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LE FRONT

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ROBERT DAVEZIES

LE F R O N T

LES ÉDITIONS DE MINUIT

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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

VINGT EXEMPLAIRES SUR A L F A M A

N U M É R O T É S DE 1 A 20, P L U S

SEPT EXEMPLAIRES HORS-COMMERCE

N U M É R O T É S DE H-C 1 A H-C VII

ⓒ 1959 b y LES ÉDITIONS DE MINUIT,

7, r u e B e r n a r d - P a l i s s y - P a r i s .

Tous d r o i t s r é s e r v é s p o u r t o u s p a y s .

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Prêtre dans une équipe de la Mission de France à Paris, j'ai été conduit à franchir la frontière en octobre 1958.

Après ma sortie de France, j'ai passé quinze jours en Tunisie, en novembre 1958.

J'ai été frappé, au cours des contacts que j'ai eus avec les Algériens de Tunis, de la soli- dité, de la force, de la résolution de ces hom- mes et de ces femmes et en particulier des jeunes soldats repliés des djebels. J'ai décou- vert chez eux une volonté calme, sûre d'elle- même, de remporter la victoire, d'arracher coûte que coûte la liberté de leur pays. Ils m'ont parlé sans passion, sans violence, sans haine, sans grandiloquence. Ils avaient déjà parcouru l'étape de la révolte, ils étaient maintenant, à travers la guerre, sur les chemins de la révolu- tion et de la liberté. Ils m'ont dit qu'ils iraient jusqu'au bout du combat et que de leur pays libre ils voulaient faire de leurs mains un pays développé et indépendant. Ne serait-ce que par fidélité à nos 600 000 morts, me disaient-ils, nous mènerons cette Révolution à son terme.

A mon retour en Europe, parlant avec des

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camarades de France, leur demandant des nou- velles du pays, lisant les journaux français et me souvenant de ce que j'avais vu et entendu avant mon départ de Paris, j'ai vu clairement que, pour beaucoup, pour la plupart même en France, le Front de Libération Nationale Algé- rien était considéré simplement comme d'une part un groupe dynamique et restreint d'hom- mes politiques, d'intellectuels et de militants à l'extérieur de l'Algérie, et d'autre part un cer- tain nombre de bandes armées à l'intérieur, contraintes par la pression de l'armée française à de simples coups de main ou actes de bri- gandage. Mais le peuple algérien est à part, loin de la lutte, ne prenant pas parti.

Ce que j'avais vu à Tunis me faisait pres- sentir que les choses ne se passaient pas comme certains veulent le faire croire au peuple fran- çais. Je découvrais ce que je savais déjà, certes, mais maintenant par expérience directe, que la guerre d'Algérie est la guerre d'un peuple qui se bat pour que cesse une occupation étrangère. J'ai vu que la force du Front de Libération Nationale, la force de ses chefs, ils la tenaient de la force même du peuple algérien. Si les jeunes soldats algériens me disaient que les maquis avaient la solidité de la pierre, c'est parce que l'Algérie profonde les soutient cha- que jour.

J'ai voulu interroger, choisis dans le peuple algérien, hommes et femmes, un peu au ha- sard, ces vieux et ces vieilles, ces réfugiés,

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ces soldats, ces enfants, ces syndicalistes, ces militants politiques, leur demander de me dire ce qu'a été leur passé, ce qu'ils attendent de l'avenir et surtout ce que représente pour eux le 1 novembre 1954 et la guerre. Pour cela je suis revenu en Tunisie et je suis allé au Ma- roc.

Je les ai écoutés, je transmets telles quelles leurs paroles, sans faire écran entre eux et le lecteur, pour que celui-ci puisse apprendre directement, expérimenter en quelque sorte la réalité même de l'Algérie en guerre.

Ils m'ont dit leur humiliation passée, leur souffrance, le mépris qui pesait sur eux, leur solidarité avec leurs combattants et leur volonté de vaincre. Ceux qui, en France ou ailleurs, voudront bien écouter ces hommes et ces fem- mes simples, ces jeunes gens, ces jeunes filles, ces enfants, seront convaincus, je pense, que ce peuple, jusque dans ses couches les plus profondes, veut vivre libre, veut être lui-même, veut construire son propre avenir. Ils reconnaî- tront même que, dans et par sa lutte, le peuple algérien atteint ce but.

Ils ne pourront pas ne pas voir qu'il est im- possible de venir à bout de cette volonté de millions d'hommes tendus vers la libération de leur pays.

Mais encore, ils auront touché directement l'âme algérienne et ils seront en quelque ma- nière contraints d'aimer ce peuple, ces hommes qu'ils ne connaissaient pas. Ils ne pouvaient

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pas les connaître, d'ailleurs, parce que les colo- nisateurs ont toujours réussi à cacher le visage des colonisés et non seulement à cacher mais à défigurer ce visage. Ils sauront maintenant qui sont les hommes, qui sont les femmes, qui sont les enfants auxquels nous faisons une guerre impitoyable.

Je me porte garant de l'authenticité de tout ce que le lecteur va trouver dans ce livre. Mes in- terlocuteurs me sont apparus dignes de foi. Le lecteur pourra juger de leur qualité à partir de leurs témoignages. Qu'ils n'aient pas tout dit, qu'ils se trompent quelquefois, je suis le pre- mier à en convenir. Ils disent les choses telles qu'ils les voient, telles qu'ils les ont vues, ils racontent les événements à leur manière. Mais, précisément, ce qu'ils sont est, j'en suis convaincu, une donnée fondamentale de ce problème qu'ils nous posent depuis bientôt cinq ans.

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LES MILITANTS DE L'U. G.T.A.

Dès les premières pages de ce livre, le lecteur va découvrir dans une clarté brutale quelques- unes des réalités qui ont déterminé le déclen- chement de la Révolution :

Le racisme, la misère du peuple des campagnes dépouillé

de sa terre, et du peuple des villes sans travail, le patriotisme algérien, la rupture entre les hommes politiques de

1954 et les masses, et l'élan soudain, irrésisti- ble de la base vers l'indépendance, qui laisse sur place intellectuels et permanents des partis.

Les seules questions que je me pose ici, au début de ce livre, concernent le peuple algérien avant le 1 novembre 1954. Mes interlocuteurs, militants de l'Union Générale des Travailleurs Algériens, auraient, bien entendu, beaucoup d'autres choses à dire.

Quelques chiffres permettront de mesurer la force révolutionnaire du peuple algérien dans

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les années qui ont immédiatement précédé la guerre.

Sur les 21 millions d'hectares de l'Algérie du Nord, l'Algérie tout entière s'étendant sur un peu plus de 221 millions d'hectares, les terres de l'Etat et des communes couvrent en 1952 plus de 11 millions d'hectares. Les colons européens en occupent 2 700 000 et les fellahs sont repous- sés sur 7 100 000 hectares. Ainsi, les deux tiers des terres algériennes sont passées, depuis 1830, de leurs anciens propriétaires autochtones aux mains des hommes de l'Administration fran- çaise et des propriétaires privés européens.

Pendant ce temps, de quelque 2 000 000 d'hommes en 1830, la population algérienne musulmane passait à 8 500 000 en 1954. Elle dépassera, d'après les prévisions les plus réser- vées, 15 millions en 1975.

Les fellahs, sur des terres d'années en années plus arides et plus étroites, voyaient croître le nombre de leurs enfants et monter la menace d'une famine mortelle. Ils ont voulu recon- quérir leurs terres et reprendre leur pays.

Ce n'est pas le seul point de départ de la Ré- volution algérienne, mais il est fondamental. La guerre d'Algérie est d'abord une guerre de paysans pauvres et de paysans sans terre.

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I

— J'ai trente ans aujourd'hui. Je suis né dans les monts du Guergour, dans le Constan- tinois, l'une des régions les plus pauvres de l'Algérie, dans les montagnes kabyles où la terre à cultiver est rare, où les gens ne meurent pas, mais vivent à peine.

Pour ma part, je suis issu d'une famille nom- breuse et très pauvre. On n'a pas de terre, on n'a pas de propriété. La seule richesse était le chef de famille, mon père, qui allait travailler pendant quelques mois en France et revenait. Il a fait ça neuf fois : neuf voyages dans le sens Alger-Marseille et vice-versa.

Alors, lorsqu'il est en France, nous attendons le petit mandat de 150 francs par mois pour vi- voter, et quand il revient, il aura peut-être un pécule de mille ou deux mille francs que nous usons ensemble pour les sept membres de la fa- mille. Nous étions cinq enfants, quand même.

Cent cinquante francs par mois, à cette épo- que-là. Parce que c'était bien quand même, en

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1936, 1934. C'était cent cinquante francs par mois. Et c'étaient les débuts, un peu de ma jeu- nesse, l'école où je commençais à voir un peu la vie, tu vois.

Et on les attendait. On attendait le petit man- dat qui nous permettait de vivre. Nous avions deux ou trois oliviers, quelques figuiers, qui nous permettaient de passer un peu de temps dessus, enfin rien, pour pouvoir vivre, pas de richesse. C'était le cas de la majorité des gens du village, tu vois.

Et puis, nous étions obligés quand même d'aller en ville tous ensemble, essayer de nous caser dans les bidonvilles des environs d'Alger. Des travaux d'approche, de manière à essayer de pouvoir trouver quelque chose pour nous, les gosses, d'abord, qui avions douze ans. Pour essayer de pouvoir trouver quelque chose, en même temps que le père essayait de travailler.

— Quelque chose au point de vue travail ? — Oui, oui, c'était surtout le plus terrible,

c'était le manque de travail, évidemment... Arri- vés à douze ans, on n'avait plus de place à l'école. D'abord, il n'y avait plus moyen d'aller en classe. On a fréquenté l'école pendant cinq ans, et puis, à douze ans, il fallait aller gagner sa vie. C'était exactement pendant la période de 1940, la grande débandade, et il fallait chercher du travail à douze ans, commen- cer comme tout le monde à faire cireur ou aller faire coursier. Et pour ma part, j'ai commencé à douze ans et demi exactement, à essayer de

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travailler, quoi. A six francs par jour. A ce mo- ment-là, je me rappelle bien, en 1940, alors que mon père travaillait pour vingt-cinq francs.

J'ai commencé apprenti chez un menuisier. J'aidais, tu vois. Travaux de peine plutôt qu'ap- prenti, parce que je n'apprenais rien. Et je commençais à me mêler à la vie de la ville, à voir quelque chose de très différent par rapport à ce qu'il y avait dans les monts de Kabylie. Parce que, là, il y avait des familles, il y avait des petits agriculteurs, c'étaient des petits fel- lahs, mais la vie était très différente du milieu ouvrier autour des villes. Le paysan, l'enfant du djebel souffre, il semble quand même un peu plus heureux que celui de la ville. On était chez soi, on était dans son village, on avait son gourbi ou sa maison, on supposait qu'il y avait rien autour, mais, relativement, c'était déjà pas mal. Mais lorsqu'on arrive en ville, c'est là qu'éclate l'injustice, lorsqu'on voit les buildings et lorsqu'on voit les baraques, lorsqu'on voit les gens habillés et ceux qui vont presque nus, lors- qu'on voit tant de vitrines chargées de gâteaux, de manger, de tas de choses, et qu'on n'arrive pas à les avoir, c'est là vraiment qu'on se ré- volte. A l'âge de treize, quatorze ans, je com- mençais à être révolté par cette injustice. Tout un peuple dans la misère, partout et toujours deux catégories de gens. Et je n'avais qu'à cons- tater seulement que ces deux catégories de gens, différentes sur le plan économique, l'étaient aussi sur le plan racial.

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D'un côté, celui qui avait tout ce qu'il voulait, et de l'autre celui qui n'avait rien. Et il se trou- vait par hasard que c'étaient les Européens qui avaient tout ce qu'ils voulaient. Ça, je n'y pou- vais rien. Ce n'était pas un instinct racial chez moi.

Je n'avais jamais porté une paire de souliers neufs avant l'âge de douze ans, mais j'arrivais quand même là à quelque chose de pire ; on était encore plus malheureux relativement, tu vois. On était beaucoup plus gênés. On voyait des camarades dans les écoles du soir qu'on essayait de fréquenter par sa propre initiative. Quand on allait à des cours du soir, on trouvait des camarades qui avaient le nécessaire. Pour eux, s'habiller, c'était tout à fait naturel, pour eux, faire deux repas par jour, c'était naturel, indiscutable. On était obligé de cacher un peu notre misère parce qu'on en avait honte, comme si c'était une tare ou une maladie, alors que, de fait, on n'y pouvait rien. Mais enfin, entre gos- ses déjà on était gênés ; mais alors révoltés par cette différence, cette injustice sociale. C'est ce qui m'a amené personnellement à commen- cer à prendre conscience de la question de l'Al- gérie elle-même. Auparavant, pour moi, il y avait la vie, et c'est tout.

— Dis-moi, est-il exact que pour beaucoup d'Algériens, et pour toi peut-être aussi, il n'y avait réellement pas les deux repas par jour ?

— Pour moi, c'était l'exception le jour où je faisais les deux repas. C'était plutôt les jours

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qu'on retenait. C'est bien clair, toute ma fa- mille, pendant des années, nous avons vécu littéralement dans la famine. Je ne me rappelle pas avoir jamais mangé à ma faim, jamais. Même au repas unique des vingt-quatre heures qu'on faisait le soir dans les campagnes. C'était le repas du soir qui était le plus important. Alors, dans la journée, on avait un bout de ga- lette qu'on mettait dans sa poche, et puis, toute la journée, on était aux champs ou ailleurs, et même à l'école. Quand on sortait, on n'allait presque pas à la maison, parce qu'il n'y avait rien à manger entre onze heures et une heure et demie. Et c'est le soir que tout le monde avait un repas. Alors, on faisait une soupe ou un couscous, comme d'habitude.

— Et ce n'était pas du tout particulier à ta famille ?

— Ah non, non, c'était très courant. Pour tous mes parents, pour la majorité de nos con- naissances, c'était ça. Quand même, j'ai vécu les premières années de ma jeunesse dans l'une des régions les plus pauvres de l'Algérie. On trouve le premier médecin à 85 kilomètres. Il y avait une région qui avait plus de 100 000 habitants et le seul médecin qu'il y avait, il fal- lait aller à Sétif le chercher, à 83 kilomètres, un médecin communal qui ne pouvait pas soigner quand même 100 000 habitants. Et il fallait pouvoir être un bon marcheur, il fallait pas être malade pour aller à pied jusque-là, ou avoir l'argent nécessaire pour aller jusque-là

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pour se faire soigner. Et il n'y a vraiment pas de richesse, la région est très pauvre. A part l'apport des travailleurs en France, il n'y avait absolument rien. Ce n'est pas du tout étonnant, lorsqu'on retrouve en 1957 certains habitants de l'Algérie avec un revenu de 18 000 francs par an, par tête de pipe, ce n'est pas étonnant du tout que vingt ans plus tôt ils ne l'aient pas.

— Tu reviens à Alger, si tu veux ? — Oui. Alors, j'ai commencé à travailler.

J'avais treize ans, j'avais beaucoup de camara- des, parce que je me mêlais un peu à des clubs sportifs, par exemple, beaucoup de camarades européens. On s'apercevait qu'il y avait non pas une mauvaise volonté de la part des camarades européens, mais plutôt un complexe de supé- riorité chez eux. Nous étions refoulés de par- tout, nous n'étions pas admis, pas même dans certains clubs sportifs. Nous étions presque ca- sernés deuxième collège d'une équipe de foot- ball ou d'une équipe de cross-country, et alors là, peu à peu, on s'apercevait que, malgré tous les efforts que nous faisions pour nous assi- miler, il était impossible de nous identifier comme étant du même peuple, par exemple, ou de la même communauté. On se retrouvait au- tomatiquement en ville dans les grandes artères, à certaines heures de la journée. Mais notre vie se passait surtout dans les bidonvilles, dans notre milieu, où les gens étaient entassés dans les baraquements, sans rien à manger très sou- vent, et dans une misère atroce, sans pouvoir se

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faire soigner. Alors, c'est là que je mesurais tout le décalage qu'il y avait, toute l'injustice qu'on pouvait constater entre une catégorie de la population et une autre.

Pour ma part, c'est en partant de ce décalage économique, de cette injustice sociale que j'avais pris conscience de ma qualité d'Algé- rien. C'est là que s'est posé pour moi le pro- blème de la nation algérienne.

C'était l'époque où les partis politiques, le P. P. A., étaient très actifs, quoique persécutés. L'administration ne leur donnait pas de gran- des libertés. Malgré cela, c'était l'un des mo- ments les plus florissants du nationalisme algé- rien. C'est là que commençait à germer le nationalisme algérien, si l'on veut, d'une ma- nière intensive qui touchait la grande majorité du peuple. Et tout le monde se battait d'abord dans l'espoir de se libérer justement de ses chaî- nes, sur le plan de la dignité, sur le plan de l'injustice sociale, mais aussi sur celui de la défense de la liberté, puisqu'à ce moment-là chacun avait, de près ou de loin, un membre de la famille qui combattait dans l'armée fran- çaise, contre Hitler, contre le nazisme, et on promettait la liberté à tout le monde, la victoire, la victoire de la liberté sur le nazisme.

Et on a travaillé avec ce petit espoir de nous trouver prêts, lorsque la guerre sera finie, à prendre ou à réclamer nos droits. Et c'est préci- sément ce qui est arrivé le jour même de la vic- toire. Tu connais les événements du Constanti-

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nois, ils ont été un tournant décisif dans l'histoire de l'Algérie. Pour nous, la guerre dé- clenchée le 1 novembre 1954 avait commencé dans les esprits le 8 mai 1945. C'est à ce mo- ment-là qu'on s'est aperçu qu'il n 'y avait abso- lument rien à faire, rien à réclamer après toutes les tentatives qu'on avait faites, il n 'y avait rien à demander si on ne pouvait pas l 'arracher.

Et c'est à ce moment-là que furent popula- risés dans le peuple algérien les slogans, tels que : « l ' indépendance ne se donne pas, elle s'arrache », tels que : « nous donnerons notre vie s'il le faut plutôt que de vivre encore en esclaves », tels que : « lorsqu'on ne prend pas de risques, on ne risque pas d'avoir grand- chose ». Et c'est ainsi qu'a commencé à germer, dans l'esprit de toute la jeunesse algérienne en particulier et du peuple, en général, l 'esprit de la lutte organisée. Ce n'était pas très précis, ce n'était pas facile non plus, mais c'est là qu'a commencé la Révolution pour nous.

A ce moment-là, pour ma part, j 'ai essayé coûte que coûte, puisque je n'avais pas eu de certificat d'études à l'école, j 'avais quand même vingt ans, j 'ai cherché coûte que coûte à m'en- richir en matière d'éducation. J'allais à l'Uni-

versité Populaire lorsque j 'avais fini le travail. Je récupérais quelques livres ou des cahiers que j 'essayais de voir chaque fois que j 'en avais le temps ou même que je trouvais un coin pour le faire. Sinon, au café maure. Parce que je me rappelle qu'on était entassés dans une seule

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chambre à Alger pendant plus de sept ans, toute la famille réunie, le père, la mère et les enfants qui étaient grands, une seule chambre !

— Et une cuisine ? — Il n'y avait pas de cuisine. Il n'en existe

pas dans toutes les habitations de prolétaires algériens. En ville, par exemple, il n'y a pas du tout de cuisine. C'est quelque chose d'incroyable qu'on puisse entasser une famille entière dans une chambre : le père, la mère, les enfants de quinze ans, de dix-sept ans, et de vingt ans. C'était quand même terrible. On étouffait.

On retrouvait cette atmosphère encore dans la rue. Lorsqu'on sortait, c'était la persécution. Lorsqu'on avait un vélo, rien que par la couleur de sa peau, on était arrêté à tous les virages. On avait un procès. Alors on savait pas comment faire pour le payer. Lorsqu'on allait au cinéma, on prenait une place au hasard, on se trouvait entre deux Européens, qui sont tout de suite mal à l'aise pendant toute la séance. Et puis obligés de se bagarrer chaque fois ou de renon- cer à y aller. Non contents d'accaparer les pla- ges, les buildings, les cinémas, tous les articles de luxe, ils nous interdisaient les lieux publics, même lorsque nous avions l'argent nécessaire pour payer.

Nous avons attendu, nous avons tenté quand même tous les moyens pacifiques : les élections, les négociations. On envoyait nos meilleurs orateurs à l'Assemblée Nationale française, on a revendiqué, on n'a négligé aucune occasion

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pour réclamer nos droits par les moyens paci- fiques. Mais, chaque fois, nous nous trouvions dans une impasse, devant des portes fermées de toutes parts. Et c'est pour cela que la Révolu- tion est le seul moyen, l'unique moyen, de pou- voir sortir de l'impasse.

— Voudrais-tu revenir un peu à la situation des travailleurs à Alger ?

— Oui. J'ai personnellement beaucoup souf- fert en tant que jeune travailleur. Tu sais qu'on ne pouvait même pas faire de la revendication, puisque l'armée de réserve des chômeurs était là. On remplaçait les uns par les autres et on était obligé de se contenter de n'importe quel salaire.

Et alors, le chômage était l'une des plaies les plus terribles. C'étaient des armées de gens qui arrivaient de la campagne dans l'es- poir de trouver un travail. Et ils arrivaient là, et ils n'avaient ni logement, ni manger, ni absolument aucun soutien ni indemnité.

J'habitais l'un des quartiers les plus pauvres de la ville d'Alger. C'était comme tous les quar- tiers populaires, l'un des coins où les familles entières étaient affamées parce que les chefs de famille erraient toute la journée, du matin au soir, à la recherche d'un travail, depuis quatre heures du matin, et revenaient bredouille le soir. Lorsque soi-même on arrivait à avoir à manger, on entendait les fils du voisin, ou les parents eux-mêmes, crevant littéralement de faim, pleurer de ne pas pouvoir dormir parce

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qu'ils ont le ventre creux, et on se demande lorsqu'on est homme, lorsqu'on a une cons- cience, comment rester les bras croisés devant une telle situation.

Et à ce moment-là, le problème qui se posait était celui de la libération de l'Algérie. Parce que le bonheur des travailleurs ne sera jamais fait par d'autres que par eux-mêmes, jamais le bonheur des Algériens ne pourrait être fait par d'autres que par eux-mêmes.

— Est-ce que tu as eu une expérience directe de la situation des fellahs dans les campagnes algériennes avant le 1 novembre ?

— Pour moi, la Révolution algérienne était quelque chose à prévoir. Si j'étais en dehors du coup, si j'étais par exemple dans les rangs des exploiteurs, j'aurais prévu la Révolution plu- sieurs années à l'avance, et une révolution armée. Parce que, lorsqu'on parcourt les cam- pagnes algériennes, on se trouve devant une si- tuation terrible : des travailleurs vivant dans une situation proche de l'esclavage. Les horai- res de travail, tout le monde les connaît, mais le dénuement est impossible à décrire. J'ai vu des femmes, j'ai vu des enfants, j'ai vu des vieillards se nourrir d'herbes, vivre de charité publique, de mendicité, de restes jetés par les seigneurs du coin, c'est-à-dire ceux qui possè- dent la terre. Il était très facile de prévoir la Révolution algérienne. Parce que le paysannat, complètement rejeté sur les rocs, sur les ro- chers, on lui a enlevé les terres les plus riches

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et je dirai qu'on ne lui a même pas laissé les plus pauvres, était devenu vraiment un paria, c'était quelque chose qu'on ne peut pas narrer à des personnes qui n'ont pas vécu en Algérie. C'était une surexploitation qu'on n'avait même pas lue dans les livres, à part l'époque de l'es- clavage. Dans notre siècle, je ne pense pas qu'il y ait eu quelque part une exploitation plus poussée de l'homme.

— Est-ce qu'il est exact que les paysans, quand ils allaient dans les administrations ou chez les notables, enlevaient leurs souliers avant d'entrer ?

— Oh, encore quand ils pouvaient y entrer ! — Tu l'as entendu dire, ça ? — Oui, oui, je n'ai pas vu de mes yeux,

parce que j'ai vu quand même des choses plus terribles, lorsque je vois, par exemple, une famille entière faire bouillir de l'herbe et simplement de l'eau, lorsqu'ils n'ont même plus de sel pour pouvoir se nourrir.

— De quel côté ? — Oh, j'en ai vu dans les Hauts Plateaux,

j'en ai vu dans la région algéroise, notamment dans le Fondouk, par exemple, où j'ai tra- vaillé pendant deux ans comme facteur des postes. Et je portais les lettres, donc, dans les fermes. Je voyais les hectares, les milliers d'hectares des terres des colons, c'étaient des terres riches, des terres irriguées, puisqu'il y avait un barrage à côté. Les seuls bénéficiaires

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de se sauver elle-même sur le plan de la cons- cience. Se maintenant par la force en Algérie contre la volonté du peuple algérien, elle établit toute sa jeunesse, mobilisée là-bas, dans une détermination, au moins objective, d'écraser, d'étouffer, de ne pas entendre, de ne pas voir. Elle détériore cette jeunesse, la durcit, la ferme.

C'est la tâche la plus urgente et la plus fon- damentale aujourd'hui des vrais patriotes français soucieux de l'avenir de notre peuple, de tout faire pour que la France cesse enfin de porter la guerre en Algérie. Un vrai patriote reconnaît le patriotisme d'un autre peuple quand il est aussi simple, aussi vrai, aussi pro- fond que le patriotisme algérien.

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