133
ïir ¿Ο,ζ ILU WS ßH-tf VICKÏ BELLEHlEll LE LÏSIS 1 PLATON. ETUDE D'UNE INTERROGATION SI LE FONDEMENT DE L'AMITIE. Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de 11 Université Laval pour 1'obtention du grade de maître ès arts (M.A.) FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITE LAVAL FEVRIER 1995 @ Vicky Bellehumeur, 1995

Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

ïir¿Ο,ζILUWSßH-tf

VICKÏ BELLEHlEll

LE LÏSIS 1 PLATON. ETUDE D'UNE INTERROGATION SI LE FONDEMENT DE L'AMITIE.

Mémoire

présentéà la Faculté des études supérieures

de 11 Université Laval pour 1'obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITE LAVAL

FEVRIER 1995

@ Vicky Bellehumeur, 1995

Page 2: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Résumé

Cet essai se veut une étude approfondie du Lysis de Platon. Le but que nous nous

donnons à travers lui est de mettre en valeur 1'interrogation du philosophe par

rapport au fondement de la relation privilégiée à autrui que constitue l'amitié.

Une analyse serrée du texte nous permettra d'abord de nous familiariser avec les

conceptions régnant à l'époque du penseur à propos justement de ce rapport à

l'autre, de constater ensuite avec lui 1'insuffisance de celles-ci et,

finalement, de comprendre la nécessité d'innover pour faire avancer la recherche

sur 1'essence même de l'amitié. Des thèmes aussi importants que celui de la

privation, du désir, de la convenance existant entre l'amant et l'aimé ainsi que

celui de notre quête d'un prôton philon se trouveront alors développés. Ils

annonceront les traits essentiels d'oeuvres postérieures telles que le Banquet

et le Phèdre.

Etudiante Directeur de recherche

Page 3: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Avant-propos

Rencontrer autrui et établir un lien privilégié avec lui s'avère toujours

un moment précieux dans une vie d'homme et de femme. En effet, réussir à

s'approcher de l'autre, à le toucher dans ce qu'il est essentiellement et, dans

un même temps, à sentir qu'à travers sa personne nous atteignons un peu plus

nous-mêmes le bien que tous et toutes espèrent, est un instant unique dans

l'existence humaine. D'ailleurs, c'est probablement pour comprendre davantage

cet instant que je me suis penchée au cours de ce mémoire de maîtrise sur le

thème de l'amitié. Intriguée par le développement de nos rapports à autrui, je

souhaitais comprendre, il est vrai, ce que précisément nous recherchons lorsque

d'un contact pour le moins superficiel avec l'autre nous cheminons vers une

relation beaucoup plus profonde.

Bien entendu, l'étude effectuée ne fut pas toujours des plus faciles.

Je tiens donc à témoigner toute ma gratitude à ceux et celles qui en permirent

la réalisation. Parmi eux. Monsieur Thomas De Koninck, mon directeur de

recherche, que je remercie sincèrement pour m'avoir orientée dans ma quête en

me laissant cependant la liberté d'apprendre et de découvrir. Je lui suis très

reconnaissante pour sa confiance, sa disponibilité ainsi que son attitude à tout

moment humaine.

Merci également à ma famille; à Gérard et Rosanne, des parents

exceptionnels qui jamais n'ont cessé de croire en moi; à Annie et Nadia, des

petites soeurs qui supportèrent trop souvent mes moments d'impatience. Merci

spécial à grand-mère Jeannine pour le courage qu'elle m'enseigna en cours de

route.

Enfin, merci à Eric, mon ami de toujours, celui que j'aime et qui partagea

tout au long de ce travail mes craintes, mes instants de désespoir et aussi, il

ne faut pas les oublier, ceux de découverte et de grande joie. Merci d'avoir

bien voulu lire mes petits bouts de paragraphe et d'avoir participé à mes

interrogations. Tu as été mon plus grand soutien, celui grâce à qui aujourd'hui

j'avance ... je fais un pas de plus!

Page 4: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Table des matières

Résumé...................................................................IIAvant-propos............................................................ IIITable des matières....................................................... IV

Introduction générale..................................................... 1

Première partie: Examen des conceptions anciennes de l'amitié.............. 11

Chapitre I: Le savoir, à l'origine de la liberté et de l'amitié............ 12

Préambule.......................................................... 13

1.0) Le savoir, une condition de liberté..............................171.1) Savoir de l'enfant versus liberté accordée par

les parents.............................................. 181.2) Savoir de l'être humain versus liberté accordée

par 1 'ensemble des hommes................................. 19

2.0) Le savoir, une condition de l'amitié............................. 222.1) L'homme savant; un être aimé parce qu'utile et

bon..................................................... 222.2) Conception utilitaire de l'amitié.......................... 23

2.2.1) Critique d'Aristote............................... 232.2.2) Conception véritable de Platon......................25

2.2.2.1 ) Question de la vertu-science................252.2.2.2) L'homme bon; un être nécessairement

utile.....................................272.2.2.3) Socrate, un "ignorant" aimé................. 302.2.2.4) L'agir envers l'être aimé...................31

2.2.2.4.1) L'agir de Socrate envers Lysis...... 322.2.2.4.2) Raison ou but de cet agir........... 33

Chapitre II: L'ami: celui qui aime, celui qui est aimé ou celui qui aimeet est aimé?.................................................35

1.0) Qui est l'ami?.................................................. 371.1) L'ami: celui qui aime et est aimé?.........................38

1.1.1) Objection: existence d'une amitié sans réciprocité.. .391.2) L'ami: celui qui est aimé?................................. 39

1.2.1) Objection: haine possible entre l'aimé et 1'amant.... 401.3) L'ami: celui qui aime?..................................... 40

1.3.1) Objection: haine possible entre l'aimé et l'amant... .411.4) Conclusion: aucune réponse à la question "qui est l'ami?"... .41

1.4.1) Difficulté: des options non complètement considérées.411.4.2) Nécessité d'une disposition pour le bien............ 42

Page 5: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Chapitre III: Examen des causes attribuées à la naissance de l'amitié........45

1.0) La ressemblance............................................... 461.1) Les méchants.............................................48

1.1.1) De l'impossibilité de l'amitié..................... 481.1.2) Objection: amitié utilitaire....................... 49

1.2) Les bons.................................................501.2.1) De l'impossibilité de l'amitié..................... 511.2.2) Difficultés dans l'argumentation de Socrate......... 52

1.2.2.1 ) Un homme bon absolument?................... 521.2.2.2) Glissement de sens du terme "semblable".....53

2.0) L'amitié des contraires..........................................542.1 ) De 1 ' impossibilité de 1 'amitié.............................56

3.0) Conclusion de l'examen...........................................583.1) Insuffisance des théories envisagées....................... 583.2) Nécessité d'un juste milieu entre la ressemblance et la

contrariété.............................................. 58

Deuxième partie: Théorie socratique de l'amitié............................ 61

Chapitre I: Le bien, ultime objet de l'amitié..............................62

1.0) Le beau: ce qui nous est ami.................................... 631.1) Le beau sensible et le beau transcendantal................. 631.2) Le beau: une manifestation du bien......................... 65

2.0) L'ami du bien: un intermédiaire..................................662.1) L'intermédiaire, ami du bien ou de son pareil?............. 67

2.1.1) De l'impossibilité d'une amitié entreintermédiaires................................... 68

2.1.2) Conclusion et exemples............................. 682.1.2.1) Rôle important du mal dans notre désir

du bien...................................692.2) Première définition de l'ami suggérée par Socrate............ 72

2.2.1) Interrogations suscitées par cette premièredéfinition....................................... 73

3.0) Objet véritable de tout désir................................... 743.1) Nature intentionnelle du désir.............................75

3.1.1) Caractère de l'objet visé par l'amitié..............763.1.1.1) Difficulté résultant du caractère de

l'objet visé par 1 ' amitié...................773.1.2) Les multiples objets aimés versus un premier aimé....78

3.1.2.1) Les multiples objets aimés: des images duvéritable ami............................. 79

3.2) Le bien comme premier aimé................................. 823.2.1) Objection de Socrate: le bien aimé à cause du mal....823.2.2) Réponse à l'objection.............................. 84

3.2.2.1) Le bien absolu: indépendant du mal parnature................................... 85

Page 6: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

3.2.2.2) Indépendance de certains désirs relativement à la présence du mal 86

4.0) A l'origine de l'amitié: un désir pour ce qui nous convient.......904.1 ) Spécificité du désir...................................... 92

4.1.1) Le manque : moteur du désir......................... 924.1.2) Le convenable: objet du désir...................... 93

4.1.2.1) La convenance : explication de laréciprocité d'affection....................94

4.2) Nature du convenable.......................................974.2.1) Le semblable..................................... 98

4.2.1.1) Le relatif................................994.2.2) Le bon........................................... 99

5.0) Echec de la recherche sur l'essence de l'amitié..................1015.1) Conclusion négative du Lysis?............................. 103

Conclusion générale..................................................... 106

Bibliographie 124

Page 7: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Introduction générale

Page 8: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

2

Qu'il en soit conscient ou non, l'être humain développe au

long de son existence un nombre impressionnant de rapports avec

autrui. Du tout premier jour de sa vie à 1'instant fatidique de

sa mort, la quantité de fois qu'il entre en contact avec un

semblable pourrait même être qualifiée d'incalculable. En fait,

à tout moment ou presque il est appelé à vivre une relation avec

l'autre. Enfant, il relève déjà par exemple, et cela

continuellement, des hommes et des femmes qui 1'entourent. Le

contact qu'il a alors avec autrui en est un de grande dépendance.

A mesure qu'il prend de l'âge, cependant, les liens qu'il établit

librement le conduisent de plus en plus à entrer en relation avec

des êtres de son choix. Des rapports aussi privilégiés que ceux

de l'amitié voient à ce moment là le jour 1

Or, c'est à ce genre de rapport justement que nous porterons

attention ici. Sachant effectivement qu'il s'avère impensable que

chacune des rencontres effectuées par l'être humain au cours de sa

vie débouche sur une relation particulière, nous voulons comprendre

ce qui fait que nous passions précisément, en certains cas, d'une

relation superficielle à un rapport privilégié, c'est-à-dire, un

rapport à travers lequel l'autre et moi-même se rencontrons dans

ce que nous sommes essentiellement. Nous souhaitons connaître

quels facteurs se trouvent en cause pour que d'un simple contact

avec autrui, nous cheminions vers une profonde amitié ou même

parfois vers un puissant amour. En un mot, nous espérons saisir

quel est le fondement de la relation privilégiée et, notamment,

celui de l'amitié.

Il faut le reconnaître, maintenant, d'autres avant nous

s'interrogèrent sur le sujet. L'intérêt pour la question remonte

en effet aussi loin que 1'Antiquité. Dans les poèmes homériques,

par exemple, la notion de philia occupait déjà une place

importante. Elle se trouva également mise en valeur dans 1'oeuvre

du poète Hésiode. Puis, elle fut développée par Théognis, les

Page 9: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

3

pythagoriciens, les tragiques dont, notamment, Eschyle, Sophocle

et Euripide, les historiens tels qu'Hérodote et Thucydide,

Empédocle, les sophistes comme Protagoras, Gorgias, Hippias et

Antiphon, par des philosophes aussi illustres que Platon et

Aristote ainsi que par les stoïciens et les épicuriens.1

En réalité, c'est parce qu'ils évoluaient à une époque où

l'amitié jouait un rôle primordial que ces hommes se penchèrent

sur la question. Nous ne pouvons le nier, au cours de l'Antiquité,

l'importance majeure attribuée à la vie publique de la cité avait

en quelque sorte pour conséquence de pousser l'individu à établir

des contacts avec autrui. En ce temps où chacun devait plus

fortement encore se prononcer sur les affaires de l'Etat, faire

valoir son point de vue pour le bien des autres et celui de la

cité, les rencontres se trouvaient effectivement favorisées entre

gens du peuple. Bien entendu, dans cette arène publique, pour ne

pas dire politique, le pouvoir appartenait à ceux capables non

seulement d'influencer la population, mais aussi d'établir des

contacts judicieux, des relations payantes.2 D'où, nous sommes

à même de le comprendre, la portée de l'amitié politique.

Outre cette dernière amitié, cependant, celles nouées dans la

vie privée occupaient une place également très importante.

Evoluant dans un monde presqu'uniquement masculin ou, plus

exactement, dans une société où la femme possédait peu ou pas

d'influence, il n'était pas rare il est vrai de voir naître entre

les hommes des amitiés profondes et intenses. Certains auteurs

qui, dans leurs oeuvres, en firent part, furent souvent accusés

d'ailleurs de défendre ou encore de prôner l'homosexualité. Disons

1. Pour une connaissance plus approfondie de l'amitié gréco- romaine, se référer à l'ouvrage de Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique.Bibliothèque d'histoire de la philosophie, Vrin, Paris, 1974.

2. Phénomène, doit-on le souligner, encore valide aujourd'hui.

Page 10: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

4

tout simplement qu'une meilleure compréhension de 1'organisation

sociale de 1'époque aurait peut-être évité de tels jugements.3

Quoiqu'il en soit, ce n'est pas sur un sujet aussi délicat que

celui de l'homosexualité à l'époque de l'Antiquité que nous nous

proposons de travailler pour 1'instanti Ce que nous souhaitons

faire, plutôt, est de considérer en détail la pensée de l'un des

philosophes de ce temps qui, justement sensible au phénomène humain

que représente l'amitié, consacra un ouvrage entier à sa

compréhension. Platon, homme reconnu et respecté, tenta

effectivement de cerner dans le Lysis, une oeuvre de jeunesse,

l'essence même de ce rapport privilégié à autrui. C'est avec lui,

nous le disions, et surtout avec cette oeuvre spécifique que nous

voulons maintenant poursuivre notre étude.

Evidemment, certains ne manqueront pas de nous faire remarquer

tout de suite la non primauté du Lysis dans l'ensemble de l'oeuvre

de Platon. C'est à un ouvrage secondaire de l'auteur qu'on nous

reprochera peut-être même de vouloir porter attention. Ce qui ne

s'avère pas sans fondement d'ailleurs! Il faut en être conscient,

le Lysis ne possède pas la renommée du Banquet, du Phèdre ou encore

de toutes ces autres oeuvres marquées par la maturité du

philosophe. Il s'agit en outre d'un texte souvent mis de côté à

cause justement de la période où il fut écrit, c'est-à-dire, la

jeunesse de Platon. Pourtant, le contenu de cet ouvrage se révèle

un des plus riches et ce, non seulement parce qu'il renferme les

germes de réflexions ultérieures de son auteur, mais aussi et

surtout parce qu'il laisse voir la créativité de ce dernier par

rapport à ses prédécesseurs. Trop souvent sous-estimé, ce dialogue

3. Pour comprendre davantage cette question ambiguë de l'homosexualité à l'époque de l'Antiquité, se référer à l'ouvrage d'Henri-Irénée Marrou, Histoire de l'éducation dans 1'Antiquité, 6em- édition. Seuil, Paris, 1965; en particulier au chapitre III "De la pédérastie comme éducation".

Page 11: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

5

de Platon mérite en fait, et c'est ce que nous croyons, une lecture

méticuleuse et approfondie, une analyse permettant à tous et chacun

de s'apercevoir de la qualité du texte et de la pensée d'un homme

qui, malgré sa jeunesse, su poser les bonnes questions et, par le

fait même, susciter une réflexion sérieuse et empreinte de sagesse

en ce qui a trait à l'amitié.

Parcourir, analyser, pénétrer le Lysis de Platon pour enfin

en ressortir avec la conviction d'avoir bien saisi la pensée de

1'auteur concernant 1'essence de ce rapport privilégié à autrui

que constitue l'amitié et surtout d'avoir permis à d'autres de

s'apercevoir de 1'intérêt de cet ouvrage, voilà donc ce que nous

nous donnons comme objectif.

Naturellement, nous ne croyons pas qu'un exercice de la sorte

soit sans difficulté. Analyser une oeuvre de Platon, tenter d'en

extraire les points les plus importants, c'est déjà trahir en

réalité l'élan et la beauté présents dans 1'ouvrage même de

l'auteur. Sauf que nous devons en être conscients et 1'accepter,

aucune interprétation ou encore analyse ne saurait de toute façon

rendre compte aussi parfaitement du travail d'un auteur et de sa

pensée que l'oeuvre même de celui-ci.

Ce qui complique davantage la tâche maintenant lorsque nous

désirons interpréter un texte de Platon, c'est le fait que le

philosophe utilise constamment le personnage de Socrate à travers

ses oeuvres. Toujours campé ou presque dernière cet homme coloré,

Platon laisse difficilement voir, il est vrai, sa véritable pensée.

En réalité, nul n'arrive à dire exactement s'il exprime bien par

1'intermédiaire du vieil homme sa propre façon de voir les choses

ou, tout simplement encore, s'il partage la même que celui-ci.

Nous pouvons bien croire qu'avec toute 1'admiration qu'il lui

vouait il pensait effectivement comme Socrate, mais jamais nous

sommes et nous serons en mesure de 1'affirmer catégoriquement 1

Page 12: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

6

Nous ne devons pas oublier aussi que chaque oeuvre possède ses

propres difficultés. Le Lysis, lui, se révèle un éveil au

phénomène de l'amitié. Le vocabulaire utilisé au sein de ce

dernier pour parler des différents aspects de cette relation à

l'autre est par le fait même quelque fois ambiguë. Ce qu'il faut

savoir, c'est qu'en grec quatre mots reviennent constamment lorsque

nous parlons des formes d'amour. Il s'agit de: storgê pour

désigner 1'affection, érôs pour indiquer l'amour et, plus

précisément, l'amour passion, philia qui renvoie à l'amitié puis

agapan qui, lui, signifie aimer, estimer. Or, dans le Lysis, la

différenciation que mérite ces quatre termes n'est tout simplement

pas faite. Philein et philia largement employés dans 1 'ouvrage et

indiquant presque toujours dans son sens le plus large le fait

d'aimer occupent en réalité la majeure partie de l'oeuvre. Ils

recoupent bien souvent du même coup les autres formes d'amour

identifiées précédemment et rendent 1'interprétation quelque fois

plus difficile. Mais nous l'avons mentionné, le Lysis s'avère une

première tentative de la part de Platon en ce qui a trait à la

compréhension de l'amitié. Il est donc normal qu'il témoigne d'un

certain tâtonnement dans la définition de ces termes. Dans les

oeuvres postérieures telles que le Banquet et le Phèdre, le

vocabulaire relatif aux multiples formes d'amour se précisera

davantage.

Ce qui importe, toutefois, c'est qu* au-delà de ces

difficultés, le Lysis de Platon soit une recherche authentique sur

le fondement du rapport privilégié à autrui qu'est l'amitié. En

effet, il ne s'agit pas d'une oeuvre à travers laquelle le

philosophe impose une façon de penser ou encore s'assoit sur des

théories déjà toutes faites, mais bien d'un ouvrage où il

interroge, examine, analyse et, avec l'aide de Socrate, donne à ses

lecteurs des pistes de réflexion. D'ailleurs, ce qu'il souhaite

le plus, c'est qu'à travers les questions simples mais essentielles

qu'il pose dans le Lysis, chacun en arrive également à réfléchir

Page 13: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

7

par lui-même. Il veut qu'auprès des différents intervenants réunis

autour de Socrate pour saisir l'essence de l'amitié, le lecteur

trouve lui aussi sa place, qu'il soit confronté aux mêmes

interrogations, qu'il tente d'y répondre et surtout que sa

curiosité soit piquée de façon à ce qu'il poursuive ensuite lui-

même 1'enquête.

Bien entendu, Platon ne lance personne dans ce genre de

recherche sans préparation. Lentement, avec le talent littéraire

que nous lui connaissons, il installe son lecteur dans un lieu,

une ambiance, un groupe où la discussion se trouve favorisée et

surtout où il peut se sentir lui-même, nous venons de le

mentionner, intervenant. Il fait tout, autrement dit, pour qu'il

participe à son examen!

Au cours de notre exposé, nous constaterons nous-mêmes avec

quelle force Platon arrive à captiver son lecteur. En suivant pas

à pas le Lysis, en restant même collés au texte pour ne rien

manquer de sa richesse, nous tomberons nous aussi en fait sous le

charme de l'oeuvre. Cela nous permettra en outre de passer d'une

simple analyse à une participation à la discussion menée par

Socrate sur l'amitié.

De façon plus précise, notre étude comportera deux parties

principales. La première, "Examen des conceptions anciennes de

l'amitié”, correspondra en réalité à un retour entrepris par

Socrate au sein même du Lysis sur toutes ces théories antérieures

à propos du rapport privilégié à autrui que constitue l'amitié.

Elle comportera trois chapitres. Le premier, intitulé "Le savoir,

à l'origine de la liberté et de l'amitié”, nous permettra, d'une

part, de se familiariser avec la conception utilitaire de l'amitié

qui régnait à l'époque et, d'une autre, de saisir déjà ce que

Platon entendait, lui, par véritablement utile au niveau de la

relation amicale. Une attention particulière sera portée à ce

Page 14: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

8

moment même à la notion de sophia. Nous verrons plus

spécifiquement alors 1'importance du savoir au niveau de

11 acquisition de la vertu.

Le deuxième chapitre,"L'ami : celui qui aime, celui qui est

aimé ou celui qui aime et est aimé?" visera, quant à lui, à

déterminer justement qui est l'ami. Les questions posées par

Socrate y seront claires : l'ami est-il celui qui aime, celui qui

est aimé ou encore celui qui à la fois aime et est aimé? Le thème

de la réciprocité d'affection au niveau de l'amitié s'avérera un

point important de cette section.

"Examen des causes attribuées à la naissance de 1'amitié" se

révélera, pour sa part, le troisième chapitre de cette première

partie. Il consistera, ainsi que le mentionne bien son titre, en

une analyse des principes généraux considérés comme à la base de

la relation amicale. Des théories explicatives telles que celles

de la ressemblance et de la contrariété s'y verront largement

étudiées par Socrate et, du même coup, bien entendu, par Platon.

Le tout se terminera lorsque le vieil homme constatera

1'insuffisance des thèses envisagées et la nécessité de développer

une nouvelle façon de considérer et d'expliquer l'amitié.

De là, d'ailleurs, 1'émergence de la seconde partie de notre

étude, intitulée : "Théorie socratique de l'amitié". Marquée par

un seul chapitre, "Le bien, ultime objet de l'amitié", cette partie

d'une importance majeure viendra en fait reprendre à la fois

certains éléments du passé à propos de la conception de 1'amitié

et instaurer des composantes entièrement nouvelles. C'est là en

outre que nous verrons pourquoi Platon, toujours et encore par

1'intermédiaire de Socrate, prit d'abord le temps de repasser en

revue les multiples opinions déjà existantes à propos justement de

l'amitié. Connaissant la valeur de chacune d'elles, nous nous

apercevrons en effet qu'il ne pouvait les passer sous silence.

Page 15: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

9

Nous constaterons aussi qu'en tant qu'amoureux de la sagesse, il

n ' était pas à même de supporter que les hommes croient qu'il

s'agissait des seules explications possibles quant à 1'essence de

ce rapport privilégié à autrui. En fait, nous prendrons alors

conscience que ce n'est ni un rejet ni une acceptation totale des

différents points de vue populaires à propos de 1'amitié que le

philosophe effectua dans cette partie du Lysis, mais bien un choix

judicieux de ce qui, dans ces thèses du passé, se révèle le plus

juste et le plus vrai. Nous découvrirons également dans cet effort

de Platon pour comprendre 1'essence même de ce phénomène humain

qu'est 1'amitié des éléments tout à fait nouveaux, des façons de

voir dépassant en originalité celles de ses prédécesseurs.

Pour dire vrai, ce dernier chapitre permettra au lecteur de

se familiariser avec des thèmes qui, dans les oeuvres postérieures

telles que le Banquet et le Phèdre, se trouveront davantage

exploités et surtout précisés. Des notions comme celle du manque,

du désir, de la recherche du beau et du bien prendront

effectivement forme dans le Lysis de Platon. Elles apparaîtront

en fait avec des questions telles que ; qu'est-ce qui d'abord nous

incite à aimer et qu'est-ce qu'on aime quand on aime vraiment?

Autrement dit, elles émergeront de la recherche de la cause et de

la fin de l'amitié. Le thème du proton philon s'avérera d'ailleurs

un point majeur dans ce dernier chapitre de notre étude.

Bien entendu, au cours de notre analyse, nous ne pourrons pas

ne pas tenir compte du travail imposant réalisé par Platon après

le Lysis. Nous l'avons souligné à quelques reprises, le Banquet

et le Phèdre se révèlent des oeuvres où le philosophe donna encore

plus de profondeur à sa philosophie de l'amour. S'y référer en

certaines occasions ne peut, par le fait même, qu'enrichir notre

étude et surtout faire valoir le rôle précurseur du Lysis quant à

cette philosophie.

Page 16: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

10

Pour terminer, espérons simplement que notre étude rende

possible une meilleure compréhension de la relation privilégiée à

autrui que constitue l'amitié et surtout qu'elle ouvre la voie à

une réflexion encore plus profonde à savoir, celle concernant notre

recherche incessante du Bien lui-même.

Page 17: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Première partie

Examen des conceptions anciennes de l'amitié

Page 18: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Chapitre I

Le savoir, à l'origine de la liberté et de l'aiitié

Page 19: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

13

Préambule:

Le Lysis de Platon, pour nous permettre d'en apprécier le

développement, débute d'abord lorsque Socrate, personnage central

de tous les dialogues du philosophe, entame le récit d'une

rencontre et d'un entretien auquel il participa jadis avec une

poignée de jeunes Athéniens. L'histoire commence, comme nous

sommes à même de nous en apercevoir en parcourant les premières

lignes de 1'ouvrage, lorsque se dirigeant vers le Lycée, Socrate

croise Hippothalès et Ctésippe en compagnie de quelques autres

jeunes gens. Interpellé par le premier et invité à se joindre au

groupe, il hésite tout de même à abandonner son chemin. "La chose

en vaut pourtant la peine (203b)"1 lui assurera à ce moment

Hippothalès. Piqué dans sa curiosité, le vieil homme demandera au

moins à connaître le lieu vers lequel on souhaite le conduire ainsi

que ceux qui le fréquentent. Le jeune homme lui indiquera

immédiatement alors 1'emplacement d'une nouvelle palestre et lui

expliquera qu'il s'agit de 1'endroit où ses compagnons, lui-même

ainsi que de nombreux beaux jeunes gens emploient leur temps à

s'entretenir. Tous espèrent d'ailleurs, ajoutera-t-il, voir

Socrate participer aux discussions.

L'offre est alléchante 1 Cela pourrait bien être 1'occasion

pour Socrate, en effet, d'interroger cette jeunesse qui le réclame

et, par surcroît, de rencontrer de beaux enfants. Avant de se

plier à la demande, toutefois, le vieil homme désirera savoir en

quels termes on veut qu'il se présente en ce nouveau lieu ainsi

que le nom de 1'enfant qui y est considéré comme le plus beau. A

la première question, Hippothalès ne donnera aucune réponse ; il

restera silencieux quant à la raison pour laquelle on souhaite la

compagnie de Socrate. Puis, il s'abstiendra de nommer précisément

1'enfant le plus beau de 1'endroit, prétextant que "Les préférences

Platon, Lysis, in Oeuvres complètes, T.II, 4*m“ édition. Traduction Alfred Croiset, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1965, page 130.

1

Page 20: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

14

sont diverses ... (204b)"2 Pour lui, nul ne saurait juger

absolument de la beauté puisque celle-ci dépend en fait de

11 opinion. Si nous voulions le dire autrement, comme Protagoras,

Hippothalès semble croire que "... l'homme est la mesure de toutes

choses ... telles tour à tour m1 apparaissent les choses, telles

elles me sont; telles elles t1 apparaissent, telles elles te sont

... (152a)"3 4

Mais voilà, lorsque Socrate insiste pour connaître qui, selon

lui, est le plus bel enfant, Hippothalès se trouve embarrassé et

rougit. Socrate devine alors rapidement l'amour qu'éprouve le

jeune homme pour l'un des garçons de 1'endroit. En fait, il semble

bien qu'au fond de lui-même, Hippothalès croit sincèrement

connaître celui dont la beauté est reconnue inconditionnellement.

Désarçonné par la question de Socrate et, plus encore, par le fait

que celui-ci affirme posséder un don des dieux le rendant capable

d'identifier rapidement un amoureux ou un aimé, il ne réussira

cependant pas à nommer celui vers qui se porte son amour.

Agacé par la soudaine modestie de son compagnon, Ctésippe,

lui, dévoilera à Socrate toute 1'attitude amoureuse d'Hippothalès:

" ... il nous étourdit du nom de Lysis et nous en avons les

oreilles rebattues ... mais le pis, c'est quand il chante ses

amours d'une voix redoutable à laquelle nous ne pouvons échapper

(204c-d)."A Sourd aux reproches adressés au jeune soupirant,

Socrate, pour sa part, se contentera de s'informer sur le jeune

Lysis en question. Outre le fait que celui-ci provienne d'une

famille célèbre, il apprendra que l'enfant se démarque notamment

2. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 131.

3. Platon, Théétète, in Oeuvres complètes, T.VIII, 2em'1 partie, 3eme édition. Traduction Auguste Diès, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1955, page 170-1.

4. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 131.

Page 21: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

15

des autres par sa grande beauté. " ... sa figure suffit à elle

seule à le faire reconnaître"5, soulignera Ctésippe à ce sujet.

Ensuite, il demandera à Hippothalès de célébrer cet amour devant

lui et ce, afin qu'il puisse juger si oui ou non il sait comment

11 amoureux doit parler à son aimé ou encore comment il doit le

faire à d'autres. Pour le rassurer, probablement, il lui

expliquera que sa curiosité ne concerne nullement ses vers ou ses

chansons, mais bien sa pensée elle-même. En d'autres mots, il

souhaitera savoir quel comportement adopte Hippothalès à l'égard

de son aimé. Sarcastiquement, ce dernier lui répondra que Ctésippe

saura sûrement 1'informer à ce sujet, lui qui affirme avoir tant

entendu parlé du beau Lysis. Ce que Ctésippe ne manquera pas de

faire d'ailleurs. Il renseignera en effet Socrate sur 1 ' incapacité

d'Hippothalès de parler de celui qu'il aime de façon personnelle

et sur les éloges superficielles qu'il compose concernant les

ancêtres de Lysis.

Mais le vieil homme ne réprimandera pas Hippothalès1 II

tentera plutôt de lui faire découvrir quelle maladresse il

manifeste dans sa cour de l'aimé. Dans un premier temps, il

1'amènera à prendre conscience que les éloges qu'il compose pour

Lysis ne visent que lui-même. En effet, plus celles-ci seront

grandes, plus Hippothalès en tirera crédit si, comme il le souhaite

bien entendu, il parvient à conquérir le beau Lysis. D'un autre

côté, avisera par contre Socrate, " ... s'il t ' échappe, plus tu

auras fait l'éloge de ton bien-aimé, plus les belles jouissances

dont tu seras privé paraîtront grandes, et toi, ridicule"6 D'où

est-il préférable de ne pas célébrer l'aimé avant de l'avoir fait

sien 1 Le vieux sage complétera également en disant que combler

l'être aimé de louanges ne peut que remplir celui-ci d'une trop

5. Platon, Lysis, in Premiers dialogues. Traduction et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 1967, page 316.

6. Ibid., page 317.

Page 22: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

16

grande fierté, d'un orgueil démesuré, et rendre, du même coup, sa

capture beaucoup plus ardue. Il ne s'agit sûrement pas en réalité

d'une façon intelligente d'en faire la poursuite.

Ainsi mis à nu, Hippothalès ne pourra que révéler le motif

personnel qui l'incita à inviter Socrate: " ... c'est pour cela

même que je m'adresse à toi, Socrate, et que je te demande conseil :

indique-moi ... ce qu'il faut dire et faire pour gagner la faveur

de celui qu'on aime (206c)."7 8 Evidemment, Socrate ne refusera pas

son aide. Il expliquera cependant que seule une rencontre et une

conversation avec Lysis lui-même saurait peut-être lui permettre

d'enseigner à Hippothalès le langage qu'il doit tenir avec son

bien-aimé. En accord avec une telle façon d'agir, ce dernier

proposera au vieil homme d'entrer dans la nouvelle palestre en

compagnie de Ctésippe et d'engager la conversation. Lysis qui aime

les discussions s'approchera alors probablement de lui-même.

Sinon, Ctésippe qui est en relation avec lui par le biais de son

cousin Ménexène, l'ami intime de Lysis, pourra 1'interpeller et

1'inviter à se joindre au groupe.

Cela dit, Socrate fait son entrée dans la palestre au bras de

Ctésippe. Parmi les enfants et les adolescents assemblés pour la

fête d'Hermès, il aperçoit aussitôt Lysis " ... couronne en tête,

attirant les regards par un air qui ne justifiait pas seulement sa

réputation de beauté, mais qui faisait voir aussi la noblesse de

sa nature (207a ) . "a Autrement dit, 1'enfant n'était pas uniquement

beau, mais bien beau et bon (kalos te kagathos, 207a). Se retirant

dans un coin tranquille de 1'endroit, lui et Ctésippe entament

alors la discussion. Lysis, avide de discours, mourra d'envie de

s'approcher d'eux, mais ne le fera que lorsque que son ami Ménexène

ira les rejoindre. D'autres viendront s'ajouter par la suite au

7. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op. cit♦, page 133.

8. Ibid., page 134.

Page 23: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

17

petit groupe dont, notanunent, Hippothalès. Ce dernier demeurera

toutefois un peu en retrait de façon à ce que Lysis ne puisse

1'apercevoir.

Or, ce n'est pas à Lysis que Socrate s'adressera

immédiatement, mais bien à Ménexène, l'ami de celui-ci. Sa

première question, portant sur l'âge des deux jeunes garçons, nous

permettra de constater en outre que même entre deux proches amis,

il existe toujours un certain esprit de rivalité. Ni Ménexène ni

Lysis ne semble en effet vouloir concéder à l'autre la supériorité

et ce, qu'il s'agisse, par exemple, de l'âge ou encore de la

noblesse de naissance. Cette compétition constitue cependant bien

plus une source de plaisir pour les deux enfants qu'un obstacle à

leur amitié. Ceux-ci s'accordent d'ailleurs pour dire qu'en ce qui

concerne ce qui peut être partagé, notamment, la richesse, aucune

inégalité existe entre eux.

Mais à peine Socrate venait-il de commencer la discussion et

souhaitait-il la poursuivre que Ménexène fut interpellé et dû se

retirer. On attendait probablement de lui qu'il accomplisse un

rite religieux. Après son départ, la conversation devait néanmoins

reprendre, mais cette fois-ci avec le jeune Lysis.

1.0) Le savoir, une condition de liberté.

Lorsque Socrate questionna d'abord 1'enfant sur l'amour que

lui portaient ses parents, celui-ci n'hésita pas à répondre que

son père et sa mère 1 ' aimaient sans doute beaucoup et que, par

conséquent, ils désiraient le voir le plus heureux possible. Il

avoua immédiatement aussi que personne peut connaître le bonheur

en tant qu'esclave, c'est-à-dire, lorsqu'il se trouve dans

1'incapacité d'agir à sa guise. Or, le vieil homme lui-même

conclura à partir de là que les parents du bel enfant le laissent

sûrement faire ce que bon lui semble, eux qui espèrent justement

Page 24: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

18

pour lui le plus grand des bonheurs. Lysis l'en persuadera

toutefois du contraire en lui faisant part d'un tas de choses que

ses parents lui interdisent chaque jour. Surpris, Socrate se

demandera comment une telle attitude peut exister chez des hommes

et des femmes qui souhaitent le bonheur de leur enfant. Avec son

jeune interlocuteur, il tentera de clarifier la situation.

1.1) Savoir de l'enfant versus liberté accordée par les parents.

De leur entretien, nous apprendrons que Lysis possède bien peu

de liberté en effet. Outre le fait que son père lui interdise de

conduire ses chars ou ses attelages de mulets et que sa mère le

réprimande lorsqu'il ose manier ses instruments de travail, on lui

impose également plusieurs maîtres qui 1'empêchent de gouverner

quoi que ce soit y compris sa propre personne. Cependant, aucune

révolte n'habite le coeur du jeune enfant lorsque Socrate lui

permet de découvrir dans quel état d'assujettissement il se trouve.

Plein de respect envers ses parents, Lysis expliquera au vieil

homme que s'ils agissent de la sorte, c'est tout simplement à cause

de son jeune âge. Insatisfait de cette réponse, Socrate lui fera

remarquer qu'il existe certains domaines où ses parents s'en

remettent pleinement à lui et dans lesquels il agit en toute

liberté. Ainsi, lorsque ceux-ci souhaitent faire lire ou écrire

quelque chose, non seulement ils s'adressent à Lysis, mais encore

ils lui accordent toute leur confiance. Il en va de même lorsque

l'enfant dispose de sa lyre. Pour expliquer 1'attitude de ses

parents qui, dans certains cas lui permettent d'agir en toute

liberté et, en d'autres temps, lui imposent leur autorité, Lysis

répondra : "Cela tient sans doute à ce que je sais ces choses et non

les autres (209c)."9

9. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 137.

Page 25: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

19

Voilà ce que Socrate souhaitait entendre 1 Par des questions

et des exemples habilement choisis, il a permis à Lysis de

découvrir par lui-même la raison pour laquelle ses parents, qui

11 aiment et souhaitent son bonheur, restreignent sa liberté. Il

sait bien maintenant que son jeune âge ne justifie pas entièrement

la conduite qu'adoptent ceux-ci à son égard. Son manque de

connaissance explique davantage qu'on lui refuse d'agir à sa guise.

Socrate lui fera d'ailleurs remarquer que le jour où son père le

considérera plus sage et plus habile que lui-même, il lui confiera

non seulement 1'entièreté de ses biens, mais aussi sa propre

personne. Autrement dit, dès que Démocratès, père de Lysis,

reconnaîtra en son fils un individu savant, apte à procurer à sa

famille de grands biens, il lui accordera pleine confiance ou

encore pleine liberté. Ce qui signifie entre autres que l'amour

parental seul ne parvient pas à rendre compte de cette liberté

grandissante de Lysis. Il demande à être accompagné de la

conviction que 1'enfant possède une certaine expérience, un savoir

lui permettant d'agir efficacement et justement.

1.2) Savoir de l'être humain versus liberté accordée par 1'ensemble des hommes.

Evidemment, si pour Lysis le bonheur signifie en outre faire

ce que bon lui semble et que cette liberté d'action repose sur la

confiance que lui témoignent ses parents, seule alors 1'acquisition

d'une plus grande sagesse le rendra véritablement heureux. En

effet, là et là seulement on le laissera agir à sa guise puisqu'il

détiendra la connaissance nécessaire pour prendre des décisions

avisées ou encore poser des gestes réfléchis. Maintenant, lui fera

remarquer Socrate, le bonheur ne s'arrête pas à la seule liberté

que lui donnent progressivement ses parents au sein même de la

famille. Lysis peut effectivement acquérir aussi la confiance des

autres hommes. "Et ton voisin, ne se conduira-t-il pas à ton égard

par la même règle que ton père? ... Et les Athéniens: ne penses-tu

Page 26: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

20

pas qu'ils te confieront leurs affaires quand ils jugeront ta

capacité suffisante? (209c-d)"10, demandera Socrate à l'enfant.

Bien entendu, en présentant ainsi à son jeune interlocuteur

les différents horizons de liberté s'offrant à celui qui acquière

un certain savoir, Socrate ne pourra qu'éveiller en lui les plus

grandes ambitions . Même le grand Roi accordera sa confiance à

Lysis et Socrate pour tout domaine où ils sembleront en connaître

plus que lui ou encore que ses proches. Ironiquement, Socrate ira

même jusqu'à dire que dans le cas où le Roi reconnaîtrait, par

exemple, leur maîtrise de l'art culinaire, non seulement il leur

donnerait pleine liberté en cette chose, mais encore il les

laisserait faire s'ils leur venaient à l'idée de saler les mets

outre mesure. Ce qui, à première vue, peut nous sembler farfelu.

Néanmoins, 1'exemple cache une importante vérité. Comme le

souligne David Bolotin dans son ouvrage Plato's Dialogue on

Friendship, " ... there is no guarantee that a man wise in some

art will use his knowledge for the good of others. "11 Socrate

laisse donc sous-entendre qu'il n'est pas impossible qu'une fois

son savoir reconnu en un domaine particulier. Lysis choisisse

d'abuser de la confiance des hommes et d'utiliser sa science avec

un dessein autre que celui de faire le bien. Il nous faut le

reconnaître, la possession d'une science et son application en vue

du bien ne vont pas nécessairement toujours de pair. " ... celui

qui est habile à se préserver d'une maladie, n'est-il pas aussi le

plus habile à la donner en secret?"12

10. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit♦, page 137.

11. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Cornell University Press, Ithaca and London, 1979, page 94.

12. Platon, La République, Traduction et notes par Robert Baccou, GF-Flammarion, Paris, 1966, page 82.

Page 27: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

21

Il reste maintenant que, malgré le risque de rencontrer un

imposteur, la majorité des êtres humains, limité par un manque de

connaissance, se tourne presqu1 instantanément vers ceux ou celles

qui détiennent un savoir pouvant leur venir en aide. L'individu

possédant certaines compétences mérite alors assez facilement la

confiance des autres dans le domaine où il excelle. Son savoir lui

permet d'agir comme il lui plaît en sa spécialité sans qu'on

remette en question son comportement. D'ailleurs, c'est la raison

pour laquelle Socrate encouragera lui-même Lysis à acquérir une

plus grande sagesse 1 Plus les autres reconnaîtront en lui un

savant homme, plus ils se fieront à lui pour diriger leurs affaires

et, par conséquent, plus Lysis bénéficiera de liberté.

L'enseignement de vieil homme ne peut être plus clair:

" ... chaque fois que nous sommes en possession d'une science, tous s'en remettent à nous pour ce qui la concerne, ... et nous agissons dans ce domaine comme il nous plaît, sans que personne ait 1 'idée de nous contrecarrer : là nous sommes libres nous-mêmes, et les autres nous obéissent; c'est vraiment notre propriété, car nous en récolterons les fruits (210b)."13

Ce qui nous amène à conclure que la science, pour autant qu'on

la possède, constitue une condition de la liberté. Elle permet en

effet à 1'individu qui la détient de se mériter non seulement cette

confiance absolue d'autrui nécessaire pour agir et diriger sans

restriction, mais aussi de jouir des choses à l'égard desquelles

il devient savant. Sur ce dernier point, Socrate semble suggérer

que ce à propos de quoi nous acquérons une certaine connaissance

devient en quelque sorte notre propriété parce que nous savons

comment bien 1'utiliser et, par conséquent, en tirer profit.

L'ignorance, quant à elle, ne peut que réduire 1'individu à

1'esclavage. Celui qui ne sait pas, en effet, doit constamment se

fier à plus sage que lui. Pire encore, il mérite la confiance

13. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 138

Page 28: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

22

d'aucun homme et se voit à tout moment empêché de faire ce que bon

lui semble. Il ne possède1* et ne profite de rien parce que le

savoir lui manque.

2.0) Le savoir, une condition de l'amitié.

Une fois Lysis sensibilisé à cet état de chose, Socrate

ajoutera un élément nouveau au discours. Il éveillera l'enfant au

fait que la possession d'une science, en plus de constituer une

condition de la liberté, permet à l'amitié (philia) de se

développer.

2.1) L'homme savant; un être aimé parce qu'utile et bon.

Pour en arriver là, il interrogera d'abord son jeune auditeur

sur la possibilité d'être aimé lorsqu'on se trouve dépourvu de

toute qualité profitable aux autres. L'enfant conviendra

rapidement qu'il est impossible de s'attirer 1'affection d'autrui

dans un tel cas. Il accordera à Socrate que " ... personne ne peut

aimer qui que ce soit en tant qu'inutile ( 210c ) . "14 15 Quiconque

espère bénéficier de l'amour de ses semblables se doit, par le fait

même, de démontrer de quelle façon il peut leur être profitable.

Or, comme tentera justement de faire comprendre le vieux sage,

comment l'être, sinon en acquérant une plus grande sagesse? En

effet, précisera Socrate : "Si ... tu deviens savant, mon enfant,

tous les hommes seront pour toi des amis et des parents : car tu

deviendras utile et bon ( 210c)."16

14. Comprenons encore une fois ici que le verbe "posséder" ne renvoie pas à la possession légale d'un bien quelconque, mais plutôt à la capacité de jouir ou d'utiliser, grâce au savoir, des choses dont nous ne sommes pas nécessairement les propriétaires.

15. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 139.

16. Ibid., page 139.

Page 29: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

23

En fait, ce que le vieil homme nous apprend, c'est que celui

qui entre en possession d'une science et qui, par le fait même,

devient apte à faire profiter autrui de ses connaissances, mérite

non seulement la confiance de 1'ensemble des hommes, mais aussi ce

que tout être humain recherche profondément à savoir, la

reconnaissance, le respect et l'amitié de ses semblables. Il nous

permet de prendre conscience, si nous voulons le dire autrement,

que 1'affection témoignée constitue en quelque sorte la récompense

de celui qui par son savoir se montre profitable et bon pour les

autres. En un mot, il nous laisse entendre que la science ou, plus

exactement sa possession, est en quelque sorte une condition de

1'amitiéÍ

2.2) Conception utilitaire de l'amitié.

Une telle conception ne constitue-t-elle pas cependant une

simple réduction de 1'amitié à la notion d'utilité? En affirmant

que " ... personne ne peut aimer qui que ce soit en tant qu'inutile

(210c)"17 et en encourageant l'être humain à acquérir une plus

grande sagesse dans le but justement de se faire profitable pour

autrui et de se mériter par la suite leur amour, Platon, par

1'intermédiaire de Socrate, ne risque-t-il pas en effet de

restreindre l'amitié uniquement à ce qui peut servir?

Conséquemment, n'alimente-t-il pas le danger de considérer l'être

humain comme un moyen plutôt qu'une fin? Pire encore, n'incite-t-

il pas 1'individu à mettre de côté celui ou celle qui ne démontre

aucun signe d'utilité apparente?

2.2.1) Critique d'Aristote.

Dans son Ethique à Nicomaque, Aristote considéra sérieusement

cette réalité humaine, ce "sentiment naturel (L.VIII, 1,

17. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 139.

Page 30: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

24

1155al5)"18 que représente l'amitié. Au cours de son étude, il

expliqua que trois objets sont principalement responsables de la

naissance de celle-ci : le bien, 1'agréable et l'utile. Ces objets

aimables possédant tous un caractère propre, il conclua qu'à chacun

d'eux devait correspondre une amitié particulière; à 1'attachement

ayant pour objet le bien, une amitié fondée sur la vertu; à celui

reposant sur 1'agréable, une amitié fondée sur le plaisir; et

finalement, à 1'attachement basé sur l'utile, une amitié forcément

fondée sur 1'utilité.

De ces trois espèces d'amitiés, il mentionna cependant que

seule celle fondée sur la vertu pouvait être considérée comme une

parfaite amitié. Au sujet de ceux dont 1'attachement repose sur

le bien, il affirma : " ... ces amis-là se souhaitent pareillement

du bien les uns aux autres en tant qu'ils sont bons, et ils sont

bons par eux-mêmes (L.VIII, 4, 1156b5)."19 Autrement dit, leur

amitié tient justement par ce qu'ils sont en réalité, à savoir des

êtres essentiellement bons. Dans ce type de relation, la personne

aimé l'est non pas uniquement pour les avantages qu'elle procure

à l'autre, mais d'abord et avant tout pour ce qu'elle est

véritablement. Ce trait spécifique constitue d'ailleurs un

important critère permettant de distinguer la parfaite amitié,

fondée sur la vertu, des amitiés de formes inférieures, fondées sur

le plaisir ou encore sur 1'utilité. Aristote soulignera en effet

que : " ... ceux dont 1'amitié est fondée sur 1'utilité aiment pour

leur propre bien, et ceux qui aiment en raison du plaisir, pour

leur propre agrément, et non pas dans l'un et l'autre cas en tant

ce qu'est en elle-même la personne aimée, mais en tant qu'elle est

18. Aristote, Ethique à Nicomaque, Traduction avec introduction, notes et index de J. Tricot, Librairie Philosophique J.Vrin, Coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, Paris, 1987,page 382.

19. Ibid., page 390

Page 31: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

25

utile ou agréable (L.Vili, 3, 1156al4 ) . "20 II ne s'agit donc pas

d'amitiés au sens propre, mais bien d'amitiés fortuites qui

s1 éteindront dès que l'un des deux amis cessera de procurer à

l'autre ce uniquement pour quoi il était aimé.

Or, Platon aurait-il négligé cet aspect important de la chose?

En enseignant par la voix de Socrate que 1'amitié surgit au moment

où 1'individu parvient à démontrer à ses semblables en quoi il peut

leur être profitable, n'oublie-t-il pas en effet que la véritable

affection entre deux êtres humains, celle qui dure, dépasse le

simple intérêt ou encore le plaisir pur et naif que procure la

présence de l'autre?

2.2.2) Conception de Platon.

Sensibles à l'ironie socratique présente dans 1'ensemble des

oeuvres de Platon dont, notamment, le Lysis, nous commettrions une

grave erreur en concluant rapidement à une conception purement

utilitaire de l'amitié chez ce philosophe ou, pire encore, à un

manque de profondeur dans la réflexion. En fait, ce que nous ne

devons pas oublier, c'est que la discussion à laquelle nous permet

de prendre part Platon, toujours par le moyen de Socrate, implique

la présence d'enfants. Les propositions soumises à ceux-ci,

spécialement au jeune Lysis, ne peuvent du même coup être

considérées comme des idées arrêtées. Elles doivent plutôt être

envisagées dans toute leur valeur pédagogique. Il faut se

demander, autrement dit, que souhaite réellement faire découvrir

Socrate à ses jeunes auditeurs? Dans un même ordre d'idée, quel

enseignement Platon cherche-t-il à nous transmettre?

2.2.2.1) Question de la vertu-science.

20. Aristote, Ethique à Nicomaque, Op.cit., page 388

Page 32: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

26

Afin de répondre à ces interrogations, réfléchissons dans un

premier temps à la condition précédemment posée par Socrate à la

naissance de l'amitié à savoir, la science. D'abord, pourquoi

accorder tant d'importance au savoir? Simplement parce que celui-

ci, chez Socrate comme chez Platon bien entendu, joue un rôle

fondamental au niveau de l'agir des êtres humains. Il constitue

en effet le principal élément grâce auquel 1'action bonne et juste

devient possible. "Je t'ai souvent entendu dire que chacun de nous

est bon dans les choses où il est savant, et mauvais dans celles

où il est ignorant"21 dira Nicias à Socrate dans le Lâchés. Il

ajoutera : "Or si l'homme courageux est bon, il est évident qu'il

est savant."22 Voilà en fait ce que nous appellerons la question

de la vertu-science, c'est-à-dire, la question de la vertu en tant

que savoir rationnel.

Dans un ouvrage intitulé Plato's Moral Theory, Terence Irwin

nous éclaire davantage sur cette question : " ... Socrates believes

that knowledge is necessary for virtue ... A man who cannot say

what courage is casts dought on his own courage, and if he does not

know what a friend is, he cannot have the virtue of friendship, or

be a real friend."23 Autrement dit, pour agir conformément à la

vérité des choses et avancer sur la voie de la rectitude, l'être

humain doit se faire "savant". L'ignorance ou encore le "croire

savoir" ne le conduisent qu'à de mauvaises actions. Nous pouvons

lire à ce sujet dans le Premier Alcibiade: " ... ne comprends-tu

pas que les erreurs de conduite proviennent aussi de cette

21. Platon, Lâchés, in Premiers dialogues, Traduction et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 1967, page 248.

22. Ibid. page 248.

23. Terence Irwin, Plato's Moral Theory, Clarendon Press, Oxford, 1971, page 90.

Page 33: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

27

ignorance qui consiste à croire qu'on sait quand on ne sait pas?,,2A

Si nous voulons l'expliquer différemment encore, pour Socrate comme

pour Platon, les erreurs de conduite ne constituent que le résultat

d'un savoir défectueux. Aucun être humain ne fait effectivement

le mal volontairement, mais seulement par ignorance. Ainsi, "Ce

n'est rien que d'alléguer qu'on agit mal parce qu'on a cédé à

l'attrait de la volupté; la vérité est que, faute de réflexion, on

ne savait pas en quoi consiste l'excellence de l'action dont il

s'agit."* 25

2.2.2.2) L'homme bon; un être nécessairement utile.

Quiconque poursuit ou recherche le bien ne peut donc faire

abstraction de cet outil indispensable que constitue la

connaissance. Elle seule permet à l'être humain de se tourner vers

le bien, d'acquérir les plus grandes vertus et d'agir en

conséquence! D'ailleurs, n'est-ce pas ce que Socrate espère lui-

même faire découvrir au jeune Lysis? Il souligne en effet très

bien à l'enfant que s'il entre en possession d'un plus grand

savoir, tous l'aimeront et ce, non seulement parce qu'il deviendra

utile à semblables, mais également bon pour eux. Autrement dit,

en encourageant Lysis à devenir savant, le vieil homme ne veut pas

uniquement qu'il manifeste des qualités qui le rendront profitable

aux autres, mais aussi qu'il améliore sa propre personne, qu'il se

tourne vers le bien et soit enfin reconnu comme quelqu'un de bon,

de juste. " ... ne désirerions-nous pas, la chose est claire, que

fût inhérent à notre Etat celui qui aspire à la vertu: autrement

dit, pour le jeune garçon que l'on aime, à la condition morale la

24 Platon, Premier Alcibiade, in Premiers dialogues, et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 133.

Traduction 1967, page

25. Léon Robin, La morale antique. Presses Universitaires de France, Paris, 1963, page 80.

Page 34: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

28

meilleure possible ...? (837d) "26 demanda, rappelons-nous en,

1'Etranger d1 Athènes dans Les Lois de Platon.

Or, comment affirmer après cela que la conception de Platon

en ce qui a trait à l'amitié ne consiste qu'en une pure réduction

de celle-ci à ce que nous qualifions d'utile? Certes, Socrate

mentionna clairement qu'on ne peut affectionner quiconque se trouve

dépourvu de toute qualité profitable aux autres. Par là, il tenta

peut-être il est vrai d' indiquer que, dans la réalité, bien peu

d'amours sont entièrement dissociables du désir qu'a le soupirant

de satisfaire à quelque part ses propres intérêts. Même celui

qu'éprouvent les parents à l'égard de leur progéniture en fait se

trouve empreint de ce désir personnel de se perpétuer à travers le

temps, d'échapper en quelque sorte à la mort. Diotime le dira dans

le Banquet : "Ne t'étonne donc point que tout être fasse

naturellement cas du rejeton qui vient de lui, car ce zèle et cet

amour, inséparables de tout être, sont au service de

1'immortalité"27 C'est qu'aucun être humain semble pouvoir faire

totalement abstraction de ses aspirations dans l'amour qu'il porte

à un autre. Toujours, il nous faut l'avouer, nous tendons vers ce

que nous ne possédons pas ou ne sommes pas encore et qui nous

apparaît bien. Nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes et, par

conséquent, nous recherchons et aimons ce qui répond à nos besoins.

Quels avantages tirerions-nous dès lors, pouvons-nous nous

demander, à chérir 1'individu qui ne possède aucune qualité utile

pour nous?

26. Platon, Les Lois, in Oeuvres complètes, T.II, Traduction et notes par Léon Robin et M.-J. Moreau, Bibliothèque de la Pléiade, Nrf, Gallimard, 1950, page 933.

27. Platon, Le Banquet, in Oeuvres complètes, T.IV, 2eme partie, notice de Léon Robin, traduction de Paul Vicaire, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1989, page64.

Page 35: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

29

Bien entendu, de tels propos nous ramènent rapidement et nous

laissent croire à une conception utilitaire de l'amitié. S'y

limiter en ce qui concerne l'argumentation de Socrate nous

conduirait par contre à une mauvaise interprétation. Ce serait en

effet omettre que le vieil homme jumela les termes "utilité" et

"bonté" dans sa discussion concernant l'importance du savoir au

niveau de la formation des amitiés. Il laissa ainsi entendre que

l'amour que nous portons à une autre personne ne dépend pas

exclusivement des avantages que nous procure celle-ci, mais

également de la bonté qui la caractérise. Jamais il ne nia

l'existence d'amitiés purement utilitaires ou encore d'affections

ayant un objet différent du bien. Il tenta simplement de faire

comprendre au jeune Lysis que si la bonté repose sur l'acquisition

d'une certaine sagesse et que la sagesse est ce qui rend l'être

humain utile à ses semblables, l'être "bon" ne peut en lui-même

qu'être utile aux autres. " ... les hommes bons sont en même temps

bons absolument et utiles les uns aux autres (1156bl0)"2a disait

Aristote dans son Ethique à Nicomaque. D'où d'ailleurs le

véritable sens de l'encouragement prodigué par Socrate à l'enfant

en ce qui a trait à l'acquisition d'une meilleure connaissance.

Or, n'est-ce pas ce que Platon lui-même souhaite faire

découvrir à son lecteur par l'intermédiaire de la discussion entre

Socrate et Lysis? Ne veut-il pas en effet que nous nous rendions

compte qu'ultimement, c'est le bien qui s'avère réellement utile?

N'espère-t-il pas que nous comprenions aussi que quiconque demeure

le moindrement éveillé à son meilleur intérêt ne peut qu'aimer

celui qui y aspire? Il faut effectivement le réaliser, l'amitié

dont nous parle le philosophe, par la voix de Socrate, dépasse le

simple utilitarisme. Elle consiste certes en une relation où les

protagonistes bénéficient l'un de l'autre, sauf que ce bénéfice ou

encore cet avantage ne se réduit plus uniquement à l'utilité. En

28. Aristote, Ethique à Nicomaque, Op.cit., page 390

Page 36: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

30

fait, il se manifeste dans la possibilité qu'a chacun des acteurs

en question de s'élever, grâce à cet autre qui lui-même aspire au

bien, à une condition meilleure de l'être humain.

2.2.2.3) Socrate, un "ignorant" aimé.

Le personnage de Socrate, lui, illustre bien comment Platon

voit l'amitié. Aimé de tous les jeunes gens, le vieil homme avoue

ouvertement d'abord, aussi absurde que cela puisse paraître pour

certains, ne rien savoir ou encore ne posséder aucune véritable

qualification. En effet, il reconnaît humblement son ignorance

sans pour autant qu'on cesse de l'aimer. Si bien que, pour le

partisan de la conception utilitaire de l'amitié, il se révèle un

cas des plus paradoxais. Comment un homme qui ne sait rien, sinon

poser un tas de questions, pourrait-il effectivement manifester des

qualités utiles aux autres et, par le fait même, mériter leur

affection? Platon, lui, le sait ; si on aime Socrate, ce n'est pas

parce qu'il possède un savoir le rendant concrètement utile aux

autres, mais bien parce qu'il aspire constamment au bien, qu'il

recherche infatigablement la vérité. Contrairement à la majorité

des hommes, il ne feint pas de connaître pour paraître sage aux

yeux du peuple athénien ou encore à ses propres yeux. Il ne sait

rien, l'admet et cet aveu d'ignorance fait de lui un être qui en

connaît déjà plus que bien d'autres, un homme en accord avec lui-

même. Il dira d'ailleurs : " ... j ' estime pour ma part ... que

mieux vaudrait me servir d'une lyre dissonante et mal accordée,

diriger un choeur mal réglé, ou me trouver en désaccord et en

opposition avec tout le monde, que de l'être avec moi-même tout

seul et de me contredire (482b-c)"29

29. Platon, Gorgias, in Oeuvres complètes, T.III, 2eme partie, 26me édition. Traduction Alfred Croiset, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1935, page 161.

Page 37: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

31

Ce désir du vrai, cette aspiration du vieux sage au bien, ne

pourront que séduire les jeunes gens 1 Ceux-ci verront en effet en

Socrate un amour incontestable de la sagesse et sentiront que par

sa quête, le vieil homme ne peut qu'être utile et bon à ses

semblables. Ses exemples simples, ses questions justes permettront

à bien d'autres, il est vrai, d'ouvrir les yeux et de se tourner

vers le bien, le vrai. Certes, beaucoup le détesteront aussi pour

sa franchise et surtout parce que lui, qui dit ne rien savoir, aura

su faire tomber leur prétention de tout connaître. Les jeunes

gens, eux, sensibles à 1'authenticité de l'homme, 1'aimeront malgré

sa laideur, son ignorance "apparente". Ils devineront derrière

1'attitude de Socrate quelque chose de grand, de bon.

Comprenons donc ici que 1'amitié portée à Socrate se situe au-

delà de 1'utilité. Le vieil homme ne possède certes pas des

connaissances "profitables" aux autres, mais sa quête d'un savoir

authentique fait de lui un être respecté, aimé et en quelque sorte

utile à ses semblables.

2.2.2.4) L'agir envers l'être aimé.

Cet appel à la rigueur, cet attrait pour le bien, le vrai et,

plus encore, l'amour éprouvé pour le peuple athénien, feront de

Socrate un homme qui cherchera constamment à provoquer au sein même

de la collectivité ce désir de s'élever vers ce qu'il y a de mieux

pour l'être humain. Pour y arriver, nous le savons, il blessera

bon nombre d'hommes qui, jusque-là, croyaient posséder la vérité.

Il remettra en question leur savoir, les forcera à avouer leur

ignorance et éveillera ainsi leur propre amour de la sagesse. Le

conseil prodigué à Hippothalès dans son approche du jeune Lysis

illustre bien d'ailleurs cette attitude adoptée par Socrate envers

l'être aimé : " ... la vraie manière de parler à celui qu'on aime :

Page 38: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

32

il faut 1 ' abaisser et diminuer son mérite, au lieu de 1 ' admirer

bouche bée et de le gâter comme tu le fais (210e)."3°

2.2.2.4.1) L'agir de Socrate envers Lysis.

Voilà en fait comment Socrate agira lui-même lors de sa

discussion avec Lysis. Jamais il gonflera 1'orgueil de l'enfant

en louangeant sa beauté ou encore en composant des éloges à son

sujet. Il commencera plutôt, nous l’avons vu, par sensibiliser

celui-ci à tous les domaines où son père et sa mère lui interdisent

d'agir à sa guise. Puis, il lui fera prendre conscience que l'état

d'assujettissement dans lequel il se trouve résulte de son manque

de connaissance. Une fois la démonstration de son ignorance faite,

il encouragera Lysis à acquérir une plus grande sagesse en

insistant sur ce qu'il en retirerait à savoir, la liberté et

l'amitié de tous les hommes, y compris ses propres parents.

Concernant ce dernier point, notons que Socrate éveillera

Lysis à son besoin d'être aimé. Bénéficiant comme la majorité des

enfants de l'amour profond de ses parents, Lysis ne semble pas

encore avoir réfléchi en effet sur son désir propre d'amour.

Convaincu que ses parents 1'aiment et que cet amour lui est dû, il

ne s'est jamais demandé comment il devait agir pour mériter l'amour

d'autrui. Or, Socrate travaillera justement sur cette conviction

qu'a le jeune Lysis de toujours bénéficier de l'amour des autres

sans effort et tentera de faire tomber cette assurance qui

1'empêche de poursuivre sa quête du vrai, du bien. En

sensibilisant l'enfant au fait qu'on aime les êtres utiles et bons,

Socrate permettra à celui-ci de se rendre compte que l'amour des

autres à notre égard dépend non seulement des avantages qu'on peut

leur procurer, mais aussi de notre qualité d'être humain. Lysis

comprendra rapidement que pour être aimé, il doit tendre vers cette

30. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit. , page 139.

Page 39: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

33

sagesse qui, en plus de rendre l'homme utile à ses semblables,

constitue la seule voix d'accès à la vertu.

Evidemment, une telle prise de conscience ne se fera pas sans

douleur. D'abord éveillé à son propre besoin d'être aimé et, par

la suite, à 1'importance du savoir au niveau de la formation des

amitiés. Lysis imaginera déjà pouvoir jouir de l'amour de tous les

hommes lorsque Socrate lui en exposera la possibilité. Sa

souffrance ne sera que plus grande au moment où le vieil homme le

placera devant son ignorance : " ... tant que tu as besoin d'un

maître, ta pensée reste imparfaite ... Tu ne saurais donc non plus

penser orgueilleusement tant que tu es incapable de penser

(210d) . "31 En fait. Lysis découvre soudain sa petitesse! Il

comprend qu'il ne sait rien et qu'il ne lui reste qu'à suivre les

conseils de Socrate, c'est-à-dire, acquérir cette sagesse qui fera

de lui un être utile et bon. Là seulement, il pourra connaître le

bonheur de l'homme libre et aimé de tous.

2.2.2.4.2) Raison ou but de cet agir.

Dans 1'attitude qu'il adopte envers la personne aimée, Socrate

peut nous sembler dur et cruel parfois. L'acharnement qu'il met

à dégager les lacunes au niveau du savoir de ses interlocuteurs,

à placer ces derniers face à leur ignorance et à diminuer ainsi

1'estime qu'ils ont d'eux-mêmes, sans compter celle des autres à

leur égard, nous amène d'ailleurs à questionner cet amour qu'il

éprouve pour les êtres humains. Comment, en effet, celui qui aime

peut-il chercher constamment à humilier son aimé?

En fait, si Socrate agit de la sorte, c'est tout simplement

parce qu'il n'arrive pas à accepter que celui qu'il affectionne

vive dans le mensonge ! Il souhaite le bien de son aimé et ce bien

31. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 139.

Page 40: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

34

passe par le vrai. Il ne peut supporter que l'être qu'il estime

soit privé de ce qui existe de mieux, qu'il demeure, comme les

prisonniers de la caverne, dans l'ombre et non dans la lumière.

Voilà pourquoi il accepte de le remettre en question et même de le

blesser en lui permettant de découvrir dans quel état de "non-

savoir" il se trouve.

Socrate, il faut le dire, aime l'être humain et voit tout le

potentiel présent en lui. L'affection qu'il éprouve à son égard

lui permet en effet de dépasser l'apparence du moment et

d'entrevoir le "devenir meilleur" qui s'offre à lui. Il souhaite

intensément que ceux qu'il estime découvrent le potentiel qui dort

au fond d'eux-mêmes, qu'ils se tournent vers le vrai, le bien.

Pour cette raison, il persiste à les interroger, les remettre en

question, les forcer à sortir de l'ombre pour affronter la lumière

de la vérité. Il croit en la valeur de l'homme et désire que

celui-ci s'épanouisse et tende vers des réalités supérieures, des

réalités qui lui ressemblent.

C'est donc en regardant et en écoutant Socrate discuter avec

Lysis, qu'Hippothalès comprendra combien il fut maladroit dans son

approche de l'aimé. Il s'apercevra qu'aimer ne consiste pas à

maintenir l'autre dans une condition "indigne" de l'être humain,

mais bien à l'encourager à devenir meilleur. Il découvrira

probablement lui aussi sa propre ignorance et ne pourra qu'en être

bouleversé. Comment, en effet, plaire à l'enfant en ne possédant

pas cette sagesse qui rend l'homme utile et bon à ses semblables?

D'un autre côté, il détestera certainement voir son bien-aimé

humilié et partagera sa souffrance.

Page 41: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Chapitre II

L'ami: celui qui aime, celui qui est aimé,

ou celui qui aime et est aimé?

Page 42: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

36

Percevant après son entretien avec le jeune Lysis le malaise

éprouvé par Hippothalès, Socrate ne reviendra pas sur la leçon qui

justement lui était adressée. Il portera plutôt son attention sur

le retour de Ménexène. A 1'arrivée de ce dernier en fait. Lysis

le priera de répéter tout ce qu'il venait d'exposer à la petite

assemblée et ce, pour le bénéfice même de son ami. Socrate, lui,

préférera encourager l'enfant à le faire par lui-même en lui

assurant cependant de son aide au besoin. Celui-ci acceptera la

proposition, mais demandera tout de même au vieil homme de

poursuivre la discussion avec Ménexène afin qu'il puisse encore en

tirer profit. Il lui avouera également son désir de voir enfin son

ami, reconnu comme un habile disputeur, prendre un peu plus de

modestie. " ... je désire te voir causer avec lui ... pour que

tu le remettes à sa place (211b-c)"32, dira-t-il plus exactement.

Or, Socrate, pour qui la diminution des mérites trouve sa

justification dans l'éveil suscité chez l'aimé quant à une

authentique recherche du vrai et du bien, se contentera de rappeler

à l'enfant que Ménexène, élève de Ctésippe, possède de grands

talents dans la dispute et que, par le fait même, il sera difficile

d'abaisser ce dernier et de le rendre plus humble. Tout de même

confiant. Lysis 11 encouragera à débuter 1'entretien.

Comme le vieil homme allait le faire, Ctésippe, lui-même

présent, demanda aux deux acolytes de partager avec le reste de

1'assemblée la conversation qui existait entre eux. Socrate

accepta évidemment tout de suite, mais en mentant toutefois sur les

propos tenus par Lysis au cours de celle-ci. "Lysis déclare ne pas

bien saisir ma pensée, mais croit que Ménexène la comprendrait et

désire qu'on 1 ' interroge (211d)"33, expliquera-t-il en réalité. Il

dissimulera de façon amicale, du même coup, 1'attitude "déloyale"

32. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 140.

33. Ibid., page 140.

Page 43: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

37

de l'enfant, si on peut le dire ainsi, qui loin de vanter les

mérites de son ami avait exprimé son désir de le voir à son tour

humilié.

1.0) Qui est l'ami?

Puis, ayant reçu 1'encouragement de Ctésippe quant à

1'interrogation de Ménexène, Socrate débutera 1'entretien en se

référant d'abord à son expérience personnelle. Il expliquera en

fait que depuis son jeune âge, il fut une chose qu'il souhaita

toujours posséder à savoir, un ami. " ... je désire passionnément

acquérir des amis, et un bon ami me plairait infiniment plus que

la plus belle caille du monde, le plus beau des coqs, voir même,

par Zeus, le plus beau des chevaux ou des chiens ( 211e ) "3A,

mentionnera-t-il de façon plus précise. Ensuite, il soulignera à

Ménexène qu'en observant la relation existant justement entre lui

et Lysis, un profond émerveillement s'empara de sa personne. Quel

bonheur d'avoir su acquérir en si bas âge en réalité un bien aussi

précieux que l'amitié, affirmera Socrate à l'enfant. Il lui

avouera immédiatement après son ignorance quant à la façon dont

précisément on devient ami et dira ironiquement : " ... c'est la

question que je veux te poser, à toi qui le sait par expérience

(212a) . "34 35

Socrate précisera davantage son interrogation ; "Quand

quelqu'un en aime un autre, lequel est l'ami, celui qui aime, ou

celui qui est aimé? Ou bien n'y a-t-il aucune différence?

(212b)"36 Ménexène répondra tout de suite que, selon lui, on ne

peut faire la distinction. Du moment qu'un homme éprouve de

1'affection pour un autre, les deux peuvent en quelque sorte en

34. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 140.

35. Ibid.,page 141.

36. Ibid. page 141.

Page 44: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

38

effet être considérés comme des amis. L'amitié existe par le seul

fait, autrement dit, que telle personne aime telle autre.

1.1) L'ami: celui qui aime et est aimé?

Evidemment insatisfait de la réflexion de Ménexène et fort

probablement pour lui indiquer aussi que l'amitié ne constitue pas

une chose simple, Socrate demandera : " ... ne peut-il arriver qu'on

aime sans être payé de retour? ... Et même que l'amour excite de

la haine? (212b)"37 38 Bien entendu, répondra l'enfant, après avoir

été placé devant le cas de ces amants passionnés récoltant le

mépris de leur aimé. Mais qui alors est l'ami, interrogera à

nouveau Socrate en sachant Ménexène sensibilisé au fait que la

réciprocité d1 affection n'existe pas toujours entre l'amant et

l'aimé? Doit-on dire qu'il s'agit de celui qui aime et ce, malgré

le fait qu'il puisse être méprisé ou hai de son aimé, ou bien de

celui vers qui se porte notre affection? Peut-être encore aucun

des deux mérite le nom d'"ami" si aucune réciprocité d1 affection

existe?

A ce point de la discussion, Ménexène optera pour la dernière

suggestion de Socrate. Il affirmera ainsi que 1'amitié ne possède

plus de sens sans réciprocité d'affection. Evidemment, le vieil

homme ne manquera pas de lui faire remarquer combien son opinion

a pu évoluer depuis le début de leur entretien : " ... tout à

l'heure, nous disions que si l'un des deux aimait, tous deux

étaient amis, et maintenant nous disons que, si tous deux n'aiment

pas, ni l'un ni l'autre ne sont amis (212d). "3a Ménexène

1'avouera ; il croit à présent que seul celui qui à la fois aime et

est aimé mérite le nom d'ami.

37. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 141

38. Ibid., page 141.

Page 45: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

39

1.1.1) Objection : existence d'une amitié sans réciprocité.

Pour s'assurer d'avoir bien saisie la pensée de son

interlocuteur, Socrate reprendra: "Ainsi, pas d'amitié si celui qui

aime n'est payé de retour? (212d)"39 40 41 Ménexène répondra

positivement. La réciprocité d'affection n'existant pas, aucune

amitié saurait encore en effet posséder un sens entre l'amant et

l'aimé. Mais ne s'agit-il pas là d'une conclusion pour le moins

absurde? Certainement fera remarquer Léon Robin dans une analyse

du Lysis puisqu' ".... on en viendrait alors en effet à croire que

celui qui aime n'est pas lui-même l'ami de ce qu'il aime, que, par

exemple, celui qui aime les chevaux, n'en est pas l'ami, parce

qu'il n'en est point aimé en retour."*0 Nous sommes assez

intelligents pour nous en rendre compte, ce n'est pas parce qu'on

aime sans l'être que l'amitié s'avère nécessairement pour nous une

parfaite inconnuel

1.2) L'ami: celui qui est aimé?

Socrate saisira aussi la problématique et suggérera à Ménexène

une nouvelle façon d'envisager la question. Il dira: peut-être

alors que " ... ce qui est aimé est l'ami de ce qui aime ... même

si l'aimé ne rend pas l'amour ou ne rend que la haine (212e)."*1

Pour donner du poids à ses propos, il citera même les vers du poète

Solon disant que l'être humain heureux demeure celui ayant les

enfants, les chevaux, les chiens et l'hôte étranger comme amis.

Il se référera également, à titre d'exemple, à tous ces enfants

nouveaux-nés qui, toujours chers à leurs parents, n'arrivent

39. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 141.

40. Léon Robin, La théorie platonicienne de l'amour. Presses Universitaires de France, Coll. Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, Paris, 1964, page 4.

41. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 142.

Page 46: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

40

cependant pas à retourner 11 affection reçue et même détestent

parfois ceux qui les corrigent. Preuve encore, en fait, que la

réciprocité d'affection ne constitue pas une chose essentielle et

que l'aimé peut être indifférent à celui qui l'aime sans remettre

en cause l'amitié.

Ménexène, pour sa part, trouvera les dires du vieil homme

remplis de bon sens et tombera du même coup d'accord avec la

conclusion du moment à savoir, que "L'ami est ... celui qui est

aimé, non celui qui aime (213a)."'42 Il accordera aussi, bien

entendu, que "L * ennemi, c'est celui qui est détesté, non celui qui

déteste (213a).'"43 44

1.2.1) Objection : haine possible entre l'aimé et l'amant.

Socrate ne tardera toutefois pas à faire la lumière sur les

conséquences et 1 'incohérence d'une telle façon de penser. Il

montrera à Ménexène que 1'hypothèse émise antérieurement contient

d'importantes contradictions. Elle permet en effet, si l'ami est

celui qu'on affectionne et non celui qui aime, d'avoir un ami qui

nous déteste ou encore, si l'ennemi est celui que l'on méprise et

non celui qui méprise, d'avoir un ennemi qui nous aime. " ... de

sorte que nous sommes les amis de nos ennemis et les ennemis de

nos amis ... ( 213a-b ) "4‘4, dira Socrate.

1.3) L'ami: celui qui aime?

En fait, une seule possibilité demeure pour celui qui souhaite

éviter de telles contradictions : " ... il faut avouer que celui qui

42. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 142.

43. Ibid., page 142.

44. Ibid., page 142.

Page 47: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

41

aime est l'ami de celui qui est aimé (213b)"*5, affirmera le vieux

sage. Ménexène le reconnaîtra aussi sans hésiter. Il approuvera,

par le fait même, que l'ennemi puisse être non pas celui qui écope

de la haine, mais bien celui qui hait.

1.3.1) Objection : haine possible entre l'aimé et l'amant.

Socrate reprendra encore une fois en rappelant cependant à

1'enfant qu'une discussion antérieure permit de constater que, dans

certains cas, nous aimons ceux qui ne nous aiment pas et même

parfois nous détestent. Nous méprisons aussi en certaines

occasions ceux qui ne nous détestent pas et même, au contraire,

nous estiment. De sorte que, nous tombons encore dans

1 ' incohérence. Une incohérence qui cette fois-ci, par contre, nous

empêche de conclure que l'ami est celui qui aime.

1.4) Conclusion : aucune réponse à la question "qui est l'ami?"

"Comment sortir de là, ... si tes amis ne sont ni ceux qui

aiment, ni ceux qui sont aimés, ni ceux qui à la fois aiment et

sont aimés ... ? (213c)"A6 demandera Socrate à Ménexène en guise de

conclusion. Visiblement étourdi par la discussion, 1'enfant ne

saura trop quoi dire.

1.4.1) Difficulté: des options non complètement considérées.

Il ne tentera même pas de voir si d ' autres possibilités

existent quant à l'amitié. Il ne s'apercevra pas non plus, du

moins à ce qu'il semble, qu'en aucun temps Socrate nia le fait que

celui qui aime ou encore celui qui reçoit 1'affection puisse * *

45. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 142.

46. Ibid. page 143.

Page 48: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

42

mériter le nom d'ami.·47 Pire encore, il ne réalisera aucunement

que le vieil homme présenta dans sa conclusion une alternative

ayant échappé en quelque sorte à la réfutation. En effet, jamais

dans la discussion tenue entre Socrate et Ménexène, on ne désavoua

cette possibilité selon laquelle l'ami puisse être celui qui à la

fois donne et reçoit 1'affection. De là, d'ailleurs, la difficulté

majeure présente dans la conclusion tirée.

Evidemment, en ce qui nous concerne, nous sentons bien qu'en

tentant de faire découvrir à Ménexène que l'amitié ne tient pas

uniquement à un individu, c'est-à-dire, soit celui qui aime soit

celui qui est aimé, Socrate souhaite démontrer qu'une certaine

réciprocité d'affection demeure nécessaire à la formation d'une

véritable amitié. L'interrogation qui nous reste, cependant, est

pourquoi celui-ci conclut-il alors que l'ami ne consiste pas en

celui qui, dans un même temps, aime et est aimé?

1.4.2) Nécessité d'une disposition pour le bien.

Deux explications semblent répondre à la difficulté

rencontrée. D'abord, nous pouvons croire que même une amitié

partagée ne suffit pas si d'abord et avant tout les deux êtres qui

s'aiment ne sont pas au courant de 1'affection qu'ils se portent

mutuellement. Comme 1'explique très bien Aristote :

"Beaucoup de gens ont de la bienveillance pour despersonnes qu'ils n’ont jamais vues mais qu'ils jugent

47. Comme le laisse entendre David Bolotin à ce sujet : "Socrates leaves open the possibility of someone being a friend of that which is itself not a friend ... He allows that a lover might be "friend” (philos) of that which does not love him in return. A philosopher, for example, might be a friend in some sense of wisdom ...alternatively, one might choose to call the sought after wisdom dear or a "friend", in a different sense, to the philosophic lover.” David Bolotin, Plato* Dialogue on Friendship, Op.cit., page 118.

Page 49: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

43

honnêtes ou utiles, et 1 'une de ces personnes peut éprouver ce même sentiment à 1'égard de 1'autre partie. Quoiqu'il y ait manifestement alors bienveillance mutuelle, comment pourrait-on les qualifier d'amis, alors que chacun d'eux n'a pas connaissance des sentiments personnels de l'autre? (L.VIII, 2, 1155b34-1156a5 ) nAa

Certes, nous pourrions penser qu'une fois éveillés à

1'affection qu'ils ont l'un pour l'autre, deux individus

mériteraient d'être considérés comme de véritables amis. Sauf que

voilà, il peut arriver que l'amitié qui lie les êtres entre eux

repose uniquement sur le plaisir ou encore le profit que chacun

retire de la présence de l'autre, de sorte que les relations

existantes ne tiennent, comme nous l'avons vu précédemment, que par

ce que ces individus se procurent mutuellement et non par ce qu'ils

sont essentiellement. Nous nous l'avons déjà demandé ; comment

considérer une amitié authentique dans un tel cas?

Ce que nous devons comprendre, en réalité, c'est qu'il faut

plus qu'une réciprocité d'affection et qu'une conscience de cette

réciprocité pour qualifier 1'amitié de vrai! D'ailleurs, Socrate

exprima lui-même et ce, dès les premiers instants de sa discussion

avec Ménexène, ce que nous pouvons considérer comme la condition

essentielle pour que l'amitié soit authentique. Il manifesta en

effet non seulement son désir d'acquérir des amis, mais encore plus

celui d'un bon ami 1 Le vieil homme ne veut pas, autrement dit,

donner à ou recevoir l'amitié de n'importe qui ! Son aspiration au

bien et au vrai, le pousse à rechercher ce qui existe de mieux en

tant qu'ami. Or, en existe-t-il un meilleur que celui qui lui-même

aspire au bien et recherche la vérité?

En fait, en concluant que l'ami ne peut être à la fois celui

qui aime et obtient 1'affection de l'autre, Socrate n'aurait-il pas

48. Aristote, Ethique à Nicomaque, Op.cit., page 387.

Page 50: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

44

simplement souhaité que chacun saisisse qu'à elle seule la

réciprocité d'affection, bien que fondamentale, ne suffit pas pour

que deux individus méritent d'être considérés comme de véritables

amis? Qu'en plus d'un éveil réciproque à 1'affection de l'autre,

une disposition au bien soit aussi essentielle de la part de ceux

qui se portent mutuellement affection pour que leur amitié repose

sur 1'authenticité? Platon lui-même, par la voix de Socrate, ne

voulait-il pas que son lecteur comprenne que c'est la notion de

bien qui est en cause dans la véritable amitié? L'encouragement

à acquérir une plus grande sagesse que Socrate prodigua au jeune

Lysis de façon à ce que ce dernier devienne non seulement utile,

mais également bon pour ses semblables et qu'il mérite par la suite

leur affection n'en constitue-t-il d'ailleurs pas la preuve?

Page 51: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Chapitre III

Examen des causes attribuées à la naissance de Vamitié

Page 52: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

46

Voyant Ménexène incapable de se prononcer quant à la

conclusion tirée sur la question "qui est 11 ami?", Socrate

interrogera la façon avec laquelle lui et son interlocuteur

dirigèrent leur recherche. Lysis, attentif à toute leur

discussion, affirmera spontanément, pour sa part, que selon lui

l'examen fut en réalité mal conduit. Il rougira tout de suite

d'ailleurs en prenant conscience du caractère pour le moins

impulsif de son intervention et en réalisant probablement aussi son

incapacité d'en dire plus long que son propre ami.

Socrate, ravit quant à lui de voir 1'enfant ainsi captivé par

la discussion, n'en fera pas de cas. Il délaissera plutôt Ménexène

et encouragera le jeune Lysis dans sa curiosité. Sans le forcer

à expliquer pourquoi selon lui en fait 1'enquête menée précédemment

fit défaut, il approuvera sa critique et lui proposera de

poursuivre la recherche en se référant cette fois-ci non pas à

1'expérience personnelle, mais bien aux dires des poètes eux-mêmes.

Ceux-ci, de par leur réflexion, permettent en effet une certaine

interprétation de 1'expérience humaine et, du même coup, donnent

à l'homme des pistes de compréhension. Ils seront d'un grand

secours pour saisir maintenant le fondement même de l'amitié et non

plus uniquement les cas particuliers où elle peut exister.

1.0) La ressemblance.

Signalant donc à Lysis 1'existence chez les poètes

d1 admirables pensées concernant l'amitié, Socrate insistera ensuite

sur le fait que ceux-ci attribuèrent précisément la naissance de

cette affection entre les êtres à la divinité qui entraîne l'un

vers l'autre ceux qu'on qualifie d'amis. Pour appuyer ses dires,

il citera l'Odyssée d'Homère: "Toujours un dieu pousse le semblable

vers le semblable ... (214a)АЭ II complétera personnellement en

49. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 143.

Page 53: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

47

ajoutant : "et il le lui fait connaître ... ( 214b ) "5° Il nous

laissera entendre une autre fois, du même coup, qu'il ne suffit pas

que deux individus se ressemblent, se côtoient et se portent

mutuellement affection pour mériter le nom d'ami; encore faut-t-il

qu'ils se connaissent réellement l'un l'autre et que chacun d'eux

soit conscient de l'amitié qui lui est destinée.

Puis, sachant 1'enfant au courant des vers cités, Socrate

poursuivra en ajoutant aux propos des poètes ceux tenus par ce

qu'il nommera les savants.50 51 Pour ces hommes qui traitent de la

Nature et du Tout, dira-t-il en réalité, " ... le semblable est

toujours et nécessairement l'ami du semblable ... (214b)"52

Autrement dit, c'est une certaine nécessité éternelle qui explique

que les êtres qui se ressemblent soient attirés les uns par les

autres et non, comme le pensent les poètes, une intervention des

dieux à leur égard.

Mais peu importe, ce que nous devons souligner, c'est que

cette thèse selon laquelle ce sont les semblables qui tendent les

uns vers les autres sera également reprise dans le Banquet de

Platon. Dans deux des cinq discours précédant celui de Socrate au

sein même de cette oeuvre, nous retrouverons en quelque sorte, en

effet, la même idée. Pausanias, d'abord, expliquera qu'il existe

dans les faits deux Amours ; un qui relève d'Aphrodite Céleste et

un autre d'Aphrodite Populaire. Le premier est celui qui lie

l'amant et l'aimé se ressemblant en vertu alors que le second,

qualifié d'amour vulgaire, est celui unissant les êtres vicieux53.

Agathon, ensuite, pour prouver à Phèdre qu'Amour est le plus jeune

50. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 143.

51. Parmi ces savants, mentionnons notamment Empédocled'Agrigente.

52. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 143.

53. Se référer au Banquet 180c à 182a.

Page 54: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

48

des dieux et qu'il recherche par conséquent la jeunesse, affirmera

en se référant lui aussi à 1'Odyssée d'Homère que "Qui se ressemble

s'assemble (195b)"5A Les deux discours, faut-il le noter, se

trouveront cependant jugés un peu plus tard par Socrate lui-même.

1.1) Les méchants.

En ce qui nous concerne, néanmoins, revenons au Lysis comme

tel. Pour sonder 11 opinion du jeune enfant quant aux propos tenus

par les sages, Socrate interrogera d'abord celui-ci sur la justesse

des assertions avancées. Non convaincu. Lysis ne saura leur donner

raison. Il se contentera en fait d'un "peut-être". Sans demander

d'explication, le vieil homme lui accordera qu'il se peut, il est

vrai, que les dires des savants ne correspondent pas nécessairement

à la réalité. D'ailleurs, il semble bien que ce soit le cas en ce

qui concerne l'amitié entre méchants ί

1.1.1) De 1'impossibilité de l'amitié.

Comment en effet une entente arriverait-elle à persister entre

ces hommes qui ne parviennent même pas à demeurer en accord avec

leur propre personne, ces êtres instables, " ... toujours furieux

et déséquilibrés (214d)"54 55? Il faut le reconnaître, " ... l'homme

pervers n'a même pas envers lui-même de dispositions affectueuses,

parce qu'il n'a en lui rien qui soit aimable ( 1166b25-26 ) . "56 Ne

s'aimant pas lui-même, comment réussirait-il à aimer les autres?

De plus, quelle absurdité de croire qu'un homme injuste puisse

mériter 1'affection de celui qui est victime de son injusticeI Qui

aimerait quiconque lui fait du mal ?

54. Platon, Banquet, Traduction Paul Vicaire, Op.cit., page 40.

55. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 144

56. Aristote, Ethique à Nicomaque, Op.cit., page 446.

Page 55: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

49

A bien y penser, 1'assertion des savants ne tient pas! Lysis

en est désormais convaincu: " ... le méchant est d'autant plus

ennemi du méchant qu'il s'en approche et le fréquente davantage

(214b-c)"57 58 En tant que semblables, ces êtres ne peuvent

certainement pas connaître l'amitié 1 Leur mauvaise nature commune

les poussant à se nuirent l'un l'autre, aucune véritable affection

saurait entre eux voir le jour!

1.1.2) Objection: amitié utilitaire.

Evidemment, nous ne pouvons nier que certaines relations

puissent s'établir entre méchants. Il arrive parfois en effet que

quelques-uns d'entre eux s'associent, se respectent mutuellement

et même partagent une certaine affection. C'est le cas, par

exemple, de ces individus malveillants se regroupant autour d'un

projet de même nature. Dans La République, Socrate fait allusion

à ce genre de relation dans une question posée à Thrasymaque: " ...

crois-tu qu'une cité, une armée, une bande de brigands ou de

voleurs, ou toute autre société qui poursuit en commun un but

injuste, pourrait mener à bien quelque entreprise si ses membres

violaient entre eux les règles de la justice? (351c)"sa

Bien entendu, certains pourraient affirmer que de telles

relations trouvent leur possibilité d'existence dans le fait que

les êtres en liaison ne soient que partiellement méchants. Cela

ne nous empêcherait pas de conclure cependant que l'affection les

unissant n'a rien à voir avec ce qu'on appelle la véritable amitié.

De courte durée, ces liaisons entre hommes malveillants n'existent

bien souvent que dans une perspective purement utilitaire. Le

projet commun réalisé, elles s'éteignent avec lui. Impossible de

les qualifier d'amitié authentique!

57. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 144

58. Platon, La République, Op.cit., page 100.

Page 56: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

50

1.2) Les bons.

Refusant de rejeter totalement et aussi facilement maintenant

que le jeune Lysis les dires des savants, Socrate tentera d'en

découvrir le véritable sens. " ... ce qu'ils veulent dire, selon

moi, mon cher Lysis, en disant que le semblable est ami du

semblable, c'est qu'il ne peut exister d'amitié qu'entre les bons,

mais que le méchant ne saurait avoir d'amitié véritable ni avec les

bons ni avec les méchants (214d)."59

Or, permettons-nous justement ici une brève comparaison entre

l'assertion des poètes et celle des savants. D'abord, remarquons

que Socrate cherchera à rétablir non pas les dires des premiers,

mais bien ceux des seconds. Cela nous permet de croire que pour

le vieil homme, les poètes réussirent davantage que les savants à

cerner cette réalité selon laquelle l'amitié ne saurait exister

qu'entre les bons. Le rapport qu'ils établirent entre la divinité

et cette affection existant entre les êtres humains semble

d'ailleurs en constituer une preuve non négligeable. En fait,

nous savons à quel point l'amitié était considérée chez les Grecs

de l'Antiquité. Nous pouvons par le fait même croire qu'en

confiant l'existence de celle-ci à la divinité, les poètes

souhaitèrent exprimer son caractère admirable, son rapport à la

vertu, au bien! Ils rejetaient, du même coup, la possibilité de

la voir naître entre gens malveillants, pervers. Ce que ne reflète

pas pour sa part la conception des savants. Evidemment, traitant

de la Nature et du Tout, ceux-ci abordèrent le thème de l'amitié

non pas en se référant uniquement à l'expérience humaine, mais bien

en se rapportant aussi à l'ensemble de l'univers. Loin de les

critiquer, Socrate interprétera leurs dires en les ramenant

exclusivement au vécu humain, là même où l'amitié suppose plus

qu'un rapprochement!

59. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 144.

Page 57: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

51

1.2.1) De 1'impossibilité de l'amitié.

Se rendant compte probablement de son jugement rapide

concernant les propos des savants, Lysis accordera timidement à

Socrate que seul les bons, en tant que semblables, méritent

véritablement d'être considérés comme des amis. Malheureusement

pour lui, ce dernier entreverra rapidement une difficulté au

raisonnement. En effet, si l'amitié qu'on porte à un être dépend

en partie de 1'apport que nous procure celui-ci, comment les

semblables, du fait même de leur ressemblance, parviendraient-ils

à s'attacher l'un à l'autre alors que chacun d'eux n'a rien à

offrir de plus à son partenaire que ce qu'il possède déjà? Quelle

satisfaction en outre retireraient les individus de ce genre à

partager leur affection si, dans un cas comme dans l'autre, aucun

gain supplémentaire n'était possible? Comme le résumera bien Léon

Robin :" ... le semblable ne peut attendre de son semblable aucun

avantage qu'il ne puisse tirer de lui-même."60 Par conséquent,

1'amitié ne trouve nullement sa raison d'être entre ce type

d'homme 1

Evidemment, certains pourraient rétorquer, pour défendre

1'amitié entre gens de bien, que 1'affection unissant les hommes

bons existe non pas parce que ceux-ci se rejoignent en tant que

semblables, mais justement en tant que gens de bien. Or, Socrate

prévoira le coup et avec quelques questions permettra à Lysis de

découvrir que " ... l'homme de bien se suffit à lui-même et n'a

besoin de s'attacher à personne."61 Qu'irait-il chercher de plus

en effet chez l'être bon qu'il ne trouve déjà en lui-même? Ne

manquant de rien, aucune satisfaction ne peut lui provenir d'un

autre individu et, par conséquent, aucun amour ne saurait naître

60. Léon Robin, La théorie platonicienne de l'amour, Op.cit., page 5.

61. Ibid., page 5.

Page 58: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

52

de sa part. En fait, il est clair que l'amitié ne pourrait surgir

entre gens de cette espèce. "Comment donc les bons seraient-ils

amis des bons le moins du monde, ... si l'absence de l'un n'est

point pénible à l'autre (car chacun d'eux se suffit, même isolé)

et si leur réunion ne leur procure aucun avantage (215b)?"62,

demandera Socrate. Cela ne signifie pas que l'homme de bien ne

puisse être conscient de la bonté d'un semblable. Eveillé à

l'excellence d'un autre, il ne nourrit cependant aucun désir

d'attachement, aucune véritable amitié. C'est du moins ce qu'il

semble.

1.2.2) Difficultés dans l'argumentation de Socrate.

A ce point de la discussion, deux difficultés présentes dans

l'argumentation de Socrate méritent d'être relevées. L'une

concerne la conception de Socrate en ce qui a trait à l'homme bon

et l'autre l'utilisation du terme "semblable" avec une

signification autre que celle que l'on connaît.

1.2.2.1) Un homme bon absolument?

D'abord, attardons-nous sur cet homme bon dont Socrate dit

qu'il se suffit à lui-même. La difficulté que pose une telle

conception se résume facilement: existe-t-il parmi les êtres

humains un homme qui soit véritablement au-dessus de tout besoin,

un être qui ne manque absolument de rien, capable de vivre

isolément sans peine? Il est évident que non! Seul un dieu

mériterait une telle considération. L'être humain, ne pouvant être

bon que relativement, ne saurait en ce qui le concerne se passer

du support des autres hommes. Même le plus heureux des hommes,

celui qui semble tout posséder pour lui-même, ne parviendrait à

62. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 145

Page 59: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

53

vivre solitairement. " ... personne, en effet, ne choisirait de

posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul, car l'homme

est un être politique et naturellement fait pour vivre en société

(L.IX, 9, 1169Ы7-19 ) "6Э 64, fera remarquer Aristote.

Conclusion : "Socrates'demonstration would seem more

appropriate to some gods than it does to men."6* Or, peut-être le

vieux sage souhaitait-il précisément, avec 1'ironie qu'on lui

connaît, forcer son interlocuteur à réfléchir au fait que si

1'amitié existe entre êtres humains, c'est justement parce que

ceux-ci ne parviennent pas comme les dieux à se suffire à eux-mêmes

et que leur bonté n'a de sens que relativement. S'il est vrai que

le bon absolu ne peut rien retirer du bon absolu, le relativement

bon peut toujours, lui, aller chercher un peu plus parce que

justement il n'est pas parfait. Ce qui nous permet déjà

d'entrevoir d'ailleurs que l'amitié ne saurait exister sans une

certaine imperfection, un manque à combler chez ceux qui s'aiment.

1.2.2.2) Glissement de sens du terme "semblable".

La deuxième difficulté rencontrée concerne un certain

glissement de sens en ce qui a trait au terme "semblable" employé

par Socrate dans 1'analyse effectuée des propos des savants. Loin

d'exprimer un simple rapprochement, un rapport, une parenté entre

des individus ou des choses, celui-ci renvoie davantage,

lorsqu'utilisé par le vieil homme, à la notion d'identité. En

affirmant que le semblable ne peut rien obtenir de plus de son

semblable que ce qu'il possède déjà lui-même, Socrate suppose en

effet entre les êtres en question une égalité parfaite. Or,

semblable ne signifie pas identique 1 Deux individus qui se

63. Aristote, Ethique à Nicomaque, Op.cit., page 461.

64. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Op.cit., page 133.

Page 60: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

54

ressemblent, c'est-à-dire, qui partagent certaines caractéristiques

communes, parviennent à se porter mutuellement secours parce qu'ils

diffèrent malgré tout l'un de l'autre. Ce qui n'est pas le cas

entre identiques.

Sûrement conscient de cette distinction pour le moins

élémentaire, nous pouvons croire que Socrate usa d'un peu de

sophistique au cours de sa discussion avec le jeune Lysis et ce,

dans le but de remettre en question la fragile opinion de ce

dernier. Rappelons-nous, 1'enfant venait à peine d'accorder à

Socrate que les bons, en tant que semblables, méritent le nom

d'ami. En prêtant au terme "semblable" un autre sens, c'est-à-

dire, celui d'"identique", le vieil homme se donnait donc le moyen

de renverser encore une fois le jugement de son jeune

interlocuteur. Mais peut-être devons-nous aussi tout simplement

envisager ce glissement de sens provoqué par Socrate comme un

procédé pédagogique. Le vieux sage ne souhaitait-il pas effet

faire découvrir à 1'enfant que 1'amitié ne saurait exister entre

gens qui partagent une trop grande ressemblance ou, en d1 autres

mots, que seule la différence, dans la mesure où elle permet aux

êtres de se compléter, donne à l'amitié sa possibilité d'être?

2.0) L'amitié des contraires.

Quoiqu'il en soit, nous sommes à même de comprendre maintenant

que l'amitié ne saurait voir le jour sans qu'il existe d'abord et

avant tout une certaine imperfection, un manque au sein même de

l'être humain et une possibilité de combler ce manque en faisant

appel à un autre, différent de soi. Encore faut-il, par contre,

que cette différence ne résulte pas en une opposition complète Í

Socrate explique pourquoi dans la suite de sa discussion avec Lysis

et Ménexène.

Page 61: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

55

Reconnaissant 11 inexactitude de la maxime des poètes et, du

même coup, de l'assertion des savants, Socrate s'interrogera sur

la direction empruntée quant à la recherche entreprise avec

l'enfant. Il avouera à Lysis qu'une personne lui affirma jadis en

fait que " ... le semblable était en guerre perpétuelle avec le

semblable et les bons avec les bons ... (215c)"65 Se référant en

outre aux vers du poète Hésiode disant que: "Le potier hait le

potier, l'aède hait l'aède et le pauvre hait le pauvre ... (215c-

d)"66, celle-ci concluait en vérité que les contraires plus que

ceux qui se ressemblent méritaient d'être considérés comme des

amis. Le semblable, toujours jaloux de son semblable, n'espère en

effet qu'emporter la victoire sur celui-ci. Or, bien que cela

puisse paraître bénéfique dans quelques cas, notamment lorsque les

protagonistes cherchent à se surpasser et à devenir meilleur l'un

l'autre, la haine habituellement cultivée ne réussit qu'à faire

obstacle à l'amitié. Les contraires, eux, ne vivent pas une telle

rivalité. Loin de se mépriser mutuellement, ils se trouvent même

liés par une sorte de nécessité. Ainsi, "le pauvre est forcé

d'être l'ami du riche, le faible du fort pour en obtenir du secours

... le malade du médecin, et ... tout ignorant recherche et aime

le savant (215d-e)."67 Le contraire, il faut le dire, va jusqu'à

désirer en fait le contrairei Ce qui s'avère froid, par exemple,

désire la chaleur alors que ce qui est chaud espère le froid. Et

s'il en est ainsi pour tous les opposés, c'est précisément parce

que chacun d'eux a la possibilité d'aller chercher chez l'autre ce

qui lui manque. Le contraire parvient, autrement dit, à

s'alimenter de son contraire. Il trouve chez lui la capacité de

fournir l'aide espérée. Chose qui demeure impossible entre

semblables à cause précisément de leur ressemblance.

65. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 145.

66. Ibid, page 145.

67. Ibid. page 145

Page 62: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

56

Or, que Jes opposés se lient d'amitié s'avérera aussi, d'une

certaine manière, une des conceptions défendues plus tard dans le

Banquet de Platon. En effet, Eryximaque, présent lors ce fameux

repas tenue chez Agathon, affirmera en se référant notamment à son

art, que le bon médecin est celui " ... capable d'établir 1'amitié

et l'amour mutuel entre éléments du corps qui se haïssent le plus

(186d)"6a II ajoutera pour plus de précision : " ... les éléments

qui se haïssent le plus sont les plus contraires: le froid et le

chaud, l'amer et le doux, le sec et l'humide, et toutes choses

analogues (186d)."68 69 Lui aussi, par contre, sera repris par

Socrate peu après.

2.1) De 1'impossibilité de 11 amitié.

Peu importe, dans le Lysis, Ménexène, enthousiasmé par le

discours rapporté par Socrate, ne tardera pas à approuver la thèse

disant " ... que le contraire est essentiellement l'ami du

contraire . . . ( 216a ) ,,7° Encore une fois, cependant, Socrate lui

montrera comment il se trompe. Se rapportant à 1'habileté que

possèdent certains hommes à dépister les contradictions, il

demandera à Ménexène si de tels savants ne prendraient justement

pas plaisir en fait à leur faire remarquer qu'il n'existe rien de

plus opposé que la haine et l'amitié? Placé devant 1'évidence,

Ménexène ne pourra répondre qu'affirmativement. Il reconnaîtra

qu'on ne saurait considérer 1'ennemi comme ami de celui qui aime

et ce dernier comme ami de celui qui hait; pas plus d'ailleurs que

le juste ne pourrait demeurer l'ami de celui qui commet

1'injustice, le tempérant de celui qui fait preuve d'intempérance,

celui qui fait le bien de celui qui fait le mal.

68. Platon, Banquet, Traduction Paul Vicaire, Op.cit., page 25.

69. Ibid., page 25.

70. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit. page 146.

Page 63: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

57

Or, Socrate ne manquera pas de faire remarquer à l'enfant que

quiconque affirme que l'amitié surgit de la contrariété doit aussi,

s'il persiste dans son raisonnement, considérer les opposés ci-haut

mentionnés comme des amis. Venant à peine de rejeter une telle

possibilité, Ménexène, lui, réalisera comment il a pu se contredire

depuis le début de sa discussion avec le vieil homme. Il saisira

son erreur et reconnaîtra que les contraires, " ... loin de pouvoir

s'aimer et s'unir, se repoussent et s'excluent . . . "71

Cette reconnaissance, le jeune interlocuteur de Socrate aurait

évidemment pu la faire plus tôt 1 Lorsque Socrate lui rapporta que

les contraires s1 associent par une certaine nécessité, que le

pauvre, par exemple, se trouve obligé de se faire l'ami du riche

pour en obtenir de l'aide, il possédait effectivement déjà entre

les mains les éléments lui permettant de deviner que la véritable

amitié ne peut voir le jour uniquement entre opposés. Comment

parler d'amitié authentique, aurait-il été en mesure de se demander

en réalité, quand 1'affection en cause ne provient que d'un seul

individu? Le pauvre, le faible, le malade et 1'ignorant aiment

nécessairement il est vrai ceux qui leur viennent en aide, mais

cette affection n'est malheureusement pas toujours partagée. Rien

n'oblige en effet le riche, le fort ou tout autre individu

possédant la capacité de répondre aux besoins de plus démunis à

aimer en retour ceux qui réclament leur service.

Certes, il arrive que dans certains cas les contraires se

désirent mutuellement. Le sec, par exemple, désire l'humide et ce

dernier le sec. Recherchant l'un l'autre à combler un manque

propre, ceux-ci s'associent souvent par contre dans le but unique

de trouver chez leur opposé ce qui leur conviendra personnellement.

"While appearing to desire or even to love each other, opposites

71. Platon, Lysis, Notice d'Emile Chambry, Op.cit., page 307.

Page 64: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

58

may in fact desire to be pleased and to be nourished themselves"72,

écrira à ce sujet David Bolotin. En réalité, seul semble compter

le fait d'être rassasié individuellement. Or, comment qualifier

une amitié de véritable lorsque les êtres en relation se désirent

non pas pour ce qu'ils sont, mais bien pour ce que chacun d'eux

peut offrir à l'autre ou, encore, s'ils accordent plus d'importance

à ce qu'ils reçoivent personnellement qu'à celui qui le leur donne?

3.0) Conclusion de l'examen.

Parvenu à ce point de la recherche, Socrate sait bien qu'une

conclusion s'impose.. Ayant examiné les différentes causes

attribuées à la naissance de l'amitié, il est en fait à même

d ' affirmer maintenant que " ... ni le semblable n'est ami du

semblable, ni le contraire ne l'est du contraire (216b)."73 Les

explications données par les poètes ou encore par les savants se

révèlent insuffisantes.

3.1) Insuffisance des théories envisagées.

Qu'il s'agisse en effet de la théorie faisant appel à la

ressemblance ou encore celle s'inspirant de la contrariété, aucune

ne parvient entièrement à rendre compte de 1'origine de la

véritable amitié 1 Comprenant certes chacune une part de vérité,

elles ne sont pas en mesure d'expliquer isolément en fait comment

deux êtres se lient d'une profonde affection.

3.2) Nécessité d'un juste milieu entre la ressemblance et la contrariété.

72. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Op.cit., page 139.

73. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 146.

Page 65: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

59

Or, conscient à la fois des faiblesses et des forces présentes

en chacune de ces théories, Socrate choisira de poursuivre la

réflexion, mais en y allant avec son propre point de vue. Il dira :

" ... ce qui devient ami du bien, c'est peut-être ce qui n'est ni

le bien ni le mal (216c).,,7A

Parlant ainsi, le vieil homme laissera sous-entendre que pour

qu'une amitié sincère et véritable voie le jour, un juste milieu

doit en outre exister entre la ressemblance et la contrariété des

êtres en cause. En fait, prenant d'abord pour acquis que personne

souhaite le mal comme ami, il mettra en lumière le fait que la

principale caractéristique commune à ceux se liant d'affection soit

une aspiration au bien. C'est en effet parce qu'ils croient dans

un premier temps que leur relation leur permettra d'accéder à

quelque chose de mieux que deux êtres se choisissent et s'associent

en amitié. Or, une telle aspiration n'existerait pas si l'homme

était en lui-même un être absolument bon. Imparfait, privé en

partie du bien, 1'humain n'a d'autre choix que de désirer celui-ci

et de le chercher à travers ceux qui, de par leur différence, lui

permettent d'y accéder un peu plus. Voilà d1 ailleurs pourquoi

Socrate n'élimine pas la présence de la contrariété dans

1'élaboration de véritables amitiés. Il sait bien que différents

l'un de l'autre, les êtres qui s1 associent et se lient d'affection

cherchent à travers ce qui les distingue à poursuivre ce qui les

unit, c'est-à-dire, le bien. Leur amitié tient à la fois d'un

certain degré de ressemblance et d'un certain degré d'opposition 1

Dans une étude effectuée sur le Lysis, Paul Friedländer

illustre et résume bien cette nouvelle conception en mettant

d'abord en évidence la relation existant entre Ménexène et Lysis

puis, ensuite, celle unissant ce dernier à Socrate.

74. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 146.

Page 66: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

60

"Menexenos and Lysis ... meet as like with like. They are like each other; otherwise, they would not come together. A pseudo-likeness is ruled out. If they were both "bad, " there would be between them no friendship or, at best, only the kind of friendship as among wolves. In other words, what they have in common is a desire for the good. (...) In speaking about the good, however, we must not forget that perfect goodness is beyond the power of man. If human beings were capable of such goodness, there would not be the need that attracts Lysis to Socrates and Socrates -in more mysterious and puzzling way- to Lysis. (...) In addition to being alike, Socrates and Lysis are also quite unlike each other. The one knows; the other is ignorant. Yet this contrast, again, is valid only in a peculiar and ironic involvement; for if it were absolute, so that one were completely ignorant and the other had perfect knowledge, friendship would again be impossible. "7S

. Paul Friedländer, Plato, T.II, Traduction d1 Hans Meyerhoff, Bol1ingen Series LIX, Pantheon Books, New York, 1964, page 97- 98.

75

Page 67: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Deuxième partie

Théorie socratique de l'amitié

Page 68: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Chapitre I

Le bien, ultime objet de ^amitié

Page 69: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

63

Cornine nous sommes en mesure de le constater, saisir et

expliquer la raison exacte pour laquelle deux individus se lient

d'une profonde amitié demeure une chose pour le moins complexe. Il

faut le souligner, d'ailleurs, Socrate a vu clair en refusant de

réduire la compréhension d'un tel phénomène à une seule théorie.

Il permit en effet ainsi à tous et chacun de s'apercevoir que

l'affection naissant entre êtres humains renferme une multitude

d'aspects tous aussi importants les uns que les autres.

1.0) Le beau: ce qui nous est ami.

Tout de même perplexe quant aux derniers propos tenus par le

vieil homme, Ménexène, lui, demandera à ce dernier de clarifier sa

pensée. Se disant pour sa part quelque peu étourdi par

l'argumentation, Socrate se contentera, en guise d'explication, de

faire appel à un proverbe ancien affirmant que "Chose belle est

aimable; rien d'aimable qui n'est point beau ... (L.I, 15-18)"1

Idée qu'il reprendra d'ailleurs plus tard dans le Banquet puisque,

comme le rapportera Diotime, il avancera que "L'Amour ... est amour

des choses belles ... (204d)"2

1.1) Le beau sensible et le beau transcendantal.

S'exprimant néanmoins de la sorte, notre vieux sage souhaitera

probablement faire comprendre au jeune Ménexène que le beau

constitue d'abord et avant tout ce qui nous plaît et nous attire.

Charmé à la vue d'un bel objet, l'homme ne peut en effet que tendre

vers celui-ci. La beauté l'atteint et fait naître chez lui le

désir intense de se porter vers ce qui en est rempli.

1. Théognis, Poèmes élégiagues. Traduction de Jean Carrière, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1948, page 28.

2. Platon, Banquet, Traduction Paul Vicaire, Op.cit., page 57.

Page 70: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

64

Or, cet élan ou encore cet amour, il est important de le

reconnaître, ne saurait vraisemblablement voir le jour sans

1'aspect "perceptible" ou encore "sensible" du beau. C'est

effectivement parce que l'être humain est à même, dans un premier

temps, de "sentir" l'éclat de la beauté qu'il aime ensuite l'objet

ou l'être porteur de celle-ci et qu'il éprouve en y posant les yeux

un soulèvement, une aspiration à quelque chose d'encore plus

grandiose. En fait, le beau se voit, se sent. Il touche l'homme

au sein même de 1 ' expérience sensible et arrive parfois à le

transporter bien au-delà de cette dernière.

De façon plus exacte, un simple regard sur la beauté permet

parfois à l'être humain de s'élever, grâce au désir inspiré, vers

des réalités supérieures et de découvrir, notamment, une beauté

d'un tout autre ordre, une beauté qui dépasse le visible, qui

transcende la réalité sensible. Plus difficile à apprécier parce

que moins évidente, cette dernière se dérobe facilement toutefois

à la connaissance de l'homme. Voilà peut-être pourquoi d'ailleurs

Socrate ajoute en parlant du beau : "Il ressemble en tout cas à un

corps souple, lisse, brillant d'huile, et de là vient sans doute

qu'il glisse entre nos mains et nous échappe, vu sa nature ...

(216c-d)"3

Mentionnons-le en passant ici, dans le Phèdre, oeuvre reconnue

de la maturité de Platon, c'est avec encore plus d'exactitude et

de profondeur que le vieil homme parlera de la beauté. Il y

expliquera, en effet, que si l'être humain se trouve autant attiré

par la beau, c'est que son âme eue jadis la chance d ' entrer

directement en contact avec des réalités absolues dont, notamment,

la Beauté elle-même. Avant d'être attachée au corps ou, si on veut

le dire autrement, précipitée au niveau de 11 existence sensible,

l'âme put, il est vrai, contempler les nombreuses réalités

3. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 146

Page 71: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

65

supérieures. La Beauté s'avérant parmi elles la plus éclatante et

la seule capable en quelque sorte de descendre jusqu'à notre

univers sensible, elle se montra et se montre toujours, disons-le,

la plus apte à provoquer chez l'être humain le souvenir de

1'univers divin et surtout, le désir complètement fou d'y accéder

de nouveau. Rien ne 1 'exprime mieux d'ailleurs et ne le résume

aussi bien que cet extrait du Phèdre : " ... quand, en voyant la

beauté d'ici-bas et en se remémorant la vraie (beauté), on prend

des ailes et que, on éprouve un vif désir de s'envoler ... quand,

comme l'oiseau, on porte son regard vers le haut et qu'on néglige

les choses d'ici-bas, on a ce qu'il faut pour se faire accuser de

folie (249d)."A

1.2) Le beau: une manifestation du bien.

Evidemment, en se rapportant au Lysis même, certains

pourraient estimer qu'un discours sur la beauté ne nous en apprend

guère plus sur l'avis de Socrate en ce qui concerne la naissance

de l'amitié. Rien dans la référence faite à l'amour et aux élans

que suscite le beau ne semble en effet venir éclairer que c'est du

bien que devient ami ce qui à la fois n'est ni bien ni mal jusqu'à

ce que Socrate complète en disant : " ... pour moi c'est le bien qui

est beau (216d)."s A partir de ce moment, nous comprenons que

derrière cet amour qu'éveille en nous la perception du beau se

cache quelque chose d'encore plus fondamental, c'est-à-dire, notre

désir du bien. Comme l'écrit Victor Goldschmidt : "Personne ne

comprend ce que peut signifier "l'amour des belles choses", tant

4. Platon, Phèdre, Traduction et notes Luc Brisson, GF- Flammarion, Paris, 1989, page 123.

5. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 146.

Page 72: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

66

qu'on η'aura pas avoué qu'il s'agit, au fond, que d'une forme

particulière du désir universel des choses bonnes."6

Le beau, expliquons-le, se présente en quelque sorte comme une

manifestation du bien. L'être humain recherchant constamment le

bonheur devine en effet derrière l'éclat et la puissance de la

beauté quelque chose de grand, de bon. Il se tourne donc

instantanément vers elle et, par elle, espère être conduit vers ce

bien qu'il désire. Or, cette beauté provoque parfois en lui un

amour si intense qu'il se trouve transporté hors de lui-même vers

un absolu, un bien suprême. Elle devient pour ainsi dire alors

1 ' inspiration lui permettant de passer du monde sensible à celui

du Vrai, du Bien. En fait, nous l'avons dit, de tous les

transcendantaux, seul le beau descend au niveau de 1'existence

humaine et parvient, de par sa magnificence, à insuffler à l'homme

ce désir de progresser vers quelque chose de primordial, vers le

Bien lui-même. Il constitue sans contredit un élément déclencheur

dans l'éveil de tout être humain au Bien.

Maintenant, nous ne sommes pas sans penser que cette beauté

éclatante puisse parfois éblouir l'être humain à un point tel que

celui-ci soit arrêté dans sa progression vers le Bien, empêché d'y

accéder. Combien d'hommes restent en effet prisonniers de l'image

et sont conduits par la suite à aimer des biens qui, en réalité,

n'en ont que 1'apparence? Le beau, s'il possède le pouvoir

d'éveiller l'être humain et de le conduire au Bien, sait également

y faire écran.

2.0) L'ami du bien: un intermédiaire.

Pour ce qui est de Socrate, toutefois, soulignons qu'il se

contentera simplement de sensibiliser Ménexène au fait que le beau

6. Victor Goldschmidt, Platonisme et pensée contemporaine. Editions Montaigne, Aubier, Paris, 1970, page 24.

Page 73: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

67

et l'amour qu'il inspire soient le reflet et du bien et de notre

désir de celui-ci. Il s'agira pour lui d'une façon simple

d'éclairer l'enfant sur la dernière suggestion faite pour expliquer

la naissance de la véritable amitié. Notons d'ailleurs que le

vieil homme reprendra cette suggestion tout en considérant les

récents propos tenus sur la beauté. "Je dis donc, par une sorte

d'inspiration divinatrice, que ce qui est ami du beau et du bien,

c'est ce qui n'est ni bon ni mauvais (216d)."7 8 Autrement dit,

1'intermédiaire est ce qui devient ami du beau, expression même du

bien.

Signalons rapidement en passant ici qu'Amour lui-même dans le

Banquet sera considéré comme ce qui n'est ni beau ni laid, ni bon

ni mauvais. Juste milieu, on nous le présentera en effet comme ce

qui n'étant ni laid ni mauvais tend vers ce qu'il n'est pas mais

espère être à savoir, beau et bon.3

2.1) L'intermédiaire, ami du bien ou de son pareil?

Désirant s'assurer de la bonne compréhension du jeune

Ménexène, Socrate invitera celui-ci à suivre les raisons qui le

conduisirent à une telle conclusion. De façon beaucoup plus

systématique, il lui exposera sa pensée. Il expliquera d'abord

que, selon sa propre opinion, trois genres possèdent une existence :

" ... le bon, le mauvais, et ce qui n'est ni bon ni mauvais

(216c)."9 Une réflexion antérieure ayant permis de conclure que

1'amitié ne saurait exister entre le bon et son pareil, le méchant

et son semblable, entre l'homme de bien et le malveillant, il

affirmera que seul ce qui se trouve entre le bien et le mal peut

peut-être encore nous aider à comprendre comment une véritable

7. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147.

8. Se référer au Banquet 201e à 202d.

9. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147.

Page 74: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

68

amitié parvient à voir le jour. En fait, après l'examen des

différentes causes attribuées à la naissance de l'amitié et la

constatation de 1'insuffisance de chacune des théories examinées,

deux possibilités existent encore selon le vieil homme quant à

1'origine de cette affection humaine; ou bien ce qui se situe entre

le bien et le mal devient ami de ce qui est bien ou, encore, il le

devient de son pareil. Chose certaine, 1'intermédiaire ne se lie

pas d'amitié avec le mauvais. Qui souhaiterait le mal pour ami?

2.1.1) De 1'impossibilité d'une amitié entre intermédiaires.

Comme le fera remarquer Socrate, cependant, une des

possibilités envisagées doit, si nous demeurons conséquents avec

1'examen effectué précédemment, être immédiatement rejetée. Il

s'agit de celle prônant 1'amitié de 1'intermédiaire pour

1'intermédiaire. Accepter cette alternative ne viendrait en effet

que contredire ce que nous avons découvert antérieurement, c'est-

à-dire, que le semblable ne puisse se lier d'amitié avec le

semblable.

2.1.2) Conclusion et exemples.

Seule une possibilité demeure en réalité quant à 1'existence

de 1'amitié et Socrate la formulera en disant que " ... c'est du

bien seul que peut devenir ami cela seulement qui n'est ni bon ni

mauvais (216e-217a)."lo Soulignant ensuite au passage 1'apparente

efficacité du raisonnement leur ayant permis de tirer cette

conclusion, il introduira quelques exemples permettant non

seulement de soutenir cette même conclusion, mais aussi de

comprendre davantage comment une amitié du genre parvient

concrètement à voir le jour. Il s'agira en outre d'un excellent

10. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147 .

Page 75: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

69

moyen pour rendre compte de la raison qui pousse 11 intermédiaire

à se lier d'affection avec ce qui est bon.

2.1.2.1) Rôle important du mal dans notre désir du bien.

Se référant d'abord au corps lui-même, Socrate fera remarquer

à Lysis et à Ménexène qu'un organisme bénéficiant d'une bonne santé

requiert en aucun temps le secours du médecin ou de sa discipline.

Se suffisant à lui-même, il ne voit pas la nécessité de se tourner

vers ce type d'assistance. En bonne condition, un homme ne ressent

pas en effet le besoin de se lier d'affection avec le médecin, du

moins en vue de sa propre santé. Seule la maladie l'incite à aller

vers et à aimer ce qui saura lui venir en aide. Autrement dit, le

médecin et son art constituent un bien recherché et estimé dans la

mesure où ils peuvent mettre fin à la maladie, ce mal qui assaille

le corps.

Or, cela témoigne incontestablement, suggérera le vieil homme,

que c'est du bien que 1'intermédiaire devient ami. Le corps, qui

en soi peut être dit ni bon ni mauvais, apprécie naturellement le

médecin et sa science parce que ceux-ci lui sont, il est vrai, non

seulement utiles lorsqu'un mal 1'affecte, mais également bons.

Comme Socrate le laissa déjà entendre toutefois, la maladie reste

nécessaire pour provoquer un tel attachement. Elle seule, en tant

que mal, en effet, provoque l'estime en question. Voilà pourquoi

d'ailleurs il conclura que "Ce qui n'est ni bon ni mauvais devient

... ami du bien à cause de la présence d'un mal ... (217b)"11 Léon

Robin dira pour sa part : " ... la présence du mal fait naître le

désir du bon dans ce qui n'est ni bon, ni mauvais."12

11. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147.

12. Léon Robin, Théorie platonicienne de l'amour, Op.cit., page5.

Page 76: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

70

Dans le Banquet aussi nous retrouverons en quelque sorte cette

idée. Avec une formulation différente, nous y apprendrons, comme

l'écrit encore Robin, que " ... l'amour est tout-puissant pour

inspirer 1 ' horreur du mal et 1 ' émulation du bien; il a son principe

dans le désir du bon et du beau."13 Dans le discours de Phèdre,

par exemple, nous pourrons lire que c'est l'amour qui insuffle "

... la honte à 1'action laide ... 1'émulation à 1'action belle

(178d)."1A Dans celui d'Agathon, ce sera : "d'inimitié c'est lui

qui nous vide, et d'amitié c'est lui qui nous emplit ... (197d)"15

Mais encore faut-il, soulignera Socrate à Ménexène dans le

Lysis, que 1'intermédiaire ne soit pas entièrement atteint par le

mal, c'est-à-dire, rendu complètement mauvais 1 Le cas échéant,

aucun désir du bien ne pourrait subsister ; " ... le sujet, ayant

cessé d'être à la fois bon et mauvais, perdrait le désir du bon et

le pouvoir de l'aimer ..."16 Comment ce qui s'avère

essentiellement mauvais aimerait en effet le bien quand nous savons

que " ... le mal ne peut être l'ami du bien (217c)."?17

Souhaitant être bien compris par les enfants en ce qui

concerne ce dernier point, le vieil homme reprendra la réflexion

en tentant de leur faire découvrir que la persistance d'un désir

pour le bien chez 1 ' intermédiaire dépend de la manière dont ce

dernier est touché par le mal. Il mentionnera clairement : " ...

certaines choses, quand un accident les affecte, prennent la

13. Léon Robin, Théorie platonicienne de l'amour, Op.cit., page40.

14. Platon, Banquet, Traduction Paul Vicaire, Op.cit., page 12.

15. Ibid.. , page 44.

16. Léon Robin, Théorie platonicienne de l'amour, Op.cit., page6.

17. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147.

Page 77: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

71

qualité de cet accident, et d'autres non (217c)."18 Le cheveu

qu'on teint blanc, par exemple, n'en possède que l'apparence,

c'est-à-dire, qu'il ne prend pas fondamentalement la qualité de ce

qui l'atteint (ici la blancheur) alors que celui devenu blanc avec

l'âge est identique à ce qui l'affecte soit, cette blancheur

présente en lui. Parallèlement, reconnaîtra Ménexène, "Ce qui

n'est ni bon ni mauvais peut ..., si quelque mal l'affecte, tantôt

ne pas être encore mauvais, et tantôt au contraire le devenir

(217e)."19 Seule la façon dont le mal sera présent en lui à

travers le temps rendra compte de son état et, par le fait même,

du maintien ou non de son désir pour le bien. Non encore gâté par

la présence du mal, ce qui n'est ni bon ni mauvais aspirera

effectivement au bien et le désirera d'autant plus qu'il aura

conscience de la souffrance que lui impose cette présence.

Entièrement corrompu par elle, cependant, il ne saura plus nourrir

cet amour pour le bon et ce, parce que d'abord complètement endormi

par le mal et ensuite parce que l'amitié étant impossible entre ce

dernier et le bien!

Pour appuyer à nouveau ses propos, Socrate enchaînera avec un

exemple qui, cette fois-ci, concernera l'âme beaucoup plus que le

corps. Il montrera en outre que pareillement à ce dernier, l'âme

humaine, en soi ni bonne ni mauvaise peut bien entendu devenir l'un

ou l'autre, mais surtout qu'elle aspire inévitablement au bien

lorsqu'en partie affectée par le mal. Pour en arriver là, il fera

d'abord remarquer qu'un homme ou un dieu déjà en possession de la

sagesse ne parvient pas davantage à éprouver de l'affection à

l'égard de celle-ci. Jouissant déjà de ce bien que constitue le

savoir, il ne voit pas en effet en quoi il gagnerait à aimer ce

qu'il possède déjà. Rappelons-nous: " ... le bon n'est pas l'ami

18. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 147.

19. Ibid., page 148.

Page 78: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

72

du bon, son semblable."2° D'un autre côté, ajoutera le vieux sage,

celui rendu totalement mauvais à cause d'une complète ignorance ne

saurait guère plus désirer la sagesse. A-t-on déjà vu un abruti

aimer la science? " ... le mauvais n'est pas l'ami du bon, son

contraire."21 En fait, seul l'individu ni savant ni ignorant

semble pouvoir véritablement se faire ami de la sagesse. Conscient

du mal qui l'affecte, c'est-à-dire, le manque de connaissance, et

donc pas encore totalement rendu mauvais à cause de celui-ci, cet

être se trouve en effet juste assez sensible à la souffrance que

lui impose son ignorance pour désirer y remédier en se tournant

vers ce bien que constitue la sagesse. Socrate l'affirmera: " ...

ceux-là sont amis de la science ou philosophes qui ne sont encore

ni bons ni mauvais (218b)."22 En d'autres mots, sont amis de la

sagesse ceux qui, s'en sachant dépourvus, reconnaissent en elle un

bien et y aspirent comme tel.23

2.2) Première définition de l'ami suggérée par Socrate.

Fort de ce dernier exemple et de l'appui recueilli auprès de

Lysis et Ménexène quant au raisonnement tenu, notre vieil homme

déclarera avoir enfin saisi en quoi consiste l'amitié. Il s'agira

en outre, comme l'écrira Emile Chambry, du " ... rapport d'un être

imparfait à un autre qu'il considère comme bon."2A Plus

spécifiquement, Socrate affirmera: " ... l'ami, qu'il s'agisse de

l'âme ou du corps ou de toute autre chose, est ce qui, n'étant ni

bon ni mauvais, est amené par la présence du mal à désirer le bien

20. Léon Robin, Théorie platonicienne de l'amour, Op.cit., page6.

21. Ibid., page 6.

22. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 148.

23. Un commentaire semblable se retrouve dans le Banquet en 203e- 204b.

24. Platon, Lysis, Notice d'Emile Chambry, Op.cit., page 308.

Page 79: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

73

(218b-c)."25 ce sera sa première définition "formelle" de l'ami.

Définition à laquelle Lysis et Ménexène adhéreront d'ailleurs 1

2.2.1) Interrogations suscitées par cette première définition.

Evidemment, plus distants des propos tenus par Socrate que ces

deux jeunes enfants et donc plus critiques, certaines

interrogations peuvent nous traverser l'esprit quant à cette

définition. D'abord, nous pouvons nous demander si, comme il le

semble, l'amour du bien demeure exclusif à l'intermédiaire? Nous

avons vu précédemment que le bon et le mauvais, pour des raisons

distinctes, n'aspirent pas au bien comme tel. Cela signifie-t-il

que l'intermédiaire reste le seul à éprouver de l'affection pour

celui-ci? Qu'advient-il en outre de cet amour lorsqu'ayant échappé

au mal, l'intermédiaire réussit à atteindre le bien désiré?

S'évanouit-il à son contact? D'autre part, sommes-nous certains

que le mal constitue l'unique condition de l'amour éprouvé par

l'intermédiaire pour le bien? Ce qui n'est ni bon ni mauvais n'a-

t-il d'autres raisons d'aimer le bien que celle de vouloir échapper

au mal? Doit-il obligatoirement exister une cause à l'amitié? Ne

peut-on aimer gratuitement, sans raison apparente? De plus,

pouvons-nous dire que ce bien désiré par l'intermédiaire lorsqu'un

mal l’affecte s'avère un bien réel? Tout ce que nous désirons

semble en effet bon à nos yeux, mais en est-il vraiment ainsi?

Aimer un bien apparent ne revient-il pas quelque fois à aimer le

mal? Finalement, si l'amitié suppose, comme sous-entendu

antérieurement, une certaine réciprocité d'affection, sommes-nous

en mesure d'assurer qu'elle existera entre ce qui n'est ni bon ni

mauvais et ce qui est réellement bon? Le bon ne se suffit-il pas

à lui-même? Pourquoi en effet retournerait-il l'amour reçu quand

il ne demande pas à le recevoir et surtout qu'il n'en a même pas

besoin? Peut-on parler d'amitié véritable dans de pareils cas?

25. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 149.

Page 80: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

74

Voilà bien des questions auxquelles nous n'aurons certes pas

la prétention de pouvoir répondre immédiatement ! Platon, par

1'intermédiaire de Socrate, avance lentement dans l'examen

entrepris et souhaite justement que son lecteur s'interroge, qu'il

vive la discussion en cours, pense par lui-même et qu'il tente d'y

voir clair. Il n'introduit que peu à peu les éléments qui sauront

éclairer celui-ci et lui permettre de se faire une idée en ce qui

concerne ses propres interrogations. Attendons donc d'en savoir

plus pour répondre aux questions soulevées ci-haut.

3.0) Objet véritable de tout désir.

Indéniablement satisfait du raisonnement tenu et, plus encore,

de son résultat, Socrate n'hésitera pas à se comparer à ce chasseur

fier de revenir de la battue gibier en main. Longtemps, comme il

l'expliqua précédemment en fait, il chercha à acquérir des amis.

Sans les posséder encore, il dira savoir maintenant ce que ceux-ci

doivent être et cela suffira d'ailleurs à le rendre heureux 1 Du

moins, jusqu'à ce qu'un doute étrange l'assaille; et si les

conclusions tirées précédemment ne reflétaient pas la vérité? Si

tout ce qui fut déduit concernant l'amitié se montrait faux?

Inquiet, il ne tardera pas à faire part de ses suspicions à

Lysis et Ménexène. Le premier, peut-être davantage sur ses gardes,

ne dira mot. Le second, probablement déçu par cette soudaine

remise en question, demandera à connaître les raisons à l'origine

d'un tel soupçon. "Je crains, ... que dans notre recherche de

l'ami nous n'ayons rencontré des charlatans, je veux dire des

raisonnements trompeurs"26, expliquera alors Socrate. Puis, sans

plus de commentaire, il entreprendra l'examen, pour ne pas dire la

critique, de leurs tout récents propos concernant l'amitié. Cela

lui permettra en outre d'interroger l'authenticité du bien que

26. Platon, Lysis, Traduction Emile Chambry, Op.cit., page 334.

Page 81: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

75

l’ami, en 1’occurrence 1 ' intermédiaire, aime lorsqu'en partie

affecté par le mal. Il s'agira d'ailleurs d'un point crucial dans

l'investigation du vieil homme puisqu'il débouchera sur la

question: qu'est-ce que ce qui n'est ni bon ni mauvais aime quand

il aime vraiment? En d'autres mots, en quoi consiste le véritable

objet du désir de l'intermédiaire?

3.1) Nature intentionnelle du désir.

Avant d'arriver à ce point capital de son nouvel examen,

Socrate commencera toutefois par sensibiliser le jeune Ménexène au

fait que lorsque nous sommes des amis, nous le sommes bien entendu

de quelque chose ou de quelqu'un, mais aussi à cause de et en vue

de quelque chose. Autrement dit, lorsque nous aimons un objet

quelconque, notre désir pour celui-ci n'est pas sans fondement,

mais bien conscient, intentionnel. "Love as such is nothing. A

"reason" ... is as necessary a part of it as a goal or object ...

is"27, fera remarquer Paul Friedländer à ce sujet. Ce qui revient

à dire que dans chaque désir que nous éprouvons pour un objet

précis est présent à la fois un motif et un objectif. Nous

désirons "telle chose" pour "telle raison" et dans "tel but".

Ce qui est intéressant de remarquer, maintenant, c'est que

pour la première fois officiellement, Socrate parle d'un but à

l'amitié. Précédemment, il nous expliqua la raison pour laquelle

l'intermédiaire éprouvait de l'affection pour le bien. Souffrant

de la présence d'un mal, celui-ci se voyait en effet "forcé" de

poursuivre ce qui, étant bon, lui permettait d'échapper à cette

souffrance. A présent, il insiste sur la fin, c'est-à-dire,

l'objectif visé par ce qui n'est ni bon ni mauvais au-delà de

l'amitié spécifique. Or, il semble évident, à la lumière de ce

qui précède, que ce qui sera visé consistera justement aussi en un

27. Paul Friedländer, Plato, T.II, Op.cit., page 99

Page 82: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

76

bien. Mais sommes-nous certains, par contre, qu'en ce qui le

concerne, ce bien correspondra véritablement, pour ne pas dire

ultimement, lui, à ce que nous désirons? Voilà en réalité vers

quelle interrogation Socrate souhaite amener ses interlocuteurs et

Platon ses lecteurs.

3.1.1) Caractère de l'objet visé par l'amitié.

Pour ce faire, une invitation nous sera d'abord lancée à

réfléchir sur le caractère de l'objet visé par l'amitié. "Cet

objet, en vue duquel on est ami, est-il lui-même ami ou ennemi, ou

n'est-il ni l'un ni l'autre? (218d-e)"2a , demandera ainsi Socrate.

En guise de réponse, il obtiendra une demande d'éclaircissement de

la part de Ménexène. Exercice auquel il se prêtera volontiers

d'ailleurs puisque 1'effort demandé pour interpréter ses propres

propos ne pourra, à son avis, que lui permettre une meilleure

compréhension. Quoi de mieux que d'articuler sa pensée pour en

connaître la valeur 1

Dans le but donc de rendre plus clair son discours, le vieil

homme choisira d'effectuer un retour sur cet exemple précédent

concernant 1'affection éprouvée par le malade pour son médecin.

Il demandera ainsi au jeune Ménexène si 1'attachement du premier

pour le second résulte bien de la maladie qui le tourmente et de

son désir de retrouver la santé. Sans hésitation, l'enfant

répondra affirmativement. Il accordera aussi à Socrate que la

maladie qui assaille le corps constitue un mal alors que la santé

représente davantage un bien. Puis, sans remarquer que dans les

propos tenus le médecin devenait, au même titre que son art, un

bien aimé en fonction d'un autre, c'est-à-dire, la santé, il

admettra, tout en se rappelant les discussions antérieures, " ...

que le corps, qui n'est ni bon ni mauvais, aime la médecine à cause

28. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 149.

Page 83: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

77

de la maladie qui est un mal ; que la médecine est un bien, que

c'est en vue de la santé qu'on l'aime, et que la santé elle-même

est bonne (219a)."29 Ce qui lui permettra notamment de répondre

à la question de Socrate concernant le caractère de l'objet visé

par l'amitié. En effet, si la santé, objet en vue duquel

1'intermédiaire, c'est-à-dire, le corps, est ami de la médecine,

s'avère elle-même bonne pour celui-ci, elle ne peut, par le fait

même, qu'en être l'ami alors que la maladie, en tant que mal, ne

saurait qu'en être l'ennemi. Autrement dit, l'objet visé par

l'amitié constitue lui-même un ami du fait qu'il est également bon

pour celui qui y aspire.30

En conséquence, conclura Socrate avec 1 'accord de l'enfant,

nous pouvons avancer concernant 1'amitié que " ... ce qui n'est ni

bon ni mauvais est ami du bon, à cause du mauvais et de l'ennemi,

en vue du bon et de l'ami ... (219b)"31 Dis d'une façon

différente, "... c'est en vue de ce qu'il aime que l’ami est ami,

à cause de ce qu'il déteste ... (219b)"32

3.1.1.1) Difficulté résultant du caractère de l'objet visé par 1'amitié.

Prudent dans son raisonnement, Socrate avertira cependant les

enfants du risque de se leurrer encore une fois quant à la

conception de l'amitié. Si l'objet en vue duquel nous sommes amis

se révèle en effet lui-même un ami, nous devons alors affirmer que

l'ami est ami de l'ami et, du même coup, que le semblable se lie

29. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 149.

30. Remarquons ici que nous sommes passés de la réflexion sur l'ami que constituait 1'intermédiaire dans son aspiration au bien à la réflexion sur l'ami que constitue le bien aimé lui- même pour 1'intermédiaire.

31. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 150.

32. Ibid.., page 150.

Page 84: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

78

d'amitié avec son semblable. Ce qui, bien entendu, va à l'encontre

des conclusions tirées antérieurement!

Mais à quoi bon retourner en arrière? Socrate lui-même

choisira de ne pas tenir compte du problème causé par le caractère

de l'objet visé par l'amitié. De toute façon, la dernière

conclusion qu'il tira ne prétendait pas que l'ami était ami de

l'ami, bien que cela y était sous-entendu, mais plutôt que l'ami

l'était en vue de l'ami. Chose fort différente!

3.1.2) Les multiples objets aimés versus un premier aimé.

Quoiqu'il en soit, un fait encore plus important doit retenir

notre attention. Pour éviter de se fourvoyer quant à notre

conception de l'amitié, nous devons en effet tenir compte de la

réalité suivante, expliquera le vieil homme à ses auditeurs. Si

chaque fois que nous désirons une chose, un but est présent dans

notre désir, c'est-à-dire, que nous aimons la chose en vue d'une

autre, nécessairement le désir éprouvé pour la seconde chose

comportera lui aussi un but qui, pareillement, consistera en un

objet aimé en vue d'un autre et ainsi de suite indéfiniment. La

médecine, fera remarquer Socrate à Ménexène à titre d'exemple, est

aimée dans le but de retrouver la santé. Or, cette dernière mérite

également notre affection et elle la mérite aussi en vue d'autre

chose. Quelque chose que nous estimons bien entendu! Ce quelque

chose, à son tour, est aimé en fonction d'un autre objet aimé de

nous. Si bien qu'une succession infinie d'objets aimés semble

venir expliquer cette réalité humaine que constitue l'amitié.

Mais voilà qu'un problème se pose! Comment en effet

parviendra-t-on à définir véritablement l'ami si chaque fois que

nous pensons avoir saisi en quoi il consiste, nous sommes renvoyés

à quelque chose d'autre ou, plus exactement, à un autre objet aimé?

La réponse est simple: un premier principe doit venir mettre fin

Page 85: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

79

à la suite interminable d'objets aimés en vue d'autres objets aimés

et constituer, par le fait même, l'ami par excellence. C'est

d'ailleurs à l'existence d'un tel principe que Socrate tentera de

sensibiliser le jeune Ménexène par l'intermédiaire d'une question.

Il demandera à l'enfant: " ... ne sommes-nous pas entraînés ...

dans une progression sans fin, à moins que nous ne finissions par

atteindre un point initial au delà duquel nous ne soyons plus

renvoyés à un autre objet ami, et qui soit le principe même de

toute amitié, l'objet en vue duquel nous disons que nous aimons

tous les autres (219c-d)?"33 Autrement dit, n'arrivera-t-il pas

qu'au bout de tous ces objets aimés en vue d'autres objets nous

rencontrions une seule et véritable chose aimée, une chose

appréciée pour elle-même, authentique fin de tous nos amours? Pour

Ménexène, cela semblera inévitable. Il faudra bien que l'amour que

nous éprouvons pour telle chose en vue de telle autre et de telle

autre encore finisse par aboutir à un moment donné à un premier

aimé (proton philon), un objet ultimement désiré de nous!

3.1.2.1) Les multiples objets aimés: des images du véritable ami.

Evidemment, admettre l'existence d'un tel objet ne se fera pas

sans provoquer certaines remises en question. Socrate, en

sensibilisant ses auditeurs à la présence d'un premier principe

dans l'amitié, c'est-à-dire, d'une chose qui soit l'unique et

véritable fin de nos multiples affections, se trouvera en effet à

interroger du même coup l'authenticité du bien aimé par

l'intermédiaire lorsqu'un mal l'affecte ou, dit d'une autre

manière, la véracité de l'ami; "... je me demandais si tous ces

autres objets, que nous appelions amis en ne visant que lui, n'en

étaient pas de simples fantômes qui nous égaraient, et si ce

premier principe n'était pas la seule chose qui nous fût

33. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 150.

Page 86: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

80

véritablement amie (219d)."3A Le vin, reconnu pour son pouvoir

curatif, ne saurait, par exemple, être considéré comme un ami

authentique et ce, malgré toute l'estime qu'un père pourrait lui

accorder après que son fils, sa plus grande richesse, ait ingurgité

de la ciguë. La totalité de la considération en cause dans un tel

cas se rapporterait en effet non pas à la boisson elle-même, mais

bien à ce en vue de quoi elle s'avérerait un bien. Semblablement,

ajoutera le vieil homme, nous pouvons dire que ce n'est ni l'or ni

l'argent que plusieurs d'entre nous aimons, mais plutôt ce en vue

de quoi nous souhaitons acquérir ces richesses. De sorte qu'une

importante distinction existe entre ce que nous aimons réellement

et qui constitue l'authentique ami, et ce que nous aimons

uniquement en vue d'autre chose. Comment arriverions-nous en fait

à affirmer que tel objet soit véritablement aimé si l'estime que

nous lui portons ne le vise pas exclusivement, c'est-à-dire, que

nous ne l'aimons pas uniquement pour lui-même, mais en grande

partie pour autre chose? Socrate dira en se rapportant plus

spécifiquement à la notion d'amitié: " Quand nous appelons amie une

chose que nous aimons en vue d'une autre, notre amitié n'est qu'une

manière de parler: la chose vraiment aimée semble bien être celle-

là seule où tendent toutes ces prétendues amitiés (220b)."34 35

S'exprimant de la sorte, le vieil homme cherchera d'abord et

avant tout à faire comprendre à ses jeunes auditeurs que " ... ce

qui est vraiment ami ne l'est pas en vue d'autre chose ...

(220b)"36 et que, par conséquent, seul l'objet rencontré au terme

de tout ce que nous aimons dans l'attente d'autres objets aimés

peut mériter un tel titre. Lui, et rien que lui, se trouve en

effet apprécié pour lui-mêmel Les autres, s'ils reçoivent notre

affection, la reçoivent en tant que moment d'accès à l'ultime objet

34. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 150.

35. Ibid., page 151.

36. Ibid., page 151.

Page 87: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

81

d'amour. Leur valeur ne dépasse guère celle de l'image. Ils sont

et ne seront toujours pour ainsi dire que le reflet de ce que nous

aimons réellement, de 1'authentique ami 1 Les considérer autrement,

à savoir comme des amis réels, nous enfermerait encore une fois

d'ailleurs dans une fausse conception de l'amitié et, qui plus est,

risquerait de nous occasionner les plus grandes déceptions Í Quelle

peine n'éprouverions-nous pas en réalisant effectivement que ce que

nous poursuivons s'avère un simple fantôme ou, en d'autres mots,

que nous chérissons un ami qui n'en est pas un 1 La conclusion

tirée par Socrate et acceptée par Ménexène ne saurait en fait être

plus claire : ce que nous estimons véritablement ne peut être aimé

dans 1'espoir d'atteindre autre chose d'aimél

Dans son étude du Lysis, Paul Friedländer résumera bien la

dernière réflexion entreprise par le vieil homme avec ses jeunes

disciples. Il profitera également de 1'occasion pour souligner

1'importance de celle-ci quant à 1'ensemble du dialogue de Platon :

"Here the dialogue rises to its highest level. ... we realize that there is a hierarchical series of goals leading upward to the "first object of love" which is not loved for the sake of anything else and of which all other objects of love are but "copies" or mere words as compared with reality. In this supreme love all other loves and affections of man terminate."37

Evidemment, une telle façon de penser ne peut que nous

rappeler le fameux système des Idées de Platon. En effet, élaborée

bien après 1'oeuvre que nous étudions, cette théorie du philosophe

affirmait en quelque sorte que l'Idée consiste en ce qui

véritablement est alors que le reste n'existe ou ne possède de

valeur que dans la mesure où il y participe. Un peu comme une

première esquisse, le Lysis, lui, nous a appris que 1'ensemble des

choses aimées ne l'est qu'en fonction de ce qui réellement se

37. Paul Friedländer, Plato, T.II, Op.cit., page 99

Page 88: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

82

trouve estimé ou, si nous voulons le dire différemment encore, que

les multiples objets que nous affectionnons ne se révèlent que les

images d'un proton phi Ion.

3.2) Le bien comme premier aimé.

Mais justement, sommes-nous en droit de nous demander en

revenant à notre analyse du Lysis, en quoi peut bien consister cet

ultime et véritable objet d'amour, ce "proton phi Ion", cette chose

qui, en bout de ligne, se voit aimée pour elle-même et constitue

un ami authentique? S'agirait-il du bien proprement dit? D'après

Ménexène, il semble que ce soit le casi Après tout, ne disions-

nous pas précédemment que c'est en vue même du bon et de l'ami que

1'intermédiaire affligé du mal recherchait et aimait les choses

bonnes?

3.2.1) Objection de Socrate : le bien aimé à cause du mal.

Sceptique, bien qu'ayant lui-même contribué à 1'émergence

d'une telle conception, Socrate ne donnera pas raison à l'enfant.

Il obligera plutôt ce dernier à reconsidérer sa position, à

s'interroger davantage sur ce caractère absolu par lequel on

reconnaîtrait dans le bien une fin en soi. La première question

qu'il posera à son jeune élève visera d'ailleurs à éveiller celui-

ci au fait que le bien ne soit peut-être pas en lui-même, comme ce

devrait être précisément le cas pour 1'ultime objet d'amour, digne

d'affection. En réalité, demandera le vieil homme, "N'est-ce pas

à cause du mal que le bien est aimé?”30 Dis d'une autre manière,

n'est-ce pas d'abord et avant tout 1'aversion que nous entretenons

envers le mauvais qui nous incite à apprécier le bien, à considérer

ce dernier comme quelque chose de profitable, de bon pour nous?

Imaginons, proposera-t-il pour répondre à la question, que nous

38. Platon, Lysis, Traduction Emile Chambry, Op.cit., page 336 .

Page 89: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

83

réussissions en effet à éliminer dans sa totalité le mal et que,

du même coup, plus rien n1 affecte tout ce qui en soi ne saurait

être dit bon ou mauvais ; ne serions-nous pas dès lors forcés

d ' admettre 1 ' inutilité même du bien et la futilité d'un amour à son

égard? Dans un monde où se côtoieraient uniquement le bon et

11 intermédiaire, le désir du bien ne se révélerait-t-il pas, en

d ' autres termes, vide de sens? Sans réponse de la part de

Ménexène, Socrate déclarera : "Si nul mal en effet ne nous blessait,

nous n'aurions plus besoin de secours et il deviendrait évident par

là que c'était le mal qui nous rendait le bien précieux et cher,

parce que celui-ci était le remède de la maladie qu'était le mal :

mais, la maladie supprimée, le remède n'a plus d'objet (220c-d)."39 40 41

Sensible aux propos du vieil homme, 1'enfant conviendra

rapidement que la nature du bien est telle " ... que c'est à cause

du mal qu'il est aimé de nous, qui sommes à mi-chemin du bien et

du mal, et que par lui-même il n'est d'aucun usage ... (220d)"*°

Autrement dit, il reconnaîtra sans trop d'hésitation que, de son

propre chef, le bien ne saurait se montrer comme quelque chose

d ' avantageux, de profitable à l’être humain ; que, dans les faits,

seule la déchirante présence du mal parvient à nous en faire

éprouver le besoin, à éveiller notre intérêt pour lui et, du même

coup, à en valoriser 1'existence. Bolotin écrira pour expliquer

davantage :

"... the very nature of the good, insofar as it is good . . . is to be good for someone. But the good could not be good for anyone if there were no one who needed it, and no one would need it were it not for the presence, or threatened presence of evils. nA1

39. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 151.

40. Ibid. page 152.

41. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Op.cit., page 172.

Page 90: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

84

Ménexène admettra aussi qu'à cause de cette nature

particulière, le bien ou, plus exactement, 1'affection vouée au

bien, cesserait vite d1 exister là où le mal se verrait aboli.

Jugeant vraisemblable que, contrairement à toutes ces choses que

nous aimons une à la suite de l'autre jusqu'à 1'aimable par

excellence, le bien, en tant ultime objet d'amour, puisse trouver

la raison d'une amitié à son égard principalement dans la présence

de l'objet ennemi, c'est-à-dire, du mal, il avouera tout simplement

que " ... l'ennemi disparaissant, l'amitié aussi s'évanouirait

(220e)"A2.

Or, pour Socrate, c'est justement là que se situera le

problème! En effet, laissera sous-entendre le discours du vieil

homme, comment un objet dépendant aussi étroitement de la présence

de son ennemi ou encore requérant constamment le support de celui-

ci pour prendre de la valeur à nos yeux et ensuite bénéficier de

notre amour saurait-il mériter toujours et encore le titre d'aimé

par excellence? Autrement dit, comment pourrions-nous considérer

le bien comme un authentique ami quand nous savons qu'il ne réussit

même pas à être estimé pour et par lui-même? Ce qui est

véritablement aimé ne devrait-il pas, en plus de ne pas être aimé

en vue d'autre chose, ne pas dépendre d'autre chose pour être aimé?

3.2.2) Réponse à 1 'objection.

En guise de réponse, le vieux sage entraînera encore une fois

ses jeunes interlocuteurs dans une série de questionnements. En

fait, au lieu de conclure définitivement à ce que nous pourrions

qualifier d'une non primauté du bien, il soumettra à nouveau à la

discussion cette notion selon laquelle la présence du mal

constituerait 1'unique condition de 1 'émergence de l'amitié et,

plus précisément, d'une amitié pour le bien. Il s'agira pour lui

42. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 152.

Page 91: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

85

d'un moyen de s'assurer de la validité d'une telle conception et,

du même coup, de la conclusion pouvant être tirée à partir d'elle,

c'est-à-dire, que le bien ne puisse mériter la considération d'un

premier aimé. Procédé qui, comme nous le verrons d'ailleurs,

portera fruit puisque Socrate parviendra à démontrer à la petite

assemblée 1'indépendance de certains désirs relativement à la

présence du mal et donc, dans un même temps, celle de l'amitié en

tant que telle.

Mais voilà, avant de considérer davantage cette démonstration,

attardons-nous à une autre de ces raisons qui, en principe, devrait

nous retenir d'adhérer à l'idée que le bien, en tant qu'ultime

objet d'amour, puisse inévitablement dépendre du mal. Raison qui

concerne la nature même de ce bien en tant qu'absolu!

3.2.2.1) Le bien absolu : indépendant du mal par nature.

D'abord, tel que le fera remarquer Paul Friedländer dans une

analyse du Lysis, personne ne pourrait effectivement nier qu'au

niveau de 1'expérience humaine l'amour du bien ait comme principale

cause notre profonde aversion pour le mal . En fait, il demeure

plus qu'évident que, dans la vie de tous les jours, c'est

précisément au moment où quelque chose de mauvais nous tourmente

que notre intérêt pour le bon se manifeste, que notre désir du bien

s'intensifie. Mais encore faut-il ne pas confondre ce bien que

nous espérons en réponse à un mal spécifique et le bien auquel nous

aspirons ultimement ! Si le premier reçoit en effet notre affection

essentiellement en tant que moyen nous permettant d'échapper à la

terrible souffrance imposée par la présence du mauvais, le second,

lui, constitue davantage une fin en soi, un idéal vers lequel tend

tout l'amour de l'être humain. Ce qui signifie en outre qu'il

n ' appartient pas à l'ordre du relatif, mais bien à celui de

1'absolu et que, par conséquent, rien ne saurait le déterminer ou,

encore, s'imposer à lui comme condition, pas même le mal.

Page 92: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

86

S'avérant ce qui existe de plus haut, de plus parfait et de plus

véritable, le bien suprême ne dépend en fait que de lui-même et

suffit d'ailleurs à lui seul à attirer notre affection!

Friedländer le notera :

" ... when we perceive and love the highest object, the Eidos, "for its own sake, ” if only from afar, then it is obvious that the good cannot depend on evil. Otherwise, the good would no longer exist when evil is overcome.The absolute nature of the good, therefore, cancels the need for evil as an efficient cause for the good."*3

3.2.2.2) Indépendance de certains désirs relativement à la présence du mal.

Mais pourquoi alors, sommes-nous en droit de nous demander,

Socrate amena Ménexène à penser le contraire? S'imaginait-il

réellement que le bien suprêmement aimé puisse toujours et encore

relever du mal ? Difficile à croire 1 Espérait-il en ce cas-là

confondre encore une fois l'enfant, exploiter sa tendre ignorance

pour mieux faire jaillir ensuite la vérité? Cela semble davantage

possible, du moins si l'on se fie à la discussion dans laquelle il

entraîna son jeune interlocuteur immédiatement après lui avoir fait

admettre que l'amitié du bien disparaîtrait avec la suppression du

mal.

Il est vrai, devons-nous d'abord remarquer concernant cette

conversation, qu'en aucun temps Socrate s'employa, comme nous

venons de le faire avec Friedl’ânder, à distinguer clairement bien

estimé relativement au mal et bien estimé absolument pour ensuite

mettre spécifiquement en évidence 1'impossibilité d'une dépendance

du bien ultimement aimé envers le mal. Par contre, il faut

souligner qu'il ne laissa pas pour autant croire au jeune Ménexène

que le mauvais soit en mesure de conditionner à lui seul notre

43. Paul Friedländer, Plato, T.II, Op.cit., page 99.

Page 93: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

87

amitié pour le bien. Judicieux, il demandera en fait à l'enfant:

" ... si le mal disparaissait, que deviendraient la faim et la

soif, et les autres besoins du même genre (220e-221a)?ΑΑ"

Cesseraient-ils simplement d'exister? Persisteraient-ils malgré

tout? Autrement dit, nos différents appétits se trouveraient-ils

ou non éliminés du seul fait que le mauvais, lui, le soit? Voilà

une question à laquelle il est difficile de répondre définitivement

que ouil Aussi longtemps que des êtres vivants subsisteraient,

poursuivra Socrate, de tels désirs ne se maintiendraient-ils pas

par une sorte de nécessité? Ne continueraient-ils pas en réalité

à être éprouvés sans toutefois causer préjudice à ceux qui les

ressentiraient? Si le mal tombait réellement et que ces appétits

demeuraient, pourquoi en effet nous blesseraient-ils encore?

Sans donner à Ménexène la chance de répondre, le vieil homme

avouera en quelque sorte le très grand manque de connaissance de

l'être humain par rapport à de telles questions. Il ira même

jusqu'à se demander si s'interroger ainsi sur ce qui persisterait

ou non après l'abolition du mal ne constituerait pas, d'une

certaine façon, une perte de temps. Après tout, qui saurait

discourir réellement d'une chose à propos de laquelle il ne possède

aucune expérience? Nous avons beau imaginer en effet ce qui

arriverait le jour où le mauvais se verrait entièrement supprimé

et même rêver inlassablement d'un tel jour, le fait que nous ne

connaissions autre chose qu'un monde où le mal est présent ne rend-

t-il pas nécessairement incertaine toute conclusion pouvant être

tirée sur les conséquences d'une telle suppression?

Laissant la question en suspens, Socrate choisira tout de même

de poursuivre la réflexion, mais cette fois-ci en prenant bien soin

de se référer d'abord et avant tout à ce que l'être humain sait

déjà, c'est-à-dire, ce que l'expérience lui révèle quotidiennement.

44. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 152.

Page 94: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

88

Tel qu'il le mentionnera à son jeune disciple, il existe en réalité

une chose à propos de laquelle nous pouvons être certains: de nos

jours, lorsqu'un être éprouve de la faim, de la soif ou tout autre

envie de même nature, parfois il se trouve avantagé par son désir

et d'autres fois carrément défavorisé par lui. Affamée, par

exemple, il arrive, selon les situations, qu'une personne aide ou

nuise à sa santé simplement en s'alimentant ou non. Nous disons

alors que son appétit s'avère, suivant le cas, soit bénéfique soit

dommageable. Ménexène le reconnaîtra lui-même: certains de nos

désirs impliquent " ... tantôt du mal, tantôt du bien, tantôt ni

l'un ni l'autre ... (221b)"AS Or, s'empressera justement de faire

remarquer Socrate, il s'agit là d'une réalité fort importante pour

quiconque s'interroge sur le sort réservé aux multiples appétits

lors d'une possible abolition du mal. En effet, soulignera le

vieil homme à l'enfant, si tel qu'il le semble les désirs que nous

éprouvons ne se révèlent pas tous mauvais, nous avons le droit de

croire alors que, le mauvais éliminé, certains de ces désirs

subsisteraient toujours. " ... le mal supprimé, pourquoi sa

suppression entraînerait-elle la suppression de ce qui n'est pas

un mal (221b)?"*6 demandera-t-il en fait à Ménexène avant de

conclure avec l'assentiment de celui-ci, qu'en aucun temps,

effectivement, les désirs jugés ni bons ni mauvais se verraient

contraints de disparaître parce que le mauvais, lui, serait tombé.

Différents de ce dernier, rien, laissera entendre le maître, ne les

forcerait à subir le même sorti

Et les désirs se montrant bénéfiques pourrions-nous demander;

ne subsisteraient-ils pas également à la suppression du mal, eux

qui s'en distinguent fondamentalement? Silencieux à leur sujet,

Socrate insinuera que non. Croyant probablement toujours, comme

le relèvera Bolotin, que " In the absence of evils, there would no

45. Platon, Lysis, Traduction d'Alfred Croiset, Op.cit., page 152.

46. Ibid. , page 152.

Page 95: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

89

longer be any need of or any uses for good things, at least insofar

as they were good"*7 *, il suggérera davantage en effet qu'aucun

appétit de ce genre ne saurait aussi persister. N1 entreprenant

toutefois aucune discussion sur la question, il indiquera d'une

certaine manière à son jeune auditoire que plus important encore

s'avère le fait que certains de nos désirs, à savoir ceux que nous

qualifions de ni bons ni mauvais, soient, eux, indépendants quant

à la présence du mal ou, plus exactement, persistants en 1'absence

de celui-ci. Effectivement, fera comprendre Socrate à tous et

chacun, là spécifiquement se trouve la preuve qu'aimer ou, encore,

que l'amitié ne repose pas exclusivement sur une horreur du mal.

Bien entendu, c'est toujours par le biais d'un questionnement

intelligent que le vieux sage amènera ses disciples, Ménexène en

particulier, à découvrir par eux-mêmes la vérité. Ainsi, sachant

le jeune homme éveillé à cette réalité selon laquelle quelques-uns

de nos désirs subsisteraient même après une suppression du mauvais,

il demandera : "Est-il donc possible, si l'on éprouve des désirs et

des passions, de ne pas aimer les choses que l'on désire et vers

lesquelles on est porté par la passion (221Ъ)'?"ла Autrement dit,

se peut-il qu'on aspire à une chose sans vraisemblablement

affectionner celle-ci? L'enfant reconnaîtra immédiatement pour sa

part que noni " ... celui qui désire doit forcément aimer l'objet

de ses désirs."*9 Socrate reprendra aussitôt alors en disant: mais

cela ne signifie-t-il donc pas que l'amitié survivrait également

lors d'un anéantissement complet du mauvais? Parfaitement, lui

répondra Ménexène ; si comme il le semble les désirs ni bons ni

mauvais continuent d'exister suite à 1'abolition du mal et que

désirer suppose nécessairement un amour pour les choses auxquelles

47. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Op.cit., page 179.

48. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 152.

49. Platon, Lysis, Notice d'Emile Chambry, Op.cit., page 308.

Page 96: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

90

on aspire, il va effectivement de soi que 11 amitié aussi

subsisterait 1 Chose qui, en profitera tout de suite pour lui faire

remarquer le vieil homme, ne risquerait sûrement pas se produire

si, comme nous le pensions précédemment, le mauvais s'avérait

1'unique condition de l'amitié! En fait, ajoutera Socrate en guise

d'explication, " ... la cause disparue, il serait impossible que

l'effet de cette cause subsistât."50 Ménexène en conviendra en

quelque sorte lui-même alors : le mal ne saurait davantage expliquer

à lui seul la naissance de l'amitié!

4.0) A l'origine de l'amitié: un désir pour ce qui nous convient.

Sentant probablement 1'importance de cette nouvelle prise de

conscience et souhaitant sûrement aussi mettre davantage en

évidence leur récente découverte concernant l'amitié, Socrate

décidera de récapituler brièvement les différentes étapes du

raisonnement tenu jusque-là par lui et la jeune assemblée. Pour

commencer, il rappellera que, dans un premier temps, il fut admis

par tous et chacun que dans tout amour se trouvait et un objet et

une raison. En effet, mentionnera le vieil homme, nous nous sommes

d'abord entendus pour dire que chaque fois que nous aimions, nous

aimions telle chose et ce à cause de telle autre. Ensuite,

poursuivra-t-il, nous avons supposé que la raison qui justement

incitait 1 ' intermédiaire à estimer un objet tel que le bien ne

pouvait s'avérer autre chose que la douloureuse présence du mal.

Brusquement attiré par le bon, pensions-nous, ce qui en soi ne se

révèle ni bon ni mauvais ne devait effectivement que vouloir

échapper à cette terrible souffrance infligée par le mauvais. Puis

voilà, complétera Socrate, un dernier entretien nous a permis de

comprendre que ce mauvais, que nous considérions comme la

principale cause de l'amitié, ne constituait pas la seule

explication possible de notre soudaine affection pour une chose.

50. Platon, Lysis, Traduction Emile Chambry, Op.cit., page 338.

Page 97: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

91

Nous en sommes à présent conscients, précisera-t-il en fait, il

existe bel et bien " ... une autre raison d'aimer et d'être aimé

(221c-d)."51 De façon à rendre celle-ci manifeste, c'est-à-dire,

à mettre en évidence cette raison faisant que même en l'absence du

mal l'amitié subsiste, il demandera à Ménexène: "Est-ce donc qu'en

réalité, comme nous le disions tout à l'heure, le désir est la

cause de l'amitié, de sorte que ce qui désire est l'ami de ce qu'il

désire et quand il le désire, tandis que notre précédente

définition de l'amitié n'était qu'un vain bavardage ... (221d)?"S2

Vraisemblablement répondra le jeune enfant mettant du même coup un

terme à la récapitulation entreprise par le vieillard.

Or, voilà en ce qui nous concerne une conclusion qui ne

saurait nous laisser indifférents! En effet, sommes-nous en droit

de nous demander ici, si le désir se révèle comme il le semble

l'authentique cause de l'amitié, quelle valeur alors peut-on

toujours accorder à cette proposition antérieure affirmant que le

mal est ce à cause de quoi nous aimons le bien? Une valeur bien

minime, serions-nous d'abord tentés de répondre après avoir entendu

le vieil homme insinuer que les propos tenus auparavant sur

l'amitié n'exprimaient rien de véritablement sérieux. Puis, une

valeur respectable, devrions-nous reconnaître en prenant conscience

qu'en aucun moment au cours du dernier entretien Socrate ferma

complètement la porte au fait que le mal puisse dans certaines

occasions s'avérer la cause de l'amitié. Il ne faut pas se le

cacher, jamais il est vrai notre amoureux de la sagesse déclara et

ce, pendant toute la discussion qu'il eut avec Ménexène et les

autres, que le mal ne possédait aucune véritable influence sur nos

amours. Tout ce qu'il tenta d'expliquer à ses jeunes auditeurs,

en réalité, c'est que bien que le mauvais soit une raison nous

incitant à aimer le bon, en aucun temps celui-ci peut être

51. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 153

52. Ibid., page 153.

Page 98: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

92

considéré comme une composante obligatoire en ce qui concerne

1'existence même de l'amitié. Il le démontra très bien,

d'ailleurs, une raison beaucoup plus immédiate que 1'horreur

provoquée chez nous par le mal nous pousse à aimer, une raison qui,

comme il le laissa entendre et nous permettra de le découvrir

encore plus à présent grâce à un nouveau questionnement, trouve sa

force dans le désir que nous éprouvons tout simplement envers ce

qui nous manque et en quelque sorte nous convient 1

4.1) Spécificité du désir.

En fait, nous devions bien nous en douter, jamais Socrate

aurait pu se contenter de cette modeste désignation du désir comme

cause première de l'amitié. Toujours plein de curiosité et

d'étonnement, il cherchera encore une fois effectivement à en

savoir plus, à connaître en quoi consiste précisément cette cause

et quelle véritable implication elle peut posséder. Plus

exactement, il entamera une toute nouvelle enquête qui, elle,

visera justement à déterminer la spécificité même du désir.

4.1.1) Le manque : moteur du désir.

De cette recherche, nous apprendrons, au même titre que la

jeune assemblée, que chaque fois que nous désirons quelque chose,

nous désirons d'abord et avant tout ce que nous ne possédons pas

déjà ou, encore, ce dont nous ne sommes pas en mesure de jouir dans

le moment présent. En effet, fera avouer Socrate à Ménexène: " ...

ce qui désire a le désir de ce qui lui manque ... (221d-e)"53

Autrement dit, ce qui éprouve de 1'attirance pour... tend

premièrement vers ce dont il est privé, dépourvu de. Ce qui n'a

rien de véritablement étonnant! A quoi servirait en réalité à

l'être humain de souhaiter acquérir ce que déjà il détient?

53. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 153.

Page 99: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

93

D'ailleurs, pouvons-nous nous demander, est-ce même possible

d'espérer quoique ce soit qui d'abord ne nous fasse défaut? Nous

sommes à même de penser que non. Pour désirer telle ou telle

chose, il semble davantage certain que nous devons, dans un premier

temps, en ressentir 1'absence. Même dans le Banquet d'ailleurs

Socrate proclamera qu'il en va ainsi! En discutant avec Agathon,

il en viendra effectivement à affirmer que c'est lorsqu' Amour

n'est pas en possession de ce qu'il convoite qu'il y aspire et y

tend.54

Voilà donc pourquoi il nous faut reconnaître le manque comme

le moteur même du désir. Sans lui, sans une carence ou encore une

certaine privation, difficile de croire il est vrai que nous

puissions commencer à tendre vers et à aimer quelque chose. Qui

sait, peut-être même pouvons-nous prétendre en cherchant toujours

à comprendre la nature de l'amitié, que celui qui le ressent,

c'est-à-dire, qui éprouve le manque, se montre incontestablement

l'ami de ce pour quoi il le ressent? Voilà du moins ce que

supposera Ménexène lorsque Socrate lui posera la question.

4.1.2) Le convenable : objet du désir.

Quoiqu'il en soit, cependant, notre vieil homme, lui,

préférera poursuivre son enquête. Ce qu'il mettra en évidence

cette fois-ci, c'est que ce manque ressenti par rapport à une chose

et qui, justement, nous amène à désirer cette chose, possède lui

aussi sa particularité. En effet, nous fera comprendre Socrate,

il ne s'agit pas de n'importe quel manque, mais bien du manque de

ce dont nous avons besoin. Dis d'une autre manière, ce vers quoi

nous tendons et qui nous fait défaut dans le moment présent ne se

révèle pas seulement quelque chose qui nous fait défaut, mais aussi

quelque chose qui se trouve en quelque sorte nécessaire à et en

54. Se référer au Banquet 200a-b.

Page 100: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

94

accord avec notre nature. Pour l'exprimer différemment encore,

disons tout simplement que nous ne désirons pas une chose

quelconque, mais une chose qui nous convient particulièrement, qui

s'apparente à ce que nous sommes fondamentalement.

Ce qui n'est pas peu dire! Il faut s'en rendre compte, il

existe bel et bien un lien étroit entre le besoin que nous

ressentons pour tel objet qui nous manque et l'objet lui-même, une

correspondance qui fait que l'un ne devrait pas aller sans l'autre.

Socrate en tirera lui-même sa conclusion: "C'est donc à quelque

chose qui nous est lié par une certaine convenance que se

rapportent l'amour, l'amitié, le désir ... (221e)"55 Nous

pourrions aussi bien dire, en ce qui nous concerne, que si le

manque se révèle le moteur du désir, le convenable, lui, en

constitue d'une certaine manière l'objet.

4.1.2.1) La convenance: explication de la réciprocité d'affection.

Obtenant l'accord de Ménexène et de Lysis quant à ses derniers

propos, notre vieux sage en profitera pour développer davantage le

sujet. Il fera ainsi remarquer aux deux jeunes enfants que

l'amitié les unissant, par exemple, ne saurait s'expliquer que par

le fait que chacun d'eux s'approche essentiellement de l'autre.

Si Ménexène est l'ami de Lysis et Lysis celui de Ménexène, c'est

effectivement, laissera entendre Socrate, parce'quelque chose dans

la nature du premier et du second les lie de façon particulière.

Or, il vaut la peine de le souligner, dans le Banquet de

Platon, un discours reprendra aussi cette idée du Lysis selon

laquelle justement les êtres qui s'associent en amitié le font

parce que, par nature, ils se trouvent déjà liés. Il s'agit de

celui d'Aristophane. Reposant sur le mythe de 1'androgyne, l'éloge

55. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 153.

Page 101: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

95

en question nous apprendra, en effet, que "Chacun d'entre nous est

... une fraction d'être humain dont il existe le complément,

puisque cet être a été coupé comme on coupe les soles, et s'est

dédoublé. Chacun, bien entendu, est en quête perpétuelle de son

complément (191d)."56 Autrement dit, chaque individu est, d'une

certaine manière, un être incomplet qui recherche précisément et

inlassablement celui ou celle qui, parce que lui correspondant

spécifiquement, saura le conduire à son propre achèvement et, par

le fait même, lui faire connaître le bonheur.

Bien entendu, précisera pour sa part Socrate dans le Lysis,

il ne s'agit pas de n'importe quelle correspondance. Le

rapprochement existant entre celui qui aime et celui qui est aimé

et sur lequel repose justement l'amitié, l'amour ou encore le

désir, ne saurait consister signalera-t-il en réalité qu'en " ...

une convenance d'âme, de caractère, de moeurs ou d'extérieur ".57

Détail que Ménexène acceptera immédiatement et sans réticence

d'ailleurs contrairement à son ami Lysis. En effet, sur le dernier

commentaire de Socrate le bel enfant préférera quant à lui demeurer

muet. Quelques-uns diront, pour expliquer ce silence, qu'étant

donné son jeune âge. Lysis ne possédait pas encore cette expérience

liant l'amant et l'aimé et donc la capacité de se prononcer sur les

propos tenus par Socrate. D'autres, cependant, affirmeront

davantage qu'ayant saisi toute la portée de 1'argumentation

socratique, l'enfant aimera mieux rester discret quant à la

question. En fait, il est vrai et nous devons 1'admettre, cette

notion de convenance ne saurait être sans conséquence 1 Tel que

tentera de le rendre plus clair Socrate, si celui qui aime

véritablement trouve dans ce qu'il aime quelque chose qui lui

convient, c'est-à-dire, qui par nature lui est apparenté,

56. Platon, Banquet, Traduction Paul Vicaire, Op.cit., page 33.

57. Platon, Lysis, Traduction Emile Chambry, Op.cit., page 338 .

Page 102: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

96

nécessairement alors ce qu'il aime devra par la suite lui porter

la même considération. Il ne pourrait effectivement y avoir

parenté dans un seul sens et donc affection dans un seul sens. Si

Hippothalès aime réellement Lysis, qu'il trouve en l'enfant ce qui

vraiment lui convient alors forcément ce dernier devra estimer

Hippothalès en retour puisque par nature il lui sera lié. Imaginez

en passant ici toute la satisfaction qu'éprouvera 1'amoureux du bel

enfant après avoir lui-même saisi 1'argument socratique. Son

visage parlera pour lui !

Mais attention cependant! Nous ne devons aucunement croire

que tout le raisonnement et 1'argumentation socratique tenu jusqu'à

présent visait essentiellement à venir en aide à ce pauvre

Hippothalès dans sa poursuite de l'aimé. En réalité, même s'il

s'engagea auprès du jeune homme et ce, dès les premiers moments de

leur rencontre, notre vieux sage espérait vraisemblablement

davantage encore éveiller 1'amoureux à une profonde vérité, lui

faire découvrir, si nous pouvons nous exprimer ainsi, le sérieux

de l'amour. Bien plus qu'un coup de pouce, la démarche entreprise

par Socrate se voulait en effet un enseignement profond et

réfléchi, un enseignement à travers lequel Hippothalès aurait dû

comprendre qu'un véritable amour, un amour qui tend vers ce qui par

nature lui est apparenté, devrait incontestablement s'avérer

réciproque. "Aurait dû", disons-nous, puisque comme il nous

semble, le jeune homme, aveuglé par un désir démesuré pour Lysis,

ne s'arrêta même pas pour réfléchir à 1 ' authenticité de son

affection pour l'enfant. Satisfait de la conclusion tirée par

Socrate, il s'imagina tout de suite, il est vrai, que le bel enfant

ne possédait d'autre choix que de lui retourner immédiatement cette

affection éprouvée à son égard. En aucun temps, il prit conscience

que seul l'amour, en tant qu ' amour de ce qui nous convient

réellement, est par nature partagé. Il ne saisissa tout simplement

pas non plus, du moins à ce qu'il nous paraît, que la seule

Page 103: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

97

jouissance ou encore la possession de l'autre est loin de

constituer ce que nous qualifions d'authentique amour.

Hippothalès ne semble toutefois pas le seul à ne pas avoir

perçu toute la profondeur de 1'enseignement socratique. Comme lui,

Ménexène et Lysis donnèrent aussi 1'impression d'avoir pensé que

dès qu'un individu en aime un autre, l'autre doit également et tout

de suite estimer son amant en retour. C'est du moins ce que nous

laisse croire la timide approbation qu'ils accordèrent à Socrate

à propos d'une nécessaire réciprocité d'affection existant entre

êtres qui se trouvent liés par une certaine convenance. En fait,

ce qu'il faut comprendre, c'est que les deux enfants voyaient

probablement en cette nouvelle proposition la fin de leur propre

amitié. Aimé d'Hippothalès, le plus jeune d'entre eux devait

effectivement penser qu'il ne possédait plus d'autre choix que de

retourner maintenant son affection au jeune homme en question et

mettre fin à la belle complicité existant entre lui et Ménexène.

Tristes de cet état de chose, jamais lui et son copain ne prirent

le temps de se questionner sur la véracité de l'amour éprouvé par

Hippothalès. Ils ne comprirent pas que pour être aimé en retour,

un amant doit être un véritable amant, c'est-à-dire, se trouver

apparenté à son aimé, éprouver pour lui une affection qui ne soit

pas, par exemple, un simple désir de possession.

4.2) Nature du convenable.

Or voilà, Socrate ne tiendra pas compte de la compréhension

douteuse de ses auditeurs. Ce qu'il choisira de faire plutôt,

c'est d'approfondir la question du convenable. Après avoir bien

souligné en effet que ce qui nous pousse à aimer consiste en un

désir émanant d'un certain manque et que ce qui se trouve aimé

s'avère une chose qui nous convient spécifiquement, il essayera

davantage encore de mettre en lumière en quoi peut bien consister

plus exactement la nature même du convenable en question.

Page 104: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

98

Autrement dit, il tentera de définir de façon beaucoup plus précise

le caractère de ce qui nous convient. Cette nouvelle recherche lui

permettra en outre de revoir avec la jeune assemblée certaines des

options précédemment étudiées pour comprendre et expliquer

1'amitié.

4.2.1) Le semblable.

Dans sa première tentative d1 éclaircissement, par exemple,

Socrate se demandera si ce vers quoi nous tendons en amitié et que

nous disons nous convenir particulièrement ne pourrait être en

réalité identifié au semblable. Après tout, pensera probablement

le vieil homme, pour aller avec ce que nous sommes

fondamentalement, une chose ne devrait-elle pas nous ressembler

d'une certaine façon? Peut-être 1 Mais comme il le rappellera

aussi, une discussion antérieure nous permit de comprendre que le

semblable ne profite pas au semblable et qu'il ne parvient pas, du

même coup, à mériter son affection. Souvenons-nous en, pour que

1'amitié naisse entre deux êtres, il faut une certaine contribution

de la part des partenaires. Nous n'aimons pas, disions-nous, ce

qui ne nous sert pas ou encore ne nous apporte rien. Or,

justement, si le convenable se révèle identique au semblable,

c'est-à-dire, si ce vers quoi nous tendons et qui nous convient

nous est pareil, il est clair qu'en aucun temps nous bénéficierons

de quoi que ce soit ou encore tirerons profit d'une telle relation.

En fait, nous n'assisterions même pas à la naissance d'une amitié.

Nous nous sommes déjà entendus là-dessus ; le semblable ne peut se

lier d'amitié avec le semblable.

Evidemment, si convenance et ressemblance se montraient des

termes distincts, soulignera Socrate, le résultat de toute notre

recherche sur ce qu'est fondamentalement l'amitié serait bien

différent. En réalité, nous ne serions pas en mesure de le rejeter

aussi facilement que lorsque nous considérions les deux termes

Page 105: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

99

identiques. Il garderait toute sa signification et, qui plus est,

nous permettrait de clore une fois pour toute la discussion

amorcée. Pour cette raison, d1 ailleurs, le vieux sage proposera

à la jeune assemblée, enivrée par les nombreux discours tenus, de

s'en tenir à une telle distinction. Ce qu'on acceptera volontiers 1

4.2.1.1) Le relatif.

Conscient cependant qu'à travers leur conversation aucune

définition claire ne fut donnée du convenable, Socrate ne tiendra

pas compte de la fatigue de tous et chacun et poussera encore un

peujblus loin la discussion. Cette fois-ci, il demandera à ses

auditeurs si le convenable en question ne consisterait pas en

quelque sorte en une chose très relative. Plus exactement, il

priera 1 ' assemblée de lui dire si ce qui s'avère mauvais ne

conviendrait pas précisément à ce qui est mauvais, si le bien ne

s'apparenterait pas toujours au bien et si 1 ' intermédiaire, lui,

n'irait évidemment pas inlassablement de pair avec 1 'intermédiaire.

Tous lui diront que oui. Socrate rappellera alors à ses jeunes

disciples qu'ils rejetèrent clairement dans le passé que le

mauvais, par exemple, saurait se lier d'amitié avec le mauvais.

Comment celui qui abuse d'autrui, disions-nous, se ferait-il l'ami

de quiconque tente de 1'abuser personnellement? En fait, laissera

entendre le vieil homme, qu'il s'agisse d'une relation entre

mauvais, bons ou intermédiaires, nous revenons toujours à la case

départ, à savoir celle où nous avons réfuté qu'il pourrait y avoir

naissance d'une amitié entre semblables.

4.2.2) Le bon.

Une possibilité demeure tout de même 1 Nous affirmions en

effet un peu auparavant que nous n ' arrivons pas à aimer quelque

chose qui ne nous apporte rien, quelque chose de complètement

inutile. Or, si nous aimons ce qui nous convient particulièrement,

Page 106: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

100

il est clair alors que le convenable en question doit s'avérer

quelque chose qui nous sert. Reste seulement à savoir qu'est-ce

qui peut nous servir. S'agirait-il du mauvais? Certainement pas 1

Comment ce qui nous nuit pourrait-il nous être profitable? En

fait, le bon seul, remémorons-nous, parvient réellement à nous être

utile.

Mais "Dirons-nous donc que le bien convient à toutes choses

... ( 222c ) ?"5a Bien sûr que non puisque pour voir dans le bien

quelque chose qui nous correspond spécifiquement, il faut au moins

y être éveillé ou encore pouvoir l'être. L'essentiel1ement

mauvais, à titre d'exemple, ne saurait en aucun temps apprécier

celui-ci. Y étant radicalement opposé, il n'y trouverait rien qui

lui convienne. Les contraires n'ont pas d'authentique amitié,

avons-nous dit, pour leurs contraires. En fait, comme le

soulignera Bolotin : "... if the good were akin to everyone, then

everyone would also be akin to the good."58 59 Ce qui, nous venons

de le constater, est loin d'être le cas 1

Enfin, affirmer que le convenable et le bon se révèlent

identiques reviendrait à dire, fera comprendre Socrate, que tous

ceux qui tendent vers ce qui spécifiquement leur convient seraient

eux-mêmes déjà bons et qu'en plus, ils s'avéreraient les seuls à

pouvoir se lier d'amitié. Si le convenable est ce qui nous est

apparenté et qu'il consiste en la même chose que le bon alors il

est clair en effet que seuls les bons devraient voir naître entre

eux l'amitié puisque par nature ils se trouvent apparentés. Sauf

que voilà, se souviendront les jeunes auditeurs de Socrate, il fut

clairement établi déjà que, dans les faits, il n'en va toujours

ainsi. Personne n'élaborera sur la question, mais chacun des

58. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 154.

59. David Bolotin, Plato's Dialogue on Friendship, Op.cit., page 190.

Page 107: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

101

participants se rappellera probablement à ce moment précis que le

bon ne parvient pas à apporter plus au bon que ce dernier ne

possède déjà. Autosuffisants, les êtres de cette espèce, avons-

nous soutenu précédemment, ne sentent pas la nécessité de

s'attacher l'un à l'autre. De plus, comme se remémoreront peut-

être aussi quelques-uns des jeunes gens réunis autour de Socrate,

il ne faut pas nécessairement être bon pour que le bon nous

convienne. Tous ces intermédiaires dont nous avons parlé

précédemment y tendent effectivement aussi.

5.0) Echec de la recherche sur l'essence de l'amitié.

Or, voilà finalement qui amènera Socrate à conclure en quelque

sorte à l'échec de la recherche entreprise pour comprendre

1'essence de l'amitié. En réalité, après avoir passé en revue

certaines des suggestions faites pour expliquer ce phénomène

humain, notre vieil homme finira par se demander et demander aussi

à tous ses jeunes auditeurs s'il ne s'avérerait tout simplement pas

impossible de trouver une solution au questionnement entrepris.

Supposant vraisemblablement que personne ne réussirait à résoudre

le problème, il proposera à tous et chacun de revoir brièvement

tout ce qui, depuis le début de leur conversation, fut exprimé.

Plus exactement, il enjoindra 1'assemblée de le laisser brosser un

tableau des différentes thèses envisagées au cours de leur

entretien. Ce à quoi personne ne s'opposera.

Socrate commencera alors à récapituler toutes ces propositions

amenées jusque-là pour tenter de comprendre 1'amitié ou, plus

exactement encore, de cerner qui sont les amis, et qu'on rejeta

semble-t-il par la suite. D'abord, il parlera de la discussion qui

concerna ceux qui aiment, ensuite ceux qui sont aimés, puis celle

s'étant rapportée aux semblables, à ceux qui s'opposent, aux bons

et à ceux qui par nature leur sont liés, et finalement de toutes

ces conversations ayant traité des autres types qu'il dira lui-même

Page 108: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

102

avoir considérés sans toutefois pouvoir s'en rappeler à présent

étant donné leur nombre impressionnant. Après cela, il conclura

qu'en aucun temps en fait ils réussirent à travers ces multiples

entretiens à comprendre véritablement qui est l'ami. Jamais, en

effet, l'une des thèses envisagées permit de saisir en quoi peut

bien consister exactement l'amitié. Par conséquent, mentionnera

Socrate, il ne reste qu'une chose à faire, du moins en ce qui le

concerne personnellement, et c’est de garder le silence.

D'ailleurs, c'est sur cet aveu important de non-savoir, si

nous pouvons le dire ainsi, que le vieil homme laissera enfin ses

jeunes disciples. Loin d'inventer une solution miracle ou encore

de permettre à 1'assemblée de croire à une solution déjà proposée,

Socrate placera en effet chacun des individus du groupe, y compris

lui-même, face à l'échec de la recherche entreprise sur 1'essence

de l'amitié. Ironiquement, en plus, il affirmera ne pas être en

mesure d'en dire davantage sur le sujet. Autrement dit, il donnera

1'impression d'être complètement dépassé, impuissant face à la

compréhension de ce phénomène humain. Bien entendu, il s'agira là

encore de l'une de ses ruses. Il affirmera lui-même d'ailleurs

qu'en s'exprimant de la sorte, c'est-à-dire, en laissant entendre

qu'il ne savait rien de plus sur 1 ' amitié ou encore qu'il ne

pouvait rien dire de plus, il espérait éveiller 1'intérêt des plus

âgés de 1'assemblée et relancer encore une fois la discussion. Ce

qui aurait dû fonctionner en fait! Le moment s'avérait

effectivement excellent pour tous les auditeurs plus avancés en âge

de faire valoir leur savoir ou encore de revenir sur certaines des

thèses exposées par Socrate. Là-dessus, le vieux sage aurait peut-

être même aimé qu'on lui fasse remarquer qu'il ne traita pas dans

son dernier résumé de l'amitié existant entre ceux qui à la fois

aiment et sont aimés, de même que de l'amitié de 1'intermédiaire

pour le bien. Deux conceptions pourtant importantes pour celui qui

souhaite comprendre davantage 1'essence de l'amitié! Il aurait

peut-être souhaité aussi qu'une nouvelle discussion voit justement

Page 109: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

103

le jour sur le rapport entre une amitié à travers laquelle les amis

se trouvent à la fois à aimer et à être aimés et une amitié à

travers laquelle il existe seulement une aspiration au bien sans

désir d'affection en retour.

Aurait souhaité, avons-nous dit, puisque comme nous le savons,

les attentes de Socrate se trouvèrent vite déçues. En effet, avant

même qu'on puisse entreprendre une nouvelle discussion, les

pédagogues de Lysis et de Ménexène vinrent chercher les deux jeunes

enfants, brisant du même coup la dynamique de 11 assemblée. Socrate

et quelques-uns de ses acolytes tentèrent bien de dissuader les

indésirables, mais devant 11 exaspération et la robustesse de ceux-

ci, ils abandonnèrent la lutte. Notre vieil homme prit tout de

même le temps alors de glisser quelques mots aux enfants avant leur

départ. Il leur laissa entendre en fait qu'ils parurent, lui,

vieil homme, et eux, jeunes enfants, bien ridicules dans leur

discussion. Prétendant en effet être amis, ils ne réussirent même

pas à en donner une définition !

5.1) Conclusion négative du Lysis?

Or, c'est devant cette conclusion on ne peut plus négative que

se trouvera aussi le lecteur du Lysis à la fin de l'oeuvre. Qui

est l'ami? Personne ne semble pouvoir répondre à la question.

Socrate a bien essayé, lui, mais toutes les suggestions faites pour

expliquer 1'amitié se montrèrent insuffisantes en elles-mêmes, y

compris la sienne. En fait, une seule chose paraît évidente : nous

ne pouvons prétendre être ami sans d'abord et avant tout savoir ce

en quoi cela consiste. Nous ne sommes pas en mesure d'ailleurs de

prétendre quoi que ce soit sans, dans un premier temps, connaître

ce à quoi justement nous prétendons. L'homme qui se dit courageux

doit pouvoir, à titre d'exemple, définir ce qu'est le courage. Il

faut en quelque sorte "connaître" pour "être véritablement".

Page 110: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

104

Evidemment, pour être en mesure de dire que nous connaissons

réellement et que nous sommes ce que nous disons être, il faut

d'abord confronter nos idées, nos points de vue, nos croyances et

même nos convictions. C'est ce que Socrate s'employa à faire avec

ses jeunes auditeurs tout au long de leur discussion sur l'amitié.

Désireux de comprendre véritablement 1'essence de ce phénomène

humain, il amena en effet les membres de la petite assemblée à

examiner toutes les idées déjà reçues à ce sujet, à les comparer,

les décortiquer et voir en elles les impardonnables défauts. Il

ne faut pas se le cacher, en renversant toutes les croyances

populaires à propos de l'amitié, Socrate permit aux jeunes gens

réunis près de lui de découvrir que nous ne devons jamais nous

reposer sur ces thèses qui nous paraissent certaines ; qu'il faut

toujours questionner, critiquer, en un mot, rechercher constamment

la vérité.

Voilà pourquoi en outre nous croyons la conclusion du Lysis

beaucoup moins négative qu'elle peut en avoir l'air. Certes,

Socrate termina son exposé sur l'amitié en disant ne pas avoir

réussi à comprendre cette dernière ou, du moins, à cerner qui est

l'ami. Toutefois, à travers les multiples philosophies envisagées

et rejetées, il donna à ses disciples du moment certaines pistes

de compréhension. Plus important encore, il parvint à sensibiliser

chacun eux à la pauvreté de sa connaissance de ce phénomène qu'est

1'amitié et au fait qu'on ne peut, comme nous le disions, se dire

ami sans être d'abord en mesure d ' expliquer ce en quoi cela

consiste. Il stimula du même coup la curiosité de ses auditeurs.

Pour ce qui est du lecteur du Lysis, c'est un peu la même

chose qui se produit. Après avoir suivi et ce, de façon très

attentive, la discussion tenue entre Socrate et la jeune assemblée

et s'être senti impliqué dans une telle discussion grâce au travail

formidable de Platon, celui-ci, en 1'occurrence nous-mêmes, se voit

effectivement obligé de reconnaître sa propre ignorance en matière

Page 111: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

105

d'amitié et de continuer sa propre enquête. Le moindrement

éveillé, il reconnaît que le Lysis se termine, non pas sur une

conclusion négative, mais bien sur une conclusion constructive,

c'est-à-dire, qui, s'il le veut bien, lui permet de bâtir et

d'avancer dans la voie de la vérité.

Page 112: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Conclusion générale

Page 113: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

107

Rapport privilégié à autrui, 1'amitié se révèle pour l'être

humain une expérience des plus enrichissantes. Permettant en effet

à celui qui la vit d'aller au-delà des relations superficielles que

connaissent habituellement la plupart des hommes, elle constitue

un lieu de communication exceptionnel, un moment à travers lequel

l'individu arrive parfois à s'approcher de ce bien auquel il aspire

profondément. Précieuse, il s'agit toutefois d'une relation

rarement considérée comme objet de réflexion. Tous voient en elle

un bien, mais peu s'arrêtent il est vrai pour comprendre en quoi

elle consiste véritablement. Pourtant, elle demande à être saisie

en tant que réalité profonde de l'être humain.

Parmi ceux qui néanmoins en réalisèrent l'importance, Platon,

philosophe reconnu de l'Antiquité, y consacra, nous venons de le

voir, un ouvrage entier intitulé le Lysis. Petit dialogue dit de

jeunesse, le texte en question s'avère pour l'auteur une première

tentative de compréhension de ce rapport particulier à autrui. De

composition simple, il donne d'abord, et nous l'avons bien mis en

évidence, un aperçu des différentes opinions populaires régnant à

l'époque du philosophe à propos justement de l'amitié. Ensuite,

il expose une toute nouvelle façon de concevoir cette relation à

l'autre, une façon qui témoigne du cheminement de son auteur.

En effet, parti de conceptions traditionnelles, Platon montre

à travers le Lysis la faiblesse de toutes ces idées déjà reçues à

propos de l'amitié et, du même coup, la nécessité d'introduire de

nouveaux éléments pour comprendre réellement l'essence de ce

phénomène particulier. Bien que les premiers instants de son

dialogue laissent croire que l'amour s'avérera le thème exploité,

le philosophe convie rapidement son lecteur à un questionnement sur

l'essence même de l'amitié, à une interrogation visant à déterminer

la nature précise de cette relation à l'autre. Socrate, justement

soutenu alors par Platon, débute avec le jeune Lysis une

conversation qui permet en outre à celui qui parcourt l'ouvrage de

Page 114: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

108

cerner la conception utilitaire de l'amitié régnant au temps du

philosophe.

Plus exactement, c'est 1'exemple de l'amour parental que le

vieux sage utilise à ce moment précis du dialogue de Platon pour

permettre à Lysis de comprendre que pour être réellement libre et

aimée, une personne doit se rendre utile aux autres et bonne pour

eux. En effet, fait remarquer alors Socrate à son jeune disciple,

même l'amour inconditionnel ressenti par les parents pour leurs

petits ne suffit pas pour qu'en toute chose un père et une mère

permettent à leurs enfants d'agir comme bon leur semble. Ils ont

beau aimer leur progéniture du plus profond de leur être, tant que

celle-ci ne possède pas un savoir incontestable, une expérience

solide, jamais les parents ne la laissent agir à sa guise. Eux qui

souhaitent pourtant le bonheur de leurs petits, ils ne leur donnent

une pleine liberté d'action que lorsque ceux-ci ont acquis une

certaine sagesse. D'ailleurs, souligna aussi Socrate dans cette

partie du Lysis, n'importe quel homme fait confiance et aime celui

qui se montre savant parce qu'incontestablement il s'agit d'un être

utile et bon pour les autres.

Ce qui revient à dire entre autres choses que même un

sentiment naturel pour autrui, c'est-à-dire, un sentiment comme

celui qu1 éprouvent les parents à l'égard de leurs enfants, ne

suffit pas pour que l'amitié se vive pleinement. Par rapport à

celui qui ne connaît rien, personne ne peut en effet éprouver une

parfaite affection puisque jamais nous sommes à même d'aimer, du

moins pleinement, ce envers quoi nous n1 avons pas confiance ou

encore ce sur quoi nous ne sommes pas en mesure de compter

entièrement. Jean-Claude Fraisse l'écrira; "La nature cède donc

le pas, dans la détermination de la philia, à la reconnaissance

Page 115: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

109

rationnelle d'une compétence, qui seule peut entraîner, de part et

d'autre, des attitudes objectivement amicales."1

Evidemment, il est difficile de nier qu'une telle façon de

considérer l'amitié soit utilitariste. Fonder le rapport

privilégié à autrui uniquement sur ce que l'autre est à même de

réussir et donc sur ce qu'il peut en réalité nous apporter revient,

on ne peut s'en cacher, à fonder l'amitié uniquement sur 1'utilité.

Or, bien qu'il s'agissait là de la façon de penser à 1'époque de

Platon, il faut tout de même voir 1 ' élévation que le philosophe

donna à cette conception au stade du Lysis. Toujours par

1'intermédiaire de Socrate, Platon évoqua en effet une notion très

importante en parlant de l'amitié. Il s'agit de la sophia.

Fondement selon notre auteur d'une utilité véritable, cette

dernière permet à un individu d'être aimé non seulement parce

qu'utile aux autres, mais également parce que bon pour eux. En

réalité, celui qui sait, laissa entendre Platon dans son ouvrage,

se révèle 1'individu le mieux placé pour prendre des décisions

justes, se désigner des fins vertueuses et agir en conséquence.

Il ne peut, par le fait même, qu'être réellement utile à ceux qui

lui font confiance.

Que le sage puisse maintenant s'avérer profitable aux autres

ne signifie pas que ceux qui ne possèdent pas sa connaissance

soient indignes de l'amour des hommes. Comme le démontra très bien

Socrate, celui qui ne sait pas peut tout de même être éveillé à son

ignorance, sensibilisé à son état de non-savoir et intéressé, du

même coup, à acquérir la sagesse manquante. D'ailleurs, si le

vieil homme aime lui-même autant l'être humain, c'est qu'il le

pense justement apte à devenir un être sage, libre, utile et bon.

Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique. Bibliothèque d'histoire de la philosophie, Vrin, Paris, 1974, page 129.

1.

Page 116: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

110

Mais aimer et donner sa pleine confiance à celui qui manifeste

de la sagesse et ce, sans toutefois avoir l'intention d'"utiliser"

la personne en question, peut-il néanmoins être considéré vraiment

comme de l'amitié? Platon semble se l'être lui-même demandé

puisque toujours et encore par le biais de Socrate il entama, comme

notre analyse le démontra, une discussion à travers laquelle il

aborda l'important thème de la réciprocité d'affection. Dans ce

passage du Lysis où Socrate s'adresse plus particulièrement à

Ménexène, notre philosophe demande en effet si pour qu'il y ait

amitié, une affection ne doit pas être partagée? Le savant a après

tout beau mériter l'amour de l'ensemble des hommes, s'il n'a aucune

bienveillance pour eux ensuite, l'amitié qui lui est vouée possède-

t-elle encore un sens? Vu d'une autre façon, le simple plaisir que

deux êtres éprouvent à être ensemble ne s'avère-t-il pas plus à ce

moment là du domaine de l'amitié?

Montrant à l'aide d'une des premières réponses données par

Ménexène à la question "qui est l'ami?" que dans l'opinion

populaire l'amitié semble effectivement conçue comme un lien à

travers lequel il doit y avoir échange réciproque d'affection,

Platon, par le biais de Socrate, en profite tout de même pour semer

le doute chez son lecteur. Il faut dire que le philosophe lui-même

ne se trouve pas convaincu, du moins à ce qu'il semble à ce moment

là, qu'une affection doit être partagée pour que l'amitié existe.

Certes, il sait que nous pouvons estimer un être sans que celui-ci

nous retourne notre affection ou, plus dramatiquement encore, qu'il

nous déteste carrément et que parler d'amitié en ce cas s'avère

quelque peu absurde. Ce qu'il se demande, toutefois, c'est si

aimer sans l'être signifie nécessairement ne rien connaître de

l'amitié. Après tout, ne se peut-il pas que nous développions une

sincère affection pour certaines choses, certains animaux ou encore

certains agissements et ce, même sans recevoir quoique ce soit en

retour? A moins, comme il permit à Socrate de le demander à

Ménexène, que ce soit justement ce qui est aimé qui se révèle

Page 117: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

Ill

véritablement ami et que, par conséquent, dès qu'un être mérite

l'affection d'un autre l'amitié existe? Sûrement pas, nous a-t-il

appris, rappelons-nous en par la suite, puisqu'il deviendrait

possible alors que l'ami, c'est-à-dire, celui qui est aimé, déteste

celui qui l'aime. Rien ne s'avérerait en fait plus ridicule!

Mais quelle conclusion peut donc être tirée? Une seule; la

philia ne saurait uniquement puiser son origine dans l'être qui

aime ou encore dans celui qui bénéficie des sentiments d'autrui

puisque dans un cas comme dans l'autre rien ne nous assure qu'il

existe ce partage d'affection si nécessaire entre les parties

concernées. Elle ne saurait pas non plus trouver sa source

uniquement dans la réciprocité d'affection étant donné que nous

pouvons toujours aimer malgré l'indifférence de ce sur quoi se

porte notre dévouement. En fait, si nous devons retenir une chose

à son propos, c'est qu'elle demande, à la base du moins, qu'en

aucun temps les sentiments de celui qui aime trouvent opposition

chez celui qui est aimé.

Quoiqu'il en soit, laissa cependant entendre Platon à son

lecteur, les multiples façons dont s'expriment nos affections et

que nous venons tout juste d'analyser ne disent rien sur le

fondement même de l'amitié. Il ne s'agit en effet que de simples

manifestations. Quelque chose de plus fondamental, quelque chose

venant avant ces sentiments que nous éprouvons doit en réalité

exister pour rendre compte du phénomène.

Or, il s'agit justement de la raison pour laquelle l'auteur

du Lysis laissa Socrate conduire une nouvelle discussion, un

entretien visant à expliquer en quoi consiste plus exactement

encore l'amitié. Cette conversation, souvenons-nous en, permit en

outre l'étude de deux thèses particulières à savoir, celle

concernant l'affinité des semblables et celle se rapportant à la

complémentarité de ceux qui s'opposent.

Page 118: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

112

La première d'entre elles, inspirée notamment par des poètes

comme Homère et des savants comme Empédocle, prôna le fait,

rappelons-le, que le semblable toujours se trouve attiré par son

semblable. Dit d'une autre manière, elle expliqua la naissance de

l'amitié uniquement à partir de la similitude existant entre les

protagonistes. Ce que lui reprocha Platon d'ailleurs 1 Les

méchants, pourtant semblables, rétorqua en effet le philosophe par

la bouche de Socrate, ne peuvent en aucun temps se lier d'amitié.

Se révélant en eux-mêmes des êtres instables, incapables d'une

quelconque harmonie, jamais ils n'arrivent en fait à se nouer

d'affection avec qui que ce soit. Autrement dit, leur ressemblance

ne suffit pas pour que 1'amitié voie le jour! Un certain équilibre

intérieur devrait aussi exister pour qu'ils puissent être à même

d'aimer, un équilibre ne pouvant se traduire d'abord et avant tout

que par une ressemblance à soi-même ou, plus exactement encore, par

une bonté de l'être.

De là d'ailleurs 1 ' interprétation que Socrate donna à cette

fameuse thèse de 1'affinité des semblables. En effet, expliqua le

vieux sage à Lysis, si 1 ' amitié n ' arrive pas à être conçue

uniquement à partir de la ressemblance existant entre l'amant et

l'aimé, mais qu'un principe tel que celui de 1'harmonie intérieure, }

de la bonté de l'être soit également essentiel pour en rendre

compte, nécessairement alors elle ne saurait être comprise qu'en

se référant à une affinité liant les bons comme tels. Sauf

qu'encore là un problème se pose ! Si nous considérons d'abord la

ressemblance pure et simple, il faut effectivement se demander ;

comment, s'il est vrai que nous aimons entre autres ce qui nous

sert, le bon, en tant que semblable, estimerait-il le bon? Ne

tirerait-il rien de lui, du moins rien de ce qu'il ne possède déjà?

Plus encore, si nous nous attardons au bon comme tel ; comment

celui-ci aurait-il besoin du bon si déjà par nature il se suffit

à lui-même?

Page 119: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

113

Sans donner réponses aux questions posées ou encore permettre

à Socrate d'en donner à ce moment précis du dialogue, Platon laissa

tout de même au lecteur attentif du Lysis la possibilité de

s'apercevoir par lui-même d'une chose ; la thèse de 1'affinité des

semblables n'en révèle pas plus sur 1 ' amitié que les thèses

précédentes. Elle n'explique pas davantage en effet ce qui fonde

le phénomène en question. La seule chose qu'elle nous permet de

saisir, ce sont les traits qui définissent les amis lorsque déjà

1'amitié existe. En aucun temps elle nous dit en quoi peut bien

consister 1'essence même de cette relation à autrui. L'analyse

faite à son égard, par contre, nous indique, et c'est probablement

ce que nous devons retenir, que la philia exige préalablement de

ses protagonistes une harmonie intérieure, une bonté particulière.

Or, bien que ce dernier point puisse s'avérer de grande valeur

pour quiconque souhaite réellement saisir le caractère de la

philia, Platon, lui, ne s'en préoccupa aucunement dans la suite

immédiate du Lysis. Nous en furent témoins, ce qu'il choisit de

faire plutôt consista en l'examen de l'autre interprétation de

1'amitié à savoir, nous l'avons mentionné auparavant, celle

reposant sur la complémentarité des contraires.

Pour bien mettre en évidence cette dernière, le philosophe se

référa encore aux dires des poètes et des savants. Il visa plus

particulièrement cette fois-ci les vers d'Hésiode et les propos

d'Héraclite. Pour ces hommes, expliqua-t-il en réalité encore par

1'intermédiaire de Socrate, les contraires se montrent davantage

amis que les semblables. En effet, capables à cause de leurs

différences de se porter mutuellement secours, ceux-ci s'attachent

naturellement les uns aux autres. Autrement dit, possédant des

caractéristiques opposées et donc distinctes, ils parviennent à se

compléter dans ce qu ' individuellement il leur manque. Ce qui n'est

pas peu dire si, comme nous nous sommes auparavant entendus là-

dessus, l'ami doit s'avérer en quelque sorte profitable à l'autre.

Page 120: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

114

Sauf que, comme tenta de bien le faire apparaître Platon, une

difficulté existe. Il faut s'en rendre compte, il est impossible

que tous les contraires se lient d'amitié. Cela nous conduirait

en fait à admettre et ce, dans la plus grande absurdité, que le

mauvais puisse être considéré comme l'ami du bon et vice versa.

Comprenons plutôt, et c'est ce que le philosophe semble vouloir

nous enseigner dans cette partie de l'oeuvre, que si, comme on le

dit, il existe vraiment des amis qui diffèrent et, du même coup,

se complètent, jamais il ne peut s'agir d'êtres qui s'opposent

totalement les uns aux autres. En aucun temps il ne saurait y

avoir d'amitié sans aussi un partage de caractéristiques communes.

Les différences qui définissent les individus et font d'eux des

hommes ou des femmes qui se rapportent mutuellement ont beau

s'avérer de grande valeur, elles ne restent qu'accidentelles et

donc incapables d'expliquer à elles seules qu'une véritable amitié

puisse voir le jour. Nous en sommes assurés, les amis doivent

également avoir une certaine affinité.

Voilà d'ailleurs ce qui, dans notre analyse du Lysis, nous

amena à conclure qu'à elles seules, la thèse de la similitude et

celle s'inspirant de la contrariété ne suffisent pas pour expliquer

1'existence de l'amitié. Elles comprennent certes chacune des

éléments véridiques, mais pris isolément ceux-ci ne peuvent se

révéler qu1 insuffisants. En fait, même ensemble ces deux théories

ne sauraient rendre totalement compte du phénomène que nous

étudions. Jean-Claude Fraisse l'écrit: "L'amitié comporte bien

similitude et complémentarité, mais celles-ci supposent, chez celui

qui aime, la vertu, chez celui qui est aimé, une disposition

profonde qui ne soit pas contradictoire avec la vertu. A ce prix

seulement une réciprocité féconde peut naître."2

Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique, Op.cit., page 137.

2.

Page 121: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

115

Reste tout de même qu'à partir de ces deux façons de

considérer l'amitié, Socrate, soutenu par Platon, trouva

1'inspiration qui devait le conduire à une conception qui lui soit

propre. Nous l'avons souligné à plusieurs reprises déjà,

s'apercevant des manques présents dans chacune des idées déjà

reçues à propos justement de l'amitié, le vieux sage dû introduire

de nouveaux éléments de réponse, des notions encore peu ou jamais

exploitées, pour enfin s'approcher de la vérité du phénomène en

question. Ainsi, partant d'abord du fait que ni les bons, ni les

mauvais, ni les bons et les mauvais se lient d'affection et que,

dans un deuxième temps, personne de sensé souhaite pour lui-même

le mal, il affirma, rappelons-nous en, que seul alors ce qui

s'avère ni bon ni mauvais devait être à même de se tourner vers le

bon. En effet, rien que ce qui, comme notre précédente analyse le

laissa entendre, n'est pas parfaitement identique au bon ou au mal

peut souhaiter véritablement le bien.

Bien entendu, il est tentant de croire aussi que ce qui n'est

ni bon ni mauvais puisse estimer son pareil , c'est-à-dire, un autre

intermédiaire, étant donné que, comme lui, ce dernier n'est pas,

nous venons tout juste de le mentionner, identique au bon ou au

mauvais. Mais nous nous sommes déjà entendus là-dessus, précisa.,

souvenons-nous en^le vieux sage, le semblable n'a rien à tirer de

son semblable et, par conséquent, n'a aucune raison de l'aimer

véritablement. Ce qu'il faut souligner, par contre, c'est le fait

que 1'intermédiaire ne saurait non plus aimer davantage le bon si

le mal, cause justement de son désir du bien, venait un jour à

entrer entièrement en possession de son être. En effet, le seul

temps où ce qui n'est ni bon ni mauvais aime le bien, c'est lorsque

que celui-ci lui manque, c'est-à-dire, lorsqu'en tant

qu'intermédiaire il réalise encore, parce que non complètement

atteint par le mauvais, que le bon peut justement être bon pour

lui. Dis d'une autre manière, il n'y a que lorsque le bon est

encore compatible avec lui, que ce qui n'est ni bon ni mauvais est

Page 122: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

1

à même d'en éprouver le désir. L1 exemple que Platon plaça dans la

bouche de Socrate ne saurait mieux 1'exprimer ; c'est au moment où

un homme se rend vraiment compte de 1'ignorance qui le frappe et,

par le fait même, de la relativité de cette ignorance, qu'il

devient le plus amoureux de la sagesse. Nous pourrions compléter

en disant ; tant que le mal demeure un accident, c'est-à-dire, tant

qu'il n'entraîne pas un changement complet de nature chez ce qui

initialement s'avère ni bon ni mauvais, il ne peut que susciter en

lui l'envie du bien.

Cela dit, maintenant, reconnaissons 1'enseignement de Platon.

Le philosophe est de plus en plus clair ; si l'amitié ne trouve pas

son principe explicatif au niveau de 1'affinité des semblables ou

encore de la complémentarité des contraires, c'est qu'elle doit

davantage être comprise comme un élan conduisant l'être imparfait

vers son propre accomplissement ou, encore, comme un désir éprouvé

par l'homme "souffrant" de connaître enfin le bien.

D'ailleurs, c'est dans cette perspective que le bien lui-même,

en tant qu'objet recherché en amitié, peut être considéré comme ce

qui est réellement profitable à l'homme. Capable d'attirer vers

lui ce qui s'avère différent sans être toutefois contradictoire,

il est effectivement le seul permettant une élévation qui rende en

quelque sorte à l’être ni bon ni mauvais son intégrité. Le

problème est, par contre, que 1'amitié qui lui est vouée semble

toujours, si nous pouvons nous exprimer ainsi, relative. En effet,

1'affection éprouvée pour telle ou telle chose qui se révèle bonne

pour nous n'est jamais qu'une affection en vue d'autre chose. Nous

estimons certes tel bien à cause de tel mal qui nous affecte, mais

c'est toujours parce que nous souhaitons en arriver à tel autre

bien et ce en vue encore de tel autre. Ainsi, nous donna comme

exemple Socrate au sein du Lysis, nous apprécions le médecin qui

nous délivre de la maladie parce que nous voulons retrouver la

santé, elle-même estimée pour autre chose que nous aimons. Si bien

116

Page 123: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

117

que 1'amitié que nous disons éprouver pour le bien semble davantage

être une aspiration sans fin.

A moins, tel que Platon permit à Socrate de le laisser

entendre, que ce que nous aimions véritablement soit ce qui

justement se trouve à la fin de tous ces objets estimés en vue

d'autres objets 1 Après tout, ne pourrait-il pas exister un proton

philon, un objet qui en bout de ligne soit aimé pour lui-même et

par rapport auquel tous les autres ne constitueraient que de

simples images? Cela semble en tout cas très raisonnable car, il

faut le reconnaître, que recherche-t-on ultimement à travers tous

les biens aimés si ce n'est justement un bien absolu, un bien

comblant inconditionnellement toutes nos attentes?

Or, ne voilà justement pas là la force et la grandeur de

Platon? Parti en effet d'une réflexion sur l'amitié au sens

stricte, le philosophe nous amène grâce à un questionnement

intelligent à considérer ce qui chez chaque être humain sous-tend

justement cette amitié. Il nous apprend qu'au-delà de toutes ces

petites aspirations que nous éprouvons pour des biens "relatifs"

existe une seule et véritable aspiration qui, elle, ne peut être

comprise que comme un désir intense du Bien. En fait, il permet

à son lecteur, si nous voulons le dire autrement, de se rendre compte qu'un seul et même^bjet, à savoir le bien absolu, parvient

à s'attirer toutes les affections et à satisfaire la totalité des

attentes sans que d'autres objets n'aient à intervenir à sa suite.

Mais l'auteur du Lysis a tout de même un doute! C'est la

raison pour laquelle il entreprend de vérifier, tel que notre

analyse le démontra, si ce Bien que nous qualifions de proton

philon peut véritablement être considéré comme tel. Celui-ci a

beau en effet se trouver en bout de ligne des objets aimés, sommes-

nous certains, nous demande en quelque sorte l'auteur, qu'il soit

vraiment estimé pour lui-même? Après tout, n'avons-nous pas

Page 124: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

118

précédemment conclu que c'est à cause du mal que nous apprécions

les choses bonnes? Et si justement le mal venait à disparaître,

es time rions-nous encore tous les bons objets en vue de ce Bien lui-

même? Difficile à prime abord de croire que oui! Qu'il s'agisse

de l'amitié vouée aux biens relatifs ou celle au bien absolu, il

semble que la présence du mal soit toujours une condition

essentielle. Evidemment, si tel est le cas, le Bien ne saurait

davantage être qualifié de proton philon. Un premier aimé l'est

pour lui-même et sans condition !

Toutefois, et c'est la réflexion nous croyons que Platon

souhaite nous faire faire, l'amitié que nous manifestons envers les

biens relatifs ne saurait en aucun temps être confondue avec celle

que nous inspire le Bien lui-même. En effet, ces deux types

d'objets auxquels nous aspirons se révèlent complètement différents

l'un de l'autre. Le premier, correspondant à tous les biens

particuliers aimés en réponse à des maux aussi particuliers, ne

saurait jamais recevoir, il est vrai, notre affection sans cette

présence du mal. Ce qui nous permet de dire d'ailleurs que les

objets qui en font parti ne peuvent être considérés autrement que

comme des remèdes momentanés, de simples moyens d'échapper au

mauvais qui nous affecte. Le second type, correspondant pour sa

part à 1 ' absolument bon, n'a qu'en à lui aucun besoin de la

présence du mal pour mériter l'amour des hommes. En réalité, le

bien absolu ne constitue pas un moyen, mais une fin en soi. Ce qui

veut dire qu'en lui-même et par lui-même il sait interpeller l'être

humain. Aucune cause efficiente n'y est nécessaire. Il est

essentiellement bon ou, encore, bon en soi et donc soumis à aucune

condition. L'amitié que nous lui vouons ne peut, par le fait même,

que se distinguer de celle vouée au biens que nous disons relatifs.

Nous devons en réalité le reconnaître, il existe pour ainsi

dire deux niveaux à l'amitié; un que nous pourrions qualifier,

après ce qui a été dit du bien absolu et surtout de sa

Page 125: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

119

transcendance, de métaphysique et un autre, de simplement humain.

Or, il faut aussi s'en rendre compte, l'identification de ces

niveaux ne règle pas pour autant le problème de la compréhension

de la philia. Platon en est conscient, plusieurs points restent

en effet encore obscures. Jean-Claude Fraisse le fait remarquer

aussi en relevant les différentes questions posées au cours du

Lysis et pour lesquelles nous n'avons pas reçu de réponse précise.

Il énumère:

"Pourquoi les hommes, même les plus éloignés, deviennent- ils envers le sage, aussi amicaux que des proches (oikeioi)? Pourquoi l'ami peut-il être l'aimé, sans rendre nécessairement 1'amour? Pourquoi les bons sont- ils amis des bons sans avoir rien à en attendre? Pourquoi les opposés doivent-ils, en-deçà de leur opposition, être, plus essentiellement, amis, si leur opposition doit être féconde? Pourquoi doit-on admettre le mal relatif comme cause de la philia, mais refuser au mal absolu toute possibilité de retrouver le bien, et au méchant toute possibilité d'amitié avec le bon?"3

C'est donc pour répondre à ces nombreuses questions que le

philosophe, toujours et encore par le biais de Socrate, fit appel

à la fin du Lysis à deux notions fort importantes à savoir, celle

du désir (épithumia) et celle de la convenance (oikeiotès). Se

référant d'abord à la première, il tenta, souvenons-nous en, de

faire comprendre à son lecteur que le mal, considéré au niveau

empirique comme la cause de notre amitié pour le bien, est loin de

constituer la seule et unique raison de notre affection pour ce

dernier. En effet, expliqua en quelque sorte 1'auteur du Lysis,

même si dans la majorité des cas nos aspirations pour le bien

trouvent leur source dans la présence du mauvais, il arrive parfois

que nous désirions tout simplement ce qui nous est profitable.

Quand nous avons faim ou soif, par exemple, nous tendons tout

naturellement vers ce qui saura nous combler. Aucune mauvaise

Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique, Op.cit., page 140.

3.

Page 126: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

120

présence nous incite à le faire et donc, nous pouvons en conclure

ainsi, est nécessaire à la naissance du désir en cause. Socrate

le fit d'ailleurs lui-même remarquer à Ménexène; même après

1 1 abolition du mal nous éprouverions encore de tels appétits

puisqu'en soi ils se révèlent ni bons ni mauvais.

Bien entendu, qui dit désir dit amitié pour l'objet convoité

et aussi manque de l'objet en question. Nous ne pouvons le nier ;

celui qui aspire à telle ou telle autre chose le fait parce qu'il

en est d'abord privée ou encore dépourvue. Dans son désir, par

contre, et c'est fort probablement ce que Platon espérera que son

lecteur retienne, il possède déjà des traits communs avec ce que

justement il désire. Fraisse 1'exprima très bien: "Quelque chose,

dans celui qui désire, préfigure l'objet désiré, et lui répond par

une affinité essentielle."* En d'autres mots, il existe

inconditionnellement entre celui qui désire et ce qui est désiré

ce que Platon appelle une "parenté de nature (222a)"s. C'est

aussi, soulignons-le, ce qu'il entend par la notion d'oikeiotès.

Or, il est important de le mentionner, pour le philosophe,

une telle façon de concevoir le rapport entre l'amant et l'aimé

vaut autant pour l'amitié que nous qualifions d'humaine que pour

notre désir du Bien lui-même. En effet, ce n'est pas parce que

nous sommes partis d'une réflexion sur l'épithumia comme tel que

nous ne puissions, de façon analogique bien entendu, étendre notre

raisonnement à notre aspiration au Bien! Après tout, dans un cas

comme dans l'autre, il doit exister un rapprochement fondamental

entre ce qui est désiré et ce qui désire pour que justement une

véritable amitié voit le jour.

4. Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique, Op.cit., page 142.

5. Platon, Lysis, Traduction Alfred Croiset, Op.cit., page 153.

Page 127: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

121

Mais il reste tout de même une difficulté 1 Dire que c'est à

ce qui nous convient essentiellement ou, encore, à ce qui par

nature nous est apparenté que se rapporte notre désir, notre amitié

ou notre amour, ne nous explique pas pour autant en quoi consiste

exactement le convenable ! Platon en fut lui-même conscient

puisque, tel que notre étude nous permit de le constater, il

entreprit avec l'aide de Socrate de déterminer plus exactement ce

qui, au fait, convenait réellement à l'être qui désire. La

conclusion fut rapide ; le convenable ne saurait d'abord être le

semblable. Bien qu'il implique en effet une parenté certaine et

essentielle, il exige aussi, nous l'avons vu en considérant la

notion à'épithumia, la présence, si nous pouvons nous exprimer

ainsi, d'un manque. Nous aspirons toujours à ce que, rappelons-

nous en, d'abord nous sommes privés de. Le semblable, en tant

semblable, ne peut en ce sens nous convenir. Le contraire non plus

d'ailleurs, étant donné que, pour sa part, c'est la parenté de

nature qu'il ne partage pas.

En fait, et c'est la conclusion que nous croyons devoir tirer

du Lysis même si 1'ouvrage se termina de façon insatisfaisante, le

bien seul peut être considéré comme ce qui véritablement nous

convient. En effet, il est ce par quoi ce qui en soi n'est ni bon

ni mauvais ou, encore, ce qui est affecté par le mal sans en être

totalement gâté, découvre, parce que justement parent de nature,

ce qu'il peut réellement être à savoir, un être bon. De façon plus

précise encore, il est ce par quoi nous entrevoyons notre fin et

tentons ensuite, il faut le souligner, d'y parvenir.

Evidemment, l'ultime accomplissement de l'être ni bon ni

mauvais ne pourra, nous sommes à même de le comprendre avec ce que

nous venons de dire, se réaliser qu'au moment où celui-ci

découvrira 1'absolument bon et y percevra en quelque sorte son

propre devenir. Nous ne pouvons nous le cacher, ce n'est que

lorsque que l'être "souffrant" ou encore indifférent s'aperçoit de

Page 128: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

122

1 ' existence du Bien et qu'il se sent interpeller par lui, qu'il

peut réellement et totalement, s'il le veut par la suite, rendre

effective sa propre potentialité.

Or, la force de ce Bien, c'est justement qu'il se révèle apte,

de part son caractère universel, à provoquer chez les êtres qui

trouvent en lui leur fin, un rapport de convenance. En effet, si

l'amitié humaine ne peut se comprendre qu'à travers un

rapprochement existant entre l'amant et son aimé ou, pour le dire

autrement, une parenté de nature entre les protagonistes, le

rapprochement lui-même ne saurait être saisi autrement que comme

découlant du désir de chacun des acteurs de se réaliser pleinement

et, par le fait même, de leur propre rapprochement au Bien. De là

aussi la preuve que l'amitié humaine ne peut, si elle veut durer,

s'en tenir à un échange pur et simple d'affection; elle doit

également permettre un cheminement vers le Bien.

Finalement, Jean-Claude Fraisse résume très bien ce que nous

croyons devoir retenir du petit dialogue de Platon lorsqu'il écrit:

"Par sa découverte du proton phi Ion, par son recours constant à 1 'intériorité, le Lysis place le problème de la philia au coeur même du platonisme, et contribue à 1'analyse sans cesse reprise de 1 'adhésion de la conscience au bien gui est sa fin. La recherche d'un ami est à la fois le signe du mangue gue j 'éprouve à tout moment, et celui de mon affinité avec la vérité, puisgue le meilleur ami est le sage. A travers une affection gui est la manifestation de ma valeur et m'oriente vers une sagesse à laguelle je me confie, mon aspiration prend un sens métaphysigue, et sa satisfaction suppose beaucoup plus gue 1 'amitié humaine. "6

Nul ne saurait le nier, le Lysis de Platon ne possède pas la

renommée des oeuvres de maturité de l'auteur. Mais cela ne

Jean-Claude Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la philosophie antique, Op.cit., page 146.

6

Page 129: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

123

signifie pas pour autant que 1 'ouvrage soit sans mérite. Notre

analyse le démontra très bien, le petit dialogue, dans son désir

de comprendre le rapport privilégié à autrui qu'est l'amitié,

permit tout de même d'établir ou du moins de pressentir que quelque

chose de fondamental existe derrière notre recherche de l'ami,

quelque chose qui touche chaque être humain dans ce qu'il est

essentiellement. En fait, même s'il se termina sur une conclusion

négative, le Lysis laissa entendre qu'au-delà de 1'amitié humaine

et donc du domaine du relatif, se trouve une vérité dont l'homme

est éperdument amoureux, une vérité absolue à laquelle nous donnons

le nom de Bien.7

Voilà donc toute la grandeur de ce petit dialogue de Platon.

Parti comme nous le disions en effet d'une réflexion sur la philia

au sens stricte, le Lysis nous amena à considérer 1'essence même

du phénomène en question. Il nous transporta du domaine des biens

aimés relativement à celui du Bien aimé comme tel . En nous

permettant de découvrir 1 ' existence du proton philon, il nous donna

enfin la chance de réfléchir sur la véritable aspiration de l'être

humain, mais aussi de comprendre, et c'est ce que nous croyons être

porteur d'espoir, que l'homme peut toujours, si on le sensibilise

à ce Bien auquel il est apparenté, se tourner vers lui et souhaiter

enfin améliorer sa nature.

7. Mentionnons tout simplement que dans 1 ' écriture du Lysis, Platon se rendit probablement compte que cet amour passionné de l'homme pour le Bien dépassait le niveau de la simple philia. C'est peut-être la raison pour laquelle d'ailleurs il la remplaça dans les oeuvres postérieures telles que le Banquet et le Phèdre par érôs.

Page 130: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

124

Bibiioqraphie

-Sources premières:

Platon, Banquet, in Oeuvres complètes, T.IV, 2em=partie,Notice de Léon Robin, Traduction de Paul Vicaire, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1989.

Platon, Gorgias, in Oeuvres complètes, T.III, 2emepartie, 2emeédition, Traduction d'Alfred Croiset, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1935.

Platon, Lâchés, in Premiers dialogues. Traduction et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 1967.

Platon, La République, Traduction et notes par Robert Baccou, GF-Flammarion, Paris, 1966.

Platon, Les Lois, in Oeuvres complètes, T.II, Traduction et notes par Léon Robin et M.-J. Moreau, Bibliothèque de la Pléiade, Nrf, Gallimard, France, 1950.

Platon, Lysis, in Oeuvres complètes, T.II, 4eme édition. Traduction d'Alfred Croiset, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1965.

Platon, Lysis, in Premiers dialogues, Traduction et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 1967.

Platon, Phèdre, Traduction et notes Luc Brisson, GF- Flammarion, Paris, 1989.

Platon, Premier Alcibiade, in Premiers dialogues. Traduction et notes par Emile Chambry, GF-Flammarion, Paris, 1967.

Platon, Théétète, in Oeuvres complètes, T.VIII, 2emepartie, 3fcmeédition, Traduction d'Auguste Diès, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1955.

Page 131: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

125

-Sources secondaires citées:

Aristote, Ethique à Nicomaque, Traduction avec introduction, notes et index par J. Tricot, Librairie Philosophique J.Vrin, Coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, Paris, 1987 .

Bolotin David, Plato's Dialogue on Friendship, Cornell University Press, Ithaca and London, 1979.

Fraisse Jean-Claude, Philia, La notion d'amitié dans la philosophie antique. Bibliothèque d'histoire de la philosophie. Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1974.

Friedländer Paul, Plato, T.II, Traduction d'Hans Meyerhoff, Bollingen Series LIX, Pantheon Books, New York, 1964.

Goldschmidt Victor, Platonisme et pensée contemporaine. Editions Montaigne, Aubier, Paris, 1970.

Irwin Terence, Plato's Moral Theory, Clarendon Press, Oxford, 1971.

Robin Léon, La morale antique. Presses Universitaires de France, Paris, 1963.

Robin Léon, La théorie platonicienne de l'amour. Presses Universitaires de France, Coll. Bibliothèque de la Philosophie Contemporaine, Paris, 1964.

Théognis, Poèmes éléqiaques. Traduction de Jean Carrière, Les Belles Lettres, Coll, des Universités de France, Paris, 1948.

Page 132: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

126

-Ouvrages ou articles secondaires consultés et\ou mis en référence :

Annas Julia, "Plato and Aristotle on Friendship and Altruism" in Mind, Voi. 86, no. 344, octobre 1977, Dui Hamlyn, Oxford, pp. 532-554.

Bashor Philip S., "Plato ans Aristotle on Friendship" in The Journal of Value Inquiry, Voi. 2, no. 4, hiver 1968, Martinus NijhoffXThe Hague, Place Netherlands, pp. 269- 280.

Brickhouse Thomas C. and Smith Nicholas D., "What makes Socrates a good man?" in Journal of the History of Philosophy, Voi. 28, no. 2, pp. 169-179.

Cacoullos Ann R., "The doctrine of Eros in Plato" in Diotima, Vol. 1, 1973, pp. 81-99.

Haden James, "Friendship in Plato's Lysis" in The Review of Metaphysics, Voi. 37, no. 2, 1983, pp. 327-356.

Hoerber Robert G., "Plato's Lysis" in Phronesis, Voi. 4, 1959, pp. 15-28.

Kahn Charles H., "Plato's Theory of Desire" in The Review of Metaphysics, Voi. XLI, no. 1, septembre 1987, pp. 77-103.

Marrou Henri-Irénée, Histoire de l'éducation dans 1'Antiquité, 66me édition. Seuil, Paris, 1965.

Morris T.F, "Plato's Lysis", in Philosophy Research Archives, Vol. XI, Mars 1985, pp. 269-279.

Price A.W., Love and Friendship in Plato and Aristotle, Clarendon Press, Oxford, 1989

Rosen Stanley, Plato's Symposium, Yale University Press, New Haven and London, 1968.

Page 133: Le Lysis de Platon, étude d'une interrogation sur le

127

Umphrey Stewart, "Eros and Thumos" in Interpretation, A Journal of Political Philosophy, Voi. 10, no. 2-3, Flusching, 1982, pp. 353-422.

Versenyi Laszlo, "Plato's Lysis", in Phronesis, Voi. 20, 1975, pp. 185-198.

Vlastos Gregory, Plato, A Collection of Critical Essays, Garden City, Anchor Books, 1971.

Vlastos Gregory, Platonic Studies, Princeton University Press, 1973.