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VICKÏ BELLEHlEll
LE LÏSIS 1 PLATON. ETUDE D'UNE INTERROGATION SI LE FONDEMENT DE L'AMITIE.
Mémoire
présentéà la Faculté des études supérieures
de 11 Université Laval pour 1'obtention
du grade de maître ès arts (M.A.)
FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITE LAVAL
FEVRIER 1995
@ Vicky Bellehumeur, 1995
Résumé
Cet essai se veut une étude approfondie du Lysis de Platon. Le but que nous nous
donnons à travers lui est de mettre en valeur 1'interrogation du philosophe par
rapport au fondement de la relation privilégiée à autrui que constitue l'amitié.
Une analyse serrée du texte nous permettra d'abord de nous familiariser avec les
conceptions régnant à l'époque du penseur à propos justement de ce rapport à
l'autre, de constater ensuite avec lui 1'insuffisance de celles-ci et,
finalement, de comprendre la nécessité d'innover pour faire avancer la recherche
sur 1'essence même de l'amitié. Des thèmes aussi importants que celui de la
privation, du désir, de la convenance existant entre l'amant et l'aimé ainsi que
celui de notre quête d'un prôton philon se trouveront alors développés. Ils
annonceront les traits essentiels d'oeuvres postérieures telles que le Banquet
et le Phèdre.
Etudiante Directeur de recherche
Avant-propos
Rencontrer autrui et établir un lien privilégié avec lui s'avère toujours
un moment précieux dans une vie d'homme et de femme. En effet, réussir à
s'approcher de l'autre, à le toucher dans ce qu'il est essentiellement et, dans
un même temps, à sentir qu'à travers sa personne nous atteignons un peu plus
nous-mêmes le bien que tous et toutes espèrent, est un instant unique dans
l'existence humaine. D'ailleurs, c'est probablement pour comprendre davantage
cet instant que je me suis penchée au cours de ce mémoire de maîtrise sur le
thème de l'amitié. Intriguée par le développement de nos rapports à autrui, je
souhaitais comprendre, il est vrai, ce que précisément nous recherchons lorsque
d'un contact pour le moins superficiel avec l'autre nous cheminons vers une
relation beaucoup plus profonde.
Bien entendu, l'étude effectuée ne fut pas toujours des plus faciles.
Je tiens donc à témoigner toute ma gratitude à ceux et celles qui en permirent
la réalisation. Parmi eux. Monsieur Thomas De Koninck, mon directeur de
recherche, que je remercie sincèrement pour m'avoir orientée dans ma quête en
me laissant cependant la liberté d'apprendre et de découvrir. Je lui suis très
reconnaissante pour sa confiance, sa disponibilité ainsi que son attitude à tout
moment humaine.
Merci également à ma famille; à Gérard et Rosanne, des parents
exceptionnels qui jamais n'ont cessé de croire en moi; à Annie et Nadia, des
petites soeurs qui supportèrent trop souvent mes moments d'impatience. Merci
spécial à grand-mère Jeannine pour le courage qu'elle m'enseigna en cours de
route.
Enfin, merci à Eric, mon ami de toujours, celui que j'aime et qui partagea
tout au long de ce travail mes craintes, mes instants de désespoir et aussi, il
ne faut pas les oublier, ceux de découverte et de grande joie. Merci d'avoir
bien voulu lire mes petits bouts de paragraphe et d'avoir participé à mes
interrogations. Tu as été mon plus grand soutien, celui grâce à qui aujourd'hui
j'avance ... je fais un pas de plus!
Table des matières
Résumé...................................................................IIAvant-propos............................................................ IIITable des matières....................................................... IV
Introduction générale..................................................... 1
Première partie: Examen des conceptions anciennes de l'amitié.............. 11
Chapitre I: Le savoir, à l'origine de la liberté et de l'amitié............ 12
Préambule.......................................................... 13
1.0) Le savoir, une condition de liberté..............................171.1) Savoir de l'enfant versus liberté accordée par
les parents.............................................. 181.2) Savoir de l'être humain versus liberté accordée
par 1 'ensemble des hommes................................. 19
2.0) Le savoir, une condition de l'amitié............................. 222.1) L'homme savant; un être aimé parce qu'utile et
bon..................................................... 222.2) Conception utilitaire de l'amitié.......................... 23
2.2.1) Critique d'Aristote............................... 232.2.2) Conception véritable de Platon......................25
2.2.2.1 ) Question de la vertu-science................252.2.2.2) L'homme bon; un être nécessairement
utile.....................................272.2.2.3) Socrate, un "ignorant" aimé................. 302.2.2.4) L'agir envers l'être aimé...................31
2.2.2.4.1) L'agir de Socrate envers Lysis...... 322.2.2.4.2) Raison ou but de cet agir........... 33
Chapitre II: L'ami: celui qui aime, celui qui est aimé ou celui qui aimeet est aimé?.................................................35
1.0) Qui est l'ami?.................................................. 371.1) L'ami: celui qui aime et est aimé?.........................38
1.1.1) Objection: existence d'une amitié sans réciprocité.. .391.2) L'ami: celui qui est aimé?................................. 39
1.2.1) Objection: haine possible entre l'aimé et 1'amant.... 401.3) L'ami: celui qui aime?..................................... 40
1.3.1) Objection: haine possible entre l'aimé et l'amant... .411.4) Conclusion: aucune réponse à la question "qui est l'ami?"... .41
1.4.1) Difficulté: des options non complètement considérées.411.4.2) Nécessité d'une disposition pour le bien............ 42
Chapitre III: Examen des causes attribuées à la naissance de l'amitié........45
1.0) La ressemblance............................................... 461.1) Les méchants.............................................48
1.1.1) De l'impossibilité de l'amitié..................... 481.1.2) Objection: amitié utilitaire....................... 49
1.2) Les bons.................................................501.2.1) De l'impossibilité de l'amitié..................... 511.2.2) Difficultés dans l'argumentation de Socrate......... 52
1.2.2.1 ) Un homme bon absolument?................... 521.2.2.2) Glissement de sens du terme "semblable".....53
2.0) L'amitié des contraires..........................................542.1 ) De 1 ' impossibilité de 1 'amitié.............................56
3.0) Conclusion de l'examen...........................................583.1) Insuffisance des théories envisagées....................... 583.2) Nécessité d'un juste milieu entre la ressemblance et la
contrariété.............................................. 58
Deuxième partie: Théorie socratique de l'amitié............................ 61
Chapitre I: Le bien, ultime objet de l'amitié..............................62
1.0) Le beau: ce qui nous est ami.................................... 631.1) Le beau sensible et le beau transcendantal................. 631.2) Le beau: une manifestation du bien......................... 65
2.0) L'ami du bien: un intermédiaire..................................662.1) L'intermédiaire, ami du bien ou de son pareil?............. 67
2.1.1) De l'impossibilité d'une amitié entreintermédiaires................................... 68
2.1.2) Conclusion et exemples............................. 682.1.2.1) Rôle important du mal dans notre désir
du bien...................................692.2) Première définition de l'ami suggérée par Socrate............ 72
2.2.1) Interrogations suscitées par cette premièredéfinition....................................... 73
3.0) Objet véritable de tout désir................................... 743.1) Nature intentionnelle du désir.............................75
3.1.1) Caractère de l'objet visé par l'amitié..............763.1.1.1) Difficulté résultant du caractère de
l'objet visé par 1 ' amitié...................773.1.2) Les multiples objets aimés versus un premier aimé....78
3.1.2.1) Les multiples objets aimés: des images duvéritable ami............................. 79
3.2) Le bien comme premier aimé................................. 823.2.1) Objection de Socrate: le bien aimé à cause du mal....823.2.2) Réponse à l'objection.............................. 84
3.2.2.1) Le bien absolu: indépendant du mal parnature................................... 85
3.2.2.2) Indépendance de certains désirs relativement à la présence du mal 86
4.0) A l'origine de l'amitié: un désir pour ce qui nous convient.......904.1 ) Spécificité du désir...................................... 92
4.1.1) Le manque : moteur du désir......................... 924.1.2) Le convenable: objet du désir...................... 93
4.1.2.1) La convenance : explication de laréciprocité d'affection....................94
4.2) Nature du convenable.......................................974.2.1) Le semblable..................................... 98
4.2.1.1) Le relatif................................994.2.2) Le bon........................................... 99
5.0) Echec de la recherche sur l'essence de l'amitié..................1015.1) Conclusion négative du Lysis?............................. 103
Conclusion générale..................................................... 106
Bibliographie 124
Introduction générale
2
Qu'il en soit conscient ou non, l'être humain développe au
long de son existence un nombre impressionnant de rapports avec
autrui. Du tout premier jour de sa vie à 1'instant fatidique de
sa mort, la quantité de fois qu'il entre en contact avec un
semblable pourrait même être qualifiée d'incalculable. En fait,
à tout moment ou presque il est appelé à vivre une relation avec
l'autre. Enfant, il relève déjà par exemple, et cela
continuellement, des hommes et des femmes qui 1'entourent. Le
contact qu'il a alors avec autrui en est un de grande dépendance.
A mesure qu'il prend de l'âge, cependant, les liens qu'il établit
librement le conduisent de plus en plus à entrer en relation avec
des êtres de son choix. Des rapports aussi privilégiés que ceux
de l'amitié voient à ce moment là le jour 1
Or, c'est à ce genre de rapport justement que nous porterons
attention ici. Sachant effectivement qu'il s'avère impensable que
chacune des rencontres effectuées par l'être humain au cours de sa
vie débouche sur une relation particulière, nous voulons comprendre
ce qui fait que nous passions précisément, en certains cas, d'une
relation superficielle à un rapport privilégié, c'est-à-dire, un
rapport à travers lequel l'autre et moi-même se rencontrons dans
ce que nous sommes essentiellement. Nous souhaitons connaître
quels facteurs se trouvent en cause pour que d'un simple contact
avec autrui, nous cheminions vers une profonde amitié ou même
parfois vers un puissant amour. En un mot, nous espérons saisir
quel est le fondement de la relation privilégiée et, notamment,
celui de l'amitié.
Il faut le reconnaître, maintenant, d'autres avant nous
s'interrogèrent sur le sujet. L'intérêt pour la question remonte
en effet aussi loin que 1'Antiquité. Dans les poèmes homériques,
par exemple, la notion de philia occupait déjà une place
importante. Elle se trouva également mise en valeur dans 1'oeuvre
du poète Hésiode. Puis, elle fut développée par Théognis, les
3
pythagoriciens, les tragiques dont, notamment, Eschyle, Sophocle
et Euripide, les historiens tels qu'Hérodote et Thucydide,
Empédocle, les sophistes comme Protagoras, Gorgias, Hippias et
Antiphon, par des philosophes aussi illustres que Platon et
Aristote ainsi que par les stoïciens et les épicuriens.1
En réalité, c'est parce qu'ils évoluaient à une époque où
l'amitié jouait un rôle primordial que ces hommes se penchèrent
sur la question. Nous ne pouvons le nier, au cours de l'Antiquité,
l'importance majeure attribuée à la vie publique de la cité avait
en quelque sorte pour conséquence de pousser l'individu à établir
des contacts avec autrui. En ce temps où chacun devait plus
fortement encore se prononcer sur les affaires de l'Etat, faire
valoir son point de vue pour le bien des autres et celui de la
cité, les rencontres se trouvaient effectivement favorisées entre
gens du peuple. Bien entendu, dans cette arène publique, pour ne
pas dire politique, le pouvoir appartenait à ceux capables non
seulement d'influencer la population, mais aussi d'établir des
contacts judicieux, des relations payantes.2 D'où, nous sommes
à même de le comprendre, la portée de l'amitié politique.
Outre cette dernière amitié, cependant, celles nouées dans la
vie privée occupaient une place également très importante.
Evoluant dans un monde presqu'uniquement masculin ou, plus
exactement, dans une société où la femme possédait peu ou pas
d'influence, il n'était pas rare il est vrai de voir naître entre
les hommes des amitiés profondes et intenses. Certains auteurs
qui, dans leurs oeuvres, en firent part, furent souvent accusés
d'ailleurs de défendre ou encore de prôner l'homosexualité. Disons
1. Pour une connaissance plus approfondie de l'amitié gréco- romaine, se référer à l'ouvrage de Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique.Bibliothèque d'histoire de la philosophie, Vrin, Paris, 1974.
2. Phénomène, doit-on le souligner, encore valide aujourd'hui.
4
tout simplement qu'une meilleure compréhension de 1'organisation
sociale de 1'époque aurait peut-être évité de tels jugements.3
Quoiqu'il en soit, ce n'est pas sur un sujet aussi délicat que
celui de l'homosexualité à l'époque de l'Antiquité que nous nous
proposons de travailler pour 1'instanti Ce que nous souhaitons
faire, plutôt, est de considérer en détail la pensée de l'un des
philosophes de ce temps qui, justement sensible au phénomène humain
que représente l'amitié, consacra un ouvrage entier à sa
compréhension. Platon, homme reconnu et respecté, tenta
effectivement de cerner dans le Lysis, une oeuvre de jeunesse,
l'essence même de ce rapport privilégié à autrui. C'est avec lui,
nous le disions, et surtout avec cette oeuvre spécifique que nous
voulons maintenant poursuivre notre étude.
Evidemment, certains ne manqueront pas de nous faire remarquer
tout de suite la non primauté du Lysis dans l'ensemble de l'oeuvre
de Platon. C'est à un ouvrage secondaire de l'auteur qu'on nous
reprochera peut-être même de vouloir porter attention. Ce qui ne
s'avère pas sans fondement d'ailleurs! Il faut en être conscient,
le Lysis ne possède pas la renommée du Banquet, du Phèdre ou encore
de toutes ces autres oeuvres marquées par la maturité du
philosophe. Il s'agit en outre d'un texte souvent mis de côté à
cause justement de la période où il fut écrit, c'est-à-dire, la
jeunesse de Platon. Pourtant, le contenu de cet ouvrage se révèle
un des plus riches et ce, non seulement parce qu'il renferme les
germes de réflexions ultérieures de son auteur, mais aussi et
surtout parce qu'il laisse voir la créativité de ce dernier par
rapport à ses prédécesseurs. Trop souvent sous-estimé, ce dialogue
3. Pour comprendre davantage cette question ambiguë de l'homosexualité à l'époque de l'Antiquité, se référer à l'ouvrage d'Henri-Irénée Marrou, Histoire de l'éducation dans 1'Antiquité, 6em- édition. Seuil, Paris, 1965; en particulier au chapitre III "De la pédérastie comme éducation".
5
de Platon mérite en fait, et c'est ce que nous croyons, une lecture
méticuleuse et approfondie, une analyse permettant à tous et chacun
de s'apercevoir de la qualité du texte et de la pensée d'un homme
qui, malgré sa jeunesse, su poser les bonnes questions et, par le
fait même, susciter une réflexion sérieuse et empreinte de sagesse
en ce qui a trait à l'amitié.
Parcourir, analyser, pénétrer le Lysis de Platon pour enfin
en ressortir avec la conviction d'avoir bien saisi la pensée de
1'auteur concernant 1'essence de ce rapport privilégié à autrui
que constitue l'amitié et surtout d'avoir permis à d'autres de
s'apercevoir de 1'intérêt de cet ouvrage, voilà donc ce que nous
nous donnons comme objectif.
Naturellement, nous ne croyons pas qu'un exercice de la sorte
soit sans difficulté. Analyser une oeuvre de Platon, tenter d'en
extraire les points les plus importants, c'est déjà trahir en
réalité l'élan et la beauté présents dans 1'ouvrage même de
l'auteur. Sauf que nous devons en être conscients et 1'accepter,
aucune interprétation ou encore analyse ne saurait de toute façon
rendre compte aussi parfaitement du travail d'un auteur et de sa
pensée que l'oeuvre même de celui-ci.
Ce qui complique davantage la tâche maintenant lorsque nous
désirons interpréter un texte de Platon, c'est le fait que le
philosophe utilise constamment le personnage de Socrate à travers
ses oeuvres. Toujours campé ou presque dernière cet homme coloré,
Platon laisse difficilement voir, il est vrai, sa véritable pensée.
En réalité, nul n'arrive à dire exactement s'il exprime bien par
1'intermédiaire du vieil homme sa propre façon de voir les choses
ou, tout simplement encore, s'il partage la même que celui-ci.
Nous pouvons bien croire qu'avec toute 1'admiration qu'il lui
vouait il pensait effectivement comme Socrate, mais jamais nous
sommes et nous serons en mesure de 1'affirmer catégoriquement 1
6
Nous ne devons pas oublier aussi que chaque oeuvre possède ses
propres difficultés. Le Lysis, lui, se révèle un éveil au
phénomène de l'amitié. Le vocabulaire utilisé au sein de ce
dernier pour parler des différents aspects de cette relation à
l'autre est par le fait même quelque fois ambiguë. Ce qu'il faut
savoir, c'est qu'en grec quatre mots reviennent constamment lorsque
nous parlons des formes d'amour. Il s'agit de: storgê pour
désigner 1'affection, érôs pour indiquer l'amour et, plus
précisément, l'amour passion, philia qui renvoie à l'amitié puis
agapan qui, lui, signifie aimer, estimer. Or, dans le Lysis, la
différenciation que mérite ces quatre termes n'est tout simplement
pas faite. Philein et philia largement employés dans 1 'ouvrage et
indiquant presque toujours dans son sens le plus large le fait
d'aimer occupent en réalité la majeure partie de l'oeuvre. Ils
recoupent bien souvent du même coup les autres formes d'amour
identifiées précédemment et rendent 1'interprétation quelque fois
plus difficile. Mais nous l'avons mentionné, le Lysis s'avère une
première tentative de la part de Platon en ce qui a trait à la
compréhension de l'amitié. Il est donc normal qu'il témoigne d'un
certain tâtonnement dans la définition de ces termes. Dans les
oeuvres postérieures telles que le Banquet et le Phèdre, le
vocabulaire relatif aux multiples formes d'amour se précisera
davantage.
Ce qui importe, toutefois, c'est qu* au-delà de ces
difficultés, le Lysis de Platon soit une recherche authentique sur
le fondement du rapport privilégié à autrui qu'est l'amitié. En
effet, il ne s'agit pas d'une oeuvre à travers laquelle le
philosophe impose une façon de penser ou encore s'assoit sur des
théories déjà toutes faites, mais bien d'un ouvrage où il
interroge, examine, analyse et, avec l'aide de Socrate, donne à ses
lecteurs des pistes de réflexion. D'ailleurs, ce qu'il souhaite
le plus, c'est qu'à travers les questions simples mais essentielles
qu'il pose dans le Lysis, chacun en arrive également à réfléchir
7
par lui-même. Il veut qu'auprès des différents intervenants réunis
autour de Socrate pour saisir l'essence de l'amitié, le lecteur
trouve lui aussi sa place, qu'il soit confronté aux mêmes
interrogations, qu'il tente d'y répondre et surtout que sa
curiosité soit piquée de façon à ce qu'il poursuive ensuite lui-
même 1'enquête.
Bien entendu, Platon ne lance personne dans ce genre de
recherche sans préparation. Lentement, avec le talent littéraire
que nous lui connaissons, il installe son lecteur dans un lieu,
une ambiance, un groupe où la discussion se trouve favorisée et
surtout où il peut se sentir lui-même, nous venons de le
mentionner, intervenant. Il fait tout, autrement dit, pour qu'il
participe à son examen!
Au cours de notre exposé, nous constaterons nous-mêmes avec
quelle force Platon arrive à captiver son lecteur. En suivant pas
à pas le Lysis, en restant même collés au texte pour ne rien
manquer de sa richesse, nous tomberons nous aussi en fait sous le
charme de l'oeuvre. Cela nous permettra en outre de passer d'une
simple analyse à une participation à la discussion menée par
Socrate sur l'amitié.
De façon plus précise, notre étude comportera deux parties
principales. La première, "Examen des conceptions anciennes de
l'amitié”, correspondra en réalité à un retour entrepris par
Socrate au sein même du Lysis sur toutes ces théories antérieures
à propos du rapport privilégié à autrui que constitue l'amitié.
Elle comportera trois chapitres. Le premier, intitulé "Le savoir,
à l'origine de la liberté et de l'amitié”, nous permettra, d'une
part, de se familiariser avec la conception utilitaire de l'amitié
qui régnait à l'époque et, d'une autre, de saisir déjà ce que
Platon entendait, lui, par véritablement utile au niveau de la
relation amicale. Une attention particulière sera portée à ce
8
moment même à la notion de sophia. Nous verrons plus
spécifiquement alors 1'importance du savoir au niveau de
11 acquisition de la vertu.
Le deuxième chapitre,"L'ami : celui qui aime, celui qui est
aimé ou celui qui aime et est aimé?" visera, quant à lui, à
déterminer justement qui est l'ami. Les questions posées par
Socrate y seront claires : l'ami est-il celui qui aime, celui qui
est aimé ou encore celui qui à la fois aime et est aimé? Le thème
de la réciprocité d'affection au niveau de l'amitié s'avérera un
point important de cette section.
"Examen des causes attribuées à la naissance de 1'amitié" se
révélera, pour sa part, le troisième chapitre de cette première
partie. Il consistera, ainsi que le mentionne bien son titre, en
une analyse des principes généraux considérés comme à la base de
la relation amicale. Des théories explicatives telles que celles
de la ressemblance et de la contrariété s'y verront largement
étudiées par Socrate et, du même coup, bien entendu, par Platon.
Le tout se terminera lorsque le vieil homme constatera
1'insuffisance des thèses envisagées et la nécessité de développer
une nouvelle façon de considérer et d'expliquer l'amitié.
De là, d'ailleurs, 1'émergence de la seconde partie de notre
étude, intitulée : "Théorie socratique de l'amitié". Marquée par
un seul chapitre, "Le bien, ultime objet de l'amitié", cette partie
d'une importance majeure viendra en fait reprendre à la fois
certains éléments du passé à propos de la conception de 1'amitié
et instaurer des composantes entièrement nouvelles. C'est là en
outre que nous verrons pourquoi Platon, toujours et encore par
1'intermédiaire de Socrate, prit d'abord le temps de repasser en
revue les multiples opinions déjà existantes à propos justement de
l'amitié. Connaissant la valeur de chacune d'elles, nous nous
apercevrons en effet qu'il ne pouvait les passer sous silence.
9
Nous constaterons aussi qu'en tant qu'amoureux de la sagesse, il
n ' était pas à même de supporter que les hommes croient qu'il
s'agissait des seules explications possibles quant à 1'essence de
ce rapport privilégié à autrui. En fait, nous prendrons alors
conscience que ce n'est ni un rejet ni une acceptation totale des
différents points de vue populaires à propos de 1'amitié que le
philosophe effectua dans cette partie du Lysis, mais bien un choix
judicieux de ce qui, dans ces thèses du passé, se révèle le plus
juste et le plus vrai. Nous découvrirons également dans cet effort
de Platon pour comprendre 1'essence même de ce phénomène humain
qu'est 1'amitié des éléments tout à fait nouveaux, des façons de
voir dépassant en originalité celles de ses prédécesseurs.
Pour dire vrai, ce dernier chapitre permettra au lecteur de
se familiariser avec des thèmes qui, dans les oeuvres postérieures
telles que le Banquet et le Phèdre, se trouveront davantage
exploités et surtout précisés. Des notions comme celle du manque,
du désir, de la recherche du beau et du bien prendront
effectivement forme dans le Lysis de Platon. Elles apparaîtront
en fait avec des questions telles que ; qu'est-ce qui d'abord nous
incite à aimer et qu'est-ce qu'on aime quand on aime vraiment?
Autrement dit, elles émergeront de la recherche de la cause et de
la fin de l'amitié. Le thème du proton philon s'avérera d'ailleurs
un point majeur dans ce dernier chapitre de notre étude.
Bien entendu, au cours de notre analyse, nous ne pourrons pas
ne pas tenir compte du travail imposant réalisé par Platon après
le Lysis. Nous l'avons souligné à quelques reprises, le Banquet
et le Phèdre se révèlent des oeuvres où le philosophe donna encore
plus de profondeur à sa philosophie de l'amour. S'y référer en
certaines occasions ne peut, par le fait même, qu'enrichir notre
étude et surtout faire valoir le rôle précurseur du Lysis quant à
cette philosophie.
10
Pour terminer, espérons simplement que notre étude rende
possible une meilleure compréhension de la relation privilégiée à
autrui que constitue l'amitié et surtout qu'elle ouvre la voie à
une réflexion encore plus profonde à savoir, celle concernant notre
recherche incessante du Bien lui-même.
Première partie
Examen des conceptions anciennes de l'amitié
Chapitre I
Le savoir, à l'origine de la liberté et de l'aiitié
13
Préambule:
Le Lysis de Platon, pour nous permettre d'en apprécier le
développement, débute d'abord lorsque Socrate, personnage central
de tous les dialogues du philosophe, entame le récit d'une
rencontre et d'un entretien auquel il participa jadis avec une
poignée de jeunes Athéniens. L'histoire commence, comme nous
sommes à même de nous en apercevoir en parcourant les premières
lignes de 1'ouvrage, lorsque se dirigeant vers le Lycée, Socrate
croise Hippothalès et Ctésippe en compagnie de quelques autres
jeunes gens. Interpellé par le premier et invité à se joindre au
groupe, il hésite tout de même à abandonner son chemin. "La chose
en vaut pourtant la peine (203b)"1 lui assurera à ce moment
Hippothalès. Piqué dans sa curiosité, le vieil homme demandera au
moins à connaître le lieu vers lequel on souhaite le conduire ainsi
que ceux qui le fréquentent. Le jeune homme lui indiquera
immédiatement alors 1'emplacement d'une nouvelle palestre et lui
expliquera qu'il s'agit de 1'endroit où ses compagnons, lui-même
ainsi que de nombreux beaux jeunes gens emploient leur temps à
s'entretenir. Tous espèrent d'ailleurs, ajoutera-t-il, voir
Socrate participer aux discussions.
L'offre est alléchante 1 Cela pourrait bien être 1'occasion
pour Socrate, en effet, d'interroger cette jeunesse qui le réclame
et, par surcroît, de rencontrer de beaux enfants. Avant de se
plier à la demande, toutefois, le vieil homme désirera savoir en
quels termes on veut qu'il se présente en ce nouveau lieu ainsi
que le nom de 1'enfant qui y est considéré comme le plus beau. A
la première question, Hippothalès ne donnera aucune réponse ; il
restera silencieux quant à la raison pour laquelle on souhaite la
compagnie de Socrate. Puis, il s'abstiendra de nommer précisément
1'enfant le plus beau de 1'endroit, prétextant que "Les préférences
Platon, Lysis, in Oeuvres complètes, T.II, 4*m“ édition. Traduction Alfred Croiset, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1965, page 130.
1
14
sont diverses ... (204b)"2 Pour lui, nul ne saurait juger
absolument de la beauté puisque celle-ci dépend en fait de
11 opinion. Si nous voulions le dire autrement, comme Protagoras,
Hippothalès semble croire que "... l'homme est la mesure de toutes
choses ... telles tour à tour m1 apparaissent les choses, telles
elles me sont; telles elles t1 apparaissent, telles elles te sont
... (152a)"3 4
Mais voilà, lorsque Socrate insiste pour connaître qui, selon
lui, est le plus bel enfant, Hippothalès se trouve embarrassé et
rougit. Socrate devine alors rapidement l'amour qu'éprouve le
jeune homme pour l'un des garçons de 1'endroit. En fait, il semble
bien qu'au fond de lui-même, Hippothalès croit sincèrement
connaître celui dont la beauté est reconnue inconditionnellement.
Désarçonné par la question de Socrate et, plus encore, par le fait
que celui-ci affirme posséder un don des dieux le rendant capable
d'identifier rapidement un amoureux ou un aimé, il ne réussira
cependant pas à nommer celui vers qui se porte son amour.
Agacé par la soudaine modestie de son compagnon, Ctésippe,
lui, dévoilera à Socrate toute 1'attitude amoureuse d'Hippothalès:
" ... il nous étourdit du nom de Lysis et nous en avons les
oreilles rebattues ... mais le pis, c'est quand il chante ses
amours d'une voix redoutable à laquelle nous ne pouvons échapper
(204c-d)."A Sourd aux reproches adressés au jeune soupirant,
Socrate, pour sa part, se contentera de s'informer sur le jeune
Lysis en question. Outre le fait que celui-ci provienne d'une
famille célèbre, il apprendra que l'enfant se démarque notamment
2. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 131.
3. Platon, Théétète, in Oeuvres complètes, T.VIII, 2em'1 partie, 3eme édition. Traduction Auguste Diès, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1955, page 170-1.
4. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 131.
15
des autres par sa grande beauté. " ... sa figure suffit à elle
seule à le faire reconnaître"5, soulignera Ctésippe à ce sujet.
Ensuite, il demandera à Hippothalès de célébrer cet amour devant
lui et ce, afin qu'il puisse juger si oui ou non il sait comment
11 amoureux doit parler à son aimé ou encore comment il doit le
faire à d'autres. Pour le rassurer, probablement, il lui
expliquera que sa curiosité ne concerne nullement ses vers ou ses
chansons, mais bien sa pensée elle-même. En d'autres mots, il
souhaitera savoir quel comportement adopte Hippothalès à l'égard
de son aimé. Sarcastiquement, ce dernier lui répondra que Ctésippe
saura sûrement 1'informer à ce sujet, lui qui affirme avoir tant
entendu parlé du beau Lysis. Ce que Ctésippe ne manquera pas de
faire d'ailleurs. Il renseignera en effet Socrate sur 1 ' incapacité
d'Hippothalès de parler de celui qu'il aime de façon personnelle
et sur les éloges superficielles qu'il compose concernant les
ancêtres de Lysis.
Mais le vieil homme ne réprimandera pas Hippothalès1 II
tentera plutôt de lui faire découvrir quelle maladresse il
manifeste dans sa cour de l'aimé. Dans un premier temps, il
1'amènera à prendre conscience que les éloges qu'il compose pour
Lysis ne visent que lui-même. En effet, plus celles-ci seront
grandes, plus Hippothalès en tirera crédit si, comme il le souhaite
bien entendu, il parvient à conquérir le beau Lysis. D'un autre
côté, avisera par contre Socrate, " ... s'il t ' échappe, plus tu
auras fait l'éloge de ton bien-aimé, plus les belles jouissances
dont tu seras privé paraîtront grandes, et toi, ridicule"6 D'où
est-il préférable de ne pas célébrer l'aimé avant de l'avoir fait
sien 1 Le vieux sage complétera également en disant que combler
l'être aimé de louanges ne peut que remplir celui-ci d'une trop
5. Platon, Lysis, in Premiers dialogues. Traduction et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 1967, page 316.
6. Ibid., page 317.
16
grande fierté, d'un orgueil démesuré, et rendre, du même coup, sa
capture beaucoup plus ardue. Il ne s'agit sûrement pas en réalité
d'une façon intelligente d'en faire la poursuite.
Ainsi mis à nu, Hippothalès ne pourra que révéler le motif
personnel qui l'incita à inviter Socrate: " ... c'est pour cela
même que je m'adresse à toi, Socrate, et que je te demande conseil :
indique-moi ... ce qu'il faut dire et faire pour gagner la faveur
de celui qu'on aime (206c)."7 8 Evidemment, Socrate ne refusera pas
son aide. Il expliquera cependant que seule une rencontre et une
conversation avec Lysis lui-même saurait peut-être lui permettre
d'enseigner à Hippothalès le langage qu'il doit tenir avec son
bien-aimé. En accord avec une telle façon d'agir, ce dernier
proposera au vieil homme d'entrer dans la nouvelle palestre en
compagnie de Ctésippe et d'engager la conversation. Lysis qui aime
les discussions s'approchera alors probablement de lui-même.
Sinon, Ctésippe qui est en relation avec lui par le biais de son
cousin Ménexène, l'ami intime de Lysis, pourra 1'interpeller et
1'inviter à se joindre au groupe.
Cela dit, Socrate fait son entrée dans la palestre au bras de
Ctésippe. Parmi les enfants et les adolescents assemblés pour la
fête d'Hermès, il aperçoit aussitôt Lysis " ... couronne en tête,
attirant les regards par un air qui ne justifiait pas seulement sa
réputation de beauté, mais qui faisait voir aussi la noblesse de
sa nature (207a ) . "a Autrement dit, 1'enfant n'était pas uniquement
beau, mais bien beau et bon (kalos te kagathos, 207a). Se retirant
dans un coin tranquille de 1'endroit, lui et Ctésippe entament
alors la discussion. Lysis, avide de discours, mourra d'envie de
s'approcher d'eux, mais ne le fera que lorsque que son ami Ménexène
ira les rejoindre. D'autres viendront s'ajouter par la suite au
7. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op. cit♦, page 133.
8. Ibid., page 134.
17
petit groupe dont, notanunent, Hippothalès. Ce dernier demeurera
toutefois un peu en retrait de façon à ce que Lysis ne puisse
1'apercevoir.
Or, ce n'est pas à Lysis que Socrate s'adressera
immédiatement, mais bien à Ménexène, l'ami de celui-ci. Sa
première question, portant sur l'âge des deux jeunes garçons, nous
permettra de constater en outre que même entre deux proches amis,
il existe toujours un certain esprit de rivalité. Ni Ménexène ni
Lysis ne semble en effet vouloir concéder à l'autre la supériorité
et ce, qu'il s'agisse, par exemple, de l'âge ou encore de la
noblesse de naissance. Cette compétition constitue cependant bien
plus une source de plaisir pour les deux enfants qu'un obstacle à
leur amitié. Ceux-ci s'accordent d'ailleurs pour dire qu'en ce qui
concerne ce qui peut être partagé, notamment, la richesse, aucune
inégalité existe entre eux.
Mais à peine Socrate venait-il de commencer la discussion et
souhaitait-il la poursuivre que Ménexène fut interpellé et dû se
retirer. On attendait probablement de lui qu'il accomplisse un
rite religieux. Après son départ, la conversation devait néanmoins
reprendre, mais cette fois-ci avec le jeune Lysis.
1.0) Le savoir, une condition de liberté.
Lorsque Socrate questionna d'abord 1'enfant sur l'amour que
lui portaient ses parents, celui-ci n'hésita pas à répondre que
son père et sa mère 1 ' aimaient sans doute beaucoup et que, par
conséquent, ils désiraient le voir le plus heureux possible. Il
avoua immédiatement aussi que personne peut connaître le bonheur
en tant qu'esclave, c'est-à-dire, lorsqu'il se trouve dans
1'incapacité d'agir à sa guise. Or, le vieil homme lui-même
conclura à partir de là que les parents du bel enfant le laissent
sûrement faire ce que bon lui semble, eux qui espèrent justement
18
pour lui le plus grand des bonheurs. Lysis l'en persuadera
toutefois du contraire en lui faisant part d'un tas de choses que
ses parents lui interdisent chaque jour. Surpris, Socrate se
demandera comment une telle attitude peut exister chez des hommes
et des femmes qui souhaitent le bonheur de leur enfant. Avec son
jeune interlocuteur, il tentera de clarifier la situation.
1.1) Savoir de l'enfant versus liberté accordée par les parents.
De leur entretien, nous apprendrons que Lysis possède bien peu
de liberté en effet. Outre le fait que son père lui interdise de
conduire ses chars ou ses attelages de mulets et que sa mère le
réprimande lorsqu'il ose manier ses instruments de travail, on lui
impose également plusieurs maîtres qui 1'empêchent de gouverner
quoi que ce soit y compris sa propre personne. Cependant, aucune
révolte n'habite le coeur du jeune enfant lorsque Socrate lui
permet de découvrir dans quel état d'assujettissement il se trouve.
Plein de respect envers ses parents, Lysis expliquera au vieil
homme que s'ils agissent de la sorte, c'est tout simplement à cause
de son jeune âge. Insatisfait de cette réponse, Socrate lui fera
remarquer qu'il existe certains domaines où ses parents s'en
remettent pleinement à lui et dans lesquels il agit en toute
liberté. Ainsi, lorsque ceux-ci souhaitent faire lire ou écrire
quelque chose, non seulement ils s'adressent à Lysis, mais encore
ils lui accordent toute leur confiance. Il en va de même lorsque
l'enfant dispose de sa lyre. Pour expliquer 1'attitude de ses
parents qui, dans certains cas lui permettent d'agir en toute
liberté et, en d'autres temps, lui imposent leur autorité, Lysis
répondra : "Cela tient sans doute à ce que je sais ces choses et non
les autres (209c)."9
9. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 137.
19
Voilà ce que Socrate souhaitait entendre 1 Par des questions
et des exemples habilement choisis, il a permis à Lysis de
découvrir par lui-même la raison pour laquelle ses parents, qui
11 aiment et souhaitent son bonheur, restreignent sa liberté. Il
sait bien maintenant que son jeune âge ne justifie pas entièrement
la conduite qu'adoptent ceux-ci à son égard. Son manque de
connaissance explique davantage qu'on lui refuse d'agir à sa guise.
Socrate lui fera d'ailleurs remarquer que le jour où son père le
considérera plus sage et plus habile que lui-même, il lui confiera
non seulement 1'entièreté de ses biens, mais aussi sa propre
personne. Autrement dit, dès que Démocratès, père de Lysis,
reconnaîtra en son fils un individu savant, apte à procurer à sa
famille de grands biens, il lui accordera pleine confiance ou
encore pleine liberté. Ce qui signifie entre autres que l'amour
parental seul ne parvient pas à rendre compte de cette liberté
grandissante de Lysis. Il demande à être accompagné de la
conviction que 1'enfant possède une certaine expérience, un savoir
lui permettant d'agir efficacement et justement.
1.2) Savoir de l'être humain versus liberté accordée par 1'ensemble des hommes.
Evidemment, si pour Lysis le bonheur signifie en outre faire
ce que bon lui semble et que cette liberté d'action repose sur la
confiance que lui témoignent ses parents, seule alors 1'acquisition
d'une plus grande sagesse le rendra véritablement heureux. En
effet, là et là seulement on le laissera agir à sa guise puisqu'il
détiendra la connaissance nécessaire pour prendre des décisions
avisées ou encore poser des gestes réfléchis. Maintenant, lui fera
remarquer Socrate, le bonheur ne s'arrête pas à la seule liberté
que lui donnent progressivement ses parents au sein même de la
famille. Lysis peut effectivement acquérir aussi la confiance des
autres hommes. "Et ton voisin, ne se conduira-t-il pas à ton égard
par la même règle que ton père? ... Et les Athéniens: ne penses-tu
20
pas qu'ils te confieront leurs affaires quand ils jugeront ta
capacité suffisante? (209c-d)"10, demandera Socrate à l'enfant.
Bien entendu, en présentant ainsi à son jeune interlocuteur
les différents horizons de liberté s'offrant à celui qui acquière
un certain savoir, Socrate ne pourra qu'éveiller en lui les plus
grandes ambitions . Même le grand Roi accordera sa confiance à
Lysis et Socrate pour tout domaine où ils sembleront en connaître
plus que lui ou encore que ses proches. Ironiquement, Socrate ira
même jusqu'à dire que dans le cas où le Roi reconnaîtrait, par
exemple, leur maîtrise de l'art culinaire, non seulement il leur
donnerait pleine liberté en cette chose, mais encore il les
laisserait faire s'ils leur venaient à l'idée de saler les mets
outre mesure. Ce qui, à première vue, peut nous sembler farfelu.
Néanmoins, 1'exemple cache une importante vérité. Comme le
souligne David Bolotin dans son ouvrage Plato's Dialogue on
Friendship, " ... there is no guarantee that a man wise in some
art will use his knowledge for the good of others. "11 Socrate
laisse donc sous-entendre qu'il n'est pas impossible qu'une fois
son savoir reconnu en un domaine particulier. Lysis choisisse
d'abuser de la confiance des hommes et d'utiliser sa science avec
un dessein autre que celui de faire le bien. Il nous faut le
reconnaître, la possession d'une science et son application en vue
du bien ne vont pas nécessairement toujours de pair. " ... celui
qui est habile à se préserver d'une maladie, n'est-il pas aussi le
plus habile à la donner en secret?"12
10. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit♦, page 137.
11. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Cornell University Press, Ithaca and London, 1979, page 94.
12. Platon, La République, Traduction et notes par Robert Baccou, GF-Flammarion, Paris, 1966, page 82.
21
Il reste maintenant que, malgré le risque de rencontrer un
imposteur, la majorité des êtres humains, limité par un manque de
connaissance, se tourne presqu1 instantanément vers ceux ou celles
qui détiennent un savoir pouvant leur venir en aide. L'individu
possédant certaines compétences mérite alors assez facilement la
confiance des autres dans le domaine où il excelle. Son savoir lui
permet d'agir comme il lui plaît en sa spécialité sans qu'on
remette en question son comportement. D'ailleurs, c'est la raison
pour laquelle Socrate encouragera lui-même Lysis à acquérir une
plus grande sagesse 1 Plus les autres reconnaîtront en lui un
savant homme, plus ils se fieront à lui pour diriger leurs affaires
et, par conséquent, plus Lysis bénéficiera de liberté.
L'enseignement de vieil homme ne peut être plus clair:
" ... chaque fois que nous sommes en possession d'une science, tous s'en remettent à nous pour ce qui la concerne, ... et nous agissons dans ce domaine comme il nous plaît, sans que personne ait 1 'idée de nous contrecarrer : là nous sommes libres nous-mêmes, et les autres nous obéissent; c'est vraiment notre propriété, car nous en récolterons les fruits (210b)."13
Ce qui nous amène à conclure que la science, pour autant qu'on
la possède, constitue une condition de la liberté. Elle permet en
effet à 1'individu qui la détient de se mériter non seulement cette
confiance absolue d'autrui nécessaire pour agir et diriger sans
restriction, mais aussi de jouir des choses à l'égard desquelles
il devient savant. Sur ce dernier point, Socrate semble suggérer
que ce à propos de quoi nous acquérons une certaine connaissance
devient en quelque sorte notre propriété parce que nous savons
comment bien 1'utiliser et, par conséquent, en tirer profit.
L'ignorance, quant à elle, ne peut que réduire 1'individu à
1'esclavage. Celui qui ne sait pas, en effet, doit constamment se
fier à plus sage que lui. Pire encore, il mérite la confiance
13. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 138
22
d'aucun homme et se voit à tout moment empêché de faire ce que bon
lui semble. Il ne possède1* et ne profite de rien parce que le
savoir lui manque.
2.0) Le savoir, une condition de l'amitié.
Une fois Lysis sensibilisé à cet état de chose, Socrate
ajoutera un élément nouveau au discours. Il éveillera l'enfant au
fait que la possession d'une science, en plus de constituer une
condition de la liberté, permet à l'amitié (philia) de se
développer.
2.1) L'homme savant; un être aimé parce qu'utile et bon.
Pour en arriver là, il interrogera d'abord son jeune auditeur
sur la possibilité d'être aimé lorsqu'on se trouve dépourvu de
toute qualité profitable aux autres. L'enfant conviendra
rapidement qu'il est impossible de s'attirer 1'affection d'autrui
dans un tel cas. Il accordera à Socrate que " ... personne ne peut
aimer qui que ce soit en tant qu'inutile ( 210c ) . "14 15 Quiconque
espère bénéficier de l'amour de ses semblables se doit, par le fait
même, de démontrer de quelle façon il peut leur être profitable.
Or, comme tentera justement de faire comprendre le vieux sage,
comment l'être, sinon en acquérant une plus grande sagesse? En
effet, précisera Socrate : "Si ... tu deviens savant, mon enfant,
tous les hommes seront pour toi des amis et des parents : car tu
deviendras utile et bon ( 210c)."16
14. Comprenons encore une fois ici que le verbe "posséder" ne renvoie pas à la possession légale d'un bien quelconque, mais plutôt à la capacité de jouir ou d'utiliser, grâce au savoir, des choses dont nous ne sommes pas nécessairement les propriétaires.
15. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 139.
16. Ibid., page 139.
23
En fait, ce que le vieil homme nous apprend, c'est que celui
qui entre en possession d'une science et qui, par le fait même,
devient apte à faire profiter autrui de ses connaissances, mérite
non seulement la confiance de 1'ensemble des hommes, mais aussi ce
que tout être humain recherche profondément à savoir, la
reconnaissance, le respect et l'amitié de ses semblables. Il nous
permet de prendre conscience, si nous voulons le dire autrement,
que 1'affection témoignée constitue en quelque sorte la récompense
de celui qui par son savoir se montre profitable et bon pour les
autres. En un mot, il nous laisse entendre que la science ou, plus
exactement sa possession, est en quelque sorte une condition de
1'amitiéÍ
2.2) Conception utilitaire de l'amitié.
Une telle conception ne constitue-t-elle pas cependant une
simple réduction de 1'amitié à la notion d'utilité? En affirmant
que " ... personne ne peut aimer qui que ce soit en tant qu'inutile
(210c)"17 et en encourageant l'être humain à acquérir une plus
grande sagesse dans le but justement de se faire profitable pour
autrui et de se mériter par la suite leur amour, Platon, par
1'intermédiaire de Socrate, ne risque-t-il pas en effet de
restreindre l'amitié uniquement à ce qui peut servir?
Conséquemment, n'alimente-t-il pas le danger de considérer l'être
humain comme un moyen plutôt qu'une fin? Pire encore, n'incite-t-
il pas 1'individu à mettre de côté celui ou celle qui ne démontre
aucun signe d'utilité apparente?
2.2.1) Critique d'Aristote.
Dans son Ethique à Nicomaque, Aristote considéra sérieusement
cette réalité humaine, ce "sentiment naturel (L.VIII, 1,
17. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 139.
24
1155al5)"18 que représente l'amitié. Au cours de son étude, il
expliqua que trois objets sont principalement responsables de la
naissance de celle-ci : le bien, 1'agréable et l'utile. Ces objets
aimables possédant tous un caractère propre, il conclua qu'à chacun
d'eux devait correspondre une amitié particulière; à 1'attachement
ayant pour objet le bien, une amitié fondée sur la vertu; à celui
reposant sur 1'agréable, une amitié fondée sur le plaisir; et
finalement, à 1'attachement basé sur l'utile, une amitié forcément
fondée sur 1'utilité.
De ces trois espèces d'amitiés, il mentionna cependant que
seule celle fondée sur la vertu pouvait être considérée comme une
parfaite amitié. Au sujet de ceux dont 1'attachement repose sur
le bien, il affirma : " ... ces amis-là se souhaitent pareillement
du bien les uns aux autres en tant qu'ils sont bons, et ils sont
bons par eux-mêmes (L.VIII, 4, 1156b5)."19 Autrement dit, leur
amitié tient justement par ce qu'ils sont en réalité, à savoir des
êtres essentiellement bons. Dans ce type de relation, la personne
aimé l'est non pas uniquement pour les avantages qu'elle procure
à l'autre, mais d'abord et avant tout pour ce qu'elle est
véritablement. Ce trait spécifique constitue d'ailleurs un
important critère permettant de distinguer la parfaite amitié,
fondée sur la vertu, des amitiés de formes inférieures, fondées sur
le plaisir ou encore sur 1'utilité. Aristote soulignera en effet
que : " ... ceux dont 1'amitié est fondée sur 1'utilité aiment pour
leur propre bien, et ceux qui aiment en raison du plaisir, pour
leur propre agrément, et non pas dans l'un et l'autre cas en tant
ce qu'est en elle-même la personne aimée, mais en tant qu'elle est
18. Aristote, Ethique à Nicomaque, Traduction avec introduction, notes et index de J. Tricot, Librairie Philosophique J.Vrin, Coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, Paris, 1987,page 382.
19. Ibid., page 390
25
utile ou agréable (L.Vili, 3, 1156al4 ) . "20 II ne s'agit donc pas
d'amitiés au sens propre, mais bien d'amitiés fortuites qui
s1 éteindront dès que l'un des deux amis cessera de procurer à
l'autre ce uniquement pour quoi il était aimé.
Or, Platon aurait-il négligé cet aspect important de la chose?
En enseignant par la voix de Socrate que 1'amitié surgit au moment
où 1'individu parvient à démontrer à ses semblables en quoi il peut
leur être profitable, n'oublie-t-il pas en effet que la véritable
affection entre deux êtres humains, celle qui dure, dépasse le
simple intérêt ou encore le plaisir pur et naif que procure la
présence de l'autre?
2.2.2) Conception de Platon.
Sensibles à l'ironie socratique présente dans 1'ensemble des
oeuvres de Platon dont, notamment, le Lysis, nous commettrions une
grave erreur en concluant rapidement à une conception purement
utilitaire de l'amitié chez ce philosophe ou, pire encore, à un
manque de profondeur dans la réflexion. En fait, ce que nous ne
devons pas oublier, c'est que la discussion à laquelle nous permet
de prendre part Platon, toujours par le moyen de Socrate, implique
la présence d'enfants. Les propositions soumises à ceux-ci,
spécialement au jeune Lysis, ne peuvent du même coup être
considérées comme des idées arrêtées. Elles doivent plutôt être
envisagées dans toute leur valeur pédagogique. Il faut se
demander, autrement dit, que souhaite réellement faire découvrir
Socrate à ses jeunes auditeurs? Dans un même ordre d'idée, quel
enseignement Platon cherche-t-il à nous transmettre?
2.2.2.1) Question de la vertu-science.
20. Aristote, Ethique à Nicomaque, Op.cit., page 388
26
Afin de répondre à ces interrogations, réfléchissons dans un
premier temps à la condition précédemment posée par Socrate à la
naissance de l'amitié à savoir, la science. D'abord, pourquoi
accorder tant d'importance au savoir? Simplement parce que celui-
ci, chez Socrate comme chez Platon bien entendu, joue un rôle
fondamental au niveau de l'agir des êtres humains. Il constitue
en effet le principal élément grâce auquel 1'action bonne et juste
devient possible. "Je t'ai souvent entendu dire que chacun de nous
est bon dans les choses où il est savant, et mauvais dans celles
où il est ignorant"21 dira Nicias à Socrate dans le Lâchés. Il
ajoutera : "Or si l'homme courageux est bon, il est évident qu'il
est savant."22 Voilà en fait ce que nous appellerons la question
de la vertu-science, c'est-à-dire, la question de la vertu en tant
que savoir rationnel.
Dans un ouvrage intitulé Plato's Moral Theory, Terence Irwin
nous éclaire davantage sur cette question : " ... Socrates believes
that knowledge is necessary for virtue ... A man who cannot say
what courage is casts dought on his own courage, and if he does not
know what a friend is, he cannot have the virtue of friendship, or
be a real friend."23 Autrement dit, pour agir conformément à la
vérité des choses et avancer sur la voie de la rectitude, l'être
humain doit se faire "savant". L'ignorance ou encore le "croire
savoir" ne le conduisent qu'à de mauvaises actions. Nous pouvons
lire à ce sujet dans le Premier Alcibiade: " ... ne comprends-tu
pas que les erreurs de conduite proviennent aussi de cette
21. Platon, Lâchés, in Premiers dialogues, Traduction et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 1967, page 248.
22. Ibid. page 248.
23. Terence Irwin, Plato's Moral Theory, Clarendon Press, Oxford, 1971, page 90.
27
ignorance qui consiste à croire qu'on sait quand on ne sait pas?,,2A
Si nous voulons l'expliquer différemment encore, pour Socrate comme
pour Platon, les erreurs de conduite ne constituent que le résultat
d'un savoir défectueux. Aucun être humain ne fait effectivement
le mal volontairement, mais seulement par ignorance. Ainsi, "Ce
n'est rien que d'alléguer qu'on agit mal parce qu'on a cédé à
l'attrait de la volupté; la vérité est que, faute de réflexion, on
ne savait pas en quoi consiste l'excellence de l'action dont il
s'agit."* 25
2.2.2.2) L'homme bon; un être nécessairement utile.
Quiconque poursuit ou recherche le bien ne peut donc faire
abstraction de cet outil indispensable que constitue la
connaissance. Elle seule permet à l'être humain de se tourner vers
le bien, d'acquérir les plus grandes vertus et d'agir en
conséquence! D'ailleurs, n'est-ce pas ce que Socrate espère lui-
même faire découvrir au jeune Lysis? Il souligne en effet très
bien à l'enfant que s'il entre en possession d'un plus grand
savoir, tous l'aimeront et ce, non seulement parce qu'il deviendra
utile à semblables, mais également bon pour eux. Autrement dit,
en encourageant Lysis à devenir savant, le vieil homme ne veut pas
uniquement qu'il manifeste des qualités qui le rendront profitable
aux autres, mais aussi qu'il améliore sa propre personne, qu'il se
tourne vers le bien et soit enfin reconnu comme quelqu'un de bon,
de juste. " ... ne désirerions-nous pas, la chose est claire, que
fût inhérent à notre Etat celui qui aspire à la vertu: autrement
dit, pour le jeune garçon que l'on aime, à la condition morale la
24 Platon, Premier Alcibiade, in Premiers dialogues, et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 133.
Traduction 1967, page
25. Léon Robin, La morale antique. Presses Universitaires de France, Paris, 1963, page 80.
28
meilleure possible ...? (837d) "26 demanda, rappelons-nous en,
1'Etranger d1 Athènes dans Les Lois de Platon.
Or, comment affirmer après cela que la conception de Platon
en ce qui a trait à l'amitié ne consiste qu'en une pure réduction
de celle-ci à ce que nous qualifions d'utile? Certes, Socrate
mentionna clairement qu'on ne peut affectionner quiconque se trouve
dépourvu de toute qualité profitable aux autres. Par là, il tenta
peut-être il est vrai d' indiquer que, dans la réalité, bien peu
d'amours sont entièrement dissociables du désir qu'a le soupirant
de satisfaire à quelque part ses propres intérêts. Même celui
qu'éprouvent les parents à l'égard de leur progéniture en fait se
trouve empreint de ce désir personnel de se perpétuer à travers le
temps, d'échapper en quelque sorte à la mort. Diotime le dira dans
le Banquet : "Ne t'étonne donc point que tout être fasse
naturellement cas du rejeton qui vient de lui, car ce zèle et cet
amour, inséparables de tout être, sont au service de
1'immortalité"27 C'est qu'aucun être humain semble pouvoir faire
totalement abstraction de ses aspirations dans l'amour qu'il porte
à un autre. Toujours, il nous faut l'avouer, nous tendons vers ce
que nous ne possédons pas ou ne sommes pas encore et qui nous
apparaît bien. Nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes et, par
conséquent, nous recherchons et aimons ce qui répond à nos besoins.
Quels avantages tirerions-nous dès lors, pouvons-nous nous
demander, à chérir 1'individu qui ne possède aucune qualité utile
pour nous?
26. Platon, Les Lois, in Oeuvres complètes, T.II, Traduction et notes par Léon Robin et M.-J. Moreau, Bibliothèque de la Pléiade, Nrf, Gallimard, 1950, page 933.
27. Platon, Le Banquet, in Oeuvres complètes, T.IV, 2eme partie, notice de Léon Robin, traduction de Paul Vicaire, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1989, page64.
29
Bien entendu, de tels propos nous ramènent rapidement et nous
laissent croire à une conception utilitaire de l'amitié. S'y
limiter en ce qui concerne l'argumentation de Socrate nous
conduirait par contre à une mauvaise interprétation. Ce serait en
effet omettre que le vieil homme jumela les termes "utilité" et
"bonté" dans sa discussion concernant l'importance du savoir au
niveau de la formation des amitiés. Il laissa ainsi entendre que
l'amour que nous portons à une autre personne ne dépend pas
exclusivement des avantages que nous procure celle-ci, mais
également de la bonté qui la caractérise. Jamais il ne nia
l'existence d'amitiés purement utilitaires ou encore d'affections
ayant un objet différent du bien. Il tenta simplement de faire
comprendre au jeune Lysis que si la bonté repose sur l'acquisition
d'une certaine sagesse et que la sagesse est ce qui rend l'être
humain utile à ses semblables, l'être "bon" ne peut en lui-même
qu'être utile aux autres. " ... les hommes bons sont en même temps
bons absolument et utiles les uns aux autres (1156bl0)"2a disait
Aristote dans son Ethique à Nicomaque. D'où d'ailleurs le
véritable sens de l'encouragement prodigué par Socrate à l'enfant
en ce qui a trait à l'acquisition d'une meilleure connaissance.
Or, n'est-ce pas ce que Platon lui-même souhaite faire
découvrir à son lecteur par l'intermédiaire de la discussion entre
Socrate et Lysis? Ne veut-il pas en effet que nous nous rendions
compte qu'ultimement, c'est le bien qui s'avère réellement utile?
N'espère-t-il pas que nous comprenions aussi que quiconque demeure
le moindrement éveillé à son meilleur intérêt ne peut qu'aimer
celui qui y aspire? Il faut effectivement le réaliser, l'amitié
dont nous parle le philosophe, par la voix de Socrate, dépasse le
simple utilitarisme. Elle consiste certes en une relation où les
protagonistes bénéficient l'un de l'autre, sauf que ce bénéfice ou
encore cet avantage ne se réduit plus uniquement à l'utilité. En
28. Aristote, Ethique à Nicomaque, Op.cit., page 390
30
fait, il se manifeste dans la possibilité qu'a chacun des acteurs
en question de s'élever, grâce à cet autre qui lui-même aspire au
bien, à une condition meilleure de l'être humain.
2.2.2.3) Socrate, un "ignorant" aimé.
Le personnage de Socrate, lui, illustre bien comment Platon
voit l'amitié. Aimé de tous les jeunes gens, le vieil homme avoue
ouvertement d'abord, aussi absurde que cela puisse paraître pour
certains, ne rien savoir ou encore ne posséder aucune véritable
qualification. En effet, il reconnaît humblement son ignorance
sans pour autant qu'on cesse de l'aimer. Si bien que, pour le
partisan de la conception utilitaire de l'amitié, il se révèle un
cas des plus paradoxais. Comment un homme qui ne sait rien, sinon
poser un tas de questions, pourrait-il effectivement manifester des
qualités utiles aux autres et, par le fait même, mériter leur
affection? Platon, lui, le sait ; si on aime Socrate, ce n'est pas
parce qu'il possède un savoir le rendant concrètement utile aux
autres, mais bien parce qu'il aspire constamment au bien, qu'il
recherche infatigablement la vérité. Contrairement à la majorité
des hommes, il ne feint pas de connaître pour paraître sage aux
yeux du peuple athénien ou encore à ses propres yeux. Il ne sait
rien, l'admet et cet aveu d'ignorance fait de lui un être qui en
connaît déjà plus que bien d'autres, un homme en accord avec lui-
même. Il dira d'ailleurs : " ... j ' estime pour ma part ... que
mieux vaudrait me servir d'une lyre dissonante et mal accordée,
diriger un choeur mal réglé, ou me trouver en désaccord et en
opposition avec tout le monde, que de l'être avec moi-même tout
seul et de me contredire (482b-c)"29
29. Platon, Gorgias, in Oeuvres complètes, T.III, 2eme partie, 26me édition. Traduction Alfred Croiset, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1935, page 161.
31
Ce désir du vrai, cette aspiration du vieux sage au bien, ne
pourront que séduire les jeunes gens 1 Ceux-ci verront en effet en
Socrate un amour incontestable de la sagesse et sentiront que par
sa quête, le vieil homme ne peut qu'être utile et bon à ses
semblables. Ses exemples simples, ses questions justes permettront
à bien d'autres, il est vrai, d'ouvrir les yeux et de se tourner
vers le bien, le vrai. Certes, beaucoup le détesteront aussi pour
sa franchise et surtout parce que lui, qui dit ne rien savoir, aura
su faire tomber leur prétention de tout connaître. Les jeunes
gens, eux, sensibles à 1'authenticité de l'homme, 1'aimeront malgré
sa laideur, son ignorance "apparente". Ils devineront derrière
1'attitude de Socrate quelque chose de grand, de bon.
Comprenons donc ici que 1'amitié portée à Socrate se situe au-
delà de 1'utilité. Le vieil homme ne possède certes pas des
connaissances "profitables" aux autres, mais sa quête d'un savoir
authentique fait de lui un être respecté, aimé et en quelque sorte
utile à ses semblables.
2.2.2.4) L'agir envers l'être aimé.
Cet appel à la rigueur, cet attrait pour le bien, le vrai et,
plus encore, l'amour éprouvé pour le peuple athénien, feront de
Socrate un homme qui cherchera constamment à provoquer au sein même
de la collectivité ce désir de s'élever vers ce qu'il y a de mieux
pour l'être humain. Pour y arriver, nous le savons, il blessera
bon nombre d'hommes qui, jusque-là, croyaient posséder la vérité.
Il remettra en question leur savoir, les forcera à avouer leur
ignorance et éveillera ainsi leur propre amour de la sagesse. Le
conseil prodigué à Hippothalès dans son approche du jeune Lysis
illustre bien d'ailleurs cette attitude adoptée par Socrate envers
l'être aimé : " ... la vraie manière de parler à celui qu'on aime :
32
il faut 1 ' abaisser et diminuer son mérite, au lieu de 1 ' admirer
bouche bée et de le gâter comme tu le fais (210e)."3°
2.2.2.4.1) L'agir de Socrate envers Lysis.
Voilà en fait comment Socrate agira lui-même lors de sa
discussion avec Lysis. Jamais il gonflera 1'orgueil de l'enfant
en louangeant sa beauté ou encore en composant des éloges à son
sujet. Il commencera plutôt, nous l’avons vu, par sensibiliser
celui-ci à tous les domaines où son père et sa mère lui interdisent
d'agir à sa guise. Puis, il lui fera prendre conscience que l'état
d'assujettissement dans lequel il se trouve résulte de son manque
de connaissance. Une fois la démonstration de son ignorance faite,
il encouragera Lysis à acquérir une plus grande sagesse en
insistant sur ce qu'il en retirerait à savoir, la liberté et
l'amitié de tous les hommes, y compris ses propres parents.
Concernant ce dernier point, notons que Socrate éveillera
Lysis à son besoin d'être aimé. Bénéficiant comme la majorité des
enfants de l'amour profond de ses parents, Lysis ne semble pas
encore avoir réfléchi en effet sur son désir propre d'amour.
Convaincu que ses parents 1'aiment et que cet amour lui est dû, il
ne s'est jamais demandé comment il devait agir pour mériter l'amour
d'autrui. Or, Socrate travaillera justement sur cette conviction
qu'a le jeune Lysis de toujours bénéficier de l'amour des autres
sans effort et tentera de faire tomber cette assurance qui
1'empêche de poursuivre sa quête du vrai, du bien. En
sensibilisant l'enfant au fait qu'on aime les êtres utiles et bons,
Socrate permettra à celui-ci de se rendre compte que l'amour des
autres à notre égard dépend non seulement des avantages qu'on peut
leur procurer, mais aussi de notre qualité d'être humain. Lysis
comprendra rapidement que pour être aimé, il doit tendre vers cette
30. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit. , page 139.
33
sagesse qui, en plus de rendre l'homme utile à ses semblables,
constitue la seule voix d'accès à la vertu.
Evidemment, une telle prise de conscience ne se fera pas sans
douleur. D'abord éveillé à son propre besoin d'être aimé et, par
la suite, à 1'importance du savoir au niveau de la formation des
amitiés. Lysis imaginera déjà pouvoir jouir de l'amour de tous les
hommes lorsque Socrate lui en exposera la possibilité. Sa
souffrance ne sera que plus grande au moment où le vieil homme le
placera devant son ignorance : " ... tant que tu as besoin d'un
maître, ta pensée reste imparfaite ... Tu ne saurais donc non plus
penser orgueilleusement tant que tu es incapable de penser
(210d) . "31 En fait. Lysis découvre soudain sa petitesse! Il
comprend qu'il ne sait rien et qu'il ne lui reste qu'à suivre les
conseils de Socrate, c'est-à-dire, acquérir cette sagesse qui fera
de lui un être utile et bon. Là seulement, il pourra connaître le
bonheur de l'homme libre et aimé de tous.
2.2.2.4.2) Raison ou but de cet agir.
Dans 1'attitude qu'il adopte envers la personne aimée, Socrate
peut nous sembler dur et cruel parfois. L'acharnement qu'il met
à dégager les lacunes au niveau du savoir de ses interlocuteurs,
à placer ces derniers face à leur ignorance et à diminuer ainsi
1'estime qu'ils ont d'eux-mêmes, sans compter celle des autres à
leur égard, nous amène d'ailleurs à questionner cet amour qu'il
éprouve pour les êtres humains. Comment, en effet, celui qui aime
peut-il chercher constamment à humilier son aimé?
En fait, si Socrate agit de la sorte, c'est tout simplement
parce qu'il n'arrive pas à accepter que celui qu'il affectionne
vive dans le mensonge ! Il souhaite le bien de son aimé et ce bien
31. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 139.
34
passe par le vrai. Il ne peut supporter que l'être qu'il estime
soit privé de ce qui existe de mieux, qu'il demeure, comme les
prisonniers de la caverne, dans l'ombre et non dans la lumière.
Voilà pourquoi il accepte de le remettre en question et même de le
blesser en lui permettant de découvrir dans quel état de "non-
savoir" il se trouve.
Socrate, il faut le dire, aime l'être humain et voit tout le
potentiel présent en lui. L'affection qu'il éprouve à son égard
lui permet en effet de dépasser l'apparence du moment et
d'entrevoir le "devenir meilleur" qui s'offre à lui. Il souhaite
intensément que ceux qu'il estime découvrent le potentiel qui dort
au fond d'eux-mêmes, qu'ils se tournent vers le vrai, le bien.
Pour cette raison, il persiste à les interroger, les remettre en
question, les forcer à sortir de l'ombre pour affronter la lumière
de la vérité. Il croit en la valeur de l'homme et désire que
celui-ci s'épanouisse et tende vers des réalités supérieures, des
réalités qui lui ressemblent.
C'est donc en regardant et en écoutant Socrate discuter avec
Lysis, qu'Hippothalès comprendra combien il fut maladroit dans son
approche de l'aimé. Il s'apercevra qu'aimer ne consiste pas à
maintenir l'autre dans une condition "indigne" de l'être humain,
mais bien à l'encourager à devenir meilleur. Il découvrira
probablement lui aussi sa propre ignorance et ne pourra qu'en être
bouleversé. Comment, en effet, plaire à l'enfant en ne possédant
pas cette sagesse qui rend l'homme utile et bon à ses semblables?
D'un autre côté, il détestera certainement voir son bien-aimé
humilié et partagera sa souffrance.
Chapitre II
L'ami: celui qui aime, celui qui est aimé,
ou celui qui aime et est aimé?
36
Percevant après son entretien avec le jeune Lysis le malaise
éprouvé par Hippothalès, Socrate ne reviendra pas sur la leçon qui
justement lui était adressée. Il portera plutôt son attention sur
le retour de Ménexène. A 1'arrivée de ce dernier en fait. Lysis
le priera de répéter tout ce qu'il venait d'exposer à la petite
assemblée et ce, pour le bénéfice même de son ami. Socrate, lui,
préférera encourager l'enfant à le faire par lui-même en lui
assurant cependant de son aide au besoin. Celui-ci acceptera la
proposition, mais demandera tout de même au vieil homme de
poursuivre la discussion avec Ménexène afin qu'il puisse encore en
tirer profit. Il lui avouera également son désir de voir enfin son
ami, reconnu comme un habile disputeur, prendre un peu plus de
modestie. " ... je désire te voir causer avec lui ... pour que
tu le remettes à sa place (211b-c)"32, dira-t-il plus exactement.
Or, Socrate, pour qui la diminution des mérites trouve sa
justification dans l'éveil suscité chez l'aimé quant à une
authentique recherche du vrai et du bien, se contentera de rappeler
à l'enfant que Ménexène, élève de Ctésippe, possède de grands
talents dans la dispute et que, par le fait même, il sera difficile
d'abaisser ce dernier et de le rendre plus humble. Tout de même
confiant. Lysis 11 encouragera à débuter 1'entretien.
Comme le vieil homme allait le faire, Ctésippe, lui-même
présent, demanda aux deux acolytes de partager avec le reste de
1'assemblée la conversation qui existait entre eux. Socrate
accepta évidemment tout de suite, mais en mentant toutefois sur les
propos tenus par Lysis au cours de celle-ci. "Lysis déclare ne pas
bien saisir ma pensée, mais croit que Ménexène la comprendrait et
désire qu'on 1 ' interroge (211d)"33, expliquera-t-il en réalité. Il
dissimulera de façon amicale, du même coup, 1'attitude "déloyale"
32. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 140.
33. Ibid., page 140.
37
de l'enfant, si on peut le dire ainsi, qui loin de vanter les
mérites de son ami avait exprimé son désir de le voir à son tour
humilié.
1.0) Qui est l'ami?
Puis, ayant reçu 1'encouragement de Ctésippe quant à
1'interrogation de Ménexène, Socrate débutera 1'entretien en se
référant d'abord à son expérience personnelle. Il expliquera en
fait que depuis son jeune âge, il fut une chose qu'il souhaita
toujours posséder à savoir, un ami. " ... je désire passionnément
acquérir des amis, et un bon ami me plairait infiniment plus que
la plus belle caille du monde, le plus beau des coqs, voir même,
par Zeus, le plus beau des chevaux ou des chiens ( 211e ) "3A,
mentionnera-t-il de façon plus précise. Ensuite, il soulignera à
Ménexène qu'en observant la relation existant justement entre lui
et Lysis, un profond émerveillement s'empara de sa personne. Quel
bonheur d'avoir su acquérir en si bas âge en réalité un bien aussi
précieux que l'amitié, affirmera Socrate à l'enfant. Il lui
avouera immédiatement après son ignorance quant à la façon dont
précisément on devient ami et dira ironiquement : " ... c'est la
question que je veux te poser, à toi qui le sait par expérience
(212a) . "34 35
Socrate précisera davantage son interrogation ; "Quand
quelqu'un en aime un autre, lequel est l'ami, celui qui aime, ou
celui qui est aimé? Ou bien n'y a-t-il aucune différence?
(212b)"36 Ménexène répondra tout de suite que, selon lui, on ne
peut faire la distinction. Du moment qu'un homme éprouve de
1'affection pour un autre, les deux peuvent en quelque sorte en
34. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 140.
35. Ibid.,page 141.
36. Ibid. page 141.
38
effet être considérés comme des amis. L'amitié existe par le seul
fait, autrement dit, que telle personne aime telle autre.
1.1) L'ami: celui qui aime et est aimé?
Evidemment insatisfait de la réflexion de Ménexène et fort
probablement pour lui indiquer aussi que l'amitié ne constitue pas
une chose simple, Socrate demandera : " ... ne peut-il arriver qu'on
aime sans être payé de retour? ... Et même que l'amour excite de
la haine? (212b)"37 38 Bien entendu, répondra l'enfant, après avoir
été placé devant le cas de ces amants passionnés récoltant le
mépris de leur aimé. Mais qui alors est l'ami, interrogera à
nouveau Socrate en sachant Ménexène sensibilisé au fait que la
réciprocité d1 affection n'existe pas toujours entre l'amant et
l'aimé? Doit-on dire qu'il s'agit de celui qui aime et ce, malgré
le fait qu'il puisse être méprisé ou hai de son aimé, ou bien de
celui vers qui se porte notre affection? Peut-être encore aucun
des deux mérite le nom d'"ami" si aucune réciprocité d1 affection
existe?
A ce point de la discussion, Ménexène optera pour la dernière
suggestion de Socrate. Il affirmera ainsi que 1'amitié ne possède
plus de sens sans réciprocité d'affection. Evidemment, le vieil
homme ne manquera pas de lui faire remarquer combien son opinion
a pu évoluer depuis le début de leur entretien : " ... tout à
l'heure, nous disions que si l'un des deux aimait, tous deux
étaient amis, et maintenant nous disons que, si tous deux n'aiment
pas, ni l'un ni l'autre ne sont amis (212d). "3a Ménexène
1'avouera ; il croit à présent que seul celui qui à la fois aime et
est aimé mérite le nom d'ami.
37. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 141
38. Ibid., page 141.
39
1.1.1) Objection : existence d'une amitié sans réciprocité.
Pour s'assurer d'avoir bien saisie la pensée de son
interlocuteur, Socrate reprendra: "Ainsi, pas d'amitié si celui qui
aime n'est payé de retour? (212d)"39 40 41 Ménexène répondra
positivement. La réciprocité d'affection n'existant pas, aucune
amitié saurait encore en effet posséder un sens entre l'amant et
l'aimé. Mais ne s'agit-il pas là d'une conclusion pour le moins
absurde? Certainement fera remarquer Léon Robin dans une analyse
du Lysis puisqu' ".... on en viendrait alors en effet à croire que
celui qui aime n'est pas lui-même l'ami de ce qu'il aime, que, par
exemple, celui qui aime les chevaux, n'en est pas l'ami, parce
qu'il n'en est point aimé en retour."*0 Nous sommes assez
intelligents pour nous en rendre compte, ce n'est pas parce qu'on
aime sans l'être que l'amitié s'avère nécessairement pour nous une
parfaite inconnuel
1.2) L'ami: celui qui est aimé?
Socrate saisira aussi la problématique et suggérera à Ménexène
une nouvelle façon d'envisager la question. Il dira: peut-être
alors que " ... ce qui est aimé est l'ami de ce qui aime ... même
si l'aimé ne rend pas l'amour ou ne rend que la haine (212e)."*1
Pour donner du poids à ses propos, il citera même les vers du poète
Solon disant que l'être humain heureux demeure celui ayant les
enfants, les chevaux, les chiens et l'hôte étranger comme amis.
Il se référera également, à titre d'exemple, à tous ces enfants
nouveaux-nés qui, toujours chers à leurs parents, n'arrivent
39. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 141.
40. Léon Robin, La théorie platonicienne de l'amour. Presses Universitaires de France, Coll. Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, Paris, 1964, page 4.
41. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 142.
40
cependant pas à retourner 11 affection reçue et même détestent
parfois ceux qui les corrigent. Preuve encore, en fait, que la
réciprocité d'affection ne constitue pas une chose essentielle et
que l'aimé peut être indifférent à celui qui l'aime sans remettre
en cause l'amitié.
Ménexène, pour sa part, trouvera les dires du vieil homme
remplis de bon sens et tombera du même coup d'accord avec la
conclusion du moment à savoir, que "L'ami est ... celui qui est
aimé, non celui qui aime (213a)."'42 Il accordera aussi, bien
entendu, que "L * ennemi, c'est celui qui est détesté, non celui qui
déteste (213a).'"43 44
1.2.1) Objection : haine possible entre l'aimé et l'amant.
Socrate ne tardera toutefois pas à faire la lumière sur les
conséquences et 1 'incohérence d'une telle façon de penser. Il
montrera à Ménexène que 1'hypothèse émise antérieurement contient
d'importantes contradictions. Elle permet en effet, si l'ami est
celui qu'on affectionne et non celui qui aime, d'avoir un ami qui
nous déteste ou encore, si l'ennemi est celui que l'on méprise et
non celui qui méprise, d'avoir un ennemi qui nous aime. " ... de
sorte que nous sommes les amis de nos ennemis et les ennemis de
nos amis ... ( 213a-b ) "4‘4, dira Socrate.
1.3) L'ami: celui qui aime?
En fait, une seule possibilité demeure pour celui qui souhaite
éviter de telles contradictions : " ... il faut avouer que celui qui
42. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 142.
43. Ibid., page 142.
44. Ibid., page 142.
41
aime est l'ami de celui qui est aimé (213b)"*5, affirmera le vieux
sage. Ménexène le reconnaîtra aussi sans hésiter. Il approuvera,
par le fait même, que l'ennemi puisse être non pas celui qui écope
de la haine, mais bien celui qui hait.
1.3.1) Objection : haine possible entre l'aimé et l'amant.
Socrate reprendra encore une fois en rappelant cependant à
1'enfant qu'une discussion antérieure permit de constater que, dans
certains cas, nous aimons ceux qui ne nous aiment pas et même
parfois nous détestent. Nous méprisons aussi en certaines
occasions ceux qui ne nous détestent pas et même, au contraire,
nous estiment. De sorte que, nous tombons encore dans
1 ' incohérence. Une incohérence qui cette fois-ci, par contre, nous
empêche de conclure que l'ami est celui qui aime.
1.4) Conclusion : aucune réponse à la question "qui est l'ami?"
"Comment sortir de là, ... si tes amis ne sont ni ceux qui
aiment, ni ceux qui sont aimés, ni ceux qui à la fois aiment et
sont aimés ... ? (213c)"A6 demandera Socrate à Ménexène en guise de
conclusion. Visiblement étourdi par la discussion, 1'enfant ne
saura trop quoi dire.
1.4.1) Difficulté: des options non complètement considérées.
Il ne tentera même pas de voir si d ' autres possibilités
existent quant à l'amitié. Il ne s'apercevra pas non plus, du
moins à ce qu'il semble, qu'en aucun temps Socrate nia le fait que
celui qui aime ou encore celui qui reçoit 1'affection puisse * *
45. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 142.
46. Ibid. page 143.
42
mériter le nom d'ami.·47 Pire encore, il ne réalisera aucunement
que le vieil homme présenta dans sa conclusion une alternative
ayant échappé en quelque sorte à la réfutation. En effet, jamais
dans la discussion tenue entre Socrate et Ménexène, on ne désavoua
cette possibilité selon laquelle l'ami puisse être celui qui à la
fois donne et reçoit 1'affection. De là, d'ailleurs, la difficulté
majeure présente dans la conclusion tirée.
Evidemment, en ce qui nous concerne, nous sentons bien qu'en
tentant de faire découvrir à Ménexène que l'amitié ne tient pas
uniquement à un individu, c'est-à-dire, soit celui qui aime soit
celui qui est aimé, Socrate souhaite démontrer qu'une certaine
réciprocité d'affection demeure nécessaire à la formation d'une
véritable amitié. L'interrogation qui nous reste, cependant, est
pourquoi celui-ci conclut-il alors que l'ami ne consiste pas en
celui qui, dans un même temps, aime et est aimé?
1.4.2) Nécessité d'une disposition pour le bien.
Deux explications semblent répondre à la difficulté
rencontrée. D'abord, nous pouvons croire que même une amitié
partagée ne suffit pas si d'abord et avant tout les deux êtres qui
s'aiment ne sont pas au courant de 1'affection qu'ils se portent
mutuellement. Comme 1'explique très bien Aristote :
"Beaucoup de gens ont de la bienveillance pour despersonnes qu'ils n’ont jamais vues mais qu'ils jugent
47. Comme le laisse entendre David Bolotin à ce sujet : "Socrates leaves open the possibility of someone being a friend of that which is itself not a friend ... He allows that a lover might be "friend” (philos) of that which does not love him in return. A philosopher, for example, might be a friend in some sense of wisdom ...alternatively, one might choose to call the sought after wisdom dear or a "friend", in a different sense, to the philosophic lover.” David Bolotin, Plato* Dialogue on Friendship, Op.cit., page 118.
43
honnêtes ou utiles, et 1 'une de ces personnes peut éprouver ce même sentiment à 1'égard de 1'autre partie. Quoiqu'il y ait manifestement alors bienveillance mutuelle, comment pourrait-on les qualifier d'amis, alors que chacun d'eux n'a pas connaissance des sentiments personnels de l'autre? (L.VIII, 2, 1155b34-1156a5 ) nAa
Certes, nous pourrions penser qu'une fois éveillés à
1'affection qu'ils ont l'un pour l'autre, deux individus
mériteraient d'être considérés comme de véritables amis. Sauf que
voilà, il peut arriver que l'amitié qui lie les êtres entre eux
repose uniquement sur le plaisir ou encore le profit que chacun
retire de la présence de l'autre, de sorte que les relations
existantes ne tiennent, comme nous l'avons vu précédemment, que par
ce que ces individus se procurent mutuellement et non par ce qu'ils
sont essentiellement. Nous nous l'avons déjà demandé ; comment
considérer une amitié authentique dans un tel cas?
Ce que nous devons comprendre, en réalité, c'est qu'il faut
plus qu'une réciprocité d'affection et qu'une conscience de cette
réciprocité pour qualifier 1'amitié de vrai! D'ailleurs, Socrate
exprima lui-même et ce, dès les premiers instants de sa discussion
avec Ménexène, ce que nous pouvons considérer comme la condition
essentielle pour que l'amitié soit authentique. Il manifesta en
effet non seulement son désir d'acquérir des amis, mais encore plus
celui d'un bon ami 1 Le vieil homme ne veut pas, autrement dit,
donner à ou recevoir l'amitié de n'importe qui ! Son aspiration au
bien et au vrai, le pousse à rechercher ce qui existe de mieux en
tant qu'ami. Or, en existe-t-il un meilleur que celui qui lui-même
aspire au bien et recherche la vérité?
En fait, en concluant que l'ami ne peut être à la fois celui
qui aime et obtient 1'affection de l'autre, Socrate n'aurait-il pas
48. Aristote, Ethique à Nicomaque, Op.cit., page 387.
44
simplement souhaité que chacun saisisse qu'à elle seule la
réciprocité d'affection, bien que fondamentale, ne suffit pas pour
que deux individus méritent d'être considérés comme de véritables
amis? Qu'en plus d'un éveil réciproque à 1'affection de l'autre,
une disposition au bien soit aussi essentielle de la part de ceux
qui se portent mutuellement affection pour que leur amitié repose
sur 1'authenticité? Platon lui-même, par la voix de Socrate, ne
voulait-il pas que son lecteur comprenne que c'est la notion de
bien qui est en cause dans la véritable amitié? L'encouragement
à acquérir une plus grande sagesse que Socrate prodigua au jeune
Lysis de façon à ce que ce dernier devienne non seulement utile,
mais également bon pour ses semblables et qu'il mérite par la suite
leur affection n'en constitue-t-il d'ailleurs pas la preuve?
Chapitre III
Examen des causes attribuées à la naissance de Vamitié
46
Voyant Ménexène incapable de se prononcer quant à la
conclusion tirée sur la question "qui est 11 ami?", Socrate
interrogera la façon avec laquelle lui et son interlocuteur
dirigèrent leur recherche. Lysis, attentif à toute leur
discussion, affirmera spontanément, pour sa part, que selon lui
l'examen fut en réalité mal conduit. Il rougira tout de suite
d'ailleurs en prenant conscience du caractère pour le moins
impulsif de son intervention et en réalisant probablement aussi son
incapacité d'en dire plus long que son propre ami.
Socrate, ravit quant à lui de voir 1'enfant ainsi captivé par
la discussion, n'en fera pas de cas. Il délaissera plutôt Ménexène
et encouragera le jeune Lysis dans sa curiosité. Sans le forcer
à expliquer pourquoi selon lui en fait 1'enquête menée précédemment
fit défaut, il approuvera sa critique et lui proposera de
poursuivre la recherche en se référant cette fois-ci non pas à
1'expérience personnelle, mais bien aux dires des poètes eux-mêmes.
Ceux-ci, de par leur réflexion, permettent en effet une certaine
interprétation de 1'expérience humaine et, du même coup, donnent
à l'homme des pistes de compréhension. Ils seront d'un grand
secours pour saisir maintenant le fondement même de l'amitié et non
plus uniquement les cas particuliers où elle peut exister.
1.0) La ressemblance.
Signalant donc à Lysis 1'existence chez les poètes
d1 admirables pensées concernant l'amitié, Socrate insistera ensuite
sur le fait que ceux-ci attribuèrent précisément la naissance de
cette affection entre les êtres à la divinité qui entraîne l'un
vers l'autre ceux qu'on qualifie d'amis. Pour appuyer ses dires,
il citera l'Odyssée d'Homère: "Toujours un dieu pousse le semblable
vers le semblable ... (214a)АЭ II complétera personnellement en
49. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 143.
47
ajoutant : "et il le lui fait connaître ... ( 214b ) "5° Il nous
laissera entendre une autre fois, du même coup, qu'il ne suffit pas
que deux individus se ressemblent, se côtoient et se portent
mutuellement affection pour mériter le nom d'ami; encore faut-t-il
qu'ils se connaissent réellement l'un l'autre et que chacun d'eux
soit conscient de l'amitié qui lui est destinée.
Puis, sachant 1'enfant au courant des vers cités, Socrate
poursuivra en ajoutant aux propos des poètes ceux tenus par ce
qu'il nommera les savants.50 51 Pour ces hommes qui traitent de la
Nature et du Tout, dira-t-il en réalité, " ... le semblable est
toujours et nécessairement l'ami du semblable ... (214b)"52
Autrement dit, c'est une certaine nécessité éternelle qui explique
que les êtres qui se ressemblent soient attirés les uns par les
autres et non, comme le pensent les poètes, une intervention des
dieux à leur égard.
Mais peu importe, ce que nous devons souligner, c'est que
cette thèse selon laquelle ce sont les semblables qui tendent les
uns vers les autres sera également reprise dans le Banquet de
Platon. Dans deux des cinq discours précédant celui de Socrate au
sein même de cette oeuvre, nous retrouverons en quelque sorte, en
effet, la même idée. Pausanias, d'abord, expliquera qu'il existe
dans les faits deux Amours ; un qui relève d'Aphrodite Céleste et
un autre d'Aphrodite Populaire. Le premier est celui qui lie
l'amant et l'aimé se ressemblant en vertu alors que le second,
qualifié d'amour vulgaire, est celui unissant les êtres vicieux53.
Agathon, ensuite, pour prouver à Phèdre qu'Amour est le plus jeune
50. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 143.
51. Parmi ces savants, mentionnons notamment Empédocled'Agrigente.
52. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 143.
53. Se référer au Banquet 180c à 182a.
48
des dieux et qu'il recherche par conséquent la jeunesse, affirmera
en se référant lui aussi à 1'Odyssée d'Homère que "Qui se ressemble
s'assemble (195b)"5A Les deux discours, faut-il le noter, se
trouveront cependant jugés un peu plus tard par Socrate lui-même.
1.1) Les méchants.
En ce qui nous concerne, néanmoins, revenons au Lysis comme
tel. Pour sonder 11 opinion du jeune enfant quant aux propos tenus
par les sages, Socrate interrogera d'abord celui-ci sur la justesse
des assertions avancées. Non convaincu. Lysis ne saura leur donner
raison. Il se contentera en fait d'un "peut-être". Sans demander
d'explication, le vieil homme lui accordera qu'il se peut, il est
vrai, que les dires des savants ne correspondent pas nécessairement
à la réalité. D'ailleurs, il semble bien que ce soit le cas en ce
qui concerne l'amitié entre méchants ί
1.1.1) De 1'impossibilité de l'amitié.
Comment en effet une entente arriverait-elle à persister entre
ces hommes qui ne parviennent même pas à demeurer en accord avec
leur propre personne, ces êtres instables, " ... toujours furieux
et déséquilibrés (214d)"54 55? Il faut le reconnaître, " ... l'homme
pervers n'a même pas envers lui-même de dispositions affectueuses,
parce qu'il n'a en lui rien qui soit aimable ( 1166b25-26 ) . "56 Ne
s'aimant pas lui-même, comment réussirait-il à aimer les autres?
De plus, quelle absurdité de croire qu'un homme injuste puisse
mériter 1'affection de celui qui est victime de son injusticeI Qui
aimerait quiconque lui fait du mal ?
54. Platon, Banquet, Traduction Paul Vicaire, Op.cit., page 40.
55. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 144
56. Aristote, Ethique à Nicomaque, Op.cit., page 446.
49
A bien y penser, 1'assertion des savants ne tient pas! Lysis
en est désormais convaincu: " ... le méchant est d'autant plus
ennemi du méchant qu'il s'en approche et le fréquente davantage
(214b-c)"57 58 En tant que semblables, ces êtres ne peuvent
certainement pas connaître l'amitié 1 Leur mauvaise nature commune
les poussant à se nuirent l'un l'autre, aucune véritable affection
saurait entre eux voir le jour!
1.1.2) Objection: amitié utilitaire.
Evidemment, nous ne pouvons nier que certaines relations
puissent s'établir entre méchants. Il arrive parfois en effet que
quelques-uns d'entre eux s'associent, se respectent mutuellement
et même partagent une certaine affection. C'est le cas, par
exemple, de ces individus malveillants se regroupant autour d'un
projet de même nature. Dans La République, Socrate fait allusion
à ce genre de relation dans une question posée à Thrasymaque: " ...
crois-tu qu'une cité, une armée, une bande de brigands ou de
voleurs, ou toute autre société qui poursuit en commun un but
injuste, pourrait mener à bien quelque entreprise si ses membres
violaient entre eux les règles de la justice? (351c)"sa
Bien entendu, certains pourraient affirmer que de telles
relations trouvent leur possibilité d'existence dans le fait que
les êtres en liaison ne soient que partiellement méchants. Cela
ne nous empêcherait pas de conclure cependant que l'affection les
unissant n'a rien à voir avec ce qu'on appelle la véritable amitié.
De courte durée, ces liaisons entre hommes malveillants n'existent
bien souvent que dans une perspective purement utilitaire. Le
projet commun réalisé, elles s'éteignent avec lui. Impossible de
les qualifier d'amitié authentique!
57. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 144
58. Platon, La République, Op.cit., page 100.
50
1.2) Les bons.
Refusant de rejeter totalement et aussi facilement maintenant
que le jeune Lysis les dires des savants, Socrate tentera d'en
découvrir le véritable sens. " ... ce qu'ils veulent dire, selon
moi, mon cher Lysis, en disant que le semblable est ami du
semblable, c'est qu'il ne peut exister d'amitié qu'entre les bons,
mais que le méchant ne saurait avoir d'amitié véritable ni avec les
bons ni avec les méchants (214d)."59
Or, permettons-nous justement ici une brève comparaison entre
l'assertion des poètes et celle des savants. D'abord, remarquons
que Socrate cherchera à rétablir non pas les dires des premiers,
mais bien ceux des seconds. Cela nous permet de croire que pour
le vieil homme, les poètes réussirent davantage que les savants à
cerner cette réalité selon laquelle l'amitié ne saurait exister
qu'entre les bons. Le rapport qu'ils établirent entre la divinité
et cette affection existant entre les êtres humains semble
d'ailleurs en constituer une preuve non négligeable. En fait,
nous savons à quel point l'amitié était considérée chez les Grecs
de l'Antiquité. Nous pouvons par le fait même croire qu'en
confiant l'existence de celle-ci à la divinité, les poètes
souhaitèrent exprimer son caractère admirable, son rapport à la
vertu, au bien! Ils rejetaient, du même coup, la possibilité de
la voir naître entre gens malveillants, pervers. Ce que ne reflète
pas pour sa part la conception des savants. Evidemment, traitant
de la Nature et du Tout, ceux-ci abordèrent le thème de l'amitié
non pas en se référant uniquement à l'expérience humaine, mais bien
en se rapportant aussi à l'ensemble de l'univers. Loin de les
critiquer, Socrate interprétera leurs dires en les ramenant
exclusivement au vécu humain, là même où l'amitié suppose plus
qu'un rapprochement!
59. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 144.
51
1.2.1) De 1'impossibilité de l'amitié.
Se rendant compte probablement de son jugement rapide
concernant les propos des savants, Lysis accordera timidement à
Socrate que seul les bons, en tant que semblables, méritent
véritablement d'être considérés comme des amis. Malheureusement
pour lui, ce dernier entreverra rapidement une difficulté au
raisonnement. En effet, si l'amitié qu'on porte à un être dépend
en partie de 1'apport que nous procure celui-ci, comment les
semblables, du fait même de leur ressemblance, parviendraient-ils
à s'attacher l'un à l'autre alors que chacun d'eux n'a rien à
offrir de plus à son partenaire que ce qu'il possède déjà? Quelle
satisfaction en outre retireraient les individus de ce genre à
partager leur affection si, dans un cas comme dans l'autre, aucun
gain supplémentaire n'était possible? Comme le résumera bien Léon
Robin :" ... le semblable ne peut attendre de son semblable aucun
avantage qu'il ne puisse tirer de lui-même."60 Par conséquent,
1'amitié ne trouve nullement sa raison d'être entre ce type
d'homme 1
Evidemment, certains pourraient rétorquer, pour défendre
1'amitié entre gens de bien, que 1'affection unissant les hommes
bons existe non pas parce que ceux-ci se rejoignent en tant que
semblables, mais justement en tant que gens de bien. Or, Socrate
prévoira le coup et avec quelques questions permettra à Lysis de
découvrir que " ... l'homme de bien se suffit à lui-même et n'a
besoin de s'attacher à personne."61 Qu'irait-il chercher de plus
en effet chez l'être bon qu'il ne trouve déjà en lui-même? Ne
manquant de rien, aucune satisfaction ne peut lui provenir d'un
autre individu et, par conséquent, aucun amour ne saurait naître
60. Léon Robin, La théorie platonicienne de l'amour, Op.cit., page 5.
61. Ibid., page 5.
52
de sa part. En fait, il est clair que l'amitié ne pourrait surgir
entre gens de cette espèce. "Comment donc les bons seraient-ils
amis des bons le moins du monde, ... si l'absence de l'un n'est
point pénible à l'autre (car chacun d'eux se suffit, même isolé)
et si leur réunion ne leur procure aucun avantage (215b)?"62,
demandera Socrate. Cela ne signifie pas que l'homme de bien ne
puisse être conscient de la bonté d'un semblable. Eveillé à
l'excellence d'un autre, il ne nourrit cependant aucun désir
d'attachement, aucune véritable amitié. C'est du moins ce qu'il
semble.
1.2.2) Difficultés dans l'argumentation de Socrate.
A ce point de la discussion, deux difficultés présentes dans
l'argumentation de Socrate méritent d'être relevées. L'une
concerne la conception de Socrate en ce qui a trait à l'homme bon
et l'autre l'utilisation du terme "semblable" avec une
signification autre que celle que l'on connaît.
1.2.2.1) Un homme bon absolument?
D'abord, attardons-nous sur cet homme bon dont Socrate dit
qu'il se suffit à lui-même. La difficulté que pose une telle
conception se résume facilement: existe-t-il parmi les êtres
humains un homme qui soit véritablement au-dessus de tout besoin,
un être qui ne manque absolument de rien, capable de vivre
isolément sans peine? Il est évident que non! Seul un dieu
mériterait une telle considération. L'être humain, ne pouvant être
bon que relativement, ne saurait en ce qui le concerne se passer
du support des autres hommes. Même le plus heureux des hommes,
celui qui semble tout posséder pour lui-même, ne parviendrait à
62. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 145
53
vivre solitairement. " ... personne, en effet, ne choisirait de
posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul, car l'homme
est un être politique et naturellement fait pour vivre en société
(L.IX, 9, 1169Ы7-19 ) "6Э 64, fera remarquer Aristote.
Conclusion : "Socrates'demonstration would seem more
appropriate to some gods than it does to men."6* Or, peut-être le
vieux sage souhaitait-il précisément, avec 1'ironie qu'on lui
connaît, forcer son interlocuteur à réfléchir au fait que si
1'amitié existe entre êtres humains, c'est justement parce que
ceux-ci ne parviennent pas comme les dieux à se suffire à eux-mêmes
et que leur bonté n'a de sens que relativement. S'il est vrai que
le bon absolu ne peut rien retirer du bon absolu, le relativement
bon peut toujours, lui, aller chercher un peu plus parce que
justement il n'est pas parfait. Ce qui nous permet déjà
d'entrevoir d'ailleurs que l'amitié ne saurait exister sans une
certaine imperfection, un manque à combler chez ceux qui s'aiment.
1.2.2.2) Glissement de sens du terme "semblable".
La deuxième difficulté rencontrée concerne un certain
glissement de sens en ce qui a trait au terme "semblable" employé
par Socrate dans 1'analyse effectuée des propos des savants. Loin
d'exprimer un simple rapprochement, un rapport, une parenté entre
des individus ou des choses, celui-ci renvoie davantage,
lorsqu'utilisé par le vieil homme, à la notion d'identité. En
affirmant que le semblable ne peut rien obtenir de plus de son
semblable que ce qu'il possède déjà lui-même, Socrate suppose en
effet entre les êtres en question une égalité parfaite. Or,
semblable ne signifie pas identique 1 Deux individus qui se
63. Aristote, Ethique à Nicomaque, Op.cit., page 461.
64. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Op.cit., page 133.
54
ressemblent, c'est-à-dire, qui partagent certaines caractéristiques
communes, parviennent à se porter mutuellement secours parce qu'ils
diffèrent malgré tout l'un de l'autre. Ce qui n'est pas le cas
entre identiques.
Sûrement conscient de cette distinction pour le moins
élémentaire, nous pouvons croire que Socrate usa d'un peu de
sophistique au cours de sa discussion avec le jeune Lysis et ce,
dans le but de remettre en question la fragile opinion de ce
dernier. Rappelons-nous, 1'enfant venait à peine d'accorder à
Socrate que les bons, en tant que semblables, méritent le nom
d'ami. En prêtant au terme "semblable" un autre sens, c'est-à-
dire, celui d'"identique", le vieil homme se donnait donc le moyen
de renverser encore une fois le jugement de son jeune
interlocuteur. Mais peut-être devons-nous aussi tout simplement
envisager ce glissement de sens provoqué par Socrate comme un
procédé pédagogique. Le vieux sage ne souhaitait-il pas effet
faire découvrir à 1'enfant que 1'amitié ne saurait exister entre
gens qui partagent une trop grande ressemblance ou, en d1 autres
mots, que seule la différence, dans la mesure où elle permet aux
êtres de se compléter, donne à l'amitié sa possibilité d'être?
2.0) L'amitié des contraires.
Quoiqu'il en soit, nous sommes à même de comprendre maintenant
que l'amitié ne saurait voir le jour sans qu'il existe d'abord et
avant tout une certaine imperfection, un manque au sein même de
l'être humain et une possibilité de combler ce manque en faisant
appel à un autre, différent de soi. Encore faut-il, par contre,
que cette différence ne résulte pas en une opposition complète Í
Socrate explique pourquoi dans la suite de sa discussion avec Lysis
et Ménexène.
55
Reconnaissant 11 inexactitude de la maxime des poètes et, du
même coup, de l'assertion des savants, Socrate s'interrogera sur
la direction empruntée quant à la recherche entreprise avec
l'enfant. Il avouera à Lysis qu'une personne lui affirma jadis en
fait que " ... le semblable était en guerre perpétuelle avec le
semblable et les bons avec les bons ... (215c)"65 Se référant en
outre aux vers du poète Hésiode disant que: "Le potier hait le
potier, l'aède hait l'aède et le pauvre hait le pauvre ... (215c-
d)"66, celle-ci concluait en vérité que les contraires plus que
ceux qui se ressemblent méritaient d'être considérés comme des
amis. Le semblable, toujours jaloux de son semblable, n'espère en
effet qu'emporter la victoire sur celui-ci. Or, bien que cela
puisse paraître bénéfique dans quelques cas, notamment lorsque les
protagonistes cherchent à se surpasser et à devenir meilleur l'un
l'autre, la haine habituellement cultivée ne réussit qu'à faire
obstacle à l'amitié. Les contraires, eux, ne vivent pas une telle
rivalité. Loin de se mépriser mutuellement, ils se trouvent même
liés par une sorte de nécessité. Ainsi, "le pauvre est forcé
d'être l'ami du riche, le faible du fort pour en obtenir du secours
... le malade du médecin, et ... tout ignorant recherche et aime
le savant (215d-e)."67 Le contraire, il faut le dire, va jusqu'à
désirer en fait le contrairei Ce qui s'avère froid, par exemple,
désire la chaleur alors que ce qui est chaud espère le froid. Et
s'il en est ainsi pour tous les opposés, c'est précisément parce
que chacun d'eux a la possibilité d'aller chercher chez l'autre ce
qui lui manque. Le contraire parvient, autrement dit, à
s'alimenter de son contraire. Il trouve chez lui la capacité de
fournir l'aide espérée. Chose qui demeure impossible entre
semblables à cause précisément de leur ressemblance.
65. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 145.
66. Ibid, page 145.
67. Ibid. page 145
56
Or, que Jes opposés se lient d'amitié s'avérera aussi, d'une
certaine manière, une des conceptions défendues plus tard dans le
Banquet de Platon. En effet, Eryximaque, présent lors ce fameux
repas tenue chez Agathon, affirmera en se référant notamment à son
art, que le bon médecin est celui " ... capable d'établir 1'amitié
et l'amour mutuel entre éléments du corps qui se haïssent le plus
(186d)"6a II ajoutera pour plus de précision : " ... les éléments
qui se haïssent le plus sont les plus contraires: le froid et le
chaud, l'amer et le doux, le sec et l'humide, et toutes choses
analogues (186d)."68 69 Lui aussi, par contre, sera repris par
Socrate peu après.
2.1) De 1'impossibilité de 11 amitié.
Peu importe, dans le Lysis, Ménexène, enthousiasmé par le
discours rapporté par Socrate, ne tardera pas à approuver la thèse
disant " ... que le contraire est essentiellement l'ami du
contraire . . . ( 216a ) ,,7° Encore une fois, cependant, Socrate lui
montrera comment il se trompe. Se rapportant à 1'habileté que
possèdent certains hommes à dépister les contradictions, il
demandera à Ménexène si de tels savants ne prendraient justement
pas plaisir en fait à leur faire remarquer qu'il n'existe rien de
plus opposé que la haine et l'amitié? Placé devant 1'évidence,
Ménexène ne pourra répondre qu'affirmativement. Il reconnaîtra
qu'on ne saurait considérer 1'ennemi comme ami de celui qui aime
et ce dernier comme ami de celui qui hait; pas plus d'ailleurs que
le juste ne pourrait demeurer l'ami de celui qui commet
1'injustice, le tempérant de celui qui fait preuve d'intempérance,
celui qui fait le bien de celui qui fait le mal.
68. Platon, Banquet, Traduction Paul Vicaire, Op.cit., page 25.
69. Ibid., page 25.
70. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit. page 146.
57
Or, Socrate ne manquera pas de faire remarquer à l'enfant que
quiconque affirme que l'amitié surgit de la contrariété doit aussi,
s'il persiste dans son raisonnement, considérer les opposés ci-haut
mentionnés comme des amis. Venant à peine de rejeter une telle
possibilité, Ménexène, lui, réalisera comment il a pu se contredire
depuis le début de sa discussion avec le vieil homme. Il saisira
son erreur et reconnaîtra que les contraires, " ... loin de pouvoir
s'aimer et s'unir, se repoussent et s'excluent . . . "71
Cette reconnaissance, le jeune interlocuteur de Socrate aurait
évidemment pu la faire plus tôt 1 Lorsque Socrate lui rapporta que
les contraires s1 associent par une certaine nécessité, que le
pauvre, par exemple, se trouve obligé de se faire l'ami du riche
pour en obtenir de l'aide, il possédait effectivement déjà entre
les mains les éléments lui permettant de deviner que la véritable
amitié ne peut voir le jour uniquement entre opposés. Comment
parler d'amitié authentique, aurait-il été en mesure de se demander
en réalité, quand 1'affection en cause ne provient que d'un seul
individu? Le pauvre, le faible, le malade et 1'ignorant aiment
nécessairement il est vrai ceux qui leur viennent en aide, mais
cette affection n'est malheureusement pas toujours partagée. Rien
n'oblige en effet le riche, le fort ou tout autre individu
possédant la capacité de répondre aux besoins de plus démunis à
aimer en retour ceux qui réclament leur service.
Certes, il arrive que dans certains cas les contraires se
désirent mutuellement. Le sec, par exemple, désire l'humide et ce
dernier le sec. Recherchant l'un l'autre à combler un manque
propre, ceux-ci s'associent souvent par contre dans le but unique
de trouver chez leur opposé ce qui leur conviendra personnellement.
"While appearing to desire or even to love each other, opposites
71. Platon, Lysis, Notice d'Emile Chambry, Op.cit., page 307.
58
may in fact desire to be pleased and to be nourished themselves"72,
écrira à ce sujet David Bolotin. En réalité, seul semble compter
le fait d'être rassasié individuellement. Or, comment qualifier
une amitié de véritable lorsque les êtres en relation se désirent
non pas pour ce qu'ils sont, mais bien pour ce que chacun d'eux
peut offrir à l'autre ou, encore, s'ils accordent plus d'importance
à ce qu'ils reçoivent personnellement qu'à celui qui le leur donne?
3.0) Conclusion de l'examen.
Parvenu à ce point de la recherche, Socrate sait bien qu'une
conclusion s'impose.. Ayant examiné les différentes causes
attribuées à la naissance de l'amitié, il est en fait à même
d ' affirmer maintenant que " ... ni le semblable n'est ami du
semblable, ni le contraire ne l'est du contraire (216b)."73 Les
explications données par les poètes ou encore par les savants se
révèlent insuffisantes.
3.1) Insuffisance des théories envisagées.
Qu'il s'agisse en effet de la théorie faisant appel à la
ressemblance ou encore celle s'inspirant de la contrariété, aucune
ne parvient entièrement à rendre compte de 1'origine de la
véritable amitié 1 Comprenant certes chacune une part de vérité,
elles ne sont pas en mesure d'expliquer isolément en fait comment
deux êtres se lient d'une profonde affection.
3.2) Nécessité d'un juste milieu entre la ressemblance et la contrariété.
72. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Op.cit., page 139.
73. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 146.
59
Or, conscient à la fois des faiblesses et des forces présentes
en chacune de ces théories, Socrate choisira de poursuivre la
réflexion, mais en y allant avec son propre point de vue. Il dira :
" ... ce qui devient ami du bien, c'est peut-être ce qui n'est ni
le bien ni le mal (216c).,,7A
Parlant ainsi, le vieil homme laissera sous-entendre que pour
qu'une amitié sincère et véritable voie le jour, un juste milieu
doit en outre exister entre la ressemblance et la contrariété des
êtres en cause. En fait, prenant d'abord pour acquis que personne
souhaite le mal comme ami, il mettra en lumière le fait que la
principale caractéristique commune à ceux se liant d'affection soit
une aspiration au bien. C'est en effet parce qu'ils croient dans
un premier temps que leur relation leur permettra d'accéder à
quelque chose de mieux que deux êtres se choisissent et s'associent
en amitié. Or, une telle aspiration n'existerait pas si l'homme
était en lui-même un être absolument bon. Imparfait, privé en
partie du bien, 1'humain n'a d'autre choix que de désirer celui-ci
et de le chercher à travers ceux qui, de par leur différence, lui
permettent d'y accéder un peu plus. Voilà d1 ailleurs pourquoi
Socrate n'élimine pas la présence de la contrariété dans
1'élaboration de véritables amitiés. Il sait bien que différents
l'un de l'autre, les êtres qui s1 associent et se lient d'affection
cherchent à travers ce qui les distingue à poursuivre ce qui les
unit, c'est-à-dire, le bien. Leur amitié tient à la fois d'un
certain degré de ressemblance et d'un certain degré d'opposition 1
Dans une étude effectuée sur le Lysis, Paul Friedländer
illustre et résume bien cette nouvelle conception en mettant
d'abord en évidence la relation existant entre Ménexène et Lysis
puis, ensuite, celle unissant ce dernier à Socrate.
74. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 146.
60
"Menexenos and Lysis ... meet as like with like. They are like each other; otherwise, they would not come together. A pseudo-likeness is ruled out. If they were both "bad, " there would be between them no friendship or, at best, only the kind of friendship as among wolves. In other words, what they have in common is a desire for the good. (...) In speaking about the good, however, we must not forget that perfect goodness is beyond the power of man. If human beings were capable of such goodness, there would not be the need that attracts Lysis to Socrates and Socrates -in more mysterious and puzzling way- to Lysis. (...) In addition to being alike, Socrates and Lysis are also quite unlike each other. The one knows; the other is ignorant. Yet this contrast, again, is valid only in a peculiar and ironic involvement; for if it were absolute, so that one were completely ignorant and the other had perfect knowledge, friendship would again be impossible. "7S
. Paul Friedländer, Plato, T.II, Traduction d1 Hans Meyerhoff, Bol1ingen Series LIX, Pantheon Books, New York, 1964, page 97- 98.
75
Deuxième partie
Théorie socratique de l'amitié
Chapitre I
Le bien, ultime objet de ^amitié
63
Cornine nous sommes en mesure de le constater, saisir et
expliquer la raison exacte pour laquelle deux individus se lient
d'une profonde amitié demeure une chose pour le moins complexe. Il
faut le souligner, d'ailleurs, Socrate a vu clair en refusant de
réduire la compréhension d'un tel phénomène à une seule théorie.
Il permit en effet ainsi à tous et chacun de s'apercevoir que
l'affection naissant entre êtres humains renferme une multitude
d'aspects tous aussi importants les uns que les autres.
1.0) Le beau: ce qui nous est ami.
Tout de même perplexe quant aux derniers propos tenus par le
vieil homme, Ménexène, lui, demandera à ce dernier de clarifier sa
pensée. Se disant pour sa part quelque peu étourdi par
l'argumentation, Socrate se contentera, en guise d'explication, de
faire appel à un proverbe ancien affirmant que "Chose belle est
aimable; rien d'aimable qui n'est point beau ... (L.I, 15-18)"1
Idée qu'il reprendra d'ailleurs plus tard dans le Banquet puisque,
comme le rapportera Diotime, il avancera que "L'Amour ... est amour
des choses belles ... (204d)"2
1.1) Le beau sensible et le beau transcendantal.
S'exprimant néanmoins de la sorte, notre vieux sage souhaitera
probablement faire comprendre au jeune Ménexène que le beau
constitue d'abord et avant tout ce qui nous plaît et nous attire.
Charmé à la vue d'un bel objet, l'homme ne peut en effet que tendre
vers celui-ci. La beauté l'atteint et fait naître chez lui le
désir intense de se porter vers ce qui en est rempli.
1. Théognis, Poèmes élégiagues. Traduction de Jean Carrière, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1948, page 28.
2. Platon, Banquet, Traduction Paul Vicaire, Op.cit., page 57.
64
Or, cet élan ou encore cet amour, il est important de le
reconnaître, ne saurait vraisemblablement voir le jour sans
1'aspect "perceptible" ou encore "sensible" du beau. C'est
effectivement parce que l'être humain est à même, dans un premier
temps, de "sentir" l'éclat de la beauté qu'il aime ensuite l'objet
ou l'être porteur de celle-ci et qu'il éprouve en y posant les yeux
un soulèvement, une aspiration à quelque chose d'encore plus
grandiose. En fait, le beau se voit, se sent. Il touche l'homme
au sein même de 1 ' expérience sensible et arrive parfois à le
transporter bien au-delà de cette dernière.
De façon plus exacte, un simple regard sur la beauté permet
parfois à l'être humain de s'élever, grâce au désir inspiré, vers
des réalités supérieures et de découvrir, notamment, une beauté
d'un tout autre ordre, une beauté qui dépasse le visible, qui
transcende la réalité sensible. Plus difficile à apprécier parce
que moins évidente, cette dernière se dérobe facilement toutefois
à la connaissance de l'homme. Voilà peut-être pourquoi d'ailleurs
Socrate ajoute en parlant du beau : "Il ressemble en tout cas à un
corps souple, lisse, brillant d'huile, et de là vient sans doute
qu'il glisse entre nos mains et nous échappe, vu sa nature ...
(216c-d)"3
Mentionnons-le en passant ici, dans le Phèdre, oeuvre reconnue
de la maturité de Platon, c'est avec encore plus d'exactitude et
de profondeur que le vieil homme parlera de la beauté. Il y
expliquera, en effet, que si l'être humain se trouve autant attiré
par la beau, c'est que son âme eue jadis la chance d ' entrer
directement en contact avec des réalités absolues dont, notamment,
la Beauté elle-même. Avant d'être attachée au corps ou, si on veut
le dire autrement, précipitée au niveau de 11 existence sensible,
l'âme put, il est vrai, contempler les nombreuses réalités
3. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 146
65
supérieures. La Beauté s'avérant parmi elles la plus éclatante et
la seule capable en quelque sorte de descendre jusqu'à notre
univers sensible, elle se montra et se montre toujours, disons-le,
la plus apte à provoquer chez l'être humain le souvenir de
1'univers divin et surtout, le désir complètement fou d'y accéder
de nouveau. Rien ne 1 'exprime mieux d'ailleurs et ne le résume
aussi bien que cet extrait du Phèdre : " ... quand, en voyant la
beauté d'ici-bas et en se remémorant la vraie (beauté), on prend
des ailes et que, on éprouve un vif désir de s'envoler ... quand,
comme l'oiseau, on porte son regard vers le haut et qu'on néglige
les choses d'ici-bas, on a ce qu'il faut pour se faire accuser de
folie (249d)."A
1.2) Le beau: une manifestation du bien.
Evidemment, en se rapportant au Lysis même, certains
pourraient estimer qu'un discours sur la beauté ne nous en apprend
guère plus sur l'avis de Socrate en ce qui concerne la naissance
de l'amitié. Rien dans la référence faite à l'amour et aux élans
que suscite le beau ne semble en effet venir éclairer que c'est du
bien que devient ami ce qui à la fois n'est ni bien ni mal jusqu'à
ce que Socrate complète en disant : " ... pour moi c'est le bien qui
est beau (216d)."s A partir de ce moment, nous comprenons que
derrière cet amour qu'éveille en nous la perception du beau se
cache quelque chose d'encore plus fondamental, c'est-à-dire, notre
désir du bien. Comme l'écrit Victor Goldschmidt : "Personne ne
comprend ce que peut signifier "l'amour des belles choses", tant
4. Platon, Phèdre, Traduction et notes Luc Brisson, GF- Flammarion, Paris, 1989, page 123.
5. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 146.
66
qu'on η'aura pas avoué qu'il s'agit, au fond, que d'une forme
particulière du désir universel des choses bonnes."6
Le beau, expliquons-le, se présente en quelque sorte comme une
manifestation du bien. L'être humain recherchant constamment le
bonheur devine en effet derrière l'éclat et la puissance de la
beauté quelque chose de grand, de bon. Il se tourne donc
instantanément vers elle et, par elle, espère être conduit vers ce
bien qu'il désire. Or, cette beauté provoque parfois en lui un
amour si intense qu'il se trouve transporté hors de lui-même vers
un absolu, un bien suprême. Elle devient pour ainsi dire alors
1 ' inspiration lui permettant de passer du monde sensible à celui
du Vrai, du Bien. En fait, nous l'avons dit, de tous les
transcendantaux, seul le beau descend au niveau de 1'existence
humaine et parvient, de par sa magnificence, à insuffler à l'homme
ce désir de progresser vers quelque chose de primordial, vers le
Bien lui-même. Il constitue sans contredit un élément déclencheur
dans l'éveil de tout être humain au Bien.
Maintenant, nous ne sommes pas sans penser que cette beauté
éclatante puisse parfois éblouir l'être humain à un point tel que
celui-ci soit arrêté dans sa progression vers le Bien, empêché d'y
accéder. Combien d'hommes restent en effet prisonniers de l'image
et sont conduits par la suite à aimer des biens qui, en réalité,
n'en ont que 1'apparence? Le beau, s'il possède le pouvoir
d'éveiller l'être humain et de le conduire au Bien, sait également
y faire écran.
2.0) L'ami du bien: un intermédiaire.
Pour ce qui est de Socrate, toutefois, soulignons qu'il se
contentera simplement de sensibiliser Ménexène au fait que le beau
6. Victor Goldschmidt, Platonisme et pensée contemporaine. Editions Montaigne, Aubier, Paris, 1970, page 24.
67
et l'amour qu'il inspire soient le reflet et du bien et de notre
désir de celui-ci. Il s'agira pour lui d'une façon simple
d'éclairer l'enfant sur la dernière suggestion faite pour expliquer
la naissance de la véritable amitié. Notons d'ailleurs que le
vieil homme reprendra cette suggestion tout en considérant les
récents propos tenus sur la beauté. "Je dis donc, par une sorte
d'inspiration divinatrice, que ce qui est ami du beau et du bien,
c'est ce qui n'est ni bon ni mauvais (216d)."7 8 Autrement dit,
1'intermédiaire est ce qui devient ami du beau, expression même du
bien.
Signalons rapidement en passant ici qu'Amour lui-même dans le
Banquet sera considéré comme ce qui n'est ni beau ni laid, ni bon
ni mauvais. Juste milieu, on nous le présentera en effet comme ce
qui n'étant ni laid ni mauvais tend vers ce qu'il n'est pas mais
espère être à savoir, beau et bon.3
2.1) L'intermédiaire, ami du bien ou de son pareil?
Désirant s'assurer de la bonne compréhension du jeune
Ménexène, Socrate invitera celui-ci à suivre les raisons qui le
conduisirent à une telle conclusion. De façon beaucoup plus
systématique, il lui exposera sa pensée. Il expliquera d'abord
que, selon sa propre opinion, trois genres possèdent une existence :
" ... le bon, le mauvais, et ce qui n'est ni bon ni mauvais
(216c)."9 Une réflexion antérieure ayant permis de conclure que
1'amitié ne saurait exister entre le bon et son pareil, le méchant
et son semblable, entre l'homme de bien et le malveillant, il
affirmera que seul ce qui se trouve entre le bien et le mal peut
peut-être encore nous aider à comprendre comment une véritable
7. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147.
8. Se référer au Banquet 201e à 202d.
9. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147.
68
amitié parvient à voir le jour. En fait, après l'examen des
différentes causes attribuées à la naissance de l'amitié et la
constatation de 1'insuffisance de chacune des théories examinées,
deux possibilités existent encore selon le vieil homme quant à
1'origine de cette affection humaine; ou bien ce qui se situe entre
le bien et le mal devient ami de ce qui est bien ou, encore, il le
devient de son pareil. Chose certaine, 1'intermédiaire ne se lie
pas d'amitié avec le mauvais. Qui souhaiterait le mal pour ami?
2.1.1) De 1'impossibilité d'une amitié entre intermédiaires.
Comme le fera remarquer Socrate, cependant, une des
possibilités envisagées doit, si nous demeurons conséquents avec
1'examen effectué précédemment, être immédiatement rejetée. Il
s'agit de celle prônant 1'amitié de 1'intermédiaire pour
1'intermédiaire. Accepter cette alternative ne viendrait en effet
que contredire ce que nous avons découvert antérieurement, c'est-
à-dire, que le semblable ne puisse se lier d'amitié avec le
semblable.
2.1.2) Conclusion et exemples.
Seule une possibilité demeure en réalité quant à 1'existence
de 1'amitié et Socrate la formulera en disant que " ... c'est du
bien seul que peut devenir ami cela seulement qui n'est ni bon ni
mauvais (216e-217a)."lo Soulignant ensuite au passage 1'apparente
efficacité du raisonnement leur ayant permis de tirer cette
conclusion, il introduira quelques exemples permettant non
seulement de soutenir cette même conclusion, mais aussi de
comprendre davantage comment une amitié du genre parvient
concrètement à voir le jour. Il s'agira en outre d'un excellent
10. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147 .
69
moyen pour rendre compte de la raison qui pousse 11 intermédiaire
à se lier d'affection avec ce qui est bon.
2.1.2.1) Rôle important du mal dans notre désir du bien.
Se référant d'abord au corps lui-même, Socrate fera remarquer
à Lysis et à Ménexène qu'un organisme bénéficiant d'une bonne santé
requiert en aucun temps le secours du médecin ou de sa discipline.
Se suffisant à lui-même, il ne voit pas la nécessité de se tourner
vers ce type d'assistance. En bonne condition, un homme ne ressent
pas en effet le besoin de se lier d'affection avec le médecin, du
moins en vue de sa propre santé. Seule la maladie l'incite à aller
vers et à aimer ce qui saura lui venir en aide. Autrement dit, le
médecin et son art constituent un bien recherché et estimé dans la
mesure où ils peuvent mettre fin à la maladie, ce mal qui assaille
le corps.
Or, cela témoigne incontestablement, suggérera le vieil homme,
que c'est du bien que 1'intermédiaire devient ami. Le corps, qui
en soi peut être dit ni bon ni mauvais, apprécie naturellement le
médecin et sa science parce que ceux-ci lui sont, il est vrai, non
seulement utiles lorsqu'un mal 1'affecte, mais également bons.
Comme Socrate le laissa déjà entendre toutefois, la maladie reste
nécessaire pour provoquer un tel attachement. Elle seule, en tant
que mal, en effet, provoque l'estime en question. Voilà pourquoi
d'ailleurs il conclura que "Ce qui n'est ni bon ni mauvais devient
... ami du bien à cause de la présence d'un mal ... (217b)"11 Léon
Robin dira pour sa part : " ... la présence du mal fait naître le
désir du bon dans ce qui n'est ni bon, ni mauvais."12
11. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147.
12. Léon Robin, Théorie platonicienne de l'amour, Op.cit., page5.
70
Dans le Banquet aussi nous retrouverons en quelque sorte cette
idée. Avec une formulation différente, nous y apprendrons, comme
l'écrit encore Robin, que " ... l'amour est tout-puissant pour
inspirer 1 ' horreur du mal et 1 ' émulation du bien; il a son principe
dans le désir du bon et du beau."13 Dans le discours de Phèdre,
par exemple, nous pourrons lire que c'est l'amour qui insuffle "
... la honte à 1'action laide ... 1'émulation à 1'action belle
(178d)."1A Dans celui d'Agathon, ce sera : "d'inimitié c'est lui
qui nous vide, et d'amitié c'est lui qui nous emplit ... (197d)"15
Mais encore faut-il, soulignera Socrate à Ménexène dans le
Lysis, que 1'intermédiaire ne soit pas entièrement atteint par le
mal, c'est-à-dire, rendu complètement mauvais 1 Le cas échéant,
aucun désir du bien ne pourrait subsister ; " ... le sujet, ayant
cessé d'être à la fois bon et mauvais, perdrait le désir du bon et
le pouvoir de l'aimer ..."16 Comment ce qui s'avère
essentiellement mauvais aimerait en effet le bien quand nous savons
que " ... le mal ne peut être l'ami du bien (217c)."?17
Souhaitant être bien compris par les enfants en ce qui
concerne ce dernier point, le vieil homme reprendra la réflexion
en tentant de leur faire découvrir que la persistance d'un désir
pour le bien chez 1 ' intermédiaire dépend de la manière dont ce
dernier est touché par le mal. Il mentionnera clairement : " ...
certaines choses, quand un accident les affecte, prennent la
13. Léon Robin, Théorie platonicienne de l'amour, Op.cit., page40.
14. Platon, Banquet, Traduction Paul Vicaire, Op.cit., page 12.
15. Ibid.. , page 44.
16. Léon Robin, Théorie platonicienne de l'amour, Op.cit., page6.
17. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147.
71
qualité de cet accident, et d'autres non (217c)."18 Le cheveu
qu'on teint blanc, par exemple, n'en possède que l'apparence,
c'est-à-dire, qu'il ne prend pas fondamentalement la qualité de ce
qui l'atteint (ici la blancheur) alors que celui devenu blanc avec
l'âge est identique à ce qui l'affecte soit, cette blancheur
présente en lui. Parallèlement, reconnaîtra Ménexène, "Ce qui
n'est ni bon ni mauvais peut ..., si quelque mal l'affecte, tantôt
ne pas être encore mauvais, et tantôt au contraire le devenir
(217e)."19 Seule la façon dont le mal sera présent en lui à
travers le temps rendra compte de son état et, par le fait même,
du maintien ou non de son désir pour le bien. Non encore gâté par
la présence du mal, ce qui n'est ni bon ni mauvais aspirera
effectivement au bien et le désirera d'autant plus qu'il aura
conscience de la souffrance que lui impose cette présence.
Entièrement corrompu par elle, cependant, il ne saura plus nourrir
cet amour pour le bon et ce, parce que d'abord complètement endormi
par le mal et ensuite parce que l'amitié étant impossible entre ce
dernier et le bien!
Pour appuyer à nouveau ses propos, Socrate enchaînera avec un
exemple qui, cette fois-ci, concernera l'âme beaucoup plus que le
corps. Il montrera en outre que pareillement à ce dernier, l'âme
humaine, en soi ni bonne ni mauvaise peut bien entendu devenir l'un
ou l'autre, mais surtout qu'elle aspire inévitablement au bien
lorsqu'en partie affectée par le mal. Pour en arriver là, il fera
d'abord remarquer qu'un homme ou un dieu déjà en possession de la
sagesse ne parvient pas davantage à éprouver de l'affection à
l'égard de celle-ci. Jouissant déjà de ce bien que constitue le
savoir, il ne voit pas en effet en quoi il gagnerait à aimer ce
qu'il possède déjà. Rappelons-nous: " ... le bon n'est pas l'ami
18. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147.
19. Ibid., page 148.
72
du bon, son semblable."2° D'un autre côté, ajoutera le vieux sage,
celui rendu totalement mauvais à cause d'une complète ignorance ne
saurait guère plus désirer la sagesse. A-t-on déjà vu un abruti
aimer la science? " ... le mauvais n'est pas l'ami du bon, son
contraire."21 En fait, seul l'individu ni savant ni ignorant
semble pouvoir véritablement se faire ami de la sagesse. Conscient
du mal qui l'affecte, c'est-à-dire, le manque de connaissance, et
donc pas encore totalement rendu mauvais à cause de celui-ci, cet
être se trouve en effet juste assez sensible à la souffrance que
lui impose son ignorance pour désirer y remédier en se tournant
vers ce bien que constitue la sagesse. Socrate l'affirmera: " ...
ceux-là sont amis de la science ou philosophes qui ne sont encore
ni bons ni mauvais (218b)."22 En d'autres mots, sont amis de la
sagesse ceux qui, s'en sachant dépourvus, reconnaissent en elle un
bien et y aspirent comme tel.23
2.2) Première définition de l'ami suggérée par Socrate.
Fort de ce dernier exemple et de l'appui recueilli auprès de
Lysis et Ménexène quant au raisonnement tenu, notre vieil homme
déclarera avoir enfin saisi en quoi consiste l'amitié. Il s'agira
en outre, comme l'écrira Emile Chambry, du " ... rapport d'un être
imparfait à un autre qu'il considère comme bon."2A Plus
spécifiquement, Socrate affirmera: " ... l'ami, qu'il s'agisse de
l'âme ou du corps ou de toute autre chose, est ce qui, n'étant ni
bon ni mauvais, est amené par la présence du mal à désirer le bien
20. Léon Robin, Théorie platonicienne de l'amour, Op.cit., page6.
21. Ibid., page 6.
22. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 148.
23. Un commentaire semblable se retrouve dans le Banquet en 203e- 204b.
24. Platon, Lysis, Notice d'Emile Chambry, Op.cit., page 308.
73
(218b-c)."25 ce sera sa première définition "formelle" de l'ami.
Définition à laquelle Lysis et Ménexène adhéreront d'ailleurs 1
2.2.1) Interrogations suscitées par cette première définition.
Evidemment, plus distants des propos tenus par Socrate que ces
deux jeunes enfants et donc plus critiques, certaines
interrogations peuvent nous traverser l'esprit quant à cette
définition. D'abord, nous pouvons nous demander si, comme il le
semble, l'amour du bien demeure exclusif à l'intermédiaire? Nous
avons vu précédemment que le bon et le mauvais, pour des raisons
distinctes, n'aspirent pas au bien comme tel. Cela signifie-t-il
que l'intermédiaire reste le seul à éprouver de l'affection pour
celui-ci? Qu'advient-il en outre de cet amour lorsqu'ayant échappé
au mal, l'intermédiaire réussit à atteindre le bien désiré?
S'évanouit-il à son contact? D'autre part, sommes-nous certains
que le mal constitue l'unique condition de l'amour éprouvé par
l'intermédiaire pour le bien? Ce qui n'est ni bon ni mauvais n'a-
t-il d'autres raisons d'aimer le bien que celle de vouloir échapper
au mal? Doit-il obligatoirement exister une cause à l'amitié? Ne
peut-on aimer gratuitement, sans raison apparente? De plus,
pouvons-nous dire que ce bien désiré par l'intermédiaire lorsqu'un
mal l’affecte s'avère un bien réel? Tout ce que nous désirons
semble en effet bon à nos yeux, mais en est-il vraiment ainsi?
Aimer un bien apparent ne revient-il pas quelque fois à aimer le
mal? Finalement, si l'amitié suppose, comme sous-entendu
antérieurement, une certaine réciprocité d'affection, sommes-nous
en mesure d'assurer qu'elle existera entre ce qui n'est ni bon ni
mauvais et ce qui est réellement bon? Le bon ne se suffit-il pas
à lui-même? Pourquoi en effet retournerait-il l'amour reçu quand
il ne demande pas à le recevoir et surtout qu'il n'en a même pas
besoin? Peut-on parler d'amitié véritable dans de pareils cas?
25. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 149.
74
Voilà bien des questions auxquelles nous n'aurons certes pas
la prétention de pouvoir répondre immédiatement ! Platon, par
1'intermédiaire de Socrate, avance lentement dans l'examen
entrepris et souhaite justement que son lecteur s'interroge, qu'il
vive la discussion en cours, pense par lui-même et qu'il tente d'y
voir clair. Il n'introduit que peu à peu les éléments qui sauront
éclairer celui-ci et lui permettre de se faire une idée en ce qui
concerne ses propres interrogations. Attendons donc d'en savoir
plus pour répondre aux questions soulevées ci-haut.
3.0) Objet véritable de tout désir.
Indéniablement satisfait du raisonnement tenu et, plus encore,
de son résultat, Socrate n'hésitera pas à se comparer à ce chasseur
fier de revenir de la battue gibier en main. Longtemps, comme il
l'expliqua précédemment en fait, il chercha à acquérir des amis.
Sans les posséder encore, il dira savoir maintenant ce que ceux-ci
doivent être et cela suffira d'ailleurs à le rendre heureux 1 Du
moins, jusqu'à ce qu'un doute étrange l'assaille; et si les
conclusions tirées précédemment ne reflétaient pas la vérité? Si
tout ce qui fut déduit concernant l'amitié se montrait faux?
Inquiet, il ne tardera pas à faire part de ses suspicions à
Lysis et Ménexène. Le premier, peut-être davantage sur ses gardes,
ne dira mot. Le second, probablement déçu par cette soudaine
remise en question, demandera à connaître les raisons à l'origine
d'un tel soupçon. "Je crains, ... que dans notre recherche de
l'ami nous n'ayons rencontré des charlatans, je veux dire des
raisonnements trompeurs"26, expliquera alors Socrate. Puis, sans
plus de commentaire, il entreprendra l'examen, pour ne pas dire la
critique, de leurs tout récents propos concernant l'amitié. Cela
lui permettra en outre d'interroger l'authenticité du bien que
26. Platon, Lysis, Traduction Emile Chambry, Op.cit., page 334.
75
l’ami, en 1’occurrence 1 ' intermédiaire, aime lorsqu'en partie
affecté par le mal. Il s'agira d'ailleurs d'un point crucial dans
l'investigation du vieil homme puisqu'il débouchera sur la
question: qu'est-ce que ce qui n'est ni bon ni mauvais aime quand
il aime vraiment? En d'autres mots, en quoi consiste le véritable
objet du désir de l'intermédiaire?
3.1) Nature intentionnelle du désir.
Avant d'arriver à ce point capital de son nouvel examen,
Socrate commencera toutefois par sensibiliser le jeune Ménexène au
fait que lorsque nous sommes des amis, nous le sommes bien entendu
de quelque chose ou de quelqu'un, mais aussi à cause de et en vue
de quelque chose. Autrement dit, lorsque nous aimons un objet
quelconque, notre désir pour celui-ci n'est pas sans fondement,
mais bien conscient, intentionnel. "Love as such is nothing. A
"reason" ... is as necessary a part of it as a goal or object ...
is"27, fera remarquer Paul Friedländer à ce sujet. Ce qui revient
à dire que dans chaque désir que nous éprouvons pour un objet
précis est présent à la fois un motif et un objectif. Nous
désirons "telle chose" pour "telle raison" et dans "tel but".
Ce qui est intéressant de remarquer, maintenant, c'est que
pour la première fois officiellement, Socrate parle d'un but à
l'amitié. Précédemment, il nous expliqua la raison pour laquelle
l'intermédiaire éprouvait de l'affection pour le bien. Souffrant
de la présence d'un mal, celui-ci se voyait en effet "forcé" de
poursuivre ce qui, étant bon, lui permettait d'échapper à cette
souffrance. A présent, il insiste sur la fin, c'est-à-dire,
l'objectif visé par ce qui n'est ni bon ni mauvais au-delà de
l'amitié spécifique. Or, il semble évident, à la lumière de ce
qui précède, que ce qui sera visé consistera justement aussi en un
27. Paul Friedländer, Plato, T.II, Op.cit., page 99
76
bien. Mais sommes-nous certains, par contre, qu'en ce qui le
concerne, ce bien correspondra véritablement, pour ne pas dire
ultimement, lui, à ce que nous désirons? Voilà en réalité vers
quelle interrogation Socrate souhaite amener ses interlocuteurs et
Platon ses lecteurs.
3.1.1) Caractère de l'objet visé par l'amitié.
Pour ce faire, une invitation nous sera d'abord lancée à
réfléchir sur le caractère de l'objet visé par l'amitié. "Cet
objet, en vue duquel on est ami, est-il lui-même ami ou ennemi, ou
n'est-il ni l'un ni l'autre? (218d-e)"2a , demandera ainsi Socrate.
En guise de réponse, il obtiendra une demande d'éclaircissement de
la part de Ménexène. Exercice auquel il se prêtera volontiers
d'ailleurs puisque 1'effort demandé pour interpréter ses propres
propos ne pourra, à son avis, que lui permettre une meilleure
compréhension. Quoi de mieux que d'articuler sa pensée pour en
connaître la valeur 1
Dans le but donc de rendre plus clair son discours, le vieil
homme choisira d'effectuer un retour sur cet exemple précédent
concernant 1'affection éprouvée par le malade pour son médecin.
Il demandera ainsi au jeune Ménexène si 1'attachement du premier
pour le second résulte bien de la maladie qui le tourmente et de
son désir de retrouver la santé. Sans hésitation, l'enfant
répondra affirmativement. Il accordera aussi à Socrate que la
maladie qui assaille le corps constitue un mal alors que la santé
représente davantage un bien. Puis, sans remarquer que dans les
propos tenus le médecin devenait, au même titre que son art, un
bien aimé en fonction d'un autre, c'est-à-dire, la santé, il
admettra, tout en se rappelant les discussions antérieures, " ...
que le corps, qui n'est ni bon ni mauvais, aime la médecine à cause
28. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 149.
77
de la maladie qui est un mal ; que la médecine est un bien, que
c'est en vue de la santé qu'on l'aime, et que la santé elle-même
est bonne (219a)."29 Ce qui lui permettra notamment de répondre
à la question de Socrate concernant le caractère de l'objet visé
par l'amitié. En effet, si la santé, objet en vue duquel
1'intermédiaire, c'est-à-dire, le corps, est ami de la médecine,
s'avère elle-même bonne pour celui-ci, elle ne peut, par le fait
même, qu'en être l'ami alors que la maladie, en tant que mal, ne
saurait qu'en être l'ennemi. Autrement dit, l'objet visé par
l'amitié constitue lui-même un ami du fait qu'il est également bon
pour celui qui y aspire.30
En conséquence, conclura Socrate avec 1 'accord de l'enfant,
nous pouvons avancer concernant 1'amitié que " ... ce qui n'est ni
bon ni mauvais est ami du bon, à cause du mauvais et de l'ennemi,
en vue du bon et de l'ami ... (219b)"31 Dis d'une façon
différente, "... c'est en vue de ce qu'il aime que l’ami est ami,
à cause de ce qu'il déteste ... (219b)"32
3.1.1.1) Difficulté résultant du caractère de l'objet visé par 1'amitié.
Prudent dans son raisonnement, Socrate avertira cependant les
enfants du risque de se leurrer encore une fois quant à la
conception de l'amitié. Si l'objet en vue duquel nous sommes amis
se révèle en effet lui-même un ami, nous devons alors affirmer que
l'ami est ami de l'ami et, du même coup, que le semblable se lie
29. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 149.
30. Remarquons ici que nous sommes passés de la réflexion sur l'ami que constituait 1'intermédiaire dans son aspiration au bien à la réflexion sur l'ami que constitue le bien aimé lui- même pour 1'intermédiaire.
31. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 150.
32. Ibid.., page 150.
78
d'amitié avec son semblable. Ce qui, bien entendu, va à l'encontre
des conclusions tirées antérieurement!
Mais à quoi bon retourner en arrière? Socrate lui-même
choisira de ne pas tenir compte du problème causé par le caractère
de l'objet visé par l'amitié. De toute façon, la dernière
conclusion qu'il tira ne prétendait pas que l'ami était ami de
l'ami, bien que cela y était sous-entendu, mais plutôt que l'ami
l'était en vue de l'ami. Chose fort différente!
3.1.2) Les multiples objets aimés versus un premier aimé.
Quoiqu'il en soit, un fait encore plus important doit retenir
notre attention. Pour éviter de se fourvoyer quant à notre
conception de l'amitié, nous devons en effet tenir compte de la
réalité suivante, expliquera le vieil homme à ses auditeurs. Si
chaque fois que nous désirons une chose, un but est présent dans
notre désir, c'est-à-dire, que nous aimons la chose en vue d'une
autre, nécessairement le désir éprouvé pour la seconde chose
comportera lui aussi un but qui, pareillement, consistera en un
objet aimé en vue d'un autre et ainsi de suite indéfiniment. La
médecine, fera remarquer Socrate à Ménexène à titre d'exemple, est
aimée dans le but de retrouver la santé. Or, cette dernière mérite
également notre affection et elle la mérite aussi en vue d'autre
chose. Quelque chose que nous estimons bien entendu! Ce quelque
chose, à son tour, est aimé en fonction d'un autre objet aimé de
nous. Si bien qu'une succession infinie d'objets aimés semble
venir expliquer cette réalité humaine que constitue l'amitié.
Mais voilà qu'un problème se pose! Comment en effet
parviendra-t-on à définir véritablement l'ami si chaque fois que
nous pensons avoir saisi en quoi il consiste, nous sommes renvoyés
à quelque chose d'autre ou, plus exactement, à un autre objet aimé?
La réponse est simple: un premier principe doit venir mettre fin
79
à la suite interminable d'objets aimés en vue d'autres objets aimés
et constituer, par le fait même, l'ami par excellence. C'est
d'ailleurs à l'existence d'un tel principe que Socrate tentera de
sensibiliser le jeune Ménexène par l'intermédiaire d'une question.
Il demandera à l'enfant: " ... ne sommes-nous pas entraînés ...
dans une progression sans fin, à moins que nous ne finissions par
atteindre un point initial au delà duquel nous ne soyons plus
renvoyés à un autre objet ami, et qui soit le principe même de
toute amitié, l'objet en vue duquel nous disons que nous aimons
tous les autres (219c-d)?"33 Autrement dit, n'arrivera-t-il pas
qu'au bout de tous ces objets aimés en vue d'autres objets nous
rencontrions une seule et véritable chose aimée, une chose
appréciée pour elle-même, authentique fin de tous nos amours? Pour
Ménexène, cela semblera inévitable. Il faudra bien que l'amour que
nous éprouvons pour telle chose en vue de telle autre et de telle
autre encore finisse par aboutir à un moment donné à un premier
aimé (proton philon), un objet ultimement désiré de nous!
3.1.2.1) Les multiples objets aimés: des images du véritable ami.
Evidemment, admettre l'existence d'un tel objet ne se fera pas
sans provoquer certaines remises en question. Socrate, en
sensibilisant ses auditeurs à la présence d'un premier principe
dans l'amitié, c'est-à-dire, d'une chose qui soit l'unique et
véritable fin de nos multiples affections, se trouvera en effet à
interroger du même coup l'authenticité du bien aimé par
l'intermédiaire lorsqu'un mal l'affecte ou, dit d'une autre
manière, la véracité de l'ami; "... je me demandais si tous ces
autres objets, que nous appelions amis en ne visant que lui, n'en
étaient pas de simples fantômes qui nous égaraient, et si ce
premier principe n'était pas la seule chose qui nous fût
33. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 150.
80
véritablement amie (219d)."3A Le vin, reconnu pour son pouvoir
curatif, ne saurait, par exemple, être considéré comme un ami
authentique et ce, malgré toute l'estime qu'un père pourrait lui
accorder après que son fils, sa plus grande richesse, ait ingurgité
de la ciguë. La totalité de la considération en cause dans un tel
cas se rapporterait en effet non pas à la boisson elle-même, mais
bien à ce en vue de quoi elle s'avérerait un bien. Semblablement,
ajoutera le vieil homme, nous pouvons dire que ce n'est ni l'or ni
l'argent que plusieurs d'entre nous aimons, mais plutôt ce en vue
de quoi nous souhaitons acquérir ces richesses. De sorte qu'une
importante distinction existe entre ce que nous aimons réellement
et qui constitue l'authentique ami, et ce que nous aimons
uniquement en vue d'autre chose. Comment arriverions-nous en fait
à affirmer que tel objet soit véritablement aimé si l'estime que
nous lui portons ne le vise pas exclusivement, c'est-à-dire, que
nous ne l'aimons pas uniquement pour lui-même, mais en grande
partie pour autre chose? Socrate dira en se rapportant plus
spécifiquement à la notion d'amitié: " Quand nous appelons amie une
chose que nous aimons en vue d'une autre, notre amitié n'est qu'une
manière de parler: la chose vraiment aimée semble bien être celle-
là seule où tendent toutes ces prétendues amitiés (220b)."34 35
S'exprimant de la sorte, le vieil homme cherchera d'abord et
avant tout à faire comprendre à ses jeunes auditeurs que " ... ce
qui est vraiment ami ne l'est pas en vue d'autre chose ...
(220b)"36 et que, par conséquent, seul l'objet rencontré au terme
de tout ce que nous aimons dans l'attente d'autres objets aimés
peut mériter un tel titre. Lui, et rien que lui, se trouve en
effet apprécié pour lui-mêmel Les autres, s'ils reçoivent notre
affection, la reçoivent en tant que moment d'accès à l'ultime objet
34. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 150.
35. Ibid., page 151.
36. Ibid., page 151.
81
d'amour. Leur valeur ne dépasse guère celle de l'image. Ils sont
et ne seront toujours pour ainsi dire que le reflet de ce que nous
aimons réellement, de 1'authentique ami 1 Les considérer autrement,
à savoir comme des amis réels, nous enfermerait encore une fois
d'ailleurs dans une fausse conception de l'amitié et, qui plus est,
risquerait de nous occasionner les plus grandes déceptions Í Quelle
peine n'éprouverions-nous pas en réalisant effectivement que ce que
nous poursuivons s'avère un simple fantôme ou, en d'autres mots,
que nous chérissons un ami qui n'en est pas un 1 La conclusion
tirée par Socrate et acceptée par Ménexène ne saurait en fait être
plus claire : ce que nous estimons véritablement ne peut être aimé
dans 1'espoir d'atteindre autre chose d'aimél
Dans son étude du Lysis, Paul Friedländer résumera bien la
dernière réflexion entreprise par le vieil homme avec ses jeunes
disciples. Il profitera également de 1'occasion pour souligner
1'importance de celle-ci quant à 1'ensemble du dialogue de Platon :
"Here the dialogue rises to its highest level. ... we realize that there is a hierarchical series of goals leading upward to the "first object of love" which is not loved for the sake of anything else and of which all other objects of love are but "copies" or mere words as compared with reality. In this supreme love all other loves and affections of man terminate."37
Evidemment, une telle façon de penser ne peut que nous
rappeler le fameux système des Idées de Platon. En effet, élaborée
bien après 1'oeuvre que nous étudions, cette théorie du philosophe
affirmait en quelque sorte que l'Idée consiste en ce qui
véritablement est alors que le reste n'existe ou ne possède de
valeur que dans la mesure où il y participe. Un peu comme une
première esquisse, le Lysis, lui, nous a appris que 1'ensemble des
choses aimées ne l'est qu'en fonction de ce qui réellement se
37. Paul Friedländer, Plato, T.II, Op.cit., page 99
82
trouve estimé ou, si nous voulons le dire différemment encore, que
les multiples objets que nous affectionnons ne se révèlent que les
images d'un proton phi Ion.
3.2) Le bien comme premier aimé.
Mais justement, sommes-nous en droit de nous demander en
revenant à notre analyse du Lysis, en quoi peut bien consister cet
ultime et véritable objet d'amour, ce "proton phi Ion", cette chose
qui, en bout de ligne, se voit aimée pour elle-même et constitue
un ami authentique? S'agirait-il du bien proprement dit? D'après
Ménexène, il semble que ce soit le casi Après tout, ne disions-
nous pas précédemment que c'est en vue même du bon et de l'ami que
1'intermédiaire affligé du mal recherchait et aimait les choses
bonnes?
3.2.1) Objection de Socrate : le bien aimé à cause du mal.
Sceptique, bien qu'ayant lui-même contribué à 1'émergence
d'une telle conception, Socrate ne donnera pas raison à l'enfant.
Il obligera plutôt ce dernier à reconsidérer sa position, à
s'interroger davantage sur ce caractère absolu par lequel on
reconnaîtrait dans le bien une fin en soi. La première question
qu'il posera à son jeune élève visera d'ailleurs à éveiller celui-
ci au fait que le bien ne soit peut-être pas en lui-même, comme ce
devrait être précisément le cas pour 1'ultime objet d'amour, digne
d'affection. En réalité, demandera le vieil homme, "N'est-ce pas
à cause du mal que le bien est aimé?”30 Dis d'une autre manière,
n'est-ce pas d'abord et avant tout 1'aversion que nous entretenons
envers le mauvais qui nous incite à apprécier le bien, à considérer
ce dernier comme quelque chose de profitable, de bon pour nous?
Imaginons, proposera-t-il pour répondre à la question, que nous
38. Platon, Lysis, Traduction Emile Chambry, Op.cit., page 336 .
83
réussissions en effet à éliminer dans sa totalité le mal et que,
du même coup, plus rien n1 affecte tout ce qui en soi ne saurait
être dit bon ou mauvais ; ne serions-nous pas dès lors forcés
d ' admettre 1 ' inutilité même du bien et la futilité d'un amour à son
égard? Dans un monde où se côtoieraient uniquement le bon et
11 intermédiaire, le désir du bien ne se révélerait-t-il pas, en
d ' autres termes, vide de sens? Sans réponse de la part de
Ménexène, Socrate déclarera : "Si nul mal en effet ne nous blessait,
nous n'aurions plus besoin de secours et il deviendrait évident par
là que c'était le mal qui nous rendait le bien précieux et cher,
parce que celui-ci était le remède de la maladie qu'était le mal :
mais, la maladie supprimée, le remède n'a plus d'objet (220c-d)."39 40 41
Sensible aux propos du vieil homme, 1'enfant conviendra
rapidement que la nature du bien est telle " ... que c'est à cause
du mal qu'il est aimé de nous, qui sommes à mi-chemin du bien et
du mal, et que par lui-même il n'est d'aucun usage ... (220d)"*°
Autrement dit, il reconnaîtra sans trop d'hésitation que, de son
propre chef, le bien ne saurait se montrer comme quelque chose
d ' avantageux, de profitable à l’être humain ; que, dans les faits,
seule la déchirante présence du mal parvient à nous en faire
éprouver le besoin, à éveiller notre intérêt pour lui et, du même
coup, à en valoriser 1'existence. Bolotin écrira pour expliquer
davantage :
"... the very nature of the good, insofar as it is good . . . is to be good for someone. But the good could not be good for anyone if there were no one who needed it, and no one would need it were it not for the presence, or threatened presence of evils. nA1
39. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 151.
40. Ibid. page 152.
41. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Op.cit., page 172.
84
Ménexène admettra aussi qu'à cause de cette nature
particulière, le bien ou, plus exactement, 1'affection vouée au
bien, cesserait vite d1 exister là où le mal se verrait aboli.
Jugeant vraisemblable que, contrairement à toutes ces choses que
nous aimons une à la suite de l'autre jusqu'à 1'aimable par
excellence, le bien, en tant ultime objet d'amour, puisse trouver
la raison d'une amitié à son égard principalement dans la présence
de l'objet ennemi, c'est-à-dire, du mal, il avouera tout simplement
que " ... l'ennemi disparaissant, l'amitié aussi s'évanouirait
(220e)"A2.
Or, pour Socrate, c'est justement là que se situera le
problème! En effet, laissera sous-entendre le discours du vieil
homme, comment un objet dépendant aussi étroitement de la présence
de son ennemi ou encore requérant constamment le support de celui-
ci pour prendre de la valeur à nos yeux et ensuite bénéficier de
notre amour saurait-il mériter toujours et encore le titre d'aimé
par excellence? Autrement dit, comment pourrions-nous considérer
le bien comme un authentique ami quand nous savons qu'il ne réussit
même pas à être estimé pour et par lui-même? Ce qui est
véritablement aimé ne devrait-il pas, en plus de ne pas être aimé
en vue d'autre chose, ne pas dépendre d'autre chose pour être aimé?
3.2.2) Réponse à 1 'objection.
En guise de réponse, le vieux sage entraînera encore une fois
ses jeunes interlocuteurs dans une série de questionnements. En
fait, au lieu de conclure définitivement à ce que nous pourrions
qualifier d'une non primauté du bien, il soumettra à nouveau à la
discussion cette notion selon laquelle la présence du mal
constituerait 1'unique condition de 1 'émergence de l'amitié et,
plus précisément, d'une amitié pour le bien. Il s'agira pour lui
42. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 152.
85
d'un moyen de s'assurer de la validité d'une telle conception et,
du même coup, de la conclusion pouvant être tirée à partir d'elle,
c'est-à-dire, que le bien ne puisse mériter la considération d'un
premier aimé. Procédé qui, comme nous le verrons d'ailleurs,
portera fruit puisque Socrate parviendra à démontrer à la petite
assemblée 1'indépendance de certains désirs relativement à la
présence du mal et donc, dans un même temps, celle de l'amitié en
tant que telle.
Mais voilà, avant de considérer davantage cette démonstration,
attardons-nous à une autre de ces raisons qui, en principe, devrait
nous retenir d'adhérer à l'idée que le bien, en tant qu'ultime
objet d'amour, puisse inévitablement dépendre du mal. Raison qui
concerne la nature même de ce bien en tant qu'absolu!
3.2.2.1) Le bien absolu : indépendant du mal par nature.
D'abord, tel que le fera remarquer Paul Friedländer dans une
analyse du Lysis, personne ne pourrait effectivement nier qu'au
niveau de 1'expérience humaine l'amour du bien ait comme principale
cause notre profonde aversion pour le mal . En fait, il demeure
plus qu'évident que, dans la vie de tous les jours, c'est
précisément au moment où quelque chose de mauvais nous tourmente
que notre intérêt pour le bon se manifeste, que notre désir du bien
s'intensifie. Mais encore faut-il ne pas confondre ce bien que
nous espérons en réponse à un mal spécifique et le bien auquel nous
aspirons ultimement ! Si le premier reçoit en effet notre affection
essentiellement en tant que moyen nous permettant d'échapper à la
terrible souffrance imposée par la présence du mauvais, le second,
lui, constitue davantage une fin en soi, un idéal vers lequel tend
tout l'amour de l'être humain. Ce qui signifie en outre qu'il
n ' appartient pas à l'ordre du relatif, mais bien à celui de
1'absolu et que, par conséquent, rien ne saurait le déterminer ou,
encore, s'imposer à lui comme condition, pas même le mal.
86
S'avérant ce qui existe de plus haut, de plus parfait et de plus
véritable, le bien suprême ne dépend en fait que de lui-même et
suffit d'ailleurs à lui seul à attirer notre affection!
Friedländer le notera :
" ... when we perceive and love the highest object, the Eidos, "for its own sake, ” if only from afar, then it is obvious that the good cannot depend on evil. Otherwise, the good would no longer exist when evil is overcome.The absolute nature of the good, therefore, cancels the need for evil as an efficient cause for the good."*3
3.2.2.2) Indépendance de certains désirs relativement à la présence du mal.
Mais pourquoi alors, sommes-nous en droit de nous demander,
Socrate amena Ménexène à penser le contraire? S'imaginait-il
réellement que le bien suprêmement aimé puisse toujours et encore
relever du mal ? Difficile à croire 1 Espérait-il en ce cas-là
confondre encore une fois l'enfant, exploiter sa tendre ignorance
pour mieux faire jaillir ensuite la vérité? Cela semble davantage
possible, du moins si l'on se fie à la discussion dans laquelle il
entraîna son jeune interlocuteur immédiatement après lui avoir fait
admettre que l'amitié du bien disparaîtrait avec la suppression du
mal.
Il est vrai, devons-nous d'abord remarquer concernant cette
conversation, qu'en aucun temps Socrate s'employa, comme nous
venons de le faire avec Friedl’ânder, à distinguer clairement bien
estimé relativement au mal et bien estimé absolument pour ensuite
mettre spécifiquement en évidence 1'impossibilité d'une dépendance
du bien ultimement aimé envers le mal. Par contre, il faut
souligner qu'il ne laissa pas pour autant croire au jeune Ménexène
que le mauvais soit en mesure de conditionner à lui seul notre
43. Paul Friedländer, Plato, T.II, Op.cit., page 99.
87
amitié pour le bien. Judicieux, il demandera en fait à l'enfant:
" ... si le mal disparaissait, que deviendraient la faim et la
soif, et les autres besoins du même genre (220e-221a)?ΑΑ"
Cesseraient-ils simplement d'exister? Persisteraient-ils malgré
tout? Autrement dit, nos différents appétits se trouveraient-ils
ou non éliminés du seul fait que le mauvais, lui, le soit? Voilà
une question à laquelle il est difficile de répondre définitivement
que ouil Aussi longtemps que des êtres vivants subsisteraient,
poursuivra Socrate, de tels désirs ne se maintiendraient-ils pas
par une sorte de nécessité? Ne continueraient-ils pas en réalité
à être éprouvés sans toutefois causer préjudice à ceux qui les
ressentiraient? Si le mal tombait réellement et que ces appétits
demeuraient, pourquoi en effet nous blesseraient-ils encore?
Sans donner à Ménexène la chance de répondre, le vieil homme
avouera en quelque sorte le très grand manque de connaissance de
l'être humain par rapport à de telles questions. Il ira même
jusqu'à se demander si s'interroger ainsi sur ce qui persisterait
ou non après l'abolition du mal ne constituerait pas, d'une
certaine façon, une perte de temps. Après tout, qui saurait
discourir réellement d'une chose à propos de laquelle il ne possède
aucune expérience? Nous avons beau imaginer en effet ce qui
arriverait le jour où le mauvais se verrait entièrement supprimé
et même rêver inlassablement d'un tel jour, le fait que nous ne
connaissions autre chose qu'un monde où le mal est présent ne rend-
t-il pas nécessairement incertaine toute conclusion pouvant être
tirée sur les conséquences d'une telle suppression?
Laissant la question en suspens, Socrate choisira tout de même
de poursuivre la réflexion, mais cette fois-ci en prenant bien soin
de se référer d'abord et avant tout à ce que l'être humain sait
déjà, c'est-à-dire, ce que l'expérience lui révèle quotidiennement.
44. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 152.
88
Tel qu'il le mentionnera à son jeune disciple, il existe en réalité
une chose à propos de laquelle nous pouvons être certains: de nos
jours, lorsqu'un être éprouve de la faim, de la soif ou tout autre
envie de même nature, parfois il se trouve avantagé par son désir
et d'autres fois carrément défavorisé par lui. Affamée, par
exemple, il arrive, selon les situations, qu'une personne aide ou
nuise à sa santé simplement en s'alimentant ou non. Nous disons
alors que son appétit s'avère, suivant le cas, soit bénéfique soit
dommageable. Ménexène le reconnaîtra lui-même: certains de nos
désirs impliquent " ... tantôt du mal, tantôt du bien, tantôt ni
l'un ni l'autre ... (221b)"AS Or, s'empressera justement de faire
remarquer Socrate, il s'agit là d'une réalité fort importante pour
quiconque s'interroge sur le sort réservé aux multiples appétits
lors d'une possible abolition du mal. En effet, soulignera le
vieil homme à l'enfant, si tel qu'il le semble les désirs que nous
éprouvons ne se révèlent pas tous mauvais, nous avons le droit de
croire alors que, le mauvais éliminé, certains de ces désirs
subsisteraient toujours. " ... le mal supprimé, pourquoi sa
suppression entraînerait-elle la suppression de ce qui n'est pas
un mal (221b)?"*6 demandera-t-il en fait à Ménexène avant de
conclure avec l'assentiment de celui-ci, qu'en aucun temps,
effectivement, les désirs jugés ni bons ni mauvais se verraient
contraints de disparaître parce que le mauvais, lui, serait tombé.
Différents de ce dernier, rien, laissera entendre le maître, ne les
forcerait à subir le même sorti
Et les désirs se montrant bénéfiques pourrions-nous demander;
ne subsisteraient-ils pas également à la suppression du mal, eux
qui s'en distinguent fondamentalement? Silencieux à leur sujet,
Socrate insinuera que non. Croyant probablement toujours, comme
le relèvera Bolotin, que " In the absence of evils, there would no
45. Platon, Lysis, Traduction d'Alfred Croiset, Op.cit., page 152.
46. Ibid. , page 152.
89
longer be any need of or any uses for good things, at least insofar
as they were good"*7 *, il suggérera davantage en effet qu'aucun
appétit de ce genre ne saurait aussi persister. N1 entreprenant
toutefois aucune discussion sur la question, il indiquera d'une
certaine manière à son jeune auditoire que plus important encore
s'avère le fait que certains de nos désirs, à savoir ceux que nous
qualifions de ni bons ni mauvais, soient, eux, indépendants quant
à la présence du mal ou, plus exactement, persistants en 1'absence
de celui-ci. Effectivement, fera comprendre Socrate à tous et
chacun, là spécifiquement se trouve la preuve qu'aimer ou, encore,
que l'amitié ne repose pas exclusivement sur une horreur du mal.
Bien entendu, c'est toujours par le biais d'un questionnement
intelligent que le vieux sage amènera ses disciples, Ménexène en
particulier, à découvrir par eux-mêmes la vérité. Ainsi, sachant
le jeune homme éveillé à cette réalité selon laquelle quelques-uns
de nos désirs subsisteraient même après une suppression du mauvais,
il demandera : "Est-il donc possible, si l'on éprouve des désirs et
des passions, de ne pas aimer les choses que l'on désire et vers
lesquelles on est porté par la passion (221Ъ)'?"ла Autrement dit,
se peut-il qu'on aspire à une chose sans vraisemblablement
affectionner celle-ci? L'enfant reconnaîtra immédiatement pour sa
part que noni " ... celui qui désire doit forcément aimer l'objet
de ses désirs."*9 Socrate reprendra aussitôt alors en disant: mais
cela ne signifie-t-il donc pas que l'amitié survivrait également
lors d'un anéantissement complet du mauvais? Parfaitement, lui
répondra Ménexène ; si comme il le semble les désirs ni bons ni
mauvais continuent d'exister suite à 1'abolition du mal et que
désirer suppose nécessairement un amour pour les choses auxquelles
47. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Op.cit., page 179.
48. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 152.
49. Platon, Lysis, Notice d'Emile Chambry, Op.cit., page 308.
90
on aspire, il va effectivement de soi que 11 amitié aussi
subsisterait 1 Chose qui, en profitera tout de suite pour lui faire
remarquer le vieil homme, ne risquerait sûrement pas se produire
si, comme nous le pensions précédemment, le mauvais s'avérait
1'unique condition de l'amitié! En fait, ajoutera Socrate en guise
d'explication, " ... la cause disparue, il serait impossible que
l'effet de cette cause subsistât."50 Ménexène en conviendra en
quelque sorte lui-même alors : le mal ne saurait davantage expliquer
à lui seul la naissance de l'amitié!
4.0) A l'origine de l'amitié: un désir pour ce qui nous convient.
Sentant probablement 1'importance de cette nouvelle prise de
conscience et souhaitant sûrement aussi mettre davantage en
évidence leur récente découverte concernant l'amitié, Socrate
décidera de récapituler brièvement les différentes étapes du
raisonnement tenu jusque-là par lui et la jeune assemblée. Pour
commencer, il rappellera que, dans un premier temps, il fut admis
par tous et chacun que dans tout amour se trouvait et un objet et
une raison. En effet, mentionnera le vieil homme, nous nous sommes
d'abord entendus pour dire que chaque fois que nous aimions, nous
aimions telle chose et ce à cause de telle autre. Ensuite,
poursuivra-t-il, nous avons supposé que la raison qui justement
incitait 1 ' intermédiaire à estimer un objet tel que le bien ne
pouvait s'avérer autre chose que la douloureuse présence du mal.
Brusquement attiré par le bon, pensions-nous, ce qui en soi ne se
révèle ni bon ni mauvais ne devait effectivement que vouloir
échapper à cette terrible souffrance infligée par le mauvais. Puis
voilà, complétera Socrate, un dernier entretien nous a permis de
comprendre que ce mauvais, que nous considérions comme la
principale cause de l'amitié, ne constituait pas la seule
explication possible de notre soudaine affection pour une chose.
50. Platon, Lysis, Traduction Emile Chambry, Op.cit., page 338.
91
Nous en sommes à présent conscients, précisera-t-il en fait, il
existe bel et bien " ... une autre raison d'aimer et d'être aimé
(221c-d)."51 De façon à rendre celle-ci manifeste, c'est-à-dire,
à mettre en évidence cette raison faisant que même en l'absence du
mal l'amitié subsiste, il demandera à Ménexène: "Est-ce donc qu'en
réalité, comme nous le disions tout à l'heure, le désir est la
cause de l'amitié, de sorte que ce qui désire est l'ami de ce qu'il
désire et quand il le désire, tandis que notre précédente
définition de l'amitié n'était qu'un vain bavardage ... (221d)?"S2
Vraisemblablement répondra le jeune enfant mettant du même coup un
terme à la récapitulation entreprise par le vieillard.
Or, voilà en ce qui nous concerne une conclusion qui ne
saurait nous laisser indifférents! En effet, sommes-nous en droit
de nous demander ici, si le désir se révèle comme il le semble
l'authentique cause de l'amitié, quelle valeur alors peut-on
toujours accorder à cette proposition antérieure affirmant que le
mal est ce à cause de quoi nous aimons le bien? Une valeur bien
minime, serions-nous d'abord tentés de répondre après avoir entendu
le vieil homme insinuer que les propos tenus auparavant sur
l'amitié n'exprimaient rien de véritablement sérieux. Puis, une
valeur respectable, devrions-nous reconnaître en prenant conscience
qu'en aucun moment au cours du dernier entretien Socrate ferma
complètement la porte au fait que le mal puisse dans certaines
occasions s'avérer la cause de l'amitié. Il ne faut pas se le
cacher, jamais il est vrai notre amoureux de la sagesse déclara et
ce, pendant toute la discussion qu'il eut avec Ménexène et les
autres, que le mal ne possédait aucune véritable influence sur nos
amours. Tout ce qu'il tenta d'expliquer à ses jeunes auditeurs,
en réalité, c'est que bien que le mauvais soit une raison nous
incitant à aimer le bon, en aucun temps celui-ci peut être
51. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 153
52. Ibid., page 153.
92
considéré comme une composante obligatoire en ce qui concerne
1'existence même de l'amitié. Il le démontra très bien,
d'ailleurs, une raison beaucoup plus immédiate que 1'horreur
provoquée chez nous par le mal nous pousse à aimer, une raison qui,
comme il le laissa entendre et nous permettra de le découvrir
encore plus à présent grâce à un nouveau questionnement, trouve sa
force dans le désir que nous éprouvons tout simplement envers ce
qui nous manque et en quelque sorte nous convient 1
4.1) Spécificité du désir.
En fait, nous devions bien nous en douter, jamais Socrate
aurait pu se contenter de cette modeste désignation du désir comme
cause première de l'amitié. Toujours plein de curiosité et
d'étonnement, il cherchera encore une fois effectivement à en
savoir plus, à connaître en quoi consiste précisément cette cause
et quelle véritable implication elle peut posséder. Plus
exactement, il entamera une toute nouvelle enquête qui, elle,
visera justement à déterminer la spécificité même du désir.
4.1.1) Le manque : moteur du désir.
De cette recherche, nous apprendrons, au même titre que la
jeune assemblée, que chaque fois que nous désirons quelque chose,
nous désirons d'abord et avant tout ce que nous ne possédons pas
déjà ou, encore, ce dont nous ne sommes pas en mesure de jouir dans
le moment présent. En effet, fera avouer Socrate à Ménexène: " ...
ce qui désire a le désir de ce qui lui manque ... (221d-e)"53
Autrement dit, ce qui éprouve de 1'attirance pour... tend
premièrement vers ce dont il est privé, dépourvu de. Ce qui n'a
rien de véritablement étonnant! A quoi servirait en réalité à
l'être humain de souhaiter acquérir ce que déjà il détient?
53. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 153.
93
D'ailleurs, pouvons-nous nous demander, est-ce même possible
d'espérer quoique ce soit qui d'abord ne nous fasse défaut? Nous
sommes à même de penser que non. Pour désirer telle ou telle
chose, il semble davantage certain que nous devons, dans un premier
temps, en ressentir 1'absence. Même dans le Banquet d'ailleurs
Socrate proclamera qu'il en va ainsi! En discutant avec Agathon,
il en viendra effectivement à affirmer que c'est lorsqu' Amour
n'est pas en possession de ce qu'il convoite qu'il y aspire et y
tend.54
Voilà donc pourquoi il nous faut reconnaître le manque comme
le moteur même du désir. Sans lui, sans une carence ou encore une
certaine privation, difficile de croire il est vrai que nous
puissions commencer à tendre vers et à aimer quelque chose. Qui
sait, peut-être même pouvons-nous prétendre en cherchant toujours
à comprendre la nature de l'amitié, que celui qui le ressent,
c'est-à-dire, qui éprouve le manque, se montre incontestablement
l'ami de ce pour quoi il le ressent? Voilà du moins ce que
supposera Ménexène lorsque Socrate lui posera la question.
4.1.2) Le convenable : objet du désir.
Quoiqu'il en soit, cependant, notre vieil homme, lui,
préférera poursuivre son enquête. Ce qu'il mettra en évidence
cette fois-ci, c'est que ce manque ressenti par rapport à une chose
et qui, justement, nous amène à désirer cette chose, possède lui
aussi sa particularité. En effet, nous fera comprendre Socrate,
il ne s'agit pas de n'importe quel manque, mais bien du manque de
ce dont nous avons besoin. Dis d'une autre manière, ce vers quoi
nous tendons et qui nous fait défaut dans le moment présent ne se
révèle pas seulement quelque chose qui nous fait défaut, mais aussi
quelque chose qui se trouve en quelque sorte nécessaire à et en
54. Se référer au Banquet 200a-b.
94
accord avec notre nature. Pour l'exprimer différemment encore,
disons tout simplement que nous ne désirons pas une chose
quelconque, mais une chose qui nous convient particulièrement, qui
s'apparente à ce que nous sommes fondamentalement.
Ce qui n'est pas peu dire! Il faut s'en rendre compte, il
existe bel et bien un lien étroit entre le besoin que nous
ressentons pour tel objet qui nous manque et l'objet lui-même, une
correspondance qui fait que l'un ne devrait pas aller sans l'autre.
Socrate en tirera lui-même sa conclusion: "C'est donc à quelque
chose qui nous est lié par une certaine convenance que se
rapportent l'amour, l'amitié, le désir ... (221e)"55 Nous
pourrions aussi bien dire, en ce qui nous concerne, que si le
manque se révèle le moteur du désir, le convenable, lui, en
constitue d'une certaine manière l'objet.
4.1.2.1) La convenance: explication de la réciprocité d'affection.
Obtenant l'accord de Ménexène et de Lysis quant à ses derniers
propos, notre vieux sage en profitera pour développer davantage le
sujet. Il fera ainsi remarquer aux deux jeunes enfants que
l'amitié les unissant, par exemple, ne saurait s'expliquer que par
le fait que chacun d'eux s'approche essentiellement de l'autre.
Si Ménexène est l'ami de Lysis et Lysis celui de Ménexène, c'est
effectivement, laissera entendre Socrate, parce'quelque chose dans
la nature du premier et du second les lie de façon particulière.
Or, il vaut la peine de le souligner, dans le Banquet de
Platon, un discours reprendra aussi cette idée du Lysis selon
laquelle justement les êtres qui s'associent en amitié le font
parce que, par nature, ils se trouvent déjà liés. Il s'agit de
celui d'Aristophane. Reposant sur le mythe de 1'androgyne, l'éloge
55. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 153.
95
en question nous apprendra, en effet, que "Chacun d'entre nous est
... une fraction d'être humain dont il existe le complément,
puisque cet être a été coupé comme on coupe les soles, et s'est
dédoublé. Chacun, bien entendu, est en quête perpétuelle de son
complément (191d)."56 Autrement dit, chaque individu est, d'une
certaine manière, un être incomplet qui recherche précisément et
inlassablement celui ou celle qui, parce que lui correspondant
spécifiquement, saura le conduire à son propre achèvement et, par
le fait même, lui faire connaître le bonheur.
Bien entendu, précisera pour sa part Socrate dans le Lysis,
il ne s'agit pas de n'importe quelle correspondance. Le
rapprochement existant entre celui qui aime et celui qui est aimé
et sur lequel repose justement l'amitié, l'amour ou encore le
désir, ne saurait consister signalera-t-il en réalité qu'en " ...
une convenance d'âme, de caractère, de moeurs ou d'extérieur ".57
Détail que Ménexène acceptera immédiatement et sans réticence
d'ailleurs contrairement à son ami Lysis. En effet, sur le dernier
commentaire de Socrate le bel enfant préférera quant à lui demeurer
muet. Quelques-uns diront, pour expliquer ce silence, qu'étant
donné son jeune âge. Lysis ne possédait pas encore cette expérience
liant l'amant et l'aimé et donc la capacité de se prononcer sur les
propos tenus par Socrate. D'autres, cependant, affirmeront
davantage qu'ayant saisi toute la portée de 1'argumentation
socratique, l'enfant aimera mieux rester discret quant à la
question. En fait, il est vrai et nous devons 1'admettre, cette
notion de convenance ne saurait être sans conséquence 1 Tel que
tentera de le rendre plus clair Socrate, si celui qui aime
véritablement trouve dans ce qu'il aime quelque chose qui lui
convient, c'est-à-dire, qui par nature lui est apparenté,
56. Platon, Banquet, Traduction Paul Vicaire, Op.cit., page 33.
57. Platon, Lysis, Traduction Emile Chambry, Op.cit., page 338 .
96
nécessairement alors ce qu'il aime devra par la suite lui porter
la même considération. Il ne pourrait effectivement y avoir
parenté dans un seul sens et donc affection dans un seul sens. Si
Hippothalès aime réellement Lysis, qu'il trouve en l'enfant ce qui
vraiment lui convient alors forcément ce dernier devra estimer
Hippothalès en retour puisque par nature il lui sera lié. Imaginez
en passant ici toute la satisfaction qu'éprouvera 1'amoureux du bel
enfant après avoir lui-même saisi 1'argument socratique. Son
visage parlera pour lui !
Mais attention cependant! Nous ne devons aucunement croire
que tout le raisonnement et 1'argumentation socratique tenu jusqu'à
présent visait essentiellement à venir en aide à ce pauvre
Hippothalès dans sa poursuite de l'aimé. En réalité, même s'il
s'engagea auprès du jeune homme et ce, dès les premiers moments de
leur rencontre, notre vieux sage espérait vraisemblablement
davantage encore éveiller 1'amoureux à une profonde vérité, lui
faire découvrir, si nous pouvons nous exprimer ainsi, le sérieux
de l'amour. Bien plus qu'un coup de pouce, la démarche entreprise
par Socrate se voulait en effet un enseignement profond et
réfléchi, un enseignement à travers lequel Hippothalès aurait dû
comprendre qu'un véritable amour, un amour qui tend vers ce qui par
nature lui est apparenté, devrait incontestablement s'avérer
réciproque. "Aurait dû", disons-nous, puisque comme il nous
semble, le jeune homme, aveuglé par un désir démesuré pour Lysis,
ne s'arrêta même pas pour réfléchir à 1 ' authenticité de son
affection pour l'enfant. Satisfait de la conclusion tirée par
Socrate, il s'imagina tout de suite, il est vrai, que le bel enfant
ne possédait d'autre choix que de lui retourner immédiatement cette
affection éprouvée à son égard. En aucun temps, il prit conscience
que seul l'amour, en tant qu ' amour de ce qui nous convient
réellement, est par nature partagé. Il ne saisissa tout simplement
pas non plus, du moins à ce qu'il nous paraît, que la seule
97
jouissance ou encore la possession de l'autre est loin de
constituer ce que nous qualifions d'authentique amour.
Hippothalès ne semble toutefois pas le seul à ne pas avoir
perçu toute la profondeur de 1'enseignement socratique. Comme lui,
Ménexène et Lysis donnèrent aussi 1'impression d'avoir pensé que
dès qu'un individu en aime un autre, l'autre doit également et tout
de suite estimer son amant en retour. C'est du moins ce que nous
laisse croire la timide approbation qu'ils accordèrent à Socrate
à propos d'une nécessaire réciprocité d'affection existant entre
êtres qui se trouvent liés par une certaine convenance. En fait,
ce qu'il faut comprendre, c'est que les deux enfants voyaient
probablement en cette nouvelle proposition la fin de leur propre
amitié. Aimé d'Hippothalès, le plus jeune d'entre eux devait
effectivement penser qu'il ne possédait plus d'autre choix que de
retourner maintenant son affection au jeune homme en question et
mettre fin à la belle complicité existant entre lui et Ménexène.
Tristes de cet état de chose, jamais lui et son copain ne prirent
le temps de se questionner sur la véracité de l'amour éprouvé par
Hippothalès. Ils ne comprirent pas que pour être aimé en retour,
un amant doit être un véritable amant, c'est-à-dire, se trouver
apparenté à son aimé, éprouver pour lui une affection qui ne soit
pas, par exemple, un simple désir de possession.
4.2) Nature du convenable.
Or voilà, Socrate ne tiendra pas compte de la compréhension
douteuse de ses auditeurs. Ce qu'il choisira de faire plutôt,
c'est d'approfondir la question du convenable. Après avoir bien
souligné en effet que ce qui nous pousse à aimer consiste en un
désir émanant d'un certain manque et que ce qui se trouve aimé
s'avère une chose qui nous convient spécifiquement, il essayera
davantage encore de mettre en lumière en quoi peut bien consister
plus exactement la nature même du convenable en question.
98
Autrement dit, il tentera de définir de façon beaucoup plus précise
le caractère de ce qui nous convient. Cette nouvelle recherche lui
permettra en outre de revoir avec la jeune assemblée certaines des
options précédemment étudiées pour comprendre et expliquer
1'amitié.
4.2.1) Le semblable.
Dans sa première tentative d1 éclaircissement, par exemple,
Socrate se demandera si ce vers quoi nous tendons en amitié et que
nous disons nous convenir particulièrement ne pourrait être en
réalité identifié au semblable. Après tout, pensera probablement
le vieil homme, pour aller avec ce que nous sommes
fondamentalement, une chose ne devrait-elle pas nous ressembler
d'une certaine façon? Peut-être 1 Mais comme il le rappellera
aussi, une discussion antérieure nous permit de comprendre que le
semblable ne profite pas au semblable et qu'il ne parvient pas, du
même coup, à mériter son affection. Souvenons-nous en, pour que
1'amitié naisse entre deux êtres, il faut une certaine contribution
de la part des partenaires. Nous n'aimons pas, disions-nous, ce
qui ne nous sert pas ou encore ne nous apporte rien. Or,
justement, si le convenable se révèle identique au semblable,
c'est-à-dire, si ce vers quoi nous tendons et qui nous convient
nous est pareil, il est clair qu'en aucun temps nous bénéficierons
de quoi que ce soit ou encore tirerons profit d'une telle relation.
En fait, nous n'assisterions même pas à la naissance d'une amitié.
Nous nous sommes déjà entendus là-dessus ; le semblable ne peut se
lier d'amitié avec le semblable.
Evidemment, si convenance et ressemblance se montraient des
termes distincts, soulignera Socrate, le résultat de toute notre
recherche sur ce qu'est fondamentalement l'amitié serait bien
différent. En réalité, nous ne serions pas en mesure de le rejeter
aussi facilement que lorsque nous considérions les deux termes
99
identiques. Il garderait toute sa signification et, qui plus est,
nous permettrait de clore une fois pour toute la discussion
amorcée. Pour cette raison, d1 ailleurs, le vieux sage proposera
à la jeune assemblée, enivrée par les nombreux discours tenus, de
s'en tenir à une telle distinction. Ce qu'on acceptera volontiers 1
4.2.1.1) Le relatif.
Conscient cependant qu'à travers leur conversation aucune
définition claire ne fut donnée du convenable, Socrate ne tiendra
pas compte de la fatigue de tous et chacun et poussera encore un
peujblus loin la discussion. Cette fois-ci, il demandera à ses
auditeurs si le convenable en question ne consisterait pas en
quelque sorte en une chose très relative. Plus exactement, il
priera 1 ' assemblée de lui dire si ce qui s'avère mauvais ne
conviendrait pas précisément à ce qui est mauvais, si le bien ne
s'apparenterait pas toujours au bien et si 1 ' intermédiaire, lui,
n'irait évidemment pas inlassablement de pair avec 1 'intermédiaire.
Tous lui diront que oui. Socrate rappellera alors à ses jeunes
disciples qu'ils rejetèrent clairement dans le passé que le
mauvais, par exemple, saurait se lier d'amitié avec le mauvais.
Comment celui qui abuse d'autrui, disions-nous, se ferait-il l'ami
de quiconque tente de 1'abuser personnellement? En fait, laissera
entendre le vieil homme, qu'il s'agisse d'une relation entre
mauvais, bons ou intermédiaires, nous revenons toujours à la case
départ, à savoir celle où nous avons réfuté qu'il pourrait y avoir
naissance d'une amitié entre semblables.
4.2.2) Le bon.
Une possibilité demeure tout de même 1 Nous affirmions en
effet un peu auparavant que nous n ' arrivons pas à aimer quelque
chose qui ne nous apporte rien, quelque chose de complètement
inutile. Or, si nous aimons ce qui nous convient particulièrement,
100
il est clair alors que le convenable en question doit s'avérer
quelque chose qui nous sert. Reste seulement à savoir qu'est-ce
qui peut nous servir. S'agirait-il du mauvais? Certainement pas 1
Comment ce qui nous nuit pourrait-il nous être profitable? En
fait, le bon seul, remémorons-nous, parvient réellement à nous être
utile.
Mais "Dirons-nous donc que le bien convient à toutes choses
... ( 222c ) ?"5a Bien sûr que non puisque pour voir dans le bien
quelque chose qui nous correspond spécifiquement, il faut au moins
y être éveillé ou encore pouvoir l'être. L'essentiel1ement
mauvais, à titre d'exemple, ne saurait en aucun temps apprécier
celui-ci. Y étant radicalement opposé, il n'y trouverait rien qui
lui convienne. Les contraires n'ont pas d'authentique amitié,
avons-nous dit, pour leurs contraires. En fait, comme le
soulignera Bolotin : "... if the good were akin to everyone, then
everyone would also be akin to the good."58 59 Ce qui, nous venons
de le constater, est loin d'être le cas 1
Enfin, affirmer que le convenable et le bon se révèlent
identiques reviendrait à dire, fera comprendre Socrate, que tous
ceux qui tendent vers ce qui spécifiquement leur convient seraient
eux-mêmes déjà bons et qu'en plus, ils s'avéreraient les seuls à
pouvoir se lier d'amitié. Si le convenable est ce qui nous est
apparenté et qu'il consiste en la même chose que le bon alors il
est clair en effet que seuls les bons devraient voir naître entre
eux l'amitié puisque par nature ils se trouvent apparentés. Sauf
que voilà, se souviendront les jeunes auditeurs de Socrate, il fut
clairement établi déjà que, dans les faits, il n'en va toujours
ainsi. Personne n'élaborera sur la question, mais chacun des
58. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 154.
59. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Op.cit., page 190.
101
participants se rappellera probablement à ce moment précis que le
bon ne parvient pas à apporter plus au bon que ce dernier ne
possède déjà. Autosuffisants, les êtres de cette espèce, avons-
nous soutenu précédemment, ne sentent pas la nécessité de
s'attacher l'un à l'autre. De plus, comme se remémoreront peut-
être aussi quelques-uns des jeunes gens réunis autour de Socrate,
il ne faut pas nécessairement être bon pour que le bon nous
convienne. Tous ces intermédiaires dont nous avons parlé
précédemment y tendent effectivement aussi.
5.0) Echec de la recherche sur l'essence de l'amitié.
Or, voilà finalement qui amènera Socrate à conclure en quelque
sorte à l'échec de la recherche entreprise pour comprendre
1'essence de l'amitié. En réalité, après avoir passé en revue
certaines des suggestions faites pour expliquer ce phénomène
humain, notre vieil homme finira par se demander et demander aussi
à tous ses jeunes auditeurs s'il ne s'avérerait tout simplement pas
impossible de trouver une solution au questionnement entrepris.
Supposant vraisemblablement que personne ne réussirait à résoudre
le problème, il proposera à tous et chacun de revoir brièvement
tout ce qui, depuis le début de leur conversation, fut exprimé.
Plus exactement, il enjoindra 1'assemblée de le laisser brosser un
tableau des différentes thèses envisagées au cours de leur
entretien. Ce à quoi personne ne s'opposera.
Socrate commencera alors à récapituler toutes ces propositions
amenées jusque-là pour tenter de comprendre 1'amitié ou, plus
exactement encore, de cerner qui sont les amis, et qu'on rejeta
semble-t-il par la suite. D'abord, il parlera de la discussion qui
concerna ceux qui aiment, ensuite ceux qui sont aimés, puis celle
s'étant rapportée aux semblables, à ceux qui s'opposent, aux bons
et à ceux qui par nature leur sont liés, et finalement de toutes
ces conversations ayant traité des autres types qu'il dira lui-même
102
avoir considérés sans toutefois pouvoir s'en rappeler à présent
étant donné leur nombre impressionnant. Après cela, il conclura
qu'en aucun temps en fait ils réussirent à travers ces multiples
entretiens à comprendre véritablement qui est l'ami. Jamais, en
effet, l'une des thèses envisagées permit de saisir en quoi peut
bien consister exactement l'amitié. Par conséquent, mentionnera
Socrate, il ne reste qu'une chose à faire, du moins en ce qui le
concerne personnellement, et c’est de garder le silence.
D'ailleurs, c'est sur cet aveu important de non-savoir, si
nous pouvons le dire ainsi, que le vieil homme laissera enfin ses
jeunes disciples. Loin d'inventer une solution miracle ou encore
de permettre à 1'assemblée de croire à une solution déjà proposée,
Socrate placera en effet chacun des individus du groupe, y compris
lui-même, face à l'échec de la recherche entreprise sur 1'essence
de l'amitié. Ironiquement, en plus, il affirmera ne pas être en
mesure d'en dire davantage sur le sujet. Autrement dit, il donnera
1'impression d'être complètement dépassé, impuissant face à la
compréhension de ce phénomène humain. Bien entendu, il s'agira là
encore de l'une de ses ruses. Il affirmera lui-même d'ailleurs
qu'en s'exprimant de la sorte, c'est-à-dire, en laissant entendre
qu'il ne savait rien de plus sur 1 ' amitié ou encore qu'il ne
pouvait rien dire de plus, il espérait éveiller 1'intérêt des plus
âgés de 1'assemblée et relancer encore une fois la discussion. Ce
qui aurait dû fonctionner en fait! Le moment s'avérait
effectivement excellent pour tous les auditeurs plus avancés en âge
de faire valoir leur savoir ou encore de revenir sur certaines des
thèses exposées par Socrate. Là-dessus, le vieux sage aurait peut-
être même aimé qu'on lui fasse remarquer qu'il ne traita pas dans
son dernier résumé de l'amitié existant entre ceux qui à la fois
aiment et sont aimés, de même que de l'amitié de 1'intermédiaire
pour le bien. Deux conceptions pourtant importantes pour celui qui
souhaite comprendre davantage 1'essence de l'amitié! Il aurait
peut-être souhaité aussi qu'une nouvelle discussion voit justement
103
le jour sur le rapport entre une amitié à travers laquelle les amis
se trouvent à la fois à aimer et à être aimés et une amitié à
travers laquelle il existe seulement une aspiration au bien sans
désir d'affection en retour.
Aurait souhaité, avons-nous dit, puisque comme nous le savons,
les attentes de Socrate se trouvèrent vite déçues. En effet, avant
même qu'on puisse entreprendre une nouvelle discussion, les
pédagogues de Lysis et de Ménexène vinrent chercher les deux jeunes
enfants, brisant du même coup la dynamique de 11 assemblée. Socrate
et quelques-uns de ses acolytes tentèrent bien de dissuader les
indésirables, mais devant 11 exaspération et la robustesse de ceux-
ci, ils abandonnèrent la lutte. Notre vieil homme prit tout de
même le temps alors de glisser quelques mots aux enfants avant leur
départ. Il leur laissa entendre en fait qu'ils parurent, lui,
vieil homme, et eux, jeunes enfants, bien ridicules dans leur
discussion. Prétendant en effet être amis, ils ne réussirent même
pas à en donner une définition !
5.1) Conclusion négative du Lysis?
Or, c'est devant cette conclusion on ne peut plus négative que
se trouvera aussi le lecteur du Lysis à la fin de l'oeuvre. Qui
est l'ami? Personne ne semble pouvoir répondre à la question.
Socrate a bien essayé, lui, mais toutes les suggestions faites pour
expliquer 1'amitié se montrèrent insuffisantes en elles-mêmes, y
compris la sienne. En fait, une seule chose paraît évidente : nous
ne pouvons prétendre être ami sans d'abord et avant tout savoir ce
en quoi cela consiste. Nous ne sommes pas en mesure d'ailleurs de
prétendre quoi que ce soit sans, dans un premier temps, connaître
ce à quoi justement nous prétendons. L'homme qui se dit courageux
doit pouvoir, à titre d'exemple, définir ce qu'est le courage. Il
faut en quelque sorte "connaître" pour "être véritablement".
104
Evidemment, pour être en mesure de dire que nous connaissons
réellement et que nous sommes ce que nous disons être, il faut
d'abord confronter nos idées, nos points de vue, nos croyances et
même nos convictions. C'est ce que Socrate s'employa à faire avec
ses jeunes auditeurs tout au long de leur discussion sur l'amitié.
Désireux de comprendre véritablement 1'essence de ce phénomène
humain, il amena en effet les membres de la petite assemblée à
examiner toutes les idées déjà reçues à ce sujet, à les comparer,
les décortiquer et voir en elles les impardonnables défauts. Il
ne faut pas se le cacher, en renversant toutes les croyances
populaires à propos de l'amitié, Socrate permit aux jeunes gens
réunis près de lui de découvrir que nous ne devons jamais nous
reposer sur ces thèses qui nous paraissent certaines ; qu'il faut
toujours questionner, critiquer, en un mot, rechercher constamment
la vérité.
Voilà pourquoi en outre nous croyons la conclusion du Lysis
beaucoup moins négative qu'elle peut en avoir l'air. Certes,
Socrate termina son exposé sur l'amitié en disant ne pas avoir
réussi à comprendre cette dernière ou, du moins, à cerner qui est
l'ami. Toutefois, à travers les multiples philosophies envisagées
et rejetées, il donna à ses disciples du moment certaines pistes
de compréhension. Plus important encore, il parvint à sensibiliser
chacun eux à la pauvreté de sa connaissance de ce phénomène qu'est
1'amitié et au fait qu'on ne peut, comme nous le disions, se dire
ami sans être d'abord en mesure d ' expliquer ce en quoi cela
consiste. Il stimula du même coup la curiosité de ses auditeurs.
Pour ce qui est du lecteur du Lysis, c'est un peu la même
chose qui se produit. Après avoir suivi et ce, de façon très
attentive, la discussion tenue entre Socrate et la jeune assemblée
et s'être senti impliqué dans une telle discussion grâce au travail
formidable de Platon, celui-ci, en 1'occurrence nous-mêmes, se voit
effectivement obligé de reconnaître sa propre ignorance en matière
105
d'amitié et de continuer sa propre enquête. Le moindrement
éveillé, il reconnaît que le Lysis se termine, non pas sur une
conclusion négative, mais bien sur une conclusion constructive,
c'est-à-dire, qui, s'il le veut bien, lui permet de bâtir et
d'avancer dans la voie de la vérité.
Conclusion générale
107
Rapport privilégié à autrui, 1'amitié se révèle pour l'être
humain une expérience des plus enrichissantes. Permettant en effet
à celui qui la vit d'aller au-delà des relations superficielles que
connaissent habituellement la plupart des hommes, elle constitue
un lieu de communication exceptionnel, un moment à travers lequel
l'individu arrive parfois à s'approcher de ce bien auquel il aspire
profondément. Précieuse, il s'agit toutefois d'une relation
rarement considérée comme objet de réflexion. Tous voient en elle
un bien, mais peu s'arrêtent il est vrai pour comprendre en quoi
elle consiste véritablement. Pourtant, elle demande à être saisie
en tant que réalité profonde de l'être humain.
Parmi ceux qui néanmoins en réalisèrent l'importance, Platon,
philosophe reconnu de l'Antiquité, y consacra, nous venons de le
voir, un ouvrage entier intitulé le Lysis. Petit dialogue dit de
jeunesse, le texte en question s'avère pour l'auteur une première
tentative de compréhension de ce rapport particulier à autrui. De
composition simple, il donne d'abord, et nous l'avons bien mis en
évidence, un aperçu des différentes opinions populaires régnant à
l'époque du philosophe à propos justement de l'amitié. Ensuite,
il expose une toute nouvelle façon de concevoir cette relation à
l'autre, une façon qui témoigne du cheminement de son auteur.
En effet, parti de conceptions traditionnelles, Platon montre
à travers le Lysis la faiblesse de toutes ces idées déjà reçues à
propos de l'amitié et, du même coup, la nécessité d'introduire de
nouveaux éléments pour comprendre réellement l'essence de ce
phénomène particulier. Bien que les premiers instants de son
dialogue laissent croire que l'amour s'avérera le thème exploité,
le philosophe convie rapidement son lecteur à un questionnement sur
l'essence même de l'amitié, à une interrogation visant à déterminer
la nature précise de cette relation à l'autre. Socrate, justement
soutenu alors par Platon, débute avec le jeune Lysis une
conversation qui permet en outre à celui qui parcourt l'ouvrage de
108
cerner la conception utilitaire de l'amitié régnant au temps du
philosophe.
Plus exactement, c'est 1'exemple de l'amour parental que le
vieux sage utilise à ce moment précis du dialogue de Platon pour
permettre à Lysis de comprendre que pour être réellement libre et
aimée, une personne doit se rendre utile aux autres et bonne pour
eux. En effet, fait remarquer alors Socrate à son jeune disciple,
même l'amour inconditionnel ressenti par les parents pour leurs
petits ne suffit pas pour qu'en toute chose un père et une mère
permettent à leurs enfants d'agir comme bon leur semble. Ils ont
beau aimer leur progéniture du plus profond de leur être, tant que
celle-ci ne possède pas un savoir incontestable, une expérience
solide, jamais les parents ne la laissent agir à sa guise. Eux qui
souhaitent pourtant le bonheur de leurs petits, ils ne leur donnent
une pleine liberté d'action que lorsque ceux-ci ont acquis une
certaine sagesse. D'ailleurs, souligna aussi Socrate dans cette
partie du Lysis, n'importe quel homme fait confiance et aime celui
qui se montre savant parce qu'incontestablement il s'agit d'un être
utile et bon pour les autres.
Ce qui revient à dire entre autres choses que même un
sentiment naturel pour autrui, c'est-à-dire, un sentiment comme
celui qu1 éprouvent les parents à l'égard de leurs enfants, ne
suffit pas pour que l'amitié se vive pleinement. Par rapport à
celui qui ne connaît rien, personne ne peut en effet éprouver une
parfaite affection puisque jamais nous sommes à même d'aimer, du
moins pleinement, ce envers quoi nous n1 avons pas confiance ou
encore ce sur quoi nous ne sommes pas en mesure de compter
entièrement. Jean-Claude Fraisse l'écrira; "La nature cède donc
le pas, dans la détermination de la philia, à la reconnaissance
109
rationnelle d'une compétence, qui seule peut entraîner, de part et
d'autre, des attitudes objectivement amicales."1
Evidemment, il est difficile de nier qu'une telle façon de
considérer l'amitié soit utilitariste. Fonder le rapport
privilégié à autrui uniquement sur ce que l'autre est à même de
réussir et donc sur ce qu'il peut en réalité nous apporter revient,
on ne peut s'en cacher, à fonder l'amitié uniquement sur 1'utilité.
Or, bien qu'il s'agissait là de la façon de penser à 1'époque de
Platon, il faut tout de même voir 1 ' élévation que le philosophe
donna à cette conception au stade du Lysis. Toujours par
1'intermédiaire de Socrate, Platon évoqua en effet une notion très
importante en parlant de l'amitié. Il s'agit de la sophia.
Fondement selon notre auteur d'une utilité véritable, cette
dernière permet à un individu d'être aimé non seulement parce
qu'utile aux autres, mais également parce que bon pour eux. En
réalité, celui qui sait, laissa entendre Platon dans son ouvrage,
se révèle 1'individu le mieux placé pour prendre des décisions
justes, se désigner des fins vertueuses et agir en conséquence.
Il ne peut, par le fait même, qu'être réellement utile à ceux qui
lui font confiance.
Que le sage puisse maintenant s'avérer profitable aux autres
ne signifie pas que ceux qui ne possèdent pas sa connaissance
soient indignes de l'amour des hommes. Comme le démontra très bien
Socrate, celui qui ne sait pas peut tout de même être éveillé à son
ignorance, sensibilisé à son état de non-savoir et intéressé, du
même coup, à acquérir la sagesse manquante. D'ailleurs, si le
vieil homme aime lui-même autant l'être humain, c'est qu'il le
pense justement apte à devenir un être sage, libre, utile et bon.
Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique. Bibliothèque d'histoire de la philosophie, Vrin, Paris, 1974, page 129.
1.
110
Mais aimer et donner sa pleine confiance à celui qui manifeste
de la sagesse et ce, sans toutefois avoir l'intention d'"utiliser"
la personne en question, peut-il néanmoins être considéré vraiment
comme de l'amitié? Platon semble se l'être lui-même demandé
puisque toujours et encore par le biais de Socrate il entama, comme
notre analyse le démontra, une discussion à travers laquelle il
aborda l'important thème de la réciprocité d'affection. Dans ce
passage du Lysis où Socrate s'adresse plus particulièrement à
Ménexène, notre philosophe demande en effet si pour qu'il y ait
amitié, une affection ne doit pas être partagée? Le savant a après
tout beau mériter l'amour de l'ensemble des hommes, s'il n'a aucune
bienveillance pour eux ensuite, l'amitié qui lui est vouée possède-
t-elle encore un sens? Vu d'une autre façon, le simple plaisir que
deux êtres éprouvent à être ensemble ne s'avère-t-il pas plus à ce
moment là du domaine de l'amitié?
Montrant à l'aide d'une des premières réponses données par
Ménexène à la question "qui est l'ami?" que dans l'opinion
populaire l'amitié semble effectivement conçue comme un lien à
travers lequel il doit y avoir échange réciproque d'affection,
Platon, par le biais de Socrate, en profite tout de même pour semer
le doute chez son lecteur. Il faut dire que le philosophe lui-même
ne se trouve pas convaincu, du moins à ce qu'il semble à ce moment
là, qu'une affection doit être partagée pour que l'amitié existe.
Certes, il sait que nous pouvons estimer un être sans que celui-ci
nous retourne notre affection ou, plus dramatiquement encore, qu'il
nous déteste carrément et que parler d'amitié en ce cas s'avère
quelque peu absurde. Ce qu'il se demande, toutefois, c'est si
aimer sans l'être signifie nécessairement ne rien connaître de
l'amitié. Après tout, ne se peut-il pas que nous développions une
sincère affection pour certaines choses, certains animaux ou encore
certains agissements et ce, même sans recevoir quoique ce soit en
retour? A moins, comme il permit à Socrate de le demander à
Ménexène, que ce soit justement ce qui est aimé qui se révèle
Ill
véritablement ami et que, par conséquent, dès qu'un être mérite
l'affection d'un autre l'amitié existe? Sûrement pas, nous a-t-il
appris, rappelons-nous en par la suite, puisqu'il deviendrait
possible alors que l'ami, c'est-à-dire, celui qui est aimé, déteste
celui qui l'aime. Rien ne s'avérerait en fait plus ridicule!
Mais quelle conclusion peut donc être tirée? Une seule; la
philia ne saurait uniquement puiser son origine dans l'être qui
aime ou encore dans celui qui bénéficie des sentiments d'autrui
puisque dans un cas comme dans l'autre rien ne nous assure qu'il
existe ce partage d'affection si nécessaire entre les parties
concernées. Elle ne saurait pas non plus trouver sa source
uniquement dans la réciprocité d'affection étant donné que nous
pouvons toujours aimer malgré l'indifférence de ce sur quoi se
porte notre dévouement. En fait, si nous devons retenir une chose
à son propos, c'est qu'elle demande, à la base du moins, qu'en
aucun temps les sentiments de celui qui aime trouvent opposition
chez celui qui est aimé.
Quoiqu'il en soit, laissa cependant entendre Platon à son
lecteur, les multiples façons dont s'expriment nos affections et
que nous venons tout juste d'analyser ne disent rien sur le
fondement même de l'amitié. Il ne s'agit en effet que de simples
manifestations. Quelque chose de plus fondamental, quelque chose
venant avant ces sentiments que nous éprouvons doit en réalité
exister pour rendre compte du phénomène.
Or, il s'agit justement de la raison pour laquelle l'auteur
du Lysis laissa Socrate conduire une nouvelle discussion, un
entretien visant à expliquer en quoi consiste plus exactement
encore l'amitié. Cette conversation, souvenons-nous en, permit en
outre l'étude de deux thèses particulières à savoir, celle
concernant l'affinité des semblables et celle se rapportant à la
complémentarité de ceux qui s'opposent.
112
La première d'entre elles, inspirée notamment par des poètes
comme Homère et des savants comme Empédocle, prôna le fait,
rappelons-le, que le semblable toujours se trouve attiré par son
semblable. Dit d'une autre manière, elle expliqua la naissance de
l'amitié uniquement à partir de la similitude existant entre les
protagonistes. Ce que lui reprocha Platon d'ailleurs 1 Les
méchants, pourtant semblables, rétorqua en effet le philosophe par
la bouche de Socrate, ne peuvent en aucun temps se lier d'amitié.
Se révélant en eux-mêmes des êtres instables, incapables d'une
quelconque harmonie, jamais ils n'arrivent en fait à se nouer
d'affection avec qui que ce soit. Autrement dit, leur ressemblance
ne suffit pas pour que 1'amitié voie le jour! Un certain équilibre
intérieur devrait aussi exister pour qu'ils puissent être à même
d'aimer, un équilibre ne pouvant se traduire d'abord et avant tout
que par une ressemblance à soi-même ou, plus exactement encore, par
une bonté de l'être.
De là d'ailleurs 1 ' interprétation que Socrate donna à cette
fameuse thèse de 1'affinité des semblables. En effet, expliqua le
vieux sage à Lysis, si 1 ' amitié n ' arrive pas à être conçue
uniquement à partir de la ressemblance existant entre l'amant et
l'aimé, mais qu'un principe tel que celui de 1'harmonie intérieure, }
de la bonté de l'être soit également essentiel pour en rendre
compte, nécessairement alors elle ne saurait être comprise qu'en
se référant à une affinité liant les bons comme tels. Sauf
qu'encore là un problème se pose ! Si nous considérons d'abord la
ressemblance pure et simple, il faut effectivement se demander ;
comment, s'il est vrai que nous aimons entre autres ce qui nous
sert, le bon, en tant que semblable, estimerait-il le bon? Ne
tirerait-il rien de lui, du moins rien de ce qu'il ne possède déjà?
Plus encore, si nous nous attardons au bon comme tel ; comment
celui-ci aurait-il besoin du bon si déjà par nature il se suffit
à lui-même?
113
Sans donner réponses aux questions posées ou encore permettre
à Socrate d'en donner à ce moment précis du dialogue, Platon laissa
tout de même au lecteur attentif du Lysis la possibilité de
s'apercevoir par lui-même d'une chose ; la thèse de 1'affinité des
semblables n'en révèle pas plus sur 1 ' amitié que les thèses
précédentes. Elle n'explique pas davantage en effet ce qui fonde
le phénomène en question. La seule chose qu'elle nous permet de
saisir, ce sont les traits qui définissent les amis lorsque déjà
1'amitié existe. En aucun temps elle nous dit en quoi peut bien
consister 1'essence même de cette relation à autrui. L'analyse
faite à son égard, par contre, nous indique, et c'est probablement
ce que nous devons retenir, que la philia exige préalablement de
ses protagonistes une harmonie intérieure, une bonté particulière.
Or, bien que ce dernier point puisse s'avérer de grande valeur
pour quiconque souhaite réellement saisir le caractère de la
philia, Platon, lui, ne s'en préoccupa aucunement dans la suite
immédiate du Lysis. Nous en furent témoins, ce qu'il choisit de
faire plutôt consista en l'examen de l'autre interprétation de
1'amitié à savoir, nous l'avons mentionné auparavant, celle
reposant sur la complémentarité des contraires.
Pour bien mettre en évidence cette dernière, le philosophe se
référa encore aux dires des poètes et des savants. Il visa plus
particulièrement cette fois-ci les vers d'Hésiode et les propos
d'Héraclite. Pour ces hommes, expliqua-t-il en réalité encore par
1'intermédiaire de Socrate, les contraires se montrent davantage
amis que les semblables. En effet, capables à cause de leurs
différences de se porter mutuellement secours, ceux-ci s'attachent
naturellement les uns aux autres. Autrement dit, possédant des
caractéristiques opposées et donc distinctes, ils parviennent à se
compléter dans ce qu ' individuellement il leur manque. Ce qui n'est
pas peu dire si, comme nous nous sommes auparavant entendus là-
dessus, l'ami doit s'avérer en quelque sorte profitable à l'autre.
114
Sauf que, comme tenta de bien le faire apparaître Platon, une
difficulté existe. Il faut s'en rendre compte, il est impossible
que tous les contraires se lient d'amitié. Cela nous conduirait
en fait à admettre et ce, dans la plus grande absurdité, que le
mauvais puisse être considéré comme l'ami du bon et vice versa.
Comprenons plutôt, et c'est ce que le philosophe semble vouloir
nous enseigner dans cette partie de l'oeuvre, que si, comme on le
dit, il existe vraiment des amis qui diffèrent et, du même coup,
se complètent, jamais il ne peut s'agir d'êtres qui s'opposent
totalement les uns aux autres. En aucun temps il ne saurait y
avoir d'amitié sans aussi un partage de caractéristiques communes.
Les différences qui définissent les individus et font d'eux des
hommes ou des femmes qui se rapportent mutuellement ont beau
s'avérer de grande valeur, elles ne restent qu'accidentelles et
donc incapables d'expliquer à elles seules qu'une véritable amitié
puisse voir le jour. Nous en sommes assurés, les amis doivent
également avoir une certaine affinité.
Voilà d'ailleurs ce qui, dans notre analyse du Lysis, nous
amena à conclure qu'à elles seules, la thèse de la similitude et
celle s'inspirant de la contrariété ne suffisent pas pour expliquer
1'existence de l'amitié. Elles comprennent certes chacune des
éléments véridiques, mais pris isolément ceux-ci ne peuvent se
révéler qu1 insuffisants. En fait, même ensemble ces deux théories
ne sauraient rendre totalement compte du phénomène que nous
étudions. Jean-Claude Fraisse l'écrit: "L'amitié comporte bien
similitude et complémentarité, mais celles-ci supposent, chez celui
qui aime, la vertu, chez celui qui est aimé, une disposition
profonde qui ne soit pas contradictoire avec la vertu. A ce prix
seulement une réciprocité féconde peut naître."2
Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique, Op.cit., page 137.
2.
115
Reste tout de même qu'à partir de ces deux façons de
considérer l'amitié, Socrate, soutenu par Platon, trouva
1'inspiration qui devait le conduire à une conception qui lui soit
propre. Nous l'avons souligné à plusieurs reprises déjà,
s'apercevant des manques présents dans chacune des idées déjà
reçues à propos justement de l'amitié, le vieux sage dû introduire
de nouveaux éléments de réponse, des notions encore peu ou jamais
exploitées, pour enfin s'approcher de la vérité du phénomène en
question. Ainsi, partant d'abord du fait que ni les bons, ni les
mauvais, ni les bons et les mauvais se lient d'affection et que,
dans un deuxième temps, personne de sensé souhaite pour lui-même
le mal, il affirma, rappelons-nous en, que seul alors ce qui
s'avère ni bon ni mauvais devait être à même de se tourner vers le
bon. En effet, rien que ce qui, comme notre précédente analyse le
laissa entendre, n'est pas parfaitement identique au bon ou au mal
peut souhaiter véritablement le bien.
Bien entendu, il est tentant de croire aussi que ce qui n'est
ni bon ni mauvais puisse estimer son pareil , c'est-à-dire, un autre
intermédiaire, étant donné que, comme lui, ce dernier n'est pas,
nous venons tout juste de le mentionner, identique au bon ou au
mauvais. Mais nous nous sommes déjà entendus là-dessus, précisa.,
souvenons-nous en^le vieux sage, le semblable n'a rien à tirer de
son semblable et, par conséquent, n'a aucune raison de l'aimer
véritablement. Ce qu'il faut souligner, par contre, c'est le fait
que 1'intermédiaire ne saurait non plus aimer davantage le bon si
le mal, cause justement de son désir du bien, venait un jour à
entrer entièrement en possession de son être. En effet, le seul
temps où ce qui n'est ni bon ni mauvais aime le bien, c'est lorsque
que celui-ci lui manque, c'est-à-dire, lorsqu'en tant
qu'intermédiaire il réalise encore, parce que non complètement
atteint par le mauvais, que le bon peut justement être bon pour
lui. Dis d'une autre manière, il n'y a que lorsque le bon est
encore compatible avec lui, que ce qui n'est ni bon ni mauvais est
1
à même d'en éprouver le désir. L1 exemple que Platon plaça dans la
bouche de Socrate ne saurait mieux 1'exprimer ; c'est au moment où
un homme se rend vraiment compte de 1'ignorance qui le frappe et,
par le fait même, de la relativité de cette ignorance, qu'il
devient le plus amoureux de la sagesse. Nous pourrions compléter
en disant ; tant que le mal demeure un accident, c'est-à-dire, tant
qu'il n'entraîne pas un changement complet de nature chez ce qui
initialement s'avère ni bon ni mauvais, il ne peut que susciter en
lui l'envie du bien.
Cela dit, maintenant, reconnaissons 1'enseignement de Platon.
Le philosophe est de plus en plus clair ; si l'amitié ne trouve pas
son principe explicatif au niveau de 1'affinité des semblables ou
encore de la complémentarité des contraires, c'est qu'elle doit
davantage être comprise comme un élan conduisant l'être imparfait
vers son propre accomplissement ou, encore, comme un désir éprouvé
par l'homme "souffrant" de connaître enfin le bien.
D'ailleurs, c'est dans cette perspective que le bien lui-même,
en tant qu'objet recherché en amitié, peut être considéré comme ce
qui est réellement profitable à l'homme. Capable d'attirer vers
lui ce qui s'avère différent sans être toutefois contradictoire,
il est effectivement le seul permettant une élévation qui rende en
quelque sorte à l’être ni bon ni mauvais son intégrité. Le
problème est, par contre, que 1'amitié qui lui est vouée semble
toujours, si nous pouvons nous exprimer ainsi, relative. En effet,
1'affection éprouvée pour telle ou telle chose qui se révèle bonne
pour nous n'est jamais qu'une affection en vue d'autre chose. Nous
estimons certes tel bien à cause de tel mal qui nous affecte, mais
c'est toujours parce que nous souhaitons en arriver à tel autre
bien et ce en vue encore de tel autre. Ainsi, nous donna comme
exemple Socrate au sein du Lysis, nous apprécions le médecin qui
nous délivre de la maladie parce que nous voulons retrouver la
santé, elle-même estimée pour autre chose que nous aimons. Si bien
116
117
que 1'amitié que nous disons éprouver pour le bien semble davantage
être une aspiration sans fin.
A moins, tel que Platon permit à Socrate de le laisser
entendre, que ce que nous aimions véritablement soit ce qui
justement se trouve à la fin de tous ces objets estimés en vue
d'autres objets 1 Après tout, ne pourrait-il pas exister un proton
philon, un objet qui en bout de ligne soit aimé pour lui-même et
par rapport auquel tous les autres ne constitueraient que de
simples images? Cela semble en tout cas très raisonnable car, il
faut le reconnaître, que recherche-t-on ultimement à travers tous
les biens aimés si ce n'est justement un bien absolu, un bien
comblant inconditionnellement toutes nos attentes?
Or, ne voilà justement pas là la force et la grandeur de
Platon? Parti en effet d'une réflexion sur l'amitié au sens
stricte, le philosophe nous amène grâce à un questionnement
intelligent à considérer ce qui chez chaque être humain sous-tend
justement cette amitié. Il nous apprend qu'au-delà de toutes ces
petites aspirations que nous éprouvons pour des biens "relatifs"
existe une seule et véritable aspiration qui, elle, ne peut être
comprise que comme un désir intense du Bien. En fait, il permet
à son lecteur, si nous voulons le dire autrement, de se rendre compte qu'un seul et même^bjet, à savoir le bien absolu, parvient
à s'attirer toutes les affections et à satisfaire la totalité des
attentes sans que d'autres objets n'aient à intervenir à sa suite.
Mais l'auteur du Lysis a tout de même un doute! C'est la
raison pour laquelle il entreprend de vérifier, tel que notre
analyse le démontra, si ce Bien que nous qualifions de proton
philon peut véritablement être considéré comme tel. Celui-ci a
beau en effet se trouver en bout de ligne des objets aimés, sommes-
nous certains, nous demande en quelque sorte l'auteur, qu'il soit
vraiment estimé pour lui-même? Après tout, n'avons-nous pas
118
précédemment conclu que c'est à cause du mal que nous apprécions
les choses bonnes? Et si justement le mal venait à disparaître,
es time rions-nous encore tous les bons objets en vue de ce Bien lui-
même? Difficile à prime abord de croire que oui! Qu'il s'agisse
de l'amitié vouée aux biens relatifs ou celle au bien absolu, il
semble que la présence du mal soit toujours une condition
essentielle. Evidemment, si tel est le cas, le Bien ne saurait
davantage être qualifié de proton philon. Un premier aimé l'est
pour lui-même et sans condition !
Toutefois, et c'est la réflexion nous croyons que Platon
souhaite nous faire faire, l'amitié que nous manifestons envers les
biens relatifs ne saurait en aucun temps être confondue avec celle
que nous inspire le Bien lui-même. En effet, ces deux types
d'objets auxquels nous aspirons se révèlent complètement différents
l'un de l'autre. Le premier, correspondant à tous les biens
particuliers aimés en réponse à des maux aussi particuliers, ne
saurait jamais recevoir, il est vrai, notre affection sans cette
présence du mal. Ce qui nous permet de dire d'ailleurs que les
objets qui en font parti ne peuvent être considérés autrement que
comme des remèdes momentanés, de simples moyens d'échapper au
mauvais qui nous affecte. Le second type, correspondant pour sa
part à 1 ' absolument bon, n'a qu'en à lui aucun besoin de la
présence du mal pour mériter l'amour des hommes. En réalité, le
bien absolu ne constitue pas un moyen, mais une fin en soi. Ce qui
veut dire qu'en lui-même et par lui-même il sait interpeller l'être
humain. Aucune cause efficiente n'y est nécessaire. Il est
essentiellement bon ou, encore, bon en soi et donc soumis à aucune
condition. L'amitié que nous lui vouons ne peut, par le fait même,
que se distinguer de celle vouée au biens que nous disons relatifs.
Nous devons en réalité le reconnaître, il existe pour ainsi
dire deux niveaux à l'amitié; un que nous pourrions qualifier,
après ce qui a été dit du bien absolu et surtout de sa
119
transcendance, de métaphysique et un autre, de simplement humain.
Or, il faut aussi s'en rendre compte, l'identification de ces
niveaux ne règle pas pour autant le problème de la compréhension
de la philia. Platon en est conscient, plusieurs points restent
en effet encore obscures. Jean-Claude Fraisse le fait remarquer
aussi en relevant les différentes questions posées au cours du
Lysis et pour lesquelles nous n'avons pas reçu de réponse précise.
Il énumère:
"Pourquoi les hommes, même les plus éloignés, deviennent- ils envers le sage, aussi amicaux que des proches (oikeioi)? Pourquoi l'ami peut-il être l'aimé, sans rendre nécessairement 1'amour? Pourquoi les bons sont- ils amis des bons sans avoir rien à en attendre? Pourquoi les opposés doivent-ils, en-deçà de leur opposition, être, plus essentiellement, amis, si leur opposition doit être féconde? Pourquoi doit-on admettre le mal relatif comme cause de la philia, mais refuser au mal absolu toute possibilité de retrouver le bien, et au méchant toute possibilité d'amitié avec le bon?"3
C'est donc pour répondre à ces nombreuses questions que le
philosophe, toujours et encore par le biais de Socrate, fit appel
à la fin du Lysis à deux notions fort importantes à savoir, celle
du désir (épithumia) et celle de la convenance (oikeiotès). Se
référant d'abord à la première, il tenta, souvenons-nous en, de
faire comprendre à son lecteur que le mal, considéré au niveau
empirique comme la cause de notre amitié pour le bien, est loin de
constituer la seule et unique raison de notre affection pour ce
dernier. En effet, expliqua en quelque sorte 1'auteur du Lysis,
même si dans la majorité des cas nos aspirations pour le bien
trouvent leur source dans la présence du mauvais, il arrive parfois
que nous désirions tout simplement ce qui nous est profitable.
Quand nous avons faim ou soif, par exemple, nous tendons tout
naturellement vers ce qui saura nous combler. Aucune mauvaise
Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique, Op.cit., page 140.
3.
120
présence nous incite à le faire et donc, nous pouvons en conclure
ainsi, est nécessaire à la naissance du désir en cause. Socrate
le fit d'ailleurs lui-même remarquer à Ménexène; même après
1 1 abolition du mal nous éprouverions encore de tels appétits
puisqu'en soi ils se révèlent ni bons ni mauvais.
Bien entendu, qui dit désir dit amitié pour l'objet convoité
et aussi manque de l'objet en question. Nous ne pouvons le nier ;
celui qui aspire à telle ou telle autre chose le fait parce qu'il
en est d'abord privée ou encore dépourvue. Dans son désir, par
contre, et c'est fort probablement ce que Platon espérera que son
lecteur retienne, il possède déjà des traits communs avec ce que
justement il désire. Fraisse 1'exprima très bien: "Quelque chose,
dans celui qui désire, préfigure l'objet désiré, et lui répond par
une affinité essentielle."* En d'autres mots, il existe
inconditionnellement entre celui qui désire et ce qui est désiré
ce que Platon appelle une "parenté de nature (222a)"s. C'est
aussi, soulignons-le, ce qu'il entend par la notion d'oikeiotès.
Or, il est important de le mentionner, pour le philosophe,
une telle façon de concevoir le rapport entre l'amant et l'aimé
vaut autant pour l'amitié que nous qualifions d'humaine que pour
notre désir du Bien lui-même. En effet, ce n'est pas parce que
nous sommes partis d'une réflexion sur l'épithumia comme tel que
nous ne puissions, de façon analogique bien entendu, étendre notre
raisonnement à notre aspiration au Bien! Après tout, dans un cas
comme dans l'autre, il doit exister un rapprochement fondamental
entre ce qui est désiré et ce qui désire pour que justement une
véritable amitié voit le jour.
4. Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique, Op.cit., page 142.
5. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 153.
121
Mais il reste tout de même une difficulté 1 Dire que c'est à
ce qui nous convient essentiellement ou, encore, à ce qui par
nature nous est apparenté que se rapporte notre désir, notre amitié
ou notre amour, ne nous explique pas pour autant en quoi consiste
exactement le convenable ! Platon en fut lui-même conscient
puisque, tel que notre étude nous permit de le constater, il
entreprit avec l'aide de Socrate de déterminer plus exactement ce
qui, au fait, convenait réellement à l'être qui désire. La
conclusion fut rapide ; le convenable ne saurait d'abord être le
semblable. Bien qu'il implique en effet une parenté certaine et
essentielle, il exige aussi, nous l'avons vu en considérant la
notion à'épithumia, la présence, si nous pouvons nous exprimer
ainsi, d'un manque. Nous aspirons toujours à ce que, rappelons-
nous en, d'abord nous sommes privés de. Le semblable, en tant
semblable, ne peut en ce sens nous convenir. Le contraire non plus
d'ailleurs, étant donné que, pour sa part, c'est la parenté de
nature qu'il ne partage pas.
En fait, et c'est la conclusion que nous croyons devoir tirer
du Lysis même si 1'ouvrage se termina de façon insatisfaisante, le
bien seul peut être considéré comme ce qui véritablement nous
convient. En effet, il est ce par quoi ce qui en soi n'est ni bon
ni mauvais ou, encore, ce qui est affecté par le mal sans en être
totalement gâté, découvre, parce que justement parent de nature,
ce qu'il peut réellement être à savoir, un être bon. De façon plus
précise encore, il est ce par quoi nous entrevoyons notre fin et
tentons ensuite, il faut le souligner, d'y parvenir.
Evidemment, l'ultime accomplissement de l'être ni bon ni
mauvais ne pourra, nous sommes à même de le comprendre avec ce que
nous venons de dire, se réaliser qu'au moment où celui-ci
découvrira 1'absolument bon et y percevra en quelque sorte son
propre devenir. Nous ne pouvons nous le cacher, ce n'est que
lorsque que l'être "souffrant" ou encore indifférent s'aperçoit de
122
1 ' existence du Bien et qu'il se sent interpeller par lui, qu'il
peut réellement et totalement, s'il le veut par la suite, rendre
effective sa propre potentialité.
Or, la force de ce Bien, c'est justement qu'il se révèle apte,
de part son caractère universel, à provoquer chez les êtres qui
trouvent en lui leur fin, un rapport de convenance. En effet, si
l'amitié humaine ne peut se comprendre qu'à travers un
rapprochement existant entre l'amant et son aimé ou, pour le dire
autrement, une parenté de nature entre les protagonistes, le
rapprochement lui-même ne saurait être saisi autrement que comme
découlant du désir de chacun des acteurs de se réaliser pleinement
et, par le fait même, de leur propre rapprochement au Bien. De là
aussi la preuve que l'amitié humaine ne peut, si elle veut durer,
s'en tenir à un échange pur et simple d'affection; elle doit
également permettre un cheminement vers le Bien.
Finalement, Jean-Claude Fraisse résume très bien ce que nous
croyons devoir retenir du petit dialogue de Platon lorsqu'il écrit:
"Par sa découverte du proton phi Ion, par son recours constant à 1 'intériorité, le Lysis place le problème de la philia au coeur même du platonisme, et contribue à 1'analyse sans cesse reprise de 1 'adhésion de la conscience au bien gui est sa fin. La recherche d'un ami est à la fois le signe du mangue gue j 'éprouve à tout moment, et celui de mon affinité avec la vérité, puisgue le meilleur ami est le sage. A travers une affection gui est la manifestation de ma valeur et m'oriente vers une sagesse à laguelle je me confie, mon aspiration prend un sens métaphysigue, et sa satisfaction suppose beaucoup plus gue 1 'amitié humaine. "6
Nul ne saurait le nier, le Lysis de Platon ne possède pas la
renommée des oeuvres de maturité de l'auteur. Mais cela ne
Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique, Op.cit., page 146.
6
123
signifie pas pour autant que 1 'ouvrage soit sans mérite. Notre
analyse le démontra très bien, le petit dialogue, dans son désir
de comprendre le rapport privilégié à autrui qu'est l'amitié,
permit tout de même d'établir ou du moins de pressentir que quelque
chose de fondamental existe derrière notre recherche de l'ami,
quelque chose qui touche chaque être humain dans ce qu'il est
essentiellement. En fait, même s'il se termina sur une conclusion
négative, le Lysis laissa entendre qu'au-delà de 1'amitié humaine
et donc du domaine du relatif, se trouve une vérité dont l'homme
est éperdument amoureux, une vérité absolue à laquelle nous donnons
le nom de Bien.7
Voilà donc toute la grandeur de ce petit dialogue de Platon.
Parti comme nous le disions en effet d'une réflexion sur la philia
au sens stricte, le Lysis nous amena à considérer 1'essence même
du phénomène en question. Il nous transporta du domaine des biens
aimés relativement à celui du Bien aimé comme tel . En nous
permettant de découvrir 1 ' existence du proton philon, il nous donna
enfin la chance de réfléchir sur la véritable aspiration de l'être
humain, mais aussi de comprendre, et c'est ce que nous croyons être
porteur d'espoir, que l'homme peut toujours, si on le sensibilise
à ce Bien auquel il est apparenté, se tourner vers lui et souhaiter
enfin améliorer sa nature.
7. Mentionnons tout simplement que dans 1 ' écriture du Lysis, Platon se rendit probablement compte que cet amour passionné de l'homme pour le Bien dépassait le niveau de la simple philia. C'est peut-être la raison pour laquelle d'ailleurs il la remplaça dans les oeuvres postérieures telles que le Banquet et le Phèdre par érôs.
124
Bibiioqraphie
-Sources premières:
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Platon, Gorgias, in Oeuvres complètes, T.III, 2emepartie, 2emeédition, Traduction d'Alfred Croiset, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1935.
Platon, Lâchés, in Premiers dialogues. Traduction et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 1967.
Platon, La République, Traduction et notes par Robert Baccou, GF-Flammarion, Paris, 1966.
Platon, Les Lois, in Oeuvres complètes, T.II, Traduction et notes par Léon Robin et M.-J. Moreau, Bibliothèque de la Pléiade, Nrf, Gallimard, France, 1950.
Platon, Lysis, in Oeuvres complètes, T.II, 4eme édition. Traduction d'Alfred Croiset, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1965.
Platon, Lysis, in Premiers dialogues, Traduction et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 1967.
Platon, Phèdre, Traduction et notes Luc Brisson, GF- Flammarion, Paris, 1989.
Platon, Premier Alcibiade, in Premiers dialogues. Traduction et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 1967.
Platon, Théétète, in Oeuvres complètes, T.VIII, 2emepartie, 3fcmeédition, Traduction d'Auguste Diès, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1955.
125
-Sources secondaires citées:
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Bolotin David, Plato's Dialogue on Friendship, Cornell University Press, Ithaca and London, 1979.
Fraisse Jean-Claude, Philia, La notion d'amitié dans la philosophie antique. Bibliothèque d'histoire de la philosophie. Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1974.
Friedländer Paul, Plato, T.II, Traduction d'Hans Meyerhoff, Bollingen Series LIX, Pantheon Books, New York, 1964.
Goldschmidt Victor, Platonisme et pensée contemporaine. Editions Montaigne, Aubier, Paris, 1970.
Irwin Terence, Plato's Moral Theory, Clarendon Press, Oxford, 1971.
Robin Léon, La morale antique. Presses Universitaires de France, Paris, 1963.
Robin Léon, La théorie platonicienne de l'amour. Presses Universitaires de France, Coll. Bibliothèque de la Philosophie Contemporaine, Paris, 1964.
Théognis, Poèmes éléqiaques. Traduction de Jean Carrière, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1948.
126
-Ouvrages ou articles secondaires consultés et\ou mis en référence :
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Bashor Philip S., "Plato ans Aristotle on Friendship" in The Journal of Value Inquiry, Voi. 2, no. 4, hiver 1968, Martinus NijhoffXThe Hague, Place Netherlands, pp. 269- 280.
Brickhouse Thomas C. and Smith Nicholas D., "What makes Socrates a good man?" in Journal of the History of Philosophy, Voi. 28, no. 2, pp. 169-179.
Cacoullos Ann R., "The doctrine of Eros in Plato" in Diotima, Vol. 1, 1973, pp. 81-99.
Haden James, "Friendship in Plato's Lysis" in The Review of Metaphysics, Voi. 37, no. 2, 1983, pp. 327-356.
Hoerber Robert G., "Plato's Lysis" in Phronesis, Voi. 4, 1959, pp. 15-28.
Kahn Charles H., "Plato's Theory of Desire" in The Review of Metaphysics, Voi. XLI, no. 1, septembre 1987, pp. 77-103.
Marrou Henri-Irénée, Histoire de l'éducation dans 1'Antiquité, 66me édition. Seuil, Paris, 1965.
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Price A.W., Love and Friendship in Plato and Aristotle, Clarendon Press, Oxford, 1989
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Umphrey Stewart, "Eros and Thumos" in Interpretation, A Journal of Political Philosophy, Voi. 10, no. 2-3, Flusching, 1982, pp. 353-422.
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Vlastos Gregory, Platonic Studies, Princeton University Press, 1973.