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Le modèle PictetUne entreprise familiale qui réinvente en permanence sa structure actionnariale
Etude de cas par Torsten Groth et Fritz B. SimonWitten Institute for Family Business
Troisième édition Mai 2017
Une entreprise familiale qui réinvente en permanence
sa structure actionnariale
Etude de cas*, par Torsten Groth et Fritz B. Simon Witten Institute for Family Business
Parmi toutes les stratégies permettant de garantir la pérennité d’une entreprise,
la plus radicale a été développée par Pictet, groupe genevois spécialisé dans la
gestion de fortune. Unique en son genre, cette stratégie repose sur un mélange
idéal des valeurs d’entreprise et familiales. Pour autant, l’organisation de Pictet
s’est, en plus de deux siècles, forgée de manière évolutive, sans être fixée à
l’avance, et s’affine constamment grâce aux bonnes pratiques.
Ce qui fait l’attrait du modèle Pictet, c’est que l’entreprise semble être parvenue
à réussir une sorte de quadrature du cercle. Pour assurer leur pérennité, les
entreprises familiales disposent d’un avantage par rapport aux sociétés cotées:
leur capital est détenu par une famille, et non par un marché. Il existe toutefois
un revers de la médaille: les dynamiques familiales reposent sur les
personnalités et les émotions jouent un rôle central dans le comportement et le
processus décisionnel. Avec un modèle fondé sur le partenariat, Pictet semble
avoir trouvé une manière de tirer parti au mieux des avantages des structures
familiales tout en minimisant les risques qui en découlent1.
Photos: Magnus Arrevad / Stéphane Couturier / Archives Pictet
1Le modèle Pictet
* L’étude de cas originale a été publiée en 2005 dansMehr-Generationen-Familienunternehmen de F.B. Simon, R. Wimmer, T. Groth et Carl Auer Verlag
1 Nous remercions Ivan Pictet (associé senior, 2005-2010) qui, pour la première édition et après laconclusion du projet de recherche, nous a éclairéssur le modèle organisationnel de son entreprise.Nous adressons également nos remerciements àJacques de Saussure (associé senior, 2010-2016) età Marc Pictet, associé en poste, qui ont accepté nosdemandes d’entretien pour la nouvelle édition, lesapprofondissements et actualisations connexes.
2017. C’est en 1841 qu’un membre de
la famille Pictet devient pour la
première fois associé. Jacob-Michel-
François de Candolle, sans fils pour
lui succéder, se tourne peu avant son
décès vers un neveu de son épouse,
Edouard Pictet (1813-1878), devenu
associé en 1841. Dès lors, et jusqu’en
1848, la Banque s’appellera Turrettini,
Pictet & Cie. Depuis cette date, le
nom de Pictet est resté attaché à la
dénomination du Groupe.
Ce patronyme n’est pas le seul à
être associé au développement de
la Banque. Au XIXe siècle, les
associés s’appellent par exemple
Necker, de Candolle ou Turrettini.
Issus de l’environnement familial,
ils appartiennent à une sphère
particulière, celle des protestants
de la ville de Genève. En 1909, la
Banque s’aventure hors de ces
cercles familiaux et Guillaume Pictet
choisit comme associé l’un de ses
collaborateurs méritants, Jacques
Marion. En 1914, à la veille de la
Première guerre mondiale, la Banque
nomme Gustave Dunant (1880-1933),
jusqu’alors associé de la banque
Morris, Prevost and Co. à Londres.
Ce dernier jouera un rôle essentiel
dans le développement des relations
d’affaires avec le Royaume-Uni.
Bref historique
En 1798, le gouvernement français du
Directoire annexe Genève et en fait la
capitale du département du Léman.
La guerre et le blocus avaient
interrompu les exportations de
montres, la spécialité de Genève,
tandis que la chute de la monarchie
française après la Révolution avait
provoqué la faillite de la plupart des
banques. Cependant, la fibre
entrepreneuriale régnant à Genève,
puisant sa source dans les principes
de discipline et de labeur chers aux
calvinistes, et alimentée par
l’optimisme des Lumières, est restée
intacte. Les poussées révolutionnaires
ont commencé à s’estomper et une
nouvelle génération de partenariats
financiers, connus sous le nom de
banquiers privés, a émergé.
«L’histoire officielle de Pictet
commence à Genève le 23 juillet 1805.
Ce jour-là, deux jeunes hommes,
Jacob-Michel-François de Candolle et
Jacques-Henry Mallet, ont signé une
scripte de société avec trois
commanditaires, donnant ainsi
naissance à la banque De Candolle,
Mallet & Cie».
C’est ainsi que commence l’histoire de
la société telle que décrite dans le
rapport annuel de Pictet publié en avril
3Le modèle Pictet
Groupe Pictet
Actifs sous gestion à fin 2016:plus de
CHF 450 mia
Effectifs à fin 2016: env.
4000(à travers le monde)
Banque privée spécialiséedans la gestion de fortune
et la gestion d'actif
Scripte de société, version originale de 1805
Jacob-Michel-François de Candolle
Pictet sont largement impliqués dans
la gestion de l’entreprise depuis
environ 175 ans (soit neuf générations)
et devraient, selon toute vraisemblance,
l’être également à l’avenir. A ce jour,
une grande partie des associés sont
issus d’un nombre restreint de familles,
appartenant depuis longtemps à la
société genevoise. Par ailleurs, et c’est
ce qui rend le modèle Pictet fascinant
d’un point de vue systémique, le
Collège des associés «réinvente» les
structures des familles restreintes (une
sorte de fonctionnement en équipe),
sans que les nouveaux associés ne
soient choisis exclusivement dans les
limites strictes de la filiation et de la
proche parenté.
L’entreprise a élaboré une structure
actionnariale adaptée à ses propres
objectifs de pérennité, développant un
système de gestion par les associés qui
encourage en lui-même la coopération
et le renouvellement. Marc Pictet
exprime parfaitement la dualité du
Collège lorsqu’il déclare que le
partenariat est une forme de famille.
Le Collège des associés se compose,
de manière générale, de six à neuf
personnes (il compte actuellement six
membres), qui détiennent et dirigent
ensemble l’entreprise. L’associé
senior joue un rôle particulier. Du fait
de ses fonctions et de ses attributions,
il se positionne plus comme un arbitre
que comme un président. Les six
associés actuels de Pictet (dont deux
portent aujourd’hui le patronyme
Pictet) prennent toujours les décisions
ensemble.
La première similitude avec les règles
du jeu et les formes sociales des
familles restreintes se retrouve au
niveau du schéma des trois géné -
rations: chez Pictet, tous les cinq à dix
ans, de nouveaux associés âgés de 35
A elles seules, ces anecdotes
montrent qu’en matière de choix
des associés, Pictet a pris des
décisions inconcevables pour
beaucoup d’entreprises familiales:
nommer le neveu d’une épouse
comme successeur ou désigner
comme associés des collaborateurs,
voire des actionnaires d’autres
entreprises. Ces décisions, qui ont
sans conteste assuré son succès,
se sont également traduites par
l’avènement d’un modèle d’intégration
de personnes n’appartenant pas au
cercle familial qui a été perpétué par
les générations suivantes.
D’autres noms pourraient être
ajoutés à cette liste, car, au XXe siècle,
de nombreuses personnes extérieures
à la famille ont accédé au statut
d’associé et ont joué un rôle majeur
aux côtés des Pictet. C’est là que
réside la spécificité du modèle Pictet:
ce n’est pas une famille, au sens
classique de la descendance de père
en fils, qui porte l’entreprise, mais ce
sont plutôt les membres de plusieurs
familles qui, en leur qualité
d’associés, ont contribué à son essor
de génération en génération. Ivan
Pictet, ancien associé senior, formule
cette philosophie de la manière
suivante: «Nous ne sommes pas une
entreprise familiale au sens strict,
mais plutôt une entreprise à la
gestion familiale».
Le Collège: fonctionnement,traditions et successionDepuis sa création, l’entreprise est
détenue par plusieurs associés actifs.
De deux ou trois au départ, leur
nombre a crû au cours des dernières
décennies avec l’augmentation de la
taille du Groupe. Pourtant, Pictet
présente toutes les caractéristiques et
tous les avantages d’une entreprise
familiale. Les membres de la famille
5Le modèle Pictet
Le faible nombre d’associés, qui
travaillent au quotidien sur un pied
d’égalité, y compris sur le plan
géographique, permet à Pictet de
mettre l’accent sur l’humain dans la
communication, ce qui constitue une
caractéristique des familles restreintes
actuelles. L’expérience montre en effet
qu’il est nécessaire, dès qu’un groupe
compte plus de douze membres, de
nommer une personne responsable de
l’organisation de la communication,
car le risque de rapprochement entre
deux personnes augmente, alors que
la probabilité d’une communication
spontanée et informelle entre
membres décroît. Pour Renaud de
Planta, «le nombre idéal d’associés
oscille entre six et neuf. Il faut un
certain nombre de personnes pour
pouvoir couvrir nos différentes
activités. Mais si nous sommes trop
nombreux, il devient difficile de
prendre des décisions collégiales».
Les associés se réunissent plusieurs
fois par semaine (le matin) lors d’un
Salon. En fonction des besoins, ils
peuvent aborder et trancher les
questions du moment de manière
rapide et informelle2. Des réunions
plus longues sont prévues pour la
planification stratégique et les thèmes
plus complexes. L’objectif est d’alléger
au maximum le temps consacré aux
aspects administratifs, tout en
respectant les normes contemporaines
et les exigences réglementaires. Au fil
des décennies s’est développée au sein
des instances dirigeantes de Pictet une
culture de la communication et de la
concertation, aujourd’hui considérée
dans de nombreuses méthodes agiles
comme indispensable au bon
fonctionnement des équipes.
L’importance accordée à l’aspect
humain transparaît également dans
l’accès au statut d’associé. Il n’est pas
à 45 ans doivent être nommés (il
s’agit actuellement de Marc Pictet et
de Bertrand Demole, depuis 2010).
De ce fait, le Collège compte
généralement deux à trois membres
âgés de 45 à 55 ans (Laurent Ramsey,
Renaud de Planta et Rémy Best à
l’heure actuelle), ainsi que des
associés plus expérimentés, dont
l’âge oscille entre 55 et 65 ans
(Nicolas Pictet). Ce «renouvellement
des générations» est prévu et ne doit
rien au hasard: aspect planifiable du
cycle de vie d’une équipe, il est
institutionnalisé et organisé. La
succession peut ainsi s’organiser plus
rapidement que dans une entreprise
familiale où, tous les 25 à 40 ans, la
génération précédente passe le relais
à ses héritiers.
Lorsqu’ils ne font plus partie du
Collège, les associés n’ont plus de
pouvoir sur l’entreprise. La tradition
veut toutefois qu’ils restent à la
disposition du Groupe pour offrir
leurs conseils à leurs successeurs et
qu’ils continuent à s’occuper de
certains clients. Ils conservent le
capital qu’ils ont accumulé durant
leur carrière, lequel est racheté à sa
valeur comptable par les associés en
poste et les nouveaux associés. Les
associés en place octroient une forme
de prêt aux nouveaux arrivants afin
qu’ils puissent acquérir leur part
initiale, remboursée au fil des ans sur
leur part des bénéfices. Ainsi, en
termes de capitaux investis,
l’ensemble des associés se trouve sur
un pied d’égalité jusqu’à ce qu’ils
quittent l’entreprise. Par ailleurs, le
statut de propriétaire de l’entreprise
est un statut temporaire (quand bien
même il durerait toute une carrière),
attaché à une personne et à ses
fonctions et non à une filiation. Il
ne peut donc pas être transmis
aux enfants.
6
2 Toutefois, depuis le changement de statut juridique,le Salon est tenu de rédiger un compte rendu formeldes décisions.
plus important. Leur évolution au fil
des ans peut être observée et évaluée.
En fonction des besoins, c’est le plus
compétent des successeurs potentiels
qui pourra être choisi. L’enchaînement
des générations repose sur la
«transmission sans ADN», selon les
mots de Jacques de Saussure, étant
dès lors axé sur les besoins de
l’entreprise en termes factuels, sociaux
et temporels. Il est donc également
beaucoup plus planifiable que celui
des familles biologiques. En outre,
contrairement à ces dernières, nul
besoin d’attendre et d’espérer que l’un
des descendants se montre déterminé
et talentueux. Parallèlement, le
modèle adopté par Pictet est moins
ouvert et moins flexible que celui
d’un conseil d’administration ou
d’une équipe dirigeante classique.
Chez Pictet, la relation entre les
générations n’est pas minée par des
mauvais souvenirs de l’enfance ou des
conflits générationnels. Il s’agit d’une
relation entre adultes. La famille
dans laquelle on naît relève toujours
en partie du hasard. En revanche, ce
modèle permet d’emporter l’adhésion
non pas uniquement grâce à la
sympathie, mais aussi et surtout par
les compétences professionnelles et les
aptitudes sociales. L’aspect relationnel
constituant un objectif commun
concret, il est, contrairement à la
situation au sein de certaines familles,
moins parasité par les déceptions et
autres complications émotionnelles.
L’organisation de Pictet fait également
appel à d’autres aspects des règles du
jeu familiales. Citons notamment le
point le plus capital: le principe
d’égalité. Chaque associé possède une
voix et il n’existe aucune différence
hiérarchique telle que celle qui
pourrait apparaître entre associé
majoritaire et associé minoritaire. Bien
question de «se vendre»: les nouveaux
associés doivent être choisis par les
associés déjà en poste. Tous étant
conscients du fait que, selon toute
vraisemblance, nouveaux et anciens
associés devront coopérer pendant les
vingt prochaines années au moins, le
choix s’effectue avec un soin
potentiellement plus grand que dans
bon nombre de mariages. La
sympathie réciproque joue donc un
rôle essentiel, mais elle ne suffit pas.
L’exigence est double: le candidat doit
être émotionnellement, psycho -
logiquement et culturellement
«compatible» avec les autres associés.
«Un nouvel associé, explique Jacques
de Saussure, ancien associé senior,
doit aussi être une personne avec
laquelle j’ai envie d’aller déjeuner.»
Mais le candidat doit également
posséder des compétences
professionnelles de haut niveau.
Les règles évoquées depuis le début
du présent article illustrent d’ores et
déjà certains avantages de la famille
restreinte «construite» par rapport à la
famille restreinte «biologique»,
notamment pour les successions: le
nombre de candidats possibles est
7Le modèle Pictet
9Le modèle Pictet
associés qui n’en sont pas membres.
Ainsi, le lien familial est en quelque
sorte contrecarré par un système
d’«affinités électives».
De manière générale, les associés qui
portent le nom de Pictet ont les mêmes
droits et devoirs que les autres. Point
commun à tous les associés: leur
mandat et leur droit à la participation
aux bénéfices sont limités au temps
qu’ils passent dans l’entreprise. Après
leur départ, ces derniers s’éteignent.
Par ailleurs, l’accession des descen -
dants de la famille Pictet au statut
d’associé n’a rien d’automatique, et
chaque prétendant doit d’abord faire
ses preuves.
Le processus de prise de décision
interne entre les associés cherche à
trouver l’équilibre plutôt qu’à faire
ressortir les conflits. Aucun vote
formel n’est prévu. En cas de
divergence de points de vue, l’associé
senior agit en médiateur, cherchant à
équilibrer les différentes forces en
présence. «En cas de doute, nous
reportons la décision et nous laissons
la nuit nous porter conseil. Au final, le
choix que nous effectuons ressemble
au galet façonné par la rivière:
parfaitement lisse», résume Rémy Best.
Pour les équipes axées sur le
consensus, il est indispensable de bien
comprendre les enjeux de ce type de
fonctionnement décisionnel. En effet,
débattre jusqu’à atteindre une
décision consensuelle peut allonger
le processus et se traduire par des
choix relativement timorés. Mais la
méthode Pictet comporte un avantage:
les décisions sont prises après
une réflexion plus poussée et les
éventuelles erreurs sont plus faciles à
assumer collectivement, car les choix
n’ont pas été imposés par la majorité
au détriment de la minorité.
qu’il existe des nuances en termes
d’âge et de durée du statut d’associé,
elles ne se traduisent pas par
l’obtention d’un pouvoir formel.
C’est donc en servant l’entreprise que
l’autorité s’acquiert et se conserve.
L’associé senior est le seul à jouir d’un
statut particulier: sur le plan externe,
il joue le rôle de porte-parole de
l’entreprise et, sur le plan interne, il
possède une fonction de médiateur.
Associé senior depuis 2016, Nicolas
Pictet met en lumière les trois
principaux aspects de sa fonction:
«Le premier est d’assurer un cadre de
travail efficace et harmonieux entre les
associés, tant sur le plan professionnel
qu’humain. Le deuxième est d’agir en
tant qu’ambassadeur de la société, tant
vis-à-vis du personnel qu’auprès du
monde extérieur. Troisièmement,
l'associé senior doit incarner les
valeurs et la culture de l’entreprise,
rôle plus symbolique, et répondre
aux attentes».
Le lien avec la famille Pictet au sens
plus large est plus fort que la
distance formelle ne semble
l’indiquer. Si l’on en croit Ivan Pictet,
les profils prometteurs ne manquent
pas. La famille jouit d’un accès
privilégié à l’entreprise, afin d'y
placer des ressources. Ainsi,
quiconque né Pictet et possédant les
compétences requises aura toujours
l’opportunité d’intégrer l’entreprise.
Cela étant, cet aspect familial est
limité par une règle non écrite qui
veut qu’un père et un enfant (ou des
frères et sœurs) ne puissent pas être
associés en même temps. «Nous ne
voulons ni clans ni disputes
familiales», explique-t-on du côté des
associés. Et, pour minimiser encore
le risque de complications émotion -
nelles, les associés issus de la famille
Pictet doivent être choisis par les
Du point de vue historique, la Genève
calviniste était l’endroit idéal pour
l’émergence d’un tel modèle. En effet,
ce contexte culturel valorise les
qualités personnelles qui relèvent de
valeurs telles que l’humilité, la
discipline et la modestie et incarnent
l’«esprit Pictet». Il existe un objectif
tacite mais accepté de tous, dont les
associés ont pleinement conscience:
améliorer constamment le Groupe et
transmettre aux générations futures
une entreprise encore meilleure que
celle qu’ils ont reçue. Comme nombre
de chefs de famille, les associés se
considèrent comme des «gardiens du
patrimoine». Ce patrimoine est ainsi
préservé, et il n’existe nul besoin de
céder l’entreprise ou de faire entrer
des investisseurs extérieurs.
Au cours des deux siècles passés,
Pictet a réussi à atteindre cet objectif
grâce à sa structure actionnariale
semi-ouverte, qui a donné à des
personnalités n’appartenant pas à la
famille, mais possédant talent et
motivation, l’opportunité d’influer sur
le destin du Groupe en accédant aux
responsabilités. Mais la continuité est
assurée, car l’entreprise donne
toujours la priorité à son cœur de
métier, la gestion de fortune et la
gestion d’actifs, résistant à la tentation
de la banque d’investissement et,
partant, à celle des promesses de
profits à court terme. Enfin, c’est ce
mélange d’expérience et de «fougue
de la jeunesse», de continuité et
d’innovation, de tradition familiale et
d’apports extérieurs qui a fait, jusqu’à
présent, le caractère unique et le
succès du Groupe. Pictet compte ainsi
parmi les leaders mondiaux de la
gestion de fortune et de la gestion
d’actifs.
Pour ce faire, l’entreprise s’est
appuyée non seulement sur sa
tradition et sa pérennité, mais aussi
sur sa capacité à s’adapter à
l’évolution du monde. Dans un
entretien qui nous avait été accordé
lors de la première édition, Ivan
Pictet avait tenu à ce que les piliers
décrits dans notre ouvrage ne soient
pas présentés comme un système
immuable, car «ils sont toujours
susceptibles d’évoluer».
Nouveaux actionnaires etmodification du statut juridique de PictetDeux modifications majeures sont
intervenues depuis la publication de
cette première édition. Pour la première
fois, en 2006, Pictet a inauguré un
dispositif permettant à des cadres
dirigeants triés sur le volet de s’engager
dans l’entreprise avec une participation
modeste. Si l’on compte les associés
actuels et les associés qui ont pris
récemment leur retraite, on recense
50 participants au capital. Il s’agit d’une
évolution qui s’est également produite
dans beaucoup d’autres entreprises,
notamment Oetker, Merck ou encore
Freudenberg. Dans la durée, les
entreprises familiales fidélisent leurs
cadres non seulement en les associant
financièrement au succès de la société
(ce qui peut d’ailleurs se faire avec
d’autres formes de primes), mais
aussi en les impliquant émotion -
nellement grâce à la possibilité de
devenir actionnaire.
D’autre part, et il s’agit d’une étape
plus significative, la forme juridique
du Groupe a été modifiée. Pictet & Cie,
société de personnes fondée il y a plus
de deux siècles, a changé de raison
sociale et voit sa structure juridique
évoluer. Au 1er janvier 2014, la Banque
devient Banque Pictet & Cie SA, une
société anonyme. Une société faîtière
est alors créée, sous la forme d'une
société en commandite par actions,
10
dont dépendent toutes les entités du
Groupe.
Ces deux évolutions doivent être
replacées dans un contexte de forte
croissance au cours des dernières
décennies. En 1980, Pictet ne comptait
que 300 collaborateurs, contre plus de
4000 environ à l’heure actuelle,
répartis entre 26 bureaux.
Conséquence: les fonctions de direction
ne pouvaient plus être assurées par un
nombre limité d’associés. Pour éviter
un élargissement de ce cercle qui
menacerait la capacité décisionnaire du
Collège, la question de l’implication et
de la valorisation d’un second cercle de
dirigeants s’est posée. En outre, lors de
la modification de la forme juridique,
des dispositions permettant de faciliter
la création de filiales étrangères ont été
prises. Comme l’explique Jacques de
Saussure, «l'entreprise était devenue
trop grande pour sa forme juridique».
La transition d’un statut de société de
personnes à celui de société de
capitaux remet en cause un certain
nombre de points sensibles pour les
entreprises familiales, qui se trouvent
par exemple confrontées à l’obligation
de publication de leurs résultats et
voient la responsabilité personnelle
illimitée des associés supprimée. Ces
évolutions, aussi nouvelles soient-elles
pour une institution bancaire suisse
dont la discrétion est proverbiale,
s’inscrivent dans le cadre de l’ouverture
visible du secteur bancaire helvétique
dans son ensemble et ont été mises en
place par la direction de Pictet dans une
optique de transparence des chiffres
pour des clients de plus en plus
internationaux et institutionnels. Mais
Pictet cherche, ici encore, à concilier
tradition et innovation d’une manière
tout à fait caractéristique des
entreprises familiales. La forme
juridique est modifiée, les rapports
d’activité sont publiés, mais les
principes qui régissent la succession et
la transmission de la propriété, qui
forment le noyau dur du modèle
Pictet, sont préservés.
Synthèse Cette forme atypique d’entreprise
dirigée par une famille, mais qui n’est
aujourd’hui plus entièrement dirigée
par cette dernière, est moins le résultat
d’une stratégie sophistiquée (quand
bien même Ivan Pictet la décrit
comme «parfaite pour notre secteur
d’activité et la taille de notre
entreprise») que le fruit d’une histoire
vieille de 212 ans. Sur cette longue
période, les structures organisation -
nelles ont sans conteste évolué, tirant
les leçons de l’unité évolutive
conjointe d’un partenariat familial et
d’une entreprise. Le modèle qui s’est
forgé et pérennisé permet de résoudre
quasi parfaitement les contradictions
qui pourraient être induites par les
règles du jeu familiales et
organisationnelles d’une entreprise.
Au sein du Collège se conjuguent, en
termes de structure et de formes de
communication, certains aspects
11Le modèle Pictet
fonctionnels typiques des partenariats
familiaux et certains aspects
fonctionnels typiques des grandes
sociétés, ce qui permet à Pictet de
réduire les risques et d’optimiser les
opportunités des deux systèmes
sociaux. Grâce à l’interface entre la
famille Pictet, qui compte désormais
un grand nombre de membres, et le
Groupe, et contrairement au modèle
des «familles élargies», nul besoin de
comités à structure complexe ou de
communication régulière pour
surmonter les difficultés. Pas de
famille de plus en plus étoffée à gérer:
c’est la composition du Collège qui
gère et structure, avec l’objectif
d’établir une collaboration familiale.
Il est difficile de placer Pictet dans le
spectre des modèles de familles
restreintes et des familles élargies que
nous avons présentés. Il existe donc à
la fois de véritables similitudes avec la
«réinvention de la famille restreinte»
et des divergences fortes sur certains
points décisifs, car, dans cette
«famille» d’associés, les parents au
premier ou au second degré ne sont
pas automatiquement admis et
doivent s’intégrer, comme dans
n’importe quelle structure. Pictet
utilise également des aspects de la
famille élargie ainsi que ses membres
comme vivier de futurs associés. Ce
qui ressort des mécanismes et règles
que nous venons d’évoquer, c’est que,
quoi qu’il arrive, la pérennité de
l’entreprise reste la priorité absolue.
En bref, l’entreprise a trouvé une
méthode lui permettant de réinventer
sans cesse son idéal de famille
restreinte qui possède une entreprise
et fonctionne comme une équipe
dirigeante, à la différence près que
cette «famille» n’en est pas une.
12