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LE MAHABHARATA par Jean-Claude Carrière 11 ans de travail pour passer d'une épopée de 200 000 versets -plus de 17 fois la Bible - du III e siècle de notre ère à un spectacle théâtral de 9 heures à l'intention d'un public occidental d'aujourd'hui. Nous avons demandé à Jean-Claude Carrière de venir nous parler du travail préparatoire au spectacle mis en scène par Peter Brook à partir du Mahâbhârata pour faire le lien avec le travail nécessité par la préparation d'un conte, si bref soit-il, comme une histoire de Mulla Nasruddin, ou celle d'un conte merveilleux turc, chinois, inuit ou nivernais. C'est la même préoccupation : comprendre et, éventuellement, transposer pour rendre le récit accessible sans jamais prétendre endosser une identité qui n 'est pas la nôtre, nécessité de prendre le temps suffisant pour ce travail d'approche, de prendre le temps de se laisser envahir, hanter par une histoire. Cet exemple d'adaptation du Mahâbhârata est extrême : nous l'avons choisi précisément à cause de son évidente complexité, pour mieux faire comprendre la difficulté d'entrer dans quelque conte que ce soit, la nécessité d'un questionnement et d'une indispensable maturation, même dans le cas d'un récit qui nous paraît proche de nous, comme une version populaire du Petit Chaperon Rouge. Le chevalier à la recherche du Graal nous est-il vraiment plus familier qu'un moine zen ou un maître soufi, ? Le récit imagé que fait Jean-Claude Carrière de son expérience nous apprend aussi que même un homme de grande culture tel que lui accepte de redevenir un apprenti confronté à une longue recherche patiente et enthousiaste. Et, déplus, c'est en conteur que ce jour-là il nous l'a transmis. N ous nous sommes d'abord demandé, tout simplement, si nous pouvions transmettre à l'Occident, sous une forme théâtrale, un grand poème épique indien. Tout est différent. Une épopée n'est pas une oeuvre de théâtre, et l'Inde n'est pas l'Occi- dent. Pour situer ce travail, il faut remonter aux années 1973-74. Après trois ans de pré- paration et de voyages un peu partout dans le monde, nous avions créé le CIRT, Centre International de Recherche Théâtrale. L'idée de ce centre, créé et dirigé par Peter Brook, (qui existe aujourd'hui sous le nom de CICT : le R de Recherche est devenu le C de création) était de réunir à Paris, donc en langue française - c'est important - des acteurs et des techniciens venus d'un grand nombre de cultures, du monde entier, sans N°187 JUIN 1999/89

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LE MAHABHARATApar Jean-Claude Carrière

11 ans de travail pour passer d'une épopée de 200 000 versets-plus de 17 fois la Bible - du IIIe siècle de notre ère à un spectacle théâtral

de 9 heures à l'intention d'un public occidental d'aujourd'hui.Nous avons demandé à Jean-Claude Carrière de venir nous parlerdu travail préparatoire au spectacle mis en scène par Peter Brookà partir du Mahâbhârata pour faire le lien avec le travail nécessité

par la préparation d'un conte, si bref soit-il, comme une histoire de MullaNasruddin, ou celle d'un conte merveilleux turc, chinois, inuit ou nivernais.

C'est la même préoccupation : comprendre et, éventuellement, transposerpour rendre le récit accessible sans jamais prétendre endosser une identité

qui n 'est pas la nôtre, nécessité de prendre le temps suffisant pour ce travaild'approche, de prendre le temps de se laisser envahir, hanter par une histoire.

Cet exemple d'adaptation du Mahâbhârata est extrême : nous l'avonschoisi précisément à cause de son évidente complexité, pour mieux faire

comprendre la difficulté d'entrer dans quelque conte que ce soit, la nécessitéd'un questionnement et d'une indispensable maturation, même dans le casd'un récit qui nous paraît proche de nous, comme une version populaire

du Petit Chaperon Rouge. Le chevalier à la recherche du Graalnous est-il vraiment plus familier qu'un moine zen ou un maître soufi, ?

Le récit imagé que fait Jean-Claude Carrière de son expérience nousapprend aussi que même un homme de grande culture tel que lui

accepte de redevenir un apprenti confronté à une longue recherche patienteet enthousiaste. Et, déplus, c'est en conteur que ce jour-là il nous l'a transmis.

N ous nous sommes d'abord demandé,tout simplement, si nous pouvions

transmettre à l'Occident, sous une formethéâtrale, un grand poème épique indien.Tout est différent. Une épopée n'est pas uneœuvre de théâtre, et l'Inde n'est pas l'Occi-dent. Pour situer ce travail, il faut remonteraux années 1973-74. Après trois ans de pré-paration et de voyages un peu partout dans

le monde, nous avions créé le CIRT, CentreInternational de Recherche Théâtrale.L'idée de ce centre, créé et dirigé par PeterBrook, (qui existe aujourd'hui sous le nomde CICT : le R de Recherche est devenu le Cde création) était de réunir à Paris, donc enlangue française - c'est important - desacteurs et des techniciens venus d'un grandnombre de cultures, du monde entier, sans

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aucune discrimination, c'est-à-dire sansdécider que telle culture était meilleure, plusriche ou plus intéressante que telle autre. Ils'agissait, non seulement de réunir deshommes et des femmes, mais aussi, si pos-sible, d'accueillir à Paris des thèmes étran-gers, des histoires et des techniquesd'ailleurs.

Après trois ans de préparation, nous avonsouvert le Théâtre des Bouffes du Nord àParis. Nos deux premiers spectacles ont été« Timon d'Athènes », un spectacle que l'onpeut appeler « européen » puisque c'est unepièce de Shakespeare, située à Athènes dansl'Antiquité, typiquement dans notre tradi-tion, et un deuxième spectacle, sur lequelnous avons travaillé en même temps, inspiréd'un ouvrage de l'ethnologue anglais ColinTurnbull, intitulé The Mountain people, enfrançais « Les Iks ». Ce spectacle évoquaitles problèmes d'un peuple de l'Ouganda,dont les modes de vie traditionnels avaientété bouleversés par un changement de statut,puisque leur territoire de chasse et decueillette était devenu un parc naturel.Turnbull avait observé, dans un livre pas-sionné qui a souvent été discuté, la dégrada-tion rapide de ce peuple et nous avons essayéd'en donner une image théâtrale, sous laforme d'un spectacle, en français d'abord,en anglais ensuite. La plupart de nos spec-tacles ont été joués dans deux langues.

À ce moment là, en 74, alors que nous cher-chions des idées, nous étions prêts àaccueillir des contes, des thèmes, voire desimages venus du monde entier. Comme ilarrive souvent, un hasard s'est produit, etquelqu'un nous a dit : « Vous devriez allerécouter Philippe Lavastine ». Pour ceuxd'entre vous qui ne le connaissent pas, Phi-lippe Lavastine est un étonnant personnage,un sanskritiste, qui a vécu 7 ou 8 ans en

Inde1. Il a fait partie de ces jeunes gens qui,à un moment donné, autour de René Dau-mal, ont été très attirés par la cultureindienne et par la langue sanskrite, au pointde l'apprendre très sérieusement, d'unemanière approfondie.

Nous sommes donc allés écouter une confé-rence de Philippe Lavastine, merveilleuxpersonnage, étonnant conteur, qui n'a jamaisécrit un seul livre, mais qui parlait trèsbrillamment de la notion du « Roi ancien ».Qu'est-ce qu'un roi dans les traditionsanciennes ? A cette occasion, à différentsmoments de sa conférence, il faisait allusionau Mahâbhârata. Il avait d'abord donné sonthème principal, il en citait des passages. Cequi faisait partie de son charme, c'était unemanière de se disperser, et même de seperdre, d'emprunter dans le Mahâbhâratanon plus le fleuve principal mais un des coursparallèles. Nous avons beaucoup aimé cetteconférence, très vivante, très animée. C'estpourquoi Peter Brook et moi, nous sommesallés demander à Philippe Lavastine s'ilpourrait nous recevoir un soir pour que nouslui posions quelques questions. A ce momentde notre vie - Peter avait plus de 50 ans et moiplus de 40 - nous ne connaissions pas l'Inde,sinon très superficiellement pour une invita-tion au festival de cinéma de New Demi. Nousne connaissions du Mahâbhârata que ce quenous pouvions en connaître, c'est-à-dire unelecture rapide de la Bhagavad-gita, la seulepartie du texte facilement accessible enanglais ou en français. Donc une lectureséparée de tout son contexte, car la gita n'estqu'un moment du Mahâbhârata.D'autre part, Peter avait vu à Londres, audébut des années 70, un spectacle de kataka-li, cette école de danse indienne du Kerala,du sud de l'Inde. Dans ce spectacle, la choré-graphie montrait un danseur qui, devant

1. Il est décédé au mois d'avril 1999, à l'âge de 91 ans.

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manger les entrailles de son adversaire aucours d'un combat singulier, se penchait surson ventre et se relevait en tenant entre sesdents un ruban de soie rouge. Cette idée demise en scène l'avait beaucoup frappé et ilm'en parlait de temps en temps.

Donc, nous sommes allés chez PhilippeLavastine, un soir, en toute innocence, pourlui demander pourquoi au début de la Bha-gavad-gita, le personnage nommé Arjuna,qui apparemment est un grand combattantque tout prépare depuis son enfance au com-bat suprême, dès les premiers vers, a lesjambes qui tremblent ; ses genoux fléchis-sent, il laisse tomber son arc et ses flèches.Philippe nous a répondu : « Eh bien c'estparce que... » et il s'est arrêté... « Avant devous répondre il faut d'abord que je vousdise qui est Arjuna ». Et c'est là qu'a com-mencé un système de récit à tiroirs qui aduré... 6 mois ! Le premier soir, nous noussommes quittés avec quelques couleurs nou-

velles, après 4 heures de discussion. Le len-demain ça a recommencé. A la fin de la troi-sième soirée, à 2 heures du matin, ce queracontait Philippe dans un très beau chaosnous paraissait doublement fascinant. Fasci-nant parce que beau, tout simplement, ensoi. Nous ne pouvions pas nous rassasier dece qu'il nous disait : « encore, encore ! ».Et d'autre part cela nous était inconnu :contrairement à ce qui se passe avec toutesnos tragédies occidentales, nous ne savionspas comment l'histoire principale allait seconclure, encore moins chaque épisode.Donc nous revenions chaque soir avec uneespèce de passion. La troisième nuit, à 2heures du matin, sur le trottoir de la rueSaint-André-des-Arts, Peter et moi nousnous sommes serré la main et nous noussommes dit : « ça, nous le ferons ». C'est-à-dire : nous l'inclurons dans notre programmeaux Bouffes du Nord. Quelque temps après,Peter devait me dire une phrase qui m'abeaucoup guidé dans notre travail et que je

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mAmbassade de Krishna auprès des Kaurava.

XVIIIe siècle, in Le Mahâbhârata, Garnier-Flamniarion

n'ai jamais oubliée. A mes questions naïves- mais inévitables (le Mahâbhârata c'est uneénorme montagne, c'est 17 fois aussi long quela Bible, c'est non seulement une histoireprincipale très complexe mais d'immensesdéveloppements tout autour) - : « Commentle faire ? Quand le faire ? Sous quelleforme ? », il répondit : « Ne t'inquiète pas,nous le ferons quand ce sera prêt. Et ce seraaussi long que ça sera ». Ce qui donne évi-demment déjà une certaine aisance dans letravail ! « Nous le ferons quand ce seraprêt »... peut-être que ce ne sera jamaisprêt. « Ce sera aussi long que ce sera »...peut-être la représentation durera-t-elle dessemaines.

Là-dessus, nous nous sommes mis au travail.Un travail qui a consisté d'abord à ne pasécrire, à écouter : à écouter Philippe Lavas-tine, d'autres conteurs, dont certainsIndiens que nous avons pu rencontrer dès cemoment-là, pour essayer d'avoir une image dece récit épique dont Fauteur avoue lui-même,à l'intérieur du poème, qu'il ne sait pas écrire.

Il s'appelle Vyasa, c'est une sorte d'aède qui abesoin de l'aide d'un scribe divin, le demi-dieu Ganesha, pour écrire le poème qu'il atotalement composé dans sa tête.Le poème lui-même se situe donc à unmoment de passage entre l'inspiration poé-tique orale, purement racontée ou chantée etla nécessité, qu'on sent venir, d'écrire, defixer. Cela est présent au cœur même dupoème et nous en étions exactement au mêmepoint. Nous acceptions, moi principalement,tout ce qui venait de Philippe et des autres,en attendant le moment d'écrire... qui devaitvenir quand il viendrait. A la question :« Pourquoi faire appel à des œuvres étran-gères ? ». La réponse rapide qui consisteraitsimplement à dire « pour les faire connaître »nous est vite apparue trop courte.La réponse en fait nous était donnée par lepoème lui-même, mais sous des formes quin'étaient pas toujours rassurantes : Mahâsignifie grand en sanscrit (Maharadjah : legrand roi). Grand au sens de grand par lataille et par les dimensions, au sens aussi decomplet, total. Le Mahâbhârata, c'est lagrande histoire, l'histoire totale des Bhârâta.Les Bhârâta sont un clan, une famille. Parextension ils sont devenus très vite lesIndiens, et par extension encore l'humanité.Le poème se présente donc avec une certainevanité, il faut bien le dire, comme le grandpoème du monde, ou le grand poème del'humanité. Et il ajoute même, dans unephrase célèbre, que tout ce qui est dans leMahâbhârata est autre part - on le retrouveailleurs - et que tout ce qui n'y est pas n'estnulle part - ce n'est pas la peine de le cher-cher.

Voilà donc un poème qui s'avance avec unetotale certitude de soi, une auto-glorificationincessante. Et non seulement c'est une his-toire complète de l'humanité, c'est le grandpoème du monde, mais en plus, répète-t-ilobstinément, celui qui le lira, celui quil'écoutera et à plus forte raison celui qui le

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dira, sera meilleur à la fin qu'il n'était audébut. C'est donc un poème qui vous lave devos fautes et qui vous rend meilleur, mêmephysiquement. Qui vous élève et qui vousguérit. Donc, la tâche était d'importance. Etla difficulté aussi : à un moment donné, quel-qu'un demande à Vyasa, dans le texte del'œuvre : « Pourquoi écris-tu ce poème ? » etVyasa répond : « Pour inscrire le dharmadans le cœur des hommes ». La phrase esttrès simple... à cette nuance près que nous nesavons pas ce qu'est le dharma, que le dhar-ma est, dirions-nous, un concept de la penséeet de la tradition indienne qui n'existe paschez nous. Est-il dès lors possible - questionque nous nous sommes posée pendant desannées - de transmettre à l'Occident unpoème qui a pour objet - et qui le dit - d'ins-crire dans notre cœur un concept qui n'existepas chez nous ? Là se pose vraiment, je crois,d'une manière très claire, le problème desponts qui peuvent ou non s'établir d'une cul-ture et d'une connaissance à une autre. Cequi m'a obligé tout simplement à écrire deux

sinon trois scènes uniquement pour expliquerce qu'est la notion de dharma. Ces scènesn'existent évidemment pas dans le poème ori-ginal, car pour des auditeurs ou des lecteursindiens, cette notion est relativement claire.Voilà donc la première difficulté - massive - :la notion centrale est celle du dharma. Lepersonnage principal du Mahâbhâratas'appelle Yudishthira, c'est l'aîné des cinqfrères, des cinq Pandavas. Je sais que cesnoms sont difficiles à écrire et je vous endemande pardon, mais je cite ce personnagecentral Yudishthira, parce qu'il a un autrenom, Dharmaradj, c'est-à-dire le Dharma-Roi. Pour une fois dans l'histoire du mondele Dharma a été Roi, ou le Roi a été Dhar-ma. Donc tous les signes nous indiquent quecette notion est centrale et que la perdre aupassage ou la défigurer serait très grave.Voilà à quoi nous avons dû réfléchird'abord.

Vint ensuite une autre question : commentrendre ce poème indispensable à l'Occident ?Comment faire en sorte que les gens ne sesentent pas tenus à un « devoir culturel », nese disent pas : il faut aller voir le Mahâbhâ-rata parce que c'est le plus grand texte del'Inde et que toute la civilisation indiennerepose là-dessus ; mais tout simplement qu'ilsaillent le voir parce qu'ils en auraient eux-mêmes besoin, parce qu'aucune barrièreintellectuelle ne s'érigerait entre une œuvrevenue de l'Orient et un public occidental. Làaussi nous avons été aidés par le poème lui-même. Car dans ce poème il y a, comme danstous les grands poèmes épiques, comme dansl'Iliade, une immense bataille qui occupe àelle seule un quart du livre, un quart dupoème, la bataille de Kurukshetra. Cettebataille entre deux groupes de cousins est unimmense combat fondateur, ou fondamental,comme on voudra, et comme toujours fratri-cide, entre deux groupes de combattants qui,les uns et les autres, sont invincibles.

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D'un côté comme de l 'autre, il y a lesmeilleurs combattants du monde, au pointqu'on se demande qui peut gagner. Une desgrandes subtilités du poème est de nous ame-ner à nous décrire quand même le combat, età nous laisser espérer, mais non deviner, levainqueur. Dans ces deux groupes de com-battants, certains possèdent Pashupata,l'arme suprême qui, dans certaines tradi-tions, est rêvée par les hommes depuis long-temps. C'est une arme de destruction totale :non seulement de destruction de l'humanité,de destruction de la Terre, mais de destruc-tion de toute vie dans l'univers. Si on lancecette arme, toute vie va disparaître. Ce n'estmême plus l'existence de notre espèce qui esten jeu, mais celle de toute vie. Pendant lagrande bataille, même les herbes tremblentde peur car, de part et d'autre, on peut àchaque instant lancer l'arme fatale. Inutilede dire qu'il y avait là un point d'accrochétrès fort avec notre situation aujourd'hui,un rapport évident avec certaines de nosinquiétudes. Si bien que finalement dansl'écriture de la pièce, nous avons choisi ceprincipe d'entrée : un enfant entre et ren-contre Vyasa - c'est la première image de lapièce et du film - lequel Vyasa pose la pre-mière question de la pièce, en voyantl'enfant : « Est-ce que tu sais écrire ? ». Onvoit déjà, avec cette première question, quele problème va être de faire perdurer et detranscrire quelque chose qui jusqu'alorspassait, avec des variations incessantes sansdoute, d'une parole à l'autre. « Est-ce quetu sais écrire ? ». L'enfant répond « Non.Pourquoi ? ». Et Vyasa lui dit : « Parce quej 'a i composé un grand poème, le grandpoème du monde, mais je n'ai rien écrit. J'aibesoin de quelqu'un pour écrire ce que jesais. » Quatrième réplique : l'enfant lui dit :« De quoi parle ton poème ? » Vyasa luirépond : « II parle de toi ». À partir de cemoment-là - je ne vais pas vous réciter lapièce, rassurez-vous - les gens étaient immé-

diatement au fait qu'on ne leur demandaitpas - sinon accessoirement - d'assister à unspectacle étranger dont ils percevraient plusou moins clairement certaines formes et cer-taines références, mais que d'entrée on allaitleur parler d'eux-mêmes. Ils sauraient que,si nous avions fait l'énorme effort d'amenerle Mahâbhârata - je dis énorme effort, carcela a représenté onze ans de travail - c'étaitparce que nous sentions qu'il y avait là-dedans toutes les raisons de le faire, quel'Inde, sous cette forme épique, transforméeen pièce de théâtre, pouvait, sans aucuneffort intellectuel de transposition, pénétrerjusqu'à nous et nous toucher directement. Apartir de là, au bout de six mois, Peter m'ademandé, avant même d'avoir lu le poème,d'écrire une première version d'une piècepossible. Pour voir si, d'après tout ce quej'avais retenu, je pouvais écrire une pièce.J'avais pris bien entendu des notes. J'ai écritune toute première version, où la part duconteur était évidemment très importante.Vyasa racontait des scènes que l'on voyait detemps en temps se manifester ou pas. Danscette première version, beaucoup de scènesmanquaient, d'autres scènes par la suite ontdisparu, mais une sorte d'essentiel, encoretrès maladroit, se montrait déjà.

Après cette première écriture, un an environaprès les premiers contacts, nous avons déci-dé de lire le poème. De nous asseoir et de lire.Heureusement il existe en français une ver-sion presque complète du Mahâbhârata, dueà deux orientalistes du XIXe siècle (dont l'uns'appelait Hippolyte Fauche, saluons-le aupassage, il y a consacré sa vie et il est mort àla tâche) et une version anglaise complète. Cesont les deux seules langues dans lesquelles ilexiste une version complète. Il n'y en a pas enallemand, ni en espagnol, ni en italien, etc. Laversion anglaise a été faite après la versionfrançaise, qui fut la première de toutes lesversions étrangères, si l'on excepte la version

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en langue persane et les autres versions dansles différentes langues indiennes, bien sûr.La version anglaise a été faite, vers 1900 pardes Indiens, non par des Anglais. C'est laversion dite « Roy », résultat d'un énormetravail mené autour des années 1880-1910.Dans les années 30, un collège de traduc-teurs américains s'est attelé à une troisièmeversion qui aurait été une version complèteen anglais. Elle est restée inachevée, elle n'apas dépassé la première moitié. C'est la ver-sion dite « de Chicago ».Donc nous avons lu le Mahâbhârata, Peteren anglais et moi en français. Lire le Mahâb-hârata c'est un an de travail, tout simple-ment. Partout où j'allais, quand je tra-vaillais ici ou là, par exemple au Mexique,avec Luis Bunuel, j'avais toujours un tomeou deux du Mahâbhârata avec moi. Nous lelisions lentement, dans les avions, en voyage,chez nous, etc. Après cette année où nousacquîmes une certaine connaissance des dif-férents épisodes, nous nous sommes retrou-vés face à face, avec Marie-Hélène Estiennequi travaillait avec nous, qui elle aussil'avait lu. De temps en temps un ou deux

sanskritistes venaient nous donner un coupde main.Après quoi nous avons fait une deuxième lec-ture, cette fois en tête à tête, Peter et moi, encomparant les deux traductions, où il y atrès souvent des différences, voire deserreurs. Quand nous rencontrions des diffé-rences trop marquées, nous demandions àun sanskritiste de nous donner la version ensanscrit. Au cours de cette deuxième lecture,qui elle aussi a duré un an, nous avonsconstaté que certains épisodes sont répéti-tifs, que certains livres sont des livres péda-gogiques, éducatifs, qui peuvent être assezfacilement éliminés. Par exemple le groupedes Paudavas connaît deux exils dans laforêt, on pourrait peut-être les réduire enun. Arjuna gagne deux tournois : on pour-rait peut-être n'en faire qu'un, etc. Un cer-tain nombre de possibilités apparaissaient.Après cette troisième année, il vint uneannée d'interruption, parce que nous fai-sions autre chose. Mais nous avons continuéà en parler. Je me rappelle par exemple quenous étions tellement pris par l'histoire etpar les personnages que nous en parlions

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tout le temps, c'était devenu presque commeune sorte de second langage. Une fois, à NewYork, nous étions assis côte à côte dans unthéâtre en train d'auditionner des ténorspour La Tragédie de Carmen. Quand onauditionne un chanteur, si on a un tout petitpeu d'hahitude, on sait en trente secondes àpeine, si sa voix correspond à ce qu'oncherche, mais par politesse on l'écoute dixminutes. Peter, assis à côté de moi, écoutantle chanteur, de temps en temps se penchaitvers moi et il me disait : « Je crois que Karnadans la scène avec Kunti devrait... etc. »Nous continuions notre dialogue sur leMahâbhârata, alors que « L'amour estenfant de bohème » se déchaînait devantnous. Cela pour dire que c'était une vraiecompagnie. Nous commencions à en parlerautour de nous, à nous familiariser. Quandnous avons senti que nous pouvions parlerdu Mahâbhârata et que nous commencions àen parler avec d'autres que nous, à ce

moment-là, nous avons décidé, et à cemoment-là seulement, d'aller en Inde.Nous ne voulions pas aller en Inde commedes touristes ignorants qui auraient deman-dé « C'est quoi le Mahâbhârata ? » maisaller en Inde et pouvoir demander à desgroupes indiens « Pourquoi à tel endroitParashurama laisse-t-il tomber sa hache ? »Des choses extrêmement précises, qui audébut ont beaucoup surpris les Indiens.Comment se fait-il qu'un Anglais et un Fran-çais soient au courant de détails aussiprécis ? Nous avons donc fait je ne sais pluscombien de voyages en Inde, et quelquefoisde longs séjours. Notre but était double.Il était d'abord de retrouver la présence duMahâbhârata en Inde aujourd'hui. Ce qui esttrès facile, car ce poème est encore la sourced'inspiration et d'activité d'un très grandnombre de groupes de théâtre, de danse, dechants, de conteurs, de musiciens, d'adap-tations cinématographiques modernes : legrand combat fratricide devient quelquefoisune lutte entre banquiers, aujourd'hui àBombay, par exemple. Il est omniprésent, ily a même sur les trottoirs de toutes les villesde l'Inde, et même des petites villes, des pilesde Mahâbhârata en bandes dessinées.Nous avons beaucoup travaillé, avec vingtou trente groupes indiens, allant quelquefoisdans les tribus, passant des nuits et des nuitsà voir des représentations tout à fait « pri-mordiales », pas encore touchées par le tou-risme. Nous sommes allés jusqu'au Népal,dans d'autres pays aussi. Il s'agissait d'unepremière approche, directement liée au textelui-même.

La seconde était tout simplement l'Inde. Caril y a une sorte d'identification entre lepoème et le pays, ou plutôt les pays, parceque, et c'est très étrange, le Mahâbhârataest tout aussi populaire au Bengale qu'auKerala, au Cachemire qu'au Tamil Nadu. Orce sont des pays très différents. J'ai connuen Inde des ethnologues indiens qui vont

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travailler dans un autre pays de l'Inde. J'airencontré des ethnologues de Calcutta quirevenaient d'une mission de cinq ans au Rad-jasthan où ils étaient installés : toujours enInde, mais dans une autre langue, une autretradition, d'autres coutumes. Ils s'étaientinstallés dans un village comme le font lesethnologues, et avaient recueilli des contes duRadjasthan, eux-mêmes étant du Rengale.Nous, c'était toute l'Inde qui nous intéres-sait, toute image, tout signe de vitalité, touteodeur, tout ce qui pouvait un jour ou l'autrenous aider à l'écriture. Car peu à peu il nousapparaissait que le problème central de cetteadaptation théâtrale serait ce que j'ai appeléune fois « la part de l'Inde ».

Hors de question pour nous de faire un spec-tacle indien. Nous ne sommes pas des artistesindiens. Nous n'avions qu'une comédienneindienne et un musicien (seulement d'ailleurspendant les répétitions) dans le spectacle. Ilétait hors de question de demander à nosacteurs d'adopter des disciplines que lesIndiens pratiquent depuis l'âge de 4 ou 5 ans,ou de prétendre faire un spectacle indien,d'autant moins que nous allions le donner enfrançais. Quelle serait donc la part del'Inde ? D'abord la part de l'Inde dans l'écri-ture. Est-ce que tous les niveaux de l'extrê-mement complexe Mahâbhârata peuventsubsister ? Est-ce que des conseils à un vieuxroi, donnés probablement dans le deuxièmemillénaire avant notre ère, sont encore d'unintérêt aujourd'hui ? Que garder de l'actionproprement dite ? Il y a des niveaux qui vontde la farce la plus prosaïque - un hommevigoureux qui se déguise en femme pourtromper un amant et l'étouffé -, jusqu'auplus haut degré de la spiritualité hindouiste.Que garder ? Est-il possible de concevoir unspectacle que nous pouvons appeler leMahâbhârata en gardant à « Mahâ » sonsens de « complet » ? Cette première ques-tion me concernait évidemment directement.La deuxième concernait la mise en scène.

if

Que garder des costumes, des attitudes ?Est-ce qu'un acteur polonais peut faire telgeste apparemment indien, sans être aussitôtridicule ? Est-ce qu'un acteur japonais peutdire « Jaya », qui en sanscrit est un cri devictoire, sans que ça sonne faux entre seslèvres ? Et pour y parvenir, comment faire ?Comment travailler ?Lentement, peu à peu, avec qui ? Sousquelles conditions ? Toutes ces questions sesont posées pendant onze ans, et peu à peunous avons tenté de les résoudre. De même,quelle est la part de l'Inde, au-delà del'apparence visuelle des costumes et desdécors, dans le jeu proprement dit ? Carnotre tradition de jeu n'est pas du tout lamême que la tradition orientale, laquelle esttotalement codée. Dans la plupart des tradi-tions orientales il faut savoir ce que veulentdire tel geste, tel autre, telle attitude, si onveut - tout simplement - comprendre ce quise dit. Or notre tradition occidentale, quirepose sur le réalisme, nous demanded'abord de comprendre intérieurement par

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une réflexion ce que nous voulons dire, etensuite de l'exprimer par nos paroles et nosgestes. C'est le contraire de la tradition duthéâtre No par exemple ou du Katakali, oùle théâtre est passage dans un autre monde.Un monde résolument transcendantal.Est-il possible de transformer une traditionthéâtrale codifiée - et codifiée pour les habi-tants de l'Inde même - pour faire une pièceet un film occidentaux accessibles à tous, àtoutes les oreilles ? Tous ces problèmes quej'évoque assez brièvement dans le domainethéâtral, sont les mêmes que rencontrenttous ceux qui, un jour ou l'autre, se frottentau problème de la transmission, au problèmedu passage entre la profondeur d'une tradi-tion et la surface d'une transmission. De cepoint de vue, nous sommes allés aussi loinque nous avons pu. Nous sommes allés enInde très souvent, j 'ai commencé à écrire,un peu comme un patchwork. Il y a dans leMahâbhârata des scènes obligées. J'ai dûfaire un énorme effort de recherche de voca-bulaire, dont je donnerai quelquesexemples. Vous savez qu'aucun mot, dansaucune langue, ne s'avance innocent.Chaque mot est porteur d'images. Si dansune pièce dont les personnages s'appellentYudishtira, Duryodhana et qui prétend sepasser en Inde autrefois, quelqu'un parled'une épée, le mot épée vient à nous chargédes images des épées occidentales. De lamême manière, si je dis javelot, je vois unpilum romain, et non pas une lance indienneancienne. Chaque mot contient un petitpiège. Il y a dans le Mahâbhârata des scènesde prophéties : jusqu'au dernier moment,jusqu'aux dernières semaines, je me suisdemandé si je devais garder le mot prophète.Finalement je l'ai enlevé, parce que tropbiblique. Le mot noble est inutilisable, carun noble s'avance sous les apparences d'unaristocrate occidental ; le mot chevalierserait totalement déplacé. Alors j 'ai établides listes de milliers de mots qui m'étaient

interdits, que je ne pouvais pas utiliser. Carje devais chercher un langage simple, autourde quelques mots, souvent monosyllabiqueset rayonnants, c'est-à-dire ayant plusieurssens, comme c'est le cas en sanscrit. Parexemple le mot sang : le sang, dans beaucoupde traditions désigne à la fois le sang et aussila race, le clan, la tribu à laquelle on appar-tient. Ce mot passait très bien d'une langue àl'autre. Alors que le mot noble ne passe pas.Le mot cœur passait au sens d'organe, ausens de courage et même au sens de générosi-té, quelquefois. Vie, mort passaient sans dif-ficulté.

Les choses deviennent beaucoup plus difficilesquand on aborde les questions esthétiques : labeauté est une autre question surtout quandelle s'exprime en images. Une belle femme,dans le poème, a des « cuisses comme un élé-phant ». Image difficile à importer.Encore un exemple : il y a dans le Mahâ-bhârata, comme dans les textes bouddhiquesanciens, une vraie connaissance de l'incons-cient. L'inconscient existe, on sait que nousavons des pensées qui nous échappent,

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grâce à un raisonnement par analogie : de lamême manière qu'il y a des fonctions phy-siologiques qui sont effectuées à notre insu- la digestion, la respiration - de la mêmemanière nous avons des pensées dont nousne sommes pas conscients. Mais cet incons-cient n'a pas du tout la couleur de libido quele freudisme lui a donnée et que le motinconscient a conservée dans notre langagecontemporain. Traduite littéralement,l'expression sanscrite donne : « les secretsmouvements de l'atman ». Voilà ce qu'ontrouve dans le texte. Pas question de mettreça dans un texte en français, car il faudraitexpliquer ce qu'est l'atman et nous voilàrepartis dans deux ou trois scènes supplé-mentaires comme pour le dharma !... Je nepeux pas davantage traduire « les secretsmouvements de l'atman » par inconscient,car se serait introduire la libido là où ellen'a rien à faire. Donc j'ai beaucoup cher-ché, et j'ai trouvé une réponse dans un texted'Amadou Hampâté Bâ, le fameux écrivaind'origine Peul qui a tant fait pour transcriredans plusieurs langues la culture tradition-nelle africaine. C'est dans son livre« L'étrange (ou Le fabuleux) destin de Wan-grin », que j'ai trouvé l'expression extraor-dinaire, très simple : le cœur profond. Lecœur profond, ce sont deux mots françaistrès simples mais que le français n'emploiepas habituellement l'un avec l'autre. Si vousdites le cœur profond, il y a quelque chosed'inhabituel dans notre manière de parler.Si quelqu'un dit à un autre : « es-tu bien sûrque dans ton cœur profond, tu n'as pasl'intention... », notre attention est éveillée eten même temps la question reste claire. J'aidonc utilisé plusieurs fois dans la pièce cetteexpression : le cœur profond. Pour que laboucle soit bouclée, après la première de lapièce, dans la transcription en français parLévi-Strauss d'un texte amérindien dans unde ses derniers livres, j'ai retrouvé « le cœurprofond ». A-t-il lui aussi emprunté l'expres-

sion à Hampâté Bâ ? Je n'ai jamais eu l'occa-sion de le lui demander, mais cela constitue-rait un passionnant triangle entre l'Afriquenoire, l'Amérique du Nord et l'Inde.En anglais, le cœur profond devient « deepin my heart », ou quelque chose comme ça,qui est le pire cliché de toutes les chansonssentimentales, donc absolument inutilisable.D'une langue à l'autre, les expressions chan-gent de sens, changent de poids.Avant de finir l'écriture, je cite deux autresexpériences. D'abord un voyage en Inde,absolument passionnant, avec Chloé Obolins-ky qui s'occupait de nos costumes et de nosdécors. C'est une des personnes au mondequi connaît le mieux la texture des tissus :elle est capable de faire trois jours de mulepour aller dans une montagne de l'Atlas auMaroc trouver la seule laine faite de telle outelle sorte. Elle connaît très bien les textilesindiens et c'était absolument fascinant dedécouvrir avec elle, dans tel petit atelier, tellesoie, telle étoffe rugueuse... C'était commeune enquête policière. Et je me suis renducompte à cette occasion qu'il y a un rapportentre la texture d'un tissu et la texture d'unescène. Qu'il y a des scènes qu'il faut écrire ensoie, des scènes qu'il faut écrire en grosselaine, des scènes où les textures doivent êtremélangées, des scènes où le tissu doit êtretaché de sang, décousu, défait, déchiré...La deuxième expérience s'est déroulée pen-dant les répétitions qui ont duré très long-temps, neuf mois. Au moment où les acteursont commencé, après quatre ou cinq mois, àconnaître leurs textes. Certains d'entre eux,la plupart, n'étaient jamais allés en Inde.Peter a pris la décision de les y emmenerpendant douze jours tous ensemble. De faireun voyage pour les plonger, non préparés,dans la plus totale vitalité indienne. Noussommes donc partis de Paris, directementpour Mangalore dans le Karnataka, et le soirmême, sans avoir dormi, nos acteurs étaienten train de travailler avec un groupe

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d'acteurs indiens. C'était un peu halluci-nant, c'était un groupe de danseurs de cettetradition du Karnataka qu'on appelle - pourceux d'entre vous qui connaissent - le yak-shagana. Nous avons terminé ces douze joursépuisés, mais c'était passionnant d'amenernos acteurs à se confronter, après une prépa-ration théâtrale, à la réalité de la même his-toire, mais dans un peuple, vivant. Et je vou-drais terminer sur une petite anecdote - paspetite pour nous, mais brève - qui nous atous beaucoup frappés.

Dans le Mahâbhârata, beaucoup de scènesse passent dans des forêts de l'Inde et nousavions décidé d'aller passer quelque tempsdans une forêt, tout simplement pour en per-cevoir les bruits, les odeurs, ce qui s'y passe.Nous étions dans le Tamil Nadu, à Maduraï,et un matin nous avons pris un petit bus,pour aller nous promener dans une forêt.Nous sommes arrivés dans une sorte de petittemple en ruines, comme il y en a beaucoup.Il y avait là une petite terrasse entourée d'unparapet inégalement usé, des herbes folles,un portique. Nous nous sommes assis sur ceparapet, Peter nous a demandé de nous dis-perser dans la forêt et de rapporter chacunun objet qu'il trouverait dans cette forêt etqui l'aurait frappé, qui lui aurait plu.Nous avons erré pendant une demi-heure etchacun est revenu avec un bout de bois, uncaillou, une vieille boîte de conserve, unefeuille, une fleur, etc. Puis nous avons, au

milieu de cette terrasse, fait un petit tas deces objets. Ensuite nous nous sommes assis etnous avons commencé, comme chaque jour,nos exercices d'acteurs : exercices physiques,exercices vocaux, exercices de silence, exer-cices d'écoute, etc. En Inde il y a beaucoupde monde, partout, même dans les forêts.Des gens passaient autour de nous etquelques-uns s'arrêtaient parce que nousétions malgré tout un groupe extrêmementinhabituel, même en Inde. Il y avait desacteurs et des actrices africains, il y avait unJaponais, un Balinais, des Européens, toutcela était très chatoyant, très multicolore.Certains portaient des plumes, etc. À unmoment donné, une jeune femme qui por-tait un fagot de bois est passée, elle ne nousa pas regardés, elle a vu le petit tas d'objetsque nous avions constitué. Elle a posé sonfagot de bois, sans un regard pour nous,elle est rentrée, elle s'est allongée de toutson long devant le tas de feuilles et de boutsde bois, elle s'est prosternée en silence pen-dant trois minutes, ce qui est très long.Naturellement nous étions là, retenantnotre souffle, tout à fait impressionnés.Après quoi elle s'est relevée, s'est inclinéedevant le tas, et sans un regard pour nous,a repris son fagot et nous a quittés. Il y eutun moment de silence, et Peter a dit trèssimplement : « Bien, continuons »...

A partir de ce jour-là, nous nous sommes ditque, peut-être, nous allions « y arriver ». I

Les dessins illustrant cet article sont de Jean-Claude Carrière. Nous le remercions chaleureuse-ment de nous avoir permis de les reproduire ici.

PETITE BIBLIOGRAPHIE

- Peter Brook, traduit de l'anglais par Jean-Claude Carrière et Sophie Reboud : Points de suspensions : 44 ans

d'exploration théâtrale, 1946-1990. - Le Seuil, 1992 (Fiction et Cie).

- Jean-Claude Carrière : Le Mahâbharâta. - Belfond, 1982.

- Jean-Claude Carrière : À la recherche du Mahâbharâta. Carnets de voyages en bide avec Peter Brook, 1982-

1985. -Éditions Kwok On, 1997 (Culture).

- Jean-Claude Carrière : CD : Le Mahâbharâta. - Gallimard (À Voix haute).

- Peter Brook et Jean-Claude Carrière : Le Mahâbharâta, coffret de 2 cassettes VHS. Distributeur FIL, 1991.

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