Le Management Strategique[2]

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Francine Sguin Taeb Hafsi Christiane Demers

Le management stratgiqueDE LANALYSE LACTION

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Le management stratgiqueDE LANALYSE LACTION

Les ditions Transcontinental 1100, boul. Ren-Lvesque Ouest, 24e tage Montral (Qubec) H3B 4X9 Tlphone : 514 392-9000 ou 1 800 361-5479 www.livres.transcontinental.ca Catalogage avant publication de Bibliothque et Archives nationales du Qubec et Bibliothque et Archives Canada Sguin, Francine Le management stratgique : de lanalyse laction Comprend des rf. bibliogr. ISBN 978-2-89472-327-2 1. Planification stratgique. 2. Entreprises - Planification. 3. Gestion dentreprise. I. Hafsi, Taeb. II. Demers, Christiane, 1953- . III. Titre. HD30.28.S43 2008 658.4'012 C2008-941558-2

Rvision : Diane Grgoire Correction : Jacinthe Lesage Conception graphique de la couverture : Karine Lger Mise en pages : Centre de production partage de Montral Impression : Transcontinental Gagn Imprim au Canada Les ditions Transcontinental, 2008 Dpt lgal Bibliothque et Archives nationales du Qubec, 3e trimestre 2008 Bibliothque et Archives Canada

X\\\\\\\\\\\EEEEE\\\\\\\\\\\YNous reconnaissons, pour nos activits ddition, laide financire du gouvernement du Canada par lentremise du Programme daide au dveloppement de lindustrie de ldition (PADI). Nous remercions galement la SODEC de son appui financier (programmes Aide ldition et Aide la promotion).

Z]]]]]]]]]]DDDDD]]]]]]]]]][Pour connatre nos autres titres, consultez le www.livres.transcontinental.ca. Pour bnficier de nos tarifs spciaux sappliquant aux bibliothques dentreprise ou aux achats en gros, informezvous au 1 866 800-2500.

Francine Sguin Taeb Hafsi Christiane Demers

Le management stratgiqueDE LANALYSE LACTION

mes petits-enfants, Flix, Charlotte et Lucas F. S. mes amis, le sel de ma vie T. H. Georges et Charlotte C. D.

Prface

Ce livre sinscrit dans un long processus de rflexion et dcriture qui a eu cours HEC Montral au cours des deux dernires dcennies. Un premier livre, La stratgie des organisations : une synthse, a t publi en 1996. Il tait le fruit dune maturation collective chez les professeurs de stratgie de HEC Montral, maturation qui sest chelonne de 1984 1996. Certains de nos collgues, en particulier Alain Nol, Marcel Ct, Jean-Marie Toulouse et Taeb Hafsi, ont jou un rle important au cours de cette priode. lpoque, les recherches dans le domaine de la stratgie pullulaient, mais allaient dans toutes sortes de directions. Lobjectif du livre consistait alors, non pas avancer une nouvelle thorie de la stratgie, mais raliser une synthse utile pour les thoriciens et les praticiens. Comme llaboration dune synthse savre toujours une aventure difficile, tous taient conscients que notre ouvrage recelait encore beaucoup dimperfections et quil faudrait, un jour ou lautre, le revoir la lumire des nouvelles recherches et approches dans le domaine de la stratgie. Considrant le nombre dexemplaires vendus et lintrt que les professeurs et les tudiants ont manifest, nous pouvons dire que le livre a connu du succs, ce qui nous a donn envie de procder, en 2000, une seconde dition, une dition revue, modifie et enrichie de 4 nouveaux chapitres et de 19 nouvelles notes. Pour Taeb Hafsi, il sagissait alors de poursuivre le travail quil avait amorc dans la premire dition. Il lui apparaissait important de conserver la partie portant sur le concept de stratgie, qui avait prsid lorganisation du livre, mais il tenait ce que cette deuxime dition campe mieux limportance de

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lconomie industrielle. Pour Francine Sguin, qui devenait coauteure, il sagissait de contribuer un livre dont elle partageait les grandes orientations, mais de le faire en y intgrant ses intrts pour la thorie des organisations et pour les liens quelle entretient avec la stratgie. Cette seconde dition ayant, elle aussi, connu un franc succs, nous avons dcid de produire non pas une troisime dition, mais dlaborer plutt un tout nouveau livre. Celui-ci sappuie bien sr sur le contenu de la deuxime dition, mais il se veut une version simplifie, pure et enrichie. Nous avons ainsi rduit la taille du livre en liminant les 35 notes prsentes dans la seconde dition ; certains chapitres ont aussi t limins, alors que dautres ont t regroups. Par ailleurs, trois nouveaux chapitres ont t ajouts, qui portent sur les outils de ralisation de la stratgie et sur la gestion du changement stratgique. Quant au chapitre II, il a t revu afin de tenir compte des nouvelles approches en matire daction stratgique. Christiane Demers, qui sintresse la pratique de la stratgie et au changement stratgique, a accept dtre coauteure de ce nouvel ouvrage et a contribu de manire importante la rdaction de certains chapitres. Si ce livre a vu le jour, malgr nos nombreuses activits, cest grce au travail remarquable de Martine Lefebvre. Sans son professionnalisme, ce livre serait difficilement arriv terme. Nous ne la remercierons jamais assez. Nous tenons enfin souligner le plaisir que nous avons eu travailler avec Jean Par et Marie-Suzanne Menier, des ditions Transcontinental, dont le travail et les suggestions ont amlior notablement la qualit du livre. Notre ouvrage, Le management stratgique : de lanalyse laction, sinscrit dans la voie trace par les deux ditions de La stratgie des organisations : une synthse. Nous souhaitons que nos collgues en stratgie de HEC Montral, dailleurs au Qubec ou dans le monde aient envie de reprendre le flambeau et de travailler une quatrime dition amliore et enrichie.

Table des matires{ Partie I } Comprendre la stratgie ............................................................... 11Chapitre I La stratgie : un bton daveugle ................................................................ 13 I. La tche du dirigeant .............................................................................................. 14 II. Le concept de stratgie ........................................................................................... 16 Chapitre II Les aspects varis de la stratgie ............................................................... 23 I. La stratgie comme gestion de la relation organisation-environnement ........... 27 II. La stratgie comme prolongement des dirigeants ............................................... 30 III. La stratgie comme expression dune communaut de personnes ..................... 32 IV. La stratgie comme filon conducteur .................................................................... 33 V. La stratgie comme construction dun avantage concurrentiel........................... 35

{ Partie 2 } Concevoir la stratgie ................................................................... 43Chapitre III La formulation de la stratgie ................................................................... 45 I. Une histoire typique................................................................................................ 45 II. Le processus de formulation ................................................................................... 49 III. Les lments de lanalyse ........................................................................................ 51 IV. La conception de la stratgie : une heuristique..................................................... 60 V. Lvolution de la stratgie : limportance de lhistoire .......................................... 63 VI. Lvaluation de la qualit de la formulation stratgique ..................................... 64 Chapitre IV Lanalyse de lenvironnement ................................................................... 69 I. Lentreprise comme systme ouvert ....................................................................... 71 II. Lenvironnement concurrentiel de lentreprise ..................................................... 75 III. Lenvironnement gnral de lentreprise............................................................... 90 IV. Lenvironnement conu comme un rseau ............................................................ 98 Chapitre V Lanalyse de lorganisation ....................................................................... 101 I. Les dmarches danalyse traditionnelles ............................................................. 104 II. Les mthodes danalyse de la valeur .................................................................... 114 III. La construction dun avantage stratgique : lart de lartisan ............................ 121 Chapitre VI Les choix stratgiques et la performance .............................................. 129 I. La stratgie institutionnelle.................................................................................. 132 II. La stratgie directrice............................................................................................ 134 III. La stratgie daffaires............................................................................................ 151 IV. Les stratgies fonctionnelles................................................................................. 156 V. La stratgie et la performance ............................................................................. 158

{ Partie 3 } Raliser la stratgie ...................................................................... 163Chapitre VII La structure et les processus de gestion................................................ 165 I. Ce quest la structure............................................................................................. 165 II. La relation stratgie et structure ......................................................................... 168 III. Les processus de gestion ....................................................................................... 176 IV. La structure comme cadre de laction stratgique .............................................. 179 Chapitre VIII La culture et le leadership ..................................................................... 181 I. Culture et stratgie .............................................................................................. 181 II. Leadership et stratgie.......................................................................................... 192

{ Partie 4 } Grer la complexit ...................................................................... 207Chapitre IX La stratgie et la complexit ................................................................... 209 I. Les mthodes danalyse ........................................................................................ 213 II. La gestion du processus : du management au mtamanagement .................... 227 Chapitre X La gestion stratgique dune entreprise diversifie............................... 233 I. Pourquoi se diversifier ? ........................................................................................ 236 II. Les fusions-acquisitions : un regard historique ................................................... 242 III. Les stratgies de diversification ........................................................................... 246 IV. La diversification et la cration de valeur............................................................ 250 V. Une mthodologie pour se diversifier ................................................................. 257 Chapitre XI La gestion stratgique dune entreprise mondiale ............................... 261 I. La dynamique de la mondialisation ..................................................................... 262 II. Les stratgies mondiales ...................................................................................... 277 III. La gestion dune entreprise mondiale ................................................................. 288 Chapitre XII La gestion du changement stratgique................................................. 295 I. Le changement radical .......................................................................................... 296 II. Une typologie des transformations organisationnelles ...................................... 297 III. Lanalyse du changement stratgique ................................................................. 303

Conclusion De lanalyse laction ................................................................ 311

PA R T I E I

Comprendre la stratgie

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e livre est destin servir de guide tous ceux, tudiants ou gestionnaires, qui souhaitent rflchir la stratgie et aux diffrents outils pour la formuler et limplanter dans une organisation. La premire partie du livre est essentielle. Elle prsente le concept de stratgie et les diffrentes facettes quil recouvre. Bien que notre conception de la stratgie ne diverge pas de manire importante de ce qui est communment admis, il y a des nuances sur lesquelles nous insistons et qui trahissent nos propres biais. Le chapitre I prsente la stratgie comme un bton daveugle. Nous vivons dans un monde complexe, et le monde des organisations est difficile comprendre. On a alors besoin dinstruments, dheuristiques qui aident dchiffrer ce qui se passe, de faon acceptable mais temporaire, en attendant davoir une meilleure comprhension des phnomnes. sa faon, la stratgie est un outil robuste parce que, ne mettant pas laccent sur des relations prcises, elle sintresse aux processus qui conduisent sa formation. La recherche contribue dailleurs, de manire spectaculaire, lidentification des lments dont il faut tenir compte lorsquon sintresse ces processus. Mais plus important encore, la stratgie est un puissant instrument daction pour les praticiens puisquelle les aide mettre de lordre dans un univers chaotique et agir de faon convenable.

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Le chapitre II est une sorte de synthse de la littrature en matire de stratgie, celle-ci pouvant tre considre sous des formes diverses. Cinq formes ont t retenues : la stratgie comme gestion de la relation organisation-environnement ; la stratgie comme prolongement des dirigeants ; la stratgie comme expression dune communaut de personnes ; la stratgie comme filon conducteur ; et la stratgie comme construction dun avantage concurrentiel.

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Chapitre I

La stratgie : un bton daveugle

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l y a trente ans, la Harvard Business School, les enseignements les plus importants en matire de stratgie des entreprises portaient sur la difficult de lintgration. Les tudiants peinaient sur le cas Midway Foods, une petite entreprise de 100 employs, sise Chicago, qui fabriquait des friandises, surtout des tablettes de chocolat. Le cas A, qui tait tudi en premier, paraissait alors si simple que la plupart des participants avaient du mal se motiver. On y dcrivait ple-mle lindustrie des friandises, lhistoire de lentreprise, lexpression des caractristiques de lentreprise, en particulier lnonc de ses finalits corporatives et sa stratgie de marketing, et on y reproduisait une discussion entre lauteur de ce cas et le prsident de lentreprise, M. Kramer. Avec un portrait aussi gnral, les tudiants se demandaient souvent ce quon attendait deux. Mais Midway tait une entreprise particulire et, dans cette prsentation, elle paraissait dj unique en raison de sa capacit se dfinir et, surtout, prendre de grandes dcisions cohrentes avec cette dfinition. Progressivement, le professeur prsentait aux tudiants des aspects nouveaux de la gestion de Midway. Le cas B mettait dj les tudiants lpreuve : Midway pouvait saisir loccasion dacheter un concurrent. Devait-elle le faire ? Le cas C rvlait les perspectives diffrentes des quatre services fonctionnels. On y dcouvrait que chaque service avait une mission diffrente, des mthodes et des problmes oprationnels diffrents. Plus important encore, chacun des directeurs avait sa philosophie personnelle et une mthode de gestion diffrente. Le cas D montrait ces gestionnaires en action, au cours de runions de dcision, et suggrait les difficults quils pouvaient avoir agir de manire concerte. Finalement, les cas E1 et E2 montraient le prsident qui, comme responsable de la coordination de cet ensemble devenu soudain plus complexe et plus dlicat, devait prendre des dcisions qui pouvaient faire le succs ou lchec de Midway Foods.

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I. La tche du dirigeant ltude de ce cas, les tudiants comprenaient lextrme diversit et la complexit des problmes auxquels font face les dirigeants : des problmes de marchs (comprhension des besoins des clients, des actions des concurrents), des problmes oprationnels (faire fonctionner les usines), des problmes de direction et de leadership, des problmes de pouvoir et de motivation du personnel qui influent de manire inattendue sur le fonctionnement de lentreprise, des problmes que la taille de lentreprise et lapparente simplicit de ses activits nannonaient pas. Comment alors mettre de lordre dans un tel foisonnement ? En matire de conceptualisation des activits de la direction gnrale, un des travaux les plus marquants de ce sicle est le livre de Barnard (1938) sur les fonctions du dirigeant (The Functions of the Executive). Barnard, lui-mme prsident de la New Jersey Bell, avait dabord suggr que les organisations taient des systmes de coopration . Une coopration consciente, dlibre, avec une finalit pouvait amener des personnes atteindre des objectifs qui leur seraient autrement inaccessibles. Tout le talent des dirigeants consistait alors instiller et maintenir la volont des personnes cooprer. Pour Barnard, obtenir la coopration des personnes associes lorganisation supposait que les objectifs soient clairs et que des systmes adapts de stimulation matrielle et de persuasion soient mis en place. Cela devait tre fait de faon quil y ait un quilibre entre les contributions des personnes concernes et les compensations quelles reoivent . La personne qui accepte de cooprer jugera de cet quilibre. En consquence, lart de la gestion consiste convaincre les personnes associes lorganisation que lquilibre actuel est acceptable et quil justifie la continuation de la coopration. Herbert Simon (1945) a reu un prix Nobel pour avoir, en un sens, oprationnalis les travaux de Barnard sur la coopration. Il a suggr que lunit de rflexion et daction devait tre la dcision. Le dirigeant est alors celui qui travaille influer sur les dcisions de ses collaborateurs, de faon les faire converger vers un objectif commun. Cette influence, qui est en quelque sorte lquivalent de leffort de maintien de la coopration, vise agir sur les facteurs qui peuvent nuire la comprhension des objectifs ou leur ralisation, comme les habitudes, les rflexes, les savoir-faire, les valeurs et les attitudes. Pour cela, on utilise des outils comme la formation (pour accrotre les savoir-faire), la communication (pour bien faire comprendre les objectifs) et lautorit (pour imposer aux personnes les effets des dcisions prises ailleurs dans lorganisation).

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Quant au sociologue Selznick (1957), il a tudi, la demande de la RAND Corporation, les raisons qui permettaient aux partis communistes dEurope de laprs-guerre de survivre une adversit particulirement agressive. Il en est ressorti une conception du leadership qui a beaucoup marqu la stratgie des organisations. Son livre, Leadership in Administration, suggrait que les organisations navaient pas toutes la mme nature. Il y a celles qui sont de simples instruments, mettant en pratique une technique ou une procdure, et celles qui ont une personnalit . Ce sont les institutions. Elles sont infuses de valeurs , et cela leur donne une capacit particulire ordonner les conflits internes et sadapter aux perturbations de leur environnement. Les dirigeants jouent un rle critique dans linstitutionnalisation et dans le maintien du caractre de lorganisation. Notamment, ils doivent veiller ce que les valeurs soient transmises dans lorganisation et que les lites , qui sont porteuses de ces valeurs, soient formes et protges des influences externes. Ces valeurs constituent le noyau de lorganisation et sont les lments de sa comptence distinctive . Dans leur livre sur la politique gnrale dadministration, qui constitue une remarquable synthse sur le sujet, Christensen, Andrews et Bower (1973) ont dcrit la tche du prsident-directeur gnral ou du directeur gnral en relevant 3 grands rles : 1. architecte de la finalit de lorganisation ; 2. leader organisationnel ; 3. leader personnel. Le dirigeant est le gardien des objectifs de lentreprise. Pour ce faire, il prside ltablissement des objectifs et lattribution des ressources, effectue ou ratifie les choix parmi diffrentes solutions stratgiques, et il dfend les buts de lorganisation contre les attaques externes et contre lrosion interne. Il doit sassurer non seulement du maintien de lorganisation, mais aussi de son dveloppement cratif afin datteindre les performances souhaites. Les qualits les plus cruciales que doit possder un dirigeant sont la capacit de conceptualiser la finalit et la capacit de la transmettre aux membres de lorganisation. Le dirigeant est le communicateur principal de la finalit de lorganisation. Le dirigeant doit aussi tre un matre duvre attentif, dont le rle va au-del de linsistance sur la ralisation des objectifs. Il doit constamment se proccuper de lintgration des fonctions spcialises qui ont tendance prolifrer et entraner lorganisation dans toutes les directions.15

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Le dirigeant doit enfin agir comme motivateur et comme ngociateur. Il doit donc inspirer le respect et tre capable de susciter la coopration chez ses subordonns. Dans les domaines o le jugement ne peut tre remplac par des procdures dtailles, cest souvent par son comportement que le dirigeant clarifie les attentes envers les membres de lorganisation. Motiver les gestionnaires et valuer ensuite leur performance constituent des fonctions importantes mais souvent difficiles concilier : la premire ncessite une bonne comprhension des besoins des personnes, tandis que la seconde repose sur une valuation objective des exigences techniques que requiert la tche. Bien que sa fonction soit prenante et quelle exige des qualits de toutes sortes, le dirigeant nest pas un surhomme. Cest ce moment quil est judicieux de sintresser la stratgie pour laider dans une tche aussi imposante.

II. Le concept de stratgieThe first element of [Hippocrates] method is hard, persistent, unremitting labor in the sick room, not in the library ; the all-round adaptation of the doctor to his task, an adaptation that is far from being merely intellectual. The second element of that method is accurate observations of things and events, selection, guided by judgment born of familiarity and experience, of the salient and the recurrent phenomena, and their classification and methodical exploitation. The third element of that method is the judicious construction of a theorynot a philosophical theory, nor a grand effort of the imagination, nor a quasi-religious dogma, but a modest pedestrian affair or perhaps I had better say, a useful walking stick to help on the wayand the use thereof1. Henderson, 1970 (p. 67)

Quand Hippocrate illustrait sa mthode, il dcrivait la situation du mdecin qui devait agir malgr linsuffisance de ses connaissances, et malgr beaucoup dincertitudes sur les relations de cause effet. Pour que le mdecin dHippocrate puisse prendre des dcisions, il lui fallait dabord une familiarit intime, intuitive avec les choses, ensuite une connaissance systmatique de ces choses et enfin une approche pour y penser . Le parallle avec le gestionnaire est non seulement pertinent mais saisissant. Le gestionnaire se trouve dans une situation semblable celle du mdecin dHippocrate. Pour les tudiants examinant le cas de Midway, il tait vident quon avait besoin dun instrument pour mettre de lordre, une sorte de bton

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daveugle pour retrouver son chemin dans le fouillis de la gestion quotidienne. Et la situation des entreprises daujourdhui est encore plus difficile envisager que du temps de Midway Foods ! Ce qui caractrise la gestion, avec lexplosion des technologies de linformation et la chute progressive des frontires douanires entre nations, cest lincroyable complexit des contextes et des phnomnes. Ni la petite entreprise ni lentreprise monoproduit nchappent cela. La complexit npargne plus aucune organisation. En consquence, donner un sens la ralit devient une ncessit importante pour le gestionnaire.

A. Le gnie de la gestionDans la pratique, les gestionnaires qui russissent font preuve dune capacit comprendre, souvent de manire intuitive, et crer qui est impressionnante. Prenons deux exemples, rapports par la presse professionnelle. En 1980, SRC, une petite entreprise de rusinage de moteurs et filiale de ce qutait alors International Harvester, tait sur le point de fermer ses portes. Elle venait dtre paralyse par une grve qui avait dur cent soixante-douze jours. Jack Stack, le dirigeant principal, aprs de nombreuses tentatives infructueuses, avait russi obtenir de la BancAmerica Commercial Corporation le financement pour racheter la filiale. Par la suite, convaincu que le succs de lentreprise dpendait du dvouement des employs, Stack a voulu susciter chez eux un comportement de propritaires . Il leur a non seulement cd une partie de la proprit, aujourdhui une faon de faire plutt courante, mais il a aussi dcid denseigner tous, du balayeur au fraiseur, des choses que les banquiers connaissent. Certes, les dbuts ont t difficiles, mais voici ce quun machiniste de trente-deux ans exprimait par la suite :Weve been over and over and over the different figures enough times that now, if you hand any one of us an income statement and leave out a few numbers, we can fill them in2.

Au cours de lanne 1994, lentreprise a dpens 300 000 $ pour de la formation en finance, six fois plus que pour lamlioration des habilets de production. Chaque semaine, lentreprise arrtait ses machines durant une demi-heure pour permettre ses employs dexaminer en petits groupes les derniers documents financiers de lentreprise. En 1994, quelque 1,4 million de dollars ont aussi t distribus en bonis de rendement.

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Cette politique du livre ouvert a t payante pour SRC, parce quelle fait partie dune industrie dans laquelle les marges sont minimes ; toute attention porte aux cots de la part des employs fait donc toute la diffrence. Plus de 1 600 entreprises, dont des entreprises prestigieuses comme Shell Oil ou Allstate Insurance, ont envoy des personnes chez SRC pour apprendre de cette remarquable exprience. Considrons maintenant une situation inverse, celle de la socit alimentaire Culinar. Culinar tait, la fin des annes 1980, une entreprise de fabrication et de commercialisation de produits alimentaires. Ses principaux produits taient les clbres petits gteaux Vachon, des biscuits et des craquelins de toutes sortes ainsi que des produits divers mais marginaux, comme des soupes, des fromages, des bonbons, etc. Culinar tait le rsultat dune fusion entre les Gteaux Vachon et la division alimentaire dImasco, alors le gant de la cigarette au Canada. Les principaux concurrents de Culinar taient Nabisco, une multinationale amricaine, et Weston, dont les ventes canadiennes taient environ deux fois suprieures celles de Culinar. En 1990, la direction de Culinar a demand la firme Monitor, la socit de consultants cre par Michael Porter, le gourou de lanalyse stratgique des industries, de raliser une tude de son environnement concurrentiel. Le travail, trs dtaill et dune grande prcision, de Porter et de ses collgues mettait en vidence, entre autres, les lments suivants :I En matire de petits gteaux, Culinar tait dans une position solide. Il y

avait peu de gros concurrents et aucun navait une dimension vraiment nationale, probablement en raison des difficults de conservation long terme des produits. Culinar avait mme un savoir-faire important qui pouvait tre exploit dans une expansion vers les autres provinces du Canada.I Pour ce qui est des biscuits et des craquelins, la situation tait totalement dif-

frente. Dabord, il y avait des concurrents forts et nergiques. En particulier, Nabisco dominait avec une part de march presque quatre fois suprieure celle de Culinar et un pouvoir de dpenser, pour le marketing et le dveloppement de produits, bien au-del des capacits de Culinar. La conclusion de ltude de Monitor tait que, dans ce secteur, la russite tait conditionne par les facteurs classiques dconomies dchelle et de pouvoir financier. Pour bien faire, Culinar devait soit accrotre ses parts de march, en devenant un acteur national plutt que rgional, ou se diffrencier, en se concentrant sur un type de produit.

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La culture de Culinar tait domine par Vachon, une entreprise o, traditionnellement, la qualit et le travail dartisan prenaient une grande importance. Elle tait aussi marque par la culture des Aliments Imasco, une culture de rduction des cots et de recherche defficacit oprationnelle. La partie la plus dveloppe de ltude de Monitor, celle sur les craquelins et les biscuits, suggrait Culinar de mettre laccent sur ses produits les plus prometteurs et dessayer de dominer lindustrie. Cela supposait notamment des acquisitions et des dsinvestissements cibls. Les dirigeants de Culinar ont alors entrepris de raliser cette partie de la recommandation, qui leur paraissait la plus vidente et apparemment la plus facile faire. Ils ont fait une acquisition majeure en Ontario et ont mis au point une stratgie de march dynamique pour enlever des parts de march Nabisco. Le seul lment qui a t nglig, par ltude de Monitor et par les dirigeants de Culinar, ctait la capacit de Nabisco ragir. La raction de Nabisco a t dvastatrice. Ses produits taient mieux connus et mieux apprcis du grand public. En combinant publicit et rductions de prix, Nabisco a plac Culinar dans une situation catastrophique. Laugmentation des cots, combine la chute de revenus, a cr une situation particulirement difficile. De plus, Culinar, aprs des efforts infructueux pour procder une acquisition importante soit en Europe de lEst, en Espagne ou au Mexique, et croyant raliser une opration intressante, a procd lacquisition dune entreprise amricaine de New York, qui se rvla la paille qui brisa le cou du chameau . Lentreprise new-yorkaise tait en situation de faillite et demandait beaucoup trop de ressources managriales pour les capacits de Culinar. Culinar, au mme moment, aurait eu loccasion de faire une srie dacquisitions dentreprises de qualit pour le segment des produits de sant. Ce segment tait beaucoup plus compatible avec la tradition de Culinar et probablement plus la mesure de lentreprise, mais les dirigeants en ont dcid autrement. Rsultat : Culinar a d battre en retraite, en essayant de vendre toutes ses activits autres que les gteaux Vachon. La plupart des dirigeants ont alors quitt lentreprise, qui a t longtemps dmoralise . Les dirigeants de Culinar nont jamais vraiment respect les rgles dHippocrate. Ils navaient pas une comprhension intime de leur mtier. Ils faisaient des efforts systmatiques de comprhension de leur domaine, mais ces efforts taient peu concentrs et taient domins par une sorte de pense magique.

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Finalement, ils navaient pas une thorie convaincante sur ce qui animait leur domaine dactivit. Ils se sont simplement laiss impressionner par ltude de Monitor et ont tent dappliquer ses recommandations sans se demander si elles correspondaient ce quils taient capables de faire. Avec le recul, on saperoit bien que Culinar tait davantage capable dune transformation qui aurait mis laccent sur la qualit des produits et la diffrenciation, plutt que sur les cots et les conomies dchelle. Cela aurait t plus compatible avec leurs ressources et avec les valeurs des employs et des dirigeants. Culinar sest depuis recentre sur ce quelle fait de mieux et elle a amlior sa position de march.

B. Le rle de la stratgieEn nous inspirant de Roethlisberger (1977), essayons de rappeler le cadre danalyse que Henderson, sinspirant dHippocrate, proposait pour comprendre des systmes sociaux comme les entreprises et pour agir sur eux. Voici ce quil disait :I Il faut disposer dun schma conceptuel, ncessaire linvestigation ou la

comprhension, une sorte de rfrence pour laction.I Ce schma nest pas une question de vrai ou faux, mais une question de per-

tinence. En dautres termes, le vritable test pour un schma conceptuel nest pas de savoir sil est vrai ou faux, mais sil est utile et convenable.I Ce schma doit tre utilis. Ce nest pas un objet dapprentissage thorique ;

il se perfectionne en cours daction.I Ce schma nest pas universel. Il ne peut tre utilis que pour comprendre une

classe de phnomnes ou agir sur eux. Cest en quelque sorte un instrument un peu primitif, plutt quun instrument hautement sophistiqu.I Ce schma doit tre utilis aussi longtemps quil apporte une aide ceux qui

y ont recours (Roethlisberger, 1977) :Beware... you may think you have a real bear by a real tail. Nothing could be further from the truth. You have just a walking stick to assist you here and now. This walking stick will return someday to that glorious graveyard of abandoned working hypotheses of which Henri Poincar spoke so eloquently 3.

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I Il faut tre prpar pour le jour o une autre faon de penser sera plus utile :Commit yourself to a point of view... Without such a commitment, nothing useful results. But someday... your commitment (your conceptual scheme) will have done its job. Be prepared for that day. Be thankful for what it has done. But when that day comes, be of stout heart rejoice and abandon it with hallelujahs 4.

En gestion, ce cadre conceptuel est ce quon appelle la stratgie dentreprise. SRC et Culinar, comme toutes les organisations, agissent avec un cadre conceptuel parfois conscient, parfois moins conscient. La diffrence entre le succs et lchec dune organisation vient souvent de la clart de linstrument et de sa pertinence. Plusieurs organisations chouent parce quelles nont pas t capables de renouveler leur stratgie au moment o elle ntait plus utile. En dautres termes, la stratgie nest quun bton daveugle. Les dirigeants dentreprise en ont besoin pour dcouvrir ou retrouver leur chemin dans lobscurit dun monde incertain et turbulent. Mais ce nest pas un bton universel. Il faut dabord quil soit adapt la situation. Ensuite, il nest jamais adapt pour toujours. Il faut tre prt labandonner et le remplacer quand il nest plus pertinent. Bien sr, il existe toute une industrie de btons daveugle , et il arrive quune entreprise achte un bton sophistiqu qui se rvlera inutile ou dangereux pour lacheteur non avis. Comme nous le verrons ultrieurement, ce risque est diminu lorsque les dirigeants eux-mmes travaillent lidentification de la stratgie de leur organisation. Les entreprises qui ont du succs ont habituellement travaill trs fort pour concevoir leur stratgie. Elles lont aussi ajuste afin de tenir compte des changements qui se produisaient et elles ont t capables de labandonner lorsque la situation lexigeait.

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Chapitre II

Les aspects varis de la stratgie

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ide de stratgie est trs souple. On lutilise pour dcrire et comprendre les comportements des personnes, comme le font Crozier et Friedberg (1977), ceux des groupes (Allison, 1971), ceux des organisations (Andrews, 1987 ; Bower, 1983 ; Chandler, 1962 ; Mintzberg, 1990), que cellesci soient des gouvernements, des organismes but non lucratif ou des entreprises prives, et mme ceux des pays (Porter, 1990). Lide de stratgie recouvre de multiples ralits. Plusieurs auteurs distinguent les aspects contenu de la stratgie, qui permettent de dire ce que lorganisation fait, des aspects processus , qui permettent de rvler comment lorganisation le fait (Schendel et Hofer, 1978).

Plusieurs auteurs diffrencient aussi la conception et la formulation dune stratgie de sa mise en uvre . Ansoff (1965) a tabli quatre dimensions de la stratgie : la dfinition du produit-march, le vecteur de croissance, la synergie et lavantage concurrentiel. Quant Mintzberg (1987), il affirme que la stratgie peut tre conue de quatre faons principales : un plan, une perspective, une position et un pattern. Ces diffrentes faons de concevoir la stratgie sont intressantes, mais le vritable dfi consiste les positionner les unes par rapport aux autres, en tenant compte la fois de lenvironnement, des comptences de lorganisation et du rle des acteurs. La stratgie peut dabord se concevoir dans les rapports que lorganisation entretient avec son environnement, que cet environnement soit considr comme objectif ou comme le fruit de la perception des acteurs (Smircich et Stubbart, 1985). Lorganisation essaie alors de tirer parti de cet environnement lorsquil

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recle des opportunits et de sen protger lorsquil est menaant ou peru comme menaant. La stratgie est donc un mcanisme de relation lenvironnement, mcanisme qui permet de grer cette relation au profit de lorganisation. Dans la gestion de sa relation lenvironnement, lorganisation doit sappuyer sur ses comptences, si elle veut en tirer le meilleur parti possible. Pour construire sa stratgie, elle doit partir de ses forces et tenter de pallier ses faiblesses, ou encore tenter de dvelopper de nouvelles comptences afin dacqurir un avantage concurrentiel. Les relations de lorganisation avec lenvironnement sont toujours mdiatises par des acteurs, que ce soit des acteurs individuels ou collectifs. Cest la perspective de ces acteurs qui donne un sens lenvironnement et lorganisation et qui, par la suite, prside la formation des stratgies. Cette perspective leur permet dtablir un lien entre environnement, comptences de lorganisation et orientations stratgiques. La littrature classique dans le domaine de la stratgie sintresse beaucoup la perspective des dirigeants et leurs valeurs : la stratgie est alors vue comme le prolongement des dirigeants. Mais une littrature plus rcente sintresse de plus en plus au rle des autres acteurs de lorganisation, et non celui de ses seuls dirigeants : la perspective de ces acteurs est considre comme importante, et la stratgie est alors vue comme lexpression dune communaut de personnes. La formation des stratgies peut dcouler de deux processus diffrents, bien mis en lumire par Mintzberg. Les stratgies peuvent se former par lutilisation dun processus analytique formalis avant mme que laction nait lieu. On parle alors dun processus de planification stratgique qui conduit la formulation dune stratgie intentionnelle. Mais les stratgies peuvent aussi se former en cours daction. On parle alors de stratgie mergente, de stratgie ttonnante et de stratgie au quotidien. La stratgie se construit donc par lentremise dun ensemble de dcisions ou dactions, ou les deux, qui vont dans une direction donne et qui nous permettent de dterminer en quoi elle consiste. Cest en ce sens quAnsoff (1965), Andrews (1971) et Mintzberg (1987) parlent de pattern. Pour parler de stratgie, il faut quil y ait un pattern, que celui-ci soit le rsultat de dcisions planifies avant laction ou quil merge en cours daction. Cest ce quon peut

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aussi appeler le filon conducteur. Cest labsence de pattern dans les dcisions ou les actions qui amne Inkpen et Choudhoury (1995) parler dabsence de stratgie. Mais que le processus de formation des stratgies soit intentionnel ou mergent, la stratgie sintresse toujours la position que lorganisation veut avoir, peut avoir ou devrait avoir dans son domaine dactivit. Positionner lorganisation par rapport aux autres organisations de son champ dactivit, partir de lenvironnement ou des comptences de lorganisation, par un processus avant laction ou en cours daction, cest ce quon appelle la stratgie. Le processus de formation des stratgies conduit donc invitablement prciser le contenu dune stratgie, cest--dire le type de relation que lorganisation veut entretenir avec son environnement. Le pattern de dcisions et dactions, selon la consistance et la cohrence quil aura par rapport lenvironnement et aux capacits et comptences de lorganisation, permettra cette dernire dtre plus ou moins performante. Cette performance peut tre analyse sous langle de lacquisition dun avantage concurrentiel par rapport aux autres organisations dans ce domaine dactivit. Cet avantage concurrentiel peut tre dfini sur le plan de la performance conomique et financire, mais il peut aussi tre analys sur le plan de la contribution sociale. On parle alors de performance sociale. Ainsi, sans prtendre tre exhaustifs, nous pouvons dterminer 5 faons diffrentes de concevoir la stratgie : 1. la stratgie comme gestion de la relation organisation-environnement ; 2. la stratgie comme prolongement des dirigeants ; 3. la stratgie comme expression dune communaut de personnes ; 4. la stratgie comme filon conducteur ; 5. la stratgie comme construction dun avantage concurrentiel.

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FIGURE 2.1 Stratgie, contexte et acteurs

ENVIRONNEMENT

ENTREPRISE

PERSPECTIVEDes dirigeants De la communaut de personnesFilon conducteur

AVANTAGE CONCURRENTIELStratgie intentionnelle avant lactionr on u Fil ucte nd co

Stratgie mergeant en cours daction

Contribution conomique

Performance

Contribution sociale

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I. La stratgie comme gestion de la relation organisation-environnementLobjectif de la stratgie consiste toujours positionner lorganisation dans son environnement, que cet environnement soit lenvironnement concurrentiel de la firme, lenvironnement institutionnel ou le rseau auquel une organisation appartient. Ce positionnement peut tre laboutissement dun processus dlibr ou dun processus mergent ; il peut dcouler de la rflexion des seuls dirigeants ou de laction dune communaut de personnes ; il peut tre contraint principalement par des facteurs extrieurs ou dcouler davantage dune apprciation des facteurs internes de lorganisation. Mais dans tous les cas, la stratgie permet lorganisation de se positionner par rapport lenvironnement. La gestion de la relation de lorganisation avec lenvironnement est donc essentielle pour la survie, le dveloppement et la performance de celle-ci. Dans la littrature, il existe deux grands courants concernant cette relation. Le premier courant considre que lenvironnement est dterminant et quil contraint de faon importante la position de lorganisation. Le second courant, tout en reconnaissant les contraintes de lenvironnement, considre que les individus gardent une marge de manuvre importante, quils ont la capacit de choisir et mme de modeler cet environnement.

A. Lenvironnement, une contrainte lactionDans le domaine de la stratgie, lauteur qui a le plus influ sur la conception des liens entre un environnement concurrentiel contraignant et le positionnement de lentreprise, cest Michael Porter (1980). Pour cet conomiste industriel, la structure de lindustrie dtermine la stratgie de la firme, son positionnement et, ultimement, sa performance. Nous reviendrons sur son cadre danalyse au chapitre IV. Mais il y a dautres approches en thorie des organisations qui ont permis dexaminer la contrainte que lenvironnement exerce sur le positionnement des organisations, et qui ont beaucoup influenc la rflexion sur la stratgie. On peut noter en particulier la contribution des approches no-institutionnelles et sociopolitiques, qui sintressent linfluence des groupes de la socit civile, de ltat et des regroupements professionnels sur le positionnement stratgique des entreprises. Nous y reviendrons aussi au chapitre IV.

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La situation des stations-service indpendantes au Qubec est un bon exemple dorganisations qui subissent des contraintes en raison de leur environnement. Ces entreprises sont toujours la merci des grandes ptrolires, qui sont la fois leurs fournisseurs et leurs concurrents. Ces dernires, tant intgres verticalement, de lexploration et lextraction du ptrole jusqu la vente au dtail, en passant par le raffinage et la distribution, contrlent les cots et laccs cette ressource fondamentale pour les indpendants. Ceux-ci sont donc trs pnaliss par la structure de lindustrie, qui favorise les gros joueurs. Ils accusent dailleurs frquemment les ptrolires de collusion et sollicitent laide des gouvernements pour empcher les pratiques nuisant une saine concurrence dans lindustrie. Dans la mme veine, les microbrasseurs du Qubec, qui ont faire face, dune part, des concurrents imposants et, dautre part, un rseau de dtaillants fortement concentr, se plaignent rgulirement des pratiques dloyales des gros brasseurs, qui restreignent leur accs au rseau de distribution, en ngociant notamment des ententes dexclusivit. Mme lorsque lenvironnement contraint fortement lorganisation et ses choix stratgiques, cette relation est toujours influence par lorganisation, par ses capacits et ses ressources. Comme nous le verrons au chapitre V, certaines approches sont plus ractives ; elles mettent laccent sur les forces et les faiblesses de lorganisation (Andrews, 1971) et sur la faon dont sa chane de valeur est configure (Porter, 1984). Dautres approches sont davantage proactives, et se focalisent sur le dveloppement de nouvelles comptences ou sur une reconfiguration de la chane de valeur de lorganisation afin quelle puisse concurrencer lindustrie plus efficacement et se lancer la conqute du futur (Prahalad et Hamel, 1994). Dans ce dernier cas, lenvironnement est considr comme moins contraignant et lorganisation a une marge de manuvre plus importante face lenvironnement, comme nous le verrons dans les paragraphes qui suivent.

B. Lenvironnement, un milieu faonnerLorganisation nest pas quune entit passive face son environnement. Elle peut aussi tre active, la fois pour aller chercher les ressources dont elle a besoin, pour interprter lenvironnement et sy situer, et dans certains cas, pour le crer (Weick, 1979).

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Cela a t le cas de Newell Co. Dan Ferguson, le jeune prsident de lentreprise, a fait une rvolution en dcidant de mener ses activits de manire nouvelle et diffrente (Fortune, 1992). En 1965, il succde son pre, un modeste fabricant de tringles rideaux install Freeport, dans lIllinois. Il constate que le commerce de dtail connat une transformation complte. Les magasins du centre-ville perdent du terrain au profit des grandes surfaces, qui sinstallent dans de nouveaux centres commerciaux. Il constate aussi que le commerce de dtail est entre les mains de quelques entreprises trs puissantes. La meilleure stratgie, pense-t-il, consiste vendre plusieurs produits diffrents au petit groupe de marchands de masse qui dominent le march national. Comme pour les images dEscher, qui font que larrire-plan passe lavant si on regarde suffisamment longtemps, Ferguson dcide de faire dvier lintrt que sa clientle de base porte ses produits. Faisant dj des affaires avec Woolworth, Kresge et Kmart, il se met racheter toute une srie de quincailleries et de fabricants darticles mnagers, afin dlargir sa gamme de produits. Il restructure toutes ses acquisitions pour en faire des entreprises aussi efficaces que la sienne. La Newellization devient bientt le standard de lensemble de la compagnie. Cependant, comme Ferguson la appris de ses professeurs de gestion, cette stratgie a aussi des inconvnients :All the weight is on their (clients) side. They can kill you5 .

En rponse cela, Ferguson entreprend de se rendre indispensable en comblant tous les besoins de ses clients. Il leur vend non pas un article en particulier, mais, selon une varit de modles et avec une varit de prix, toutes sortes de produits allant des tringles aux pinceaux en passant par les ustensiles de cuisine. Il garde ainsi ses clients parce que ce quil leur propose leur est profitable et quil leur offre une panoplie de services additionnels. Il explique :We are a service organisation. Anyone can make this stuff. Its not high tech6.

En partenariat avec ses clients, il leur propose du sur mesure tout en les aidant maintenir des stocks trs bas, sans rupture, grce un systme informatis qui le relie directement aux caisses de chaque magasin. Ferguson a donc russi modeler son environnement afin de btir une entreprise rentable. Cest lorsque lenvironnement nest pas considr comme compltement dterminant pour lorganisation que le rle des acteurs individuels et collectifs prend toute son importance. On considre alors que la perspective de ces acteurs joue un rle dcisif sur les orientations et les choix stratgiques. Cest ce que nous verrons dans les deux sections suivantes.29

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II. La stratgie comme prolongement des dirigeantsLa socit Sony figure parmi les socits japonaises les plus connues. Elle participe une industrie furieusement concurrentielle : llectronique grand public. Dans cette industrie foisonnent des gnies de limitation comme Casio, Samsung, Sanyo, Toshiba ou Matsushita, qui produisent des multitudes de produits peu prs standards ou, en tout cas, difficiles distinguer les uns des autres. Pourtant, Sony rgne sur cette industrie comme lentreprise la plus innovatrice de la plante. Depuis sa cration, en 1947, Sony a sans cesse introduit des innovations de haute technologie les unes la suite des autres. Son nom est synonyme de transistors, de tlviseurs, de magntoscopes, de lecteurs de disques compacts, etc. Comment Sony est-elle arrive se dmarquer ainsi ? Beaucoup citent les dirigeants de lentreprise, et dabord son crateur, Masaru Ibuka, linventeur gnial, qui a longtemps t prsident honoraire du conseil dadministration. Masaru Ibuka rptait :Let me tell you my philosophy : The key to success for Sony, and to everything in business, science and technology for that matter, is never to follow the others7.

Akio Morita, lassoci dIbuka et celui qui a fait la Sony moderne, rptait lui aussi sa devise :Our basic concept has always been thisto give new convenience or new methods, or new benefits, to the general public with our technology8.

Cette double proccupation tre unique et tre pratique a domin la culture de Sony. Mme si, en surface, Sony ressemble aux autres grandes entreprises japonaises, elle fait les choses de faon particulire, sa manire, ce qui renforce les valeurs de ses crateurs. Mais le plus remarquable dans cette histoire succs, cest lincroyable influence que le rve de Masaru Ibuka et celui dAkio Morita ont eue sur le comportement et le fonctionnement de cette grande entreprise. Comme Sony, toutes les entreprises de qualit sont domines par des dirigeants ayant des valeurs et des croyances fortes, qui considrent comme une de leurs tches principales de transmettre ces croyances et ces valeurs dans toute lorganisation. Les croyances et les valeurs sont des points de repre qui aident les membres de lorganisation se situer dans laction quotidienne. Elles permettent de30

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savoir ce qui est acceptable dans lorganisation et ce qui ne lest pas. cause de cela, elles simplifient la dcision en liminant ce qui est en dehors du chemin que lorganisation veut suivre. Lexemple des grands distributeurs alimentaires au Qubec au cours des annes 1970 et 1980 est une bonne illustration de la difficult de maintenir le cap. Cest le cas de Steinberg. Cette entreprise a connu durant prs dun sicle de grands succs dans la distribution alimentaire sous la houlette de la famille du lgendaire Sam Steinberg. Au dbut des annes 1960, comme le dirigeant perdait un peu de son ascendant, les successeurs ont essay de redfinir lentreprise comme un distributeur de produits gnraux destins au grand public. tant donn que cela incluait les vtements et les produits mnagers, on a cr une filiale de marchandise gnrale, Miracle Mart, devenue plus tard les magasins M. Malheureusement, les nouveaux dirigeants de Steinberg ne se sont jamais rendu compte que la distribution de marchandise gnrale obissait des lois substantiellement diffrentes de celles des produits alimentaires. Miracle Mart na alors survcu que grce des injections rgulires de fonds provenant du sige social. En 1987, le prsident de Steinberg, Irving Ludmer, ne pouvant redresser la situation, a dcid de liquider cette filiale. De manire diffrente mais similaire, Provigo a recrut en 1985 un nouveau dirigeant, Pierre Lortie, alors prsident de la Bourse de Montral et reconnu pour sa comptence en matire de fonctionnement du march boursier. Celuici a entrepris de redfinir lentreprise comme un distributeur de produits gnraux plutt que comme un distributeur alimentaire. Il croyait que le savoir-faire en distribution alimentaire pouvait tre tendu tous les types de produits de consommation courante. Ainsi, Provigo a fait lacquisition entre autres de Sports Experts, une chane de distribution dquipements de sport, et de Distribution aux consommateurs, une entreprise de distribution et vente par catalogue de produits de consommation gnrale. Incapable de grer lentreprise de faon faire mieux que les concurrents, Provigo a perdu beaucoup de ressources et dnergie et elle a d revendre ces entreprises en 1989. De mme, Metro, une cooprative de distribution alimentaire trs conservatrice, a t domine partir de 1986 par un groupe de jeunes gestionnaires dsireux de moderniser ses pratiques de gestion. Tout comme chez Provigo, les dirigeants de Metro estimaient que la restauration et la distribution dquipements de sport taient compatibles avec ses comptences de distributeur alimentaire. Metro a t oblige de se retirer de ces nouveaux domaines dactivit aprs avoir subi des31

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pertes substantielles. Et ce nest quavec le retour de Pierre Lessard quun recentrage sur la distribution alimentaire sest opr et que Metro a retrouv une rentabilit exceptionnelle. Toutefois, les dirigeants jouent plusieurs rles dans lorganisation. Ils doivent dabord tre les architectes de la raison dtre de lorganisation (Andrews, 1987). Leur tche consiste alors fournir une direction lorganisation. Rien nest plus important que de veiller ce que lorganisation ne drive pas. Tenir le compas, maintenir le cap est essentiel pour la survie dune entreprise. Seules la vigilance, la constance et la dtermination des dirigeants peuvent viter lorganisation de se perdre sur des terrains qui ne lui sont pas favorables. Toutefois, les dirigeants sont amens jouer dautres rles importants. Ils peuvent tre les concepteurs de la stratgie, responsables de sa formulation et de sa mise en uvre. Ils peuvent aussi tre les crateurs du contexte de formation des stratgies. Ce sont diffrentes faons dexercer un leadership stratgique, que nous aborderons plus en dtail au chapitre VIII. La faon dont les dirigeants jouent ces diffrents rles est influence par diffrentes caractristiques individuelles. Cest en ce sens quon dit que la stratgie peut tre considre comme le prolongement du ou des dirigeants. La littrature est remplie dexemples qui montrent cette influence. Mentionnons leurs valeurs et leurs croyances (Selznick, 1957), leur ge, leur formation, leurs expriences et leur origine sociale (Hambrick et Mason, 1984 ; Bhambri et Greiner, 1989), leur sexe, leur dmarche intellectuelle et limportance quils accordent la dmarche rationnelle (Frederikson et Iaquinto, 1989), leurs motions, leur degr de complexit cognitive et de maturit (Bhambri et Greiner, 1989), leur degr de libralisme, leurs attitudes par rapport au changement, leur degr de stabilit et danciennet dans lorganisation (Miller, 1990), qui influent de manire importante sur leur comportement, et donc sur la stratgie de lorganisation.

III. La stratgie comme expression dune communaut de personnesLhistoire de Honda illustre bien le rle que peut jouer une communaut dacteurs dans les choix stratgiques et le succs dune entreprise (Pascale, 1984). Honda sest rapidement impose aux tats-Unis, au dbut des annes 1960,

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comme le leader dans lindustrie des motocyclettes. En 1966, lentreprise possdait 63 % des parts de march, relguant loin derrire elle Yamaha, Suzuki et BSA/Triumph avec 11 %, et Harley-Davidson avec 4 %. Ce succs sexplique en partie par le fait que les dirigeants au sommet avaient certaines ides au sujet de lexpansion de lentreprise et quils ont t capables de les faire voluer partir de lintervention des vendeurs et des ouvriers de production. Si Honda a russi, cest quau-del de la capacit inventive des dirigeants, la formation de la stratgie sest produite par essais et erreurs, en faisant participer tous les chelons de lorganisation. Le rle des dirigeants a consist orchestrer les actions venant de la base et crer un contexte favorable lapprentissage collectif en mettant en place des structures appropries, en adoptant un style de gestion favorisant la mise en commun et en tablant sur certaines valeurs partages par lensemble des membres de lorganisation. Cette conception pluraliste de lorganisation et de la stratgie, qui rintroduit la comptence de tous les acteurs et leur rle dans la prise de dcision stratgique, est une cassure par rapport au courant litiste qui a profondment marqu nos conceptions de lorganisation, de la gestion et de la stratgie, et qui nattribuait de comptence stratgique quaux seuls dirigeants. La rintroduction de la communaut dacteurs dans les modles de prise de dcision stratgique et la vision pluraliste qui la sous-tend nous amnent nous intresser laction stratgique au quotidien. Nous mettrons laccent sur cet aspect de la formation des stratgies dans la partie III de ce livre, qui sintresse la ralisation de la stratgie.

IV. La stratgie comme filon conducteurLe concept de filon conducteur (ou pattern) facilite beaucoup ltude de la stratgie dans les entreprises, surtout dans les grandes entreprises et dans celles qui ont une longue tradition. Andrews (1987) a fourni la dfinition la plus populaire du concept de stratgie :Corporate strategy is the pattern of decisions in a company that determines and reveals its objectives, purposes, or goals, produces the principal policies and plans for achieving those goals, and defines the range of business the company is to pursue, the kind of economic and noneconomic contribution it intends to make to its shareholders, employees, customers, and communities9.

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Pour Andrews, le pattern (ou filon conducteur) est identifi partir des rgularits quon peut observer dans les dcisions dlibres. Mais il peut aussi merger en cours daction, comme le montre de faon loquente ltude de Mintzberg et McHugh (1985) sur lOffice national du film. On y apprend que la stratgie intentionnelle de long mtrage de lONF a t remplace par une stratgie mergente de court mtrage , principalement de films danimation, et que cela sexplique par les actions au quotidien de certains cinastes. Il est galement intressant danalyser les patterns de dcisions chacune des grandes tapes de la vie de la compagnie General Electric. Au temps de Cordiner, la firme se dveloppait tous azimuts, sans beaucoup dordre. Ctait une sorte dexpansion vanglique. Lide centrale tait que rien ne pourrait rsister GE si elle dcidait de sen occuper. La diversification qui a suivi tait sans retenue. Mais le laxisme et le manque de proportion ont fait que GE a atteint ses limites. Cest ainsi quaprs stre attaqus trois grands marchs, soit les usines nuclaires, les grandes turbines et linformatique, les dirigeants ont d battre en retraite pour faire face une situation financire difficile. La priode de Borch a correspondu lintroduction de la planification stratgique. Auparavant, la planification tait surtout domine par des conomistes et des experts en recherche oprationnelle. Suivant les conseils de la socit McKinsey, les dirigeants ont alors rorient leurs pratiques vers les mthodes modernes de planification stratgique, notamment le modle de portefeuille de produits et lide de planification comme processus de gestion, aujourdhui des lments de leur marque de commerce largement enseigns dans les coles de gestion. Au cours de cette priode, ils ont supprim 13 gammes de produits (aspirateurs, ventilateurs, phonographes, stimulateurs cardiaques, etc.). Lpoque Borch sest prolonge dans la priode Jones. La planification a t renforce et raffine. Les aspects dominants ntaient plus les questions de positionnement de march, mais de fonctionnement interne. Les questions de structure, de gestion du systme de planification et de coordination gnrale ont pris de limportance. Jones faisait alors face un autre problme, qui venait de la taille et de la diversit de lorganisation. Pour maintenir le rythme de croissance de GE un seuil comparable celui du produit national brut (la seule rfrence valable compte tenu de la taille et de la diversit de lentreprise), il fallait crer chaque anne un secteur dactivit nouveau dont la taille serait de lordre de sept milliards de dollars. Ces pressions considrables la croissance ont ramen audevant de la scne les acquisitions comme solution stratgique invitable.34

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Larrive de Welch, en 1981, amne rapidement des comportements trs diffrents. Dabord, Welch privilgie le profit plutt que les ventes. Lefficacit stratgique (le choix des activits poursuivies) et lefficacit oprationnelle (les performances dans les activits poursuivies) deviennent des lments essentiels. Cest ainsi que Welch se met conceptualiser les domaines dans lesquels lentreprise doit uvrer, notamment lide des trois cercles : le cercle des activits traditionnelles, le cercle des activits de haute technologie et le cercle des activits de services. En dehors de ces cercles, point de salut. Il sattaque aussi crer une entreprise sans frontires :After moulding GE so decisively, Mr. Welch is determined to transform its culture and organization into what he awkwardly describes as a boundaryless company. Mr. Welch wants GE to be an enterprise where : a. internal divisions blur, and everybody works as a team ; b. suppliers and customers are partners ; c. there is no segregation between foreign and domestic operations, and each GE business is just as much at home in South Korea and Paris, France, as it is in South Carolina and Paris, Texas10.

Chacune des priodes que nous venons desquisser est reconnaissable partir dune analyse des dcisions prises dans lentreprise. Lorsque la dure de lobservation est assez longue, on saperoit que les dcisions ont tendance converger en ensembles relativement homognes et cohrents, quon peut appeler patterns. Ces derniers correspondent des priodes de succs lorsque ces dcisions permettent lorganisation de dvelopper ou de renforcer son avantage concurrentiel.

V. La stratgie comme construction dun avantage concurrentielLaction systmatique des acteurs et de lorganisation mne la construction dun avantage qui permet lorganisation de survivre dans un monde o la concurrence est souvent rude. Dans un tel monde, ce nest pas que la performance conomique et financire qui assure la survie des organisations ; cette dernire peut aussi dpendre de la contribution sociale de lentreprise. Le dveloppement dun avantage concurrentiel peut prendre des formes tout fait inattendues, comme cela a t le cas pour de nombreuses compagnies au cours des dernires dcennies. On comprend lavantage que peut procurer une dcouverte technologique rvolutionnaire, comme celle de Polaroid au cours

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des annes 1950 et 1960 ; toutefois, on a souvent du mal percevoir la multitude de crations moins spectaculaires que celle-l, mais qui sont la source des avantages concurrentiels des entreprises succs. Prenons deux exemples. Le premier exemple est celui de lImprimerie Gagn. Jean-Pierre Gagn avait rachet de son pre une imprimerie situe Louiseville, au Qubec, loin des grands centres urbains de Montral et de Qubec et loin des centres urbains importants des provinces canadiennes avoisinantes. Les produits de lentreprise taient diversifis et lentreprise tait dans le rouge. Jean-Pierre Gagn pensait quil lui fallait concentrer ses activits et viter les segments o la concurrence tait trop forte. Il avait alors le choix entre le livre et la presse. Comme la presse exigeait des dlais de livraison courts, ce que la localisation de son usine rendait problmatique, et comme il considrait le livre comme un produit noble, il dcida de se concentrer sur limpression de livres. Pour russir dans le segment de limpression de livres, il fallait tre capable de garantir une grande qualit dimpression un cot raisonnable. Les clients (gnralement les maisons ddition) apprciaient aussi une programmation rigoureuse de la production afin que les dlais de livraison convenus soient scrupuleusement respects et quils puissent harmoniser en consquence leurs programmes de mise en march. LImprimerie Gagn avait un avantage en raison de sa localisation. Les cots de main-duvre taient faibles et on pouvait obtenir une plus grande loyaut des employs envers lentreprise. Cela facilitait la formation et permettait daccrotre la qualit. Pour renforcer cela, M. Gagn a renouvel ses quipements avec des machines technologiquement suprieures et plus efficaces. Il a cr des conditions de travail sduisantes, avec un accent sur la propret des lieux, une attention plus grande aux opinions des employs, un investissement dans la formation et des horaires flexibles pour satisfaire les habitudes des habitants de la rgion. Pour satisfaire les clients, cet entrepreneur a introduit des pratiques nouvelles dans lindustrie. Il avait recrut des vendeurs, alors que lindustrie fonctionnait surtout avec des reprsentants. Ces vendeurs devaient conseiller les clients sur les formes dimpression possibles et les conditions qui leur taient attaches. Comme il avait aussi informatis lensemble de la production et de la vente, les vendeurs pouvaient, laide de leur micro-ordinateur portatif, donner des renseignements prcis sur les dlais de livraison et les prix. Les commandes qui taient prises entraient directement dans le systme dexploitation et taient traites immdiatement pour la programmation de la production.

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Aprs avoir accapar une part de march importante au Qubec, lentreprise a russi simplanter en Ontario et reproduire la mme trame de succs. Elle est alors devenue une entreprise modle dont les succs ont t constants. Plusieurs prix de qualit de gestion ont t attribus Jean-Pierre Gagn au cours des annes 1980 et 1990. En 1998, lImprimerie Gagn a t acquise par le Groupe Transcontinental. Le second exemple est celui de lagence de voyages de Vancouver, Uniglobe. Comme toutes les agences de voyages, Uniglobe a t confronte des bouleversements dans la dynamique de lindustrie, dont lintroduction massive de services directs par Internet. Alors que tous les concurrents hsitaient, Uniglobe Travel International (lagence marque unique la plus importante du monde avec 900 succursales dans 20 pays) sest lance dans une stratgie en ligne (online) trs prometteuse. Elle a travaill se construire une niche profitable en combinant un site Internet de haut niveau avec une des forces des agences traditionnelles : le contact humain. Les spcialistes du commerce lectronique comme Gomez.com placent le site Uniglobe au quatrime rang sur le plan de la qualit et de la facilit dutilisation, juste derrire les grands joueurs comme Travelocity ou Expedia de Microsoft. Mais pour les croisires, le site dUniglobe est incomparable. Il est possible deffectuer une recherche par rgion, par destination, par ligne de croisire. On peut aussi examiner 70 bateaux avec leurs plans dtaills et savoir sil y a un restaurant italien ou un balcon pour la cabine dsire. Plus important encore, Uniglobe a innov en introduisant la possibilit davoir accs instantanment un spcialiste pour tre conseill. On peut aussi envoyer des questions par courriel avec lassurance dune rponse dans les vingt minutes suivantes. Grce cette approche, Uniglobe a connu beaucoup de succs. Comme nous lavons mentionn prcdemment et comme nous venons de le voir avec ces deux exemples, la construction dun avantage concurrentiel exige des efforts si on veut russir se dmarquer de la concurrence soit en se diffrenciant par la qualit des produits et services offerts, soit en produisant ces produits et services un cot plus faible que celui de ses concurrents. Drucker (1952) a t lun des pionniers de la dmarche qui mne au dveloppement dun avantage concurrentiel. Il affirmait :The first step... is to raise the question : Who is the customer ? The actual customer and the potential customer ? Where is he ? How does he buy ? How can he be reached ?

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The next question is : What does the customer buy ? Finally, there is the most difficult question : What does the customer consider value ? What does he look for when he buys the product11 ?

Pour dfinir les activits, Drucker propose ensuite une dmarche qui peut tre rsume comme suit :This involves finding out four things. The first is market potential and market trend. How large can we expect the market for our business to be in five or ten yearsassuming no basic changes in market structure or technology ? And what are the factors that will determine this development ? Second, what changes in market structure are to be expected as the result of economic developments, changes in fashion or taste, or moves by the competition ? Third, what innovations will change the customers wants, create new ones, extinguish old ones, create new ways of satisfying his wants, change his concepts of value or make it possible to give him greater value satisfaction ? Finally, what wants does the consumer have that are not being adequately satisfied by the products or services offered him today12 ?

Rpondre aux besoins des clients peut mener une configuration particulire des activits de lentreprise, avec comme objectifs de renforcer les activits qui sont cruciales pour satisfaire les clients et de rduire limportance de celles qui ne le sont pas. Cest cet effort qui permet soit la rduction des cots, soit lamlioration de la qualit. Porter (1985) a propos le concept de chane de valeur comme cadre danalyse pour permettre la recherche de la configuration la plus favorable. Nous reviendrons plus en dtail sur ce concept au chapitre V. Le dveloppement dun avantage concurrentiel suppose une comprhension claire des fonctions de lentreprise et de leurs relations. Il suppose aussi une comprhension claire des chanes de valeur des clients, des fournisseurs et des concurrents principaux. Cela peut constituer un investissement important mais, lorsque les enjeux sont importants, linvestissement est souvent pleinement justifi par les rsultats. Une autre faon de considrer la cration de lavantage concurrentiel est de tenir compte des ressources (Arrgle, 1996). Un outil important pour faire face lavenir rside dans lensemble des ressources humaines, financires et matrielles ou dans les possibilits daccs ces ressources. Toutefois, ces ressources ne sont utiles que si lorganisation sait les utiliser de faon optimale, cest--dire si elle a su dvelopper les comptences pour les exploiter dans les processus organisationnels. Parmi les comptences les plus importantes, on38

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compte le savoir-faire en gestion et en innovation, le savoir-faire dans les fonctions les plus importantes de lorganisation et le savoir-faire en matire dapprciation et de modification des rgles du jeu du secteur industriel dans lequel on uvre. Finalement, lavantage concurrentiel suppose une intgration des activits qui tient compte des logiques diffrentes du niveau corporatif, de lunit daffaires et des diffrentes fonctions. Ainsi, le niveau corporatif se proccupe des questions de rpartition des ressources et de rconciliation entre les profits court terme et la sant long terme de lentreprise. Quant lunit daffaires, elle est concerne par le positionnement parmi les concurrents. Enfin, sur le plan des fonctions, on sintresse la productivit et la contribution de chaque fonction lobjectif gnral. Cest en ce sens quon peut parler de stratgie des fonctions : stratgie de marketing, stratgie financire, stratgie de production, stratgie de gestion des ressources humaines, etc. Dans ce contexte, la stratgie revt alors laspect dun processus dallocation des ressources en fonction de lorientation de lentreprise (stratgie corporative ou stratgie dunit daffaires) et en fonction du march desservir. On peut aussi dire que la stratgie de la fonction, cest dactualiser sa faon les valeurs de lentreprise. Par exemple, la stratgie financire est celle qui permet datteindre la cration et le maintien dune grande flexibilit financire. De mme, la stratgie des ressources humaines vise recruter, dvelopper et rcompenser les talents dont lentreprise ou lunit a besoin pour atteindre ses objectifs. Nous reviendrons en dtail au chapitre VI sur ces diffrents niveaux de stratgie et sur les manuvres qui permettent davoir un avantage concurrentiel. Par leurs activits, les organisations contribuent la socit laquelle elles appartiennent. Cela peut prendre diffrentes formes, les plus importantes tant la production de diffrents biens et services et une contribution lemploi et lautonomie conomique des individus et des rgions. Cela est vrai des grandes entreprises, mais aussi de la multitude de PME qui caractrisent lconomie de nos socits. Cela est galement vrai des organisations des secteurs priv, public, parapublic, pripublic et communautaire. Par ailleurs, toutes les organisations ne contribuent pas galement leur socit. La stratgie adopte par certaines organisations peut les amener contribuer trs positivement lemploi et la formation dune main-duvre comptente, mais elle peut aussi les amener supprimer plusieurs emplois, ce qui tend gonfler le

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nombre de personnes en chmage ou vivant de laide sociale. Il en est de mme de la contribution des organisations au respect et la protection de lenvironnement : certaines ont des stratgies qui se proccupent du dveloppement durable de nos ressources, alors que dautres adoptent des stratgies dont leffet est lpuisement des ressources et la destruction de lcosystme. Le problme auquel la compagnie Nestl a eu faire face dans les annes 1970 est intressant analyser. Nestl est une importante entreprise multinationale suisse prsente dans les secteurs de la production alimentaire et de la production pharmaceutique. Fonde en 1867 par Henri Nestl, elle sest toujours proccupe de son image et elle a toujours estim quelle avait une responsabilit sociale envers les pays en voie de dveloppement. Cest ainsi quelle avait pris lhabitude, lorsque cela tait possible, de produire sur place. Pourtant, la vente de ses prparations lactes pour nourrissons dans les pays du tiers-monde a suscit une importante controverse et conduit un appel au boycottage de tous les produits Nestl en 1979. Les avantages et les risques entourant la diffusion et la vente des prparations lactes dans les pays en voie de dveloppement taient difficiles, lpoque, dpartager. La seule chose certaine, cest que les arguments des opposants, et leurs attaques contre Nestl, remettaient en cause la lgitimit des actions de lentreprise. Ni la campagne de relations publiques, ni les poursuites judiciaires, ni la cration dun comit de dontologie nont russi renverser la vapeur. Les dirigeants de Nestl ne semblent pas avoir mesur limportance stratgique de cette situation. Ils auraient probablement d tenir compte du fait que les prparations lactes pour nourrissons vendues dans les pays du tiers-monde ne reprsentaient quun infime pourcentage des ventes de lentreprise. Ils auraient d mesurer le cot pour lentreprise dune image dentreprise ternie. Ils auraient d sapercevoir que laction des opposants, quelle ait t justifie ou non, touchait une ressource importante de lentreprise, savoir sa lgitimit sociale. La contribution sociale des organisations, rsultant des stratgies quelles adoptent, a pour effet daugmenter ou de diminuer leur lgitimit. La lgitimit peut tre considre comme une ressource importante et utile pour latteinte des objectifs des entreprises. Pour lgitimer leurs orientations et leurs activits, celles-ci ont souvent privilgi les relations publiques. Plusieurs savent maintenant quun nonc de mission ronflant, une campagne de presse, des dons un organisme de charit ou la commandite dvnements culturels ne suffisent pas. Elles doivent dmontrer leurs employs et aux parties prenantes (stakeholders), pour lensemble de leurs activits ici et ailleurs, que leur prsence40

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sociale est bnfique. Cela peut les obliger modifier certains de leurs objectifs et certaines pratiques, que ce soit un investissement dans des pays de dictature militaire, un processus de production qui engendre de la pollution ou des pratiques sauvages de licenciement de leurs employs. La lgitimation de lentreprise passe donc souvent par la ncessit de redfinir son identit et le systme de valeurs et de significations partages par lensemble de ses membres. Mais ce faisant, lentreprise peut acqurir un avantage concurrentiel par rapport aux autres entreprises dun domaine dactivit donn. De nos jours, les gestionnaires-stratges doivent se rendre compte que la construction dun avantage concurrentiel ne dcoule pas seulement de la capacit dune entreprise concurrencer les autres dans une industrie donne, mais quelle dcoule aussi de sa capacit tre considre comme lgitime au sein de sa socit.

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Concevoir la stratgie

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ette partie est consacre la formulation de la stratgie, cest--dire aux lments dont il faut tenir compte lorsquon fait lanalyse de la situation stratgique dune organisation. Cette partie repose sur les dveloppements de la premire partie, notamment sur les diffrents aspects de la stratgie tels quabords au chapitre II.

Le chapitre III fournit le cadre gnral de lanalyse stratgique. Cette dernire est souvent guide par une finalit globale, qui peut tre un nonc de mission ou une dclaration gnrale et durable qui dfinit lorganisation et sa raison dtre. Elle commence par une analyse de la dynamique de lenvironnement et se poursuit par lanalyse des capacits de lorganisation qui peuvent tre la source de ses avantages concurrentiels. Cette analyse externe et interne permet de dfinir des objectifs, lesquels sinsrent dans la finalit plus globale de lorganisation. Ce sont ces objectifs que, dans le langage courant, on appelle stratgie . Le chapitre IV va plus en dtail dans lanalyse de lenvironnement. Il dcrit les diffrents types denvironnement et les techniques qui permettent de lanalyser. Il accorde une importance particulire lanalyse de la concurrence. Les modles traditionnels, dont celui de lconomie industrielle popularis par Porter, sont dcrits et illustrs dans ce chapitre. Il traite galement de la faon dont on peut analyser lenvironnement sociopolitique.

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Le chapitre V aborde lanalyse des capacits et des ressources de lorganisation. Il vise comprendre ce qui donne ou pourrait donner lorganisation un avantage sur ses concurrents et ce qui constitue ou pourrait constituer un handicap dans la rivalit qui oppose lorganisation ses concurrents. Diffrents modles, tels que ceux de la chane de valeur, ainsi que les ides de comptence centrale (core competence) sont dcrits et illustrs. Le chapitre VI aborde les grandes stratgies habituellement choisies par les entreprises et les questions importantes quelles suscitent chez le stratge. Les stratgies gnriques portriennes seront abordes, mais aussi les stratgies et manuvres stratgiques les plus frquemment utilises. La formulation de la stratgie ne repose pas uniquement sur lanalyse de lenvironnement et des ressources de lorganisation. Comme nous lavons dj mentionn, les choix que suggre lenvironnement et que permettent les capacits de lorganisation doivent aussi tenir compte des valeurs et prfrences des dirigeants et de ce qui est acceptable aux yeux de la socit.

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Chapitre III

La formulation de la stratgie

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e chapitre est au cur de la dmarche de ce livre. Il prsente le cadre danalyse principal, celui qui permet de dfinir, de concevoir et de formuler (ces termes seront utiliss indiffremment) la stratgie dune organisation. Le chapitre est construit autour des ides dj abordes au chapitre II. Les diffrents aspects que nous avions alors prsents constituent des facettes diffrentes dune mme ralit stratgique. La stratgie est la fois une finalit ou un filon conducteur, un mcanisme de mdiation avec lenvironnement, une combinaison de ressources internes qui vise obtenir un avantage concurrentiel, lexpression des valeurs des dirigeants et de la communaut de personnes qui constitue lorganisation. Dans lanalyse qui permet de concevoir la stratgie, nous retrouverons alors invitablement ces diffrentes facettes et pourrons les intgrer.

Avant daborder le cadre danalyse, nous illustrerons la dmarche stratgique en racontant lhistoire stratgique de la socit Miracle Mart. Cette entreprise est aujourdhui disparue, tout comme dailleurs son sige social, la socit Steinberg. Cependant, les comportements qui ont men la situation catastrophique de lentreprise et les efforts tents pour la sauver sont tellement typiques et pleins denseignements que leur description est rvlatrice des problmes que labsence de stratgie peut gnrer.

I. Une histoire typiqueDans les annes 1960, Steinberg, une grande entreprise de distribution alimentaire dont le sige social tait Montral, avait investi des fonds dans le lancement dune chane de magasins de marchandises gnrales, Miracle Mart.45

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Vingt ans aprs, Steinberg avait perdu plus de 100 millions de dollars essayer de faire vivre lentreprise. Lhistoire de Miracle Mart apparat comme une srie ininterrompue dimprovisations qui non seulement ntaient pas gniales, mais ont entran lentreprise dans un tourbillon tellement incohrent que, dans la seconde moiti des annes 1980, personne ne savait comment donner du sens une telle aventure. Steinberg sest lance dans laventure des magasins Miracle Mart pour diffrentes raisons. Lentreprise disposait despaces quelle souhaitait remplir dans les centres commerciaux que sa filiale Ivanhoe dveloppait furieusement. Steinberg avait aussi la confiance typique dune entreprise qui navait connu que des succs dans ses activits alimentaires. Cela a pu engendrer une sorte de sentiment de toute-puissance : tout semblait russir cette belle entreprise, dont les gestionnaires taient, par tradition, innovateurs et entrepreneuriaux. On raconte aussi que la vraie raison dune telle dcision aurait t le dsir doccuper la fille ane du fondateur, laquelle aurait absolument tenu participer la gestion. Les dirigeants cls, y compris son pre, craignaient toutefois quelle puisse dranger le bon fonctionnement des activits traditionnelles. Ainsi, les mmes raisons qui ont fait le succs de Steinberg, notamment limprovisation innovatrice, ont aussi contribu la prise de dcisions incohrentes et dangereuses pour la survie de lensemble de lorganisation. Cela suggre que limprovisation, mme gniale, nest approprie que lorsque le degr de complexit de lorganisation est la mesure des capacits cognitives, hlas trs rduites, dune seule personne. Trs vite, ds que lorganisation prend de lampleur, limprovisation doit saccommoder de la prsence complmentaire dune approche plus systmatique pour organiser la rflexion et la contribution collective de tous ceux qui cherchent comprendre le fonctionnement de lorganisation et la nature de son environnement. Pour Miracle Mart, labsence de direction, durant une si longue priode, a fait que cette entreprise errait comme une somnambule, ne sachant ni qui elle tait ni dans quel environnement elle se trouvait. En 1984, le nouveau prsident, Michael Kershaw, nen revenait pas. Le prsident de Steinberg, Irving Ludmer, lui avait bien dlimit les contours de sa mission : Il faut ou bien redresser Miracle Mart, ou bien arrter les frais en mettant un terme laventure. Pour Kershaw, il fallait faire ce qui aurait d tre fait vingt ans plus tt : dfinir lentreprise et sa raison dtre. Sa dmarche na malheureusement pas russi redresser lentreprise, mais elle est intressante pour illustrer une dmarche stratgique systmatique.46 Licence enqc-43-631-0000039667 accorde le 01 septembre 2011 sabrina dub

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Pour amorcer leur rflexion stratgique, Kershaw et son groupe de direction avaient besoin dinformation. Comme lentreprise existait, on ne pouvait dterminer sa raison dtre sans rfrence ce qui se faisait dj. Il fallait dabord savoir ce qutait lentreprise. Le bon sens suggrait de poser la question ceux que lentreprise essayait de servir : ses clients. On a alors entrepris de demander aux clients de Miracle Mart pourquoi ils y faisaient leurs achats. Il fallait aussi dterminer avec qui on devait rivaliser pour attirer et garder ces clients, et donc dcouvrir les principaux concurrents, ceux qui taient des rivaux directs et ceux qui avaient occup des territoires plus loigns. Ltude du secteur industriel et ltude de march ont apport leur lot de surprises. Ainsi, le march tait trs segment et les concurrents avaient tendance vouloir se distinguer les uns des autres. On trouvait ainsi quatre grandes catgories dacteurs. Dabord, il y avait les magasins gnraux, comme La Baie ou Sears, de grands magasins rayons qui cherchaient attirer un peu tout le monde, en prsentant dans un mme lieu des produits de qualit et de prix diffrents. Ainsi, les personnes recherchant des produits de qualit pouvaient les trouver dans les diffrents rayons de produits de marque, tandis que les personnes recherchant des aubaines pouvaient les trouver au sous-sol. Ensuite, il y avait les magasins de rabais, dont la stratgie tait base sur le prix, ou plus exactement sur le rapport qualit-prix, avec accent sur le second. Par exemple, Zellers ( lpoque indpendante et aujourdhui une filiale de La Baie), tait, parmi de nombreux autres magasins, la chane dominante. Il y avait aussi les clubs dachat , une sorte de super-magasins de rabais, mais dont lassortiment pouvait changer au gr des possibilits dapprovisionnement. Le Club Price (aujourdhui connu sous le nom de Costco) est, au Qubec, lexemple typique de ce type de commerce. Enfin, il y avait plusieurs entreprises qui se dmarquaient en se spcialisant. Les magasins spcialiss couvraient autant les segments o la qualit et le statut taient, pour le consommateur, des facteurs importants considrer, que les segments o le prix et lutilit taient les premiers lments prendre en compte. Holt Renfrew et Ogilvy taient des exemples reprsentatifs des premiers, tandis que Cohoes faisait plutt partie des seconds. Depuis ce temps, de nombreux autres magasins ont vu le jour, comme Winners, H&M, Gap et bien dautres.47

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Le profil des clients de Miracle Mart surprenait un peu. De jeunes familles, dont les revenus taient suprieurs la moyenne, visitaient rgulirement les magasins. Les clients taient relativement fidles et, plus important, ils voyaient en Miracle Mart un magasin qui sapparentait aux grands magasins comme Sears ou La Baie, en ce qui concernait lassortiment, la mode et la qualit, mais avec des prix comparables aux magasins de rabais. Cependant, lamnagement tait moins attirant et le service moins bon que dans les grands magasins. Finalement, la comptabilit montrait que les magasins Miracle Mart les plus problmatiques, ceux qui montraient les dficits les plus grands, taient ceux qui taient loigns de Montral, notamment ceux de lOntario. Elle montrait aussi que les produits les plus problmatiques, les moins demands et les moins profitables taient les petits appareils mnagers, tandis que les produits les plus prometteurs taient les vtements. Cest avec ces renseignements en main que Kershaw a runi son quipe de direction dans un htel des Laurentides. Il voula