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No 34 L’enfant et le jeu Approches théoriques et applications pédagogiques

Le Jeu Apprroche de Jean Chateau

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document de l'unesco, approches théoriques et pédagogiques du jeu

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  • No 34 Lenfant et le jeu Approches thoriques et applications pdagogiques

  • ETUDES ET DOCUMENTS DEDUCATION Nouvelle srie

    CoUection paraissant en anglais, en franais et - pour les titres prcds dun astrisque - en espagnol

    Liste des titres parus ou a paraire prochainement

    1. Lducation dans les pays arabes la lumire de la Confrence de Marrakech (1970)

    2. Agriculture et enseignement gnrai 3. Le personnel enseignant et llaboration de la politique

    de lducation 4. * Etude comparative des cots de construction des

    tablissements secondaires 5. Lalphabtisation pour le travail. Lalphabtisation

    fonctionnelle en Tanzanie rurale 6. *Droits et responsabilits des jeunes (Publi galement

    en russ) 7. Perspectives de lducation en Asie : Expansion et

    transformation 8. Lquipement sportif lcole dans les pays en voie de

    dveloppement 9. Possibilits et limites de lalphabtisation fonctionnelle :

    lexprience iranienne 1 O. Lalphabtisation fonctionnelle au Mali : une formation

    pour le dveloppement 11. * Lanthropologie et les sciences du langage au service du

    dveloppement de lducation - 12. Vers un modle conceptuer dducation permanente 13. Planification des programmes denseignement et

    problmes sanitaires actuels 14. Rpertoire ALSED de spcialistes et dinstitutions de

    recherche/ALSED Directory of specialists and research institutions

    le MOBRAL 15. * Lexprience brsilienne dalphabtisation des adultes

    16. * La conception et la fabrication du mobilier

    17. * U n enseignement centr sur lexprience :

    18. * Lducation nutritionnelle : conception, adquation

    19. * Lducation prscolaire dans le monde 20. * Le sminaire Oprationnel, mthode novatrice de

    21.

    scolaire : valuation critique

    exercices de perception, de communication et daction

    et rforme des programmes

    formation pour le dveloppement. Les aspirations des jeunes travailleurs migrants en Europe occidentale.

    22. Guide pour la transformation de bibliothques scolaires en centres multimedia.

    23. *Institutions et services de jeunesse : Formes actuelles et volution .

    24. *Les techniques de groupe dans la formation 25. Lducation en Afrique la lumire de la Confrence

    de Lagos (1976) (Publi galement en arabe) 26. * Les btiments usage scolaire et communautaire :

    cinq tudes de cas 27. * Lducation des travailleurs migrants et de leurs

    familles (Publi galement en arabe). 28. *Lducation en matire de population : une perspec-

    tive contemporaine. 29. *Expriences dducation populaire au Portugal

    30. *Techniques visant amliorer les missions de radio ducative.

    31. Mthodes et techniques dans lenseignement postsecondaire.

    32. Langues nationales et formation des matres en Afrique.

    33. *La rgulation dans les systmes ducatifs. 34. *Lenfant et le jeu. Approches thoriques et

    35.

    (1974-1976).

    applications pdagogiques. Education non formelle et politiques ducatives : les cas du Ghana et du Sngal.

    Dans le domaine de lducation, lUnesco publie galement les priodiques suivants

    Perspectives. Revue trimestrielle de lducation. Education des adultes. Notes dinformation. Documentation et information pdagogiques : Bulletin du Bureau international dducation.

    I

  • L'enfant et le jeu Approches thoriques et applications pdagogiques

  • ISBN 92-3-201 658-3

    Edition anglaise ISBN 92-3-101658-X Edition espagnole ISBN 92-3-301658-7 Publi en 1979 par l'organisation des Nations Unies pour l'ducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75700 Paris (France) Imprim dans les ateliers de 1'Unesco 0 Unesco 1979 [Bj

  • Prface

    Dans le cadre du programme adopt par la Confrence gnrale de 11Jnesco sa dix-neuvime session tenue Nairobi en 1976, le Secrtariat sest donn pour tche dencourager le recours des technologies appropries et des formes simples et peu coteuses dorganisation des ressources humaines et matrielles envue du dveloppement de lducation et, cette fin, dentreprendre notamment des tudes de cas sur lutilisation des traditions culturelles nationales pour la conception et la mise au point de techni- ques dducation adaptes au milieu. Cest dans cette perspective que sinscrit la prsente tude sur lutilisation du jeu comme technique pdagogique dans diffrents contextes socio-culturels. Les jeux peuvent eneffet fournir. la pratique pdagogique,bien au-del de lcole maternelle, un moyen de stimuler la crativit, et la psychologie moderne a montr quelle tait linfluence des comporte- ments et objets ludiques, videmment models par lenvironnement culturel et social, sur le dveloppement de la personnalit. Ce dossier sadresse en particulier aux enseignants et

    aux formateurs des personnels de lducation, mais il pourrait retenir aussi lattention des ethnologues, socio- logues et psychologues qui sintressent lenfance. Il comporte trois parties principales: aprs une analyse du jeu du point de vue anthropologique, psychologique, sociologique et pdagogique, il prsente des tudes de cas ralises au cours des dernires annes dans un certain nombre dEtats membres; puis il offre des instruments de travail et des modles ceux qui, leur tour, voudraient utiliser dans lenseignement des mthodes et des matriels inspirs des jeux ou des jouets de leur environnement. Enfin, une bibliographie sommaire vient complter lensemble. Le Secrtariat a demand Mme Juliette Raabe,

    spcialiste des cultures populaires et auteur de plusieurs ouvrages sur les jeux, dorganiser ce dossier et den rdiger la premire partie. La seconde partie runit des tudes pour la plupart indites, effectues dans diffrents Etats la demande de lUnesco : en Cte-dIvoire par Mile C. Lombard, en Rpublique dmocratique populaire lao par Mme M.Mauriras-Bousquet, au Prou par Mile C. Izaguirre, ainsi que des comptes rendus dexpriences ralises en Italie par M. JB. Begrano, en France par le Muse des enfants Paris, et en Inde par le Conseil national pour la recherche et la formation en matire dducation, New Delhi. La troisime partie runit des instruments mthodologiques et des fiches pdagogiques emprunts des travaux de Mme Winnykamen, psycho- logue, de MM. R. Dogbeh et S. NDiaye, experts de lUnesco qui ont effectu sur le terrain un important travail de recherche, et de Mme A. Popova qui prsente les applications pdagogiques possibles dun jeu populaire en Mongolie. Lensemble doit galement beaucoup au profes- seur Yahaya S. Toureh, auteur dune tude intitule Guide pour lutilisation en pdagogie des activits et matriels ludiques, prpare pour lUnesco. Enfin, le Secrtariat adresse ses remerciements la Fondation Bernard Van Leer, qui a bien voulu lui ouvrir ses dossiers.

    Si lUnesco a jug utile de runir ici les rsultats des travaux et recherches de ces diffrents spcialistes, il nen demeure pas moins que les opinions exprimes dans les pages qui suivent nengagent que leurs auteurs et ne sont , pas ncessairement celles de lUnesco, de mme que les appellations employes et la prsentation des faits nimpliquent, de la part de lorganisation, aucune prise de position quant au statut juridique de tel ou tel pays ou territoire ou de ses autorits, ni quant au trac de ses frontires.

  • Table des matires

    Chapitre 1 Diffrentes approches du jeu : ...........................

    A . thoriques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . B . psychologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . C . sociologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    E . pdagogiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . D . ethnologiques ...................................

    Chapitre II Jeux et jouets dans divers pays : ........................

    A . Jeux et jouets des enfants ivoiriens ...................... B . Les jeux lao et leur emploi possible en pdagogie ............ C . Activits ludiques dans lenseignement indien du premier

    et du 2me niveau ................................ D . Jeux et enseignement dans les couches socio-culturelles

    dfavorises au Prou .............................. E . Une exprience italienne ............................ F . Jeu et crativit chez des enfants dorigines socio-culturelles

    diverses en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Chapitre III Instruments et modles ................................

    A . Modles gnraux de fiches dtude des jeux. jouets et

    B . Etude des activits psychologiques mises en uvre par les enfants au cours de leurs jeux et susceptibles dune

    matriels ludiques ................................

    exploitation pdagogique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Initiation ltude ethnologique des jeux denfants .......... C .

    D . Fiches pdagogiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Chapitre IV Lexploitation des activits ludiques des fins ducatives . . . . . .

    Bibliographie ....................................

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  • Chapitre I Diffrentes approches du jeu

    A. APPROCHES THEORIQUES

    Partout sur la terre, les enfants jouent, et cette activit tient tant de place dans leur existence que lon est tent dy voir la raison dtre de lenfance. Et, de fait, le jeu est vital; il conditionne un dveloppement harmonieux du corps, de lintelligence et de laffectivit. Lenfant qui ne joue pas est un enfant malade. Lenfant empch de jouer devient malade, de corps et desprit. La guerre, la misre, qui laissent lindividu livr aux seules proccupations de survie et, du mme coup, rendent le jeu difficile ou mme impossible, aboutissent au dprissement de la personnalit. Si lvolution de lenfant et de ses jeux, si le besoin de

    jeu en gnral, font figure de ralit universelle, le jeu nen est pas moins ancr au plus profond des peuples, dont lidentit culturelle se lit au travers des jeux et des jouets quils ont crs : les pratiques et objets ludiques sont infi- niment varis et marqus profondment par les spcificits ethniques et sociales. Conditionn par les modes dhabitat ou de subsistance, limit ou encourag par les institutions familiales, politiques et religieuses, fonctionnant lui-mme comme une vritable institution, le jeu des enfants, avec ses traditions et ses rgles, constitue un vritable miroir social.

    A travers les jeux et leur histoire se lit non seulement le prsent des socits, mais le pass mme des peuples. Une part importante du capital culturel de chaque groupe ethnique rside dans son patrimoine ludique, enrichi par les gnrations successives, mais menac parfois aussi de dtournement et de dprissement. Le jeu constitue par ailleurs lune des activits duca-

    tives essentielles et il mrite dentrer de plein droit dans le cadre de linstitution scolaire, bien au del de lcole maternelle o il est trop souvent confin. Le jeu offre en effet au pdagogue la fois le moyen dune meilleure connaissance de lenfant et celui dun renouvellement des mthodes pdagogiques. Cependant, son introduction lcole pose de nombreux problmes, dautant plus que les tudes sur le jeu sont encore relativement peu nom- breuses et nont pas abouti llaboration dune thorie qui rpondrait aux diffrentes questions poses par les activits ludiques.

    1. Voir chap. II : Prou. page 35

    Un peu de sable, quelques cailloux. il nen faut pas plus pour que, par del le temps et lespace, se rejoignent enfants dAfrique et enfants dEurope,

    Le jeu de le Fossette, tel quil apparat dans une gravure du 1 7me sicle franais, tire dun recueil de Jeux et plaisirs de lenfance par Jacques et Claudine Bouzounet-Stelle. (rdition Dover hook) (proprit auteur).

    Jeu de t pratiqu par de jeunes garons ivoiriens (proprit Ch. Lombard ~ Unesco)

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  • Questse que le jeu ? II existe, incontestablement, des comportements irr-

    ductibles aux diverses activits de survie - recherche de nourriture, reproduction, dfense, etc ... - et des objets, produits par lindustrie humaine, que lon ne peut classer dans aucune des rubriques habituelles - armes, outils, lments ncessaires lhabillement, lornement ou au culte. Cependant, rien ne permet de dire avec certitude quun comportement est effectivement un jeu et un objet, un jouet. Aucun signe objectif observable noffre la possi- bilit de conclure avec certitude et, en ce domaine, tout jugement reste entach de subjectivit. Le mme objet, marteau ou scie, par exemple, sera tantt outil pour le menuisier qui le manipule, tantt jouet pour lenfant qui lemprunte son pre ou pour le bricoleur qui les utilise occuper ses loisirs. Dans ces conditions, on sexplique que, selon les diffrentes disciplines, les chercheurs aient pu aboutir des thories diffrentes et parfois opposes.

    Le jeu chez lanimal

    Plusieurs spcialistes du comportement animal ont tent dclairer le problme du jeu chez lhomme par lobservation des animaux. Ainsi, ds le dbut du sicle, Groos formulait sa thorie de dexercice prparatoire)). Selon lui, le jeu constituerait, chez les petits humains, comme chez les petits des btes, une procdure instinctive dacquisition des comportements adapts aux situations que ladulte aura affronter par la suite.

    Jeu de chat, dessin de Mirande (Bibliothque des Arts Dcoratifs. Paris).

    Plus prs de nous, Konrad Lorenz, analysant les condui- tes des jeunes chats, crivait :

    En quoi ces comportements ludiques diffrent-ils de ceux de la vie relle ? Sur le plan de la forme, loeil le plus exerc ne peut dtecter aucune diffrence. Et pourtant, il y en a une. Dans tous ces jeux, o interviennent les mouvements ncessaires pour saisir une proie, attaquer un autre chat et repousser lennemi, le partenaire qui tient ces rles nest jamais srieusement bless. Linhibition sociale qui interdit la vraie morsure, le coup de griffe en profon- deur, est scrupuleusement observe pendant le jeu, alors que, dans une situation relle, elle est modifie par lmo- tion. La situation relle met lanimal dans un tat psycho- logique particulier, qui comporte la mise en pratique dune certaine conduite - et de cette conduite seulement.

    1. K. Groos, Les jeux desanimaux, Ina, G. Fischer, 1902. I,rs irux des hommes, Ina, G. Fischer, 1899; traduction franqaisc!, Paris, 1:. Alcan. 1902.

    La spcificit du jeu, cest qu travers lui, une conduite prcise est exprimente sans ltat motionnel correspon- dant. Si bien que tout jeu relve du thtre, puisquen lui, le joueur simule la prsence dune motion quil ne ressent paw2. Le jeu constituerait donc une sorte de rptition fictive des activits instinctives de chasse et de dfense.

    Dfinition et classement

    Paralllement ces tentatives pour saisir la spcificit du jeu travers lobservation de conduites particulires, divers auteurs se sont efforcs, au contraire, de cerner le problme du jeu partir dune thorie gnrale. Lun des plus importants, par linfluence quil exerce encore actuel- lement, est le franais Roger Caillois. Publi il y ajuste vingt ans, son ouvrage Les jeux et les hommes constituait une tentative de dfinition et de classement universel du jeu. A partir des dfinitions proposes par le Hollandais

    Huizinga4, Caillois prcisait les caractristiques permet- tant de distinguer le jeu des autres pratiques humaines : le jeu se dfinit ds lors ((comme une activit :

    1) -libre : laquelle le joueur ne saurait tre oblig sans que le jeu perde aussitt sa nature de divertissement attirant et joyeux; 2) - spare : circonscrite dans des limites despace et

    de temps prcises et fxes lavance; 3) -incertaine : dont le droulement ne saurait tre

    dtermin, ni le rsultat acquis pralablement, une certai- ne latitude dans la ncessit dinventer tant obligatoire- ment laisse linitiative du joueur; 4) -improductive : ne crant ni biens, ni richesse, ni

    lment nouveau daucune sorte; et, sauf dplacement de proprit au sein du cercle des joueurs, aboutissant une situation identique celle du dbut de la partie; 5) - rgle : soumise d des conventions qui suspendent

    les lois ordinaires et qui instaurent momentanment une lgislation nouvelle, qui seule compte; 6) -fictive : accompagne dune conscience spcifique

    de ralit seconde ou de franche irralit par rapport la vie courante. Ainsi dfinis, les jeux peuvent tre rpartis en quatre

    grande catgorie : 5 1) -jeux faisant intervenir une ide de comptition ,

    de dfi, ventuellement lanc un adversaire ou soi- mme, dans une situation qui suppose une galit de chance au dpart; 2) -jeux fonds sur le hasard6, catgorie sopposant

    fondamentalement la prcdente; 3) -jeux de mime7, jeux dramatiques ou de fiction, o

    le joueur fait semblant dtre autre chose que ce quil est dans la ralit;

    2.

    3.

    4.

    5.

    6. 7.

    K. Lorenz Tous les chiens, tous les chats; traduit de lallemand, Paris, Flammarion, 1970, page 214. R. Caillois Les jeux et les hommes. Paris, Gallimard, 1958, pages 4 2-4 3. Le jeu est une action ou une activit volontaire, accomplie dans certaines limites fixes de temps et de lieu, suivant une rgle iibremcnt consentie, mais complctement imprieuse et pourvue dune fin en soi, accompagne dun sentiment de tension et de joie et dune conscience dtre autrement que dans la vie courante)) dans J. Huizinga, Homo ludens; traduit du nerlandais, Paris, Gallimard, 1Y51, pages 34 et 35. certains peuples ignorent presque totalement ce type de jeu (voir Chap. II, pagc 29) il en va de m m e pour les jeux de hasard, voir ibidcm, page 28. on peut en voir un exemple au chap. II, page 37.

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  • 4) - enfin, les jeux qui ((reposent sur la poursuite du vertige et qui consistent en une tentative de dtruire, pour un instant, la stabilit de la perception et dinfliger la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse2.

    Fonctions psychologiques du jeu

    Face cet effort visant dcrire les jeux comme objets, se situent les diverses approches psychologiques qui cher- chent saisir le rle jou par le jeu dans lvolution du psychisme individuel.

    Pour langlais Henry Bett3, les jeux sont une rsurgence involontaire dinstincts vitaux qui ont aujourdhui perdus leur signification; pour dautres, le jeu est une activit fonctionnelle de dlassement, ou encore le moyen dinves- tir un surplus dnergie que les activits de survie ne suffi- sent pas, ou plus, absorber. Dans ce domaine, deux thories marquent les recher-

    ches actuellement menes : - la psycho-gntique, fonde par Jem Piaget4 , voit dans le jeu tout la fois lexpres- sion et la condition du dveloppement de lenfant. A chaque tape est indissolublement li un certain type de jeu et, si lon peut constater, dune socit lautre ou dun individu lautre, des modifications de rythme ou dge dapparition des jeux, la succession est la mme pour tous. Le jeu constitue un vritable rvlateur de lvolution mentale de lenfant.

    Selon J. HenriotO, le jeu se dcomposerait alors en trois moments distincts :

    1) Pris par son jeu, le joueur semble dupe de lillusion. Il mtamorphose le monde. La chaise nest plus la chaise, mais automobile. La poupe dort. Le bton nest pas un morceau de bois, mais une pe.ll

    2) en fait, ((le joueur reste lucide. Il nest jamais dupe. Il sait que la chaise nest quune chaise et que la poupe ne vit pas.li 3) cependant un certain degr dillusion est ncessaire,

    si lon reste dehors, on ne joue pas - on risque de ne pas comprendre de quel jeu il sagit, ni mme sil sagit dun jeus. 12

    Il va de soi que, dans la mesure o le jeu joue un rle essentiel dans la formation du moi et dans le dveloppe- ment de lintelligence, sa fonction dans les procdures dapprentissage est fondamentale. O n reviendra13 sur cette fonction qui correspond lpanouissement de lenfant la fois en tant quindividu et en tant que membre actif de la socit.

    Jeu et socits

    Luniversalit du jeu dans llaboration du psychisme individuel va de pair, on la vu, avec une variabilit qui se marque dune poque une autre, dune culture une autre, dun type de socit un autre. Face aux efforts de gnralisation qui ont t voqus plus haut, se situent donc toute une srie de recherches qui tentent, au con- traire, de situer le jeu dans son contexte socio-historique.

    Ii suffit, en effet de considrer laspect linguistique, pour voir apparatre des divergences significatives dans la notion mme de -jeu. Ltymologie nous apprend par exemple que ladjectif dudique)) do drivent des termes modernes tels que dudothque)) vient du mot latin ((ludus)) qui signifiait la fois amusement enfantin, jeu, plaisanterie, cole. Une volution comparable mne du grec c(schola - qui signifia lorigine loisir avant de prendre le sens de ((loisir consacr ltude)) - au sens actuel dcole)). Ainsi, pour les socits antiques, loppo- sition travail/loisir ou jeu, est loin dtre aussi claire que dans les socits industrielles qui, ds le 18me sicle valo- risent le travail productif au dtriment de toute occupa- tion juge improductive. Une autre opposition galement intressante se marque au niveau de lexistence dun ou de deux termes distincts pour dsigner ce que le franais, ((jeu)), lallemand ctSpiel>), le russe ((igra)), dsignent sous un vocable unique. Ainsi langlais, distingue clairement, le jeu, activit dsordonne et loccasion turbulente play,

    La Chausse de dos, ralise par des enfants Dogons, combine comptition et vertige (document tir de Grbule, Jeux Dogons: page 140).

    Ces thories, reprises par J. Chteau et H. Wallon6 sont dautant plus importantes quelles conduisent une pdagogie entirement renouvele et seront, ce titre, voques plusieurs reprises dans le cours de ce dossier . Au regard de la horie psychanalytique freudienr-e,

    Le jeu peut tre rapproch des autres activits fantasma- tiques de lenfant, et plus particulirement du rve)) * . La fonction essentielle du jeu apparat alors dans la rduction des tensions nes de limpossibilit de raliser les dsirs, mais, contrairement .au rve, le jeu repose sur un compro- mis permanent entre les pulsions et les rgles, entre lha- ginaire et ie rel. 9

    1. galement inconnus en R P D Laos, voir page 27. 2. R. Caillois, op. cit. page 67. 3. H. Bett The games of children; Londres, Methuen, 1926. 4. J. Piaget, La formation du symbole chez lenfant Neuchtel-

    Paris, Delachaux et Niestl, 1945. 5. J. Chteau, Le rel et limaginaire dans le jeu de lenfant,

    Paris, Vrin, 1955. Lenfant et le jeu, Paris, Editions du Scarabe, 1967.

    6. H. Wallon, Lvolution psychologique de lenfant, Paris, A. Colin, 1941.

    7. voir plus loin, pages 8 10, 19 etc . . ., et, en ce qui concerne le classement des jeux selon la psycho-gntique de Piaget, chap. III B, pages 46 et suivantes.

    8. Ph. Gution, L e jeu chez lenfant, Paris, Larousse, 1973, page 1. 9. sur la thorie psychanalytique du jeu, voir galement Chapitre

    II B, Approches psychologiques. 10. J. Henriot, Le jeu, Paris, Presses Universitaires deFrance, 1969. 11. J. Henriot, op. cii., page 87. 12. J. Henriot, op. cit., page 88. 13. pages 19 et 20.

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  • du jeu obissant des rgles strictes c(game. Une tude systmatique, qui na pas encore t tente, apporterait des lments intressants ltude des relations entre jeu et culture. Car sous langle ethnologique, le jeu est un vritable indicateur culturel, lgal des manires de table ou des rites; cependant son tude SOUS cet aspect nest encore que trop partielle 1.

    U n thoricien comme Huizinga2 considre mme que le jeu constitue le fondement mme de la culture, dans la mesure o il est le seul comportement irrductible ll- mentaire instinct de survie. Il affirme que le jeu est lori- gine de toutes les institutions sociales, pouvoir politique, guerre, commerce, dont il met en lumire llment ludi- que. Selon lui, le jeu est encore lorigine de lart et il est vrai que le jeu comporte une part importante dactivit cratrice et prsente avec lart des analogies, bien que, contrairement lart, il chappe tout projet de dure3. A linverse de Huizinga, le Sudois Yrjo Hirn4, voit

    dans les jeux laboutissement ultime dun processus de dcomposition des institutions sociales. Et il en donne la preuve dans les nombreux rites disparus dont les jeux reprsentent une survivance dgrade.

    Il est certain, par ailleurs, que si le jeu est ancr au plus profond des traditions culturelles dun peuple, il volue galement avec les socits; et lhistoire nous apprend quil se modle en fonction des systmes conomiques et poli- tiques. Ainsi, au jouet simple, fabriqu avec les moyens du bord, souvent par lenfant lui-mme, et dont on peut en- core retrouver la trace dans le pass rcent des socits occidentales5, lge industriel a fait succder le jouet pro- duit et marchandise, source de profits considrables.

    . La pdagogie et le jeu

    Pour les mmes raisons, selon les types de socits,le jeu sintgre ou non lducation, il est accept, encourag, ou refoul comme un obstacle la productivit du citoyen.

    Cependant, quelle que soit lattitude dune socit lgard des jeux denfants, ils nen assument pas moins un gle essentiel dans lducation. O n peut mme dire que le jeu fonctionne comme une vritable institution ducative en dehors de lcole. Les pdagogues soucieux de rnova- tion ne pouvaient rester indiffrents devant les considra- bles possibilits offertes par les activits ludiques. Dj, dans lantiquit et durant la Renaissance, des philosophes avaient soulign limportance du jeu. Cependant, dans les pays europens en voie dindustrialisation, le jeu fut consi- dr comme chose inutile, voire nuisible et il failut les pre- miers travaux de Claparde en 19166 pour rhabiliter les activits ludiques aux yeux des pdagogues les plus avan- cs. Dans sa recherche sur les possibilits dducation des handicaps mentaux, le docteur Ovide Decroly devait attirer lattention sur les utilisations pratiques de ce vritable outil pdagogique. Aprs lui, la pdagogie active fonde sur les travaux de Clestin Freinet8 sefforce dinfuser lcole un vritable esprit de jeu, cest--dire denthousiasm.;, de crativit, de dcouverte. Il demeure que le jeu ne peut tenir entirement lieu dcole et que le pdagogue se doit dtre, en ce domaine, inform et pru- dent. Comme le dit J. Chteau, lenfant lui-mme peroit souvent le jeu comme une activit enfantine, sopposant aux tches srieuses de ladulte, et il rclame loccasion des travaux plus traditionnels, qui exigent de lui un effort conscient et soutenu.

    B. APPROCHES PSYCHOLOGIQUES

    Pour tudier lvolution des activits ludiques de la naissance ladolescence, on se rfrera dune part la thorie psychanalytique, qui explique le jeu par le besoin de rduction des pulsions et lui accorde un rle prpond- rant dans la formatidn du moi; dautre part aux psycholo- gues de lenfance qui, depuis la psycho-gntique de Piaget se sont servi du jeu comme dun instrument pour mesurer les processus de maturation et le dveloppement mental et affectif. Ces deux thories reposent sur le postu- lat dune universalit humaine qui expliquerait que d e s tapes du dveloppement se succdent dans un ordre qui est le mme pour tous; cest cette notion dordre qui est importante parce que gnrale, et non les ges dappari- tion des tapes, qui peuvent tre diffrents, non seulement dune culture lautre, mais galement entre les individus issus dune mme culturelo O n verra cependant que les conditions socioconomiques de la vie de lenfant peu- vent influer de faon considrable sur limportance relati- ve de ces diffrentes tapes.

    Premire enfance Chez le nouveau-n et jusqu trois mois, le jeu se

    rduit au balancement, au bercement qui reproduit les sensations ressenties dans le ventre de la mre. Dans les socits o lenfant est port presque continuellement, ce bercement ne constitue pas proprement parler un jeu, puisquil fait partie de ltat naturel et permanent de len- fant. A ce stade, lenfant se peroit comme un tout indis- sociable et na pas encore pris conscience de la distinction entre son propre corps et le monde extrieur. Port par sa mre, ailait la demande, lenfant africain, par exemple, nest pas systmatiquement dot de la sucette qui caract- rise les premiers mois de lenfant europen. Avec la suc- cion apparat pour lenfant la premire possibilit dune fragmentation de son corps et, lorsque lobjet suc nest

    La ttine existe aussi en Cte dIvoire, mais elle nest pas dun usage trs courant car le bb est rarement longtemps loign de sa mre. (dessin de Renaud de de la Ville in Programme dducation tlvisuelle de Cte dIvoire, tome XI& pbnche VII).

    1. 2. 3.

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    8.

    9.

    voir pages 14 et s. J. Huizinga, op. cit. Sur les rapports entre le jeu et lart, voir chap. II, France, page 41. Y. Hirn, Les jeux denfants; traduit du sudois, Paris, Stock, 1926. Voir les gravures de J. Stella, page 5 et 15. E. iaparde, Psychologie de lenfant, Genve, Kundig, 1916. O. Decroly et Melle Monchamp, Linitiation d lectivit intel- lectuelle et motrice par les jeux ducatifs, Neuchtel et Paris, Delachaux et Niestl, 1937. C. Freinet, Les mthodes naturelles de la pdagogie moderne, Paris, Editions Bourrelier, 1956. J. Piaget, La formation du symbole chez lenfant, op. CU. .

    10. Voir F. Winnykamen, Etude des activits psychiques mises en oeuvre par les enfants au cours de leurs jeux et susceptibles dune exploitation pdagogique, ci-dessous, chap III.B, pages 46-49.

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  • pas son doigt, il se trouve confront avec la manipulation ludique (dabord uniquement buccale) dun vritable pr- jouet. Cest encore dans les socits industrielles que le bb, trs tt confront lloignement maternel, se voit offrir par la mre le jouet qui la reprsente, la remplace auprs de son enfant et soffre sa manipulation. Tel est le rle du hochet que lon voit apparatre beaucoup plus tt dans la vie de lenfant des socits industrielles.

    I Le hochet est souvent le premier jouet de Iecfant. Ds que le bb ragit au monde qui lentoure, les parents fabriquent ou achtent un objet qui pourra amuser lenfant et stimuler ses premiersgestes La forme des hochets et les matriaux dans lesquels ils sont fabri- qus varient selon les traditions locales (Photo Chantal Lombard).

    La disparition pnible de la mre, suivie du plaisir de sa rapparition - plaisir quaccompagne bientt langoisse de voir la disparition se produire nouveau - constitue chez les bbs tt spars de leur mre le point de dpart de nombreux troubles et dsquilibres du dveloppement psychique. Elle est lorigine du jeu du montrer/cacher, lun des premiers jeux pratiqus par lenfant, dj charg dune symbolique certaine, celle du dsir et de linterdit. Dans un passage clbre de son ouvrage Au del du princi- pe de plaisir, Freud a dcrit et analys le jeu de la bobi- ne)), jeu favori de son petit-fils g de dix-huit mois : len- fant possdait une bobine en bois, entoure dune ficelle, au moyen de laquelle il se livrait de manire rptitive un jeu fort curieux. Lanant la bobine en dehors de son lit, il la faisait disparatre de sa vue, pour la faire rappa- ratre bientt en tirant sur la ficelle. La rapparition de la bobine semblait toujours lui procurer la plus vive satisfac- tion; nanmoins, il sempressait de la faire disparatre en la jetant nouveau. Freud mit en vidence le double proces- sus du jeu : matriser le chagrin caus par labsence de la mre, en reprsentant volont son dpart, puis son retour, de manire indissociable.

    Ainsi, ds la deuxime anne, une part impqrtante de symbolisation pntre le jeu de lenfant, qui, vers la mme poque, commence acqurir le langage parl. Cependant, cette premire priode de la vie, avant trois ans, semble plus encore celle des jeux fonctionnels, jeux sensori- moteurs, dont le plaisir rside dans le fonctionnement lui- mme : mouvements des diffrentes parties du corps, rythmes ou quilibres, activits vocales, cris, chantonne- ments, marmonnements ... A cet ge, lenfant passe aussi de longs moments devant des images, devant le miroir qui lamne peu peu prendre conscience de son moi.

    Scolarit primaire

    Cette accession lidentit qui passe par la dcouverte de lautre, si elle ne fait pas disparatre les jeux sensori- moteurs du premier ge, devient llment dominant des jeux dimitation, ou de fiction, selon les auteurs. Ces jeux deviennent essentiels partir de deux ou trois ans. Le jeu enfantin se prsente comme une dialectique entre les iden- tifications successives et lidentit chaque fois remise en question, do son rle essentiel dans llaboration du moi .1 A cet ge, lenfant joue sans cesse faire-semblant; tan-

    tt il est un animal, la marchande ou le docteur; tantt il reste lui-mme, mais se reprsente dans une situation ficti- ve, comme cette petite fille qui dclarait quelle jouait dormir ou pleurer,

    Ainsi, lidentification au modle aim, la mre par exemple, nest pas la seule forme didentification; car len- fant peut aussi jouer tre soi, ou encore tre le m- chant, qui le punit ou lui fait peur. Dans ce processus didentification, la poupe joue un rle important, et rares sont les peuples qui nen font pas usage. La poupe est, en effet, la fois un objet et lAutre : la mre, le frre, ou lenfant, comme en tmoigne cette rdaction dune filette de 6me dune cole de Bouak : ((Quand jtais petite fille je prfrais jouer la poupe.

    Je laimais parce que jadmirais ma mre qui, chaque soir, lavait mon frre, lhabillait, le donnait tter et le mettait au dos. Moi je voulais faire autant. Mon pre au retour dun voyage machetait une grosse poupe aux longs che- veux. Chaque jour au lieu daller en classe je rendais visite tous les tailleurs de la ville et ceux-ci me donnaient tou- jours des morceaux de tissus, Je soudais les morceaux les uns contre les autres et quand a devenait un peu grand je dcoupais une camisole pour m a poupe avec une lame rouille qui se trouvait dans la bote de couture. Partout o je passais, javais m a poupe au dos et la bote dans mes bras. Javais un foulard que jattachais m a poitrine en forme de sein. Il marrivait mme de dire que le bb pleure et je lui donnais tter. M a mre qui tait une femme qui soccupait bien des enfants mavait donne une petite valise dans laquelle je mettais les habits de ma pou- pe, je perdais tout mon temps laver et coudre ses habits. Les cheveux force de tirer sarrachaient tout moment. Mes camarades qui navaient pas de poupe

    Les jeux dimitation prennent une importance fondamentale i par- tir de trois ans La poupe reprsente pour la petite fille le support presque universel des jeux de yaire-semblant. Ici une poupe ralise, au moyen de bouts de chiffons reuprg par une fillette afghane de six ans Pantalon, tunhue et voile sont fidlement reproduits). (Photo Grard Payen).

    1. Ph. Gutton, op. cit., p. 63. 2. Ch. Lombard, Programme dEducation Tlkvisuelle de Cte

    dIvoire, Tome XII, page 40.

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  • taient jalouses de la mienne. Elles cherchaient toujours me battre sur le chemin de lcole. Un jour alors que ma mre menvoyait jai laiss ma poupe prs de mes camara- des au retour je vois que la tte de ma poupe a disparue. Jai pleur abondamment. Ma mre ma achete une autre, mais celle-ci ne ma pas plus comme la premire. Ainsi que lexprime parfaitement le devoir cit, la pou-

    pe est la fois le double de la petite fille, et lenfant par lintermdiaire duquel elle se prpare ds les premires an- nes ses futures fonctions de mre de famille. Si lon observe ds cet ge une nette distinction entre

    les jeux des filles et ceux des garons, il faut noter cepen- dant que les uns et les autres pratiquent volontiers tous les jeux de reprsentation mims ou jous, en mme temps que se dveloppe le got du dessin et du modelage. On considre gnralement que les enfants sinitient

    la vie de gfoupe partir de cinq ou six ans. Avant cinq ans, bien quils ne jouent jamais rellement ensemble, ils naiment pas jouer seuls et il est rare quil y ait jamais un seul enfant de cet ge prs du bac sable)). A partir de cinq ans, lenfant, au contraire, prfre les activits collec- tives, mais son intgration se fait peu peu. Dabord spec- tateur passif du jeu des plus grands, il doit effectuer une sorte dapprentissage avant dtre admis de plein droit dans le groupe dont J. Chateau2 crit : Ce nest nulle- ment un groupe fixe, comme une quipe de scouts, cest un groupe aux frontires sans cesse changeantes. Ce grou- pe a un centre et une priphrie. A la priphrie se trou- vent les petits, dans une zone flottante; certains petits ne sont accepts dans le groupe que lorsque lon ne refuse personne, lorsque lon cherche faire nombre; ceux-l marquent la limite extrme du groupe)). Vers la mme poque, qui correspond la premire

    priode de la scolarit primaire, et en relation sans doute avec cette dcouverte de la vie de groupe, les jeux de prou- esse permettent une affirmation de la force, du courage, et consolident lappartenance au groupe ou les fonctions de leader. Ces prouessses, (quilibres difficiles, rsistance la douleur etc ...) peuvent prsenter des risques importants, mais ils semblent avoir une fonction psychologique posi- tive et on ne peut les interdire sans proposer aux enfants des quivalents, moins dangereux peut-tre, mais aussi riches de signification.

    Pr-adolescence

    Au cours de la priode suivante, on assiste un certain dprissement des jeux symboliques, tout au moins de ceux qui supposent lidentification un modle rel, fami- lial (pre ou mre) ou social (chasseur, matresse, chef...). Par contre, les jeux de fiction, laissant une large place limaginaire, continuent tre trs vivaces jusqu douze ans environ : jeux de pirates, de cow-boys et dIndiens, de cosmonaute, de vedette chez la fille etc ...

    Simultanment, cest--dire vers dix ans, lenfant dcou- vre les jeux dits de procdures communment appels (jeux de socit)). Cet ge qualifi par Piaget dhypothtico dductif voit spanouir les activits de fabrication (tissa- ge, couture, bricolage), le got du sport; dans le mme temps, le compromis de base entre les pulsions et la rgle que suppose le jeu, bascule peu peu vers la logique et la formalisation. Le renforcement du moi a rendu les dpla- cements symboliques moins souple.s, limagination sap- pauvrit, et lenfant dcouvre le plaisir de jeux dpouills de contenus narratifs, comportant des rgles strictes, sou- vent complexes, et exigeant un effort dattention et de

    Jeu de contrle du rire Ce type de jeux est courant chez les enfants du 2me niveau dcole primaire (8 11 ans). On en retrouve des variantes dans le monde entier. (Photo Ch. Lombard).

    rflexion important : tels sont les jeux de cartes, les jeux de tabliers (awl des Baoul et ses diffrentes versions) les dames, les checs. Ces jeux peuvent conserver une part de plaisir fonctionnel et parfois symbolique, mais leur caractristique essentielle est la rgularit logique quils imposent aux joueurs.

    La fin de cette priode marque en mme temps la fin de lenfance. La passation dune classe dge une autre constitue une preuve difficile, que certaines socits faci- litent en prenant en charge diffrents rituels initiatiques. Dans le monde occidental, la socit globale refuse dsor- mais dassumer cette fonction. Ainsi sexplique, sans dou- te, la situation particulirement douloureuse dadolescents et dadolescentes chez qui lactivit ludique vient dispa- ratre presque compltement et qui ne peuvent trouver ni dans la parole, dont ils nont pas souvent une parfaite matrise, ni dans leur corps en pleine transformation, ni dans le groupe familial ou social, le soutien et lintgra- tion dont ils auraient besoin. Ainsi Philippe Gutton sex- plique-t-il, cet ge, la frquence des passages lacte souvent dramatique (dlinquance, suicides), qui sont la consquence de labandon social et culturel o se trouve ladolescent.

    C. APPROCHES SOCIOLOGIQUES

    Les socits et leurs jeux En voquant les tapes essentielles du dveloppement

    psychique de lenfant, tel quil peut se lire au .travers de ses jeux, on a vu apparatre plus dune fois ltroite dpen- dance au milieu : sous quelque angle quon lenvisage, le jeu de lenfant est en prise directe avec le social.

    Prsence ou absence prcoce de la mre, organisation familiale, conditions de vie et dhabitat, environnement, moyens de subsistance influent directement sur les prati- ques ludiques, qui ne peuvent se dvelopper lorsque la situation de lenfant est par trop dfa~orable.~ Le jeu est activit de luxe et qui suppose des loisirs. Qui a faim ne joue pas, crit Roger Caillois dans la prface de Les jeux et les hommes.

    1. Miss Gardner, The children phy-center, cit par Denyse Oettinger, Lenfant et son jeu, in Dossiers Pdagogiques, op. cit. page 22.

    2. J. Chateau, op. cir. . 3. Voir chap. II, p. 36 4. Roger Caillois, op. cit., page 22.

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  • Car le jeu ne peut avoir lieu nimporte o, nimpor- te quand ni nimporte comment. Il se droule, crit YS. Toureh, dans un milieu qui, sans tre entirement concern, accorde en son sein un espace dynamique que lon peut appeler uire ludique. Cette aire est constitue par les composantes suivantes :

    a. lespace, dlimit par ses dimensions et son contenu b. lindividu avec ses expriences, ses moyens et ses

    c. les pressions des lextrieur d. ladaptibilit aux modifications Ainsi peut-on dire dun enfant de O 1 an que son aire

    ludique est spcialement dlimite par le berceau, la natte, le landau ou le dos de la mre, les montants du lit, le matelas, les draps et couvertures, le pagne, ainsi que le propre corps de la mre et de lenfant.

    En dautres termes, laire ludique est faite dun ensem- ble constitu par un individu et un espace spcifique la fois stable et dynamique qui exprime la dialectique de la vie. Donc autant de cultures et dairesludiques, autant din- dividus diffrents, car en dernire analyse tuire ludique nest quun fragment de lespace socio-culturel et le lieu o se rencontrent des forces dorigine diverse pour crer ce centre de fusion cratrice quest la personnalit)) .2 On peut donc parler dun espace ludique spcifique,

    mnag par la socit, en rupture avec les pratiques de la vie quotidienne, aussi bien sur le plan proprement spatial que sur le plan temporel. Selon les socits, rurales ou urbaines, industrielles ou en voie de dveloppement, len- fant disposera tantt dune tendue pratiquement infinie de champs, de bois, de savane o il se dplacera sa guise, tantt se trouvera prisonnier dun espace surpeupl et hyper-rationnalis auquel il ne pourra soustraire le moin- dre coin de terrain libre. Dans les pays de type industriel, lors mme que les conditions dhabitat sont correctes, on peut voir de nombreux patents, dans lillusion de favoriser de la sorte le jeu de leur enfant, encombrer leur chambre dun entassement de meubles et dobjets compliqus, st- rotyps, trangers lenfant et qui nont dautre effet que de, bloquer plus ou moins compltement son activit ludique. Et le mme phnomne peut sobserver dans cer- taines cours de rcration quun surquipement transfor- me en annexe de la classe.

    Sur le plan temporel, des conditions trs diverses peu- vent aboutir une situation objectivement dfavorable au jeu. Certains enfants, entirement laisss eux-mmes, in- capables de percevoir la succession des diffrents moments de leur vie, perdent laptitude au jeu, comme cest gale- ment le cas pour ceux qui, pris dans le cycle infernal des tches quotidiennes - participation au travaux des adultes ou contraintes scolaires - ne disposent mme pas de quel- ques minutes de vacuit par jour.

    Lattitude des adultes face au jeu de lenfant, reflet des schmas idologiques, est galement dterminante. Hosti- les ou indiffrents, ou au contraire accapareurs, les adultes peuvent annihiler les possibilits de jeu de lenfant aussi bien en les rejetant quen les confisquant ou les dtour- nant & leur profit. Lenfant alors, vritablement rifi, nest plus quun jouet entre les mains des adultes, qui met- tent en scne travers lui leurs problmes psychologiques individuels ou le systme de valeurs auquel ils sont atta- chs. Quant au jouet, surtmt lorsquil est achet avant dtre offert, il prend place dans tout un systme de signi-

    aspirations

    1. Y.S. Toureh, Guide pour ltude et lutilisation en pdagogie des atiuits ludiques, Doc. Unesco indit.

    2. Cf. T.S. Toureh, ibid.

    fications lies au don. Certaines pratiques ritualises du don, telles le potlatch jadis pratiqu par les Indiens de la Colombie britannique3, entraient dans une structure ludi- que de dfi. L e s trennes,habitueiles au monde occidental, sont pour les parents loccasion de manifester leur fils ou leur fille une attention dautant plus dmonstrative quelle ne trouve pas toujours le moyen de sexprimer au niveau du vcu quotidien. Et lon peut citer bien des cas denfants, peu ou mal aims, mais couverts de cadeaux. Dans les socits de consommation, le jouet est produit industriel, source de profits commerciaux considrables, vant par des publicits multiples, exhib dans des foires et des vitrines rutilantes. Pour celui qui loffre, il est signe de richesse, de standing, et instaure entre enfants dune mme cole ou dun mme quartier une cruelle ingalit sociale, corrompant les relations de voisinage ou de cama- raderie par une comptition fonde sur la valeur marchan- de des jouets possds. Bien plus, le jouet industriel, du fait de sa perfection technique excessive, de sa stroty- pie, perd une grande partie de ses qualits ludiques. Cest un objet ferm, qui oppose une barrire la crativit et limaginaire. Il faut presque toujours lui prfrer le jouet lmentaire, bton ou caillou, dont le petit joueur fera, sa guise, un instrument de musique, un outil, une arme, une voiture ou un bateau, une poupe ou un animal.

    Ainsi, dun ct, des millions denfants sont convis saccommoder des mmes poupes, des mmes voitures, fabriqus la chane dans un univers dpersonnalis; ailleurs, le jouet, fabriqu par lenfant lui-mme, par un frre ou une soeur plus gs, par un parent, par lartisan du village, conserve son caractre dmocratique et son troite dpendance au milieu familial et culturel. A la diffrence des socits modernes et stratifies

    lexcs, dans celles dites traditionnalistes (en Afrique et dans certains pays dAmrique et dAsie) toutes les formes dactivits ludiques sont accessibles toutes les catgories sociales. Ce caractre dmocratique sexplique peut-tre par le fait que les activits ludiques relvent tout dabord dun domaine ouvert tous et en particulier aux enfants inventeurs, excuteurs et fabricants de leurs jouets (souvent les mmes). Car on ne fait pas, dans ces types de socits, ce distinguo injuste que certains parents malheu- reusement tentent actuellement de leur inculquer de force au nom du respect et,de ladmiration quils se croient en droit dexiger cause de leur fortune)). 4 Fabriquer ses propres jouets, lenfant du monde occi-

    dental nen a plus gure la possibilit : son environnement est appauvri en matriaux (sil habite en ville, il ny en a plus du tout; les dcharges publiques elles-mmes dispa- raissant peu peu). Quant aux outils, lobsession de la scurit, aboutit ne lui proposer que marteau en bois ou scie en plastique, tristes leurres, sans danger poiir le corps, mais redoutables sur le plan du dveloppement psychique. Ce nest pas le cas, en Afrique par exemple, o les parents laissent lenfant utiliser leurs propres outils, fabriquent son intention des outils de taille rduite, mais utilisable^.^ Cependant, dans ces socits ladulte ((veille tout mo- ment rprimer toute conduite ludique lorsquelle scar- te des modles traditionnels. Enfin, il nentend pas laisser lenfant consacrer trop de temps ces ((futilits)) qui risqueraient de prolonger un ge do il faut sortir au plus tt, car le petit Africain, au nom des rgles socio-ducatives

    3. Voir ce sujet J. Cazeneuve in Encyclopdie de la Pliade. op.cit., page 159.

    4. YS. Toureh, op. cit. 5. Cf. ci-dessous, p. 26

    11

  • Linvasion menaante des jouets transforme Le rve de Nol en un vritable cauchemar. Gravure de Jules Tavernier, parue dans le supplment du Harpers Week1vdu 30 dcembre 1871.

    (R-dition Dover book)

    12

  • non crites mais toujours prsentes, devra au plus vite mrir pour occuper la place qui lui revient dans la famille et dans la collectivit en tant que membre productif et part entire)). Il ne faudrait pourtant pas en dduire que lenfant occidental est plus riche sur le plan du jeu. Au contraire, plus lenfant est gt en jouets, plus il est main- tenu dans une catgorie ((hors social)), plus son jeu est pauvre et sa relation avec ladulte difficile. On peut mme penser que limportance des activits ludiques est inver- sement proportionnelle au rle qui leur est accord dans la formation de la personnalit de lenfant. Dans les socits de type traditionnel, les contacts physiques entre ladulte et lenfant tant trs frquents (dans le temps et lespace), cette importance se trouve rduite; alors que dans les socits modernes (de type europen) labsence de ladulte lamne concevoir des jeux et des jouets qui sont les substituts de ses penses, de ses sensibilits, et de ses capacits technologiques.. . )) .

    Jeux et institutions

    Jeux et socits sont si troitement lis que certains thoriciens ont pu avancer lhypothse dune troite dpendance entre les principes et rgles des jeux de strat- gie pratiqus et les modles socio-conomiques : ainsi les checs, le bridge, le monopoly sont lapanage des socits fondes sur le commerce3, tandis que les jeux de type ((awl)) - ((mancala)) correspondent des changes par troc4. Le jeu est donc en relation directe avec les institu- tions sociales elles-mmes, et non seulement avec les con- ditions dhabitat et de subsistance. Ce nest pas sans raison que Huizinga5 voyait dans le jeu lorigine et la prfigura- tion des diverses institutions. 11 nest que dvoquer les composantes ludiques des comptitions physiques et intel- lectuelles et le rle quelles jouent par exemple dans le choix des chefs (tournois, ((joutes)) oratoires des campa- gnes lectorales etc...). Ne parle-t-on pas, dailleurs, du jeu des institutions)),

    du ((jeu politique)), du ((jeu de la justice)). Romans, films, feuilletons lient troitement jeu et enqute policire, travers le rcit inlassable de milliers daffaires criminelles relles ou fictives. Et le jeu a aussi sa part dans les spcula- tions financires ou boursires, sans parler des grands jeux dargent, loto, loterie, courses de chevaux ou paris divers ... qui, comme en France le tierc, font figure de vritables institutions nationales. Si ce dernier type de jeu semble lapanage des socits

    industrielles, le jeu assume ailleurs une fonction essentiel- le au moment de la passation dune classe dge la classe dge suprieure, sous la forme dpreuves, de rites initia- tiques, souvent douloureux ou dangereux, mais compo- sante ludique et donnant lieu des ftes et des rjouis- sances collectives. Prpar depuis de longues annes au droulement des preuves par des simulacres, des (jeux sur le jeu)), lenfant grandit alors en symbiose avec son milieu. Mme dans les socits de type industriel, o les rituels de passage ladolescence ou lge adulte sont occults et nis par la socit globale, jeunes garons et filles reconsti- tuent spontanment certaines preuves (courses moto, drogue...); cependant, ces redoutables jeux ont perdu toute attache avec lensemble du groupe, qui les rejette, leur dnie toute valeur et sefforce de les empcher sans en proposer aucun quivalent.

    Les jeux initiatiques mettent en vidence le lien troit qui unit jeu et sacr. Roger Caillois notait les positions sy- mtriques et antithtiques du jeu et du sacr par rapport

    La fonction sociale du jeu comporte une part importante de sacrk, mis aussi de dsacralisation, et lon peut voV des enfants prati- quant titre purement ludique des jeux par ailleurs rservs des crmonies rituelles (photo Hoa-Qui).

    ce qui est peru comme quotidien, et certaines analogies entre les motions que lun et lautre suscite6. La dis- tinction cependant est parfois difficile faire : lethno- logue Levy-Bruh17 crit, propos dune observation faite par un voyageur en Nouvelle-Guine : ((Ainsi le jeu de lescarpolette, que lon pratique au moyen dun jonc des Indes, fix une branche darbre, a, pense-t-on, une bonne influence sur les ignames frachement plantes. A ce moment donc jeunes et vieux, hommes et femmes, sont sur leurs balanoires)) et il ajoute : les jeux ... sont une occupation srieuse et sacre, obligatoire pendant un temps, interdite tout autre moment)). Or, pratiques ludiques profanes et sacres peuvent coexister dans une mme socit, comme cest le cas pour lawl, encore excut de manire rituelle dans de nombreuses socits africaines, mais que lon peut voir, en dehors du contexte temporel ou spatial du rite, devenu simple divertissement chappant aux impratifs et aux tabous. Parfois, une acti- vit ludique profane tmoigne dun rite aujourdhui com- pltement disparu : ainsi les Voladores dAmrique cen- trale, qui excutent maintenant leurs exploits dans le cadre des ftes populaires et des foires, ralisaient jadis leur danse acrobatique en se jetant du haut dun mt, atta- chs par une corde, au cours de crmonies sacrificielle^.^ Ce type de pratiques (sur lesquelles on reviendra dans

    le chapitre Approches ethnologiques) est rapprocher de la fonction de transgression assume par le jeu. Si lon se rfre la catgorie de jeux dfinie par Roger Caillois9 sous le nom de ((ilinx)) ou ((vertige)), et si lon admet, par ailleurs linterprtation psychanalytique du jeu comme mode de rsolution des tensions libidinales , on sexplique la frquence des pratiques ludiques au cours desquelles le joueur cherche dlibrment dfier la mort, se placer dans une situation physique et psychologique la limite

    1. 2. 3.

    4. 5. 6.

    1.

    8.

    9.

    Y.S. Tourch, op. cit., p.10 Y.S. Tourch, op. cit.. Van Neumann et Morgenstern, The theory of games and eco- nomic hehaviour, Universit de Princeton, 1942. A. Popovd, Le mancah (indit). J. Huizinga, op. cit. R. Caillois, Lhomme et le sacr, Paris, Gallimard, 1950, pages 199 213 L. Lvy-Bruhl, La mentalit primitive, Paris, Prcsscs Universi- taires de France, 15Smc d. 1960, pages 355 et 356. Voir J. Cazcneuve, in Encyclopdie de Irr Pliade. op. cit., pagcs 701, 99. Voir plus haut le chapitre ((Approches thoriques)) p.5 et s.

    13

  • du supportable. provoquer en lui-mme effroi ou hor- reur. Le folklore universel est riche de ftes masques, de contes voquant la mort, de personnages imaginaires tels que sorcires, fantmes, croque-mitaines, ogres etc ... Au Mexique, des crnes et des tibias en sucre sont vendus et dgusts par les enfants comme par les vieillards. Dinnom- brables jeux verbaux et graphiques permettent de tourner les interdits des convenances, de la morale ou de la logique (non-sens). Les jeux de simulacre permettent lenfant, par lintermdiaire dun ours OU dune poupe, de porter atteinte la hirarchie familiale en parodiant les autorits parentales ou sociales, ou mme de mettre en scne, travers des jeux dramatiques, la mort du pre ou de la mre. Dans diverses cultures, la transgression ludique est institutionnalise dans le cadre des ftes permissives ou des carnavals. On peut dire que le jeu fonctionne, en fait, comme une vritable ((institution de la transgression)), laquelle on ne peut porter atteinte sans faire courir len- fant - et ladulte - de graves risques psychologiques et sans altrer profondment son aptitude lintgration.

    Fonction ducative du jeu

    11 ne faut pas stonner si le jeu, espace mnag par la socit pour que puissent se donner libre cours les forces quelle refoule, constitue la fois une soupape de sret vitale et une vritable institution ducative spontane. Cette fonction, le jeu lassumait avant que nexiste lcole, et il lassume toujours, avant ou paralllement lcole. Par le jeu se transmet un savoir-faire technologique et un savoir tout court. Sans les premires connaissances quil apporte, lenfant ne pourrait rien apprendre lcole; il serait irrmdiablement coup de lenvironnement naturel comme du milieu socia1.l En jouant, lenfant sinitie aux conduites de ladulte, au rle quil aura jouer plus tard; il dveloppe ses capacits physiques, verbales, intellectuel- les et son aptitude la communication. Institution coex- tensive la socit tout entire, le jeu constitue un facteur de communication plus large que le langage verbal; il ouvre le dialogue entre individus dorigines linquistiques OU culturelles diffrentes; il permet le contact entre le psy- chotique et son thrapeutez. Par son aspect institutionnel, par le caractre arbitraire

    de ses rgles et de leur mode de transmission quasi obliga- toire, par la structure hirarchise du groupe des joueurs, le jeu constitue une micro-socit travers laquelle len- fant fait son premier apprentissage de la vie sociale. Jean Piaget, observant les jeux de billes des enfants de la rgion de Genve, constatait la manire immuable dont se trans- mettaient ses ((lois dont chaque enfant acceptait sponta- nment le caractre obligatoire sans avoir le moins du monde conscience de la manire et de la personne par les- quelles lui avaient t transmises ces dois)). Ainsi en va-t-il des modles culturels divers. ((Dans les jeux collectifs, lenfant apprend se situer

    par rapport aux autres dans le cadre de structures dfinies et hirarchises. Cette dcouverte lamne se saisir comme membre du groupe, donc dterminer son statut personnel, ensuite percevoir le groupe par rapport lui et dautres groupes~~. Cest par le jeu que seffectue laccueil ou le rejet du nouveau venu. Cest en jouant que les enfants intriorisent les valeurs thiques de la socit laquelle ils appartiennent. Le groupe ou lassociation den- fants joue donc un rle essentiel. Lethnologue Pierre Emy4 dcrit en ces termes la fonction du groupe chez les enfants africains :

    ((Trs tt les enfants de tout un village ou de tout un quartier sont mls les uns aux autres : les individualits se juxtaposent, les activits sont dabord parallles, puis peu peu interfrent, et enfin, avec une maturit qui sacquiert rapidement, deviennent communes. A lintrieur de la so- cit enfantine sinstaure ainsi une sorte dducation mu- tuelle qui sexerce plus ou moins en marge du monde adul- te et dans laquelle il nest peut-tre pas exagr de voir le facteur de socialisation prpondrant en milieu coutu- mier)). Et il conclut : Avec la classe dge organise en vritable institution ducative, lenfant rencontre un milieu diffrent de la famille o lapprentissage de la vie sociale peut seffectuer hors des liens trop troits daffec- tion, dappartenance et de dpendance. Dans latmosphre quil y respire se trouve en germe celle qui caractrisera plus tard la vie publique de ladulte. La socit lui appa- rat sous un jour nouveau, et, par tapes successives, il se prpare y entrer et rpondre toutes ses exigences)).

    Il va de soi que cette institution ludique ducative vhi- cule, avec lhritage culturel, certaines normes sociales, comme par exemple la sgrgation des garons et des fil- les, qui peuvent devenir caduques5. Tout en respectant le jeu, lducateur en tant que tel, pourra sefforcer de pro- poser des modles nouveaux. Et ce nest pas la moindre qualit du jeu que dtre la fois un agent de transmission particulirement efficace, et un lieu toujours disponible pour linnovation et la crativit. Plus dune fois, par leur contenu technologique ou idologique, les jeux des en- fants peuvent se trouver en avance sur le milieu social et constituer une source vive dinvention et de progrs. Toute socit qui se veut en dveloppement se doit donc daccorder une place prpondrante au jeu, en restant vigi- lante devant tous les signes avant-coureurs de son dp- rissement. Dans les pays industriels, o lenfant est tout la fois glorifi et confin dans son rle denfant, et frustr du sentiment dune relle diffrence avec ladulte dont il emprunte le langage, les spectacles, le vtement etc ..., on assiste souvent une perte dramatique des facults ludi: ques symboliques et une rcupration des enfants et des adolescents - vritable classe socioconomique doisifs plus ou moins fortuns - par les structures commerciales et publicitaires dune socit de consommation.

    D. APPROCHES ETHNOLOGIQUES

    Au mme titre que la parent ou les manires de table, les pratiques ludiques constituent pour lethnologue une source dinvestigation et de thorisation dont on peut stonner quelle nait pas t davantage exploite. Cela tient peut-tre ce que les jeux sont perus tantt

    comme des pratiques religieuses tudier comme telles, tantt comme des activits purement enfantines, encore informelles et en quelque sorte pr-culturelles. Mais il sagit en fait dune part importante des pratiques

    dune partie des membres de la communaut et lon ne

    1. Voir chap. II, pages 27 et 28. 2. Au sujet du jeu et de son caractre coextensif plus large que

    celui de la langue, voir Comoe Krou, La fonction ducative du jeu, dans Dossiers Pdagogiques, No 8, novdc. 1973, vol. II, Lenfant en Afrique et ses jeux.

    3. R. Dogbeh et S. NDiaye, (Document UNESCO indit) Utiiisa- tion des jeux et jouets des fins pdagogiques.

    4. P. Erny, Lenfant et son milieu en Afrique Noire, Paris, Payot, 1972, cit daprs Denyse Oettinger, Lenfant et son jeu, leurs relations, in Dossiers pdagogiques, op. cit. page 24.

    5. Voir ch. II, p 64.

    14

  • saurait y voir une collection dlments anecdotiques hasardeusement runis. Cest bien plutt une structure complexe, un tout cohrent, qui doit tre tudi de la mme manire que les mythologies et dans lequel toutes les modifications artificiellement introduites touchent lensemble de la structure, qui peut en tre profondment altre. Un jeu aussi universel que celui de la poupe, pratiqu

    par les petites filles dans la quasi totalit des socits connuesl, est loin de se prsenter sous une apparence uniforme et dnue de signification. A ce propos, lethnologue P. Erny2 note : ((Quand la fil-

    lette africaine joue la poupe, il sagit l certes dune occupation proprement enfantine, qui remplit les mmes fonctions psychologiques que dans le reste du monde; pourtant, aux yeux de ladulte, ce jeu nest pas un pur amusement; on lui reconnat une signification et une effi- cacit que lenfant ne peroit pas au dbut, mais quil dcouvrira peu peu, parfois au cours dune vritable initiation. Pour ces socits traditionnelles, il nexiste pas, pourrait-on dire denfantillages sans valeur. La poupe appartient aux deux mondes, celui des grands et celui des petits, mais dune manire trs diffrente : dans lun on la manipule avec cette inconscience propre au jeu, dans lautre, on contemple ce jeu, on linterprte et on spcule son sujet.)) Ainsi, Charles Bart3 constatait dj que des objets

    apparemment identiques servaient dans un village aux fillettes qui les manipulaient comme elles le font partout de leurs poupes, et aux femmes striles ou aux mres

    ayant perdu un enfant, comme objet magique investi dune fonction sacre. Une rcente tude de Suzanne Lallemand sur ((Symbo-

    lisme des poupes et acceptation de la maternit chez les Mossi)), mettait en vidence le rle ambigu jou chez cette ethnie de la Haute-Volta par des figurines ralises, en bois, par le forgeron du village; ces ((enfants de bois, faonns, en particulier, lintention des jeunes pouses ou des femmes striles, ont pour premire fonction ((dat- tirer lenfant)). Lorsquun enfant rel vient natre, denfant de bois reste lobjet de soins minutieux; il recueille mme la premire goutte du lait maternel. Par la suite, si lenfant est une fille, ce mme ((enfant de bois)) lui sera remis et elle le manipulera, au fil des annes, le traitant la fois comme un vritable enfant et comme une poupe, sen amusant, mais sachant aussi quun accident, perte ou bris de lobjet, pourrait avoir de fcheuses cons- quences sur sa propre descendance. Il est facile de constater que, selon les ethnies, les divers

    jouets portent la marque de diffrences qui tmoignent de leur enracinement culturel. Ainsi, lorsque les enfants du monde se livrent un de leurs jeux favoris qui consiste dplacer (imprimer un mouvement, cest affirmer sa domi- nation) des objets, des animaux ou dautres enfants, on

    1. Certains peuples, cependant, ont ignor ou ignorent lusage de la poupe, voir pages 29 (Laos) et 35 (Prou)

    2. P. Erny, Lenjant et son milieu en Afrique Noe Paris, Payot, 1972, cit par Denyse Oettinger, Lenfant et son jeu, leur rela- tion, in Dossiers Pdagogiques, op. cit. page 22.

    3. Ch. Bart, Jeux et jouets de lOuest africain, Dakar,IFAN,1955

    Le Traineau L a tradition de la traction apparat dans cette gravure de 1 Jacques et Claudine Bouzonnet Stella,

    tire de leur recueil intitul Jeux et plaisirs de lenfance et vubli Paris en 1657. (rdition Dover book). (collection auteur).

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  • Le principe du poussoir revient continuellement dans les jeux des enfants afiicains. On peut voir ci-dessous diffrentes variations technologiques autour de ce thme. Dessins de Renaud de la Ville in Programme dEducation tl- visuelle de Cte dlvoire: vol. XIII, pl. IV et VI.

    En Cte dlvoire, la crativit technologique se donne libre cours sur le thme traditionnel du poussoir. Programme d Education tlvisuelle de Cte dlvoire, t.XII - pl. IV et V.

    graine bois clou fourche bobine fil de fer et bote de conserve

    lkature manche de raphia perfor bruiteur usage de transport

    16

  • peut noter des variations considrables dans le choix des objets dplacs et dans les procds utiliss pour effectuer ces dplacements. On verra certains peuples marquer une prfrence constante pour la traction ( laide dune ficelle par exemple) tandis que dautres utilisent de faon domi- nante des systmes de propulsion ((poussoir)). Peut-tre faut-il mettre ce choix en relation avec le pass de la soci- t : il peut avoir privilgi lagriculture ou la vie pastorale, et se survivre ainsi dans le jouet. Mme lorsquun jeu connat une aire de diffusion trs

    large, des diffrenciations locales portent tmoignage de la prgnance des cultures. Si lon prend pour exemple (de jeu des douze cases)), lawl des Baoul, des lments communs apparaissent travers les centaines de rgles connues de ce jeu pratiqu dans toute lAfrique, dans le Monde mditerranen, lIndonsie et le sudest asiatique, une partie de lAmrique centrale et du Sud. Jeu de stra- tgie, puisquil fait appel la comptition et une rfle- xion danticipation des coups, mme si lon ne peut tou- jours parler de calcul au sens propre. Un tablier de jeu, comportant deux ranges de cases, mais aussi dans cer- taines versions, trois ou quatre, deux adversaires, disposant chacun de sa range (ou de ses deux ranges, ou dune range personnelle et dune range commune), des pions indiffrencis disposs au dpart dans les cases du jeu, et quune srie de coups alternatifs fera circuler tout autour du tablier avec pour objectif la rcolte (plutt que la capture) du maximum de pions sur lesquels se dterminera lissue de la partie. La prsence de variantes du jeu dans une vaste partie du

    monde pose la question de la convergence ou de la diss- mination chre aux ethnologues : en effet, doit-on penser un jeu unique, invent dans un lieu prcis (lequel ?) et transport ensuite (par qui ?) dans le reste du monde. Peut-on envisager au contraire qu lorigine du jeu se trouve un modle unique, un ((outil)) que diffrentes socits ont pu mettre au point indpendamment Yune de lautre ? Cest lhypothse que suggre Juliette Raabe2, qui voit dans lawl, une ancienne abaque, une machine calculer quivalente des bouliers encore largement uti- liss en Orient et en Europe centrale et orientale, et per- mettant deffectuer additions, soustractions, multiplica- tions et divisions sans connaissance arithmtique du prin- cipe thorique des quatre oprations. Comme labaque des grecs et des romains, un tel instrument aurait dabord t utilis des fins divinatoires, puis, la fonction divinatoire dprissant, la fonction utilitaire devient dominante, cependant que le souvenir de sa fonction sacre demeure vivant dans la pratique ludique : celle-ci saccompagne de rgles rigoureuses, de prescriptions et de tabous, et accom- pagne ou commande mme le droulement de certaines crmonies religieuses. Ainsi, chez les Alladians de Jackville, lors de la mort dun chef, les candidats ce poste doivent dmontrer leur valeur au cours dun tournoi de jeu dont les preuves sont prcdes de crmonies conjuratoires. Ailleurs, lethnologue E. Labouret3 note que chez les Manding, le jeu (qui porte le nom de wari) joue un rle essentiel dans les rites de circoncision qui marquent le passage des jeunes garons la classe dge suprieure. A la suite de lopration, ceux-ci subissent en effet une rclu- sion collective de six jours au cours de laquelle la seule occupation autorise consiste en la pratique du jeu. Chez les Dogons, Marcel Griaule4 a mis en vidence les

    rapports troits entre les rgles et la fonne du jeu et la cosmogonie de ce peuple. Et, toujours propos du mme jeu, Assia Popova a montr, entre les principes du jeu et

    Lenvironnement, lhabitat, les traditions culturelles de chaque peuple modulent les innombrables variontes du Jeu des 12 cases, IAwl des Baoul. Ici, ce sont des enfants nomades du Sud- Saharien qui improvisent une partie sur un tablier creus mme le sol, avec des crottes de chameaux en guise de pions (Photo D o m inique Darbois).

    ceux du troc, une parent : lquivalence entre la circula- tion des pions et celles des paroles et des biens. Ainsi, le jeu offre une image fidle du fonctionnement des socits africaines de jadis. De faon gnrale, les jeux fournissent un moyen privi-

    lgi dapprentissage des valeurs culturelles de la socit, quils restituent de manire symbolique : dans les rgles du jeu et par lemploi des motifs dcoratifs traditionnels. Grce au jeu, notent R. Doghbey et S. NDiaye6 len-

    fant africain profite du rpertoire des formes et des sons dsacraliss quil ordonne sa manire. Car, lge adulte, il lui sera interdit de les manipuler. La communaut villa- geoise aide lenfant faire le maximum dapprentissage dans le domaine esthtique avant que les interdits ne sins- tallent)). En effet, la connaissance, la traduction des symboles

    et des rythmes font partie de lintgration sociale)). La fabrication des jouets, mme si elle est laisse linitiative des enfants, nest pas pour autant indiffrente lensem- ble de la socit. Par le jeu et le jouet, lenfant entre en relation avec les mythes constitutifs de son peuple. Cepen- dant, par lintermdiaire du jouet industriel, artificiel et coteux, lenfant du monde occidental est plong ds ses premires annes dans lidologie dominante de sa socit. Et lon peut dire que le jeu et le jouet, sils servent de v- hicule aux valeurs traditionnelles, peuvent aussi se rvler les instruments dune dculturation ou dune perversion de ces valeurs. Do la ncessit dune vigilance dont nous parlerons plus longuement dans la partie ((Approches pdagogiques)).

    1. 2. 3.

    4.

    5. 6.

    Voir ch. 111 Fiche PddgOgiqUe, N o 5, p 62. J. Raabe, Le jeu de Iawl, Paris, d. de la Courtle, 1972 E. Labouret, Les Manding et leur langue, Paris, d. La Rose, 1934 M. Griaule, Jeux doKons, in Journal de In Socit des Ajrica- nistes, Paris, 1948 A. POpOVd, Le mancah (indit) K. Dghbey Ct s. N h y c , Op. Cit., page 26; kd R.P.D. LdO, chap. II,p.27 et s.,offrc un exemple frappant de linterpntra- tion des traditions culturciies artistiques et musicales et du jeu.

    17

  • Fe congolaise en cur de tige de bananier.

    On noie In stylisation pousse de lide de personne et lutilisation des lignes geomtriques appartenant au stock de motifs dcoratifs traditionnels (Photo Centner).

    En conclusion, nous citerons les remarques de R. Doghbey et S. NDiaye propos de lapprentissage des valeurs culturelles de la communaut : Jl ne fait pas de doute que le jeu, dans une socit de type communautaire, rvle plus que dans une socit individuelie, la nature des relations entre les hommes (enfants et adultes, hommes et femmes, jeunes et vieux) dune part, et entre lhomme et son environnement, dautre part.)) Dans une tude intitule The games of africain children

    (Childcare. vol. 22) et consacre aux jeux des enfants knyans, Julius Carlebach pense avec nous que : les jeux les plus traditionnels des enfants montrent clairement le rle important quils occupent dans la socialisation. Les enfants saisissent et expriment les responsabilits et le rle social des parents et des autres adultes. Cette foime natu- relle de socialisation est pourtant plus directe et plus efficace quelle ne lest parmi les enfants dont les parents occupent des fonctions confuses, fonctions que les enfants comprennent difficilement dans leur environnement, par exemple dans les socits avances. Ceci pourrait expli- quer en partie les faiblesses relatives du comportement des enfants africains levs dans latmosphre difficile des grandes cits africaines. La confusion et la perplexit des enfants sont cependant moins prononces que celles de leurs parents et de maints citadins vivant de par le monde.

    O n notera que linexistence de barrires entre la con- ception du monde chez ladulte et son apprhension par lenfant, fait quen Afrique, le jeu est une prparation la vie sociale. Les instruments utiliss par lenfant pour jouer ou fabriquer son jouet sont gnralement les outils de travail de ladulte; garons et files runis en classe dge se prparent dans leurs fonctions respectives, leurs futures tches de producteurs de biens de consommation, de ges- tionnaires des biens du foyer familial. Le jeu dans la com- munaut villageoise est un vecteur de transmission dun mode de vie.

    calebasse orne dun collier

    *.. . ......

    terre

    Quelques poupes de facture trs simple mises la disposition des petites filles ivoiriennes (dessins de Renaud de la Ville, in Programme dducartion tlvisuelle de Cte d Ivoe, tome XIII, planche VIJ.

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  • E. APPROCHES PEDAGOG I QU ES

    Dune part les activits et matriels ludiques constituent les meilleurs moyens pour lenfant de sexprimer et les meilleurs tmoignages partir desquels ladulte peut ten- ter de le comprendre; dautre part, ces activitset matriels peuvent servir de fondement aux mthodes et techniques pdagogiques que ladulte veut arriver laborer linten- tion de cet enfant dont lducation lui est confie)). Il semblerait naturel, en effet, que le jeu ait sa place lco- le. 11 y a prs de deux mille ans, dj, le rtheur latin Quintilien exprimait le voeu ((que ltude pour lenfant soit jeu. Cependant, malgr les thories novatrices formu- les par Claparde, puis par Decroly et Freinert2,1e rle du jeu est loin dtre reconnu par toutes les instances duca- tives. ((Certains adultes, en effet, dtestent, voire mme rpriment les activits ludiques de lenfant, comme si elles taient une perte de temps, dnergie, alors quil y a des choses plus urgentes et plus srieuses dont il devrait soc- cuper. Cette attitude se rencontre chez certains ducateurs presss de voir lenfant atteindre le plus vite possible lge de raison et chez certains parents pour qui lenfant est un investissement qui doit leur rapporter ds quil sait mar- cher, parler et distinguer sa main gauche de la droite)) crit encore Y.S. Toureh, et il ajoute ((cest le cas de ces parents de milieu socio-conomique mdiocre, o lon abrge ou supprime lge des jeux, pour transformer len- fant en un petit adulte, qui doit se consacrer des activi-

    3 ts de subsistance avant mme de savoir rellement jouer)). Et cette ngation du jeu nest pas seulement le fait des

    pays en voie de dveloppement ou des familles pauvres. Dans les socits o lon valorise excessivement les tudes comme mode idal de la promotion sociale, le jeu est tout autant considr comme improductif. Cest la raison pour laquelle on lexclut trop souvent de lcole ds la fin de la maternelle, ((quand lcole devient srieuse)), pour le rduire une simple activit de dtente. Car dcole tra- ditionnelle est fonde sur lide quau moment o lenfant commence apprendre lire, crire, calculer, ds quil est question de dispenser des connaissances en vue de lacquisition de diplmes, le jeu nest plus quune activit purile, faite pour meubler les temps libres, se reposer de la fatigue musculaire et crbrale)) ! Mais reconnatre limportance fondamentale du jeu ne

    signifie pas non plus le confondre avec les activits scolai- res. Comoe Krou a attir lattention sur le danger dune telle confusion : ((Lorsque ladulte intervient dans le jeu en tant quadulte, le jeu nest plus un jeu denfant. Si on laisse libre cours au jeu de lenfant tel quil est, il ne cor- respond pas au dsir de lducateur qui voudrait linflchir afin de rpondre aux buts ducatifs quil se propose.5 Dans ces conditions, le jeu risque de devenir un travail comme un autre, il y a pige pour le pdagogue qui sait que le jeu a une fonction ducative, mais qui ne peut pas le rcuprer comme il le dsire)) .5

    Il faut donc bien prendre conscience du fait que la fonction du jeu est auto-ducative. A notre avis, ladulte ne peut faire plus que : favoriser la cration de groupes de jeu, rpondre aux questions que les enfants lui poseront spontanment loccasion de ces jeux et prvoir des matriels quils pourront lui demander.5 Cest l une tche difficile car ((enseigner en vitant de donner la bonne rponse est un art; il ne faut pas pour cela tomber dans lautre extrme : sasseoir et regarder passivement les enfants jouer. Etablir un change avec les enfants et les amener exprimenter leurs propres hypothses sur les

    objets et les tres humains est un art, pour lequel on ne saurait inventer de recette.)) On ne saurait donc demander lducateur dintro-

    duire, dans un mouvement denthousiasme naf, le jeu dans sa classe, sans stre livr auparavant une rflexion approfondie sur ce quil peut attendre du jeu dans sa pra- tique professionnelle.

    6

    Reconnatre et favoriser le jeu

    Pour lducateur, le jeu sera dabord un moyen privil- gi de connaissance de lenfant, tant sur le plan du psy- chisme individuel que des composantes culturelles et sociales. Grce lobservation du jeu de lenfant, on pourra voir se manifester un trouble du dveloppement affectif, psycho-moteur ou intellectuel, on pourra identi- fier le stade de dveloppement mental auquel lenfant est parvenu et dont il faudra tenir compte si lon veut perfec- tionner les techniques dapprentissage utilises, et dcou- vrir les mthodes qui ont le plus de chance de ru~sir.~ Car denfant, quelque ge quon le considre, appartient une culture donne quil faut apprendre respecter et comprendre.8 Le fait de saisir les diffrents sens de cette culture peut aider lducateur, par voie de consquence, connatre la tournure desprit, les croyances, les exp- riences et les aspirations des enfants dont il a la charge et

    Par le jeu sinstaure la communication entre lves, ou entre matre et lves, l o le langage verbal se trouvait en dfaut. Par le jeu, enfin, souvre, dans le droulement des activits scolaires et quotidiennes contraignantes, dans les impratifs de la discipline de travail ou de groupe, une chappatoire dont on a montr, dansle chapitre Approches Sociologiques, le rle essentiel en tant quinstitution de la transgression. Ainsi, convaincu que le jeu est un besoin vital pour

    lenfant et constitue tout la fois un espace rserv lcart et la premire des institutions ducatives, le matre reconnatra dabord au jeu sa place, avant mme de chercher comment lintgrer sa pdagogie.

    Il songera mnager, concrtement, dans le lieu et le temps scolaire, un espace ludique libre dont lenfant pour- ra user selon ses besoins en dehors de la rationnalisation pdagogique. Il va de soi que, selon les conditions denvi- ronnement et de vie, lamnagement de cet espace pourra prendre des formes trs diffrentes. D,ans le monde rural, il pourra tre souhaitable de structurer une tendue vaste et informelle laide de repres, dobstacles, de signaux, tandis quen milieu urbain, lespace de rcration le plus efficace sera sans doute un terrain nu, flou, chaotique, comme peuvent ltre certains terrains vagues, derniers refuges du jeu citadin. De mme, une libert complte sera souhaitable pour des enfants pris dans un systme de

    partir de l, laborer sa stratgie pdagogique)). 9

    1. Y.S. Toureh, op. cil. 2. Voir Approchcs thoriques, p. 8 3. Y.S. Toureh, op. cit. 4. R. Dogbch et S. NDiaye, op. cil. page 7 5. C. Crou, Fonction ducative du jeu, in Dossiers pdagogiques

    op. cil. page 9 6. M. Schwcbel et J. Raph, Piaget in the classroom, USA, Basic

    Books, 1973; dition franaise, Paris, Denol-Gonthier, 1976 page 204.

    7. Voir ch. II, Lao, p. 30 et s. 8. U n instituteur pruvien sest servi de la tradition locale des

    comptines ct devincttes pour transcrire de manire familire les leons de choses du programme (voir ch. II, Prou, p. 39)

    9. Y.S. Tourzh. op. cit., page 22

    19

  • vie hyper-ordonn, tandis que pour des enfants abandon- ns souvent eux-mmes, dculturs, une organisation du jeu/loisir est prfrable.

    Dans un premier temps, lducateur mettra donc en oeuvre des moyens discrets qui favoriseront le jeu sans le contrler, se bornant un encouragement tacite dautant plus sensible aux enfants quil sera sincrement ressenti par ladulte, heureux de voir les enfants jouer sans vouloir pour autant se mler leurs jeux. Nanmoins, le rle du pdagogue sera souvent dterminant dans la circulation des savoirs ludiques, quil sefforcera de promouvoir par des changes entre sexes, classes dges, origines sociales ou ethniques diffrentes. Il aidera ainsi mettre en place un vritable dispositif de dveloppement des connaissances acquises par les activits ludiques dans le milieu naturel.

    Jeu et apprentissage

    Avant dintroduire le jeu dans la classe elle-mme, ldu- cateur devra dfinir clairement ses objectifs pdagogiques et voir en quoi les jeux et jouets des enfants sont suscep- tibles de rpondre ces objectifs. Sinspirant de la taxono- mie de Bloom, R. Dogbeh et S. NDiaye dfinissent les fuiahts pdagogiques selon sept objectifsi :

    1. niveau de la connaissance simple :

    2. niveau de la comprhension : ((mmorisation et rtention dinformations enregistres))

    ((transposition dune forme de langage dans une autre, interprtation des donnes dune communication, ex- trapolation dune tendance ou dun systme))

    ((choisir et utiliser des abstractions, des principes et des rgles dans des situations nouvelles, en vue dune solu- tion originale par rapport aux situations et problmes de la vie courante))

    4. niveau de lanalyse : ((analyser un ensemble complexe dlments, de rela- tions ou de principes))

    5. niveau de la synthse : ((structure (rsum, plan, schma, raisonnement) des lments divers venus de sources diffrentes))

    ((jugement critique des informations, des ides, des mthodes))

    ((transfert de lacquis dans une opration cratrice))

    Sur plus dun point, le jeu rpond prcisment ces objectifs puisquil met en oeuvre

    ((toutes les activits perceptives : telles que le contact avec lobjet, la vue, loue etc.

    toutes les activits sensori-motnces : telles que la cour- se, le saut en hauteur ou en longueur, la rythmique, la prhension, le jet etc.

    toutes les activits verbales : telles que la vocalise et toutes les formes dexpressions utilisant les mots, les phra- ses, etc.

    toutes les activits qui relvent du domaine de laffecti- vit : telles que lattirance, la rpulsion, lidentification, la reprsentation des diffrents rles et statuts familiaux, scolaires et sociaux.

    toutes les activits concernant le domaine de 1 ntellect telles que les procdures cognitives, cest--dire lobser- vation, la description. la comparaison et la classification, en un mot tous les diffrents processus du raisonnement correct partir de donnes concrtes, verbales, situation- neiies (ou sociales).

    3. niveau de lapplication :

    6. niveau de lvaluation :

    7. niveau de linvention, de la cration :

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    toutes les activits concernant la construction, la fabri- cation des objets qui mobilisent aussi bien lnergie physi- que que les capacits intellectuelles et affectives, sap- puyant entirement ou partiellement sur des expriences passes.

    toutes les activits dexpression corporelle et esthtique telles que la gymnastique, la chorgraphie, le thtre, la musique, le dessin, le modelage, le dcoupage, le collage.))2 De manire plus prcise, le jeu suppose la capacit de

    comprhension et de mmorisation dlments complexes comme les diverses rgles de jeu, tout en restant toujours ouvert linvention et la novation, puisque ce sont les enfants qui se donnent eux-mmes leurs propres rgles, alors que, dans le domaine du savoir scolaire, la norme est donne par ailleurs.

    Si les jeux de procdure, ou jeux logiques er de socits, contribuent incontestablement au maniement de labstrac- tion comme au dveloppement de laptitude former des images mentales (coups prvus lavance), il est non moins certain que tout jeu comporte sa logique et que, dans les jeux de construction par exemple3, il est fait appel, tout la fois, aux qualits dobservation, danalyse, de synthse et dinvention.

    Sur le plan du raisonnement, les sries complter des tests de performance, tiennent beaucoup du jeu et les acti- vits ludiques du type cartes et tarots constituent un en- tranement efficace, malgr le prjuge dfavorable dont ils sont souvent victimes. Nombre de jeux de cartes, par exemple, sont une mise en oeuvre pratique des oprations abstraites telles que la sriation4, lassociativit, la compa- raison, le classement 5

    Bien des jeux requirent une attention aiguise et une perception vive et intelligente du milieu naturel (eau, vent, sable, tres vivants, etc...)

    On sait aussi le got des enfants pour les jeux de fic- tion, travers lesquels ils sidentifient (( la marchande, au docteur, un pirate etc...)) et qui jouent un rle essentiel dans les processus didentification et dintriorisation des modles familiaux ou sociaux. Le groupe des joueurs, mini-socit qui dispose de ses codes et parfois de ses lan- gages secrets, initie lenfant aux diffrentes fonctions sociales : relations interpersonnelles, permanence et insta- bilit, leadership, apprentissge des conduites de groupe, coute de lautre, acceptation des plaisanteries, de lchec, prise de responsabilits, action en commun ...

    Quant aux jeux sensori-moteurs ou fonctionnels, ils constituent un exercice souvent plus fructueux que la culture physique traditionnelle. Ces exercices fonctionnels exercent et dveloppent en effet une fonction en cours de maturation ou dj mature chez lenfant, ainsi les activi- ts de balancement dont le but est le plaisir du fonction- nement en lui-mme, les jeux dquilibre ou de rythme (acrobaties, balanoire, danses etc...), qui sont en troite

    1. R. Doghbeh et S. NDiaye, op. cit., page 55-56. 2. YS. Toureh, op. cit., page 20. 3. Voir page 26, les diffrentes tapes de la ralisation dune voi-

    ture en fd de fer par des enfants ivoiriens. 4. Sriation : ((capacit dapprhender et dordonner les qualits

    sans cder lillusion et la prgnance de la perception des formes variables et de lespace)) (ainsi un 4 de trfle et u n 4 de carreau sont de m m e valeur malgr les diffrences de forme et de couleur).

    5. Ainsi toutes les associations de cartes (paire, brelan, fuil, quinte, etc.) ncessaires la pratique de nombreux jeux. Grce au jeu, les abstractions du calcul deviennent accessibles; voir ch. II (Inde), p. 33 et 34.

    6. Voir ch. III, Fiche pdagogique No 1 (la flottaison), p. 59.

  • corrlation avec le dveloppement de lendurance et de lhygine physique, et avec la prise de conscience du corps et du schma corporel, que favorisent galement les prati- ques ludiques ncessitant un dplacement yeux ferms (colin maillard), des ttonnements, des interprtations loreille ou au toucher. Ces types de jeux existent dans toutes les cultures, mais sont ingalement importants selon les ethnies. Ainsi, en Afrique, les enfants affection- nent tout particulirement les jeux dquilibre, dendu- rance ou de contrle de soi2 qui permettent la matrise de soi devant la douleur, le danger, les insultes ou la raillerie, et tiennent mme une place importante dans les crmo- nies initiatiques de passation de classe dge.3 Aussi peut-on dire que le jeu constitue un vritable sys-

    tme ducatif spontan fonctionnant avant et ct de lcole. Il se prsente en mme temps comme un moyen pdagogique naturel et peu coteux, susceptible de se com- biner avec des moyens plus rigoureux et plus traditionnels.

    Jeu et pratique pdagogique

    Lducateur ne se bornera pas tolrer ou mme encourager le jeu; il le fera loccasion pntrer dans la classe, en veillant respecter les conditions cologiques ainsi que iquilibre et la sant du corps. ((Lenseignant pourra alors, lorsquil estimera ncessaire

    de mettre laccent sur une activit donne, partir dun jeu o elle est fortement reprsente, quitte modifier (sim- plifier, clarifier, ou au contraire rendre plus labore) les conditions du jeu. Partir du jeu pour lutiliser des