se départir de son air boudeur. Il leur fallut encore achever la mise en scène en croisant haut les bras sur la poitrine, pour ménager le lit de tendresse sur lequel Grouck vint s'allonger comme dans un bain de félicité. La vie de la petite bête était illuminée de ces sortes de communion ; et il ronronnait alors son amour avec une dévote ferveur. En singulière offrande, à la manière du Tombeur de Notre-Dame en prière, il effectuait aussi des contorsions dorsales. Puisant dans le patois de ses Pyrénées natales, Claude appelait ça les « bouquilles » du minet (d'un dérivé du mot bouc). On avait encore, sur la lancée créatrice, fabriqué le néologisme « bouquillou » (substantif) dont on affublait le petit acrobate. Connivence heu- reuse de ces trois êtres : une amitié, une geste, une langue.

Pour ce qui est de la langue, Grouck n'eût été guère plus doué que ses pareils s'il n'avait su prononcer très distinctement son propre nom : « Grouck ! » Peut-être le seul chat au monde capa- ble d'une telle prouesse. Il n'avait pas miaulé plus de trois fois dans sa vie. Par contre, il exprimait ses émotions, ses désirs, ses états d'âme, par ce rauquement très doux, très grave, très bref, très affectueux que produisent les mères chattes durant la période d'allaitement, afin de réconforter, exhor- ter ou morigéner leurs petits. Voilà pourquoi on l'appelait « Grouck ».

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Du rapport que l'animal pouvait établir entre le signifiant et le signifié, il faut laisser disputer les savants. Il reste que Claude trouvait du génie à son chat. Lucile était séduite. Tous deux l'adoraient. Et puis, Grouck portait littéralement bonheur.

— Mon Claude, cette petite bête intelligente nous veut unis. Aurais-tu le courage de me répudier ?

Elle jouait cette carte avec rouerie. — Ai-je l'air d'un prince arabe las de sa favorite ? On se sourit. On caressa Grouck. Il était le média-

teur. Ça allait déjà mieux. Puis on se caressa. Grouck fut un peu oublié. De dépit — et aussi parce que les effusions de ces deux amoureux rendaient sa couche inconfortable — il vint, pattes escamotées sous la panse rebondie, oreilles carénées, chevau- cher un coussin-accoudoir en forme de boudin. Près de lui, on se jurait sa foi. L'ivresse aidant, on parais- sait oublier l'avenir, les interdits dont on venait de disputer. Mais on fit l'amour avec une frénésie de désespérés, comme si le malheur attendait sa proie derrière la porte... Après l'étreinte, l'émotion de l'homme qui contemple sa bien-aimée, nue, déli- cieuse dans l'abandon. Et celle-ci, heureuse, lovée contre le grand corps de son amant. Ainsi, la certi- tude qu'ils s'aiment. Car l'après-amour signifie. C'est évident. Seulement voilà, le ver irréfutable se nourrit des meilleurs fruits.

Lucile s'était rhabillée hâtivement. — Il est tard... Elle vivait avec ses parents dans une maison toulou- saine, boulevard de Suisse. Quatre pattes jointes, Grouck avait pris son élan et bondi d'abord sur la table, puis sur les épaules de la jeune fille qui poussa un cri de surprise. — Grouck ! Grouck ! fit le chat, tout aussitôt allongé comme une étole autour du cou de Lucile. Ce qui, pour la circonstance, signi- fiait — à quelques nuances près — en langage

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grouckien : T'en vas pas, je te veux ici avec petit père Michel.

Car ils bêtifiaient sans vergogne avec leur bébé- chat, lui prêtant une tendresse filiale. Ils se don- naient mutuellement de la « Mère Michel », du « Père Michel ». Cela fait grand bien de bêtifier, n'en déplaise aux gens sérieux qui refusent de se commettre avec l'innocence.

Après le départ de son amie, Claude relut l'article relatant le suicide par le feu. Peu de détails. On avait identifié l'homme : Jean Schérer, trente-huit ans. Une incisive manquante permettait d'être for- mel. Après l'autopsie, le médecin légiste pouvait conclure au suicide à la manière des bonzes. Une hypothèse avait été émise qu'il fallait écarter selon le praticien : le crime camouflé en suicide. On aurait supputé vainement la probabilité d'un règlement de comptes « par des groupes occultes (sic) qui n'ad- mettaient pas que Jean Schérer, condamné en 1968 à quinze ans de réclusion, eût été libéré de la Maison Centrale de Muret en 1973 ». Mais l'enquête policière marquait le pas et ne corroborait en rien, pour le moment, les conclusions du médecin légiste.

— Trente-huit ans ! ce serait bien son âge ; nous sommes nés l'un et l'autre en 1936. Etrange coïnci- dence, tout de même... Oui, mais quinze ans de réclusion criminelle ? Je ne peux pas y croire...

Certes, Claude savait bien — et pour cause ! — que son camarade avait professé l'objection de conscience, qu'il avait même été condamné pour désertion d'un camp de réfractaires. Passé de mal- heur dont il revendiquait en grande partie la res- ponsabilité, toujours enclin à croire qu'il ne faisait jamais assez pour assumer la misères des autres. — Si je l'avais mieux conseillé... mais non, il ne

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s'agit pas de conseiller en pareil cas ; il faut tout partager, vivre en symbiose. Jean est parti sans un mot. Cela prouve bien qu'à ses yeux je n'étais plus son frère. Et depuis quinze ans de silence total, j'ai perdu — pour toujours — cette image que j'aimais et qui me valorisait. Quant à un Jean Schérer cri- minel, je ne veux pas y croire. Ne voit-on pas par- fois dans la presse : « M. X (profession, domicile) tient à informer ses clients, amis et connaissances qu'il n'a rien de commun avec son homonyme, l'escroc (ou le voleur à la roulotte, ou l'assassin...) qui a été récemment arrêté et incarcéré à... »

Cependant, ce Jean Schérer bis lui inspirait aussi le respect. Parce que Claude trouvait remarquable qu'on choisît librement les circonstances de sa mort. Décider que, maintenant et ici, l'œuvre s'achève. Ici et maintenant, le dernier point de l'ou- vrage, le dernier mot du manuscrit, la dernière touche sur la toile. Ici et maintenant, le dernier battement de son cœur. L'ultime volonté et le fiat suprême pour le jusqu'au-boutiste du libre-arbitre.

Grouck, qui avait englouti sa ration de pâtée « Ronron », prit ses quartiers de nuit entre deux coussins, sur le divan. Claude, lui, allait écrire sa lettre à M. Valencin. Puis il faudrait tout de même se coucher ; et subir l'insomnie peuplée de Schérers désespérés. Et se demander encore... est-ce une belle mort ? qu'est-ce qu'une belle mort ?

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II

Toulouse, le 16 septembre.

T u l'as connu, mon grand Schérer. Entre vous, rien qui vaille ne fut échangé. Du moins directement. Pourtant, M. Va- lencin, il était extraordinaire. Moi je l'aimais pour tout ce qu'il était, avait, pouvait. Et que je n'étais pas, n'avais pas, ne pouvais pas. En lui, une rage peu commune de vaincre. Et une présomption qu'aurait dû décourager l'honnête évaluation des obstacles. Un conquérant de l'impossible. Au petit pied, tout de même, car il faut être juste et rame- ner les exploits du héros à l'échelle de l'univers modeste de l'enfance et de l'adolescence.

Jean n'appréciait que les luttes viriles. A dédai- gner, selon lui, les succès scolaires parce qu'il trouvait dérisoires les enseignants, veules les ensei- gnés. Les études ? Fadaises pour fillettes ou jeux d'eunuques. Dans le même sac, avec l'aquarelle et la tapisserie — ornements pour demoiselles de pen-

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sionnát — les maths, la littérature, les langues mortes et vivantes. Il faut bien te faire une raison, M. Valencin, ça

ne pouvait pas être ton disciple. Cependant, je crois qu'il ne t'était pas indifférent ce chasseur toujours curieux d'une nouvelle cible : un drop de quarante mètres entre les poteaux ; la noire à 140 pour jouer Perles de cristal à l'accordéon ; un bro- chet de quatre kilos sorti de l'Erelle sur un nylon de vingt centièmes de millimètre ; une nuit d'amour dans les combles de la caserne de gendarmerie avec la fille de l'adjudant-chef... Tu me disais, M. Valen- cin : « Ah ! si ton Schérer engrossait sa petite tête de quelques idées claires, avec la même intrépidité que le ventre des filles... Mais non, tu n'étais pas son Socrate ; il ne deviendrait jamais ton Platon. D'ailleurs, il se méfiait de toi. De toi, le demi-solde de cette armée de cuistres qu'il détestait.

Pourtant, tu allais l'atteindre presque à son insu. Par le truchement du misérable invertébré que j'étais. Car il m'aimait bien, mon Schérer, et j'avais son oreille. Dans laquelle je glissai la parole du Maître, ta parole, sans que ton nom fût jamais prononcé. Séduit tout de suite, mon copain. Cela convenait si bien à sa nature ! Il le tenait, l'exploit. En vérité, le seul à la mesure de son grand appétit. Je savais par toi, M. Valencin, un peu de Bache- lard. Ainsi, « Tout ce qui est grand se fait contre ». Jean était d'accord, tu penses ! Alors commença la lente imprégnation : tu me parlais d'Origène, de Maximilien de Carthage, du curé d'Ars, de Tolstoï, de l'abbé Ude..., les grands ancêtres de l'objection de conscience. Je transposai ces rêves ; j'en tirai une discipline, une discipline sportive : la lutte pour la paix, percutante comme un match de rugby.

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Cependant, tu me mettais en garde contre le prosélytisme excessif. Tu condamnais notamment — tout en conservant estime et amitié pour son auteur — le vieux catéchisme de Suzanne Bouillet. Catéchisme ou manuel du parfait anti-soldat. « Décrivez le fonctionnement de la guerre. — La guerre a trois phases d'évolution : sa préparation ; son action ; et ses conséquences. — Qu'est-ce que la caserne ? C'est l'école de la paresse, de l'hypo- crisie par l'insubordination cachée sous l'apparence d'une obéissance passive ; celle du faux patrio- tisme par l'apologie de la fausse morale, du faux honneur, des faux devoirs, des fausses gloires. C'est l'enseignement du maniement des armes dans le but d'en user contre la vie de ses semblables. En un mot, c'est l'action coupable de la démora- lisation totale de l'individu. »

Trop c'est trop ! Moi, j'adaptais ton discours édifiant, bien plus

modéré que la prose de Bouillet. Il le fallait pour que le catéchumène ne reconnût pas ta disserta- tion dans mon propos. Il m'eût envoyé promener de belle manière. Qu'avait-il lu, en dehors des Trois Mousquetaires et du Miroir des Sports ?... Je parvins à l'appâter avec La Garçonne, dont il con- naissait l'histoire croustillante, pour ensuite lui mettre en main le Non ! de Victor Margueritte. Ça marcha très bien. Il fut conquis et gagné à la cause. Désormais, il attendrait son moment pour défier le monde des marchands de canons et des bellicistes à tous crins. J'étais dans les mêmes dis- positions d'esprit, à ce détail près que, dans la lutte à venir, s'il m'eût paru inconvenant de ne pas confier à Schérer les responsabilités de grand chef, je ne me voyais pas ailleurs que parmi les sans- grade.

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En attendant les heures de gloire, Jacques conti- nuait à glaner des succès sur le stade, au bord des rivières, dans les bals de frairie. Quant à moi, j'écoutais tes libres propos, M. Valencin. Tu me parlais de ton vieil ami Challaye, l'apôtre, le sage. Tu exaltais ses mérites, tenant pour rien en regard ton action personnelle. Alors que je sais les déboires de carrière que te valurent autrefois ton courageux militantisme. Tu citais Lanza del Vasto et Luther King. Tu recherchais la caution de Romain Rolland et de Gandhi. Tu m'entourais de certitudes, M. Valencin. Oh ! je ne te reproche rien. Sans toi, pauvre Claude Martineau ! Mais la Vérité, cette fille nue, on ne la possède pas ; il faut se contenter de la caresser. C'est bien ce que tu prônais d'ailleurs. Mais les jeunes, dans leur besoin d'absolu, deviennent vite plus royalistes que le roi.

Quand Schérer eut atteint l'âge de la conscrip- tion, il attaqua. Ça commença par le scandale du conseil de révision. Tu te souviens, M. Valencin ? Devant l'aréopage, Jean refusa de retirer son slip (c'était alors obligatoire), alléguant son apparte- nance à une secte religieuse qui lui interdisait de montrer à qui que ce soit ses organes génitaux... Regards goguenards d'abord ; puis sourcils sévères. Après l'exhortation en cul de poule, l'impatience qui mordille la moustache, puis la colère coup de sang.

— Gendarmes, mettez-moi ce zigoto à poil ! C'est alors que Jean se mit à « distribuer tous

azimuts » et que les képis jouèrent aux soucoupes volantes. Le jeune récalcitrant difficilement maîtrisé, échappa un instant à la tenaille des représentants de l'ordre pour frapper d'un coup de genou le bas- ventre de M. le Major Inspecteur (ouil ! ouille... ouil, criait celui-ci), voua aux gémonies M. le Préfet,

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hurla sa haine de l'Armée... fit tant et si bien qu'il se retrouva, mûrissant sa haine, préparant des revanches, dans la pénombre humide et crasseuse du cachot de la gendarmerie, pendant que ses congénères conscrits, déclarés « bons pour les filles », se lançaient dans les défilés, farandoles, libations et visites initiatiques de mauvais lieux. C'est toi, M. Valencin, qui fis libérer le mauvais sujet. Je t'avais tout raconté. Tu n'avais pas fini de faire le complexe d'Adrien Sixte.

Moi non plus du reste ; pas exactement pour les mêmes raisons, car je n'étais pas le Maître. Mais c'était tout de même moi qui avais communiqué à mon camarade le virus de la subversion.

— Ton copain l'anarchiste, me disais-tu, n'a rien compris à la non-violence. A quoi bon démolir un major qui n'en peut mais ? Les opérations de com- mandos contre les sergents-recruteurs, le terro- risme physique ou psychique, à quoi bon ?... Pour aimer la paix ? Il faut y voir clair d'abord. Qu'ap- paraisse en pleine lumière l'absurdité de la vio- lence ! Et puis, placer au-dessus de tout la Vie, l'amour de la Vie, l'Amour. Après quoi, prendre son bâton de pèlerin.

Schérer, que j'instruisais de tes critiques, te pre- nait pour un doux rêveur. — C'est fumeux ce qu'il dit, ce type-là et ça sert à rien. Les esprits, les esprits, y me fait rigoler ! Il faut faire du bordel, sans ça on t'écoute pas !

Hurler pour obtenir le silence des autres ; cogner pour imposer la paix ; enfermer qui se permet d'at- tenter à la liberté ; exterminer qui ne respecte pas la vie. Le meilleur par le pire ! Cruelle médecine... M. Valencin, explique-moi Schérer comme tu expli- quais Montaigne. Je sais ce que tu vas me dire : il ignorait l'amour ; non point les pulsions sexuelles,

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ments qui ne furent pas nécessairement analogues. Mais il récusait la retraite orgueilleuse des anacho- rètes. Il voulait, tout au contraire, continuer à vivre parmi les hommes, à condition qu'il fût l'étranger pour ceux-ci... Mieux ! Etre gris dans la grisaille des jours, inaperçu. Et, devenu cloporte, finir sans hâte sous la pierre, écœuré de soi. Claude consulta sa montre : 23 heures. Il fallait dormir un peu. Au delà de ses bagages, il considéra le séjour dépouillé, morne. Sur les murs manquaient cruellement « Le Soleil Bleu » de Carzou et « L'Ama- zone aux soleils » de Hrair. Les deux lithos choisies par Elle. Un souci : vérifier que le billet de chemin de fer se trouvait en bonne place dans son porte- feuille. Il y était. L'occasion de détruire ce qui gon- flait inutilement la pochette de cuir. Il avait, au cours des dernières heures, déchiré et jeté à la poubelle tout un passé de papier. Une lettre, une liste d'adresses, deux photos subirent encore le même sort. Pas de quartier ! Il agissait avec une froide détermination, sans hésitation, sans faiblesse.

Certain d'avoir rompu les amarres pour une par- tance tranquille, il fit sa toilette de nuit et se coucha sur le canapé. Dans l'ombre, détendu, soulagé, libéré de toute allégeance, il se dit que demain il ferait bon aller ailleurs consumer le reste de son âge. La vacuité de son esprit lui parut délectable...

Soudain, un grattement très proche de l'oreille. Quelque chose de connu, d'archiconnu pour ladite oreille. On frotte doucement le drap de dessus. Deux yeux jaunes en surplomb sur la tête de Claude. — Grouck ! grouck !... Intrusion sous le drap du corps souple et bien fourré. Sans surprise, Claude accueille sur sa poitrine le précieux dépôt : son petit roi couronné d'oreilles.

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