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Le futur des métiers de la fabrication locale dans le secteur mode en France et en Italie FOCUS Pascal Gautrand sous la direction de Patricia Romatet, Directeur Etudes et Conseil

Le futur des métiers de la fabrication locale - Progetto … futur des metiers de... · ... la personnalisation ou la commande de vêtements et accessoires sur-mesure. Créé en

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Le futur des métiers de la fabrication locale dans le secteur mode en France et en Italie

FOCUS

Pascal Gautrand sous la direction de Patricia Romatet, Directeur Etudes et Conseil

SOMMAIRE Préambule Objectifs de la recherche et méthodologie p. 4

1/ Les mutations à l’œuvre dans le système de la mode 1.1/ La chaîne de valeur et son évolution p. 5

1.2/ Émergence de nouveaux courants de consommation p. 6

1.3/ Le contrepoint à la « massification » des acteurs de la mode et du luxe p. 9

1.4/ Un intérêt croissant pour la valorisation du travail et la sauvegarde de la fabrication p. 14

1.5/ Des facteurs qui facilitent l’évolution de la fabrication locale p. 19

2/ Quel sens donner à la fabrication locale aujourd’hui ? 2.1/ Entreprises concernées p. 20

2.2/ Métiers associés p. 21

2.3/ La complémentarité entre l’industrie et l’artisanat p. 24

2.4/ Une désaffection pour les métiers techniques et manuels p. 25

3/ L’impact de ces mutations sur les métiers de la fabrication 3.1/ La fabrication, source de valeur ajoutée p. 27

3.2/ La “déstandardisation” de la chaîne de production p. 29

3.3/ La mise en scène de la fabrication sur les points de vente p. 30

3.4/ Le patrimoine de la fabrication, nouveau vecteur de communication p. 31

4/ Cinq axes de réflexion pour adapter les formations 4.1/ Faire naître la passion au cœur de l’expérience p. 34

4.2/ Intégrer le meilleur de l’industrie et de l’artisanat p. 36

4.3/ Se rapprocher des réalités du secteur professionnel p. 39

4.4/ Favoriser l’inventivité et la créativité p. 42

4.5/ Capitaliser autour d’autres approches connexes p. 43

Conclusion et perspectives France-Italie : le fil de l’innovation p. 45

Annexes Liste des entretiens réalisés, bibliographie et sites Web p. 46

PREAMBULE

Ce travail, commandé par la Région Ile-de-France dans le cadre du projet “Comenius Regio : Milan-Paris, le fil

de la mode”, s’inscrit dans la continuité d’une réflexion développée au cours de mon expérience de designer de mode. La pratique professionnelle du métier de styliste impose aujourd’hui de se concentrer principalement sur les qualités esthétiques des produits et sur leur adéquation avec les besoins du marché.

Ma réflexion créative dans le champ de la mode s’est depuis toujours concentrée sur les liens d’unicité qui peuvent s’établir entre un client et son produit. Dans un premier temps, en contournant les lois de la standardisation par une organisation créative du travail, j’ai développé des collections de pièces uniques, pourtant produites en série dans un cadre industriel. Un moyen de concilier les impératifs de la fabrication industrielle, tout en créant un lien privilégié entre le client et son produit.

La recherche d’une valeur ajoutée qui complèterait les qualités purement esthétiques du produit m’a poussé à m’intéresser plus particulièrement à la culture de la fabrication comme un axe d’enrichissement possible pour la création de mode. Mon année de résidence à la Villa Médicis m’a permis d’approfondir cette question en étudiant la diversité du patrimoine italien de la fabrication et la richesse des liens directs qui, dans un cadre artisanal, se constituent entre le fabricant et le consommateur.

Grâce aux champs d’expertise de l’Institut Français de la Mode autour des notions de système et d’économie de la mode, cette expérience personnelle se trouve ici mise en perspective. Au travers de l’analyse du statut de la fabrication et de sa reconnaissance au sein de la filière mode, cette recherche met en lumière l’évolution des compétences liées aux métiers de la fabrication dans un contexte économique et sociologique propice à leur revalorisation.

Pascal Gautrand

Objectifs de la recherche Dans un contexte de désindustrialisation des marques du textile et de l’habillement, les compétences et les formations ciblées pour ces activités sont confrontées à des problèmes de débouchés professionnels. En parallèle, en réaction à la massification de l’offre, les consommateurs, en attente d’une personnalisation plus forte, développent un intérêt pour le travail de la main et les démarches de customisation.

L’objectif de cette recherche est de proposer de nouvelles alternatives à ces filières de formation en identifiant et en valorisant des métiers liés à ces nouvelles approches de personnalisation et de valorisation de la fabrication.

L’Institut Français de la Mode (IFM) a apporté son expertise à ce projet : expertise sectorielle de la mode et des industries créatives et expertise dans la conduite de missions d’études.

Méthodologie Ce travail s’appuie sur une analyse documentaire d’études réalisées en France dans la filière des métiers d’art et de l’industrie et d’articles de presse parus en France et en Italie, que vient compléter une série d’entretiens auprès de professionnels réalisés dans la Région Ile-de-France.

S’agissant d’étudier les divers axes d’évolution pour les formations aux métiers de la fabrication dans le secteur de la mode en France, nous avons privilégié les possibilités de débouchés professionnels se rapportant à une pratique locale.

Afin d’appréhender de manière transversale le statut des métiers de la fabrication et la manière dont ils sont pratiqués en France et en Italie, nous nous sommes intéressés aux acteurs de l’industrie, de l’artisanat et des métiers d’art.

La recherche a été conduite à partir de 18 entretiens : deux tiers ont été réalisés auprès de professionnels s’appuyant sur une fabrication locale industrielle ou artisanale au moins partielle et le dernier tiers a été mené auprès de formateurs aux métiers techniques de la mode. Pour choisir les professionnels interrogés, nous sommes restés attentifs à accorder autant d’importance à deux points de vue différents : la vision stratégique – principalement celle de managers – complétée par un angle plus opérationnel recueilli auprès de techniciens et d’artisans.

1/ Les mutations à l’œuvre dans le système de la mode La mode est une industrie culturelle au même titre que d’autres secteurs comme le design industriel, les parfums et cosmétiques ou la gastronomie. Leur point commun est de proposer des produits et des services dont la valeur économique et sociale est principalement due à l’intégration d’un contenu symbolique.

En France et en Italie, la mode est l’un des secteurs les plus économiquement productifs, il conjugue à la fois créativité et observation des marchés, groupes financiers et microproductions locales, identité personnelle et lien social.

1.1/ La chaîne de valeur et son évolution Le système actuel des marques internationales se définit par la complémentarité de trois dimensions principales : gestion de la création et des marques / production / distribution.

L’immatériel au cœur des problématiques des industries créatives et culturelles Depuis plusieurs années, en France, les préoccupations des ministères et des acteurs de l’industrie sont tournées vers la valorisation des composantes immatérielles1, qu’elles soient technologiques ou culturelles.

Cette réflexion s’applique transversalement au secteur des industries créatives et culturelles, dont l’essentiel de la valeur tient dans le contenu symbolique des produits qu’elles proposent, c’est le cas pour : la mode, le design, l’architecture, les cosmétiques, la publicité, le cinéma, la musique, l’édition, etc.

Les entreprises de la mode et du luxe optent pour la recherche du plus faible coût de fabrication et pour la délocalisation de la production ; cela leur permet de réaliser les marges financières nécessaires pour le développement des marques, ainsi que le financement des campagnes publicitaires aux coûts exorbitants et celui des réseaux de distribution en propre dans le monde.

1 « L’économie de l’immatériel, la croissance de demain », rapport réalisé en 2006 par Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet, pour le ministre de l’Industrie français de l’époque Thierry Breton

Parmi toutes les fonctions de la chaîne de valeur, la fonction production est celle qui, aujourd’hui, est la moins valorisée, au bénéfice de la création, de l’image de marque et des points de vente, qui représentent pour les entreprises les atouts principaux car ils sont directement, et immédiatement perceptibles par les consommateurs. La fabrication des produits a petit à petit disparu de l’imaginaire des marques au profit de la mise en scène des produits finis faite au travers des défilés, des campagnes publicitaires, des vitrines et des lieux de vente.

Paradoxalement, les deux axes principalement explorés aujourd’hui au travers de la réflexion sur l’immatériel, sont surtout, d’une part la création et d’autre part, l’innovation technologique. Les aspects culturels et sociologiques de la fabrication – qui est ici au cœur de nos préoccupations – ne sont encore pris en compte que très marginalement par les acteurs du secteur de la mode en France ou en Italie. L’important patrimoine historique, technique, culturel ou sociologique de la fabrication dans les deux pays, pourrait pourtant offrir un axe de distinction – et donc de compétitivité – au regard des innombrables concurrents internationaux.

1.2/ Émergence de nouveaux courants de consommation Des mouvements de pensée transversaux aux secteurs de la mode, du design, de la gastronomie prennent une ampleur croissante et modifient lentement les habitudes de consommation. Ces courants dans lesquels le consommateur exprime activement un point de vue civique ou responsable au travers de ses achats sont qualifiés de “consom’action”.

L’attention aux vraies valeurs du produit En octobre 2010, on pouvait lire dans le magazine Les Inrockuptibles : « Au cours des quinze dernières années, les designers sont devenus des vedettes, capables de vendre n’importe quelle nippe sur leur nom. Cette ère-là s’achève. On veut de la qualité plutôt que de l’esbroufe. (…) Le made in est devenu plus important que le designed by »2.

L’attention aux vraies valeurs du produit est plus que jamais présente à l’esprit des consommateurs qui, en contrepoint de la consommation jetable à bas prix, proposée par les grandes chaînes, cherchent une réassurance quant à la qualité et à la durabilité des produits du marché.

Customisation, personnalisation, sur-mesure : la parole au client Les consommateurs, dotés d’une culture de mode toujours plus élevée, sur les bases du DIY (Do It

Yourself), concept américain selon lequel l’usager n’est plus seulement consommateur ou spectateur mais joue un rôle actif en lien avec la production, s’affranchissent volontiers de la suprématie des marques en prenant part à la création au travers de la customisation, la personnalisation ou la commande de vêtements et accessoires sur-mesure.

Créé en mars 2010 dans la lignée du DIY, Sweat Shop3, situé dans le quartier du canal Saint-Martin à Paris, est un lieu imaginé par Martena Duss, maquilleuse, et Sissi Holleis, créatrice de mode, autour du concept de café couture. Cette dernière déclare : « Je pense que les gens ont envie de dépasser le cycle

2 « Le vrai rocker s’habille réac », Les Inrockuptibles, octobre 2010

3 www.sweatshopparis.com

“acheter/porter/jeter” et tiennent à personnaliser davantage leur garde-robe, en étant leur propre créateur, c’est un véritable retour aux sources »4.

On y trouve une dizaine de postes de travail comprenant des machines à coudre et à tricoter autour d’un grand plan de travail commun et, sur le principe des cybercafés, chacun a la possibilité de louer à l’heure une machine. Pour apprendre ou se perfectionner aux techniques de la couture et du tricot, des ateliers thématiques hebdomadaires sont proposés et, régulièrement, des créateurs sont invités pour transmettre et partager leur univers. Ce lieu s’adresse à tous ceux qui n’ont pas de machine chez eux et veulent apprendre, créer, transformer, se perfectionner et recycler leur garde-robe.

Le travail, dans ce cadre, devient un loisir pour le consommateur. Ce loisir créatif permet d’atteindre une forme de réalisation de soi qui bien souvent, aujourd’hui, dans la société occidentale, ne correspond plus à la manière de percevoir et à la valeur que l’on accorde à la pratique des métiers de la fabrication.

Les courants localistes Le localisme est un concept philosophique apparut au XXe siècle, il favorise les échanges de proximité, l’interaction sociale et donc les relations humaines. Il naît comme une alternative à la mondialisation et aux dégâts écologiques provoqués par le transport massif de marchandises, et accorde notamment une forte importance à la valeur du travail.

En 1986, Carlo Petrini, journaliste, sociologue et critique de gastronomie italien, fonde à Turin le mouvement slow food (ou écogastronomie). Largement internationalisé depuis, ce courant centré sur la valorisation de l’agriculture et de la production locale de produits culinaires est né en réaction à l’émergence de modes de consommation de type restauration rapide. L’association éponyme est aujourd’hui présente dans 153 pays, fédérant plus de 100 000 membres5.

4 « Trois questions à… », Les Inrockuptibles, mars 2010

5 www.slowfood.com, septembre 2010

Au niveau national, tant en France qu’en Italie, comme au niveau européen, les institutions tentent de répondre à ces nouvelles exigences de consommation en renforçant les lois sur l’étiquetage des produits. Jamais autant que ces deux dernières années le made in France ou le made in Italy n’auront été au centre de l’attention et des considérations du public ou des professionnels du secteur de la mode.

La labellisation des produits est un moyen efficace pour répondre à la concurrence des productions délocalisées en garantissant les lieux de production, les conditions de travail, l’excellence des méthodes de fabrication ou la qualité des produits.

Des consommateurs de plus en plus responsables La re-valorisation des produits aux yeux des consommateurs se traduit aussi par une attitude plus responsable en réaction contre la consommation de masse. Réparer ou recycler les objets en les transformant afin de leur assurer une durée de vie plus importante est aussi au cœur des préoccupations.

Ceci est particulièrement vrai dans le secteur du luxe où le consommateur considère volontiers « qu’un bel objet est un objet qu’on répare »6 comme le déclare Patrick Thomas, gérant d’Hermès.

Ce courant ouvre une nouvelle perspective pour les métiers techniques liés aux services de réparation ou de remise à modèle (terme particulièrement utilisé pour les modifications de style appliquées aux vêtements et accessoires en fourrure).

1.3/ Le contrepoint à la « massification » des acteurs de la mode et du luxe En moins de vingt ans, l’industrie du luxe est passée d’un créneau élitiste et confidentiel à un marché planétaire. Mais cette mondialisation-là génère aussi l’uniformisation des styles, la prééminence de l’image et des logos, autant d’éléments que réfutent les courants de consommation émergents.

Quelles sont les limites de ce phénomène de massification ? Tout l’enjeu de demain pour les marques de mode ou de luxe sera de conjuguer une puissance et une diffusion internationales avec une singularisation et une plus grande attention portée à la personnalité et à l’unicité de l’expérience des consommateurs.

Les logiques produits : vers la “déstandardisation” Les offres produit empruntent le chemin de la déstandardisation et s’ouvrent à une plus grande écoute individuelle envers le client. Des logiques de séries limitées – qui jusqu’à présent étaient les seules réponses aux besoins d’exclusivité – les marques glissent aujourd’hui vers les concepts de produits artisanaux ou personnalisés.

Des créateurs et des marques d’avant-garde, comme Maison Martin Margiela depuis les années 1990 ou Andrea Crews plus récemment, proposent des lignes de produits fabriqués de manière artisanale, où les processus de fabrication, incluant souvent le recyclage, sont mis en avant par rapport à la personnalité des designers qui gardent l’anonymat.

D’autres créateurs ont leur propre atelier de fabrication et se chargent en personne de l’intégralité de la production comme ce peut être le cas de Ligia Dias. Créatrice d’accessoires composés sur le principe de l’assemblage de pièces standardisées, elle a collaboré occasionnellement avec Comme des Garçons ou Repetto et diffuse ses créations dans le monde entier.

Ces phénomènes de niche, qui remettent en question les statuts de la fabrication et de l’artisanat en les rendant plus perceptibles pour les clients, révèlent l’esprit du temps et influencent les acteurs majeurs de l’industrie.

6 « Le luxe flashy finira par lasser », Next / Libération, juin 2008

Au cours des trois dernières saisons, un certain nombre de marques se sont lancées dans une offre de produits customisés ou sur-mesure : Prada a ouvert en septembre 2009 une boutique à Milan où la plus grande partie de l’offre est customisable et la marque anglaise Burberry prépare le lancement prochain du site Burberry Bespoke, entièrement consacré à la personnalisation du trench, produit phare de la marque. Ce service, qui offrira plus de 12 millions de combinaisons possibles, propose à chaque client de créer son propre trench avec l’assurance d’acquérir un produit unique et à la mesure de sa personnalité.

Ce courant ne se réduit pas aux acteurs du luxe. Des marques internationales plus accessibles, comme Quiksilver, Nike ou Adidas, tout aussi soucieuses de rétablir un rapport de proximité et d’écoute envers leurs clients, proposent aussi des types d’offres personnalisées ou customisées.

Chez Nike, c’est une étude réalisée au niveau mondial au début des années 2000 qui a mis en évidence l’émergence d’un fort courant de personnalisation et de customisation auquel la marque a souhaité répondre en développant le projet Nike ID. Ce concept, à juste titre, met la personnalité du client (ID = identité) au centre du processus créatif en lui donnant la possibilité de créer sa propre paire de chaussures en associant à sa guise un large choix de couleurs et de matières. Originellement, Nike ID a été développé par le département communication de la marque, engeandrant plus d’image que de bénéfices. Mais depuis deux ans, grâce au succès commercial que génère le projet, il est géré au travers de sa propre business unit et aujourd’hui, la marque qui offre sept modèles de base, déclare produire plus de 2 500 paires de chaussures uniques par jour via le site Internet7 et de nombreux corners installés dans les flagships stores de la marque.

7 www.nike.com

Ce n’est qu’une étape explique Mohamed Maimouni, merchandising manager chez Nike, car pour la marque, ce projet est porteur d’un potentiel commercial bien plus important. La ré-ouverture après travaux, début novembre 2010, à Oxford Circus à Londres du plus grand magasin Nike au monde, en est la preuve : sur un total de 4 200 m2 répartis sur quatre niveaux, les deux premiers niveaux offrent plusieurs types de services de personnalisation et de customisation, dont le Nike ID studio, installé de manière centrale dans le magasin8.

8 « Niketown London: riapre il più grande store del gigante dello sport », www.fashionmag.com, 9 novembre 2010

La marque n’a pourtant pas encore atteint le seuil maximum de son développement en réponse à l’attrait des courants de personnalisation. Le magasin Nike 21 Mercer de New York teste actuellement un autre projet baptisé Nike ID Bespoke où un duo, composé d’un styliste-designer et d’un technicien, accueille le client dans un espace qui a tous les attributs d’un atelier de fabrication artisanale, pour lui permettre de créer des modèles avec une encore plus grande liberté de choix que ne le permet Nike ID. Au-delà d’une offre de personnalisation, ce concept pour la marque est surtout le moyen de proposer un service client d’extrême qualité, grâce à une expérience digne de la tradition des artisans tailleurs avec laquelle aucun concept de prêt-à-porter ne peut rivaliser.

Le lieu de vente, terrain de la proximité Le renforcement de l’écoute du client pour les géants de l’industrie de la mode, à l’instar de Louis Vuitton ou Prada, se traduit aussi par la modulation et l’adaptation de leur image en fonction des lieux d’implantation de leurs boutiques.

La marque Nike elle-même, en marge de ses mégastores, revoit depuis peu sa stratégie et s’installe dans de toutes petites surfaces pour recréer du lien avec une clientèle de quartier, en témoigne la transformation récente d’une librairie du Marais à Paris qui, sur une surface de moins de 70 m2, propose son concept de customisation Nike ID.

Afin d’apparaître moins impérialistes, la taille des magasins et les concepts d’aménagements intérieurs renouent avec une forme de proximité et font passer les lieux de vente du statut ronflant de flagship store à celui, plus chaleureux, de Maison. C’est l’analyse d’Eric Carlson, architecte à la tête de l’agence Carbondale qui a signé bon nombre d’aménagements pour les boutiques Louis Vuitton de par le monde. Il remarque que suite à l’ouverture de l’immense et imposant magasin Louis Vuitton sur les Champs Elysées en 2005, l’exigence de la marque a évolué vers une stratégie qui, au contraire, privilégie des aménagements plus intimistes, conçus pour favoriser une intimité plus grande et rétablir la proximité avec le client.

La marque et le produit au service de l’expérience du client La convivialité et la qualité de l’accueil envers le client de la part du personnel de vente sont depuis toujours au cœur des préoccupations des marques. Mais la course à la mondialisation et le grand nombre d’ouverture de boutiques augmentent la difficulté d’établir une relation privilégiée avec leur clientèle. Le principe de vente en prêt-à-porter (ou off-the-rack en anglais), qui rend la clientèle autonome et accélère l’acte d’achat, ne permet pas aux équipes de vente de nouer des liens très personnels avec les clients alors que la vente de vêtements sur-mesure en revanche a su garder, au travers du service et du développement en co-création, une notion relationnelle très forte.

Mary Portas, célèbre experte en distribution et journaliste anglaise, dans une lettre ouverte aux artisans anglais, parue en août 2010 déclare : « Souvenez-vous que les status stories sont maintenant devenues les nouveaux status symbols qui remplacent les logos, les marques et le bling général » 9. Le terme anglo-saxon status stories10 définit une forme de reconnaissance pour les marques de niche qui s’appuient avant tout sur la qualité de l’expérience de consommation par opposition au terme status symbol qui s’appuie plutôt sur une reconnaissance de la marque au travers de symboles visibles. Il ne s’agit donc plus pour les marques de raconter des histoires au travers de la mise en scène de leur image mais de permettre plutôt à leurs clients de raconter leurs propres histoires grâce à l’expérience qu’elles offrent, créant ainsi un effet de diffusion par le lien social.

En effet, la teneur et les composantes du dialogue entre l’artisan tailleur et le client permettent d’atteindre une qualité d’échanges incomparable. C’est d’ailleurs bien souvent la force du lien de connivence qui s’établit entre le tailleur et le client qui fidélise ce dernier. Devoir exprimer ses goûts, échanger autour des choix de matière ou de coloris, sans compter l’importance du rituel intime qui se met en place lors de la prise des mesures. Le fait que le client soit commanditaire d’un produit – et donc par voie de conséquence des étapes de la fabrication, même s’il n’assiste pas au déroulement complet de celles-ci – change la perception du vêtement ou de l’accessoire et lui confère une aura toute particulière.

1.4/ Un intérêt croissant pour la valorisation du travail et la sauvegarde du patrimoine de la fabrication Les quelques dernières saisons ont aussi vu fleurir de nombreuses initiatives menées, en Europe, par le secteur de la mode et du textile en faveur de la valorisation ou de la sauvegarde du patrimoine de la fabrication. Ces actions, qui sont relayées par tous les acteurs du secteur – des institutions aux marques, en passant par les distributeurs et la presse – prennent de multiples formes.

9 « An Open Letter to the UK Handmade Industry », Mary Portas, 12 Août 2010

10 « How we shop now », The Sunday Times, 23 mai 2010

L’implication croissante des institutions Conscient des enjeux économiques, culturels ou patrimoniaux, liés au made in France, le gouvernement français a commandité ces dernières années plusieurs études concernant les métiers d’art et les entreprises artisanales ou industrielles qui s’appuient sur une fabrication locale. Elles donnent lieu à diverses mesures adoptées par l’état et les ministères afin de sauvegarder ou d’encourager le développement artisanal et industriel sur le sol français.

« Les métiers d’art, d’excellence et du luxe et les savoir-faire traditionnels : l’avenir entre nos mains » est un rapport réalisé par Catherine Dumas, sénatrice de Paris, à la demande du Premier Ministre français. Ce rapport a été remis en septembre 2009 et s’attache à établir « un état des lieux sur les métiers d’art, d’excellence et du luxe et sur les savoir-faire traditionnels, dans le but de formuler des propositions visant notamment à améliorer la transmission des savoirs, à favoriser le développement des nouvelles technologies et à dégager une approche globale et interministérielle des enjeux de ce secteur »11.

En Italie également, les institutions prennent part à la réflexion et, tout type de secteur confondu, promeuvent avec une vigueur particulière les initiatives en lien avec le made in Italy. « Moda artigiana toscana e

mercati esteri: il caso della distribuzione britannica e tedesca » est une étude conduite en Italie par l’Osservatorio Toscano sull’Artigianato12 pour définir les possibilités de débouchés pour les entreprises artisanales toscanes du secteur de la mode hors des frontières italiennes. Cette étude montre que l’Allemagne, suivie par le Royaume-Uni sont les deux principaux marchés européens pour la consommation d’articles vestimentaires italiens.

La valeur du produit au cœur des ressources humaines La valorisation des métiers de la fabrication des secteurs de la mode ou du luxe fait aussi l’objet de nombreuses initiatives internes de la part des groupes et des entreprises qui, afin d’optimiser la transmission des savoir-faire et la motivation des équipes, cherchent aussi sur le plan des ressources humaines à améliorer les conditions de travail et de formation.

Comme l’a récemment affirmé Patrizio di Marco, président de Gucci : « Aujourd’hui, comme c’était déjà le cas du temps de Guccio Gucci, les principaux facteurs de succès de Gucci demeurent l’artisanat, la qualité absolue, le made in Italy et la passion et le respect des personnes qui travaillent pour cette société »13. C’est ce moto qui a poussé récemment la marque à former une seconde joint-venture pour prendre des parts dans la société de maroquinerie “Pelleteria Annalisa”, remettant ici la fabrication au cœur de la chaîne de valeur de la société.

Le cas de l’italien Brunello Cucinelli est probablement l’exemple de succès de ces dix dernières années, le plus représentatif d’une démarche humaniste, portée par la volonté de construire un projet économique centré sur le rayonnement du patrimoine culturel et du capital humain de l’entreprise. La production de maille et de produits en cachemire de la marque est entièrement italienne, réalisée à 80 % en Ombrie, dans les ateliers du groupe, installés dans le village de Soloméo et chez 1200 petits sous-traitants. La maroquinerie et les chaussures sont, quant à elles, confectionnées en Vénétie et en Toscane. Le dirigeant cultive une passion pour la philosophie et rêve d’un capitalisme capable « d’embellir l’humanité » : « Il faut

11 Les métiers d’art, d’excellence et du luxe et les savoir-faire traditionnels : l’avenir entre nos mains, rapport réalisé par Catherine Dumas, sénatrice de Paris, à la demande de François Fillon, Premier Ministre français, septembre 2009

12 « Moda, gli artigiani toscani e l’export », La Repubblica, 3 mai 2010

13 « Gucci in joint venture con Pelletteria Annalisa », www.fashionmag.com, novembre 2010

rendre dignité morale et économique au travail, concilier capitalisme et humanisme », estime-t-il. Il déclare consacrer 20 % de ses bénéfices pour payer ses 500 salariés, « 20 % de plus que le marché afin d’alléger la dureté d’un travail répétitif »14, et pour créer un meilleur cadre de travail et de vie.

Fondé en 1837 sur les bases d’un atelier artisanal de sellerie, le groupe Hermès, conjugue aujourd’hui ses savoir-faire artisanaux à une échelle industrielle et, par tradition, a toujours porté une attention particulière aux métiers de la main et à la culture de la fabrication. On peut notamment souligner l’importance qu’ils accordent au renouvellement et au brassage des générations au sein de leurs usines, panachant à la fois des jeunes issus de lycées professionnels et des employés plus âgés et expérimentés, créant ainsi une émulation positive et garantissant la transmission des savoir-faire.

Précisons aussi que les produits de maroquinerie Hermès sont réalisés de bout en bout par un seul et même artisan, qui signe avec son propre poinçon, créant du même coup un attachement particulier entre l’artisan et son produit.

Enfin, la marque, ayant aussi à cœur de valoriser l’expérience et les connaissances des divers métiers pratiqués par ses équipes a développé un système d’échange baptisé “Tandem”. Un artisan et un vendeur de deux pays différents vont pendant un mois quitter leur métier et échanger leur savoir-faire. Le vendeur va par exemple apprendre à faire un sac et celui qui le fabrique va se confronter à l’expérience de la vente. Il se rendra compte que même quand on fabrique le plus bel objet du monde, il faut aussi des

14 « Brunello Cucinelli l’entrepreneur philosophe qui veut “embellir l’humanité” », AFP, juin 2010

compétences pour le vendre. Et inversement ! Ce système permet un rapprochement entre les pratiques de deux acteurs au service d’une même marque qui, jusque-là ne mesuraient que très difficilement la problématique du métier exercé par son collègue, lui offrant dans le même temps la possibilité d’envisager son propre métier comme un élément de valeur en synergie dans une chaîne plus vaste.

Des actions de sauvegarde En France, les multiples crises et la délocalisation massive ont, depuis la fin des années 80, affaibli le réseau local des fabricants et sous-traitants. Afin de sauvegarder les métiers dont l’industrie du luxe a besoin et qui font sa renommée, les marques, pour éviter de disparaître à leur tour faute de ressources de production, investissent en amont vers la chaîne de fabrication.

Le groupe Chanel, au travers de son entité baptisée Paraffection, rachète depuis 1997 certains de ses anciens sous-traitants. Paraffection regroupe aujourd’hui sept entreprises parisiennes des métiers d’art, comme le brodeur Lesage ou le bottier Massaro, et centralise les tâches administratives et le recrutement, ce qui permet à ces ateliers – qui fournissent également d’autres grands noms de la mode – de se consacrer exclusivement à leur métier.

Le chausseur français Weston, installé à Limoges, produit 90 % de ses collections en France et investit lui aussi en amont pour préserver les savoir-faire de ses fournisseurs. Dans les années 80, la société a ainsi racheté son ancien fournisseur de semelles afin de lui éviter de disparaître totalement et elle développe aujourd’hui un partenariat avec les tanneries du Puy-en-Velay pour les aider à sauvegarder leur activité au travers de financements et d’une aide au management.

Des initiatives largement suivies par la presse L’enthousiasme pour la fabrication et la mise en avant des savoir-faire sont largement suivis par la presse mondiale qui, à son tour, contribue à enrichir le vocabulaire visuel et écrit autour des thématiques des savoir-faire et de la fabrication.

Répondant à un certain engouement du public, partout dans la presse et sur Internet se multiplient les photos d’ateliers, d’outils, de machines, d’ouvriers aux mains abîmées ou des vidéos tournées dans des usines en Europe ou au fin fond des Etats-Unis qui mettent en scène les procédés et les acteurs de la fabrication.

Pour s’en convaincre, il suffit de se balader sur quelques sites de mode masculine15 ou de lire le nombre d’articles parus depuis deux ans sur le sujet dans la presse généraliste et les revues spécialisées : il est partout question de savoir-faire et de technique, de fait main et de personnalisation.

Le magazine américain de mode, design et architecture, Wallpaper, a consacré en août 2010 un numéro complet à l’artisanat intitulé « The Handmade Issue »16. À cette occasion, 21 000 exemplaires distribués aux abonnés, comportaient une couverture personnalisée mettant en évidence la corrélation entre l’idée d’unicité et le patrimoine artisanal du fait main.

15 www.inventorymagazine.com, www.mistercrew.com...

16 « The Handmade Issue », Wallpaper, août 2010

La version française du magazine masculin GQ a, quant à elle, consacré un dossier complet au sur-mesure en février 201017 qui mettait à l’honneur, non pas des mannequins mais des usagers qui témoignaient de leur expérience vécue au travers de la réalisation d’un costume sur-mesure.

La vidéo « Be Linen Movie », commanditée par la Confédération Européenne du Lin et du Chanvre, détaille toutes les étapes de la chaîne de transformation du lin, depuis le champ jusqu’au studio de création18 : lors de sa mise en ligne en novembre 2010 elle a reçu près de 100 000 visites en trois semaines.

Enfin, en matière de promotion du territoire et des savoir-faire de productions qu’il abrite, l’exemple italien du site Internet Innov(e)tion Valley, consacré à la valorisation de la Vénétie affiche fièrement – et en toute modestie – le sous-titre suivant : « Le nord-est de l’Italie est la région du monde qui a le plus haut niveau de créativité. ». Ce site qui s’intéresse à la fois à la mode, à l’art contemporain et au design, sous l’axe de la production, publie également la revue biannuelle The Innov(e)tion Valley Magazine, éditée à 80 000 exemplaires et distribuée gratuitement avec le Corriere della Sera. Les quatre premiers numéros sont respectivement consacrés à l’innovation, à l’industrie, à l’artisanat et au développement durable, avec pour clé d’entrée systématique, la valeur culturelle du travail.

17 « A vos mesures », GQ France, p. 112-121, février 2010

18 Be Linen Movie, vidéo de 15 minutes réalisée pour la CELC – Masters of Linen

1.5/ Des facteurs qui facilitent l’évolution de la fabrication locale L’ensemble des mutations qu’est en train de connaître le secteur de la mode aujourd’hui est aussi favorisé par l’émergence de nouveaux modes de production, d’organisations logistiques ou de commercialisation, issus de l’innovation technologique.

Les innovations technologiques Fruits de l’évolution de la technologie, et favorisés par les phénomènes de fast fashion, de nombreux outils informatiques ou machines industrielles renforcent la productivité et facilitent la gestion de la fabrication de petites séries offrant ainsi un atout concurrentiel face aux minimums de quantité imposés par les productions délocalisées.

C’est notamment le cas dans les domaines de l’impression textile au jet d’encre ou de la confection en demi-mesure industrielle : digitalisation des patronnages, automatisation de la coupe, gestion des stocks simplifiés, optimisation de la logistique d’expédition et des transports, qui permettent d’obtenir des coûts plus compétitifs tout en gérant de petites quantités de production, voire des pièces uniques personnalisées.

Le travail autonome En France comme en Italie, de nouvelles législations encouragent la création d’activités professionnelles individuelles grâce à des statuts qui simplifient la gestion des petites entreprises. Ces mesures en faveur des auto-entrepreneurs et des artisans s’accompagnent aussi de la démocratisation d’outils qui, jusqu’ici, à cause de leurs coûts élevés ou de l’expertise d’utilisation qu’ils nécessitaient, étaient réservés aux seules grandes entreprises industrielles.

Internet et la vente directe Enfin, l’usage d’Internet comme outil de consommation se vulgarise : en France, en 2008 le chiffre d’affaires des ventes en ligne était de 20 milliards d’euros, soit une progression de 25 %19 sur un an. Du point de vue des consommateurs, ce nouveau type d’expérience dans le domaine de la consommation s’accompagne de nombreux avantages : moteurs de recherches, comparateurs de prix, sécurisation des paiements en ligne, espaces d’expression personnelle et de dialogue avec les marques au travers des blogs, expéditions rapides et plus sûres…

Internet favorise largement la proximité des fabricants avec un plus grand nombre de clients, et la vente directe, en éliminant le filtre des distributeurs, permet de réduire avantageusement le cumul des marges et de rendre plus accessibles les productions locales aux coûts de main-d’œuvre élevés.

Les faibles coûts de construction de sites Internet, la facilité de lancement de sites marchands accompagnés de moyens de paiements simplifiés (type Paypal), les prises de commandes à distance, les services de référencements et les outils de e-marketing, la publicité gratuite au travers des réseaux sociaux et la mise à l’étude de nouvelles lois visant à encourager l’e-commerce transfrontalier au sein de l’Union européenne, sont autant d’atouts qui facilitent la vente directe pour les fabricants et artisans indépendants et par voie de conséquence, leurs possibilités de développement.

19 Source étude iCE, bilan e-commerce 2008 / Fevad / KPMG

2/ Quel sens donner à la fabrication locale aujourd’hui ?

Avec la définition du champ de nos recherches se pose d’emblée une problématique liée au langage et à la terminologie plurielle utilisée pour définir le sujet de la fabrication. Mode, habillement, luxe, artisanat, industrie, métiers d’art, fabrication, production… Les limites des domaines en question sont toutes extrêmement floues et mouvantes.

Par le terme fabrication locale, nous entendons l’ensemble des savoir-faire et des compétences techniques qui s’appuient – en tout ou en partie – sur une pratique territoriale locale pour les étapes de la conception ou de la production de marchandises. Cette définition s’oppose donc à la notion de fabrication délocalisée.

2.1/ Entreprises concernées Grandes marques du luxe, entreprises familiales, artisans traditionnels, métiers d’art, nouveaux entrepreneurs, le domaine de la fabrication locale se compose d’une somme d’activités qui s’étalent de la production industrielle en séries (Louis Vuitton, Petit Bateau, Devanlay, Armor Lux…) à des fabrications plus artisanales ou unitaires (tailleurs de costumes sur-mesure pour homme, maîtres d’art dans le domaine de la mode et du textile, couturières de robes de mariées, artisans créateurs…).

La fabrication locale concerne aussi des activités de service : retoucheries de quartier, services de retouches internes aux marques, services de restauration des textiles et vêtements associés aux musées ou aux métiers du spectacle… sans oublier la confection dans le domaine de la décoration et de la maison. Selon leurs activités, les entreprises peuvent travailler en “B to B” (bon nombre de sous-traitants travaillent pour les marques de mode et de luxe) ou pour une clientèle directe et certaines combinent une offre sur les deux marchés. Sur le plan de la fabrication industrielle, la France compte en 2010, 250 façonniers pour 5 000 emplois, contre 10 000 salariés encore il y a dix ans20.

La plus grande réalité de la fabrication locale réside dans des activités de niche, qu’elles soient issues de savoir-faire traditionnels (broderie, travail de la plume…) ou de techniques novatrices (impression transfert, découpe au laser…). Pour ce qui est des métiers d’art, souvent exercés de façon individuelle par des artisans ou par des équipes de moins de dix personnes, dans le domaine de la mode et du textile, en 2006, la France comptait 1 136 entreprises21. À titre d’exemple, les activités concernant la fabrication sur-mesure et la personnalisation pour l’homme – vêtements et accessoires confondus – représentent environ 239 sociétés à Rome22 et quasiment 300 à Paris.

Mais l’industrie comme l’artisanat ont tendance à se développer sous des formes qui articulent aussi bien fabrications unitaires et logiques de séries. Aujourd’hui, la société Hermès par exemple, emploie 3 552 artisans dans 33 manufactures, sur 26 sites, dont 22 en France représentant 95 % des employés.

20 « La charte de sauvegarde du Made in France enfin signée », www.fashionmag.com, Avril 2010

21 Source : INSEE - SIRENE - DCASPL

22 A. Spezzigu, P. Gautrand, préface de S. Venturini-Fendi, Una guida su misura – Roma, 239 luoghi della Capitale dove l’uomo può farsi realizzare abiti e accessori su misura, Rome, Palombi Editori, 2010

La notion de fabrication locale, au cœur des préoccupations de cette étude, se définit selon les trois axes représentés ci-dessous :

2.2/ Métiers associés Fondamentalement, si l’on excepte certains savoir-faire aux secrets de fabrication bien gardés, les gestes et les processus sont bien évidemment les mêmes ici ou ailleurs. Pourtant, à y regarder de plus près, la pratique locale influe considérablement sur certaines caractéristiques des métiers en comparaison avec la manière dont ils sont exercés dans le cas des productions délocalisées.

De nouveaux champs de compétences liés aux pratiques locales Il convient de souligner que les métiers associés à la production locale se caractérisent par un champ de compétence particulier et plus étendu.

L’intérêt croissant pour la valorisation et la sauvegarde des savoir-faire et des lieux de production sur les territoires d’origine pousse à reconsidérer les métiers techniques et à leur redonner une place plus importante qu’ils avaient perdu au cours du processus de massification et d’internationalisation du secteur de la mode et du luxe. On peut notamment noter une attention plus soutenue à la conception technique des produits pour répondre aux attentes des consommateurs qui dépassent la simple logomania et qui, en termes de communication, impose de reconstruire le discours des marques en prenant en compte les qualités techniques ou culturelles de la fabrication, trop longtemps écartées.

Chez les artisans et les entreprises de niche, cela se traduit par un renforcement des mêmes champs de compétences, tout d’abord au travers d’une attention toute particulière portée à la conception créative des produits afin de séduire un public toujours plus éduqué en matière de mode. Mais on constate aussi, auprès de ces petits entrepreneurs, l’apparition de nouvelles pratiques dans les domaines de la communication et de la vente – qui n’exigeaient traditionnellement pas autant d’implication – pour être capable d’étendre le marché au-delà d’une clientèle de quartier.

La passion comme catalyseur de motivation et de compétences Nous proposons ici de prendre en compte la passion comme s’il s’agissait d’une compétence en soi. Elle génère, intérêt personnel, motivation, excellence… « Il faut être plus que passionné, il faut avoir beaucoup de patience, la patience s’accorde d’ailleurs assez bien avec la passion »23. C’est ainsi qu’Anne Valérie Hash, créatrice de mode à Paris, formule le rapport à son métier.

Qu’ils soient recueillis à la lecture d’articles de presse, ou directement issus des entretiens avec les professionnels rencontrés au cours de la préparation de ce travail, les termes utilisés pour décrire les qualités des techniciens ou des artisans témoignent de la primordialité des caractéristiques d’implication humaine dans l’exercice des métiers de la fabrication locale. Du point de vue de Catherine Dumas, sénatrice de Paris : « Les métiers d’art sont avant tout des métiers de passion. Il est difficile de comprendre les enjeux de ce secteur si on n’intègre pas cette donnée essentielle. Travailler dans les métiers d’art, c’est souvent l’engagement d’une vie »24.

C’est pourquoi, à l’instar de ses trois usines déjà ouvertes au début des années 1990 et qui emploient 650 personnes à Saint-Pourçain-sur-Sioule25 dans le département de l’Allier en France, Louis Vuitton, a décidé au début des années 2000 de développer de nouveaux lieux de production loin des zones urbaines. Sont donc nées à Ducey, dans la Manche, deux usines de maroquinerie de 7 700 m2 chacune, véritables chefs d’œuvre d’architecture industrielle, qui emploient aujourd’hui entre près de 500 personnes dans une zone rurale qui n’est pourtant pas traditionnellement productrice de maroquinerie.

23 Entretien filmé avec Anne Valérie Hash, styliste diplômée de Ecole de la chambre syndicale de la couture parisienne, www.metiersdart.tv, 2009

24 Les métiers d’art, d’excellence et du luxe et les savoir-faire traditionnels : l’avenir entre nos mains, rapport réalisé par Catherine Dumas, sénatrice de Paris à la demande de François Fillon, Premier Ministre français, septembre 2009

25 « Louis Vuitton envisage de s’agrandir », La Tribune, 19 décembre 2008

Les motivations du groupe pour ce choix géographique vont bien au-delà des évidentes réductions fiscales proposées par les territorialités locales et des avantages de la période d’exonération de la taxe professionnelle. Cette zone rurale, abrite une main-d’œuvre potentielle intéressante pour ces ateliers. Les recrues ne sont initialement pas du tout formées pour travailler dans les métiers de la maroquinerie. Bien que préparées pour des métiers parfois très éloignés comme la coiffure ou la menuiserie, elles possèdent toutefois une clé de motivation propice à la bonne pratique du métier de maroquinier : en effet, cette main-d’œuvre, très attachée à ses racines, souhaite avant tout travailler dans ces zones de campagne qui n’offrent pas beaucoup d’autres opportunités d’emploi. Ainsi, Louis Vuitton recrute parmi une population dénuée de toute compétence en maroquinerie, mais qui, après formation, sera d’autant plus attachée à la pratique d’un métier technique que sa motivation sera aussi générée par des raisons personnelles d’attachement à son lieu d’origine.

Il est donc plus rentable pour Louis Vuitton d’investir dans la formation en interne de ces futurs ouvriers qui, dans la plupart des cas, resteront fidèles à l’entreprise pour plusieurs années et mettront leur passion pour le territoire au service de la pratique de leur métier.

Ces témoignages unanimes et ces exemples induisent l’hypothèse de la primauté de la passion sur les compétences techniques. L’apprentissage ou la pratique du métier, le niveau d’implication et d’excellence semblent donc en grande partie conditionnés par la passion, véritable clé de motivation pour tous les métiers de la fabrication locale.

2.3/ La complémentarité entre l’industrie et l’artisanat Il convient aussi de prendre en considération l’effet de synergie qui s’opère entre la pratique des métiers artisanaux (notamment ceux qui relèvent du répertoire des métiers d’art en France) et l’industrie du luxe qui s’appuie sur leurs savoir-faire spécifiques afin de maintenir une image d’excellence ou d’obtenir une expertise technique.

Le panache artisanal, porte-drapeau des industries créatives Perpétuer des pratiques artisanales au sein d’organisations industrielles est aussi un moyen pour les marques de tirer avantage de la particularité de leur patrimoine et de se différencier de la concurrence par leur savoir-faire.

C’est par exemple le cas de la haute couture parisienne et d’une partie de l’alta moda italienne. Les maisons font travailler les artisans sur les lignes couture qui sont présentées sous forme de défilés en janvier et en juillet chaque année, tout en proposant en parallèle des lignes de prêt-à-porter produites en milieu industriel qui, de leur côté, sont présentées en mars et en octobre26.

La société Lanvin déclare ainsi conserver son activité de tailleur sur-mesure pour homme principalement à des fins de prestige et d’image, celle-ci ne représentant pas une source de revenus notable, mais qui inscrit la marque dans la perspective de son histoire.

L’intégration de pratiques artisanales au sein d’organisations industrielles Il faut noter qu’en Italie, le système d’organisation de la sous-traitance dans les différents districts, joue beaucoup en faveur de la collaboration entre des compétences de fabrications différentes liées à des savoir-faire artisanaux ou industriels. La mise en réseau de ces nombreux savoir-faire spécifiques (pour la broderie, l’impression textile, la maroquinerie, entre autres) participe à la fabrication de produits griffés par les marques selon des processus partiellement industriels mais faisant aussi appel à des techniques artisanales. C’est aussi le cas en France avec la fabrication de lignes de produits, selon des pratiques originelles, comme les malles Louis Vuitton à Asnières ou les carrés de soie Hermès, dans des petits ateliers de la région de Lyon.

Une expertise artisanale au service de la mise au point des produits industriels Pour le développement des collections industrielles, les marques de luxe font aussi ponctuellement appel à l’expertise d’artisans. Patrick Guillotin, directeur des collections homme chez Lanvin, déclare que le studio de création peut occasionnellement s’appuyer sur l’expertise du département sur mesure pour homme de la marque, dirigé par le tailleur italien Vito d’Onghia. Celui-ci collabore à la mise au point de “pièces à manches” qui, par la suite, sont industrialisées.

L’expertise artisanale de la fabrication traditionnelle de costumes masculins vient ici enrichir la conception technique et les spécificités de l’approche industrielle.

L’intégration de pratiques industrielles chez les artisans La réciproque est aussi vraie. Le milieu des petits entrepreneurs et des artisans intègre aussi dans ses pratiques de nombreuses innovations issues de l’industrie et c’est d’ailleurs un gage de succès pour les pratiques les plus traditionnelles que d’adapter leurs savoir-faire pour évoluer avec leur temps.

26 www.modeaparis.com, le site de la Fédération Française de la Couture

Par exemple, bon nombre de tailleurs de costumes ou de chemises pour homme proposent plusieurs gammes de services qui vont de la grande mesure à la demi-mesure industrielle afin de répondre aux diverses attentes et au pouvoir d’achat variable de leur clientèle. La maison Torcello à Paris présente ainsi cette logique d’industrialisation sur son site Internet : « La maison Torcello propose également un service de “sur mesure” à prix plus accessibles : “le Sur Mesure Torcello” qui est l’aboutissement d’un long travail de réflexion et de développement de la part de José Gonzalez. Il s’agissait pour lui d’identifier les étapes où les nouvelles technologies pouvaient remplacer avantageusement le “fait main”, tout en respectant l’indispensable qualité »27.

En conséquence, la réalité du terrain montre bien que, localement, en France comme en Italie, le secteur tend à mélanger les deux types de pratique au sein des mêmes entreprises et donc des mêmes métiers. Autrement dit, on peut parler de pratiques artisanales et de pratiques industrielles, mais il est de plus en plus difficile de qualifier un métier d’artisanal ou d’industriel, tant le milieu professionnel mélange aujourd’hui les deux aspects.

2.4/ Une désaffection pour les métiers techniques et manuels De manière générale, les métiers techniques ou manuels souffrent d’une mauvaise reconnaissance auprès du public et cette désaffection se répercute sur la qualité du recrutement pour les sections de formation correspondantes.

Des métiers mal considérés et peu valorisés. En conséquence, les familles des jeunes en phase de choix d’orientation scolaire sont souvent en la matière les plus mauvaises conseillères. Comme le regrette Franca Sozzani, rédactrice en chef du Vogue italien sur son blog : « Pourquoi les métiers manuels sont-ils tellement dépréciés ? À commencer, du point de vue de votre propre famille ? (…) Alors que nous sommes à l’ère informatique, tout le monde veut que son fils obtienne au moins un brevet d’ingénieur informaticien. Le futur doit apporter plus de garanties. À dire vrai, les écoles ne donnent pas toujours les bonnes informations »28.

Les élèves s’engagent dans les formations techniques trop souvent par défaut, non par choix, à partir de là, il devient très difficile de faire naître la motivation et la passion, qui sont pourtant les éléments prédominants et incontournables pour la bonne pratique de ces métiers.

Le rapport de Catherine Dumas au sujet des métiers d’art souligne parfaitement cet aspect : « Dans le domaine de la formation, comme dans de nombreux autres qui concernent la filière, il est véritablement urgent que les pouvoirs publics envoient un signal politique fort, montrant ainsi l’intérêt de la collectivité pour un secteur qui se sent parfois délaissé »29.

27 www.torcello.fr

28 « Le terme d’artisan a besoin d’être réévalué », Franca Sozzani, www.vogue.it, octobre 2010

29 Les métiers d’art, d’excellence et du luxe et les savoir-faire traditionnels : l’avenir entre nos mains, rapport réalisé par Catherine Dumas, sénatrice de Paris à la demande de François Fillon, Premier Ministre français, septembre 2009

La question de l’héritage : le paradoxe des nombreux postes à pourvoir De nombreux artisans sont en passe de prendre leur retraite et ont de grandes difficultés à trouver des repreneurs motivés pour prendre le relais de leur activité. Faute de successeurs, certaines activités disparaissent, faisant disparaître dans le même temps certains savoir-faire spécifiques. La désertion des formations, qui met en péril une partie du patrimoine culturel des deux pays, pose la question de la transmission des savoir-faire et de la pérennité de certains secteurs d’activité.

Bien au-delà du secteur de la mode, ce phénomène concerne de nombreux métiers techniques et peut être observé tant en France qu’en Italie30, menaçant non seulement une partie du patrimoine culturel des deux pays mais aussi un certain nombre de secteurs économiques qui s’appuient sur leurs compétences.

La vocation de la société Paraffection, qui appartient au groupe Chanel, au travers du rachat de certains de ses sous-traitants du domaine des métiers d’art pour leur éviter de disparaître, s’inscrit dans une volonté de préservation des activités de fabrication locale.

Ces initiatives, menées par de grands groupes et des entreprises de mode et du luxe, doivent faire valeur d’exemple. Elles font déjà germer auprès de la presse et du public une sensibilisation quant à la sauvegarde des savoir-faire et des métiers de la fabrication qui doit impérativement être accompagnée par l’Education nationale et les centres de formation privés afin de recréer auprès des jeunes l’engouement pour ces professions et faire ainsi perdurer l’héritage et le patrimoine français de la fabrication.

30 « Sarti, cuochi, falegnami, i posti che nessuno vuole », La Repubblica, 24 octobre 2010

3/ L’impact de ces mutations sur les métiers de la fabrication Les nouveaux courants de consommation, en accordant plus d’importance à la valeur et aux qualités intrinsèques du produit, poussent une partie des acteurs de l’industrie et de l’artisanat de la mode à valoriser les modes de fabrication de leurs produits. Ces stratégies influent sur la pratique des métiers de la fabrication qui enrichissent directement la marque, son image et son capital de création.

3.1/ La fabrication, source de valeur ajoutée Lorsque la conception ou la production de produits est délocalisée, la distance entre le studio de création et les acteurs de la fabrication rend les collaborations et les échanges de savoir-faire plus difficiles. Cette donnée influe sur le champ des possibles, restreignant du même coup le territoire créatif qui ne prend pas en compte avec la même acuité la culture de la fabrication.

Apport d’inventivité à la création Mettre au point en relation étroite avec les ateliers, un nouveau système de fabrication, qu’il soit industriel ou artisanal est un moyen de créer de la valeur ajoutée dans les gammes de produits proposées et de la distinction parmi les marques. Les concepts les plus simples, développés autour d’un procédé de fabrication particulier, peuvent être source de nouveauté et de différentiation pour la marque.

180gr31 est un concept de personnalisation installé à Paris dans une boutique-atelier qui propose aux clients de choisir au préalable la coloration avec laquelle le vêtement qu’ils veulent acquérir sera peint à la main. Le succès et l’originalité de cette idée, pourtant très simple, a permis à 180gr de nouer plusieurs projets en collaboration avec la boutique Nike Bastille qui a sans doute vu dans une technique aussi manuelle et artisanale que la peinture au pinceau, une opportunité de rompre avec ses codes industriels et standardisés habituels.

31 www.180grammes.com

Dans un souci de recherche de différenciation par l’innovation, Sébastien Barilleau, gérant de l’entreprise de broderie Cécile Henri Atelier déclare renouveler son offre créative grâce à l’apport de nouvelles techniques, comme l’impression transfert. L’atelier propose à ses clients de la haute couture parisienne une nouvelle gamme de produits innovants par l’hybridation des techniques de broderie traditionnelles avec la technologie industrielle d’impression.

Dans ces deux cas, l’innovation se fait avant tout par la mise au point de procédés techniques, véritables vecteurs de création.

Vecteur de culture patrimoniale Pour les entreprises historiquement fondées sur un patrimoine artisanal, comme Louis Vuitton, Fendi, Gucci ou Hermès, pour les plus connus, remettre en avant la culture de la fabrication, au travers de visuels publicitaires ou de mises en scène sur les lieux de vente, est avant tout un moyen de renouer avec ses racines et de se différencier des marques industrielles plus récentes en mettant en avant le savoir-faire comme héritage culturel.

Dans cette veine, Tod’s vient de réaliser en collaboration avec la Scala de Milan un film présentant une chorégraphie inspirée du travail des artisans de la marque que Diego Della Valle, président de la société décrit en ces mots : « Le but commun de la Scala et de Tod’s est de protéger le fait main et le made in Italy, synonymes de la meilleure qualité possible. C’est une valeur culturelle et artistique »32.

32 « Mariage à l’italienne », Numéro, novembre 2010

« Une filière productive qui fonctionne est un patrimoine au bénéfice de tous les acteurs – Gucci, les fabricants, le territoire »33, c’est ce qu’affirme Patrizio di Marco, président de la marque. Cette affirmation démontre – à l’opposé des courantes stratégies de délocalisation – une certaine prise de conscience face à l’importance et à l’urgence qu’il y a à maintenir une synergie entre la marque et le territoire qui accueille la fabrication des produits.

Au-delà des facteurs culturels, humains et sociaux, les made in et les savoir-faire locaux sont aussi de puissants vecteurs d’image auprès des consommateurs sur les marchés traditionnels ou émergents : Brunello Cucinelli, déclare voir de plus en plus de Chinois aisés s’enticher du luxe italien ou français. Conforté en 2009 par la hausse de ses ventes dans les pays émergents (Chine, Inde, Amérique latine) passées de 3 à 11 % du total, il prédit “un nouvel âge d’or”34.

3.2/ La “déstandardisation” de la chaîne de production Dans le domaine industriel, les courants de personnalisation et de customisation imposent de repenser l’organisation de la chaîne de fabrication pour lui redonner une place centrale, en interface directe avec les lieux de vente et les exigences du client.

La marque italienne Prada a ouvert en septembre 2009 à Milan une boutique qui propose uniquement des produits sur mesure ou personnalisables. Cette expérience se décline aussi de par le monde dans quinze boutiques qui proposent aux hommes la possibilité de se faire réaliser une chemise en demi-mesure industrielle, dans les tissus imprimés exclusifs Prada des saisons précédentes. Ainsi la marque s’ouvre non seulement à la “co-création” avec les clients, mais elle propose aussi au consommateur de s’approprier son patrimoine créatif passé, rompant les traditionnelles barrières de saisons imposées par le système du prêt-à-porter qui, à chaque nouvelle saison, rend caduque la saison précédente. Chez Prada, les tissus de chemises sont à présent disponibles plusieurs saisons d’affilées.

33 « Gucci in joint venture con Pelletteria Annalisa », www.fashionmag.com, novembre 2010

34 « Brunello Cucinelli l’entrepreneur philosophe qui veut “embellir l’humanité” », AFP, juin 2010

La marque déclare que cette initiative ne correspond à aucune étude marketing mais qu’elle est née d’une relation de confiance avec leur sous-traitant historique. C’est à la fois un moyen d’éviter la perte des stocks de tissu et d’apporter à leur sous-traitant une activité parallèle aux productions des collections prêt-à-porter.

Dans le système actuel du prêt-à-porter, les pics de saison qui imposent aux fabricants de produire une grande partie des stocks sur une courte période afin de livrer les marchandises en entrée de saison, sont souvent suivis d’une période de chômage technique parfois fatale aux entreprises. La production à la

demande, qu’elle soit sur-mesure ou personnalisée, s’effectue au contraire au fur et à mesure de la saison, selon les commandes passées par les clients, et offre comme avantages considérables aux marques de ne pas avoir de stock de produits finis et aux fabricants de pouvoir produire en continu tout au long de l’année.

3.3/ La mise en scène de la fabrication sur les points de vente Dans le monde des artisans et des métiers d’art, il est fréquent que bottiers ou tailleurs fabriquent et vendent leurs produits sur un unique et même lieu, alors que les logiques industrielles ont séparé, lieux de vente et lieux de fabrication.

Donner à voir au client à la fois le cadre, le personnel et les étapes de la fabrication, crée aux yeux des consommateurs une aura particulière autour du produit. Seuls certains acteurs marginaux de l’industrie du luxe, issus eux-mêmes d’une culture artisanale, présentent déjà depuis plusieurs années, sous forme de corners permanents ou de démonstrations ponctuelles les étapes de la fabrication dans leurs boutiques.

En dehors du secteur de la mode, on peut citer l’entreprise d’orfèvrerie française Christofle qui, depuis une dizaine d’années, a installé dans sa boutique de la rue Royale à Paris un espace où l’on peut voir travailler certains artisans graveurs. Hermès organise aussi régulièrement des démonstrations de son savoir-faire en maroquinerie dans son réseau international de boutiques, allant même jusqu’à organiser des ateliers pour enfants au cours desquels ces derniers, guidés par un artisan, apprennent à réaliser un produit simple, tel qu’un porte-carte.

Il n’est donc pas si étonnant de noter que c’est une tendance qui se démocratise ces dernières saisons auprès de marques de mode ou de luxe qui proposent dans leurs gammes des produits issus de fabrications artisanales sur lesquelles elles souhaitent mettre l’accent. Fendi par exemple, sur le principe d’Hermès, fait voyager de par le monde certains artisans de leurs ateliers toscans afin qu’ils fabriquent manuellement des sacs directement dans les points de ventes. Gucci, sur un principe similaire, à l’occasion de ses 90 ans organise dans ses boutiques du monde entier, des corners artisans, qui accueilleront en 2011, deux ou trois personnes, chargées de compléter la fabrication de quelques modèles ciblés sous les yeux de leurs acquéreurs.

3.4/ Le patrimoine de la fabrication, nouveau vecteur de communication Enfin, si depuis longtemps les marques ont compris que la mise en image de leur patrimoine historique était un vecteur publicitaire efficace, il est intéressant de noter, là encore, que la fabrication semble depuis peu trouver une place dans cette logique de communication.

S’il n’y a rien d’étonnant à ce que les marques de luxe misent régulièrement sur l’impact nostalgique que peut créer la publication de photos de créateurs disparus (cf. Christian Dior ou Coco Chanel), ces références passéistes étaient jusqu’à présent rarement en lien avec les ateliers ou l’idée même de la fabrication. Pourtant, toujours dans le cadre de son 90ème anniversaire, Gucci choisit cette occasion pour mettre à l’honneur son héritage au travers d’une série de photographies originales, en noir et blanc, présentant des artisans au travail dans l’atelier de la Via delle Caldaie, à Florence en 1953.

Retour aux sources et à l’artisanat : la marque du groupe PPR signe une campagne de publicité où les stars de l’affiche ne sont étonnamment pas des mannequins qui portent des produits Gucci, mais plutôt les artisans qui les fabriquent. Sur fond d’ateliers florentins, tels qu’ils existaient à l’époque, la marque met ainsi à l’honneur, tradition et savoir-faire, rappelant au passage avec un texte inséré dans les images, la passion de Guccio Gucci pour l’authentique. Lancée officiellement à l’échelon mondial en février 2010 avec des insertions en pleines pages dans le International Herald Tribune, le Wall Street Journal, le Corriere della Sera et La

Repubblica, cette campagne a depuis été reprise dans les plus grands magazines de mode internationaux (Vogue, etc.).

Pour compléter sa grande campagne de communication pour la saison été 2010, qui avait pour égérie le top model Lara Stone, même Louis Vuitton, qui pourtant préfère habituellement mettre en scène les plus grandes personnalités dans ses campagnes publicitaires (cf. Madonna, Mikhail Gorbatchev, Catherine Deneuve) donne à voir son savoir-faire avec une campagne de presse très picturale. Trois différents visuels qui mettent en scène les gestes propres à la fabrication des produits de la marque, un peu à la manière d’un tableau de Vermeer, sont parus dans la presse quotidienne et les magazines de mode. Chacun possède son propre titre “la jeune fille et les petits plis”, “la couseuse au fil de lin et à la cire d’abeille” et “l’artisan au pinceau”, et s’accompagne là encore d’un texte expliquant les gestes de l’artisan : « Quels petits gestes secrets sont-ils transmis discrètement par nos artisans ? Comment marions-nous talents innés et prouesse inhérente ? ou Comment cinq petits plis peuvent-ils rallonger la durée de vie d’un portefeuille ? ».

Cette campagne, qui ne s’appuie pas sur de vrais artisans mais sur des modèles, a provoqué certains remous au Royaume-Uni35 où le visuel de la couseuse au fil de lin – pouvant laisser croire que les sacs de la marque seraient entièrement fabriqués à la main – a dû être retiré de la circulation suite à une accusation de publicité mensongère. Ces éléments démontrent en partie les balbutiements et les maladresses de ces nouvelles stratégies qui consistent à mettre l’accent sur l’univers de la fabrication, qui rarement, depuis la suprématie du prêt-à-porter, avait été mis en image pour les besoins des campagnes publicitaires. Se dessine donc ici tout l’enjeu actuel de la publicité : les équilibres de langages et les logiques d’images sont sans doute encore à trouver pour que les marques puissent communiquer de façon efficace les valeurs “invisibles”, symboliques, culturelles et sociologiques en lien avec la fabrication.

35 « Des pubs vantant les couturières de Louis Vuitton condamnées au Royaume-Uni », AFP, 26 mai 2010

4/ Cinq axes de réflexion pour adapter les formations La “renaissance” de la fabrication locale qui se profile ne pourra se faire pleinement sans l’implication des jeunes générations qui doivent comprendre les mécanismes du système afin d’en devenir au plus vite les acteurs principaux. Pour accompagner les mutations qui sont donc déjà à l’œuvre dans le secteur de la mode, il convient d’intégrer de nouveaux éléments de réflexion qui permettront de faire évoluer et d’adapter en conséquence la formation aux métiers techniques de la fabrication.

Nous proposons ici cinq axes de réflexion pour construire aujourd’hui les métiers de demain : faire naître la passion au cœur de l’expérience, intégrer le meilleur de l’industrie et de l’artisanat, se rapprocher des réalités du secteur professionnel, favoriser l’inventivité et la créativité, capitaliser autour d’autres approches culturelles ou sociologiques.

4.1/ Faire naître la passion au cœur de l’expérience Les formateurs et professionnels s’accordent à regretter chez de nombreux jeunes un véritable manque de motivation. La passion est un élément primordial qu’il convient presque de considérer comme une matière d’enseignement à part entière. Aider les jeunes à prendre conscience que la pratique d’un métier n’est pas seulement un moyen de gagner sa vie, mais aussi une façon de se réaliser au travers d’une passion.

Le meilleur levier pour contrer la mauvaise appréciation des métiers techniques et la désertification des formations correspondantes est la passion : la provoquer, la communiquer, la faire irradier doit devenir une préoccupation centrale.

Valoriser la part culturelle des métiers « L’artisan est un véritable snob, dans le bon sens du terme. Il refuse d’être comme tout le monde et crée pour ceux qui se sentent différents. Si l’on pense aux artisans en ces termes, nous leur redonnons la dignité qu’ils méritent. Ce n’est qu’une question d’éducation et de culture »36. Franca Sozzani, rédactrice en chef du Vogue italien.

Souvent en lien avec des territoires, des découvertes et inventions, des organisations sociales locales et des influences étrangères, la culture de la fabrication et des savoir-faire, grâce à sa richesse, est un outil qui permet de redonner toute sa valeur à un métier technique. Prendre conscience qu’une pratique souvent négligée s’appuie sur de solides bases historiques, sociales ou culturelles, est pour l’apprenti le moyen de comprendre les valeurs fondamentales de son métier.

L’enseignement de la part culturelle et historique des métiers et des savoir-faire permet non seulement d’offrir aux jeunes une vision plus large et plus qualitative de métiers aujourd’hui peu valorisés, mais aussi d’augmenter la richesse de langage et d’expression qu’ils pourront transmettre de manière précise et riche aux divers interlocuteurs qu’ils seront amenés à rencontrer au fil de leur carrière : recruteurs, clients, journalistes.

Dans le domaine de la mode, l’Italie et la France possèdent un véritable capital culturel composé de nombreux savoir-faire et de multiples métiers qui caractérisent la richesse de la fabrication. Dans l’optique

36 « Le terme d’artisan a besoin d’être réévalué », Franca Sozzani, www.vogue.it, octobre 2010

de valoriser les métiers, il convient que les apprentis en mesurent toute la richesse au travers de leur histoire, leurs diversités, leurs langages…

> Valor ise r la pa rt cul t ur e l l e de s mét ie rs , prop re aux pat rimoines F rançais e t It al i en.

Laisser parler la passion Les témoignages des professionnels contiennent de nombreuses clés de réflexion autour des diverses facettes de leur pratique qui contribuent à leur motivation personnelle. Partager leur point de vue sur leur expérience pourrait permettre aux jeunes de prendre conscience de leur passion potentielle.

Inviter des professionnels passionnés à parler de leur métier et de leurs pratiques, de leur passion, et favoriser la transmission avec les jeunes sous forme de conférences, de visites d’ateliers…

> Lai sse r parl e r l a pass ion des p ro f ess io nne l s au t ra v ers de l ’ é c hange e t du dialo gue a vec l e s j eune s .

Un modèle fort d’identification Si la passion n’est pas “contagieuse”, elle est du moins transmissible. Bon nombre d’artisans, et pas seulement dans le champ de la mode, pratiquent souvent leur métier en ayant suivi les traces de leurs parents et bons nombres de techniciens se souviennent aussi volontiers d’une figure familiale ou d’un exemple professionnel qui a marqué de son empreinte leur engagement professionnel.

Le rapport unique qui s’instaure entre un maître et son élève est aussi une clé de motivation. Favoriser au maximum les passerelles entre les jeunes en formation et un tuteur professionnel du monde de l’entreprise au travers de parrainages, ou de stages avec un suivi dans le temps.

> Instau re r un modè l e d’ id ent i f i ca t io n for t pou r l e s j e unes g râc e au rappo rt de maî tr e à é l èv e .

Savoir exprimer son métier pour le valoriser Dans une société qui cherche de plus en plus à valoriser la fabrication, l’ouvrier, le technicien, l’artisan devient le véritable ambassadeur de la technique. Il doit savoir transmettre avec richesse et finesse les divers aspects liés à sa pratique : passion, savoir-faire, culture de la fabrication, expertise des matières…

La dimension locale de la fabrication implique toujours plus de possibilités de rapports directs entre le fabricant et le client, cette donnée est à prendre en compte dans les composantes des formations afin que les jeunes sachent aussi exprimer les spécificités et les richesses culturelles liées à leurs pratiques.

Si les métiers de la fabrication suscitent aujourd’hui si peu d’intérêt aux yeux du public, malgré le fait qu’ils puissent être porteurs d’avenir pour les jeunes, c’est souvent qu’ils sont méconnus. Pour pallier ce manque d’estime, l’école doit assurer la promotion de ces formations. Les jeunes en formation ou déjà diplômés sont aussi bien placés pour assurer la promotion de leurs métiers et de leur école auprès des jeunes de leur âge. Si on leur en donne les moyens, et si on les y encourage, grâce à Internet et aux réseaux sociaux, Facebook par exemple, la communication autour des formations aux métiers de la fabrication pourrait s’intensifier et élever les niveaux de recrutement.

> Donne r l e s moyens e t l e s avo ir né cess ai res à l ’ exp re ss ion de son mét ier af i n d e l e valo rise r.

Les compétences au service de la valorisation du produit Afin d’accompagner la présentation du produit non seulement au travers de son esthétique finale, mais aussi en fonction de la façon dont il est fabriqué, les marques créent des passerelles entre les acteurs de la fabrication et les lieux de vente ou la publicité. Les compétences en lien avec les métiers de la fabrication tels qu’ils sont pratiqués localement s’étendent donc, non vers la maîtrise, mais vers la collaboration avec les métiers de la communication et de la vente.

Le développement frénétique d’Internet, favorisé par les innovations logistiques, crée un lien plus direct entre une fabrication locale et une multitude de marchés distants, permettant de faire fi des frontières et des distances. Ces facteurs sont des atouts incontournables pour le développement de petites structures aux savoir-faire spécifiques.

Au regard des mutations du secteur de la mode et afin de pouvoir participer efficacement à la valorisation des produits, il paraît de moins en moins envisageable – ou de plus en plus difficile – de mettre à profit ses seules compétences techniques sans savoir en exprimer les particularités.

> Exprimer a vec ais an ce s a p ra t ique e t so n s avo ir -fa i re e s t auss i un a tout pour valor ise r l e s

pro dui ts .

L’attention au service Que la pratique du métier s’inscrive dans une relation de sous-traitance, ou en lien direct avec le client final, les notions de service et d’écoute envers le client sont fondamentales pour concurrencer efficacement les fabrications distantes et délocalisées.

La notion de proximité étant ici une composante déterminante dans la pratique des métiers, il convient d’être formé de manière irréprochable pour répondre aux exigences des clients tant dans le cadre d’une prise de commande que dans celui d’un service après-vente ou de réparation.

Une posture d’écoute et un esprit d’ouverture envers le dialogue et garantissant la qualité de l’échange humain sont à privilégier et nécessitent donc un enseignement et une formation adaptés.

> Diri ge r l ’ ens e i gnement v ers un e pl us grande s ens i bi l i t é à l ’at tent ion e t au ser vi ce c l i ent .

4.2/ Intégrer le meilleur de l’industrie et de l’artisanat Cette recherche a pour parti pris l’appréhension des “métiers de la fabrication locale” comme une forme d’unité indépendamment des milieux artisanaux ou industriels dans lesquels ils puisent leurs pratiques. Les témoignages recueillis et l’analyse de l’organisation des entreprises montrent que les frontières traditionnelles qui séparaient artisanat et industrie n’existent plus.

Une offre formative qui dissocie “artisanat” et “industrie” n’apporte pas le point de vue sur la pluralité d’un même métier, pourtant devenue aujourd’hui incontournable. Au-delà de la diversité des métiers techniques, un même métier peut être pratiqué de manières extrêmement diverses, c’est par exemple le cas du modélisme.

Même si pour pratiquer le modélisme au sein d’une entreprise qui développe et fait produire l’intégralité de ses collections en Asie, la mise en pratique de certaines compétences liées à des approches artisanales, comme la réalisation de toiles ou le moulage, n’est plus nécessaire puisque ces fonctions sont sous-traitées

ou délocalisées. Il n’en est pas moins vrai qu’une connaissance pratique et approfondie des diverses techniques de moulage ou de coupe permet une meilleure compréhension du vêtement, de sa structure et des éventuels défauts à repérer.

Inversement, les pratiques industrielles ou liées à des innovations technologiques comme la digitalisation ou la découpe au laser des textiles, sont aussi des éléments qui interagissent avec le monde professionnel des artisans, et favorisent l’évolution des métiers “artisanaux”.

> Inté gr er dans l ’ e nse i gn ement l e s dimen sion s a rt isanal es e t indus tr ie l l e s d’un même mét ier.

Vers une plus grande pluridisciplinarité Certains des entretiens (Paraffection, Cécile Henri Atelier) laissent transparaître, chez les professionnels détenteurs de savoir-faire particuliers, des stratégies de regroupement des activités selon divers enjeux : créativité et innovation, flexibilité ou meilleure organisation des entreprises.

Paraffection a pour projet de regrouper les diverses activités rachetées par l’entreprise du groupe Chanel sous un même toit, facilitant ainsi les collaborations et les passerelles entre les différentes spécialités. L’impact direct sur la formation des employés se dessine clairement. Dominique Barbiery, qui dirige la structure, cite l’exemple des apprentis qui se révèlent être de très bons éléments, faisant preuve de qualités et de motivation, mais pour lesquels il n’y a pas forcément de possibilité concrète d’embauche à l’issue directe de leur formation. Paraffection encourage donc ces apprentis en leur proposant de compléter leur formation par une spécialisation différente. Ainsi, un apprenti brodeur complètera son cursus par une spécialisation de plumassier ou s’orientera vers une formation en lingerie-corsetterie, permettant par là de reconduire pour deux ans la collaboration avec Paraffection et développant du même coup ses savoir-faire et sa capacité d’adaptation avec plus de possibilités d’embauche au terme de ce nouvel apprentissage.

> Mult ipl i e r l ’app rent iss age de sa vo i r -fai re di ver s e t l a capa c i té d’adapta t ion à di f f é ren tes

prat i ques .

Des bases techniques nécessaires à la pratique de plusieurs métiers Stylisme, modélisme, développement produit, chef de produit, vente en boutique, pour ne citer qu’eux, nécessitent des formations à la connaissance technique de la fabrication, des matières et des savoir-faire.

Ainsi, la maîtrise ou tout du moins la bonne connaissance des techniques de moulage ou de gradation, pour des postes de chef de produit, par exemple, sont un atout majeur. Le cas de Benjamin Séror, chef de produit au sein de la société de la créatrice parisienne Anne Valérie Hash, déclare par exemple avoir complété un cursus en école de commerce et un post-diplôme en management à l’Ifm, par une formation de trois mois à l’Académie Internationale de Coupe de Paris pour y acquérir les bases du modélisme à plat, du moulage et du montage de vêtements. Il qualifie l’approfondissement des connaissances techniques comme étant « incontournable » pour les postes de chef de produit. Virginie Vandier, passionnée depuis toujours de maroquinerie, a finalement décidé de suivre une formation technique suite à un cursus en école de commerce et vient de passer 6 ans à la fabrication de sacs chez Hermès. Grâce à l’approche concrète de la vie de l’atelier et à sa maîtrise des savoir-faire, elle vient d’intégrer le département communication de la marque avec pour mission d’y développer la stratégie favorite d’Hermès : la mise en lumière des savoir-faire et de ses acteurs.

En conclusion, on peut imaginer que l’évolution actuelle de l’organisation de certaines entreprises tend vers un regroupement des savoir-faire et des métiers. Cette mise en réseau nécessite de plus en plus de transversalité de la part des professionnels qui multiplient du même coup leurs chances d’adaptation et d’embauches au sein des entreprises.

Dans les faits, les formations techniques ne sont souvent qu’une étape qui permet par la suite d’accéder à de nombreuses fonctions du secteur. Cette transversalité peut être source d’enrichissement pour les formations en faisant se côtoyer et mettant en réseau, au sein de mêmes promotions, des personnalités et des approches diverses du système de la mode.

> Propose r une f ormat ion in i t i a l e qui s e co ncen tr e s ur l ’app rent is sa ge des base s t e c hniques

communes à de nombreux mét ie rs : c he f s de pro du its , s ty l i s t e s , mod é l is t e s , v end eu r, re tou cheu r…

Des spécialisations qui s’acquièrent en entreprise Des modules d’enseignement des matières généralistes et une formation aux solides bases techniques transverses, complétés par diverses spécialités qui seraient approfondies individuellement au cours des périodes en entreprise favoriseraient le besoin de polyvalence évoqué unanimement par les professionnels.

Dans le cas de savoir-faire rares, ou de spécialisations à très faibles débouchés, qui ne permettent pas l’ouverture d’une formation collective, une formation sur le terrain, en partenariat avec des artisans ou des industriels, par alternance ou de durée conséquente, privilégierait les spécificités des métiers ou des pratiques.

> Complé t er l e s f o rmatio ns pa r d es s péc i al i t é s app ro fo ndie s i ndi vi due l l ement au cours de pé rio des en

ent rep ris e .

Une sensibilité à l’innovation L’évolution technologique, en permettant à l’entreprise de rester compétitive, contribue à préserver les emplois et donc certains savoir-faire. L’encourager, c’est aussi préparer l’artisanat d’art et les pratiques industrielles du XXIe siècle, en associant savoir-faire traditionnels et innovations industrielles contemporaines.

Une bonne connaissance des fibres textiles et des techniques de travail traditionnelles doit aussi être complétée par une ouverture aux nouvelles matières afin d’intégrer les résultats des nombreux programmes de recherche et développement qui ont actuellement cours en Europe et dans le reste du monde.

Pour demeurer en éveil eu égard aux rapides évolutions des techniques, des modes de pensée ou d’organisation, une veille technologique est indispensable pour parvenir à une certaine autonomie. Savoir où et comment trouver l’information concernant l’innovation : salons professionnels, tissuthèques, matériauthèques, magazines, sites Internet, etc.

> Sensi bi l i s er l e s j eunes à la rapide évo lu t io n du se c te ur e t à la ve i l l e t e c hno log iqu e .

4.3/ Se rapprocher des réalités du secteur professionnel Afin de garantir la meilleure adéquation possible entre les formations et la réalité changeante du terrain, il convient de développer au maximum les liens entre les centres de formation et le milieu professionnel. Outre la mise en place de formations par alternance qui semblent créer l’unanimité auprès des professionnels, il convient aussi de multiplier les formes d’échange et de rencontre.

Le dialogue entre les entreprises et les lieux de formation Les occasions peuvent être diverses et prendre la forme d’invitation pour les professionnels à participer aux commissions de sélection à l’entrée des écoles, aux jurys d’examen pour la remise des diplômes, à des conférences et des workshops où ils peuvent partager et transmettre leur expérience, à l’élaboration des programmes…

> Mult ipl i e r l e s f o rmes e t l e s o c cas ions de di alogue e t de rencont res ent re l e s e nt rep ris es e t l e s l i eux

de f orma tion : j ury s d e sé l e c t io n e t de di plômes , tabl es rondes…

Le système d’apprentissage en alternance : l’école grandeur nature Les formations par alternance créent la quasi-unanimité auprès des professionnels rencontrés, à l’exception des tailleurs masculins qui sont réticents à former sur de longues périodes des éléments qui ne poursuivront pas nécessairement leur carrière dans l’atelier et iront donc pratiquer ailleurs les techniques qu’ils auront apprises. Ce refus de transmettre se fait au profit de l’embauche d’une main-d’œuvre étrangère déjà qualifiée.

Pour pallier la disparition graduelle et les inadéquations des formations scolaires aux métiers de la fabrication qui menacent la bonne transmission des savoir-faire et le renouvellement des équipes de production, de plus en plus d’entreprises privées ouvrent leurs propres écoles ou organisent en interne leurs propres formations.

C’est le cas de Brioni, pionnier en la matière avec une école de tailleur, fondée en 1985 dans les Abruzzes, en partie financée aujourd’hui par la Commission européenne37, ou comme plus récemment Bottega Venetta qui, pour perpétuer son artisanat, a ouvert en 2006 à Vicence une école délivrant une formation de trois ans : la Scuola della Pelleteria38. Dix premiers diplômés participent aujourd’hui à l’essor du savoir-faire de la griffe caractérisé par le cuir tressé “intrecciato”. En France, Hermès et Louis Vuitton organisent en interne dans leurs propres ateliers, ou en collaboration avec des écoles de formation professionnelle, des formations spécialisées.

> Favor ise r l e s f o rmat ions en al te rnanc e qui o f f ren t une expé ri ence plu s p roche de la réal i t é

pro f es s ionne l l e e t mul t i p l i en t l e s c han ces de re c ru temen t en f in de f o rmatio n pa r l ’ ent re pr ise

d’accue i l .

37 « Brioni, le culte du détail », Le Figaro, 14 octobre 2007

38 « Bottega Veneta, Signé “intrecciato” », Le Point, 22 juillet 2010

Stages et postes de formation en alternance : offres et demandes Les entreprises – surtout les plus petites qui ne disposent pas de services de ressources humaines – ne connaissent pas toujours les centres de formation et les démarches à effectuer pour recruter des stagiaires, des apprentis ou des employés. Et inversement, les professeurs ou formateurs ne semblent pas toujours au fait de l’évolution des réseaux d’entreprises qui pourraient accueillir les étudiants en formation.

Si l’idéal serait la mise en place d’un service national ou européen qui centraliserait les recherches et les offres d’emplois, de formations par alternance ou de stage pour l’ensemble du secteur, Internet – au travers de sites sociaux comme LinkedIn – devrait pouvoir faciliter la mise en relation entre les jeunes en formation et les entreprises, rendant plus efficace pour les deux parties le lien entre école et entreprise.

> Crée r un out i l en l i gn e pou r fa vor ise r la rencont re e ntr e l e s re c herc hes e t l e s o f f res d’ emplo is , de

f orma tio ns pa r al t ernance o u d e s t ag e pour l ’ ensemble du s e c te ur.

Le goût du travail De manière très transversale, l’ensemble des professionnels s’accorde à dire que la maîtrise d’un métier technique, quel qu’il soit, nécessite avant tout de nombreuses heures de pratique. Les tailleurs par exemple avancent une durée de cinq années de travail à temps plein pour que l’œil et la main intègrent de manière fluide, la pratique.

Or, en milieu scolaire, les emplois du temps sont souvent morcelés, ne favorisant pas le suivi des tâches de travail comme cela peut être le cas en entreprise. Il conviendrait de tenir compte de ce facteur tant il influe sur les possibilités (ou impossibilités) de concentration, inhérentes à l’apprentissage et à la pratique des métiers de la fabrication.

D’autre part, dans une société où la notion du temps doit rimer avec rapidité, le temps du travail trouve difficilement sa place, laissant pour compte la pratique des savoir-faire et la durée des processus de fabrication. Revaloriser la fabrication, c’est avant toute chose, redonner de l’importance au temps de la pratique et non pas seulement au résultat obtenu.

La valorisation de la pratique pourrait donc se traduire, à l’instar d’autres types de formations comme le pilotage aérien, par la mise en place d’un “carnet de vol” permettant de suivre et de comptabiliser les heures de pratiques et de matérialiser ainsi la dimension du temps de travail.

> Valor ise r l e t emps de la p rat ique e t du t ra va i l ac compl is , non pa s se ul ement l e r ésul t at o u l e

pro dui t ob tenu, e t opt imi ser la prat iqu e en ac cordant des j ou rnée s complè t es co nsa cré es à

l ’app ren t iss ag e en at e l i e r .

La connaissance de la diversité du secteur, des métiers environnants et de leurs pratiques Le secteur de la mode offre une richesse de savoir-faire et de profils de postes souvent méconnus des formateurs et de fait, les jeunes en recherche d’orientation connaissent peu l’éventail des possibilités professionnelles qui s’offrent à eux.

Le champ d’exercice des métiers de la fabrication couvre à la fois l’industrie, l’artisanat et les métiers d’art. La pratique locale des métiers techniques dans le secteur de la mode est donc extrêmement variée et vise à la fois des entreprises travaillant en “B to B”, en “B to C”, ou parfois même combinant les deux modèles.

Outre la pratique de son propre métier, et indépendamment de la taille des entreprises, une ouverture vers les pratiques des métiers adjacents à la fabrication est nécessaire pour favoriser les passerelles et les échanges entre fonctions. Connaître les profils de chaque métier et leurs compétences propres, de la conception à la vente, offre une vision d’ensemble de l’organisation de l’entreprise qui permet de contextualiser sa propre pratique au sein d’un projet commun.

> Pe rme tt re une bonne co nnaiss anc e d e la di ve rs i t é de s mét ie rs e t de s en tr ep rise s c i b l es pou r

favo rise r l ’ o rie nta t ion s co la ir e e t la re c he rc he d’ emplo i des j eunes e t l e ur o f f r i r une vi s ion d’ e nsemble

des prat i ques de l ’ ent re pr ise qui pe rmet de s i tue r l e ur pro pre p ra t ique au se in d’un pro je t commun.

Les bases de la gestion entrepreneuriale Dans un contexte national qui favorise l’auto-entreprenariat et la facilité de création d’entreprise au travers de diverses mesures de simplification et d’aides fiscales, compléter l’enseignement technique et la bonne connaissance des divers acteurs et pratiques du secteur par des éléments de gestion entrepreneuriale pour la création ou la reprise d’entreprise permet d’offrir une certaine autonomie pour exercer son métier de manière indépendante.

Les récentes mesures mises en places en France comme en Italie pour favoriser la création d’activités auto-entrepreneuriales, conjuguées à une bonne préparation durant les formations permettraient aux profils plus autonomes de générer leurs propres environnements de travail.

> Ensei gne r l e s bases de l a ges t ion ent rep reneu ri al e e t des prat iqu es i ndépendantes ( f r ee lan ce ,

inte rim…).

Le calendrier des collections Le secteur professionnel de la mode est caractérisé par un calendrier annuel très particulier. Les professionnels interrogés ont souvent regretté le décalage entre les calendriers scolaires et professionnels ne permettant pas d’accueillir des stagiaires au bon moment ou de participer à des jurys de diplômes dont les dates coïncident avec les périodes professionnelles chargées.

Il paraît souhaitable d’adapter le rythme des formations au rythme de travail pratiqué par l’ensemble de la profession, cela permet non seulement d’harmoniser les centres de formation et le monde de l’entreprise, mais aussi d’aider les jeunes à intégrer le rythme du calendrier professionnel.

> Adapte r l e ry t hme des f o rmati ons au cal e nd rie r des co l l e c t ion s e t au ry t hme de t ra vai l p rat iqué

pa r l ’ ens emble de la pro f e ss io n, pour hab itu er l e s j eun es au r y t hme de l eu r fu tu re prat i que .

4.4/ Favoriser l’inventivité et la créativité Au-delà de la créativité des stylistes qui permet de renouveler l’aspect et le style des produits, il faut aussi prendre en considération la capacité d’innovation des systèmes de fabrication, ce sont souvent eux qui sont à la source de la régénération continuelle des secteurs de la mode et du textile.

La pratique technique comme vecteur d’inventivité Les professionnels attendent des jeunes qu’ils soient à la fois confrontés à de nombreuses heures de pratiques techniques, qu’ils « aient le métier en main », tout en ayant un bon niveau d’expression ou de sensibilité créatives qu’ils reconnaissent comme un plus incontestable pour les pratiques techniques : « une ouvrière qui a un bon œil fait toute la différence ».

Les entretiens réalisés soulignent l’appauvrissement général des connaissances dans le domaine de la fabrication de la part des jeunes diplômés ou salariés. C’est une remarque récurrente : les professionnels, dans leur ensemble regrettent, de la part des jeunes, à la fois le peu d’intérêt pour la technique et le manque de maîtrise des savoir-faire qui aboutissent inexorablement à un appauvrissement et à une standardisation des qualités techniques de l’offre produit.

> Encou rage r l ’ expé rimen tat ion te c hn ique e t l ’ in ven t i vi t é au t ra ve rs de la p rat ique .

La pratique technique au service de l’expression artistique L’une des caractéristiques de la fabrication délocalisée est de séparer et de tenir à distance, d’un côté, les fonctions créatives (le styliste, le créateur textile…), et de l’autre, les appareils de production et les savoir-faire. S’imposent ainsi des pratiques de création qui ne s’appuient pas sur le dialogue direct et la co-conception des produits entre les techniciens et les créatifs.

La fabrication locale peut en revanche s’appuyer sur cette interaction sous forme de co-conception à la fois technique et créative, c’est probablement l’un des atouts majeurs par lequel elle peut renforcer et développer sa spécificité en alliant inventivité technique et créativité esthétique.

Selon ce principe, il convient de donner les clés du dialogue et de favoriser la culture commune entre les fonctions de création et les métiers techniques.

> Prépare r au dialogue , à l ’ int erac t ion e t au t ravai l e n binôme avec l e s mét i ers de la c ré at io n.

Le dessin, œil et dextérité La pratique du dessin et des arts appliqués dans le cadre des formations techniques aux métiers de la mode, concourt pleinement à affiner le goût, la sensibilité et la précision nécessaires aux métiers des industries culturelles, insérant les pratiques techniques dans le champ étendu de la création.

> Exe rce r l e re ga rd g râ ce au dess in e t aux a rts appl i qués qu i co ncou rent e nsemble à i nsc ri re l a

prat i que d’un mé t ie r t e c hn iqu e au cœu r d’une i ndust ri e cr éat ive .

Culture générale et artistique Les matières théoriques, comme l’histoire du costume ou l’histoire de l’art, associées à la pratique du dessin et des arts appliqués, concourent ensemble à inscrire la pratique d’un métier technique au cœur d’une industrie créative et offre une perspective plus large aux acteurs de la fabrication qui, localement, sont d’autant plus enclins à interagir avec les fonctions de création ou de communication pour ne citer qu’elles.

> Renfor cer la c ul tu re géné ral e g râc e à l ’apprent i ssa ge de l ’ his to i re de l ’a rt e t du cos tume.

4.5/ Capitaliser autour d’autres approches connexes

L’approche fonctionnelle du design industriel L’approche de l’enseignement du design industriel, beaucoup plus fonctionnelle que l’approche de la création dans le champ de la mode, intègre à la fois les notions techniques et stylistiques. Ainsi, les formations en design industriel qui font une part plus belle à la conception technique, et donc aux processus de fabrication, peuvent sans doute être sources d’apprentissage et d’inspiration pour la construction des formations aux métiers techniques.

Gabriele Pezzini, directeur du design chez Hermès, est designer industriel de formation. Le titre de “directeur du design” est très rare dans les maisons de mode ou de luxe où l’on a plus souvent affaire à des “directeurs artistiques” qui sont en charge du style des collections et de l’image ; pour Gabrielle Pezzini, sa valeur ajoutée auprès de la marque est claire : « ma mission est de mettre en valeur le savoir-faire artisanal de la maison en l’intégrant au design »39.

Cette façon d’envisager l’innovation, en s’appuyant sur la technique de fabrication et les savoir-faire est un levier de différenciation possible pour la création européenne qui peut trouver sa source dans la spécificité des formations au design industriel en France et en Italie.

L’approche sociologique italienne « Le travail, considéré comme l’expression de la valeur d’une personne, devient aussi le fruit de la spiritualité et permet d’atteindre le Produit Suprême »40, Brunello Cucinelli.

Par opposition à la France, où la mode se définit selon des critères industriels, culturels ou d’arts appliqués, l’Italie lui confère de fortes notions en lien avec la sociologie. De nombreux ouvrages et de nombreuses thèses en italien sont d’ailleurs consacrés à cette matière, pour s’en rendre compte, il suffit de se livrer à une petite expérience : rechercher les deux termes – en français puis en italien – sur Google. Le terme “sociologie de la mode” recueille 1 500 réponses environ tandis que “sociologia della moda” correspond à 106 000 entrées ! Le “Centro per lo studio della moda e della produzione culturale”41 (Centre de recherche pour la mode et la production culturelle) de l’Università Cattolica à Milan a par exemple été fondé en 1996 par le département “sociologie” de l’université milanaise.

39 « Gabriele Pezzini, le nouveau maestro d’Hermès », Alfred Escot, Série Limitée - Les Echos, 15 mai 2009

40 www.brunellocucinelli.it

41 www.centridiricerca.unicatt.it/modacult

L’Italie, véritable fief d’une réflexion sociologique extrêmement développée dans le champ de la mode, constitue un très bon exemple pour enrichir en ce sens les formations techniques. Dans le même ordre d’idée, l’intégration de notions de sociologie du travail dans la composition des programmes de formation aiderait aussi les jeunes à prendre conscience et à réfléchir sur leurs pratiques : motivation au travail, conditions du travail, effets sociaux du travail, etc.

L’approche culturelle asiatique Lorsqu’il s’agit d’excellence dans le domaine de la fabrication, transversalement d’un secteur à l’autre, de la mode au design en passant par la gastronomie, l’approche culturelle asiatique consacre une attention toute particulière aux savoir-faire et à leur transmission. Ce point fait donc de l’Asie, et du Japon en particulier, un excellent terrain d’observation quant aux mécanismes de sensibilisation à la culture de la fabrication et une source à prendre en compte dans la constitution des programmes de formation.

Le Japon, dans le domaine des métiers d’art par exemple, octroie une distinction afin, non seulement de souligner l’excellence des maîtres artisans, mais aussi pour encourager la transmission des savoir-faire auprès des plus jeunes générations. C’est pourquoi a été créé le statut de “trésor national vivant”, un titre équivalent à celui de “maître d’art” en France et qui est attribué à vie à des professionnels distingués pour l’excellence de leur savoir-faire, avec le devoir de former de jeunes apprentis.

L’atelier d’étude des prototypes et de patronnages de la créatrice Anne Valérie Hash est occupé par une équipe de 4 à 5 modélistes et mécaniciens exclusivement japonais ou coréens. Celui de Franck Sorbier emploie une équipe entièrement chinoise que le créateur qualifie de « plus impliquée et passionnée » que les équipes de travail françaises. La fabrication locale dans la mode parisienne s’appuie donc en partie sur l’attachement particulier qu’ont les asiatiques pour les métiers de la fabrication.

Comme le soulignent les formateurs des écoles privées, de nombreux japonais viennent à Paris pour suivre des formations dans le domaine de la coupe et du moulage, faisant montre d’une plus grande attention et précision que la plupart des autres étudiants de nationalité étrangère.

Par ailleurs, les consommateurs japonais, au-delà de la renommée de certaines marques de luxe européennes, sont très sensibles aux savoir-faire spécifiques et traditionnels demeurés plus confidentiels. Depuis les années 90, une très grande quantité de produits et de spécialités régionales françaises ou italiennes ont su trouver un marché auprès des consommateurs japonais, friands de produits à haute valeur ajoutée liée au patrimoine de la fabrication. On peut citer l’exemple de fournisseurs et de fabricants français spécialisés dans la fabrication traditionnelle régionale de gants ou d’espadrilles qui commercialisent leurs produits en direct sur le marché japonais, sous leur propre label.

Enfin, cet intérêt japonais pour le patrimoine de la fabrication, dans le domaine industriel, peut aussi se mesurer à la manière dont les investisseurs et fabricants japonais s’impliquent dans le rachat d’anciennes machines ou la relance d’anciens savoir-faire européens ou américains. Les marques de denim japonaises Evisu et Edwin produisent leurs toiles à partir des métiers à tisser américains dont Levi’s s’est en grande partie débarrassé dans les années 197042. Ces outils de production, souvent considérés comme trop archaïques par les industriels occidentaux, présentent l’avantage de faire perdurer une facture traditionnelle aux yeux des japonais, à la fois férus de fabrications particulières et de design.

42 « Denimite », Jalouse, n°27, 2000

CONCLUSION ET PERSPECTIVES

France – Italie : le fil de l’innovation La France et l’Italie partagent une même richesse de tradition et un goût commun pour le savoir-vivre, la création, les arts ou le luxe qui font leurs réputations. Ces multiples formes d’expressions créatives prennent leurs sources dans un patrimoine pluriel de fabrications que les deux pays ont historiquement bâti ensemble.

Les industries créatives actuelles, en particulier dans les domaines de la mode, du design et de la gastronomie, prennent leur racine dans les échanges qui se sont établis entre la France et l’Italie depuis la Renaissance. Depuis plusieurs siècles, la capacité à maintenir un niveau de créativité au travers de la conservation des savoir-faire et du développement de nouvelles pratiques caractérise dans le monde entier la suprématie du bon goût et de l’esprit français et italien.

Véritables sources d’identité pour les deux nations, les métiers techniques et les savoir-faire sont l’essence du développement de la culture. Ils sont aussi les atouts majeurs qui enrichissent aujourd’hui les processus d’innovation et garantissent l’essor des industries créatives, devenues les fleurons de la culture en France comme en Italie.

L’enjeu actuel pour les deux pays est de réussir à renforcer les valeurs profondes de leurs cultures en maintenant un niveau de rayonnement et un positionnement économique international sans pour autant diluer leur force ou perdre de leur identité.

Si l’Italie, mieux que d’autres, a su conserver jusqu’ici la richesse de son savoir-faire et la culture de la fabrication, grâce à son attachement à la culture locale et aux valeurs du territoire, la France démontre, quant à elle, une véritable capacité à créer de l’identité et à diffuser avec force le patrimoine et à la créativité de ses marques.

Seule la combinaison de ces deux approches, qui conjugue valeurs locales et rayonnement international, permettra de redonner toute sa force à la fabrication locale et parviendra à la réintégrer pleinement au cœur des organisations créatives, afin d’en garantir la sauvegarde de ses métiers et savoir-faire, l’expression de ses valeurs sociologiques et sa force culturelle.

Pour adapter l’enseignement actuel aux nouveaux enjeux du secteur, une réflexion commune de la part de la France et de l’Italie s’impose dans le domaine des formations aux métiers techniques de la mode. Seul le fait de guider les techniciens de demain vers une meilleure compréhension des logiques du système de la mode et de ses évolutions, pourra leur permettre de prendre part activement à la renaissance de la fabrication locale. Il faudra pour cela que le cadre de formation valorise pleinement leur pratique.

ANNEXES

Liste des entretiens réalisés Tous nos remerciements vont aux professionnels du secteur de la mode et de la formation qui ont accepté de partager leur point de vue pour l’élaboration de ce travail :

Dominique Barbiery, Directeur / Paraffection (Groupe Chanel)

Sébastien Barrilleau, Gérant / Cécile Henri Atelier

Cécile Bonneau, Modéliste indépendante

François Broca, Directeur / Ecole de la chambre syndicale de la Couture

Serge Carreira, Retail merchandising coordinator / Prada

Stéphanie Coudert, Créatrice de mode indépendante

Patricia Coutier, Modéliste et formatrice indépendante

Vito D’Onghia, Maître tailleur / Lanvin

Patrick Guillotin, Responsable de collection homme / Lanvin

Dragana Janosevic, Enseignante / Lycée Paul Poiret

Michèle Legal, Proviseur / Lycée Paul Poiret

Mohamed Maimouni, Merchandising Manager / Nike

Maryannick Malicot / Education nationale

Frédéric Pauvert, Modéliste et enseignant / Académie internationale de Coupe de Paris

Roberto Pojer, Enseignant / Education nationale

Maroussia Rebecq, Artiste et fondatrice du collectif / Andrea Crews

Benjamin Séror, Chef de produit / Anne Valérie Hash

Virginie Vandier, Département communication / Hermès

Bibliographie « A vos mesures », GQ France, p. 112-121, février 2010

« Bottega Veneta, Signé “intrecciato” », Le Point, 22 juillet 2010

« Brioni, le culte du détail », Le Figaro, 14 octobre 2007

« Brunello Cucinelli l’entrepreneur philosophe qui veut “embellir l’humanité” », AFP, juin 2010

« Denimite », Jalouse, n°27, 2000

« Des pubs vantant les couturières de Louis Vuitton condamnées au Royaume-Uni », AFP, 26 mai 2010

« How we shop now », The Sunday Times, 23 mai 2010

« La charte de sauvegarde du Made in France enfin signée », www.fashionmag.com, Avril 2010

« L’économie de l’immatériel, la croissance de demain », rapport réalisé en 2006 par Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet, pour le Ministre de l’Industrie français de l’époque Thierry Breton

« Le luxe flashy finira par lasser », Next / Libération, juin 2008

« Le terme d’artisan a besoin d’être réévalué », Franca Sozzani, www.vogue.it, octobre 2010

« Les métiers d’art, d’excellence et du luxe et les savoir-faire traditionnels : l’avenir entre nos mains », rapport réalisé par Catherine Dumas, sénatrice de Paris à la demande de François Fillon, Premier Ministre français, septembre 2009

« An Open Letter to the UK Handmade Industry », Mary Portas, www.maryportas.com, 12 Août 2010

« Le vrai rocker s’habille réac », Les Inrockuptibles, octobre 2010

« Louis Vuitton envisage de s’agrandir », La Tribune, 19 décembre 2008

« Mariage à l’italienne », Numéro, novembre 2010

« Moda, gli artigiani toscani e l’export », La Repubblica, 3 mai 2010

« Niketown London: riapre il più grande store del gigante dello sport », www.fashionmag.com, 9 novembre 2010

« Gabriele Pezzini, le nouveau maestro d’Hermès », Alfred Escot, Série Limitée / Les Echos, 15 mai 2009

« Gucci in joint venture con Pelletteria Annalisa », www.fashionmag.com, novembre 2010

« Sarti, cuochi, falegnami, i posti che nessuno vuole », La Repubblica, 24 octobre 2010

« The Handmade Issue », Wallpaper, août 2010

« Trois questions à… », Les Inrockuptibles, mars 2010

A. Spezzigu, P. Gautrand, préface de S. Venturini-Fendi, Una guida su misura – Roma, 239 luoghi della Capitale dove l’uomo può farsi realizzare abiti e accessori su misura, Rome, Palombi Editori, 2010

Sites Web www.180grammes.com

www.mistercrew.com, A collection of things on men’s clothing and culture

www.brunellocucinelli.it

www.centridiricerca.unicatt.it/modacult

www.innovetionvalley.it

www.inventorymagazine.com, A Curation of Ideas in Product, Craft & Culture

www.metiersdart.tv

www.modeaparis.com

www.nike.com

www.slowfood.com

www.sweatshopparis.com

www.torcello.fr