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FAIRE DE LA POESIE OU ETRE POETE ? RIMBAUD // VERLAINE LE METEORE ET LE PAUVRE LELIAN ESSAI D’ANTHOLOGIE POETIQUE A DESTINATION DES CLASSES DE SECONDE Les textes poétiques de la page de gauche sont d’Arthur Rimbaud, ceux de la page de droite : de Paul Verlaine.

LE METEORE ET LE PAUVRE LELIAN - ac-besancon.fr · Il entend leurs cils noirs battant sous les silences Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux Font crépiter, parmi ses

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FAIRE DE LA POESIE OU ETRE POETE ?

RIMBAUD // VERLAINE

LE METEORE ET LE PAUVRE LELIAN

ESSAI D’ANTHOLOGIE POETIQUE

A DESTINATION DES CLASSES DE SECONDE

Les textes poétiques de la page de gauche sont d’Arthur Rimbaud, ceux de la page de

droite : de Paul Verlaine.

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« Alchimie du Verbe », Une Saison en Enfer, 1873.

À moi. L’histoire d’une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.

La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.

Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très-franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.

Puis j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots !

Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J’étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j’enviais la félicité des bêtes, — les chenilles, qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !

Mon caractère s’aigrissait. Je disais adieu au monde dans d’espèces de romances.

« Ô triste, triste était mon âme… », Romances sans paroles, 1874

Ô triste, triste était mon âme À cause, à cause d’une femme.

Je ne me suis pas consolé Bien que mon cœur s’en soit allé,

Bien que mon cœur, bien que mon âme Eussent fui loin de cette femme.

Je ne me suis pas consolé Bien que mon cœur s’en soit allé.

Et mon cœur, mon cœur trop sensible Dit à mon âme : Est-il possible,

Est-il possible, – le fût-il, – Ce fier exil, ce triste exil ?

Mon âme dit à mon cœur : Sais-je Moi-même que nous veut ce piège

D’être présents bien qu’exilés, Encore que loin en allés ?

« Walcourt », Romances sans paroles, 1874

Briques et tuiles, Ô les charmants Petits asiles Pour les amants !

Houblons et vignes, Feuilles et fleurs, Tentes insignes Des francs buveurs !

Guinguettes claires, Bières, clameurs, Servantes chères À tous fumeurs !

Gares prochaines, Gais chemins grands… Quelles aubaines, Bons juifs-errants !

Juillet 1872

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« Le Mal », Poésies, 1870.

Tandis que les crachats rouges de la mitraille Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ; Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille, Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu’une folie épouvantable broie Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ; – Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie, Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ; Qui dans le bercement des hosannah s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir, Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

« Le Dormeur du Val », Poésies, 1870.

C’est un trou de verdure où chante une rivière,

Accrochant follement aux herbes des haillons

D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,

Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,

Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,

Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

Sourirait un enfant malade, il fait un somme :

Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

« A Arthur Rimbaud », Dédicaces, 1890

MORTEL, ange ET démon, autant dire Rimbaud,

Tu mérites la prime place en ce mien livre,

Bien que tel sot grimaud t’ait traité de ribaud

Imberbe et de monstre en herbe et de potache ivre.

Les spirales d’encens et les accords de luth

Signalent ton entrée au temple de mémoire

Et ton nom radieux chantera dans la gloire,

Parce que tu m’aimas ainsi qu’il le fallut.

Les femmes te verront, grand jeune très fort,

Très beau d’une beauté paysanne et rusée,

Très désirable d’une indolence qu’osée !

L’histoire t’a sculpté triomphant de la mort

Et jusqu’aux purs excès jouissant de la vie,

Tes pieds blancs posés sur la tête de l’Envie.

Croquis de Rimbaud

réalisé par Verlaine en

juin 1872

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« Voyelles », Poésies, 1871

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes.

A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,

Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles

Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides

Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges :

— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

« Mon rêve familier », Poèmes Saturniens, 1866.

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime, Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur transparent Pour elle seule, hélas! cesse d’être un problème Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême, Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? Je l’ignore. Son nom? Je me souviens qu’il est doux et sonore, Comme ceux des aimés que la vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues, Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

« Monsieur Prudhomme », Poèmes saturniens, 1866

Il est grave : il est maire et père de famille. Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux Dans un rêve sans fin flottent insoucieux, Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille.

Que lui fait l’astre d’or, que lui fait la charmille Où l’oiseau chante à l’ombre, et que lui font les cieux, Et les prés verts et les gazons silencieux ? Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille.

Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu, Il est juste-milieu, botaniste et pansu. Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a Plus en horreur que son éternel coryza,

Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles. Paul Verlaine, peinture à l’huile de Frédéric Bazille.

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« Les chercheuses de poux », Poésies, 1871.

Quand le front de l’enfant, plein de rouges tourmentes, Implore l’essaim blanc des rêves indistincts, Il vient près de son lit deux grandes sœurs charmantes Avec de frêles doigts aux ongles argentins.

Elles assoient l’enfant auprès d’une croisée Grande ouverte où l’air bleu baigne un fouillis de fleurs Et, dans ses lourds cheveux où tombe la rosée, Promène leurs doigts fins, terribles et charmeurs.

Il écoute chanter leurs haleines craintives Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés Et qu’interrompt parfois un sifflement, salives Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.

Il entend leurs cils noirs battant sous les silences Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux Font crépiter, parmi ses grises indolences, Sous leurs ongles royaux, la mort des petits poux.

Voilà que monte en lui le vin de la Paresse, Soupir d’harmonica qui pourrait délirer : L’enfant se sent, selon la lenteur des caresses, Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.

« Art Poétique », Jadis et Naguère, 1885.

À Charles Morice

De la musique avant toute chose,

Et pour cela préfère l’Impair

Plus vague et plus soluble dans l’air,

Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point

Choisir tes mots sans quelque méprise :

Rien de plus cher que la chanson grise

Où l’Indécis au Précis se joint.

C’est des beaux yeux derrière des voiles,

C’est le grand jour tremblant de midi,

C’est, par un ciel d’automne attiédi,

Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,

Pas la Couleur, rien que la nuance !

Oh ! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,

L’Esprit cruel et le Rire impur,

Qui font pleurer les yeux de l’Azur,

Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l’éloquence et tords-lui son cou !

Tu feras bien, en train d’énergie,

De rendre un peu la Rime assagie.

Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?

Ô qui dira les torts de la Rime ?

Quel enfant sourd ou quel nègre fou

Nous a forgé ce bijou d’un sou

Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !

Que ton vers soit la chose envolée

Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée

Vers d’autres cieux à d’autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure

Éparse au vent crispé du matin

Qui va fleurant la menthe et le thym…

Et tout le reste est littérature.

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« Au Cabaret Vert », Cahier de Douai, 1870.

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi. – Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table Verte : je contemplai les sujets très naïfs De la tapisserie. – Et ce fut adorable, Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! – Rieuse, m’apporta des tartines de beurre, Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse Que dorait un rayon de soleil arriéré.

« Il pleure dans mon cœur », Romances sans paroles, 1874.

Il pleure dans mon coeur Comme il pleut sur la ville ; Quelle est cette langueur Qui pénètre mon coeur ?

Ô bruit doux de la pluie Par terre et sur les toits ! Pour un coeur qui s’ennuie, Ô le chant de la pluie !

Il pleure sans raison Dans ce coeur qui s’écoeure. Quoi ! nulle trahison ?… Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine De ne savoir pourquoi Sans amour et sans haine Mon coeur a tant de peine !

« L’enterrement », Poèmes Saturniens, 1866.

Je ne sais rien de gai comme un enterrement ! Le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille, La cloche, au loin, dans l’air, lançant son svelte trille, Le prêtre en blanc surplis, qui prie allègrement,

L’enfant de chœur avec sa voix fraîche de fille, Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement, S’installe le cercueil, le mol éboulement De la terre, édredon du défunt, heureux drille,

Tout cela me paraît charmant, en vérité ! Et puis, tout rondelets, sous leur frac écourté, Les croque-morts au nez rougi par les pourboires,

Et puis les beaux discours concis, mais pleins de sens, Et puis, cœurs élargis, fronts où flotte une gloire, Les héritiers resplendissants !

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« Les Effarés », Cahier de Douai, 1871.

Noirs dans la neige et dans la brume, Au grand soupirail qui s’allume, Leurs culs en rond,

À genoux, cinq petits, — misère ! — Regardent le boulanger faire Le lourd pain blond.

Ils voient le fort bras blanc qui tourne La pâte grise, et qui l’enfourne Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire. Le boulanger au gras sourire Chante un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge, Au souffle du soupirail rouge, Chaud comme un sein.

Quand, pour quelque médianoche, Façonné comme une brioche, On sort le pain,

Quand, sur les poutres enfumées, Chantent les croûtes parfumées, Et les grillons,

Quand ce trou chaud souffle la vie Ils ont leur âme si ravie, Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre, Les pauvres Jésus pleins de givre, Qu’ils sont là, tous,

Collant leurs petits museaux roses Au grillage, grognant des choses Entre les trous,

Tout bêtes, faisant leurs prières, Et repliés vers ces lumières Du ciel rouvert,

Si fort, qu’ils crèvent leur culotte, Et que leur chemise tremblote Au vent d’hiver.

« L’Auberge », Jadis et Naguère, 1884.

Murs blancs, toit rouge, c’est l’Auberge fraîche au bord Du grand chemin poudreux où le pied brûle et saigne, L’Auberge gaie avec le Bonheur pour enseigne. Vin bleu, pain tendre, et pas besoin de passe-port.

Ici l’on fume, ici l’on chante, ici l’on dort. L’hôte est un vieux soldat, et l’hôtesse, qui peigne Et lave dix marmots roses et pleins de teigne, Parle d’amour, de joie et d’aise, et n’a pas tort !

La salle au noir plafond de poutres, aux images Violentes, Maleck Adel1 et les Rois Mages, Vous accueille d’un bon parfum de soupe aux choux.

Entendez-vous ? C’est la marmite qu’accompagne L’horloge du tic-tac allègre de son pouls. Et la fenêtre s’ouvre au loin sur la campagne.

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« Roman », Poésies, 1871.

I

On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans. – Un beau soir, foin des bocks et de la limonade, Des cafés tapageurs aux lustres éclatants ! – On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin ! L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ; Le vent chargé de bruits – la ville n’est pas loin – A des parfums de vigne et des parfums de bière…

II

– Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon D’azur sombre, encadré d’une petite branche, Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond Avec de doux frissons, petite et toute blanche…

Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser. La sève est du champagne et vous monte à la tête… On divague ; on se sent aux lèvres un baiser Qui palpite là, comme une petite bête…

III

Le coeur fou robinsonne à travers les romans, – Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère, Passe une demoiselle aux petits airs charmants, Sous l’ombre du faux col effrayant de son père…

Et, comme elle vous trouve immensément naïf, Tout en faisant trotter ses petites bottines, Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif… – Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août. Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire. Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût. – Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !…

– Ce soir-là…, – vous rentrez aux cafés éclatants, Vous demandez des bocks ou de la limonade… – On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.

« A la louange de Laure et de Pétrarque », Jadis et Naguère.

Chose italienne où Shakspeare a passé Mais que Ronsard fit superbement française, Fine basilique au large diocèse, Saint-Pierre-des-Vers, immense et condensé,

Elle, ta marraine, et Lui qui t’a pensé, Dogme entier toujours debout sous l’exégèse Même edmondschéresque ou francisquesarceyse, Sonnet, force acquise et trésor amassé,

Ceux-là sont très bons et toujours vénérables, Ayant procuré leur luxe aux misérables Et l’or fou qui sied aux pauvres glorieux,

Aux poètes fiers comme les gueux d’Espagne, Aux vierges qu’exalte un rhythme exact, aux yeux Epris d’ordre, aux coeurs qu’un voeu chaste accompagne.

« Torquato Tasso », Premiers Vers, 1864.

Le poète est un fou perdu dans l’aventure, Qui rêve sans repos de combats anciens, De fabuleux exploits sans nombre qu’il fait siens, Puis chante pour soi-même et la race future.

Plus tard, indifférent aux soucis qu’il endure, Pauvreté, gloire lente, ennuis élyséens, Il se prend en les lacs d’amours patriciens, Et son prénom est comme une arrhe de torture.

Mais son nom, c’est bonheur ! Ah ! qu’il souffre et jouit, Extasié le jour, halluciné la nuit Ou réciproquement, jusqu’à ce qu’il en meure !

Armide, Éléonore, ô songe, ô vérité ! Et voici qu’il est fou pour en mourir sur l’heure Et pour ressusciter dans l’immortalité !

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« Poison perdu », Poésies, 1870

Des nuits du blond et de la brune Pas un souvenir n’est resté ; Pas une dentelle d’été, Pas une cravate commune.

Et sur le balcon, où le thé Se prend aux heures de la lune. Il n’est resté de trace aucune, Aucun souvenir n’est resté,

Au bord d’un rideau bleu piquée, Luit une épingle à tête d’or Comme un gros insecte qui dort.

Pointe d’un fin poison trempée, Je te prends, sois-moi préparée Aux heures des désirs de mort.

« Ma Bohême », Cahier de Douai, 1870.

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;

Mon paletot aussi devenait idéal ;

J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;

Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.

– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course

Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.

– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,

Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes

De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,

Comme des lyres, je tirais les élastiques

De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !

« A Clymène », Fêtes Galantes, 1869

Mystiques barcarolles,

Romances sans paroles,

Chère, puisque tes yeux,

Couleur des cieux,

Puisque ta voix, étrange

Vision qui dérange

Et trouble l’horizon

De ma raison,

Puisque l’arôme insigne

De la pâleur de cygne,

Et puisque la candeur

De ton odeur,

Ah ! puisque tout ton être,

Musique qui pénètre,

Nimbes d’anges défunts,

Tons et parfums,

A, sur d’almes cadences,

En ces correspondances

Induit mon cœur subtil,

Ainsi soit-il !

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« Est-elle almée ? », Derniers vers, juillet 1872

Est-elle almée ?… aux premières heures bleues

Se détruira-t-elle comme les fleurs feues…

Devant la splendide étendue où l’on sente

Souffler la ville énormément florissante !

C’est trop beau ! c’est trop beau ! mais c’est nécessaire

— Pour la Pêcheuse et la chanson du corsaire,

Et aussi puisque les derniers masques crurent

Encore aux fêtes de nuit sur la mer pure !

« Marine », Illuminations, 1875.

Les chars d’argent et de cuivre – Les proues d’acier et d’argent –

Battent l’écume, – Soulèvent les souches des ronces.

Les courants de la lande, Et les ornières immenses du reflux,

Filent circulairement vers l’est, Vers les piliers de la forêt, –

Vers les fûts de la jetée, Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.

« Colloque sentimental », Fêtes Galantes, 1869

Dans le vieux parc solitaire et glacé, Deux formes ont tout à l’heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles, Et l’on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé, Deux spectres ont évoqué le passé.

– Te souvient-il de notre extase ancienne ? – Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?

– Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ? Toujours vois-tu mon âme en rêve ? – Non.

– Ah ! les beaux jours de bonheur indicible Où nous joignons nos bouches ! – C’est possible.

– Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir ! – L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles, Et la nuit seule entendit leurs paroles.

« Après trois ans… », Poèmes Saturniens, 1866

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle, Je me suis promené dans le petit jardin Qu’éclairait doucement le soleil du matin, Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle.

Rien n’a changé. J’ai tout revu : l’humble tonnelle De vigne folle avec les chaises de rotin… Le jet d’eau fait toujours son murmure argentin Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

Les roses comme avant palpitent ; comme avant, Les grands lys orgueilleux se balancent au vent, Chaque alouette qui va et vient m’est connue.

Même j’ai retrouvé debout la Velléda, Dont le plâtre s’écaille au bout de l’avenue,

– Grêle, parmi l’odeur fade du réséda.

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Qui courais, taché de lunules électriques, Planche folle, escorté des hippocampes noirs, Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais, Fileur éternel des immobilités bleues, Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : – Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles, Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache Noire et froide où vers le crépuscule embaumé Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, Enlever leur sillage aux porteurs de cotons, Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes, Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

« A un passant », Dédicaces, 1890.

Mon cher enfant que j’ai vu dans ma vie errante, Mon cher enfant, que, mon Dieu, tu me recueillis, Moi-même pauvre ainsi que toi, purs comme lys, Mon cher enfant que j’ai vu dans ma vie errante !

Et beau comme notre âme pure et transparente, Mon cher enfant, grande vertu de moi, la rente, De mon effort de charité, nous, fleurs de lys ! On te dit mort… Mort ou vivant, sois ma mémoire !

Et qu’on ne hurle donc plus que c’est de la gloire Que je m’occupe, fou qu’il fallut et qu’il faut… Petit ! mort ou vivant, qui fis vibrer mes fibres,

Quoi qu’en aient dit et dit tels imbéciles noirs Compagnon qui ressuscitas les saints espoirs, Va donc, vivant ou mort, dans les espaces libres !

« Marine », Poèmes Saturniens, 1866.

L’Océan sonore Palpite sous l’oeil De la lune en deuil Et palpite encore,

Tandis qu’un éclair Brutal et sinistre Fend le ciel de bistre D’un long zigzag clair,

Et que chaque lame, En bonds convulsifs, Le long des récifs Va, vient, luit et clame,

Et qu’au firmament, Où l’ouragan erre, Rugit le tonnerre Formidablement.

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« Le Bateau Ivre », Poésies, 1871

Comme je descendais des Fleuves impassibles, Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées, Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants, Je courus ! Et les Péninsules démarrées N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes, Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres, L’eau verte pénétra ma coque de sapin Et des taches de vins bleus et des vomissures Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires Et rhythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes Et les ressacs et les courants : je sais le soir, L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques, Illuminant de longs figements violets, Pareils à des acteurs de drames très antiques Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

« Chevaux de bois », Romances sans paroles, 1874.

Tournez, tournez, bons chevaux de bois, Tournez cent tours, tournez mille tours, Tournez souvent et tournez toujours, Tournez, tournez au son des hautbois.

Le gros soldat, la plus grosse bonne Sont sur vos dos comme dans leur chambre, Car en ce jour au bois de la Cambre Les maîtres sont tous deux en personne.

Tournez, tournez, chevaux de leur coeur, Tandis qu’autour de tous vos tournois Clignote l’oeil du filou sournois, Tournez au son du piston vainqueur.

C’est ravissant comme ça vous soûle D’aller ainsi dans ce cirque bête : Bien dans le ventre et mal dans la tête, Du mal en masse et du bien en foule.

Tournez, tournez sans qu’il soit besoin D’user jamais de nuls éperons Pour commander à vos galops ronds, Tournez, tournez, sans espoir de foin

Et dépêchez, chevaux de leur âme : Déjà voici que la nuit qui tombe Va réunir pigeon et colombe Loin de la foire et loin de madame.

Tournez, tournez ! le ciel en velours D’astres en or se vête lentement. Voici partir l’amante et l’amant. Tournez au son joyeux des tambours !

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J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, La circulation des sèves inouïes, Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces, Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises ! Échouages hideux au fond des golfes bruns Où les serpents géants dévorés des punaises Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants. – Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds. Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau, Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d’azur ;

« Chanson d’Automne », Poèmes Saturniens, 1866.

Les sanglots longs Des violons De l’automne Blessent mon coeur D’une langueur Monotone.

Tout suffocant Et blême, quand Sonne l’heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure

Et je m’en vais Au vent mauvais Qui m’emporte Deçà, delà, Pareil à la Feuille morte.

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