15
« Le Langage Musical de Johanna Beyer » L’objet de cet article est d’offrir une introduction au langage et au style musical très personnel de Johanna Beyer (1888-1944), encore très peu connue 1 . La façon avant-gardiste et radicale avec laquelle cette compositrice germano-américaine abordait la composition la rapproche des Ultramodernes. Ce groupe de compositeurs américains des années vingt et trente se distinguait par le désir de rompre avec l’héritage musical européen pour créer, selon les termes de Joseph Straus 2 , « un mode d’expression authentiquement américain ». C’est dans ce contexte historique que cette immigrante allemande, alors âgée de 35 ans, débarqua à New York en 1924, un an après avoir terminé ses études musicales en Allemagne. On ne connaît pas, en fait, quelles étaient les réelles motivations de son immigration aux Etats-Unis. La plupart des informations biographiques sur les activités de Beyer à cette époque proviennent du curriculum vitae qu’elle avait joint à une lettre de demande de bourse à la Fondation Guggenheim. 3 À New York, elle étudia au Mannes College où elle obtint un diplôme de solfège en 1927 et un diplôme d’enseignante en 1928. Son CV indique aussi qu’elle étudia la composition avec Dane Rudhyar, Ruth Crawford, Charles Seeger et Henry Cowell, bien qu’on ne puisse pas clairement savoir ni où ni quand elle travailla avec ces compositeurs. La correspondance qu’elle échangea avec Percy Grainger et Henry Cowell, entre autres, montre qu’elle entretenait des liens étroits avec ce dernier. L’influence de Cowell se ressent plus particulièrement dans sa musique pour percussion ainsi que dans l’usage de clusters dans sa musique pour piano. Mais les premières compositions de Beyer qui nous soient parvenues, datant de 1932, montrent clairement l’influence de la musique de Ruth Crawford et de l’enseignement de Charles Seeger. Beyer s’est probablement liée d’amitié avec Crawford peu de temps après l’arrivée de cette dernière à New York, en 1929. Pour autant que nous le sachions, Crawford était alors la seule autre femme compositeur active au sein de ce mouvement. 1 Je tiens à remercier Yvette van Loo pour son travail de traduction. Les erreurs qui subsistent sont de ma faute. Ce travail a été possible grâce aux éditions de Frog Peak, http://www.frogpeak.org/fpartists/fpbeyer.html. 2 Joseph N. Straus, The Music of Ruth Crawford Seeger. (Cambridge: Cambridge University Press, 1995), p. 215. D’autres travaux importants qui traitant du contexte historique du mouvement ultramoderniste aux Etats- Unis à cette époque : David Nicholls, American Experimental Music 1890-1940. (Cambridge: Cambridge University Press, 1990); Rita Mead, Henry Cowell’s New Music 1925-1936: The Society, the Music Editions and the Recordings. (Ann Arbor: UMI Research Press, 1978); Taylor Greer, “Critical Commentary on Tradition and Experiment in the New Music,” in Studies in Musicology II (Charles Seeger), ed. Ann Pescatello. (Berkeley: University of California Press, 1994). 1

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« Le Langage Musical de Johanna Beyer »

L’objet de cet article est d’offrir une introduction au langage et au style musical très

personnel de Johanna Beyer (1888-1944), encore très peu connue1. La façon avant-gardiste et

radicale avec laquelle cette compositrice germano-américaine abordait la composition la

rapproche des Ultramodernes. Ce groupe de compositeurs américains des années vingt et

trente se distinguait par le désir de rompre avec l’héritage musical européen pour créer, selon

les termes de Joseph Straus2, « un mode d’expression authentiquement américain ». C’est

dans ce contexte historique que cette immigrante allemande, alors âgée de 35 ans, débarqua à

New York en 1924, un an après avoir terminé ses études musicales en Allemagne. On ne

connaît pas, en fait, quelles étaient les réelles motivations de son immigration aux Etats-Unis.

La plupart des informations biographiques sur les activités de Beyer à cette époque

proviennent du curriculum vitae qu’elle avait joint à une lettre de demande de bourse à la

Fondation Guggenheim.3 À New York, elle étudia au Mannes College où elle obtint un

diplôme de solfège en 1927 et un diplôme d’enseignante en 1928. Son CV indique aussi

qu’elle étudia la composition avec Dane Rudhyar, Ruth Crawford, Charles Seeger et Henry

Cowell, bien qu’on ne puisse pas clairement savoir ni où ni quand elle travailla avec ces

compositeurs. La correspondance qu’elle échangea avec Percy Grainger et Henry Cowell,

entre autres, montre qu’elle entretenait des liens étroits avec ce dernier. L’influence de Cowell

se ressent plus particulièrement dans sa musique pour percussion ainsi que dans l’usage de

clusters dans sa musique pour piano. Mais les premières compositions de Beyer qui nous

soient parvenues, datant de 1932, montrent clairement l’influence de la musique de Ruth

Crawford et de l’enseignement de Charles Seeger. Beyer s’est probablement liée d’amitié

avec Crawford peu de temps après l’arrivée de cette dernière à New York, en 1929. Pour

autant que nous le sachions, Crawford était alors la seule autre femme compositeur active au

sein de ce mouvement.

1 Je tiens à remercier Yvette van Loo pour son travail de traduction. Les erreurs qui subsistent sont de ma faute. Ce travail a été possible grâce aux éditions de Frog Peak, http://www.frogpeak.org/fpartists/fpbeyer.html. 2 Joseph N. Straus, The Music of Ruth Crawford Seeger. (Cambridge: Cambridge University Press, 1995), p. 215. D’autres travaux importants qui traitant du contexte historique du mouvement ultramoderniste aux Etats-Unis à cette époque : David Nicholls, American Experimental Music 1890-1940. (Cambridge: Cambridge University Press, 1990); Rita Mead, Henry Cowell’s New Music 1925-1936: The Society, the Music Editions and the Recordings. (Ann Arbor: UMI Research Press, 1978); Taylor Greer, “Critical Commentary on Tradition and Experiment in the New Music,” in Studies in Musicology II (Charles Seeger), ed. Ann Pescatello. (Berkeley: University of California Press, 1994).

1

Toutes les sources indiquent que Beyer s’était entièrement dévouée à la musique

contemporaine. Pourtant il semble que de son vivant, elle n'eut pas l'occasion d'entendre jouer

ses compositions plus d'une douzaine de fois. Sur l’ensemble de son oeuvre seulement

quelques compositions furent exécutées. La majorité le fût par des étudiants ou lors de

répétitions d’orchestres, une minorité par des professionnels. Les concerts de la New Music

Society d’Henry Cowell, le Composers-Forum Laboratory, basé à New York, et le groupe de

Percy Grainger, à New York (qui répéta deux de ses pièces pour orchestre), auxquels

s’ajoutent des initiatives particulières, apportèrent leur contribution.

Le groupe des ultramodernes se situait, bien entendu, tout à fait en marge de la scène

musicale traditionnelle. Mais les femmes engagées dans le mouvement en souffraient

doublement dans la mesure où elles étaient marginalisées non seulement par le courant

traditionnel, mais aussi par de nombreux hommes misogynes qui étaient hostiles à leur

engagement dans la musique moderne. Si comme le remarque Straus, « (Ruth) Crawford était

une "outsider" parmi les outsiders »,4 Beyer, elle, l’était encore plus. Ceux qui l’ont connue

garde d’elle le souvenir d’une personne « presque douloureusement timide », « étrange et

difficile à connaître », « manquant d’assurance », et probablement « sans beaucoup d'amis

dans la scène musicale de New York ».5 Compte tenu de cette situation, son engagement sans

relâche dans la composition de musique expérimentale apparaît encore plus extraordinaire. Le

réseau de compositeurs ultramodernes avait sans aucun doute une grande importance pour

Beyer dont elle partageait le profond attachement aux principes de dissonance exposés en

détail par Charles Seeger dans son traité pédagogique de composition Manual of Dissonant

Counterpoint 6 (Traité de contrepoint dissonant) et par Henry Cowell (l’un des disciples de

Seeger) dans son livre New Musical Resources7 (Nouvelles ressources musicales).

Lorsque Joseph Straus analyse les liens qui unissent les ultramodernes, il parle d’« un

noyau commun d’intérêts musicaux »8 plutôt que de caractéristiques de style identifiables.

Les analyses qui suivent visent à examiner de quelle façon ces préoccupations musicales

communes se manifestent dans la musique de Johanna Beyer. Elles suivent quatre catégories

3 Larry Polansky et John Kennedy, “ ‘Total Eclipse’: The Music of Johanna Magdalena Beyer: An Introduction and Preliminary Annotated Checklist.” The Musical Quarterly, vol. 80 no.4 (1996): 719-798. 4 J.N. Staus, The Music of Ruth Crawford Seeger, p. 223. 5 Kennedy et Polansky, “ ‘Total Eclipse’”, p. 720. 6 Charles Seeger, “Part II: Manual of Dissonant Counterpoint in Tradition and Experiment in (the New) Music.” in Studies in Musicology II, pp. 163-229. 7 Henry Cowell, New Musical Resoures. (New York: Alfred Knopf, 1930; repr. edn.New York: Something Else Press, 1969). 8 J.N. Straus, The Music of Ruth Crawford Seeger, p. 220.

2

établies par ce musicologue :

1) expérimentation sur des modèles traditionnels

2) dissonance en tant que fondement de la composition

3) utilisation « radicale » de la palette des timbres

4) utilisation de citations, de collages, ou réinterprétation dissonante de musiques

traditionnelles.

S’il est évident que la musique de Beyer subit l’influence de ces préoccupations, ses

compositions témoignent aussi d’innovations et d’intérêts personnels. Il faut souligner plus

particulièrement l’économie des matériaux musicaux, l’organisation méticuleuse des hauteurs

et celle de la forme qui caractérisent sa musique. Dans leur article, Kennedy et Polansky ont

bien décrit le style de composition de Beyer :

« Même lorsqu’elle se montre audacieusement expérimentale, son œuvre garde un sens très fort de la cohérence traditionnelle, en même temps qu’un sens de l’humour et de la fantaisie. Ce qui peut apparaître comme primitif à certains est en fait un soin rigoureux apporté au développement d’idées uniques et de formes générales, et une économie d’échelle et d’outils qui est l’un des premiers exemples de minimalisme. »9

***

FORME ET MÉLODIE

Suite pour clarinette 1

La liste des compositions de Beyer, établie par John Kennedy10, contient 53 pièces

composées entre 1931 et 1943. Un grand éventail de genres y est représenté : musique pour

ensemble de percussions, œuvres pour soliste, musique de chambre, musique pour piano,

mélodies, musique pour divers ensembles, œuvres chorales, oeuvres orchestrales. L’influence

de la musique de Crawford et l’influence de la théorie de la mélodie dissonante de Seeger est

évidente dans la forme et dans la construction mélodique du premier mouvement de la Suite

pour Clarinette 1 de 1932. Ce « Presto » est construit sur une forme chère à Seeger, celle du

vers. Pour Seeger, les formes traditionnelles devaient être évitées. Les formes modelées sur la

prose ou la poésie présentaient une bonne alternative.11 Tout comme dans les Suites

9 Kennedy et Polansky, “ ‘Total Eclipse’”, p. 725. 10 Kennedy et Polansky, “ ‘Total Eclipse’”, pp. 736-737. 11 J.N. Straus, The Music of Ruth Crawford-Seeger, p. 54.

3

Diaphoniques de Crawford, chaque phrase du « poème musical » de Beyer débute sur une

nouvelle portée (Ex.1).

Exemple 1 : Johanna Beyer, Suite pour Clarinette 1, I. « Presto », mesures 1-76

Seeger suggère que la forme en vers apporte à la musique l'équivalent de l'assonance

en poésie : Beyer adopte cette suggestion en terminant chaque phrase par un motif montant

pointé.12 De plus, la forme du mouvement est celle du palindrome (une forme chère à

12 Seeger, “Manual of Dissonant Counterpoint,” p. 196.

4

Crawford),13 la seconde page étant la réplique rétrograde exacte de la première. Pour Seeger,

plus la mélodie dissonante est bonne, plus elle marche en rétrograde. Beyer fait preuve d’une

maîtrise absolue des principes de "mise en dissonance" mélodique qui est bien illustrée dans

la mélodie de la clarinette. L'implication d'accords parfaits est évitée en faisant suivre deux

intervalles consonants pas un intervalle dissonant formant une seconde mineure, une septième

majeure ou un triton avec l’une des notes de l’accord (Ex.2). La focalisation sur une note est

aussi évitée en plaçant six notes ou davantage avant toute répétition de cette note (Ex.3).14 À

cette époque, Beyer maintient cette façon d’aborder la mélodie dans plusieurs de ses

compositions.

Exemple 2 : Johanna Beyer, Suite pour Clarinette 1, I. « Presto », mesures 7-12, mesures 62-67

Exemple 3 : Johanna Beyer, Suite pour Clarinette 1, I. « Presto » mesures 3-6, mesures 7-12

Mais la Suite pour Clarinette 1 n’est pas qu'un simple exercice ou une imitation des

maîtres de Beyer. Tout en utilisant les exemples de Seeger et de Crawford, Beyer inclut

d’autres structures, comme par exemple des agrégats dodécaphoniques, un palindrome à

13 J.N. Straus, The Music of Ruth Crawford Seeger, pg. 67-68. 14 Seeger. “Manual of Dissonant Counterpoint”, p. 172-175.

5

l’intérieur de la forme palindromique générale ainsi qu’une construction mélodique additive.

Le résultat est une mélodie riche et structurellement complexe.15 Beyer construit chaque

phrase de la mélodie en utilisant une technique additive des plus novatrices. Comme le

montre l’exemple 1, chaque phrase qui vient après (b) est une répétition de la phrase

précédente avec quelques notes supplémentaires insérées dans la mélodie. Une variation est

aussi créée grâce à des changements de registre et de contour et à des substitutions de notes

intermittentes à partir de la phrase (e). Lorsque la longueur de la phrase commence à diminuer

après la phrase (h), les mélodies reviennent à des variations des phrases (f) à (c). Le procédé

constructiviste de Beyer rappelle l’approche de la mélodie dans Trois Pièces pour Clarinette

de Stravinski (1918) et nous fait penser au développement mélodique par amplification et

élimination de Messiaen décrite dans La Technique de mon Langage Musical.16

***

HARMONIE

Quatuor à cordes n° 2 ; Movement, pour deux pianos

Les procédés harmoniques ont aussi fait l'objet d'expérimentation de la part de Beyer.

L’influence de Crawford, Seeger et Cowell y est évidente. Mais la musique de Beyer dans son

ensemble jouit d'une identité harmonique forte, et à mon avis, il semble que ses compositions

aient été conçues avec plus de sens harmonique et moins d’indépendance

ou d’« hétérophonie » mélodique que Seeger ne le préconisait, ce qui est une caractéristique

de la musique de Crawford.17 Charles Seeger et Henry Cowell traitent tous deux des

possibilités harmoniques modernes basées sur des principes similaires :18

1) la superposition du même intervalle ;

2) la construction d’accords à partir des parties supérieures de la série des harmoniques ;

3) la résolution d'accords consonants en accords dissonants.

15 Cette mélodie est analysée en plus grand détail dans Marguerite Boland, “Experimentation and Process in the Music of Johanna Beyer”, Viva Voce 76 (2007), aussi disponible sur le site “Musik Und Gender im Internet” (MUGI) http://mugi.hfmt-hamburg.de/ 16 Olivier Messiaen, La Technique de mon Langage Musical. (Paris : Alphonse Leduc, 1956), p.28-29. 17 J.N. Straus, The Music of Ruth Crawford Seeger, chpt. 1. 18 Chpt.XVI ‘Chordal Dissonance: Tonal and Rhythmic’ dans Seeger, “Manual of Dissonant Counterpoint” et Cowell, New Musical Resources, en particulier chpt.1 ‘The Influence of Overtones in Music’ et chpt.4 ‘Dissonant Counterpoint’.

6

Le langage harmonique de Beyer des années trente est souvent basé sur ces principes.

Le « Largo » du second mouvement de son Quatuor à cordes no 2 présente une conception

harmonique originale que Cowell aurait sans doute appelé « une base dissonante

essentielle »19. Cette « base dissonante » se manifeste dans la basse du morceau qui gouverne

la progression harmonique générale. Les instruments à cordes les plus graves (violoncelle et

alto) jouent de longues notes tenues dont la durée diminue progressivement. Les nuances

crescendo-diminuendo alternent sur ces notes tenues. À ce sujet Mélissa de Graaf, la

spécialiste de Beyer, souligne l’influence évidente du contrepoint de nuances que Crawford

utilise dans le troisième mouvement de son Quatuor à cordes de 1931.20 Une réduction des

lignes (Ex.4) montre que les notes du violoncelle et de l’alto se déplacent les unes vers les

autres en mouvement chromatique contraire.

Exemple 4 : Johanna Beyer : Quatuor à cordes no.2, II. « Largo » réduction des lignes du violoncelle et de l’alto

Les intervalles entre les deux instruments se réduisent donc de plus en plus, et passent

de l’état de dissonance à celui de consonance. Vers le milieu du mouvement ils atteignent une

brève sur un intervalle de quinte juste. Un changement se produit alors. Le violoncelle et

l’alto commencent à jouer deux demi-tons à la fois, créant ainsi des clusters d’un ton. Le

mouvement contraire continue de sorte que les clusters de chaque voix finissent par se

rejoindre en formant un cluster central, puis se croisent et changent de registre. Ensuite ils

continuent à progresser jusqu’à ce que la même quinte juste (do-sol) soit atteinte, les voix

étant inversées. Il en résulte un cadre formé de quintes consonantes traditionnelles, à la fois en

durée et en intervalle, qui contient la section dissonante la plus cruciale du mouvement. En

application des principes de l'harmonie dissonante, la quinte juste se résout en dissonance

dans l'accord final du morceau (Ex.5).

19 Cowell emploie cette phrase dans New Musical Resources, p. 38. 20 Melissa deGraaf,. “Intersection of Gender and Modernism in the Music of Johanna Beyer.” Institute for Studies in American Music Newsletter vol.33 no.2 (Spring 2004).

7

Exemple 5 : Johanna Beyer, Quartuor à cordes no.2, II. « Largo », mesures 1-3 et mesures 43-53, accord

d’ouverture et l’accord final – construction dissonante d’accords

Cet accord final est une variante de l’accord d’ouverture. Ici, le retour traditionnel à

l’harmonie du début indique la fin. Mais le do#-do oscillant de l'alto, qui fait partie de

l'harmonie finale, est aussi emblématique de la base dissonante sur laquelle le mouvement est

bâti. Le do# de l'alto crée d'abord un intervalle de triton avec le sol du violoncelle et une

quinzième (deux octaves) avec le do# du second violon. Le do de l'alto crée ensuite un

intervalle de quarte avec le sol et une seizième avec le do#. Dans un contexte harmonique

traditionnel, en position de cadence, un mouvement par demi-tons ajoutés aux intervalles de

triton et de quarte suppose normalement une résolution sur la tonique. Mais l’usage que Beyer

fait de ces éléments implique qu’elle joue avec les relations traditionnelles de consonance-

dissonance. On entend l’alto qui essaie à plusieurs reprises d’atteindre la résolution, mais

quelle que soit la façon dont il se déplace, l’harmonie reste perpétuellement dissonante : non

seulement la résolution n’est plus désirée, mais de surcroît, elle n’est plus possible.

Les procédés harmoniques novateurs de Beyer montrent l’originalité de son

engagement envers les principes de dissonance partagés par les ultramodernes. Cette

originalité apparaît aussi dans son utilisation de clusters harmoniques. Dans la troisième partie

de ses Nouvelles Ressources Musicales, Henry Cowell définit les principes d’organisation des

clusters qui, selon lui, représentent bien plus que des « effets » sonores. C’est une « solution »

pour une harmonie dissonante structurée.21 Movement, pour deux Pianos, dédiée à Henry

Cowell, est par essence une étude d’harmonie en clusters. Beyer fait preuve d’une économie

motivique pour construire un morceau d’une forme des plus dramatiques. L’exemple 6

montre la transformation des cellules motiviques dans la première section.

21 Cowell, New Musical Resources, p. 111-116.

8

Exemple 6 : Johanna Beyer, Movement, pour Deux Pianos, Transformations des motifs dans la section 1, mm. 1-59.

Cellules motiviques dans mesure 1, Piano 2 motif x

motif y Piano 1 - transformations du motif x :

motif x: divisé

harmonisé

déplacé

activé

renforcé par les octaves et le changement de régistre harmonisé, octaves, et changement de régistre

déplacé, octaves et changement de régistre

activé et déplacé

harmonisé par clusters, étendu pas octaves, et changement de régistre

Piano 2 - transformations de motif y : mesures 1-42 : changement de la première hauteur et de registre

mesures 43-51 : intensification par octaves

mesures 52-59 – réduction d’activité rythmique. Seules les première et deuxième hauteurs de la série sont jouées

Mouvement à large échelle de la basse dans la section 1 – descente chromatique de si à do

9

10

Dans les premières mesures de la pièce, Beyer n’écrit pas de vrais clusters, mais obtient tout de

même un effet de cluster avec les deux motis x et y : les deux notes du motif x (formant une

seconde majeure) et les secondes mélodiques du septolet du motif y créent un effet de

grondement dans le registre plus grave du piano, semblable à des clusters. Dans les mesures qui

suivent, les deux motifs ressortent clairement et se transforment dans chaque phrase. La

transformation des motifs x et y devient de plus en plus intense au cours de la première partie.

L’harmonie devient aussi de plus en plus dense, s’accumulant en des clusters énormes et

dramatiques dans la partie centrale. Ici se trouve l'harmonie en clusters selon trois différentes

formes :

1) l'un des pianos soutient des clusters, tandis que l'autre émet des accords et des clusters arpégés

ou en trémolos. Ceci crée une résonance intense des harmoniques (mes. 61-74) ;

2) des clusters allant d'une à sept octaves sont soit arpégés, soit frappés simultanément (mes. 74-

82) ;

3) vers la fin de la partie centrale, de petits clusters de 3 ou 4 tons forment la mélodie du premier

piano (mes. 85-100).

Movement, pour deux Pianos apporte donc la preuve que Beyer avait complètement

absorbé le concept de clusters de Cowell. Elle mit en pratique la « variété potentielle » de

l’harmonie en clusters à laquelle il faisait référence, en utilisant un éventail de matériaux

musicaux minimum.

***

TIMBRE

Music of the Spheres

L'expérimentation sur le timbre est un domaine qui a fasciné de nombreux ultramodernes,

dont Henry Cowell bien sûr, mais aussi Varèse, Ives, etc… Beyer a elle aussi incorporé des

timbres nouveaux dans sa musique, et ceci de multiples façons. L’une des compositions sonores

les plus inhabituelles est un morceau de 1938 écrit pour « trois instruments électriques ou à

cordes » intitulé Music of the Spheres, une musique d’accompagnement pour ce qui reste son

œuvre inachevée la plus ambitieuse, l’opéra Status Quo. Bien qu’on ne sache pas trop quels

11

instruments électriques Beyer avait en tête, l’œuvre a été donnée avec des instruments à cordes

amplifiés jouant des glissandi continuels. Le mouvement s’ouvre avec un tambour à cordes

(instrument qu’utilisa Varèse par exemple dans Ionisation de 1931) et emploie aussi un triangle

tout au long du mouvement. Sans aucun doute inspirés par le titre de l’œuvre, ces sons évoquent

la création de l’univers et des corps célestes qui en font partie. L’œuvre débute lentement, mais

prend graduellement de la vitesse et de l'intensité, ce qui crée un effet tout à fait extraordinaire.

***

CITATION ET COLLAGE

Quatuor à cordes n°. 2, premier mouvement

Le dernier aspect du langage ultramoderne de Beyer que je voudrais examiner est celui de

la citation et du collage. Cet aspect fait référence à des questions de nationalisme et de création

d’une musique américaine qui était au cœur des préoccupations de bien des ultramodernes. Vers

le milieu des années trente, on n’avait toujours pas pu répondre à la question « Qu’est-ce que la

musique américaine? ». Comme Wiley Hitchcock l’a expliqué, l’héritage musical américain

(hymnes traditionnels, airs populaires et musique indigène) restait pour certains une source

importante pour la création de « l’américanité » dans la musique.22 Pour une émigrée comme

Beyer toutefois, on peut douter que l’américanité ait été au centre de ses préoccupations. Il est

cependant évident que l’usage de citations et de collages qu’elle pratique dans son Deuxième

Quatuor à cordes est une preuve du souci qu'elle avait de se détacher de son héritage musical.

Elle atteignit son indépendance, non pas en affirmant son américanité, mais en réinterprétant de

façon toute personnelle sa propre tradition germanique. Dans l’ouverture du premier mouvement

du Quatuor à cordes n° 2, Beyer cite l’air de Papageno « Ein Mädchen oder Weibchen » extrait

de Die Zauberflöte de Mozart (Ex.7).

22 Chpt.9 ‘The 1930’s and Early 1940’s’ dans H. Wiley Hitchcock, Music in the United States: A Historical Introduction, 2nd edn. (Englewood Cliffs, New Jersey: Prentice Hall, 1974) ;et Ashley Pettis, “The WPA and the American Composer.” The Musical Quarterly vol.26 no. (1940), p. 101-112.

Exemple 7 : Johanna Beyer, Quartuor à cordes n°. 2, I. « Allegretto », violoncelle mesures 1-10, Thème de l’air de Papageno “Ein Mädchen oder Weibchen” extrait de Die Zauberflöte de Mozart et cellules motiviques.

S’il y a de toute évidence pas mal d’humour dans l'adaptation de cette mélodie, cette citation (qui

rappelle la musique d’Ives) est plus qu’une plaisanterie. L’air apparaît clairement dans le premier

ainsi que le dernier mouvement de ce quatuor à cordes. Il sert aussi de structure aux deux

mouvements centraux.23 Cette réinterprétation par Beyer suggère que la tradition tonale doit

évoluer vers un état dissonant. Le thème subit progressivement un procédé de « mise en

dissonance ». Après son introduction initiale, le thème est répété, cette fois avec quelques

« fausses notes » et un changement de registre (Ex.8).

Exemple 8 : Johanna Beyer, Quartuor à cordes n°. 2, I. « Allegretto », violoncelle mesures 11-19, thème avec “fausses” notes.

Puis mesure 20, le thème se fracture en plusieurs cellules motiviques qui sont identifiées dans

l’exemple 7. Ces cellules sont ensuite réparties entre les quatre instruments à cordes (Ex.9). Le

thème est littéralement découpé en morceaux et inséré dans un monde de dissonances utilisant ses

propres éléments « contre » lui-même, pour ainsi dire. Le thème tonal essaie de s’affirmer, mais

il est constamment recouvert par ses propres motifs et réintégré dans le tissu du contrepoint

12

dissonant. À ma connaissance, ce traitement de la citation et du collage est spécifique à Beyer,

bien qu’il rappelle un peu la façon dont Schoenberg cite « O Du liebe Augustin » dans le scherzo

de son Second Quatuor à Cordes de 1908.24

Exemple 9 : Johanna Beyer, Quartuor à cordes no. 2, I. « Allegretto », mesures 27-34, thème fracturé en cellules motiviques et répartis entre les quatre instruments.

Cet air particulier, la « Lamentation de Papageno pour une âme sœur absente »,25 pourrait être vu

comme une résonance personnelle pour Beyer qui, pour autant que nous le sachions, est restée

23 Kennedy et Polansky, “ ‘Total Eclipse’”, p. 752. 24 Walter Frisch, The Early Works of Arnold Schoenberg 1893-1908 (Berkley: University of California Press, 1993), pp. 265-266 25 Larry Polansky, Liner Notes. 9 Preludes. Sarah Cahill (piano), (New Albion Records NA 114CD, 2000).

13

célibataire et n’avait aucun lien familial.26 Mais son choix de citer un air d’opéra est intéressant

pour une autre raison. Dans la demande de fonds qu'elle soumet pour pouvoir composer son

propre opéra,27 elle souligne qu’elle est convaincue que « les thèmes traditionnels de l’opéra sont

démodés et n’ont plus grande signification pour notre époque ». Mais elle n’a nullement

l’intention de rejeter complètement l’héritage musical, et elle affirme : « je serai capable de

rappeler divers systèmes musicaux anciens et leur donner la place importante qu'ils occupent

dans l’évolution de notre vie sociale ». Le tableau synoptique de son opéra montre qu’à ses yeux,

la forme dramatique de l’opéra était un moyen par lequel le passé pouvait être réévalué à la

lumière des développements musicaux et sociaux contemporains. Ces développements se

concentraient pour elle sur une conscience musicale et politique internationale : les quatre actes

de son opéra s’intitulent « USA », « le Kremlin », « Rome-Berlin » et « Genève ». L’intrigue

comprend entre autres « des voyages vers d’autres îles, continents, … pour découvrir ce que

d’autres influences peuvent apporter à la musique… », ce qui reflète sans doute ses propres

expériences et aspirations. Alors que pour certains le nationalisme musical se devait de couper

radicalement et fondamentalement tous liens avec le passé, Beyern quant à elle, atteint un but

similaire en optant pour une orientation internationale inclusive.

Rita Mead affirme que dans tous les domaines artistiques de l’époque, les Américains

s’efforçaient non pas d’établir un art nationaliste, mais de « trouver leur place dans un

mouvement international »28. Les ultramodernes Américains étaient bien entendu à l'écoute de la

scène internationale, grâce aux organisations telles que la Pan American Association of

Composers et le groupe Franco-américain Pro Musica. Certains des compositeurs et

« agitateurs » les plus importants du milieu de la musique moderne aux Etats-Unis étaient en fait

des émigrés français parmi lesquels figuraient bien sûr Edgard Varèse et Dane Rudhyar. Avec le

recul, il est évident que bien des préoccupations musicales des ultramodernes étaient partagées

par les compositeurs européens. Des deux côtés de l’Atlantique on trouva finalement des

« solutions » similaires pour le traitement ou le remplacement des matériaux musicaux

traditionnels. Pour les ultramodernes Américains, il était cependant essentiel de donner une

légitimité à la naissance d’une nouvelle expression musicale créative au sein d’une nouvelle

26 ibid. et Kennedy et Polansky, “ ‘Total Eclipse’”, p. 720. 27 Kennedy and Polansky, “ ‘Total Eclipse’”, p. 750. 28 Rita Mead, Henry Cowell’s New Music 1925-1936: The Society, the Music Editions and the Recordings (Ann Arbor: UMI Research Press, 1978), p. 2-3.

14

15

nation. C'est dans ce terrain fertile que la musique de Johanna Beyer a pu être composée et

parfois jouée. Il a fallu cependant attendre près d’un demi-siècle pour qu’elle soit redécouverte.

© Marguerite Boland