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Saga Information - N° 370 Mai-Juin 2019 15 Le k arst en M ontagne N oire Une e xcursion d ans l a r égion d e S aint- Pons-de-Thomières ( Hérault). Figure 1. Ouvrant sur des chenaux karstiques, d’orientation NE-SO, les grottes des Poteries et de la Vieille Minerve ont été creusées dans les calcaires éocènes. Après la présentation de la journée, vous aurez la relation de ce que nous avons pu découvrir lors de l’excursion que nous avons effectuée, en septembre 2018, dans la région de Saint-Pons-de-Thomières, dans le département de l’Hérault, sous la conduite de Michel Gastou, membre de la SAGA. Nos collègues Jean Claude Lataillade, membre de la SAGA, Fran- cine Ruitz, membre du Club de géologie Le Béryl (1), à Tournefeuille (Haute Garonne), et Christine Mathis, épouse du président du Club, ont participé à la rédac- tion du compte rendu de cette excursion ; qu’ils en soient ici vivement remerciés. L’objectif de l’excursion était d’observer en parti- culier les effets nombreux de karstification dans cette région. Et, malgré les distances et les difficultés d’approche de certains sites, elle devait nous per- mettre d’observer et d’expliquer l’ensemble du cours de la Cesse, une rivière très caractéristique de ce phénomène géologique qu’est le karst : source karsti- que, bifurcation de son cours (quasiment à angle droit !), perte des eaux pendant la période sèche, gorges résultant du creusement de son lit, les deux « ponts » (tunnels) naturels de Minerve. Faute de temps, nous n’avons pas pu aller voir la résurgence de l’eau à 16 km en aval de la perte. L’itinéraire nous a permis aussi de découvrir d’au- tres curiosités : une autre source karstique, celle du Jaur, à Saint-Pons ; une concrétion révélée par l’élar- gissement de la route ; puis une grotte en falaise de la Cesse également très caractéristique du karst. Le karst de la vallée de la Cesse Jean-Claude Lataillade (SAGA), Francine Ruitz et Christine Mathis (Le Béryl). C’est donc de nouveau sur une idée de Michel Gas- tou, à la demande du club Le Béryl, que nous nous retrouvons, début septembre 2018, à 9 heures, sur la place centrale de Saint-Pons-de-Thomières (figure 2), en Montagne Noire, pour une « sortie géomorpho- logique de la vallée de La Cesse ». Nous avons tous en tête la géomorphologie des grands plateaux calcaires jurassiques des Causses et

Le karst en Montagne Noire · 2019. 5. 21. · Saga Information - N° 370 – Mai-Juin 2019 15 Le karst en Montagne Noire Une excursion dans la région de Saint-Pons-de-Thomières

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    Le karst

    en Montagne Noire Une excursion dans la région de Saint-

    Pons-de-Thomières (Hérault).

    Figure 1. Ouvrant sur des chenaux karstiques, d’orientation NE-SO, les grottes des Poteries et de la Vieille Minerve ont été creusées dans les calcaires éocènes.

    Après la présentation de la journée, vous aurez la relation de ce que nous avons pu découvrir lors de l’excursion que nous avons effectuée, en septembre 2018, dans la région de Saint-Pons-de-Thomières, dans le département de l’Hérault, sous la conduite de Michel Gastou, membre de la SAGA. Nos collègues Jean Claude Lataillade, membre de la SAGA, Fran-cine Ruitz, membre du Club de géologie Le Béryl (1), à Tournefeuille (Haute Garonne), et Christine Mathis, épouse du président du Club, ont participé à la rédac-tion du compte rendu de cette excursion ; qu’ils en soient ici vivement remerciés. L’objectif de l’excursion était d’observer en parti-culier les effets nombreux de karstification dans cette région. Et, malgré les distances et les difficultés d’approche de certains sites, elle devait nous per-mettre d’observer et d’expliquer l’ensemble du cours de la Cesse, une rivière très caractéristique de ce phénomène géologique qu’est le karst : source karsti-que, bifurcation de son cours (quasiment à angle droit !), perte des eaux pendant la période sèche, gorges résultant du creusement de son lit, les deux

    « ponts » (tunnels) naturels de Minerve. Faute de temps, nous n’avons pas pu aller voir la résurgence de l’eau à 16 km en aval de la perte. L’itinéraire nous a permis aussi de découvrir d’au-tres curiosités : une autre source karstique, celle du Jaur, à Saint-Pons ; une concrétion révélée par l’élar-gissement de la route ; puis une grotte en falaise de la Cesse également très caractéristique du karst.

    Le karst de la vallée de la Cesse

    Jean-Claude Lataillade (SAGA), Francine Ruitz et Christine Mathis (Le Béryl).

    C’est donc de nouveau sur une idée de Michel Gas-tou, à la demande du club Le Béryl, que nous nous retrouvons, début septembre 2018, à 9 heures, sur la place centrale de Saint-Pons-de-Thomières (figure 2), en Montagne Noire, pour une « sortie géomorpho-logique de la vallée de La Cesse ». Nous avons tous en tête la géomorphologie des grands plateaux calcaires jurassiques des Causses et

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    leurs formes caractéristiques du relief karstique, surfaces de lapiez, grottes et gouffres de Padirac et d’ailleurs… Ici, dans la région de Saint-Pons, la morphologie karstique affecte non pas des calcaires du Jurassique mais des masses de calcaires du Paléo-zoïque qui constituent la couverture sud de la Mon-tagne Noire.

    Figure 2. Tous présents au rendez-vous matinal à Saint-Pons-de-Thomières, devant la grille d’entrée de la grotte. Michel Gastou

    présente les détails de l’excursion à venir (2). (RF). Nous sommes plongés d’emblée dans les premières manifestations karstiques (figure 3). Les trottoirs de la ville sont en effet pavés du fameux marbre violet de Saint-Pons, en alternance parfois avec les gneiss porphyroïdes de la zone axiale de la Montagne Noire. Commencée au cours du XVIIIe siècle, l’exploitation des carrières du marbre a cessé en 1984, avec cepen-dant une petite reprise en 2010.

    Figure 3. Emploi du marbre violacé de Saint-Pons dans les bâtiments publics de la ville (MG).

    Elles exploitaient des marbres très tectonisés et dia-clasés, localisés dans des calcaires d’âge dévonien situés au contact des gneiss de la zone axiale.

    Figure 4. L’entrée de la grotte de Jaur, à Saint-Pons (RF).

    Figure 5. Panneau explicatif de la source du Jaur. « Je suis une grotte dont la paroi en façade mesure 37 m de haut avec une ouverture de 18 m de large. Je suis composée de six kilomètres de galeries comprenant de nombreuses salles. Je possède l’un des plus grands lacs souterrains d’Europe. […]

    Ancien lieu de culte, j’ai servi de sanctuaire à l’âge du Bronze

    ancien (– 1 000 ans av. notre ère). Les vestiges sont exposés au Musée de préhistoire régionale (7) » (RF). Nous poursuivons par la visite de la source de la rivière Jaur située en plein centre-ville de Saint-Pons (figure 4). Cette rivière coule immédiatement vers l’est pour rejoindre l’Orb qui se jette directement dans la Méditerranée. Elle serait la résurgence d’une perte partielle de la rivière Thoré, affluent du Tarn, après 6 km de parcours souterrain dans les calcaires du Dévonien. Les dimensions sont impressionnantes ; selon le panneau explicatif (figure 5) posté à l’entrée : « Je suis une grotte dont la paroi en façade mesure 37 m de haut avec une ouverture de 18 m de large ». Bel exemple de captation d’une partie des eaux du bassin versant aquitain vers le bassin versant médi-terranéen.

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    Figure 6. La source du Jaur telle que l’on peut l’apercevoir aujourd’hui (CM).

    En montant au col de Sainte-Colombe, un petit arrêt, peu banal, au bord de la route menant à Minerve permet de découvrir un deuxième chenal de circula-tion karstique : des concrétions révélées lors de l’élar-gissement de la route (figure 7).

    Figure 7. Dans la masse du calcaire cambrien, entrée de la grotte et concrétions verticales de calcite rougeâtre, au bord

    de la D907, en montant au col de Sainte-Colombe (CM).

    Figure 8. Entrée de la caverne montrant une partie du chenal karstique (CM).

    Les autorités régionales ne prêtant aucune impor-tance à cet endroit, Michel Gastou a dû, la veille, venir le dégager. Les draperies de calcite sont bien apparentes dans une importante masse de calcaire, ici daté du Cambrien (figure 8). La route descend de Saint-Pons vers Minerve. Nous quittons la couverture paléozoïque de la Montagne Noire et atteignons les collines et grands plateaux calcaires du Minervois, d’âge éocène, où l’on retrou-ve les formes classiques de la morphologie karstique : système karstique fossile à l’entrée du village de Fau-zan et cavités, notamment la grotte dite d’Aldène, ou de la Coquille, où nous nous rendons.

    Figure 9. La descente acrobatique vers l’entrée de la grotte de la Coquille (FR). La grotte est située à 45 mètres au-dessus du lit de la Cesse que l’on ne voit toujours pas. Son réseau a une longueur de plusieurs kilomètres. On y trouve des restes d'animaux, des témoins de la flore, des traces d'occupation par les hommes à certains niveaux. Sa visite est fermée au public. Pour s’y rendre, il faut emprunter un difficile sentier en falaise (figure 9). Les dimensions de cette cavité karstique sont im-pressionnantes. L’entrée, condamnée mais observa-ble, mesure plusieurs mètres d’envergure, compara-ble à celle de l’émergence de la rivière Jaur. Le remplissage phosphaté des couloirs de la grotte, d’une épaisseur d’une dizaine de mètres, dû à l’accu-mulation de restes organiques, type phosphorite du Quercy, a été jadis exploité comme engrais ; c’est maintenant un refuge pour les chauves-souris. Plus en aval de la vallée de la Cesse, nous avons effectué un autre arrêt, peu banal, pour observer une veine de lignite éocène, encaissée dans le calcaire primaire (figure 10). Ce lignite, de mauvaise qualité (présence de soufre), a été jadis exploitée, en galeries horizontales, au niveau de la ville de La Caunette. Ces niveaux de lignite sont riches en fossiles de gasté-ropodes lacustres.

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    Figure 10. Veine de lignite éocène, témoin d’une ancienne activité minière, au bord de la D10 (RF).

    Mais la Cesse est là, à Minerve (figure 11), encais-sée dans les calcaires à alvéolines du Miocène (figures 17 et 18). Nous sommes en été, la rivière est à sec, victime d’une perte située à 6 km en amont. Elle réapparaît plusieurs kilomètres en aval sur la commune d’Agel. Le débit est permanent seulement en hiver.

    Figure 11. La ville de Minerve ; vue sur la « candela », rocher suggérant effectivement une chandelle (CM).

    Nous entrons, maintenant,

    dans le vif du sujet : le karst

    La ville de Minerve est située sur un éperon rocheux à la confluence de la Cesse et du Briant, son affluent. Elle doit sa célébrité à la présence de deux « ponts » naturels situés au-dessus de la Cesse, le Pont Petit, en amont du Pont Grand, qui fait 120 mètres de long (figure 12), et le Pont Grand de 250 mètres de long et de 28 mètres de haut (figure 13).

    Figure 12. Dans le lit de la Cesse, en amont, l’entrée du Pont Petit (CM).

    Figure 13. En aval, la vaste entrée du Pont Grand qui débouche au pied même du village (CM). Ces ponts, ou plutôt ces tunnels, sont les témoins résiduels d’une vallée souterraine longue de plusieurs centaines de mètres et dont le toit s’est effondré par décharges successives, formant des cônes de débris rocheux anguleux « plantés » au milieu du lit mineur de la Cesse. Les tunnels ne sont pas destinés à durer longtemps à l’échelle du temps géologique, hâtons-nous d’aller les voir et de les photographier ; ils demeurent relative-ment dangereux à fréquenter, que l’on marche dessus ou dessous ! L’érosion des berges de la Cesse, bien apparente sur le calcaire, est marquée sur plusieurs niveaux succes-sifs (figures 14 et 15). La Cesse apparaît, disparaît, coule parfois, réapparaît et va se jeter dans l’Aude, en aval de Minerve. Nous avons tout de même vu sa source (figure 16) !

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    Figure 14. Érosion spectaculaire du calcaire des berges de la Cesse (MB).

    Figure 15. Détails de l’érosion karstique des berges de la Cesse (MG).

    Figure 16. La source de la Cesse : une des trois bouches de sortie (FR).

    Le karst en Montagne Noire Compléments techniques généraux

    Michel Gastou, membre de la SAGA. Dans son cours supérieur, la Cesse coule dans des terrains du Paléozoïque plissés de façon complexe, parce qu’affectés par la tectonique hercynienne qui a laissé quelques failles majeures dans cette direction (figure 20). Ces terrains sont constitués principa-lement par une succession stratiforme de calcaires dolomitiques et de schistes. À 4 km en aval, le cours de la rivière bifurque brusquement vers l’est et, assez rapidement, quitte les terrains du Paléozoïque à Fournelières, pour couler sur des calcaires de l'Éocène, légèrement inclinés vers le sud et différents le long de son cours. Cela est dû à l'invasion de cette région, pendant 5 Ma, par une mer en provenance de l'Atlantique, vers 55 Ma. Ces calcaires sont riches en foraminifères de la taille d'un grain de riz, les alvéolines (figure 17 et gros plan en figure 18), ainsi qu’en huîtres.

    Figures 17 et 18. Calcaires à alvéolines, Minerve. (MG). Après le retrait de la mer, ils ont été recouverts, provenant de marnes laguno-marines, par des cal-caires à gastéropodes d'eau douce (planorbes et limnées) et par quelques couches intercalées de lignite autrefois exploitées (figure 10) ; d’où les différences le long du cours de la Cesse.

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    L’ensemble Cesse, affluents et autres rivières qui prennent leur source, à ciel ouvert ou karstique, constituent un hydro-système complexe dont la taille moyenne du bassin versant apparent (275 km²) se positionne à la jonction du versant sud de la Mon-tagne Noire, du chaînon de Saint-Chinian et de la terminaison nord de la nappe des Corbières. La géologie, ainsi que les relations fortes entre eau de surface et eau souterraine provenant de plusieurs bassins versants et la perte de la rivière pendant 16 km, ont suscité et continuent de susciter un grand intérêt scientifique hydrogéologique. Pour mieux saisir la notion de plusieurs bassins versants, voici des extraits d’un article de François Gazelle : Les transvasements hydrologiques entre versants océaniques et méditerranéens, publiés dans le bulletin de la Société Languedocienne de Géo-graphie. « Pour les naturalistes d'autrefois, les notions de “bassin” (c'est-à-dire, en fait, de “bassin-versant”) et de “ligne de partage des eaux” ne souffraient d'au-cune ambigüité : les bassins fluviaux constituaient des entités autonomes et cloisonnées ; une barrière in-franchissable les séparait les uns des autres, de sorte que la goutte de pluie reçue par tel bassin était iné- luctablement acquise à celui-ci.

    Figure 19. En pointillé, ligne de partage des eaux Cévennes/Pyrénées (entre le bassin-versant de la Garonne

    et celui des rivières méditerranéennes). (MG).

    En fait, nous savons depuis longtemps que la rigidité et le caractère d'apparence intangible de ces défini-

    tions et de ces postulats s'effritent un peu au contact de la réalité ; ils méritent d'être “aménagés” du fait des nombreuses “exceptions” qui les mettent à mal. C’est ce que nous allons vérifier en examinant ce qui se passe le long de la ligne de partage entre les eaux atlantiques du bassin-versant de la Garonne et celui de plusieurs bassins-versants méditerranéens… (figure 19). Il s’agit d’une ligne à portée symbolique puisqu'elle divise le Midi français suivant ses deux apparte-nances maritimes. Or, nombreux sont les cas de fran-chissement d'un côté ou de l'autre, défiant ainsi les lois contraignantes de la topographie, et témoignant du caractère “perméable” de cette frontière aussi

    fictive que naturelle qui court des Cévennes aux Pyrénées. » Le soi-disant « mur infranchissable » est bel et bien franchi en plusieurs endroits, et de diverses manières qui peuvent se regrouper en deux grandes catégories : les transvasements naturels et les transvasements artificiels, comme les canaux, le canal du Midi en particulier ; ici, pour ce qui nous concerne, ce sont les transvasements naturels, dus à l’effet karst. Du bassin-versant du Thoré (atlantique)

    vers celui de l'Orb (méditerranéen) Ce détournement karstique est le plus anciennement connu et prouvé, depuis la célèbre expérience de colo-ration réalisée par Bernard Gèze (3), en 1948. En aval des Verreries-de-Moussans, le Thoré recoupe des affleurements de calcaire dévonien, ce qui lui est fatal le plus souvent : seuls les gros débits maintiennent un écoulement superficiel vers l'aval. En suivant la couche dévonienne, les eaux infiltrées passent du côté méditerranéen (au lieu dit Trou du Renard, près d’Usclats), puis, après un second en-fouissement, revoient le jour à Saint-Pons, prenant le nom de « source du Jaur », avec un débit pouvant varier de 80 à 300 m3/s (figure 4). Du bassin-versant du Thoré (atlantique)

    vers celui de la Cesse (méditerranéen) C'est au début des années 1970 que les spéléologues de la Montagne Noire mirent en évidence ce trans-vasement par une coloration. Si l'on excepte les périodes d'abondance hydrologique qui masquent le phénomène, on s'était depuis longtemps aperçu que le ruisseau de Notre-Dame, affluent gauche du Thoré, se perdait peu à peu entre les cailloux de son lit, en amont des Verreries-de-Moussans. Le calcaire géor-gien qui coïncide avec le talweg dans ce tronçon, fait transiter les eaux, après soutirage, sous les croupes sommitales calcschisteuses du Signal de Galinié et du

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    Mont Cayroux, en direction du versant sud de la Montagne Noire. C'est à quatre kilomètres des pertes, à la « source d'Authèze », qu'elles résurgent à raison de 120 à 200 m3. Après avoir quitté leur destination première, elles rejoignent ainsi la Méditerranée par le ruisseau Valette, affluent de la Cesse qui se jette dans le fleuve Aude.

    Le karst,

    objet de l’excursion Ce terme est originaire de la région éponyme du Carso, ou Kras, haut plateau calcaire situé entre l'Ita-lie, la Slovénie et la Croatie, dont la géomorphologie est très représentative de la « typologie karstique ». Le karst est une structure géomorphologique résul-tant de l'érosion hydrochimique et hydraulique de tou-tes roches solubles, surtout de roches carbonatées dont essentiellement des calcaires ; c'est le cas ici. Dans ces roches, généralement imperméables, l'eau a des difficultés à s'infiltrer. Elles sont rigides, dures, stratifiées, c'est-à-dire agencées en couches super-posées. Ces particularités les disposent à se casser facilement lorsqu'elles sont soumises aux déforma-tions des mouvements tectoniques, ici la tectonique

    hercynienne qui a bouleversé l'écorce terrestre par le dedans et a fait surgir la Montagne-Noire (voir les failles marquées sur l’extrait de la carte géologique de la figure 20). Les terrains, pris dans ce mouvement, se courbent, se plissent et, à la limite de leur flexibilité, craquent, se fendent et se crevassent. Ils peuvent aussi être déformés par le poids des matériaux sus-jacents. L'eau peut alors entreprendre son travail d'excavatrice. Les fissures qui se sont ouvertes dans la roche cal-caire lui permettent de s'infiltrer et de ruisseler le long des fentes plus ou moins béantes. La roche est alors rongée, creusée, évidée chimiquement, sculptée inté-rieurement par l'action dissolvante de l'acide contenu dans l'eau. Il faudra beaucoup de temps, des dizaines ou des centaines de milliers, voire de millions d'an-nées, pour que les fissures préexistantes de la roche s’élargissent et s'écoulent en s'enfonçant dans le massif calcaire. Ainsi, la fissuration est la condition première de la « cavernation » ; sans cassure de la roche au départ, il ne peut y avoir de réseaux kars-tiques ni de grottes. En surface terrestre sans fracturation, des dépres-sions à fond plat se forment et modulent le paysage. On les nomme des « poljés », ou dolines, et ici des

    Figure 20. Géologie, failles et tracé de l’itinéraire de l’excursion. En rouge, l’itinéraire suivi ; en vert, les points remarquables (pour information) ; en jaune, les arrêts et les visites.

    Détails des arrêts (légendes de la carte géologique) : 1- d, Dévonien ; 2- d2, calcaire du Dévonien inférieur ; 3 et 4- e3.c, calcaire à alvéolines ; 5- k3, 01.2, Ordovicien inférieur, 6- k1, Cambrien inférieur (MG).

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    « lavognes » pour celles dont le fond a été pavé par les bergers pour servir d’abreuvoir (eaux de pluie) aux brebis dans les garrigues et sur les causses.

    L’hydrosystème de la Cesse Les différentes études menées montrent que le réseau hydrographique de la Cesse, au Pliocène, était très différent de sa configuration actuelle (figure 22). La présence d’éléments paléozoïques provenant de la Montagne Noire indique qu’avant le Pléistocène moyen l’origine des réseaux hydrographiques du paléo-Ognon et du paléo-Espène-Saint-Michel (4) se trouvaient plus au nord, sur la Montagne Noire (l’Ognon et l’Espène sont des rivières affluentes de l’Aude dont les sources actuelles se situent sur le versant sud de la Montagne Noire, au nord de la plaine minervoise). Le réseau hydrographique occi-dental actuel de la Cesse (en amont de Minerve) n’appartenait pas à ces réseaux mais constituait la partie haute de ces deux rivières karstiques (figure 21). La partie amont de ce réseau karstique s’est développé selon les directions principales de la fractu-ration de ce secteur et forme ainsi le bassin versant karstique. La figure 21 nous montre qu’une paléo-Cesse-Briant existait aux confins de Minerve. Son cours était diffé-rent du cours actuel. Au lieu d’emprunter, comme

    Figure 21. Paléo-hydrogéologie du bassin-versant de la Cesse avant le Quaternaire.

    actuellement, la cluse de Bize (après le Boulidou, résurgence de la Cesse) sur une direction nord/sud, elle se poursuivait ouest/est en direction d’Argeliers et du fleuve l’Orb. Le réseau souterrain de cette paléo-Cesse est similaire aux réseaux des paléo-Ognon et paléo-Espène-Saint-Michel. Il se développe à la fois dans les terrains karstiques primaires du Cambrien et dans les calcaires à Alvéolines, selon les directions principales de la fracturation. C’est à la charnière Miocène/Pliocène que le cours de la paléo-Cesse passe d’ouest/est à nord/sud en direction de Bize (cours supérieur actuel), puis sur le synclinal de Pouzols, avant de confluer avec l’Aude entre les villages de Paraza et de Ventenac ; cette direction s’est maintenue jusqu’au Quaternaire moyen (glaciation Mindel). Le dégagement de la couverture lacustre et l’enfoncement du réseau hydrographique ont été rapides pendant cette période. La période post-glaciation est marquée, en aval de Bize, par un enfoncement du lit des rivières (de l’ordre d’une vingtaine de mètres). C’est à cette période que la paléo-Cesse a de nouveau changé de direction. La confluence avec l’Aude s’établit alors sur la commune de Sallèles-d’Aude qui est toujours sa confluence. La conséquence de l’enfoncement de la Cesse dans sa basse vallée, qui répond à la règle de la recherche

    permanente du Profil d’Équilibre (5) pour un cours d’eau, est une érosion régressive de la partie amont de son réseau hydro-graphique actuel. Cet enfoncement dû à l’abaissement de 100 mètres du niveau de la Méditerranée, qui est en équilibre avec l’Atlantique, pendant les glaciations du Quaternaire, a provoqué la capture en rive gauche de la partie amont des paléo-Ognon et paléo-Espène-Saint-Michel, ce qui indique que c’est seulement au cours de la deuxième partie du Quaternaire

    que la Cesse a acquis son réseau hydro-

    graphique. La lecture de la figure 22 montre que la capture du karst Ognon a dû se produire à la flexure de Fournelières (flèche rouge, en haut de la figure, coin gauche), et, plus en aval, après Cantignergues, celle de l’Espène-Saint-Michel devenu afflu-ent, appelé aujourd’hui ruisseau Valette, prenant sa source à Authèse. La source du paléo-Ognon est la source Saint-Pierre de la Cesse que nous avons pu voir. Il faut aussi remarquer que c’est l’enfon-cement de la Cesse qui a révélé les diffé-

    rents réseaux karstiques parallèles, dans les strates du calcaire à alvéolines de direction N150 et d’un long

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    Figure 22. Hydrologie actuelle du bassin-versant de la Cesse.

    réseau de quatre grottes : la grotte des Poteries, le réseau d’Aldène (ou Coquille, ou Fauzan), les grottes de la Vieille Minerve et les ponts naturels de Minerve. Il s’agit d’un karst dont la phase majeure d’altération s’est produite sous couverture. Les « Petits Causses du Minervois » ne présentent étonnamment pas de dolines. La majeure partie des grottes constituant le réseau d’Aldène et des Poteries est encore sous couverture. On peut les observer du haut des gorges et visiter, ce que nous avons fait, l’entrée d’une des plus caractéristiques, celle de la Coquille. Dans son cours ouest-est, la Cesse s’assèche la majeure partie de l’année et présente de nombreuses pertes et/ou résurgences selon l’état de l’aquifère et le régime de la rivière. Cette relation pertes/résurgences traduit la présence de fortes interactions entre eau de surface et eau souterraine. Ces interactions sont généralement diffuses le long du parcours de la rivière à travers les causses de Minerve, depuis la perte dans le secteur de Fauzan (Moulin de Monsieur) jusqu'à la résurgence 16 km plus loin, près d’Agel, appelée Boulidou par analogie avec de l’eau qui bout. On ne peut pas conclure ce chapitre (en complément au texte de mon collègue Jean-Claude Lataillade) sans parler de la particularité du village historique de

    Minerve, comme le catharisme et les phénomènes karstiques illustrés par « les deux ponts naturels, situés tous deux dans le canyon immédiatement à l'ouest et à l'amont de la conflu-ence, avec le Briant ». La Cesse, encaissée de 40 mètres en contrebas de la surface des « Petits Causses », perce par deux fois en tunnel la masse des calcaires à al-véolines du Lutétien, délaissant du même coup deux méandres morts d'un paléotracé (figure 23). L'étude de ces ponts naturels, qui méritent le nom de tunnels dans le cadre de l'évolution de cette rivière, montre bien les interférences qui unissent structure, hydrologie et con-ditions climatiques. L'action prépon-dérante de la karstification dans la genèse de ces formes laisse penser qu’il ne s’agit pas de recoupements de méandres classiques. Ce serait au contraire de véritables percées hydrogéologiques liées à une vallée subaérienne. Le lit de la rivière très longtemps à

    sec en facilite l'accès. Nous avons pu de ce fait les visiter et essayer de les comprendre (voir le compte rendu ci-avant).

    Figure 23. Schéma des ponts et confluence avec la Briant sur paléotracé : (a) Pont Petit, (b) Pont Grand. Le manque de temps ne nous a malheureusement pas permis d’aller visiter, depuis Ferrals-les-Montagnes (source de la Cesse), sur la route d'Authèze, le site où a été trouvé, en 1931, par M. Thoral, le trilobite Ferralsia blayaci (figure 24) permettant d’envisager l’âge de géorgien supérieur de la formation carbona-tée cambrienne.

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    Figure 24. Trilobite Ferralsia blayaci (Cobbold) 1935. Essai de reproduction. (Internet).

    Notes (1) Le Béryl est un club de géologie et minéralogie basé à Tournefeuille, près de Toulouse (Haute-Garon-ne), auquel appartient également notre collègue Roland Pruvost. (2) Le Géoguide de l’excursion (2018), qui a été pré-paré et commenté par Michel Gastou, est consultable à la bibliothèque de la SAGA (10 pages, 21x29,7 cm). (3) Bernard Gèze était professeur à l’Institut national agronomique de Paris. Auteur du Guide rouge régio-nal : Languedoc méditerranéen, Montagne Noire. (Masson, 1979). Ancien professeur à l’ENSA de Montpellier. (4) Nous avons rajouté Saint-Michel à l’Espène pour tenir compte d’une autre étude, référencée 3 dans la bibliographie, qui nomme ainsi le prolongement actuel de l’Espène, affluent de l’Ognon peu avant sa confluence avec l’Aude. (5) Notion de profil d’équilibre (Universalis) : « Le profil d’équilibre se conçoit sous la forme d’une cour-be parabolique à concavité tournée vers le haut, depuis l’origine de l’écoulement jusqu’à son raccor-dement au niveau de base. Par définition, il est tel qu’en chacun de ses points existe un équilibre entre la puissance du courant et la résistance du lit. La fonc-tion de transport s’effectue alors avec le minimum de

    dissipation d’énergie par ablation et frottement. Au

    fur et à mesure de l'érosion des reliefs, le profil d'équilibre des rivières tend à se rapprocher du niveau de base. Cette courbe régulière est asymptoti-que à une horizontale passant par le niveau de base, car on ne peut concevoir d’écoulement sans pente ».

    (6) Marcel Thoral (1900-1956), géologue complet, fut professeur de géologie à la Faculté des sciences de Montpellier et directeur du laboratoire de Géologie, spécialiste des terrains paléozoïques de la Montagne Noire. Paléontologue remarquable, il a été le disciple du professeur Joseph Blayac (1865-1936), géologue et géographe à la Faculté de Montpellier. (7) Cette région de l’Hérault a été longtemps occupée par l’homme. Le musée de Préhistoire régionale de Saint-Pons-de-Thomières présente le mobilier néoli-thique découvert dans des grottes de la région, notamment celle de Resplandy. Site majeur de la préhistoire récente européenne, la grotte de Camprafaud est explicitement détaillée (du Néolithique ancien jusqu'au Bronze ancien). Vitrines aux explications claires, maquettes, vidéos et film documentaire permettent une visite libre. Une grande table de situation des sites saint-poniens et mégali-thiques occupe l'espace pédagogique. Adresse : 8 Grand'rue. 34220 Saint-Pons-de-Thomières. Ouvert de Pâques à la Toussaint. Téléphone : +33 4 67 97 22 61.

    Bibliographie

    principale 1. GAZELLE F. (1995) – Les transvasements hydrolo-giques entre versants océaniques et méditerranéens. Bulletin Société Languedocienne de Géographie, Univ. de Montpellier, fasc.1-2. Chargé de recherche au CNRS, Centre d'Écologie des ressources renouvelables (CNRS), 29 rue Jeanne Marvig, 31055 Toulouse cedex. 2. SIFFRE M. (1994) – La formation des grottes et gouffres. Coll. Les merveilles du monde souterrain. 3. NOU A., PISTRE S., BATIOT-GUILHE C. & BORRELL-ESTUPINA V. (2013) – Évolution hydro-géologique de l’hydrosystème karstique Cesse-Pouzols (Minervois, France) au cours du Quaternaire. Revue de l’Association française pour l’étude du Quaternaire. Vol. 24-1, p. 25-34. 4. GENNA A. & CAPDEVILLE J.-P. (2007) – Réor-ganisations hydrographiques du Minervois ; exemples de la Cesse et du ruisseau du Saint-Michel (Hérault, France), au Quaternaire ; conséquences géologiques. Revue de l’Association française pour l’étude du Quaternaire. Vol. 18-3, p. 271-282. 5. COQUE R. (2009) – Hydrographie. Encyclopédie Universalis.

    • Photos : (CM) Christine Mathis et (RF) Francine Ruiz, le Béryl, (MG) Michel Gastou, la SAGA.