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Petite bibliothèque de philosophie Co!!ection dirigée par Jerm-Pierre Zarader Gilbert Simondon Deux leçons sur l'animal et l'homme Présentation de Jean-Yves Chateau

Gilbert Simondon, Jean-Yves Chateau-Deux leçons sur l'animal et l'homme-Ellipses Marketing (2004).pdf

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  • Petite bibliothque de philosophie Co!!ection dirige par Jerm-Pierre Zarader

    Gilbert Simondon

    Deux leons sur l'animal et l'homme

    Prsentation de Jean-Yves Chateau

  • Dans la collection Petite bibliothque de philosophie

    Platon, Ion, traduction et introduction de J.- r~. Pradeau, SUIVI de Le partage des voix J.-L. Nancy, et de Deux lectures de l'Ion d'. Mehl.

    ISBN 2-7298-2180-5 Ellipses dition Marketing S.A., 2004

    32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15

    Le Code de la proprir intellectuelle n'auwris.1nt, aux rerme> de l';lnick L 122-5.2 cr j0;1), d'une parr, que Ics " copi,'s ou reproducrions >tricrement rserves :1 l'usagc priv du copisre cr non desrin':es;\ unc urilisarion collecrive ", cr d'autrc parr, quc les al13lyse> cr les COUrtCS cirarions dans un bur d'cxcrnpk cr d'iliustrJrion, " (Ourc reprselHarion ou reproducrion intgrale ou partielle Faire sans le conscntcmelH Jc \';llHcur ou de ses apms droit ou ayants caUSe est illicitc " (Arr LI22-4) Ce{{e reprsentation ou reproducrion, par quelquc procdt que cc soir consritucrait une contrefaon _sanctionne par les ",ricles L 335-2 ct suivants du Code de la propri6r inrellectuelle

    www.edi[ions-ellipses.fr

  • T able des matires

    Prsentation 5 L'enjeu pour la psychologie ........................................................ 5 L'enjeu thique et religieux du problme ................................... 9 L'histoire des ides et sa dialectique d'ensemble ....................... 11

    L'animal et l'homme la lumire de l' ontognse du vital et du psychique .................................. 19

    Deux leons sur l'animal et l'homme 27

    Premire leon 29

    L'Antiquit .............................................................................. 30

    Pythagore ................................................................................. 30

    Anaxagore ................................................................................ 34

    Socrate ..................................................................................... 35 Platon ...................................................................................... 36

    Aristote .................................................................................... 41

    Les Stociens ............................................................................ 52

    Conclusion de la premire leon .............................................. 55

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  • Deuxime leon 57

    Problmes et enjeux ................................................................. 57 Les Apologistes ........................................................................ 63

    Saint Augustin ......................................................................... 65

    Saint ThoI11as .......................................................................... 66

    Giordano Bruno ...................................................................... 67

    Saint Franois d'Assise ............................................................. 69

    Montaigne ............................................................................... 71 Descartes ................................................................................. 74

    Malebranche ............................................................................ 79

    Bossuet .................................................................................... 80

    La Fontaine ............................................................................. 83

  • Prsentation

    Le texte que nous publions est cornpos de deux leons servant d'introduction un cours annuel de psychologie gnrale, adress des tudiants dbutants (en anne de propdeutique , premire anne des tudes de Lettres l'Universit jusqu'en 1967), se destinant une licence de philosophie, de psychologie ou de sociologie.

    L'enjeu pour la psychologie La psychologie est une discipline, un ordre de recherche

    et d'enseignernent, dont la dtermination de l'objet pose le problme de savoir quelles sont les relations entre l'honune et l'anirnal : s'intresse-t-elle l'homme seul ou bien aussi l'animal? La rponse donne par l'existence d'une psychologie anilnale dans la division technique du travail de la recherche et de l'enseignelnent, certes, ne rsout pas par elle-nlnle le problme mais le leste d'un poids institutionnel: mme s'il y a des diffrences entre la psychologie humaine et la psychologie aninlale (ce que tous les psychologues n'accorderont peut-tre pas), l'utilisation du mme terme de psychologie semble impliquer qu'il y ait au moins quelque chose de comnlun l'homme et l'aninlal, la vie humaine et la vie aninlale. Mais, si on utilise les nlmes nlthodes pour

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  • tudier l'homrne et l'animal en psychologie, cela veut-il dire qu'ils ont, du point de vue psychologique, quelque chose d'essentiellement commun ou semblable? Sinon, cela risquerait de signifier que ce que la psychologie est susceptible de saisir n'est pas essentiel ou en l'horrune, ou en l'animal, ou bien dans aucun des deux.

    La psychologie tudie traditionnellement ce qu'on peut appeler l'esprit, l'rrle, la conscience, etc. Mais y a-t-il du sens tudier cela chez l'animal? C'est en tout cas ce que fait la psychologie animale. Ne devrait-elle pas plutt tudier l'instinct? Mais la psychologie, de fait, tudie l'un et l'autre, chez l'homme et chez l'animal. Elle tudie les conduites intelligentes ou instinctives aussi bien des hommes que des animaux. Elle tudie, de son point de vue, la vie humaine et la vie animaie l . La distinction traditionnelle entre l'intelligence et l'instinct, qui a t labore d'abord pour opposer ce qui caractrise la vie et les conduites humaines celles qui sont animales, ne permet pas de diffrencier l'objet de la psychologie humaine et celui de la psychologie animale. De fait, la

    1. Ce faisant, elle a renou avec une tradition qui remonte Aristote et son trait De l'me (Pri psuchs) : l'me est ce qui anime ", le principe de la vie, que celle-ci soit humaine, animale ou vgtale. Est vivant ce qui se meut par soi-mme, ce qui a son principe de changement ou de mouvement (ou de leur absence) en soi-mme par essence et non par accident (par opposition ce qui relve de la technique). Voir De l'me II et Physique II. Aristote a inclus la psychologie dans la biologie , dit Simondon.

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  • psychologie, qu'une rflexion superficielle pourrait supposer fonde sur une distinction des conduites propre-rnent humaines et de celles qui sont animales, montre plutt la diHlcult qu'il y a distinguer les deux. La psychologie gnrale pose le probllTle de la vie, de l'unit de la vie animale et humaine, et de ses rapports avec l'intelligence, l'habitude, l'instinct.

    C'est par l'tude de ce problrne que Simondon envi-sage, dans le premier paragraphe de notre texte, d'intro-duire le cours annuel de psychologie gnrale. cette fin, avant d'tudier la manire dont le problme se pose dans les thories actuelles, il se propose d'tudier l'histoire (au cours d'une priode qui va de l'Antiquit au XVIIe sicle) de la notion de vie animale, c'est--dire aussi bien celle de vie humaine: l'une et l'autre sont insparables, que ce soit parce qu'on ne peut les opposer ou, au contraire, parce que l'une n'est que le contraire de l'autre. Cette enqute historique, qui porte sur la formation de concepts de la psychologie contemporaine et actuelle, a pour intrt de montrer comment la dtermination de ces concepts (et par l la dtermination de l'objet fondamental de cette discipline comme de ses mthodes) trouve sa source dans des conceptions et des dbats d'ides anciens, que Simondon fait remonter aux penseurs prsocratiques. Il ne s'agit pas d'une histoire complte des notions de vie humaine et de vie animale, il ne s'agit pas non plus

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  • d'tudier pour elles-rrlmes et de reprsenter dans toute leur complexit et leurs nuances les diverses doctrines qui s'y rapportent, 1nais de faire apparatre de faon contraste les principales conceptions et les points sur lesquels elles s'opposent C01nme des figures qui reprsentent le problme et ses diverses fonnes.

    Savoir s'il faut distinguer ou non vie humaine et vie anirnale, jusqu' quel point et comment, n'est, sernble-t-il, pas une question laquelle rponde directen1ent aucune science, bien qu'un certain nOinbre puisse paratre dpendre, dans leur possibilit et leur dfinition, de la rponse une telle question (comine nous l'avons aperu pour la psychologie). C'est, en revanche, un sujet sur lequel peu prs tous les homrnes ont une opinion, laquelle ils sont, en gnral, forternent attachs l . C'est une question qui se pose souvent dans la vie quotidienne avant de se poser, le cas chant, dans la philosophie; et ce ne sont pas seulement les notions d'animal et d'homlne, qui risquent de faire problme, ce sont aussi les termes et les reprsentations dans lesquels on pose ce problme et on essaie de le rsoudre (

  • diffIcilement qu'on ne partage pas l'opinion qu'ils en ont, quelle qu'elle soit. C'est que c'est la reprsentation que l'on a de soi-mme, de la manire dont il convient de se comporter avec les autres et de ce qu'on peut attendre d'eux, des valeurs les plus fondamentales (
  • dignit de l'hornme, que Socrate fonde en le sparant ainsi de toutes les autres ralits naturelles. Ce sentiment d'une diffrence essentielle entre l'homrne et l'anirnal, li un sens de la valeur singulire de l'horrlme, est partag, partir de principes diffrents, par les Sophistes (
  • compte une hirarchisation de l'homrne par rapport aux autres vivants qui, mme si elle n'est pas une hirarchi-sation des fins d'opposition normative , n'est videm-ment pas neutre axiologiquement 1.

    L'histoire des ides et sa dialectique d'ensemble

    D'une faon gnrale, il est visible que, durant la priode tudie, et malgr l'indication d'un mouvement d'ensemble dialectique des ides, les conceptions opposes ont pu exister chaque poque et revenir aprs avoir cess d'tre dominantes. C'est l'intrt de l'arnpleur

    histo~ique de l'examen propos par Simondon qui, mme s'il ne peut approfondir chaque doctrine, permet de voir dans chacune la contribution la position et au traitement d'un problme: il n'y a pas une conception de l'Antiquit ou du Christianisme sur la question. Les prsocratiques et Aristote, dans l'Antiquit, ont conu entre l'homrne et

    1. Il n'est, pour s'en convaincre, que de songer au rle qu'Aristote assigne la raison, qui est la caractristique spcifique de l'homme ", dans sa morale, sous forme de raison pratique (nos praktikos) , de cette intelligence pratique dont la vertu est la phronsis, la prudence (voir thique Nicomaque) VI). La porte thique de cette diffrence spcifique est ainsi vidente, lors mme que ce ne serait pas dans une intention morale que cette diffrence est tablie et, en tout cas, pas dans l'intention d'tablir une sparation radicale entre l'homme et l'animal mme du point de vue thique, comme semble en tmoigner l'affirmation aristotlicienne qu'il peut y avoir chez certains animaux une sorte de phronsis, une imitation de la phronsis.

    Il

  • l'aninlal une grande continuit; l1lais Socrate, Platon et les Stociens ont, en revanche, soulign le statut singulier et spar de l'hol1lme au milieu de la nature. Dans le Christianisme des premiers ternps et du Moyen ge, l'attachelnent dvaloriser l'anInal et en sparer absolu-ment l'holnme, du lnoins celui qui est un vrai chrtien, aussi bien que l'attachement valoriser l'anInal et en fire l'gal, le selnblable ou au moins le trs proche de l'honlme, ont t cultivs de faon passionnelle et en se fondant sur une reprsentation mythique de l'animal dans les deux cas. Il n'y a pas une conception chrtienne des rapports entre l'humanit et l'animalit, au rnieux peut-on dire que c'est un problme pour le Christianisme, qui prend une forme et un sens particuliers l'intrieur du Christianisme; et, vrai dire, il y a plusieurs manires chrtiennes de poser le problme (il y a des arguments pour ou contre qui ont du sens surtout pour des chrtiens). On ne peut dire non plus qu'il y ait une conception propre aux tenlps modernes (aux XVIe et XVIIe sicles, voire au XVIIIe, bien que l'enqute de Simondon ne porte pas dessus, du nloins dans ce qui a t gard du cours), comme le montre le conflit entre les conceptions de Descartes et des cartsiens et celles des auteurs qui s'y opposent, parmi lesquels il voque Bossuet et surtout La Fontaine. On voit qu'il y a dans notre affaire un problme, non pas ternel, nlais qui se reforme

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  • d'poque en poque, au-del des arguments et des doctrines, dans les termes des grandes philosophies.

    Les diverses conceptions qui sont voques par Simondon s'opposent et s'organisent comme des prises de position sur les grandes cinq questions suivantes.

    La premire question est de savoir s'il y a continuit entre l'homme et l'anin1al ou bien-diffrence essen-tielle entre eux. La premire position est celle des prsocratiques naturalistes (Pythagore ou Anaxagore), la seconde de Socrate et de Platon (un peu moins franchement, selon Simondon), et c'est peut-tre un problme de situer Aristote nettement sur ce pOInt. Le problme est ensuite, plus prcisment, de savoir, au cas o la diffrence serait reconnue, si l'on est conduit ce que Simondon appelle une dicho-tomie tranche, isolant l'homme de la nature. C'est la position de Socrate, des Stociens l, des premiers Apologistes chrtiens et de Descartes. Sont plus modrs, mme s'ils pensent qu'il y a une diffrence spcifique entre l'homme et l'anirnal, Aristote, saint Augustin, saint Thomas, mais aussi Montaigne, Bossuet et La Fontaine.

    1. Ils veulent montrer que l'homme est un tre parr de toute la narure " (p. 53).

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  • S'il Y a diffrence entre l'hornme et l'anirnal, quel est celui qui est suprieur? C'est l'intrt de l'vocation des figures de Bruno et de Montaigne, que de montrer la possibilit de soutenir, dans une certaine mesure, la supriorit de l'animal. Si c'est l'homme qui est suprieur, la question est de savoir si c'est par progrs par rapport l'anirnal (position qui est celle en gnral des prsocratiques comrne Anaxagore) ou s'il y a dgradation de l'homme l'animal (position de Platon dans le TiJne l ).

    1. Simondon ne cherche pas prsenter ici la totalit de la conception de Platon, mais les aspects les plus significatifs susceptibles de composer la constellation des problmes et des positions correspondant notre question. Lui, dont on connat l'intrt pour la technique, n'voque pas ici le mythe de Promthe du Protagoras (si important pour la pense de la technique), qui prsente la cration et l'quipement des vivants en commenant par ceux des animaux, ceux des hommes intervenant en dernire position, ce qui fait qu'ils sont plus dpourvus en quipements naturels que toUS les animaux et que la technique, qui leur est octroye alors, est ainsi prsente de faon problmatique la fois comme autre que tout quipement et savoir-fire (instinct) naturels, et comme une sorte (de tenant-lieu) d'quipement et de savoir-faire naturels proprement humains. Mais cette reprsentation (dont l'importance s'est impose au cur de la culture occidentale au del des sicles, et dont Simondon voque la version qu'en donne Snque) n'est pas si diffrente que cela, sur ce point, de celle des naturalistes prsocratiques qui voient dans l'humanit un progrs par rapport l'animalit, et Simondon choisit d'voquer plutt, propos de Platon, le mythe du Tinte, qui, prsentant l'ide de l'animalit comme dgra-dation de l'humanit, constitue une figure de la sur notre problme plus originale (qu'il qualifie mme de en mme temps que de monstrueuse) .

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  • Au cas, enfin, oil il n'y aurait pas lieu d'tablir de diffrence dichotomique et hirarchique entre les hommes et les animaux mais d'affirmer leur homo-gnit, reste encore le problme de savoir si les animaux doivent tre penss sur le modle des humains, tels que les conceptions traditionnelles les considraient (dots de raison, d'intelligence, d'me rationnelle, etc.), position des Anciens laquelle s'oppose le cartsianisme, ou bien, si les hommes doivent tre penss sur le modle des animaux, tels que les conceptions de type cartsien les considraient. Or c'est cette dernire position qui s'imposera, du moins dans l'histoire de la constitution de la psychologie contemporaine.

    La prsentation que Simondon fait de Descartes l corres-pond une certaine tradition de sa rception, qui est de la

    1. La figure de Descartes ici prsente est peut-tre plus proche de celle d'une rception par certains cartsiens un peu raides (comme Malebranche), ou d'une rception hostile, comme celle de La Fontaine, qu'il voque avec une vidente sympathie, qu' ce que Descartes soutient lui-mme, si l'on tient compte de tout ce qu'il a crit. Il est vrai que c'est le tout de la philosophie de Descartes qui se trouve engag ici, si l'on veut en juger, ct le travail n'est pas mince de se faire une ide juste de ce que Descartes a dit sur ce sujet avec autant de prcision et de nuance que de fermet. Pour s'aider dans cet examen, on pourra consulter particulirement: !vlditations mttlpJ~ysiques VI, Rponse. aux 4 Objections (Pliade, p. 446 et SUfrout p. 448-449) et Rpomes flUX 6e Objectiom, 3'-' (p. 529-531); Trait de l'Homme (surtout p. 807 et 872-873) ; Discours de Ifl mthode V ; Lettre Reneri pour Pollot (avril 1638), A. T. II, p. 39-41 ; Lettre Newcastle du 23-11-1646 ; Lettre Morus

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  • plus grande consquence du point de vue de l'histoire non des doctrines philosophiques rnais des ides qui ont contri-bu la frnlation des concepts en psychologie et rnnle ------------------------ -------------

    du 5-2-1649 (p. 1318-20). Cenaines formules de ce corpus, si dies sont prises isolment, peuvent laisser emendre que les hommes n'olH simplement pas d'me comparable celle des animaux, ce que Descartes accep d'appeler une me corporelle (6" Rp01ZSeJ, p. 530, A. Morus, p. 1318), c'est--dire ce qui correspond aux fonctions du corps, cette machine animale , c'est--dire anime et vivante (Trait de l'Homme, p. 873). Or, on pourrait bien dire que c'est cette me corporelle" (qui n'est donc rien d'auue que le corps envisag du point de vue de l'organisation de ses fonctions), qui anime immdiatement et direcremenr le corps vivant, animal ou humain, puisque (4

  • la dtermination de son objet effectif. La doctrine de Descartes, telle qu'elle est rapporte, peut paratre choquante si on a le souci des animaux et si l'on craint qu'elle conduise les maltraiter, mais, pour Simondon, la question la plus importante, ici, n'est pas de la disuter ni de savoir s'il faut tre ou non d'accord avec elle 1, car son point de vue est historique: c'est ce cartsianisme , ainsi compris, qui, au-del des ractions de rejet parfois nlues qu'il a pu susciter, a gagn historiquement et qui, dans la science psychologique contemporaine, a renvers et dtruit les anciennes conceptions, en mme temps que s'est trouv renvers le cartsianisme du cogito, le cart-sianisnle qui se fonde sur l'exprience du cogito pour distinguer en nature l'lne raisonnable et l'me corporelle . Telle est la thse de Simondon sur la dialec-tique d'ensenlble qui correspond l'histoire qu'il a cOlnpose. Le cartsianisnle, qui veut que l'on puisse, d'un point de vue scientifique, rendre compte suffisamment de l'animal dans ses conduites, son psychisme, sa nature, en le considrant comme une machine, anilne certes, mais

    1. Ni, par exemple, si Descanes refuse que les animaux possdent la vie, la sensibilit ct le dsir (

  • dpourvue de pense rationnelle (au sens de la pense rflchie du cogito cartsien), correspond non seulerrlent, malgr les protestations scandalises de certains, ce qu'a entrepris une psychologie anirnale (thologie) ds le X1Xe sicle, mais surtout ce que la psychologie en gnral (
  • plus aistnent que tout ce qui est corporel). Cette dialec-tique historique effective, qui a conduit la formation des sciences psychologiques actuelles, tait en un sens comprise dans l'objection de Gassendi: comIne r me des btes est matrielle, celle de l'homme peut l'tre aussi l .

    L'animal et l'homme la lumire de l' ontognse du vital et du psychique

    Mais, on peut se demander, pour terminer, quelle est la position de Sitnondon lui-mme. Ne suffisent, en effet, ni la revue des opinions, laquelle Simondon accordait une valeur propdeutique mais ne faisait pas confiance pour l'laboration de la pense, ni la prise en compte de ce qu'une histoire nous prsenterait comme un fait. Resterait vrifier si le fait est tabli, dterrniner ce qu'il peut y avoir de rationnel dans l'volution qui lui correspond, comprendre ce qu'elle signifie au juste et de quel point de vue. Nous nous proposons, cette fin, d'examiner la

    1. Cinquimes objections aux lv/dfltions mtaphysiques, p. 471. On voit comment on pourrait appliquer toute l'histoire de la constitution de la psychologie contemporaine ce que G. Canguilhem disait spcialement du dveloppement de la psychologie comme science du sens interne, au XVIIIe sicle: Toute l'histoire de cette psychologie peut s'crire comme celle des conue-sens dont les Jvfditatiom de Descartes ont t l'occasion, sans en porter la responsabilit (

  • nlanire dont sa rflexion proprernent philosophique a lnontr qu'il fallait poser le problme. Car toutes les questions ne sont pas quivalentes pour la philosophie. Aucune ne devient philosophique autrerrlent que par son laboration, qui en gnral transfonne le sens de l'inter-rogation initiale.

    Or, dans son ouvrage philosophique nlajeur, L'Individu et sa gense physico-biologique1, Sirnondon se demande: comment le psychique et le vital se distinguent-ils l'un de l'autre? (p. 151); et non pas: comment l'homme et l'animal se distinguent-ils? La rponse cette question-ci dpend certes dans une certaine mesure de celle la premire, mais pas de manire directe: en s'efforant de rpondre la premire question, Simondon se sent conduit faire une ll1ise au point concernant les relations de l'holl1me et de l'anlnal, en note (c'est--dire de faon en un sens rnarginale), ce qui trrloigne du fait que les deux questions ont videmment une forte liaison mais aussi que les analyses par lesquelles il comlnenait rpondre sa question fondamentale auraient pu conduire des ides fausses sur l'homme et l'anill1al. En effet, la note de la page 152 commence comrrle une rectification: Ceci ne signifie pas qu'il y ait des tres seulement vivants

    1. PUF, 1964, premire moiti de sa thse principale, dont la suite est parue sous le titre L 'lndillidwztion psychique et col/eNille (Aubier 1969, Millon 1995).

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  • et d'autres vivants et pensants: il est probable que les animaux se trouvent parfois en situation psychique, seulement ces situations qui conduisent des actes de pense sont moins frquentes chez les animaux)}. La distinction opre entre les notions d'individus vivants et d'individus vivants ayant un mode d'existence psychique ne correspond donc pas celle d'animal et d'homrne.

    Pourtant il est vrai qu'on aurait pu s'attendre trouver, dans cet ouvrage, une dtermination de ce que sont l'animal et l'homme (et de leur relation), dans la mesure o son intention gnrale annonce est d'tudier l'tre selon ses trois niveaux, physique, vital, psychique et psycho-social , le problme dtermin tant de replacer l'individu dans l'tre selon (ces) trois niveaux)} et le moyen mis en uvre tant d'tudier les formes, modes et degrs de l'individuation pour replacer l'individu dans l'tre selon (ces) trois niveaux)} (p. 16). Cependant, ce qu'il prend pour fondement des domaines tels que matire, vie, esprit, socit)}, ce ne sont pas des substances, rnais diffrents rgimes d'individuation)} (ibid), et, au bout du compte, cette doctrine suppose un enchanement de la ralit physique jusqu'aux formes biologiques sup-rieures )} (donc jusqu' l'homme y cornpris dans son mode d'tre social), mais sans tablir de distinction de classes et de genres )), mn1e si elle doit pouvoir rendre compte de ce qui, dans l'exprience, nous conduit considrer la

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  • relation d'un individu une espce , et d'une espce un genre (p. 139 et 243)1.

    Il n'y a pas de diffrence essentielle entre l'animal et l'homme, parce que c'est par principe qu'il n'y a nulle part de diffrence essentielle du point de vue de l' ontognse gnralise qu'est la philosophie de Simondon, cette ontologie gnrale et diffrencie la fois. C'est une onto-logie des diffrences, de la diffrence comme relation. Tout est tre, chaque fois en son sens, qu'il faut prendre en compte de faon singulire. Tout, toute ralit indivi-duelle, et mme tout ce qui n'est pas individu (le pr-individuel) . C'est que l'tre est relation. Toute vritable relation a rang d'tre (p. Il). C'est par sa relation la totalit de l'tre et des modes possibles d'tre, que toute

    l. En un sens, genre et espce n'existent pas. Seuls existeraienr les individus; ct encore, vrai dire, les individus n'existenr pas non plus en toute rigueur: seule existe l'individuation (p. 197). L'individu n'est pas un tre mais un acte, et l'tre est individu comme agent de cet acre d'individuation par lequel il se manifeste et existe (ibid.). Ce qui fait que l'existence des vivams, comme espce, genre, ou quelque ensemble que ce soit, reposant sur une nature , est dpourvue de fondement objectif suffisant: aucune classification et par consquent aucune hirarchisation des vivants n'est fonde objectivement (p. 163). La manire dom ils peuvent tre regroups ne devrait pas prendre en compte seulemem leurs caractres naturels )' (anatomo-physiologiques) mais la manire dom ils vivent effectivement en groupe et forment eux-mmes socit (p. 164), la manire dom ils s'individuent en formant les groupes qu'ils formem, c'est--dire en individuant effectivemem (de manire transindi-viduelle ) les groupes o ils s'individuem.

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  • chose est tre (mme si elle n'est pas chose en un sens substantiel) .

    La note de la page 152 ne dit pas que l'horrlme et l'anirnal sont semblables mais qu'on ne peut pas dsigner une essence permettant de fonder une anthropologie pour rendre compte des diffrences entre eux. Il y a des animaux et ils sont trs diffrents les uns des autres, des plus simples jusqu'aux suprieurs , et mme quand ils sont de la mme race. Et les diffrences ne sont pas moindres chez les hommes, ne serait-ce que selon le rnoment de l' ontognse (de l'ernbryon, de l'adulte, du vieillissement final). Sans doute y a-t-il des dterminations naturelles qui orientent et limitent les possibilits d'individuation, qu'elle soit vitale ou psychique (

  • conduire le vivant une rsolution qui prend la fonne d'une individuation nouvelle, psychique et collective I .

    Qu'il soit possible que des anirnaux se trouvent parfois en situation psychique et que ces situations puissent conduire des actes de pense )) (ce n'est peut-tre pas tout fait affirmer qu'ils pensent)) ou qu'ils ont la pense )), signifierait simplelnent qu'un seuil est franchi . Mais l'individuation n'obit pas une loi de tout ou rien: elle peut s'effectuer de rnanire quantique, par sauts brusques )) (p. 153). Si penser )) peut avoir du sens pour un aniInal (nous ne savons pas ce que cela pourrait signifier pour lui, si ce n'est par conjecture, dans la Inesure o, cornme dit Descartes, nous ne pouvons savoir ce qu'il sent), rien n'oblige considrer que cela lui adviendrait comme un mode d'existence complet (correspondant une essence) et compltement nouveau pour lui, mais que ce ne serait pas bien plutt par une multitude de petites diffrences dans son Illode de relation lui-Innle et son milieu, qui seraient d'abord vcues par lui comine des problmes nouveaux. Silnondon ne se

    1. Le psychisme n'est pas d'abord une qualit suprieure que possderaient certains vivants. Le vritable psychisme apparat lorsque les fonctions vitales ne peuvent plus rsoudre les problmes poss au vivant (p. 153) ; c'est le rgime de la vie qui se ralentit, devenant problme pour elle-mme parce que l'affectivit, ({ dborde, posant des problmes au lieu d'en rsoudre (p. 152), n'a plus le pouvoir rgulateur de rsoudre en unit la dualit de la perception et de l'action" (p. 151).

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  • proccupe pas de n10ntrer que les animaux pensent, cela n'aurait pas de sens dans le cadre de sa doctrine; rnais il n10ntre que les rnoyens thoriques gnraux dont on dispose, hors des conceptions ITltaphysiques et rnorales classiques, dans la perspective d'une ontognse gnralise issue d'une rflexion sur les sciences physiques, biologiques et psychologiques, pour se reprsenter en gnral ce que c'est que le psychisme et la pense, ne permettent pas d'en exclure la possibilit chez un tre, partir du ITIOrnent o il est vivant. Qu'est-ce que l'anirnal? qu'est-ce que l'homITle? quelles sont leurs relations? On ne peut rpondre ces questions de manire rigoureuse du point de vue de la connaissance thorique, dans la rnesure o les termes o elles sont exprin1es sont des notions qui ont un sens avant tout moral et mtaphysique. Mais on ne peut pas dire par avance ce que peut un tre, sitt qu'il s'agit d'un corps vivant. Mme si l'on peut observer des lignes de force et des dominantes, on ne peut lilniter ce qu'un tre vivant dj individu peut faire ni avec quoi il peut entrer en relation, que ce soit avec ce qui est en lui (pr-individuel) ou avec ce qu'il n'est pas (transindividuel et interindividuel). Et peut-tre y a-t-il l aussi de la morale et de la mtaphysique.

    Jean-Yves Chateau

  • Deux leons

    sur ['animal et l'homme

  • Premire leon 1

    Nous tudions aujourd'hui l'histoire de la notion de vie anirnale dans le dornaine de la psychologie. C'est, en effet, une source de formation des concepts entre les sciences de la nature et les sciences de l'hornme, qui se trouve mani-feste par le trs long dveloppement de la notion de vie animale. C'est, en d'autres formes, le problme des rapports de l'intelligence, de l'habitude, de l'instinct et de la vie.

    Qu'est-ce qu'une conduite instinctive? Quels sont les caractres des conduites animales par opposition aux conduites proprement humaines? Quelle notion de la hirarchie des fonctions a t manifeste travers le temps par les diffrents auteurs? En quel sens ce principe de la hirarchie des fonctions a-t-il pu avoir une valeur heuristique depuis l'Antiquit jusqu' nos jours? C'est ce que je vais essayer de montrer devant vous en deux leons essentiellement, qui seront consacres la rcapitulation des diffrents aspects historiques d u dveloppement de cette notion, en rapport avec la manire dont se prsente maintenant l'poque contemporaine, le problme de la

    1. Ce texte est la nanscription de l'enregistrement du dbut d'un cours de Propdeutique donn l'Universit de Poitiers au premier semestre de l'anne 196.3-1964. Les notes qui suivent et les titres sont de l'diteur.

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  • vie animale et des conduites instinctives. C'est aussi la notion, bien entendu, de psychologie anirnale qui se trouve manifeste par l.

    L'Antiquit

    travers le temps, on peut dire que, dans l'Antiquit, la premire notion qui s'est dgage n'est pas celle d'instinct, ni celle d'intelligence par opposition l'instinct, mais plutt globalement de vie humaine, vie animale et vie vgtale. Ce qui parat net ou assez net tout au moins chez les Prsocratiques, c'est que l'me humaine - et cela a tonn les historiens de la pense - n'est pas considre comme d'une nature diffrente de l'rne animale ou de l'me vgtale. Tout ce qui vit est pourvu d'un principe vital, la grande ligne de sparation passe entre le rgne vivant et le rgne non-vivant beaucoup plus qu'entre les vgtaux, les animaux et les hommes. C'est une ide relativement rcente que celle qui consiste opposer la vie animale la vie humaine, et les fonctions humaines des fonctions animales qui seraient d'une autre nature.

    Pythagore

    Chez Pythagore, par exemple, l'me humaine, l'me animale, l'me vgtale sont considres comme de mme nature. C'est le corps et ses fonctions qui tablissent des diffrences entre la manire de vivre d'une me incarne

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  • dans un corps humain, la manire de vivre d'une rne incarne dans un corps vgtal, ou d'une me incarne dans un corps animal. Ce qui se dgage de ces doctrines prerrres de l'identit des mes et de leur comrrlunaut de nature, c'est la mtempsycose, c'est--dire la transmi-gration des mes. La mtempsycose est une doctrine ancienne, qui suppose que l'me est un principe vivant qui n'est pas attach l'individualit de telle existence ou de telle autre. Une me animale peut servir animer un corps humain, elle peut se rincarner en un corps humain, et une me qui a pass dans un corps humain, aprs une existence hurnaine, peut parfaitement revenir l'existence sous une forme vgtale ou sous une forme animale 1 Diogne Larce cite la parole qui serait, selon certains, ironique de Pythagore, qui, passant un jour dans une rue, vit et entendit un chien, un jeune chien qu'on battait trs cruellement. Pythagore s'approcha de ces bourreaux d'aniInaux et leur dit: arrtez, c'est un de mes amis dfunt qui est rincarn dans cette bte . Diogne Larce parat supposer, avec le recul des sicles, que l'intention de Pythagore tait ironique. Mais il est bien probable qu' travers la lgende, il est presque ncessaire de considrer que, si Pythagore a pu dire une chose pareille, c'est qu'il y avait une croyance populaire en la mtempsycose et qu'il

    1. Par exemple, Empdocle, Katharmoi, fr. 117 : Je fus autrefois un garon et une fille, un buisson et un oiseau, un muet poisson dans la mer. .. .

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  • a, volontairement peut-tre, pour arrter le supplice de cet animal, utilis cette croyance en la l11tempsycose. En tout cas, ce qui est par l rvl, c'est la base d'une croyance, partielleI11en t primitive, l'origine de nos civilisations occidentales, en la transmigration des rnes, ce qui suppose que l'rne n'est pas une ralit proprel11ent individuelle. L'me s'individualise pour un certain temps sous les espces d'une existence dten11ine, mais, avant cette existence, elle en a connu d'autres, et, aprs cette existence, elle pourra en connatre d'autres.

    Il ne faut pas ngliger l'apport heuristique d'une pareille doctrine ou d'une pareille croyance car, travers cette croyance, se n1anifeste la possibilit d'une continuit de la vie, la ralit du passage de quelque chose qui est plus que l'individu. Lorsque l'individu est l11ort, c'est son corps seulement qui se dcompose, et quelque chose de lui reste. C'est d'ailleurs cette ide d'une prennit des l11es, d'une immortalit virtuelle des mes, qui sera reprise par la doctrine spiritualiste du christianisnle, mais avec une innovation qui est videmment extrmeI11ent il11portante, qui est l'individualit, la personnalit de l'me. Les mes sont iI11mortelles mais, pourrait-on dire, elles ne servent qu'une fois une existence teI11porelle. Et aprs cela elles sont fixes dans leur destine. Au contraire, dans la doctrine primitive des Grecs, l'me n'est aucunement marque pour toujours par une existence. Aprs une

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  • existence elle pourra en connatre d'autres, elle est en quelque rnanire reviviscente, elle se rincarne, elle rexiste sous des espces varies et elle peut passer d'un genre vivant un autre, ceci tant rnme probablernent la base de la croyance en diffrentes mtamorphoses. Les mta-morphoses sont des changements de forme d'un tre vivant qui, la suite d'un sort jet ou la suite d'une faute, se trouve transform par les dieux ou par une autre puissance en une espce diffrente l . Par exemple, un homme peut devenir oiseau ou il peut devenir monstre marin ou bien il peut devenir fleuve; une femme plore peut tre change en fontaine ou en arbre. Ce sont des rntamorphoses, c'est--dire, au fond, des changements d'espces qui concernent relativement l'individualit, filais qui supposent qu'il y a un principe, un principe surtout vital, mais en une certaine mesure conscient, qui est conserv alors que l'individualit morphologique se trouve transforrne. Je disais tout l'heure que cette croyance primitive en la mtempsycose et en la possibilit de rntarnorphose, c'est--dire de changement de forme d'existence avec conservation d'un principe vital, a pu

    1. Par exemple Daphn fut transforme en laurier quand elle tait poursuivie par Apollon; Aura fut transforme en source par Zeus; Demcter fit natre les abeilles du corps de Melissa morte; les Heliades, filles d'Helios, fur:nt transformes en peupliers sur les bords d'un fleuve. Voir Grima\' Dictionnaire de Iilythologie x!,ccque et ronUline, PUF, 1951.

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  • servir peut-tre faire laborer des doctrines comrrle celle de la continuit de la vie et du changerrlent des espces.

    Nous allons d'ailleurs trouver bientt dans la doctrine de Platon une espce de transforrrlisIne, mais un transfor-misme l'envers, un transforrrlisme rgressif qui est la premire forme connue dans la pense occidentale de doctrine transformiste.

    Anaxagore

    Toujours chez les Prsocratiques, tout au moins chez les auteurs qui sont venus avant Platon, on trouve la doctrine d'Anaxagore, qui affirrne qu'il y a identit de nature des mes, mais qu'il y a pour ainsi dire des diffrences de quantit, des quantits d'intelligence, des quantits de raison (de nos), le nos de la plante tant moins fort, moins dtaill, moins puissant que celui des anirnaux, le nos des animaux tant lui-mrrle aussi nloins fort, rnoins dtaill, moins puissant que celui de l'homme. Ce sont des diffrences non point de nature, mais de quantit, de quantit d'intelligence, de quantit de raison, qui se trouvent entre les tres.

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  • Socrate

    Le premier qui ait introduit une OppOSItIOn dans l'Antiquit entre le principe vital des vgtaux ou des animaux et l'homme, le premier donc qui soit en un certain sens responsable du dualisme traditionnel, c'est Socrate. Socrate, en effet, distingue intelligence et instinct, et oppose en une certaine mesure l'intelligence l'instinct. Il fonde, si l'on peut dire (on peut effectivement le dire dans ce cas, mme si plus tard ce fut un abus d'employer le mme mot), il fonde un humanisme, c'est--dire une doctrine selon laquelle l'homme est une ralit qui n'est comparable aucune autre dans la nature. Entre la nature tudie par Anaxagore et l'homme que les Sophistes et Socrate tudient, il n'y a pas de point de comparaison possible et c'est se perdre que de donner tout son esprit ou sa force l'tude de la nature. Socrate se repent d'avoir consacr toutes ses jeunes annes tudier les phnomnes de la nature avec les auteurs qui taient des physiciens et avec Anaxagore. Il a depuis lors dcouvert que l'avenir de l'homme et l'intrt fondamental de l'homme n'est pas dans l'tude des constellations ou des phnomnes naturels, mais au contraire dans l'tude de soi-mme. Il ne s'agit pas de connatre les choses, le monde, les phno-mnes physiques, il faut dire, comme cela est inscrit au fronton du temple de Delphes: gnthi seauton, connais-toi toi-mme . La leon socratique est une

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  • leon de retour sur soi et d'approfridissement par la conscience et par l'interrogation des vrits que nous possderons nous-mmes comrne si nous tions gros de vrits. Ce n'est pas la nature qui a un potentiel de vrit dlivrer, c'est nous qui possdons en nous-rnrrles en tant qu'hOnlI1leS, parce que nous sommes des tres excep-tionnels, cette charge de ralit qu'il faut rnettre au jour. Et cela fait que, entre l'instinct des anirrlaux et la raison humaine, entre l'instinct des anirnaux et l'intelligence humaine, il existe une diffrence de nature. Par l toute la physique, c'est--dire la thorie du nl0nde et de la nature, se trouve refuse et rejete.

    Platon

    Et cela conduit une thorie qui n'est plus conlpl-tement dualiste, mais qui met l'homme avant les tres naturels, une thorie qui est de nouveau en une certaine mesure cosInogonique et cosmologique, c'est celle de Platon, qui exprirne sa manire la prn1nence de l'homrne dcouverte par Socrate. En effet, l'anInal est considr par Platon travers l'homme. Ce qui est le modle de tout, c'est la ralit lUlInaine. En l'holnme nous trouvons l'image des trois rgnes de la nature. Et nous trouvons cette inlage sous la forme des trois principes: nos (la raison), thunzos (le cur, l'lan), pithumia (le dsir). La prminence du nos caractrise l'honl1ne ; la

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  • prdominance du thumoJ (lan instinctif) caracterIse l'animal; et, enfin, pithumia caractrise la plante. Si l'homme tait rduit aux viscres, s'il tait rduit aux organes qui existent entre le diaphragrrle et le nombril, il serait comme une plante. Il serait rduit to pithumtikon, la facult concupiscible, la facult vgtative qui ne connat que le plaisir et la douleur, l'agrment et le dsagrment, lis aux besoins ou la satisfaction. Il existe le besoin et c'est le principe de la douleur, car le manque est le principe de douleur. Quand le besoin est satisfait, il existe le contentement. Le plaisir du contentement s'opposant la tristesse et la douleur du besoin, telles sont les deux modalits de to pithumtikon, la facult d'pithumia, la facult de concupiscence. Quant au thumos, il caractrise les animaux. Les animaux sont courageux et instinctifs. Ils ont de l'lan, une pente instinctive, ils sont ports dfendre leur progniture, ils sont ports attaquer un assaillant, ils sont ports un certain nOlubre de conduites qu'ils font par la nature cause de to pithumetikon. Un cheval, un lion, peuvent tre courageux comme un honlme. Mais ce qu'ils ne possdent pas, c'est le nos, c'est--dire la facult rationnelle d'organiser leur conduite par le savoir, la facult d'agir parce qu'on sait pourquoi on agit. L'anirrlal ne sait pas pourquoi il agit, il est port agir par un lan, par une sorte de chaleur organique qui existe en lui, par un

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  • lan instinctif. Ceci fait qu'il est possible d'envisager les diffrents animaux comme des sous-hommes, des dgradations de l'homrne. Et Platon envisage dans le Time1 une thorie de la cration des espces animales partir de l'homme. Au principe tait l'homme, qui est le plus parfait et qui manifeste en lui tous les lments qui plus tard ont permis de crer par dgradation (c'est ce que j'appelais tout l'heure une volution l'envers) les diffrentes espces. Par exemple l'homme a des ongles. Mais les ongles ne servent rien pour l'homme. C'est une faible armure, c'est une arme extrmement peu puissante que d'avoir des ongles. Mais par dgradation progressive, on voit apparatre peu peu le rle de la griffe; d'abord, des hommes, sont nes les femn1es, qui se servent mieux de leurs ongles. Ensuite, aprs, on descend vers les flins pour lesquels l'usage de la griffe est d'un intrt incontestable et chez lesquels la griffe est beaucoup plus dveloppe et appartient ce qu'on appelle aujourd'hui le schma corporel, c'est--dire qu'ils savent s'en servir de nature. La rnanire dont ils bondissent est dj corrle une mise en place des griffes pour empoigner, pour serrer leur proie, pour dchirer leur proie. Par consquent, l'existence de certains dtails anatomiques qui chez l'homme apparaissent comme peu utiles se comprend dans

    1. Plawn, Time, 3ge, 41 b-43e, 76d-e, 90e-92c.

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  • un plan d'organisation du Inonde partir duquel c'est de l'homme que sortent les diffrentes espces, par simplifi-cation et dgradation.

    Cette ide du Time, qui est une ide en un certain sens monstrueuse et en un certain sens gniale, est la premire position de la thorie de l'volution dans le monde occidental. Seulement, c'est une thorie de l'volution l'envers. L'homme est le premier constitu de tous les animaux et, par simplification, par dgradation, ce qui implique dveloppement de tel ou tel aspect du corps humain, dveloppement considrable, par exemple dveloppement des griffes la place des ongles, on peut obtenir telle ou telle espce animale adapte un mode de vie particulier. Il ne s'agit pas du tout de faire sortir l'homme des espces animales par une volution montante et progressive mais au contraire de montrer cornment, du schma humain, peuvent se tirer des schmas plus simples, qui sont ceux des animaux. On peut rapprocher cela des autres mythes de la rincarnation: les mes boivent l'eau du Lth aprs avoir choisi un corpsl, corps qu'elles ont choisi en fonction de leurs existences antrieures et de leur mrite, celles qui ont pu s'lever le plus possible dans la connaissance de la vrit et la pratique de la mditation ne manqueront pas de choisir le corps d'un philosophe;

    1. Voir par exemple Platon, Rpublique, X.

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  • pour les autres, elles iront dans telle ou telle existence animale. Si Platon continuait dans cette srie de dgra-dation, il pourrait mme dire qu'on peut se rincarner sous les espces des arbres. Mais il semble que la notion de mtamorphose lie la reviviscence sous forme vgtale ait plutt t rpandue en Grce par les mythes religieux orientaux et qu'elle n'ait pas eu cours de faon trs importante l'poque de Platon, tout au rnoins dans le dOlllaine philosophique; dans le dOITlaine potique, peut-tre davantage. La mythologie comporte en effet des transformations en certaines espces d'arbres.

    Il est important de noter par consquent qu'il y a une notion de hirarchie chez Platon, dans le Time: tout est hirarchis, les trois rgnes sont hirarchiss, mais ils ne sont pas considrs comme strictelnent distincts en nature, plutt en niveaux, toutefois les diffrences de niveau comprennent jusqu' des diffrences de nature. En tout cas, on s'arrte entre l'animal et le vgtal, il semble qu'il y ait solution de continuit puisqu'il n'est pas dit que les animaux se dgradent en vgtaux.

    Telle est la premire partie des doctrines de l'Antiquit. On peut les appeler en un certain sens doctrines axiologiques et mythiques.

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  • Aristote

    Et ITlaintenant, c'est le deuxirne point des doctrines de l'Antiquit, la premire doctrine naturaliste, objective et d'observation est celle d'Aristote, en ce qui concerne le rapport du vgtal l'anitnal et de l'animal l'homme. D'abord, Aristote n'a pas ddaign la considration de l'existence vgtale. Pour lui, le vgtal contient dj une lne, manifeste l'existence d'une lne, d'un principe qui est le principe vgtatif, ce qu'Aristote appelle to treptikon, c'est--dire, ce qui est relatif aux fonctions de dvelop-pernent et de croissance. Trepein, treptikon, cela vient de treph, nourrir, paissir, faire crotre. Le treptikon est ce qui prside chez le vgtal aux fonctions de nutrition. Mais, et cela est trs important dj et montre un approfondissement extrrnement grand de l'observation chez Aristote, la fonction des vgtaux n'est pas seulement de se nourrir. Voyez comrrlent la vue hirarchisante de Platon est renlplace par une vue d'observation. Un vgtal se nourrit, c'est--dire qu'il assimile, qu'il crot. Il assimile en fixant quelque chose de chacun des lments que lui apportent le sol, l'air ou la IUITlire, en fixant les parties qui sont ncessaires au dveloppement et la croissance des tissus qui le constituent. Il assimile. Cela c'est la nutrition. Mais cette nutrition n'est pas seulement en vue d'elle-mme. Un vgtal se reproduit. Et la nutrition est en fonction de la reproduction. Donc, dans

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  • to treptikon, le f~lt de se dvelopper, le vgtatif, il y a contenue une nutrition et cette nutrition est en vue de (principe de finalit) la gnration. Le vgtal est donc finalis vers la gnration, vers la reproduction de lui-mrne, son accroissement est un accroissement en vue de la gnration. Il y a ainsi des plantes cornrne certaines cactes (et beaucoup d'autres plantes, d'ailleurs) qui se dveloppent, qui grossissent pendant plusieurs annes, qui accumulent des rserves, qui ensuite fleurissent, fructifient et meurent. Leur seule action c'est d'avoir n1is des graines travers le milieu et ensuite elles meurent. La finalit de leur dveloppement, toute leur histoire temporelle, se trouve converger vers cette production de graines. Pendant plusieurs annes elles accumulent des rserves nutritives et de l'eau pour pouvoir fleurir et fructifier. Vous voyez l un ernploi de l'ide de finalit qui est relativement in1portant car vous comprenez bien qu'on arrive trs facilernent hirarchiser vie vgtale, vie anilnale, vie humaine, en accordant simplement la plante la facult de se nourrir. C'tait tout l'heure, chei Platon, to pithulJztikon. L'pithumtikon platonicien est remplac par to treptikon : ce n'est plus un jugement de valeur mais un jugement de ralit et le rsultat d'une tude produite par l'exprience. Les plantes s'accroissent, elles assin1ilent, et elles assimilent d'une faon telle que ces assimilations convergent vers la possibilit de se reproduire. Il y a donc un certain logos,

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  • une certaine orientation finalise dans la manire dont une plante se dveloppe et se constitue. Ceci est remarqua-blement irnponant, parce que vous avez ici le rempla-cement de ces jugements de valeur relativement gocen-triques ou tout au moins anthropocentriques de la premire priode, que j'ai appele mythologique, par un jugement de ralit, qui est lui-mme un rsultat de l'observation, beaucoup plus riche, donc, qu'un jugement de valeur, puisqu'il inclut un rapport entre fonctions, savoir relation temporelle de succession mais aussi orga-nisation, continuit fonctionnelle entre les diffrents actes de nutrition et l'acte de gnration chez la plante.

    D'autre part, il y a un autre aspect de la biologie aristotlicienne qui est la notion de l'identit ou de l'qui-valence entre les fonctions animales, vgtales et humaines. Les mmes fonctions peuvent tre remplies dans ces trois rgnes par des procds, par des modes opratoires relativement diffrents. Il n'empche qu'ils sont compa-rables. Ici Aristote amne un niveau d'abstraction, au moyen de la notion de fonction, qui est beaucoup plus grand que celui qu'ont ralis ses prdcesseurs. Chez les animaux, en plus du treptikon, c'est--dire de cette facult de crotre, existe to aisthtikon, c'est--dire la facult de sentir. De mme que to treptikon est fait de la nutrition et de la gnration, l'aisthtikon runit aussi deux fonctions: l'aisthsis d'abord, c'est--dire la facult d'prouver, de

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  • sentir, et orexis, c'est--dire le dsir, qui est la consquence de l'aisthsis, ce qui caractrise l'animal. L'anilnal est dou de sensibilit et de motricit, ITIotricit sous forn1e de dsir, de l'lan. C'est un peu cOluparable au thunlOs que nous trouvions tout l'heure dans la doctrine de Platon. La sensation est hdu kai fupron, 1 )aisthsis est la facult d'prouver hdu kai fupron, l'agrable et le douloureux, les deux qualits sont hdu kai fupron. Du fait d'prouver l'agrable et le dsagrable rsulte l'orexis. L'lan qui pousse viter la douleur et rechercher le plaisir est le moteur de tout vivant, de tout vivant animal, car il n'est pas dit que la plante prouve plaisir et douleur. Mais l'animal prouve plaisir et douleur. Au niveau de l'aisthsis, existe aussi une phantasia aisthtik, une imagination sensorielle, une imagination sensible. Chez l'animal enfin, tout au moins chez certains animaux assez levs dans la srie des vivants, existe une mmoire simple, mnm, qui s'oppose anamnsis. L )anamnsis est rserve l'homme car elle suppose remluoration, conscience, effort pour se rappeler. La rn nm est mmoire directe, rnmoire spontane. Et anamnsis est la facult de 111morisation ou remmoration. Il y a donc dans l'animal, tout au rnoins dans les animaux les plus dvelopps, sensation, imagination sensorielle, mmoire passive, enfin dsir et, comme rsultat du dsir, le mouvement. Qu'est-ce donc qui manque l'animal pour tre COlume l'homme? Il lui

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  • rnanque la facult de raisonnement, to logistikon, la facult logique. Il lui rnanque aussi la facult de choisir librement, bouleutikon, la dlibration ou plus exacternent le choix libre aprs l'exarnen des possibilits d'action, le choix libre s'appelant proairsis, la prfrence donne ce qui est prfrable logiquement. Raison et choix libre sont donc caractristiques de l'espce humaine, mais cette espce humaine n'est pas strictement diffrente en nature des espces anirnales.

    Ce qui est fondarnental dans la doctrine que je viens d'exposer, c'est qu'elle ne cherche pas donner des conceptions mythologiques et avant tout morales de chaque niveau mais qu'elle essaie de manifester, au contraire, comment les diffrentes fonctions vitales s'expritnent dans la plante, dans }' animal et dans l'homnle. Cet aspect de continuit se manifeste particulirement dans la notion d'un passage insensible de la plante l'animal. Raisonnant partir des animaux Inarins, ou des plantes qui se trouvent dans la mer, Aristote dclare qu'on pourrait aussi bien appeler les arbres des hutres de terre . La manire dont se dveloppent les hutres dans la mer n'est pas essentiellement diffrente de celle dont les plantes se dveloppent sur la terre. En effet, les hutres sont fixes et elles se dveloppent en s'agrandissant progressivernent par adjonction de matire, elles font, elles accroissent leur coquille en ajoutant des apports successifs,

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  • qui restent marqus aprs, si bien qu'on peut voir les accroissements d'une coquille d'hutre peu prs la manire dont on voit le nombre des annes d'un arbre quand on le coupe et quand on cornpte les cercles. Beaucoup d'animaux marins qui accroissent leur coquille grandissent en effet, font grandir leur coquille la manire dont un arbre paissit son tronc en ajoutant partir des assises gnratrices des cercles successifs de bois. Et pour cette raison-l, au plus bas niveau, il est impossible de dire si l'on a affaire une plante ou si l'on a affaire un animal. Il ne faut donc pas tre trop proccup de hirarchiser tout prix. Il existe pour ainsi dire un tronc commun au rgne vgtal et au rgne animal. Et cela est rest de nos jours. On appelle les protistes les tres vivants que l'on ne peut classer d'une certaine manire ni parmi les animaux ni parmi les plantes. Les protistes seraient les tres vivants antrieurs toute diffrenciation possible en animaux et en vgtaux.

    L'analogie, d'ailleurs, l'analogie fonctionnelle va plus loin et c'est partir de cette analogie qu'on arrive penser avec une certaine densit, chez Aristote, ce qu'est l'instinct. La manire dont une abeille, dont les abeilles construisent leur ruche pour abriter le miel et les jeunes est mise en parallle par Aristote avec la faon dont les plantes produisent leurs feuilles pour entourer et protger leurs fruits. Les dispositions instinctives chez les animaux

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  • comme construction d'une ruche, construction d'un nid, sont comparables certains rnodes d'accroissement qui, chez les plantes, ont une finalit visible. Ce que les animaux font par des n10uvements spars, comme les abeilles qui construisent leur ruche et qui disposent d'une certaine manire les ramifications des gteaux de miel l'intrieur, cela est la construction d'une structure comparable celle que l'on voit s'difier par la croissance de la plante, croissance qui est en vue de la gnration, en vue de la reproduction. Seulement ce sont des modes opratoires diffrents. Le mode vgtal et le mode animal sont diffrents rnais il y a identit fonctionnelle, pour ainsi dire paralllisrne fonctionnel, entre ces modes opratoires distincts. Chez les animaux les moins dvelopps, les moins diffrencis, il n'existe pas les fonctions qui se trouvent dfinies et libres chez les animaux les plus levs, par exemple l'imagination, l'anticipation, cette phantasia aisthtik, qui manifeste dj une certaine exprience, et qui permet l'utilisation de l'exprience dans des cas voisins ceux qui ont t prouvs. La phantasia aisthtik n'existe pas chez les fourmis, chez les vers, ou chez les abeilles, dit Aristote. Fourmis, vers, abeilles n'ont point d'imagination, travaillent et construisent comIne une plante qui se dveloppe. La socit des fourmis ou la socit des abeilles construit sa ruche comme une plante se dveloppe et construit ses branches et ses feuillages

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  • pendant son dveloppernent. C'est ici que l'instinct apparat. L'instinct est une certaine facult de construire cornrne si c'tait un dveloppelnent, cornrne si c'tait une manire de crotre chez le vgtal. Ce qui est instinct chez l'animal, c'est, chez le vgtal, le fait de pousser de telle ou telle faon, de se dvelopper de telle ou telle rnanire avec tel rgime foliaire, avec telle formule foliaire, avec telle forme donne au vgtal, avec telle ou telle caractristique qui sont ses caractristiques spcifiques. Par consquent l'instinct, en tant qu'il est un rnode opratoire de construction d'une ruche ou d'une founnilire, l'instinct est quivalent une structure de dveloppernent. Il est spcifique. L'instinct fait partie de la spcificit, il est une conduite chez l'anlnal et particulirement chez l'animal social, qui est l'quivalent de la croissance dfinie par les lignes spcifiques chez le vgtal.

    Chez les anirnaux les plus dvelopps, les plus diff-rencis, il existe au contraire non seulernent cette phantasia aisthtik, mais une certaine habitude, une habitude qui fait que les anInaux peuvent apprendre, et que par l'acquisition de l'exprience ils acquirent une certaine capacit de prvoir ce qui se prsente et de pallier les diffrents inconvnients des vnenlents possibles, qui inlte la prudence hunlaine, c'est--dire la prvision, la prudentia tant la facul t de prvoir et d'adapter sa conduite aux vnements qui arrivent. L'habitude est chez

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  • l'animal une sorte d'exprience qUI unite la prudence hurnaine. Irnite, cela veut dire, qui est l'analogue fonctionnel de la prudence humaine, mais avec des modes opratoires diffrents. Comrne chez la plante, la manire de se dvelopper imite la faon dont les fourmis et les abeilles construisent leur ruche; ainsi l'habitude chez l'animal imite la prudence humaine. La prudence hurnaine peut faire usage de raison, elle peut faire usage de bouleutikon, de logistikon, de proairsis, chez l'animal il ne fait pas usage de bouleutikon, de proairsis, de logistikon, mais, malgr tout, l'habitude imite cette prudence, la prudence qui fait appel la raison, au choix libre, et la supputation des chances.

    Ainsi, nlme si l'on admet - et on doit l'admettre, d'aprs Aristote - que la raison est le propre de l'homme et la caractristique spcifique de l'homme, il existe des continuits, des quivalences fonctionnelles entre les diffrents niveaux d'organisation, entre les diffrents modes d'tre des vivants. L' uvre d'Aristote est essentiel-lement une uvre de biologie et d'histoire naturelle: vous voyez par l combien Aristote est all loin en dveloppant la notion de fonction, en dgageant des diffrentes conduites vitales la notion de fonction, qui permet de fire correspondre par des paralllismes des tres trs diffrents en structure, en mode d'existence, et qui se trouvent, du point de vue de la vie, conus comnle un enchanement de

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  • fonctions rnalgr tout con1parables. U nsavoir gnral des vivants devient possible travers la notion de fonction chez Aristote et, par l mme, aux fonctions psychiques que l'on peut dcouvrir plus ou rTloins par observation ou par introspection en analysant l'honune, on peut faire correspondre chez les vivants des quivalents fonctionnels. Le cur mn1e de cette doctrine est la notion de fonction, qui perrnet de mettre en uvre celle d'quivalence fonctionnelle, quivalence qui peut aller du vgtal l'animal, de l'anirnal l'hornme et mme de l'holTln1e au vgtal, parce que ce sont les fonctions qui cOlnptent, et non pas seulement les espces. Il peut y avoir des degrs d'organisation extrrnement diffrents, cela n'a pas d'irnportance; il est possible quand mme de faire quivaloir des ralits fonctionnelles d'une espce l'autre. C'est en cela qu'il y a science biologique, chez Aristote. Il y a science biologique parce qu'il y a grande hypothse , chez Aristote, cela s'appelle theoria, une thorie. C'est la thorie des fonctions. C'est la thorie selon laquelle toutes les espces vivent de la mme faon. On pourrait dire: toutes les espces vivent. Et la pense, le raisonnement, le bouleutikon, le logistikon, la proairsis, ce qui parat proprement caractristique d'une espce, est peut-tre, en effet, caractristique d'une espce, parce que cela n'existe pas dans les autres, mais les fonctions qui sont remplies au moyen de ces dons caractristiques d'une espce ne sont

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  • pas propres cette espce. Les rnoyens de rpondre un besoin sont propres une espce. La spcificit consiste en certaines facults que les espces possdent et que d'autres ne possdent pas. Mais, d'autre part, ce pour quoi on met en uvre ces facults, ce quoi elles servent, cela n'est plus spcifique: la vie est partout la mme. Dans une hutre, dans un arbre, dans un animal ou dans un homme, la vie a les mmes demandes. Par exemple, pour l'accroissement et pour la reproduction, il y a les mmes demandes et des fonctions parallles correspondent ces demandes. Elles peuvent tre remplies avec des possibilits opratoires extrmement diffrentes. Ce que l'homme fait avec le bouleutikon ou avec la proairsis ou le logistikon, un animal le fera avec l'habitude s'il est suffisamment lev, ou simplement avec la manire de dvelopper la ruche ou la fourmilire s'il n'est pas dou de ces facults-l. Ce qui n'est pas possible avec certaines facults est possible avec d'autres facults et les fonctions demeurent. Les moyens changent selon les espces mais les fonctions demeurent. Voil ce qui est peut-tre le plus profond, voil ce qui est vraiment la base d'une thorie de la vie chez Aristote, cette thorie tant: il y a un invariant, l'invariant c'est la vie; c'est les fonctions de la vie; les rnoyens qui servent remplir ces fonctions changent avec les espces, mais les fonctions demeurent, la vie est un invariant. En cela, voyez, Aristote a fond une science. Il est bien le pre de la

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  • biologie, et il a indus la psychologie dans la biologie car les fonctions psychiques comrne le raisonnerrlent, la dlibration, le choix libre, cela sert accolnplir des oprations qui font partie de la vie, des oprations qui ont un sens dans les fonctions vitales et qui peuvent tre rrlises en parallle avec ce qui se produit dans la plante, dans l'animal le 1110ins dtaill, le moins dvelopp. Par l, les fonctions psychiques sont des fonctions vitales et sont comparer aux autres fonctions vitales accolnplies par d'autres moyens. On pourrait dire que l'homrne pense et que, en pensant, en utilisant ses facults rationnelles, en utilisant logistikon, bouleutikon, proairsis, il fait quelque chose que la plante fait en dveloppant d'une certaine rnanire ses feuilles, en faisant natre d'une certaine faon ses graines. Il y a donc continuit de la vie et perrnanence de la vie d'une espce l'autre.

    Les Stociens

    Aprs ces dcouvertes, qui peuvent passer pour fonde-ments de science, dans la doctrine d'Aristote, les Stociens, la fin de l'Antiquit, retournent en un certain sens aux doctrines qui sont les doctrines thiques des prdcesseurs d'Aristote, doctrines platonicienne ou socratique. Les Stociens, en effet, refusent l'intelligence l'animal et dveloppent la thorie de l'activit instinctive animale. Ils opposent les fonctions hurnaines de libert, de choix

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  • rationnel, de rationalit, de connaissance, de sagesse, aux caractres de l'animal, qui agit par instinct. Ce sont eux qui dveloppent le plus compltenlent la thorie de l'instinct. Et on peut dire qu'ils sont les fondateurs de la notion d'instinct pour des ITlotifs thiques. Ils veulent montrer que l'homme est un tre qui est part de toute la nature. Que toute la nature est faite pour l'homme, qu'il est pour ainsi dire le prince de la nature, que tout converge vers lui, qu'il est le roi de la cration et que, par consquent, il est dou de fonctions qui ne se retrouvent nulle part chez les autres vivants. Remarquez bien que cette comparaison (entre l'hornme et les animaux), qui oppose l'instinct la raison, est double sens: chez certains Stociens, elle se confond avec le thme moral, d'amplification d'ailleurs un peu facile, qui est le thme du roseau pensant. L'homrne parat infrieur aux animaux en tout ce qui est nature, montage instinctif, mais il leur est incomparablement suprieur en tout ce qui est raison. Ainsi si vous prenez certains passages de Snque, vous trouverez dans le stocisme latin des lments nombreux et riches de comparaison entre les tres vivants qui sont les tres vivants animaux et qui sont parfaitement adapts leur fonction par la nature, et l'homrne qui est pour ainsi dire d'origine et d'emble dsadapt. Par exernple, dit Snque, vous trouvez chez tous les tres vivants des dfenses naturelles. Les uns ont des belles fourrures qui les

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  • dfendent du froid, d'autres ont des cailles, d'autres ont des piquants, d'autres ont une peau gluante qui ernpche qu'on les saisisse, d'autres sont envelopps d'une coquille robuste. L'hornme, lui, n'a rien. Quand il nat, il est de je ct us, il est pos sur le sol, il est incapable de se mouvoir, alors que dj les petits des oiseaux sont capables de chercher leur nourriture, alors que les insectes quand ils naissent savent o ils doivent se diriger pour s'lever dans les airs. L'holnme ne sait rien. Il est pour ainsi dire disgraci par la nature. Il doit tout apprendre et il doit pendant de longues annes dpendre de ses parents pour arriver gagner sa vie et se prmunir contre les principaux dangers qui guettent son existence. Mais, en revanche, il a la raison, il est le seul de tous les animaux se tenir debout, et regarder, avoir les yeux tourns vers le ciel. Il y a l une amplification qui est une amplification oratoire, en une certaine mesure, mais qui s'alimente l'ide d'une disjonction de base entre la nature et l'homme. Cette disjonction de base entre la nature et l'homme a pour principe, semble-t-il, certains aspects initiatiques, certaines doctrines, qui taient, en une certaine mesure, des doctrines peut-tre orphiques, peut-tre pythagoriciennes, ou issues de l' orphislne et du pythagorisme, et qui manifestaient que l'homme a une destine part: tout le reste de la cration, c'est du monde, c'est de la nature, cela est limit soi-mme, mais

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  • l'homme est d'une autre nature et il dcouvrira sa vritable destine dans un autre monde. Peut-tre y a-t-il chez les Stociens le dbut de cette trs vaste aspiration sortir du monde, qui se manifeste la fin de l'Antiquit; en tout cas, l'ide que la nature ne suffit pas, que la nature donne ne suffit pas et que l'ordre humain est un ordre diffrent. Ils ont t les fondateurs de la notion d'instinct pour rnontrer qu'il y a une difference capitale entre le principe des actions anirnales et le principe des actions humaines. Leur but est thique.

    Conclusion de la premire leon

    Nous distinguerons donc, pour rsumer, dans cette priode de l'Antiquit, les doctrines prplatoniciennes ou platoniciennes qui sont essentiellernent de type thique; puis les doctrines relatives Aristote ou qui se sont dveloppes autour d'Aristote (qu'on trouverait par exemple chez Thophraste aussi), qui sont avant tout des doctrines de la corrlation fonctionnelle entre les principales activits psychiques et les diffrentes activits qui existent chez les animaux et mme chez les plantes, qui correspondent donc une thorie, en une certaine mesure, naturaliste des fonctions psychiques; puis enfin, troisime point, retour des doctrines thiques avec les Stociens, grce la notion d'instinct, essentiellement constitu par l'autornatisme. L'animal agit par instinct. Ce qu'il fait la

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  • ressernblance de l'homnle, il ne le fait que par instinct, l'hornlne, lui, le fait par raison; par consquent l'homille est d'une nature diffrente de celle de l'anilllal et de celle de la plante.

  • Deuxime leon

    Problmes et enjeux Nous avions termin la dernire fois notre tude en

    disant qu' la fin de l'Antiquit, les Stociens refusent l'intelligence l'animal et dveloppent la thorie de l'acti-vit instinctive, c'est--dire d'une activit qui est compa-rable celle de l'intelligence pour les rsultats mais qui ne se fonde en aucune manire sur les mmes fonction-nements internes. Particulirement l' anirrlal n'est pas autant que l'homme, tout au moins, li au feu cosmique, au pr technikon, ce feu artisan qui dcoupe toutes choses, qui les assemble et qui leur donne une signifi-cation. Mais l'Antiquit avait malgr tout surtout constitu une opposition, et cristallis une opposition entre les thories qui sont des thories fondamentalement natura-listes, physiologiques et celles qui au contraire tendraient considrer l'hon1me comme un tre spar de l'univers. Toutefois, malgr cette opposition entre la raison humaine et les conduites naturelles, les conduites des tres qui sont surtout matire, ce qu'on trouve le plus gnralement dans l'Antiquit, c'est la notion de gradation d'une ralit animale une ralit humaine, soit par gradation ascen-dante, comme nous la trouvons chez les physiologues

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  • ioniens, soit par dgradation, comm nous la trouvons dans la doctrine platonicienne. Mais, qu'il s'agisse d'une gradation ou d'une dgradation et quelle que soit la distance que l'on admette l'origine entre la ralit humaine et la ralit animale, mme si on oppose, aux termes extrmes, la ralit humaine la ralit animale, on est conduit malgr tout indiquer par un chelonnement progressif une continuit possible. Qu'il puisse y avoir une dgradation qui de l'homme passe aux animaux ou qu'il puisse y avoir une gradation qui, des animaux les plus simples comIne les poissons ns dans la mer, ns de l'humide, passe progressivement l'homme travers une srie ascendante, cela suppose que, quelle que soit la distance entre la ralit animale et la ralit humaine, au fond, il y a des conduites, des fonctions, des attitudes et des contenus lnentaux qui sont de rnme nature dans l'animal et dans l'hornme. Cette continuit mesure, cette quivalence fonctionnelle, nous l'avons vue se manifester de la faon la plus claire, la plus sense, la plus dtaille et finalement la plus proche d'une thorie scientifique vritable, dans la doctrine d'Aristote. Et l'Antiquit reste, autour de la doctrine d'Aristote, une vision du rapport entre la ralit hun1aine et la ralit animale qui est une vision intelligente, gnreuse, non systmatique, tout au moins non systmatique d'emble, non dichotomique, dans ses rsultats sinon dans son principe, qui autorise par

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  • consquent des rapprochements, des comparaisons, une hirarchisation, mais une hirarchisation qui n'est pas une hirarchisation des fins proprement d'opposition norma-tive, entre un certain type de ralit naturelle et un autre type de ralit naturelle. Ce qui ressort, par consquent, de la doctrine de l'Antiquit, c'est que ce qui se produit dans l'homme et ce qui se produit dans l'animal est compa-rable. C0I11parable, non identique mais comparable: c'est avec les mmes catgories mentales, avec les mmes concepts rgulateurs, avec les mmes schmes, que l'on peut approfondir et lucider la vie humaine et la vie animale, l'intrieur d'une doctrine gnrale de l'exis-tence, du rapport au Inonde, de la rincarnation, de la palingnsie (palingenesis) ou de la gradation et dgra-dation des existences.

    Au contraire, et comme nous allons essayer de le voir aujourd'hui, l'intervention de la doctrine de l'activit spirituelle, partir du christianisme mais beaucoup plus encore l'intrieur du cartsianisIne, constitue une oppo-sition dichotomique, une opposition qui affirme l'exis-tence de deux natures distinctes, et non point seulement de deux niveaux, mettant d'un ct la ralit animale dpourvue de raison, peut-tre mme de conscience, en tout cas d'intriorit, et la ralit humaine, capable de la conscience de soi, capable du sentiment moral, capable de la conscience de ses actes et de la conscience de leur valeur.

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  • En ce sens, nous devons le remarqur, et cela est trs iInportant, la doctrine la plus systrnatique n'est pas, c~mme on pourrait le dire, la doctrine de l'Antiquit, c'est au contraire, d'abord, la doctrine d'un certain nOlnbre de Pres de l'glise, se rflchissant, avec d'ailleurs une trs grande nl0dration, chez saint Thomas qui revient partiel-lenlent Aristote et qui est ainsi un des plus rnodrs des auteurs du Moyen ge, et surtout enfin la doctrine des cartsiens qui est franchement systmatiquernent et totale-ment une doctrine dichotomique.

    Voyons d'abord les prerrlres doctrines, c'est--dire les doctrines qui sont surtout thiques, les doctrines de lnta-physique d'inspiration religieuse et thique, puis aprs le systlne cartsien relativement la notion de vie animale, qui oppose trait pour trait la vie aninlale la vie hunlaine. Je me permettrai de dire que ce caractre justement excessif, insolite et scandaleux des doctrines du type de celle de Descartes a provoqu un mouvelnent de pense qui a peut-tre, en dernire analyse, t favorable la dcouverte d'une thorie scientifique de l'instinct, des conduites qui sont des conduites anilnales, et en mnle terrlps, et finalelnent par un trs curieux retour des choses, l'poque contemporaine, une thorie des instincts en l'holnme. C'est--dire que finalement il y a une espce de nlouvement dialectique qui s'est fait dans la recherche et dans la comparaison de la vie anInale la vie hUlnaine :

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  • au point de dpart, chez les Anciens, nous avons une espce de vise phnomnologique qui, partir des princi-paux aspects de la vie anirnale et de la vie humaine, hirarchise la vie humaine par rapport la vie animale, rnais qui hirarchise sans opposition rigoureuse et sans passion. Puis nous voyons apparatre la naissance du dualisme, qui emploie l'animal COlnme une espce de repoussoir de l'homme, qui emploie l'animal comme le non-humain, qui fait de l'animal une espce d'tre de raison, c'est--dire un tre fictif qui est avant tout ce qui n'est pas l'holnlne, un vivant ou un pseudo-vivant qui est justement ce que l'homlne n'est pas, une espce de contre-type de la ralit humaine idalement constitue. Et enfin, par un retour des choses qui se produit souvent dans la thorie quand elle rencontre l'preuve de l'exprience, c'est la notion dveloppe comme celle de l'animal, qui se trouve tre gnralise et universalise au point de permettre de penser les conduites hUlnaines elles-mmes, ceci tant la caractristique de la troisime priode de ce dveloppement du problme de la relation entre l'anirnal et l'h0111n1e, entre la vie anirnale et la vie humaine, la troisin1e poque tant celle du X1Xe et du XXe sicles, qui refuse le cartsianisme, non pas pour dire que l'anirnal est un tre raisonnable et un tre qui a une intriorit, un tre qui a une affectivit, un tre qui est toujours conscient et qui par consquent a une rne, ce qui serait sirnplement le

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  • renversement du cartesIanisme, mais qui renverse le cartsianisrne d'une faon tout fait inattendue et tout fait singulire, qui consiste dire: le contenu mme de la ralit que vous Inettiez dans la notion d'animalit, ce contenu-l permet de caractriser l'homme. C'est--dire que c'est par une universalisation de l'animal que la ralit hUlnaine se trouve recouverte. Il y a ici une volution d'une thorie scientifique qui est vraiment une volution de type dialectique. Depuis Aristote jusqu' Descartes et de Descartes aux thories contemporaines de la notion d'instinct, les thories biologiques de la notion d'instinct, il y a vraiment une espce de relation de thse, antithse, et de synthse, le cartsianisme constituant l'antithse de la thorie de l'Antiquit selon laquelle la ralit humaine et la ralit animale sont en continuit. Descartes aHirme qu'elles ne sont pas en continuit. Finalement, la thse contemporaine raffirme nouveau qu'elles sont en continuit, pas du tout par le renversement seulement du cartsianisme, mais en disant que ce qui est vrai de l'animal est vrai aussi de l'homme. Alors que les Anciens cherchaient dire: ce qui est vrai de l'holnlne est vrai en quelque mesure de l'animal, surtout dans la mesure o il est un anirnal suprieur (c'est la thorie de la dgradation de Platon) ; aprs, le cartsianisme dit: ce qui est vrai de l'homme n'est vrai en aucune mesure de l'animal, l'animal fait partie de la res extensa, l'homlne fait partie de la res

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  • cogitans, est dfini par la res cogitans; enfin, les thses contemporaines consistent dire: ce que nous dcouvrons au niveau de la vie instinctive, de la rnaturation, du dveloppement comportemental dans la ralit animale, cela permet de penser aussi en une certaine mesure la ralit humaine, jusqu' la vie sociale, qui existe en partie dans les groupernents animaux et qui permet de penser certains types de relations, par exemple la relation d'ascen-dance-supriorit, dans l'espce humaine. Il y a eu l un mouvement dialectique que nous essaierons de retracer.

    Les Apologistes

    Voyons d'abord par consquent les premiers des auteurs qui ont essay de dfinir un rapport relativement dualiste entre la ralit humaine et la ralit animale chez les Anciens, ou plus exactement aprs la fin du Inonde antique classique, dans cette priode qui a arnorc la thorie de l'action comme tant antrieure au savoir. Nous trouvons par exemple chez un certain nombre d'Apolo-gistes comme Tatien, Arnobe, Lactance l , une attitude de dualisme thique extrmement puissant, qui ne vise pas

    1. Tatien, apologiste chrtien, puis gnostique, n en Assyrie entre 110 et 120. A crit un Discours aux Grecs. Arnobe, auteur latin, n en Afrique, contemporain de Diocltien, mort en 327. Il professait la rhtorique en Numidie et eut pour lve Lactance. Converti au christianisme. Lactance, apologiste chrtien, mort vers 325. ducation en Afrique. Il mentionne Tertullien et Cyprien.

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  • opposer proprernent parler l'hornrrleaux aninlaux n1ais bien le chrtien l'enserrlble constitu par les non-chrtiens et les anirnaux. Afin d'humilier la raison, cette facult qui a t exhausse par les Anciens, il est dit que le chrtien seul se distingue des anirnaux, les autres hommes ne se distinguant pas d'eux. Vous voyez quelle est la charge de ralit thique qui se trouve incorpore dans cette doctrine. Il ne faut pas que cela vous meuve, vous savez qu'un des prerniers conciles a estiln que les felnmes n'avaient pas d'nle, pour des raisons qui sont peut-tre semblables celle-ci: ne voyez pas l une lnauvaise plaisanterie, mais c'est que, d'une faon gnrale, on est toujours port, quand on fait l'preuve de sa propre intriorit, estimer qu'on a une me, qu'on pense soi-mme (cogito ergo sum). Mais les autres personnes, vues de l'extrieur, sont peu peu repousses jusque dans la nature. Les barbares, ou bien les tres que le dimorphislne sexuel spare en une certaine mesure de cette exprience qu'on a de sa propre intriorit, on peut bien les supposer tre seulernent des produits de la nature. C'est que la notion d'me est assez directelnent lie l'preuve de l'intriorit, l'preuve de la conscience, l'exercice de la conscience. Ds qu'il y a une diffrence ethnique, culturelle, sexuelle ou de n'ilnporte quelle autre espce, cela peut constituer une barrire suffisante pour que l'attribution de l'lne soit refuse, parce que les autres ne

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  • seront pas prouvs corrlme tant trs semblables au sujet qui fait lui-mme l'exprience de son intriorit active.

    Saint Augustin

    Saint Augustin, qui est rattach d'assez prs la culture antique, reconnat au contraire aux animaux une me sensitive. Il estime que les animaux ont des besoins, qu'ils souffrent, il sait qu'ils luttent contre la douleur, il sait que les animaux luttent pour maintenir l'intgrit de leur organisme. Saint Augustin estiIl1e aussi, avec des preuves d'observation l'appui, que les anirnaux se souviennent, qu'ils iIl1aginent et qu'ils rvent. Lucrce avait dj not que, par exemple, les chiens rvent. On voit un chien dormant penser tout coup qu'il est en train d'essayer d'attraper une proie, donner de la voix s'il est un chien de chasse, et soudain essayer de faire le geste de prendre une proie entre ses dents, ouvrir et refermer avec un bruit sec sa gueule comme s'il avait saisi une proie. C'est, en somme, la manifestation extrieure du rve chez le chien par des attitudes explicites. Malgr tout, saint Augustin estime que tout est instinctif chez l'animal, que les diffrentes industries et habilets des animaux s'expliquent par les sens, par l'imagination et par la mmoire, sans l'intervention de l'me, tout au moins de l'me raisonnable, de l'me C0I11me est l'me humaine, doue d'un sens moral et doue de l'exercice de la raison.

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  • Saint Thomas

    Les scolastiques, qui eux aussi sont anirns par le souvenir de l'Antiquit et particulirement par le souvenir de l'Antiquit aristotlicienne, refusent le raisonnernent l'animal. Mais, avec saint Thomas, ils reconnaissent et Inme ils explicitent le fait qu'il y a chez l'anin1al des intentions, des fins lointaines pour lesquelles il travaille, et qui sont perues par lui, perues conscien111lent. Ainsi l'hirondelle qui ramasse de la boue pour construire son nid ne ran1asse pas de la boue parce que cela lui donne du plaisir. Elle accumule de la boue parce qu'il en est besoin pour construire le nid et qu'elle a l'intention (c'est--dire la finalit subie intrieurelnent), qu'elle a l'intention de la construction du nid. L'intention c'est le tit d'tre littralement tendu vers , d'avoir une activit oriente vers la ralisation d'une fin. L'hirondelle donc a l'intention de construire le nid, c'est la fin lointaine de son activit, on ne doit pas dire qu'elle agit pour le plaisir, parce que la boue lui plat. Cene fin lointaine est perue, selon saint Tholnas, par aestimatio, c'est--dire par une Inpression relativelnent qualitative, pas rflexive ni rationnelle, nIais malgr tout c'est une reprsentation. Ce n'est pas une reprsentation totaienlent logique, absolument schnla-tique et structure, n1ais c'est bien une reprsentation. L'homn1e possde une facult pensante logique et rationnelle qui lui permet de concevoir les fins avec une

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  • nettet et une organisation plus grande que celle qui perrnet une hirondelle d'avoir l' tlestimatio du nid construire. Il n'en reste pas moins que cette finalit, la finalit de la conduite animale, correspond chez l'animal, pour saint Thonlas, une certaine reprsentation. Nous voyons ici comment saint Thomas reprend, en la dveloppant en une certaine mesure, avec le conceptua-lisnle mdival, la doctrine aristotlicienne (la doctrine de la finalit et cette doctrine qui hirarchise les diffrentes activits chez l'animal). Mais, si une certaine modration (disons phnomnologique et scientifique) a t conserve par les auteurs du Moyen ge ct d'une espce de passion dualiste, qui s'est rnanifeste surtout chez les Apologistes (qui ont fait de l'animal un mythe, le mythe de ce qui n'est pas l'tre de la foi, de ce qui n'est pas la crature reconnaissant Dieu de faon directe), ct de cela donc, il yale souvenir de l'Antiquit, au cours de cette premire priode.

    Giordano Bruno

    D'autre part, la Renaissance intervient COlnme une redcouverte trs vigoureuse de la relation entre le psychisme animal et le psychisme humain et, mme, on pourrait dire que la Renaissance exalte le psychisme aninlal comme pour se venger du dualisI11e des Apologistes, exalte le psychisme animal pour le 111ettre au-dessus du

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  • psychisrrle humain et pour dire que les animaux nous donnent des leons. L aussi, il y a une certaine thorie, un certain aspect passionn de l'animal qui fait de l'anirrlal un 111 Y the : l'animal est alors la nature, la phusis qui enseigne l'hOIume, qui lui donne des leons, soit de puret, soit de dvouement, soit d'habilet, soit lume d'intelligence approprie la dcouverte d'un but. Le retournernent de la Renaissance se rrlanifeste avec une inspiration extrlue-rnent proche des lans vers le cosmos des anciens plato-niciens chez Giordano Bruno. Giordano Bruno, qui a t brl en 1600, est un des philosophes les plus puissants de la Renaissance. Il est un nltaphysicien la pense la plus vaste, l'homrrle de science le plus vigoureux dans la gnralit et dans l'envergure de ses doctrines. Il avait abouti une doctrine selon laquelle il existe des rrlondes innombrables diversement anims et d'autres terres habites, pas seulement la ntre, mais d'autres plantes qui sont aussi habites et en lesquelles la vie s'est dveloppe. Selon sa doctrine, l'animation, c'est--dire la vie, n'est pas seulement le fait des individus l'chelle que nous connaissons mais elle peut tre le fait des astres (il y a des astres anirrls), elle peut exister dans les lrnents o nous croyons qu'il n'y a pas de vie. La pierre mlue sent sa faon et prouve certaines affections. La vie et la conscience ne sont pas des phnomnes qui apparaissent seulerrlent avec les fornles telles que les formes humaines;

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  • la vie et la conscience commencent exister au niveau cosruique. La thorie de Giordano Bruno est une thorie cosmique. Dans cette mrne mesure, il est bien certain que les animaux sont considrs comme des tres qui se rrouvent tre dpositaires d'une force universelle et que par consquent ils ne doivent pas tre mpriss, ils ne doivent pas tre considrs comme des tres infrieurs, comme des caricatures de l'homme. C'est des traditions peut-tre en une certaine mesure voisines, qu'on pourrait rapporter certains mouvements de pense dvelopps surtout dans l'Italie: par exemple, on pourrait songer saint Franois d'Assise et sa manire de considrer la ralit animale.

    Saint Franois d'Assise

    Pour saint Franois d'Assise, la ralit animale n'est pas du tout quelque chose de sordide et de grossier. Elle fait partie d'un ordre universel. Les animaux leur manire reconnaissent la gloire du Crateur et l'harmonie de la Cration et, en quelque manire ils adorent et honorent Dieu leur faon. C'est pourquoi il n'est pas impossible, si on atteint un niveau suffisant de puret, de puret morale et de simplification de soi-mme, il n'est pas impossible d'tre directement entendu des animaux. La communi-cation de l'homme l'animal n'est rendue impossible que par les pchs humains, que par une espce d'paissis-

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  • senlent de la conscience, de grossiret, de lourdeur des habitudes; rnais !'hornITle qui s'est assez purifi, qui est lui-Inlne suffisamment inspir, qui a conscience de ce qu'est l'Univers e t 1 a Cration et qui ailTle Dieu, est entendu des animaux. Vous savez ce que l'on dit, savoir que les animaux se rasserrlblaient pour couter saint Franois d'Assise. Il y eut nlme plus que cela, il y a certaines lgendes qui se sont dveloppes cette poque et selon lesquelles il semblerait qu'on ait accord la possibilit de la saintet des anilTlaux. La notion de saintet dveloppe dans la pense thique et religieuse n'aurait pas t rserve uniquenlent l'tre hUlnain rnais il pourrait y avoir une certaine saintet aninlale. Cela, c'est une pense qui va bien avec certaines conceptions de la Renaissance. La Renaissance a dcouvert un rapport entre l'hornlne et les choses, entre l'honllne et l'Univers. Au lieu de considrer orgueilleusement la ralit hunlaine comIne une cration spciale de Dieu, cration pour laquelle l'ordre universel tout entier est finalis, et laquelle il est subordonn de faon absolue, c'est plutt selon un ordre esthtique que le rapport entre l'hornrne et les animaux est pens. C'est la Cration toute entire qui est harnl0nieuse, la place de l'homme est conlplmentaire de la place des animaux et des plantes. Il y a une totalit universelle. C'est la notion de Grand tre, c'est cette espce de panthislne qui s'est dvelopp en une certaine mesure la

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  • Renaissance; chez les auteurs chrtiens, ce n'est pas un panthisme, bien entendu, et cela devient une thorie de l'harmonie de l'Univers, de l'Univers comme cration de Dieu; mais, chez les auteurs panthistes, ou naturalistes, c'est vritablement une reprise du panthisrue ancien.

    Montaigne

    L'cho de ces doctrines de la Renaissance se trouve chez des auteurs qui ont prpar directeruent la pense cart-sienne, rnais qui l'ont prpare sans, en aucune manire, accepter le dualis111e entre l'homme et l'ani111al. Par exemple, c'est le cas de Montaigne. Montaigne reprsente plutt l'tat d'esprit de la Renaissance que celui du cartsianisme. Il est profondrnent 1110niste, c'est--dire que pour lui, les facults psychiques qui existent dans les animaux sont les mmes que celles qui existent en l'hom111e. Pour Montaigne les animaux jugent, comparent, raisonnent, et agissent comme l'homme. Cornme l'homme et mieux que l'hornme. Montaigne, vous le savez, a une pense ondoyante, et il est difficile de saisir exactement ce qu'on pourrait appeler son systme. Il est beaucoup plus facile de saisir ses intentions que son systme. Ses intentions sont assez nettes: cornme les Apologistes, il a l'intention d'humilier la raison pure, celle qui fabrique des systrnes, mais, plus encore que la raison, il veut humilier l'orgueil hun1ain parce que l'orgueil hUluain des thories

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  • trop sy