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Le modèle Pictet Une entreprise familiale qui réinvente en permanence sa structure actionnariale Etude de cas par Torsten Groth et Fritz B. Simon Witten Institute for Family Business Troisième édition Mai 2017

Le modèle Pictet · l’entreprise en termes factuels, sociaux et temporels. Il est donc également beaucoup plus planifiable que celui des familles biologiques. En outre,

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Le modèle PictetUne entreprise familiale qui réinvente en permanence sa structure actionnariale

Etude de cas par Torsten Groth et Fritz B. SimonWitten Institute for Family Business

Troisième édition Mai 2017

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Une entreprise familiale qui réinvente en permanence

sa structure actionnariale

Etude de cas*, par Torsten Groth et Fritz B. Simon Witten Institute for Family Business

Parmi toutes les stratégies permettant de garantir la pérennité d’une entreprise,

la plus radicale a été développée par Pictet, groupe genevois spécialisé dans la

gestion de fortune. Unique en son genre, cette stratégie repose sur un mélange

idéal des valeurs d’entreprise et familiales. Pour autant, l’organisation de Pictet

s’est, en plus de deux siècles, forgée de manière évolutive, sans être fixée à

l’avance, et s’affine constamment grâce aux bonnes pratiques.

Ce qui fait l’attrait du modèle Pictet, c’est que l’entreprise semble être parvenue

à réussir une sorte de quadrature du cercle. Pour assurer leur pérennité, les

entreprises familiales disposent d’un avantage par rapport aux sociétés cotées:

leur capital est détenu par une famille, et non par un marché. Il existe toutefois

un revers de la médaille: les dynamiques familiales reposent sur les

personnalités et les émotions jouent un rôle central dans le comportement et le

processus décisionnel. Avec un modèle fondé sur le partenariat, Pictet semble

avoir trouvé une manière de tirer parti au mieux des avantages des structures

familiales tout en minimisant les risques qui en découlent1.

Photos: Magnus Arrevad / Stéphane Couturier / Archives Pictet

1Le modèle Pictet

* L’étude de cas originale a été publiée en 2005 dansMehr-Generationen-Familienunternehmen de F.B. Simon, R. Wimmer, T. Groth et Carl Auer Verlag

1 Nous remercions Ivan Pictet (associé senior, 2005-2010) qui, pour la première édition et après laconclusion du projet de recherche, nous a éclairéssur le modèle organisationnel de son entreprise.Nous adressons également nos remerciements àJacques de Saussure (associé senior, 2010-2016) età Marc Pictet, associé en poste, qui ont accepté nosdemandes d’entretien pour la nouvelle édition, lesapprofondissements et actualisations connexes.

2017. C’est en 1841 qu’un membre de

la famille Pictet devient pour la

première fois associé. Jacob-Michel-

François de Candolle, sans fils pour

lui succéder, se tourne peu avant son

décès vers un neveu de son épouse,

Edouard Pictet (1813-1878), devenu

associé en 1841. Dès lors, et jusqu’en

1848, la Banque s’appellera Turrettini,

Pictet & Cie. Depuis cette date, le

nom de Pictet est resté attaché à la

dénomination du Groupe.

Ce patronyme n’est pas le seul à

être associé au développement de

la Banque. Au XIXe siècle, les

associés s’appellent par exemple

Necker, de Candolle ou Turrettini.

Issus de l’environnement familial,

ils appartiennent à une sphère

particulière, celle des protestants

de la ville de Genève. En 1909, la

Banque s’aventure hors de ces

cercles familiaux et Guillaume Pictet

choisit comme associé l’un de ses

collaborateurs méritants, Jacques

Marion. En 1914, à la veille de la

Première guerre mondiale, la Banque

nomme Gustave Dunant (1880-1933),

jusqu’alors associé de la banque

Morris, Prevost and Co. à Londres.

Ce dernier jouera un rôle essentiel

dans le développement des relations

d’affaires avec le Royaume-Uni.

Bref historique

En 1798, le gouvernement français du

Directoire annexe Genève et en fait la

capitale du département du Léman.

La guerre et le blocus avaient

interrompu les exportations de

montres, la spécialité de Genève,

tandis que la chute de la monarchie

française après la Révolution avait

provoqué la faillite de la plupart des

banques. Cependant, la fibre

entrepreneuriale régnant à Genève,

puisant sa source dans les principes

de discipline et de labeur chers aux

calvinistes, et alimentée par

l’optimisme des Lumières, est restée

intacte. Les poussées révolutionnaires

ont commencé à s’estomper et une

nouvelle génération de partenariats

financiers, connus sous le nom de

banquiers privés, a émergé.

«L’histoire officielle de Pictet

commence à Genève le 23 juillet 1805.

Ce jour-là, deux jeunes hommes,

Jacob-Michel-François de Candolle et

Jacques-Henry Mallet, ont signé une

scripte de société avec trois

commanditaires, donnant ainsi

naissance à la banque De Candolle,

Mallet & Cie».

C’est ainsi que commence l’histoire de

la société telle que décrite dans le

rapport annuel de Pictet publié en avril

3Le modèle Pictet

Groupe Pictet

Actifs sous gestion à fin 2016:plus de

CHF 450 mia

Effectifs à fin 2016: env.

4000(à travers le monde)

Banque privée spécialiséedans la gestion de fortune

et la gestion d'actif

Scripte de société, version originale de 1805

Jacob-Michel-François de Candolle

4

Pictet sont largement impliqués dans

la gestion de l’entreprise depuis

environ 175 ans (soit neuf générations)

et devraient, selon toute vraisemblance,

l’être également à l’avenir. A ce jour,

une grande partie des associés sont

issus d’un nombre restreint de familles,

appartenant depuis longtemps à la

société genevoise. Par ailleurs, et c’est

ce qui rend le modèle Pictet fascinant

d’un point de vue systémique, le

Collège des associés «réinvente» les

structures des familles restreintes (une

sorte de fonctionnement en équipe),

sans que les nouveaux associés ne

soient choisis exclusivement dans les

limites strictes de la filiation et de la

proche parenté.

L’entreprise a élaboré une structure

actionnariale adaptée à ses propres

objectifs de pérennité, développant un

système de gestion par les associés qui

encourage en lui-même la coopération

et le renouvellement. Marc Pictet

exprime parfaitement la dualité du

Collège lorsqu’il déclare que le

partenariat est une forme de famille.

Le Collège des associés se compose,

de manière générale, de six à neuf

personnes (il compte actuellement six

membres), qui détiennent et dirigent

ensemble l’entreprise. L’associé

senior joue un rôle particulier. Du fait

de ses fonctions et de ses attributions,

il se positionne plus comme un arbitre

que comme un président. Les six

associés actuels de Pictet (dont deux

portent aujourd’hui le patronyme

Pictet) prennent toujours les décisions

ensemble.

La première similitude avec les règles

du jeu et les formes sociales des

familles restreintes se retrouve au

niveau du schéma des trois géné -

rations: chez Pictet, tous les cinq à dix

ans, de nouveaux associés âgés de 35

A elles seules, ces anecdotes

montrent qu’en matière de choix

des associés, Pictet a pris des

décisions inconcevables pour

beaucoup d’entreprises familiales:

nommer le neveu d’une épouse

comme successeur ou désigner

comme associés des collaborateurs,

voire des actionnaires d’autres

entreprises. Ces décisions, qui ont

sans conteste assuré son succès,

se sont également traduites par

l’avènement d’un modèle d’intégration

de personnes n’appartenant pas au

cercle familial qui a été perpétué par

les générations suivantes.

D’autres noms pourraient être

ajoutés à cette liste, car, au XXe siècle,

de nombreuses personnes extérieures

à la famille ont accédé au statut

d’associé et ont joué un rôle majeur

aux côtés des Pictet. C’est là que

réside la spécificité du modèle Pictet:

ce n’est pas une famille, au sens

classique de la descendance de père

en fils, qui porte l’entreprise, mais ce

sont plutôt les membres de plusieurs

familles qui, en leur qualité

d’associés, ont contribué à son essor

de génération en génération. Ivan

Pictet, ancien associé senior, formule

cette philosophie de la manière

suivante: «Nous ne sommes pas une

entreprise familiale au sens strict,

mais plutôt une entreprise à la

gestion familiale».

Le Collège: fonctionnement,traditions et successionDepuis sa création, l’entreprise est

détenue par plusieurs associés actifs.

De deux ou trois au départ, leur

nombre a crû au cours des dernières

décennies avec l’augmentation de la

taille du Groupe. Pourtant, Pictet

présente toutes les caractéristiques et

tous les avantages d’une entreprise

familiale. Les membres de la famille

5Le modèle Pictet

Le faible nombre d’associés, qui

travaillent au quotidien sur un pied

d’égalité, y compris sur le plan

géographique, permet à Pictet de

mettre l’accent sur l’humain dans la

communication, ce qui constitue une

caractéristique des familles restreintes

actuelles. L’expérience montre en effet

qu’il est nécessaire, dès qu’un groupe

compte plus de douze membres, de

nommer une personne responsable de

l’organisation de la communication,

car le risque de rapprochement entre

deux personnes augmente, alors que

la probabilité d’une communication

spontanée et informelle entre

membres décroît. Pour Renaud de

Planta, «le nombre idéal d’associés

oscille entre six et neuf. Il faut un

certain nombre de personnes pour

pouvoir couvrir nos différentes

activités. Mais si nous sommes trop

nombreux, il devient difficile de

prendre des décisions collégiales».

Les associés se réunissent plusieurs

fois par semaine (le matin) lors d’un

Salon. En fonction des besoins, ils

peuvent aborder et trancher les

questions du moment de manière

rapide et informelle2. Des réunions

plus longues sont prévues pour la

planification stratégique et les thèmes

plus complexes. L’objectif est d’alléger

au maximum le temps consacré aux

aspects administratifs, tout en

respectant les normes contemporaines

et les exigences réglementaires. Au fil

des décennies s’est développée au sein

des instances dirigeantes de Pictet une

culture de la communication et de la

concertation, aujourd’hui considérée

dans de nombreuses méthodes agiles

comme indispensable au bon

fonctionnement des équipes.

L’importance accordée à l’aspect

humain transparaît également dans

l’accès au statut d’associé. Il n’est pas

à 45 ans doivent être nommés (il

s’agit actuellement de Marc Pictet et

de Bertrand Demole, depuis 2010).

De ce fait, le Collège compte

généralement deux à trois membres

âgés de 45 à 55 ans (Laurent Ramsey,

Renaud de Planta et Rémy Best à

l’heure actuelle), ainsi que des

associés plus expérimentés, dont

l’âge oscille entre 55 et 65 ans

(Nicolas Pictet). Ce «renouvellement

des générations» est prévu et ne doit

rien au hasard: aspect planifiable du

cycle de vie d’une équipe, il est

institutionnalisé et organisé. La

succession peut ainsi s’organiser plus

rapidement que dans une entreprise

familiale où, tous les 25 à 40 ans, la

génération précédente passe le relais

à ses héritiers.

Lorsqu’ils ne font plus partie du

Collège, les associés n’ont plus de

pouvoir sur l’entreprise. La tradition

veut toutefois qu’ils restent à la

disposition du Groupe pour offrir

leurs conseils à leurs successeurs et

qu’ils continuent à s’occuper de

certains clients. Ils conservent le

capital qu’ils ont accumulé durant

leur carrière, lequel est racheté à sa

valeur comptable par les associés en

poste et les nouveaux associés. Les

associés en place octroient une forme

de prêt aux nouveaux arrivants afin

qu’ils puissent acquérir leur part

initiale, remboursée au fil des ans sur

leur part des bénéfices. Ainsi, en

termes de capitaux investis,

l’ensemble des associés se trouve sur

un pied d’égalité jusqu’à ce qu’ils

quittent l’entreprise. Par ailleurs, le

statut de propriétaire de l’entreprise

est un statut temporaire (quand bien

même il durerait toute une carrière),

attaché à une personne et à ses

fonctions et non à une filiation. Il

ne peut donc pas être transmis

aux enfants.

6

2 Toutefois, depuis le changement de statut juridique,le Salon est tenu de rédiger un compte rendu formeldes décisions.

plus important. Leur évolution au fil

des ans peut être observée et évaluée.

En fonction des besoins, c’est le plus

compétent des successeurs potentiels

qui pourra être choisi. L’enchaînement

des générations repose sur la

«transmission sans ADN», selon les

mots de Jacques de Saussure, étant

dès lors axé sur les besoins de

l’entreprise en termes factuels, sociaux

et temporels. Il est donc également

beaucoup plus planifiable que celui

des familles biologiques. En outre,

contrairement à ces dernières, nul

besoin d’attendre et d’espérer que l’un

des descendants se montre déterminé

et talentueux. Parallèlement, le

modèle adopté par Pictet est moins

ouvert et moins flexible que celui

d’un conseil d’administration ou

d’une équipe dirigeante classique.

Chez Pictet, la relation entre les

générations n’est pas minée par des

mauvais souvenirs de l’enfance ou des

conflits générationnels. Il s’agit d’une

relation entre adultes. La famille

dans laquelle on naît relève toujours

en partie du hasard. En revanche, ce

modèle permet d’emporter l’adhésion

non pas uniquement grâce à la

sympathie, mais aussi et surtout par

les compétences professionnelles et les

aptitudes sociales. L’aspect relationnel

constituant un objectif commun

concret, il est, contrairement à la

situation au sein de certaines familles,

moins parasité par les déceptions et

autres complications émotionnelles.

L’organisation de Pictet fait également

appel à d’autres aspects des règles du

jeu familiales. Citons notamment le

point le plus capital: le principe

d’égalité. Chaque associé possède une

voix et il n’existe aucune différence

hiérarchique telle que celle qui

pourrait apparaître entre associé

majoritaire et associé minoritaire. Bien

question de «se vendre»: les nouveaux

associés doivent être choisis par les

associés déjà en poste. Tous étant

conscients du fait que, selon toute

vraisemblance, nouveaux et anciens

associés devront coopérer pendant les

vingt prochaines années au moins, le

choix s’effectue avec un soin

potentiellement plus grand que dans

bon nombre de mariages. La

sympathie réciproque joue donc un

rôle essentiel, mais elle ne suffit pas.

L’exigence est double: le candidat doit

être émotionnellement, psycho -

logiquement et culturellement

«compatible» avec les autres associés.

«Un nouvel associé, explique Jacques

de Saussure, ancien associé senior,

doit aussi être une personne avec

laquelle j’ai envie d’aller déjeuner.»

Mais le candidat doit également

posséder des compétences

professionnelles de haut niveau.

Les règles évoquées depuis le début

du présent article illustrent d’ores et

déjà certains avantages de la famille

restreinte «construite» par rapport à la

famille restreinte «biologique»,

notamment pour les successions: le

nombre de candidats possibles est

7Le modèle Pictet

8

9Le modèle Pictet

associés qui n’en sont pas membres.

Ainsi, le lien familial est en quelque

sorte contrecarré par un système

d’«affinités électives».

De manière générale, les associés qui

portent le nom de Pictet ont les mêmes

droits et devoirs que les autres. Point

commun à tous les associés: leur

mandat et leur droit à la participation

aux bénéfices sont limités au temps

qu’ils passent dans l’entreprise. Après

leur départ, ces derniers s’éteignent.

Par ailleurs, l’accession des descen -

dants de la famille Pictet au statut

d’associé n’a rien d’automatique, et

chaque prétendant doit d’abord faire

ses preuves.

Le processus de prise de décision

interne entre les associés cherche à

trouver l’équilibre plutôt qu’à faire

ressortir les conflits. Aucun vote

formel n’est prévu. En cas de

divergence de points de vue, l’associé

senior agit en médiateur, cherchant à

équilibrer les différentes forces en

présence. «En cas de doute, nous

reportons la décision et nous laissons

la nuit nous porter conseil. Au final, le

choix que nous effectuons ressemble

au galet façonné par la rivière:

parfaitement lisse», résume Rémy Best.

Pour les équipes axées sur le

consensus, il est indispensable de bien

comprendre les enjeux de ce type de

fonctionnement décisionnel. En effet,

débattre jusqu’à atteindre une

décision consensuelle peut allonger

le processus et se traduire par des

choix relativement timorés. Mais la

méthode Pictet comporte un avantage:

les décisions sont prises après

une réflexion plus poussée et les

éventuelles erreurs sont plus faciles à

assumer collectivement, car les choix

n’ont pas été imposés par la majorité

au détriment de la minorité.

qu’il existe des nuances en termes

d’âge et de durée du statut d’associé,

elles ne se traduisent pas par

l’obtention d’un pouvoir formel.

C’est donc en servant l’entreprise que

l’autorité s’acquiert et se conserve.

L’associé senior est le seul à jouir d’un

statut particulier: sur le plan externe,

il joue le rôle de porte-parole de

l’entreprise et, sur le plan interne, il

possède une fonction de médiateur.

Associé senior depuis 2016, Nicolas

Pictet met en lumière les trois

principaux aspects de sa fonction:

«Le premier est d’assurer un cadre de

travail efficace et harmonieux entre les

associés, tant sur le plan professionnel

qu’humain. Le deuxième est d’agir en

tant qu’ambassadeur de la société, tant

vis-à-vis du personnel qu’auprès du

monde extérieur. Troisièmement,

l'associé senior doit incarner les

valeurs et la culture de l’entreprise,

rôle plus symbolique, et répondre

aux attentes».

Le lien avec la famille Pictet au sens

plus large est plus fort que la

distance formelle ne semble

l’indiquer. Si l’on en croit Ivan Pictet,

les profils prometteurs ne manquent

pas. La famille jouit d’un accès

privilégié à l’entreprise, afin d'y

placer des ressources. Ainsi,

quiconque né Pictet et possédant les

compétences requises aura toujours

l’opportunité d’intégrer l’entreprise.

Cela étant, cet aspect familial est

limité par une règle non écrite qui

veut qu’un père et un enfant (ou des

frères et sœurs) ne puissent pas être

associés en même temps. «Nous ne

voulons ni clans ni disputes

familiales», explique-t-on du côté des

associés. Et, pour minimiser encore

le risque de complications émotion -

nelles, les associés issus de la famille

Pictet doivent être choisis par les

Du point de vue historique, la Genève

calviniste était l’endroit idéal pour

l’émergence d’un tel modèle. En effet,

ce contexte culturel valorise les

qualités personnelles qui relèvent de

valeurs telles que l’humilité, la

discipline et la modestie et incarnent

l’«esprit Pictet». Il existe un objectif

tacite mais accepté de tous, dont les

associés ont pleinement conscience:

améliorer constamment le Groupe et

transmettre aux générations futures

une entreprise encore meilleure que

celle qu’ils ont reçue. Comme nombre

de chefs de famille, les associés se

considèrent comme des «gardiens du

patrimoine». Ce patrimoine est ainsi

préservé, et il n’existe nul besoin de

céder l’entreprise ou de faire entrer

des investisseurs extérieurs.

Au cours des deux siècles passés,

Pictet a réussi à atteindre cet objectif

grâce à sa structure actionnariale

semi-ouverte, qui a donné à des

personnalités n’appartenant pas à la

famille, mais possédant talent et

motivation, l’opportunité d’influer sur

le destin du Groupe en accédant aux

responsabilités. Mais la continuité est

assurée, car l’entreprise donne

toujours la priorité à son cœur de

métier, la gestion de fortune et la

gestion d’actifs, résistant à la tentation

de la banque d’investissement et,

partant, à celle des promesses de

profits à court terme. Enfin, c’est ce

mélange d’expérience et de «fougue

de la jeunesse», de continuité et

d’innovation, de tradition familiale et

d’apports extérieurs qui a fait, jusqu’à

présent, le caractère unique et le

succès du Groupe. Pictet compte ainsi

parmi les leaders mondiaux de la

gestion de fortune et de la gestion

d’actifs.

Pour ce faire, l’entreprise s’est

appuyée non seulement sur sa

tradition et sa pérennité, mais aussi

sur sa capacité à s’adapter à

l’évolution du monde. Dans un

entretien qui nous avait été accordé

lors de la première édition, Ivan

Pictet avait tenu à ce que les piliers

décrits dans notre ouvrage ne soient

pas présentés comme un système

immuable, car «ils sont toujours

susceptibles d’évoluer».

Nouveaux actionnaires etmodification du statut juridique de PictetDeux modifications majeures sont

intervenues depuis la publication de

cette première édition. Pour la première

fois, en 2006, Pictet a inauguré un

dispositif permettant à des cadres

dirigeants triés sur le volet de s’engager

dans l’entreprise avec une participation

modeste. Si l’on compte les associés

actuels et les associés qui ont pris

récemment leur retraite, on recense

50 participants au capital. Il s’agit d’une

évolution qui s’est également produite

dans beaucoup d’autres entreprises,

notamment Oetker, Merck ou encore

Freudenberg. Dans la durée, les

entreprises familiales fidélisent leurs

cadres non seulement en les associant

financièrement au succès de la société

(ce qui peut d’ailleurs se faire avec

d’autres formes de primes), mais

aussi en les impliquant émotion -

nellement grâce à la possibilité de

devenir actionnaire.

D’autre part, et il s’agit d’une étape

plus significative, la forme juridique

du Groupe a été modifiée. Pictet & Cie,

société de personnes fondée il y a plus

de deux siècles, a changé de raison

sociale et voit sa structure juridique

évoluer. Au 1er janvier 2014, la Banque

devient Banque Pictet & Cie SA, une

société anonyme. Une société faîtière

est alors créée, sous la forme d'une

société en commandite par actions,

10

dont dépendent toutes les entités du

Groupe.

Ces deux évolutions doivent être

replacées dans un contexte de forte

croissance au cours des dernières

décennies. En 1980, Pictet ne comptait

que 300 collaborateurs, contre plus de

4000 environ à l’heure actuelle,

répartis entre 26 bureaux.

Conséquence: les fonctions de direction

ne pouvaient plus être assurées par un

nombre limité d’associés. Pour éviter

un élargissement de ce cercle qui

menacerait la capacité décisionnaire du

Collège, la question de l’implication et

de la valorisation d’un second cercle de

dirigeants s’est posée. En outre, lors de

la modification de la forme juridique,

des dispositions permettant de faciliter

la création de filiales étrangères ont été

prises. Comme l’explique Jacques de

Saussure, «l'entreprise était devenue

trop grande pour sa forme juridique».

La transition d’un statut de société de

personnes à celui de société de

capitaux remet en cause un certain

nombre de points sensibles pour les

entreprises familiales, qui se trouvent

par exemple confrontées à l’obligation

de publication de leurs résultats et

voient la responsabilité personnelle

illimitée des associés supprimée. Ces

évolutions, aussi nouvelles soient-elles

pour une institution bancaire suisse

dont la discrétion est proverbiale,

s’inscrivent dans le cadre de l’ouverture

visible du secteur bancaire helvétique

dans son ensemble et ont été mises en

place par la direction de Pictet dans une

optique de transparence des chiffres

pour des clients de plus en plus

internationaux et institutionnels. Mais

Pictet cherche, ici encore, à concilier

tradition et innovation d’une manière

tout à fait caractéristique des

entreprises familiales. La forme

juridique est modifiée, les rapports

d’activité sont publiés, mais les

principes qui régissent la succession et

la transmission de la propriété, qui

forment le noyau dur du modèle

Pictet, sont préservés.

Synthèse Cette forme atypique d’entreprise

dirigée par une famille, mais qui n’est

aujourd’hui plus entièrement dirigée

par cette dernière, est moins le résultat

d’une stratégie sophistiquée (quand

bien même Ivan Pictet la décrit

comme «parfaite pour notre secteur

d’activité et la taille de notre

entreprise») que le fruit d’une histoire

vieille de 212 ans. Sur cette longue

période, les structures organisation -

nelles ont sans conteste évolué, tirant

les leçons de l’unité évolutive

conjointe d’un partenariat familial et

d’une entreprise. Le modèle qui s’est

forgé et pérennisé permet de résoudre

quasi parfaitement les contradictions

qui pourraient être induites par les

règles du jeu familiales et

organisationnelles d’une entreprise.

Au sein du Collège se conjuguent, en

termes de structure et de formes de

communication, certains aspects

11Le modèle Pictet

fonctionnels typiques des partenariats

familiaux et certains aspects

fonctionnels typiques des grandes

sociétés, ce qui permet à Pictet de

réduire les risques et d’optimiser les

opportunités des deux systèmes

sociaux. Grâce à l’interface entre la

famille Pictet, qui compte désormais

un grand nombre de membres, et le

Groupe, et contrairement au modèle

des «familles élargies», nul besoin de

comités à structure complexe ou de

communication régulière pour

surmonter les difficultés. Pas de

famille de plus en plus étoffée à gérer:

c’est la composition du Collège qui

gère et structure, avec l’objectif

d’établir une collaboration familiale.

Il est difficile de placer Pictet dans le

spectre des modèles de familles

restreintes et des familles élargies que

nous avons présentés. Il existe donc à

la fois de véritables similitudes avec la

«réinvention de la famille restreinte»

et des divergences fortes sur certains

points décisifs, car, dans cette

«famille» d’associés, les parents au

premier ou au second degré ne sont

pas automatiquement admis et

doivent s’intégrer, comme dans

n’importe quelle structure. Pictet

utilise également des aspects de la

famille élargie ainsi que ses membres

comme vivier de futurs associés. Ce

qui ressort des mécanismes et règles

que nous venons d’évoquer, c’est que,

quoi qu’il arrive, la pérennité de

l’entreprise reste la priorité absolue.

En bref, l’entreprise a trouvé une

méthode lui permettant de réinventer

sans cesse son idéal de famille

restreinte qui possède une entreprise

et fonctionne comme une équipe

dirigeante, à la différence près que

cette «famille» n’en est pas une.

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groupe.pictet