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60 Spécial polars Le Matin Dimanche | 17 avril 2016 Contrôle qualité «Je dois dire que, plus d’une fois, Erlendur m’a énervé» Nordique Si l’Islande est à la mode, c’est aussi un peu grâce à Arnaldur Indridason, à ses intrigues délicatement ciselées et à son héros taciturne, flic à la brigade criminelle de Reykjavik. Geneviève Comby [email protected] S es romans noirs balayés par la mélancolie et le vent arc- tique ne sont plus perçus comme des curiosités exoti- ques. En quinze ans, Arnal- dur Indridason s’est imposé comme un des fers de lance du polar nordique. Son succès planétaire, il le doit notamment à son héros, le commis- saire Erlendur Sveinsson. Un Islandais pur sucre qu’il a accepté d’évoquer avec «Le Matin Dimanche» lors de son récent pas- sage au festival Quais du polar, à Lyon. Dans «Le lagon noir», votre dernier livre, comme dans «Les nuits de Reykjavik», vous mettez en scène la jeunesse de votre héros Erlendur. Remonter le temps avec lui, est-ce une manière d’échapper à la routine? Je l’ai d’abord fait parce que cela me permet- tait de retourner à une époque plus simple, l’époque d’avant la révolution des technolo- gies de l’information. Il n’y avait alors ni or- dinateur, ni Internet, ni Facebook, ni Twit- ter. Si vous vouliez rencontrer quelqu’un, vous deviez le rencontrer en chair et en os. On a presque oublié cela aujourd’hui. L’une des plus grandes joies que j’ai éprouvée en remontant le temps avec Erlendur, c’est de revivre un peu cette époque-là. Mais j’avais aussi envie de montrer comment Erlendur est devenu l’homme qu’il est. «Les nuits de Reykjavik» et «Le lagon noir» contiennent deux enquêtes qui le façonnent véritable- ment et font qu’il va s’intéresser à des cas non résolus d’anciennes disparitions. N’avez-vous jamais eu peur de vous lasser de ce personnage? Je dois dire que, plus d’une fois, Erlendur m’a énervé. J’ai écrit trois livres dans lesquels il n’apparaît pas, ce qui m’a permis, entre autres, de prendre des vacances, car Erlen- dur est parfois un collègue de travail assez pénible, vous savez. Son histoire personnelle est tragique et, d’une certaine manière, ces livres dans lesquels il n’apparaît pas sont beaucoup plus légers. Aujourd’hui, je suis in- capable de dire si je vais écrire d’autres ro- mans avec lui. A la fin d’«Etranges rivages», le dernier livre qui se déroule dans le pré- sent, en 2005, il grimpe sur une lande déso- lée, glaciale, battue par les vents, on le laisse allongé là-bas et il y est encore… Vous songez sérieusement à l’abandonner là-bas? Oui. Onze ans se sont écoulés depuis qu’il a disparu et je me demande s’il n’est pas un peu trop tard pour aller le chercher. Qui sait! Racontez-nous comment il est né. Quand j’ai commencé à écrire des livres le mettant en scène, il n’y avait aucune tradi- tion du roman policier en Islande. Celui-ci D’apparence austère, Arnaldur Indridason, 55 ans, ne manque pas d’humour. Ulf Andersen/Getty Images « Comme Erlendur, j’aime bien les mets islandais traditionnels, qui n’ont pas toujours l’air très ragoûtants » n’était qu’étranger et fortement méprisé. Moi, j’ai décidé de créer un personnage d’enquêteur qui soit le plus Islandais possi- ble. Il plonge ses racines dans l’époque où ce pays était encore une société paysanne, très pauvre. Durant la deuxième moitié du XXe siècle, les transformations sociales ont été massives, l’Islande a changé profondé- ment, elle est devenue une société mo- derne, très riche. Lorsque de telles muta- tions se produisent dans un temps aussi court, il y a forcément des laissés-pour- compte. Erlendur en fait partie. Il n’arrive ja- mais vraiment à se reconnaître dans ce monde, à s’intégrer dans le présent. Une autre raison pour laquelle il n’y arrive pas re- monte à un drame vécu dans sa jeunesse, lorsque son frère a disparu dans une tem- pête de neige. Erlendur est devenu un homme mélancolique, solitaire. Mais, au fond, c’est un homme bon, bienveillant, parce qu’il comprend la souffrance d’autrui. Dans les cas de disparitions, par exemple, il cherche à apporter des réponses à ceux qui restent, qui doivent survivre avec le deuil, les interrogations. Que possède Erlendur que vous n’avez pas? La plupart des choses, j’espère! Mais bon, il est quand même très intéressé par le passé, ce qui est également mon cas, puisque j’ai fait des études d’histoire. Je suis assez d’ac- cord avec lui en ce qui concerne l’évolution de la langue islandaise et de l’influence de la culture américaine, par exemple. Je suis d’accord avec lui lorsqu’il corrige ses collè- gues qui utilisent des mots anglais ou qui font des fautes de grammaire dans leur propre langue. Vous savez, certains lin- guistes craignent que l’islandais s’éteigne d’ici à une centaine d’années. Nous ne sommes que 330 000, peu de gens par- lent cette langue. Avez-vous d’autres points communs? On mange un peu le même genre de choses. Comme lui, j’aime bien les mets islandais traditionnels, qui n’ont pas toujours forcé- ment l’air très ragoûtants. En revanche, je ne mange pas autant de plats à réchauffer au micro-ondes que lui. Saviez-vous, lorsque vous avez imaginé sa première enquête, qu’il vous accompagnerait? Non, pas vraiment. En fait, j’ai assez rapide- ment compris que ce personnage allait don- ner lieu à une série de livres, mais je n’ima- ginais pas une seconde que, vingt ans après avoir commencé à écrire, j’en parlerais en- core. Tout ce succès m’a pas mal surpris. C’est un peu de la faute d’Erlendur. Où que j’aille, il suscite toujours les mêmes réac- tions. Il doit sans doute posséder des traits de caractère auxquels les gens s’identifient. Ce qui m’amuse le plus, c’est quand des femmes viennent me voir pour me deman- der si Erlendur ne pourrait pas rencontrer une gentille femme, aimante, afin de sortir de sa solitude. Comment gère-t-on les attentes des lecteurs quand on a un tel succès? On essaie d’en faire abstraction. Je pense que dès qu’un auteur commence à sortir de ses idées, de son écriture, il est profondé- ment dans la mouise. Il faut se demander: qui sert-on?, à qui fait-on plaisir? Il y a des centaines de milliers de personnes à qui il faudrait faire plaisir. Lorsque vous com- mencez à satisfaire les désirs des uns ou des autres, cela signifie, selon moi, que vous êtes en train de vous perdre. Dans vos livres, vous avez, à plusieurs reprises, mis en scène des personnages féminins avec une grande sensibilité. L’idée de créer un héros qui serait une femme vous a-t-elle effleuré? Je n’y ai jamais réfléchi, non. En fait, ça me gêne de parler d’hommes ou de femmes dans ce contexte précis, parce que je n’écris pas à propos d’hommes d’un côté et à pro- pos de femmes de l’autre, j’écris à propos d’êtres humains, de nous tous. Je trouve as- sez dérangeante la tendance actuelle d’im- poser des quotas de femmes ou d’hommes en littérature ou de prendre comme grille d’analyse littéraire cette théorie du genre. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai créé un personnage sans sexe, en la per- sonne de Marion Briem, ancien supérieur hiérarchique d’Erlendur dans la police. Dès que ce personnage est apparu, j’ai essayé d’éviter de définir son genre. Dans mon texte, rien n’indique qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme. C’est très difficile à faire. Mais ça me semblait être une contribution intéressante à cette discussion sur la place des femmes en littérature. U A lire «Le lagon noir», Arnaldur Indridason, Editions Métailié, 317 p. Nom Bosch Prénom Hieronymus, dit Harry Père Michael Connelly Profession Inspecteur de police Domicile Los Angeles Signes particuliers Impulsif, vétéran du Vietnam, fils d’une prostituée assassinée alors qu’il était enfant, amateur de jazz. Incarné à l’écran par Titus Welliver Première apparition «Les égouts de Los Angeles», 1993 Les icônes Petits, grands, gros, minces, prétentieux, ambitieux, désabusés, torturés, ordinaires, on les adore Nom Brennan Prénom Temperance Mère Kathy Reichs Profession Anthropologue judiciaire Domicile Entre la Caroline du Nord et le Québec Signes particuliers Mère divorcée, alcoolique abstinente, boit du Coca light. Incarnée à l’écran par Emily Deschanel Première apparition «Déjà dead», 1998 Nom Adamsberg Prénom Jean-Baptiste Mère Fred Vargas Profession Commissaire de police Domicile Paris Signes particuliers Rêveur, intuitif, célibataire, porte des vêtements froissés. Incarné à l’écran par Jean-Hugues Anglade Première apparition «L’homme aux cercles bleus», 1991 Aaron Epstein/The Kobal Collection /AFP Everett Collection/Keystone ZDF/Gilles Scarella

Le Matin Dimanche «Je dois dire que, plus d’une fois ......beaucoup plus légers. Aujourd’hui, je suis in-capable de dire si je vais écrire d’autres ro-mans avec lui. A la

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Page 1: Le Matin Dimanche «Je dois dire que, plus d’une fois ......beaucoup plus légers. Aujourd’hui, je suis in-capable de dire si je vais écrire d’autres ro-mans avec lui. A la

60 Spécial polars Le Matin Dimanche | 17 avril 2016

Contrôle qualité

«Je dois dire que, plus d’une fois, Erlendur m’a énervé»Nordique Si l’Islande est à la mode, c’est aussi un peu grâce à Arnaldur Indridason, à ses intrigues délicatement ciselées et à son héros taciturne, flic à la brigade criminelle de Reykjavik.

Geneviève [email protected]

S es romans noirs balayés parla mélancolie et le vent arc-tique ne sont plus perçuscomme des curiosités exoti-ques. En quinze ans, Arnal-dur Indridason s’est imposécomme un des fers de lance

du polar nordique. Son succès planétaire, ille doit notamment à son héros, le commis-saire Erlendur Sveinsson. Un Islandais pursucre qu’il a accepté d’évoquer avec «LeMatin Dimanche» lors de son récent pas-sage au festival Quais du polar, à Lyon.

Dans «Le lagon noir», votre dernier livre, comme dans «Les nuitsde Reykjavik», vous mettez en scènela jeunesse de votre héros Erlendur. Remonter le temps avec lui, est-ceune manière d’échapper à la routine?Je l’ai d’abord fait parce que cela me permet-tait de retourner à une époque plus simple, l’époque d’avant la révolution des technolo-gies de l’information. Il n’y avait alors ni or-dinateur, ni Internet, ni Facebook, ni Twit-ter. Si vous vouliez rencontrer quelqu’un,vous deviez le rencontrer en chair et en os.On a presque oublié cela aujourd’hui. L’unedes plus grandes joies que j’ai éprouvée enremontant le temps avec Erlendur, c’est derevivre un peu cette époque-là. Mais j’avaisaussi envie de montrer comment Erlendurest devenu l’homme qu’il est. «Les nuits de Reykjavik» et «Le lagon noir» contiennentdeux enquêtes qui le façonnent véritable-ment et font qu’il va s’intéresser à des casnon résolus d’anciennes disparitions.

N’avez-vous jamais eu peur de vous lasser de ce personnage?Je dois dire que, plus d’une fois, Erlendur m’aénervé. J’ai écrit trois livres dans lesquels il n’apparaît pas, ce qui m’a permis, entreautres, de prendre des vacances, car Erlen-dur est parfois un collègue de travail assezpénible, vous savez. Son histoire personnelleest tragique et, d’une certaine manière, ces livres dans lesquels il n’apparaît pas sontbeaucoup plus légers. Aujourd’hui, je suis in-capable de dire si je vais écrire d’autres ro-mans avec lui. A la fin d’«Etranges rivages»,le dernier livre qui se déroule dans le pré-sent, en 2005, il grimpe sur une lande déso-lée, glaciale, battue par les vents, on le laisseallongé là-bas et il y est encore…

Vous songez sérieusement à l’abandonner là-bas?Oui. Onze ans se sont écoulés depuis qu’il adisparu et je me demande s’il n’est pas unpeu trop tard pour aller le chercher. Qui sait!

Racontez-nous comment il est né.Quand j’ai commencé à écrire des livres le mettant en scène, il n’y avait aucune tradi-tion du roman policier en Islande. Celui-ci

D’apparence austère, Arnaldur Indridason, 55 ans, ne manque pas d’humour. Ulf Andersen/Getty Images

«Comme Erlendur, j’aime bien les mets islandais traditionnels, qui n’ont pas toujoursl’air très ragoûtants»

n’était qu’étranger et fortement méprisé. Moi, j’ai décidé de créer un personnaged’enquêteur qui soit le plus Islandais possi-ble. Il plonge ses racines dans l’époque où cepays était encore une société paysanne, trèspauvre. Durant la deuxième moitié du XXe siècle, les transformations sociales ontété massives, l’Islande a changé profondé-ment, elle est devenue une société mo-derne, très riche. Lorsque de telles muta-tions se produisent dans un temps aussicourt, il y a forcément des laissés-pour-compte. Erlendur en fait partie. Il n’arrive ja-mais vraiment à se reconnaître dans cemonde, à s’intégrer dans le présent. Une autre raison pour laquelle il n’y arrive pas re-monte à un drame vécu dans sa jeunesse,lorsque son frère a disparu dans une tem-pête de neige. Erlendur est devenu unhomme mélancolique, solitaire. Mais, aufond, c’est un homme bon, bienveillant,parce qu’il comprend la souffrance d’autrui.Dans les cas de disparitions, par exemple, ilcherche à apporter des réponses à ceux qui restent, qui doivent survivre avec le deuil, les interrogations.

Que possède Erlendur que vous n’avez pas?La plupart des choses, j’espère! Mais bon, ilest quand même très intéressé par le passé,ce qui est également mon cas, puisque j’aifait des études d’histoire. Je suis assez d’ac-cord avec lui en ce qui concerne l’évolutionde la langue islandaise et de l’influence dela culture américaine, par exemple. Je suisd’accord avec lui lorsqu’il corrige ses collè-gues qui utilisent des mots anglais ou quifont des fautes de grammaire dansleur propre langue. Vous savez, certains lin-guistes craignent que l’islandais s’éteigned’ici à une centaine d’années. Nousne sommes que 330 000, peu de gens par-lent cette langue.

Avez-vous d’autres pointscommuns?On mange un peu le même genre de choses.Comme lui, j’aime bien les mets islandaistraditionnels, qui n’ont pas toujours forcé-ment l’air très ragoûtants. En revanche, jene mange pas autant de plats à réchauffer aumicro-ondes que lui.

Saviez-vous, lorsque vous avez imaginé sa première enquête, qu’il vous accompagnerait?Non, pas vraiment. En fait, j’ai assez rapide-ment compris que ce personnage allait don-ner lieu à une série de livres, mais je n’ima-ginais pas une seconde que, vingt ans après avoir commencé à écrire, j’en parlerais en-core. Tout ce succès m’a pas mal surpris.C’est un peu de la faute d’Erlendur. Où quej’aille, il suscite toujours les mêmes réac-tions. Il doit sans doute posséder des traitsde caractère auxquels les gens s’identifient.Ce qui m’amuse le plus, c’est quand desfemmes viennent me voir pour me deman-der si Erlendur ne pourrait pas rencontrerune gentille femme, aimante, afin de sortirde sa solitude.

Comment gère-t-on les attentes des lecteurs quand on a un tel succès?On essaie d’en faire abstraction. Je penseque dès qu’un auteur commence à sortir deses idées, de son écriture, il est profondé-ment dans la mouise. Il faut se demander:qui sert-on?, à qui fait-on plaisir? Il y a descentaines de milliers de personnes à qui ilfaudrait faire plaisir. Lorsque vous com-mencez à satisfaire les désirs des uns ou desautres, cela signifie, selon moi, que vous êtes en train de vous perdre.

Dans vos livres, vous avez, à plusieurs reprises, mis en scène des personnages féminins avecune grande sensibilité. L’idée de créer un héros qui serait une femme vous a-t-elle effleuré?Je n’y ai jamais réfléchi, non. En fait, ça megêne de parler d’hommes ou de femmesdans ce contexte précis, parce que je n’écrispas à propos d’hommes d’un côté et à pro-pos de femmes de l’autre, j’écris à proposd’êtres humains, de nous tous. Je trouve as-sez dérangeante la tendance actuelle d’im-poser des quotas de femmes ou d’hommesen littérature ou de prendre comme grille d’analyse littéraire cette théorie du genre. C’est une des raisons pour lesquelles j’aicréé un personnage sans sexe, en la per-sonne de Marion Briem, ancien supérieurhiérarchique d’Erlendur dans la police. Dès que ce personnage est apparu, j’ai essayéd’éviter de définir son genre. Dans montexte, rien n’indique qu’il s’agit d’un hommeou d’une femme. C’est très difficile à faire.Mais ça me semblait être une contribution intéressante à cette discussion sur la placedes femmes en littérature. U

A lire«Le lagon noir», ArnaldurIndridason, Editions Métailié,317 p.

Nom BoschPrénom Hieronymus, dit HarryPère Michael ConnellyProfession Inspecteur de policeDomicile Los AngelesSignes particuliers Impulsif, vétéran du Vietnam, fils d’une prostituée assassinée alors qu’il était enfant, amateur de jazz. Incarné à l’écran par Titus WelliverPremière apparition «Les égouts de Los Angeles», 1993

Les icônes Petits, grands, gros, minces, prétentieux, ambitieux, désabusés, torturés, ordinaires, on les adore

Nom BrennanPrénom TemperanceMère Kathy ReichsProfession Anthropologue judiciaireDomicile Entre la Caroline du Nord et le QuébecSignes particuliers Mère divorcée, alcoolique abstinente, boit du Coca light. Incarnée à l’écran par Emily DeschanelPremière apparition «Déjà dead», 1998

Nom AdamsbergPrénom Jean-BaptisteMère Fred VargasProfession Commissaire de policeDomicile ParisSignes particuliers Rêveur, intuitif, célibataire, porte des vêtements froissés. Incarné à l’écran par Jean-Hugues AngladePremière apparition «L’homme aux cercles bleus», 1991

Aaron Epstein/The Kobal Collection /AFP Everett Collection/Keystone ZDF/Gilles Scarella