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Le Géant de Zéralda, Tomi Ungerer, L'Ecole des loisirs 102 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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Le Géant de Zéralda, Tomi Ungerer, L'Ecole des loisirs

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SUR LE BOUTDE LA LANGUE,

ÉCRIRE UNE IMAGEpar Noëlle Batf

Prenant pour exemples Les Trois brigands et Allumette,Noëlle Batt étudie la relation entre le texte et l'image,

le jeu subtil des détails, des décalages et des rapports intertextuels.Elle souligne ainsi les effets de sens propres aux livres d'images.

« Si l'on me demande ma profession», déclare Tomi Ungerer,«je dis que je fais des livres. Je pourrais aussi dire que je suis un artiste, dessinateur,

publicitaire, sculpteur, et que j'écris des histoires. Je pourrais aussi dire que je suis auteur.Non. Je «fais » des livres, je les conçois, tout comme on conçoit des enfants. »1

C ette déclaration d'Ungerer qui ad'ailleurs été retenue pour annoncer

la journée consacrée à son œuvre, sera lepoint de départ de ma réflexion.En effet, mis à part le cas du grofie Lieder-buch (Le grand livre de chansons) et de sonsymétrique inverse L'Alsace en torts et detravers ou encore celui de Nos Années de bou-cherie, Ungerer n'est ni un illustrateur ausens où on peut l'être quand on produit undessin qui répond à un texte déjà fait, ni unécrivain au sens où l'on écrit un récit qui sesuffit à lui-même, mais bien un « faiseur » de

livre, quelqu'un qui conçoit dessin et texteensemble, comme deux composantes d'unmême objet. Cela étant dit, reste donc à déter-miner le plus exactement possible et le plusinventivement possible la relation entre cesdeux composantes qui toutes deux ont, sémioti-quement parlant, statut de texte : le texte pic-tural et le texte verbal. Quelles sont leurs fonc-tions respectives dans l'objet-livre d'Ungerer ?Comment combinent-elles leurs effets ?J'étudierai ici le rapport texte-image dansles albums à partir de deux titres principale-ment : Les Trois brigands et Allumette2.

* Noëlle Batt, professeur à l'Université de Paris VIII

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« Si j'ai conçu des livres d'enfants, c'était d'une part pour amuser l'enfant que je suis,et d'autre part, pour choquer, pour faire sauter à la dynamite les tabous, mettre les normes

à l'envers : brigands et ogres convertis, animaux de réputation contestable réhabilités...ce sont des livres subversifs, néanmoins positifs. » 1

Faire sauter les tabous. Mettre les normes àl'envers. Avec humour toujours, et ironiesouvent. Et en faisant d'une pierre deuxcoups. Car ce ne sont pas seulement lesnormes et tabous de notre monde contempo-rain auxquels s'attaque Ungerer mais aussiles normes et tabous d'un genre littéraireconsacré : le conte dans sa version illustréedestinée aux enfants.

On peut en effet constater que ses livres,tout en nous proposant une modélisationsatirique du monde contemporain nous invi-tent à considérer une nouvelle manièred'écrire et de dessiner en débordant ducadre du genre de référence.Ungerer n'est pas, en la matière, sans prédé-cesseurs. La dédicace de La Grosse bête deMonsieur Racine à Maurice Sendak et celled'Allumette à Ambrose Bierce leur rendentpubliquement hommage. Et le contexte cul-turel dans lequel il a commencé à écrire(l'Amérique puritaine où, malgré Nabokovon continue à croire en l'innocence absoluedes enfants) ne pouvait qu'encourager songoût pour la provocation.S'ils ne sont qu'occasionnellement en relationintertextuelle et/ou interpicturale, avec un (ouplusieurs) hvre(s) en particulier (ce sera le casd'Allumette), les livres d'Ungerer le sontpresque toujours avec les canons du genre (sesclichés, ses poncifs). On le constatera dans LesTrois brigands. Le Géant de Zéralda en auraitégalement été un bon exemple.

J'ai eu l'occasion d'aborder précédemmentdans cette même revue'' la question généralede la complexification du genre par les œuvresindividuelles. Je passerai donc rapidement surla question de la subversion du genre qui en

est un cas particulier, pour centrer mon pro-pos sur la place respective dévolue au texte età l'image dans ce processus.Si l'on commence à considérer l'œuvre sousl'angle de l'intrigue et que l'on s'intéressed'abord aux éléments de base choisis, sélec-tionnés par l'auteur pour la composer - c'est-à-dire les actions, personnages, données tem-porelles et données spatiales dans leur repré-sentation verbale ou picturale - on constateraque les informations apportées par le texte etpar l'image sont, dans leur schéma général,largement redondantes.

En revanche, une étude comparative dudétail de la composition du dessin et de celledu texte fera apparaître que le dessin en« dit » plus que le texte et qu'il est le lieu oùse manifeste le plus nettement l'inventionartistique, la puissance d'innovation deTomi Ungerer.

C'est là, en effet, que se crée toute une gammede rapports entre la macrostructure et lamicrostructure, entre le global et le local,entre la composition d'ensemble et le détail,qui est une des signatures de l'œuvre artis-tique. C'est le dessin qui peut être définicomme heu principal de l'émergence du nou-veau et du sens4.

Ce qui fait la spécificité d'un texte artistique(tableau ou œuvre httéraire), c'est qu'une idéey est exprimée dans une forme particulière,une forme artistique qui se construit en éta-blissant de nouveaux rapports entre ses élé-ments de base. Lorsqu'on dit que la forme estinséparable de l'idée, on affirme que c'est ledétail de cette forme, la singularité de l'agen-cement de ses éléments, qui va donner àl'œuvre son identité et que l'œuvre n'existepas indépendamment de cette forme-là.

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Les Trois brigands, Tomi Ungerer, L'École des loiaù

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Je vous propose donc d'étudier commentceci se déroule concrètement dans les albumsde Tomi Ungerer. J'emprunterai mon pre-mier exemple aux Trois brigands.Voici ce que disent les premières lignes :

II était une foistrois vilains brigands,avec de grands manteaux noirset de hauts chapeaux noirs.

L'image à première vue redouble le texte ; ellepropose bien trois brigands vêtus de grandsmanteaux noirs et de hauts chapeaux noirsmais quand nous avons vu cela, nous n'enavons pas fini avec l'image car elle se révèle, àmieux l'observer, porteuse d'un supplémentde sens qui s'inscrit dans ses infimes détails.Regardons de plus près :Les grandes lignes du dessin disent, commele texte, la ressemblance entre les trois bri-gands, ce qu'ils ont en commun. De grandsmanteaux noirs ; de grands chapeaux noirs.Le détail du dessin, quant à lui, va dire leurdifférence. Différence de plan. Différencedans les visages. Deux yeux, un œil, plusd'oeil du tout mais en revanche le bas d'unnez et le trait fin d'une bouche. Différencedans les chapeaux. En effet, il y a sur leschapeaux, un même ruban croisé mais leretour du ruban se trouve pour deux bri-gands au-dessous du ruban croisé, pour letroisième au-dessus, et si l'on considère lesrubans qui sont placés au-dessous, l'un estincliné vers la gauche, l'autre vers la droite.Pourquoi est-ce important de placer ici, toutau début du livre, sur la première image un,deux, trois signes qui marquent la différence ?Parce que cette différence dans le détail de lareprésentation des trois brigands annonce,par résonance, une autre différence, fonda-mentale pour la signification du conte, la dif-férence déjà signalée avec les clichés dugenre, qui se manifestera ici sur tous lesplans du récit. En effet, après avoir lui-

même posé le schéma de référence du contedans la première moitié du livre où les bri-gands rançonnent avec pertes et fracas lesoccupants de plusieurs voitures à cheval,Ungerer va s'amuser à le détourner dans laseconde moitié du livre. En effet, pas devoyageurs adultes dans cette voiture-là, maisune petite fille. Pas d'objets précieux à volersur cette petite fille. C'est donc elle qui vaconstituer le butin, elle que les brigandsvolent. Elle passe du statut de sujet au statutd'objet. Et comme la destination de sonvoyage n'était pas très agréable, au heu deprotester et de hurler ou de tenter des'enfuir, elle se laisse dérober avec satisfac-tion. Mais une fois rendue au repaire desbrigands, elle va repasser du statut d'objetau statut de sujet pour donner aux brigandsquelques bonnes idées qui vont progressive-ment changer leur fonction et leur identité.Elle commence par détourner la nature et ladestination de ce que doit être un trésor enposant la question de l'usage de ces richesses(or, un vrai trésor de conte de fées se constituemais ne se dépense pas ! ) pour finalement ins-pirer aux brigands eux-mêmes un changementde vie et d'activité. Le trésor sert à acheter unchâteau où sont recueillis tous les orphehns dela région. Ceux-ci grandissent, se marient etpour se loger, ils construisent une ville autourdu château. En élevant trois tours qui ont laforme de leurs chapeaux, ils rendront hom-mage à leurs généreux bienfaiteurs.Heureusement, dans cette deuxième partie àla morale sociale irréprochable, les orphehnsreçoivent « un manteau et un chapeau commeceux des brigands, mais rouges » ce qui res-taure une certaine ambiguïté à la fin duconte, comme le faisait le couteau dissimuléderrière le dos d'un des rejetons de l'Ogre etde Zéralda dans Le Géant de Zéralda...La stratégie de détournement des éléments del'intrigue mise en place ici est facile à repérer,d'autant que Ungerer fournit ici à la fois lecode et la subversion du code. Les signes

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locaux de la différence qui se déploient endirection de la structure globale sont, enrevanche, un peu plus difficiles à déchiffrermais il ne faut pas oublier que ces signes agis-sent sur le lecteur sans que celui-ci ou celle-làait besoin d'être conscient(e) de leur présence.

Je vais maintenant m'intéresser à Allumette(dans la version allemande de Diogenes etdans la version française de L'Ecole des loi-sirs) qui offre un exemple d'articulationtexte-image plus complexe dans la mesure oùle livre est en relation intertextuelle avecdeux autres textes : le conte d'Andersen « LaPetite Marchande d'allumettes », et surtoutune première subversion de ce conte opéréepar l'écrivain américain Ambrose Biercedans le texte intitulé : « A Little Story »(« L'Historiette »)5.

Tout le monde connaît « La Petite Marchanded'allumettes ». Le conte de Bierce (1842-1914), écrivain américain, engagé volontaireà vingt ans dans la guerre de Sécession etirrémédiablement marqué par elle, est moinsconnu. Il met en scène un journaliste quiessaie de placer dans un journal dont lerédacteur en chef vient de mourir, la énièmeversion d'une histoire qu'il ne peut s'empê-cher de réécrire continuellement et dont il adéjà publié plusieurs versions dans diversjournaux. L'histoire telle qu'il la lit au rédac-teur intérimaire a un air connu. En effet,bien qu'il ne soit jamais question d'allu-mettes, cette histoire n'est pas sans nous rap-peler « La Petite Marchande d'allumettes »d'Andersen, à ceci près que l'onirisme reli-gieux d'Andersen qui tempère la cruauté dutraitement infligé à la petite marchanded'allumettes fait place chez Bierce à un réa-lisme féroce. Sa petite ne monte pas au ciel aumoment où elle meurt de faim et de froid.C'est en quelque sorte le ciel qui lui tombe surla tête puisqu'elle est tout bonnement aplatiesur le bitume, écrasée par les victuailles quidégringolent du ciel en réponse à ses souhaits :

« C'est alors qu'une tarte aux airelles s'abat-tit à ses pieds, apparemment tombée desnues. (...) Elle se baissait déjà pour ramasserla tarte lorsqu'un sandwich à la viande deveau, fendant l'espace, lui gifla cruellementl'oreille. Un pain de mie la poussa à l'esquive,un jambon s'écrasa platement sur ses orteils(...) Il y eut tout de même une accalmie, il netomba plus rien que du poisson séché, despuddings froids et des sous-vêtements ; puis,les souhaits de la petite orpheline prirentforme à nouveau et un quartier de bœufs'abîma sur son crâne avec un impact terri-fiant. »(p.149)

Le récit qu'Ungerer nous propose est manifes-tement inspiré de la veine satirique de Biercemais le tour que prennent les événements dansson récit est beaucoup moins désespéré. Leciel d'Ungerer est dénué de cette intentionmaligne qui inspirait celui de Bierce, en réac-tion sans doute à l'intention miséricordieusede celui d'Andersen. Et sa terre est plus clé-mente que celle d'Andersen et de Bierceréunis. Ungerer croit au changement social, àla transformation des êtres et à l'aide humani-taire. Allumette ne mourra pas, contrairementà ses consœurs andersienne et biercienne. Ellefera preuve d'un sens de l'organisation remar-quable en rassemblant tous les objets tombésdu ciel et en les distribuant aux pauvres, alorsque chez Bierce, en l'absence de l'orphelineécrasée sous son quartier de bœuf, les com-merçants récupéraient les objets et les dispo-saient sur leurs rayons pour les vendre auxplus pauvres. Contaminés par cet esprit degénérosité, les riches « se sentent poussés àdonner des objets bien à eux » et, comme lestrois brigands, avec Tiffany, les vilainsLacroute, boulangers de leur état, se mettentau service d'Allumette et de son organisationinternationale.

Si nous essayons de synthétiser les ressem-blances et les différences entre les intriguesdes récits de Andersen, Bierce et Ungerer,nous obtenons le tableau suivant :

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ANDERSEN

La petite marchande d'allumettes

père ivrognemère mentionnéegrand-mère morte

maison où il fait froid

veille du 1er de Fan

dans la rue

a froid et faim

souhaits :

se chauffer;Ie allumette = un poêle ; manger2e allumette = une oie3e allumette = sapin et cadeaux4e allumette = la grand-mèrele paquet d'allumettes = partiravec la grand-mère au ciel,accueillie par Dieu

meurt à un coin de ruemais monte au ciel avecsa grand-mère

BIERCE

La petite fille

orpheline

pas de maison

veille du 1er de l'an

dans la rue

a froid et faim

souhaits :

manger = être un cakemanger et se chauffer =être une tarte fourrée demarmelade qu'onlaisserait au chaudse chauffer = être un fourde pâtissier rempli debonnes choses

meurt aplatie sur l'asphaltepar un quartier de bœuf

les commerçants duquartier disposent lesdons du ciel sur leursétalages pour lesvendre aux pauvres

UNGERER

Allumette (nommée)

orpheline

pas de maison

veille de Noël

dans la rue

a froid et faim

souhaits :

vivre pour mangerune bouchée de gâteauun morceau de dinde...ou de jambon

reste bien vivante

organise avecles méchantsconvertis la distributiondes bienfaits du ciel ;les riches prennent lerelais ;

l'organisationhumanitaire estprospère ;Allumette est heureuse.

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Si nous observons maintenant le rapportentre le texte verbal et le texte pictural, nousnoterons tout d'abord que l'intrigue seraconte parfois entre texte et image, uneséquence racontée par des mots, la deuxièmepar une image et la troisième par des mots ànouveau comme si mots et images étaientdeux portées d'une partition de piano. Jevous renvoie pour un exemple aux pages 12-13. A la page 12, les mots et l'image nousdisent qu'Allumette, réfugiée sur un chan-tier de construction allume un feu pour seréchauffer. A la page 13, le dessin seul nousdit que le feu s'est communiqué à des barilsqui se mettent à exploser et sur la même pagele texte seul nous dit qu'« une meute devoitures de pompiers hurla l'alerte sur lechantier. » Si l'on ne déchiffre pas l'infor-mation transmise par le dessin, on ne com-prend absolument pas l'arrivée des pom-piers dont nous parle le texte. Une bonne

lecture du conte d'Ungerer nous oblige doncà cette lecture sur deux portées.Mais, ce que nous observons le plus fré-quemment, dans Allumette, c'est ce que nousavons déjà décrit à propos des Trois bri-gands, à savoir que le dessin pour ce qui estde son organisation générale, donne uneinformation qui corrobore celle donnée parle texte mais que, considéré dans son détail,soit il annonce, par effet de résonance, lanature subversive du conte, soit il nousapporte des informations supplémentaires,souvent de nature ironique si bien qu'il secrée entre les deux langages une forme dedissonance, un « bruit » générateur de sens6.On notera enfin des effets d'intertextualitéinterne, à savoir des détails tels le chapeauqui vole dans le ciel du dernier dessind'Allumette qui renvoie à une autre œuvred'Ungerer, en l'occurrence l'album intituléLe Chapeau volant.

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Allumette, Tomi Ungerer, L'École des loisirs

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Nous commencerons par ces détails de lamicrostructure du dessin qui sont à mettreen rapport avec la macrostructure du conte.L'effet le plus visible me paraît être en lamatière le jeu avec le cadre du dessin. Eneffet, si le cadre de la première image esttout à fait stable pour coder très clairementla référence, il n'en va pas de même pourceux des pages qui suivent. On notera troisformes de subversion.

La première est une violence faite au cadre,violence qui peut prendre la forme d'unesortie du cadre comme c'est le cas à ce quiserait la page 13 si l'édition était paginée, oùl'on voit Allumette quitter précipitamment lechantier en enjambant le cadre, ou d'uneentrée dans le cadre comme c'est le cas dupied de Monsieur Lacroute qui vient écraserle plateau d'allumettes page 11.La deuxième est une métamorphose du cadrequi devient par exemple rebord de la nappe,ce qui permet à Madame Lacroute de le soule-ver page 20, tuyau de sanitaire ce qui lui per-met de s'y retenir page 21, ou encore cadre

Allumette, Tomi Ungerer, L'École des loisirs

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du vélo du facteur ce qui permet à ce dernierde s'y accrocher dans sa chute page 22.La troisième est un simple jeu avec le cadrecomme lorsque nous voyons la queue desrats s'enrouler autour de lui à la page 6, oùlorsque le cadre de la page 9 semble directe-ment issu de la trompette de l'ange si l'on encroit la continuité de ligne et de couleur avecla portée musicale.

Une caractéristique formelle du texte verbalme paraît avoir dans ce livre particulier unefonction et une signification analogue : ils'agit de la forme poétique qu'Ungerer choi-sit de donner à son texte, comme s'il voulaitnous avertir que son conte s'écartera duschéma convenu du conte et de ses troismodèles comme une forme poétique peuts'écarter de la prose.

De façon un peu surprenante en effet, nousvoyons que le texte adopte les conventionstypographiques et rhétoriques d'un poème,dans la version française, comme dans la ver-sion allemande.

Allumette était vêtue de haillonsElle n'avait ni parents ni maison.

Allumette ging in Lumpen.Sie hatte keine Eltern,Sie hatte hein Zuhause.

Nous noterons la rime qui unit les deux« vers » : haillon I maison. Dans le deuxièmevers, nous noterons et la répétition syn-taxique : ni parents I ni maison et les césuresqui segmentent le vers en trois séquencesrythmiques égales de trois syllabes :ell'n'avait I ni parents I ni maison.Le texte allemand comprend trois versau heu de deux mais présente des conventionspoétiques analogues, par exemple la segmenta-tion d'un vers (ici le premier) en deux sé-quences de quatre syllabes : Allumette I ging inLumpen, séquences de quatre syllabes que l'on

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retrouve une fois dans le deuxième vers (keineEltern) et une fois dans le troisièmevers (kein Zuhause). On y observe aussi larépétition de la même structure syntaxiquedans le deuxième et le troisième vers(si + hatte + kein + substantif).

Voyons maintenant le supplément d'informa-tion livré par le détail de chaque image parrapport au texte qui lui correspond. Nousproposons de regarder tout d'abord le texteet le dessin de la première page du livre quiserait la page 5 de l'édition française et lapage 7 de l'édition suisse si les livres étaientpaginés. Le texte déjà cité :

Allumette était vêtue de haillonsElle n'avait ni parents ni maison.

Allumette ging in Lumpen.Sie hatte keine Eltern,Sie hatte kein Zuhause.

est informatif de la solitude et de lapauvreté d'Allumette, mais aussi de son identité.Le dessin nous montre une petite fille portantune robe aux ourlets tailladés. Le fait qu'ellesoit maigre, seule et centrée dans le cadre,entre une usine et une boîte de conservesconnote a contrario l'absence de parents etde maison. Mais la boîte de conserve mesemble « posée » sur le sol de telle manièrequ'elle a plutôt l'air de sortir de terre commeune légumineuse urbaine d'une espèce nou-velle, et l'humour désamorce aussitôt ce quel'image pourrait avoir de sordide et donc dedramatique. La fillette porte un plateau rem-pli de boîtes d'allumettes. Le dessin anticipedonc sur l ' information que le texte nedonnera que 5 lignes plus tard.Par ailleurs, je verrai personnellement uneffet de sens par ironie dans le fait que larobe en haillons d'Allumette ait été taillée parUngerer dans la couverture de Jo de Pas debaiser pour Maman, Jo le trop couvé, le tropembrassé, en révolte contre sa mère ...

Allumette, Tomi Ungerer, L'École des loisirs

Continuons notre lecture (pages 6 et 7 pourl'édition française, 8 et 9 pour l'éditionsuisse). Le texte est page 7 ; il est composéde trois tercets. Je ne considérerai plus quele texte français pour des raisons de format.

Allumette cherchait sa nourriture dans lespoubelles.Elle trouvait abri sous des portes cochèreset dormait dans des voitures abandonnées.

A ce premier tercet, correspond le dessin de lapage 6. On voit bien Allumette chercher sanourriture dans les poubelles. A part cela, lesjambes d'un dormeur dépassent d'une voi-ture mais ce ne sont pas les siennes et point deporte cochère. En revanche, le dessin donneun environnement à la poubelle et à la voiture

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Allumette, Tomi Ungerer, L'Ecole des loisirs

abandonnée : celui d'un terrain vague debanlieue avec quantité d'objets variés, et lesrats bien sûr nécessaires à ce type de décor.Mais, détail clin d'oeil : un rat portant le képidu Général fait le V de la victoire dans unposte de télévision défoncé et l'œil alluméd'Allumette penchée au-dessus de sa poubellesuggère qu'elle n'est peut-être pas la pauvreinnocente qu'elle semblait être à la page pré-cédente.Voici les deux autres tercets :

Pour gagner quelques sous,elle proposait des boîtes d'allumettes... que personne ne voulait acheter.

« Regardez cette gamine» disait-on en lamontrant du doigt.

« Elle devrait vendre des briquets ou desfleurs rares,mais des allumettes ! Personne n'a besoind'allumettes ! »

Le dessin qui est au-dessus du texte le con-firme visuellement. On voit Allumette propo-sant ses allumettes et sa grimace exprime sadéconvenue ; mais si l'on regarde le dessin deplus près, on verra que le pied du gros mon-sieur en train d'allumer son cigare avec unbriquet, pour respecter le rapport avant-plan/arrière-plan, recouvre le petit pied nud'Allumette. Ce recouvrement acquiert, dansle contexte, une polysémie qui fait qu'il peutparfaitement être vu (lu ?) comme écrasant lepetit pied nu d'Allumette. La grimace auraitalors une autre signification. Ce pied chaussé

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symbolise la hiérarchie sociale dont est pourle moment victime Allumette mais dont elletriomphera dans la deuxième moitié du livre.Il est à remarquer qu'un autre pied, déjàmentionné, jouera un rôle équivalent quel-ques pages plus loin, celui du boulangerchaussé d'une charentaise qui écrase le pla-teau d'allumettes de la petite fille, autresymbole, à ce stade du conte, de l'oppressionsociale dont elle est encore la victime (p. 11).

Et l'on se demandera s'il n'y a pas lieu devoir ici un rapport antithétique avec les pan-toufles trop grandes, déjà usées par sa mère,que perdait la petite marchande d'allumettesdès le début du conte d'Andersen.

A la chasse aux rapports intertextuels etinterpicturaux, il reste fort à faire. Tout justeai-j e levé quelques lièvres... I

Allumette, Tomi Ungerer, L'École des loisirs

1. Interview de T. Ungerer : « Pourquoi mes livres » in 33spective. Catalogue de l'exposition organisée par leCentre d'Action Culturelle d'Angoulême et de la Charente Les Plateaux, Strasbourg, Anstett, 1990

2. Tomi Ungerer : Les Trois brigands, Paris, L'Ecole des loisirs, 1962.Tomi Ungerer : Allumette, Paris, L'École des Loisirs, 1974 ; Zurich, Diogenes Verlag, 1974.

3. La Revue des livres pour enfants, « Critique et littérature enfantine »,n°115-116, automne 1987.4. Henri Atlan : « L'Émergence du nouveau et du sens », in Dupuy et Dumouchel (eds. ) : L'Auto-organi-

sation, Paris, Le Seuil, 1984.5. Ambrose Bierce : « The Little Story », Negligible Taies in the Collected Stories of Ambrose Bierce, New

York, The Citadel Press, 1960. Traduction française : « L'Historiette », in Fables fantastiques, Paris, EricLosfeld. À reparaître dans Contes négligeables^ trad. Bernard Salle aux éditions Rivages.

6. Cf. Umberto Eco : L'Œuvre ouverte, Paris, Editions du Seuil, 1962 et Iouri Lotman : La Structure dutexte artistique, Paris, Gallimard, 1973.

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