45
Convergence Internet Audiovisuel Numérique Le montage cinéma un cours de Jean-Pierre Berthomé (Université Rennes 2) - 2004 - © consortium cian – Université Rennes 2 - 2004

Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Convergence Internet Audiovisuel Numérique

Le montage cinémaun cours de Jean-Pierre Berthomé (Université Rennes 2)

- 2004 -

© consortium cian – Université Rennes 2 - 2004

Page 2: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

1. Accueil

1.1 Guide de l’étudiant

1.1.1 ObjectifsLe module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,s’attache à l’étude du montage cinématographique, pour le moment privé de sadimension sonore. Ce module vise en particulier à apporter des outils terminologiqueset des informations de culture générale sur les modalités de construction du récitcinématographique.

Monter un film, c’est choisir un certain nombre d’éléments (sonores et visuels), et lesorganiser en les raccordant. Les notions de rythme, de durée et de raccord, pour neciter qu’elles, seront au cœur de notre réflexion. Finalement, c’est la structure mêmedes récits cinématographiques qui sera interrogée. Enfin, nous ne perdons pas de vuel’objectif plus général qui doit être visé par l’apprenant : la capacité à produire, à l’écritou à l’oral, une analyse de film. C’est pourquoi nous vous conseillons de prolonger etd’accompagner cet apprentissage par la lecture et la fréquentation des œuvres elles-mêmes.

1.1.2 ContenuCe module est constitué de 3 blocs très distincts : la partie théorique, les exerciceset la boîte à outils.

Vous trouverez des informations plus détaillées sur les exercices et la boîte à outilsdans les chapitres Evaluation et Ressources.

La partie théorique, pilier central de ce module, est elle-même constituée de 4 parties :les conférences, le cours multimédia sur l’analyse de l’image cinéma et 2 exemplesd’analyses. Ces parties sont accessibles indépendamment les unes des autres, et dansl’ordre que vous souhaitez. Cependant, si vous n’êtes pas du tout familiarisé avecl’analyse cinématographique, nous vous conseillons de débuter par le coursmultimédia.

Les conférences :Deux conférences sont directement accessibles en cliquant sur leur titre. L’une d’elle,L’évolution du montage, de Griffith à Godard, est un parcours historique qui permettra àchacun de connaître les étapes et inventions principales en matière de montage.L’autre aborde la question de raccord au cinéma, dans une double perspective,historique et esthétique. Vous pouvez choisir de visionner ces conférencesintégralement (il suffit alors de cliquer une fois sur Introduction, les différents chapitress’enchaînant automatiquement) ou chapitres par chapitres, en cliquant sur les titres deces derniers. Certains mots, reproduits en surbrillance, sont actifs et permettent, encliquant dessus, d’accéder aux fiches des films cités ou à un glossaire. Nous vousconseillons d’arrêter de temps à autre le déroulement de la conférence afin de faciliterla prise de notes.

Le cours multimédia Le montage cinéma :Le montage au cinéma est affaire de composition. Lorsque les différents éléments,sonores et visuels, ont été fabriqués, il s’agit d’organiser (d’agencer, de combiner) ces

Page 3: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

différents éléments pour constituer le film. Ce cours, qui utilise les notions abordéesdans le premier module, s’efforce de définir au mieux les notions de base nécessairesà la description et à la compréhension des plans organisés en séquences, elles-mêmesassemblées pour constituer des récits plus vastes. Là aussi, certains termes ensurbrillance renvoient à un glossaire. Chaque élément du cours est illustré par desexemples fabriqués à partir d’un simple jeu d’échecs, préférant à ce stade la généralitédu code plutôt que la pluralité des usages. Un chapitre peut être composé dedifférentes pages, accessibles à droite de l’écran en cliquant sur les onglets.

Deux exemples d’analyse de séquences :La partie théorique s’appuie sur 2 exemples très différents, choisis pour la richesse etl’étendue de leurs propositions. Une fiche de chacun des films est disponible. Dans lechapitre « description », l’extrait ou le film est découpé et décrit plan par plan, ce quivous permet de vous familiarisé d’une façon différente avec ces images. L’analyse des4 premières minutes de Betty Fisher, de Claude Miller, permet de distinguer différentstypes de montages, tandis que l’analyse du court-métrage d’Yvon Marciano, EmilieMuller, s’attache à l’étude précise d’un seul raccord du film. Les différentes parties deces analyses sont accessibles à partir d’un sommaire, comme pour les conférences.Vous avez en outre ici la possibilité de voir les plans ou groupes de plans auxquelsl’enseignant fait référence, en cliquant sur la petite vignette qui apparaît éventuellementen face du chapitre actif. Signalons enfin que, si ces analyses sont construites autourd’un objectif fort, elles utilisent et mettent en situation la plupart des notions étudiéesdans le cours multimédia. On le voit, un va-et-vient permanent entre les différentesparties du cours semble nécessaire pour qui veut véritablement comprendre et utiliserles outils de l’analyse.

1.1.3 NavigationD’une façon générale, nous vous conseillons, dans un premier temps, d’explorer cemodule librement, à la façon dont on découvre un nouveau lieu, en flânant. Achaque fois que votre pointeur, une flèche noire, se transforme en main blanchedont l’index est pointé, un simple clic vous permet alors d’agir sur le contenu : soitune nouvelle page apparaît, à partir de laquelle vous pouvez encore accéder à unautre niveau, soit l’image s’anime ou est remplacée par une autre, soit un nouveaucadre apparaît. La structure générale du module n’est donc pas linéaire, commeavec un livre, mais elle ressemble davantage à un arbre (on parle de structure enarborescence). Divers moyens vous sont proposés pour accéder à une page, et iln’est pas possible ici de reproduire de décrire de façon exhaustive cettearborescence. Nous avons essayé de faire en sorte que ces nombreusesinformations soient accessibles à tous, à condition encore une fois de passer assezde temps pour saisir la logique générale de la navigation.

A chaque fois qu’une séquence animée vous est proposée, celle-ci est incluse dansce que nous appelons un lecteur, qui dispose d’une barre de boutons vouspermettant, à tout moment et comme avec un magnétoscope, d’arrêter le défilement,de revenir en arrière ou d’aller plus loin.

Page 4: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

1.1.4 RessourcesUn certain nombre de ressources sont disponibles dans le menu Outils accessible parle bas de l’écran. Sachez les utiliser et n’hésitez pas à faire part d’éventuellessuggestions. Nous mettons régulièrement à jour cette partie.

1.1.5 EvaluationEn général, l’évaluation est déterminée par l’enseignant tuteur, qui veille à l’adapterau type de public auquel il a affaire.

1.2 GénériquesLe montageconception programme d’enseignement : Jean-Pierre Berthomé, Patrick Le Goff, Patrice Roturier, David Vasse

coordination pédagogique : Patrick Le Goff

réalisation, conception graphique et coordination technique :Francis Blanchemanche

conception et programmation :Yann Garandel, Louis Roginski

infographie :Emmanuel Charon

opérateur image :Gwenn Liguet

vidéos :Philippe Marzin

ingénieur du son :Christian Allio

extraits des films : Betty Fisher et autres histoires (2001) de Claude Miller © Voyage en douce(1980), de Michel Deville ©L'effet Koulechov (1990) de François Niney ©Emilie Muller (1994), court métrage d’Yvon Marciano ©

photogrammes des films :Napoléon (1927) de Abel Gance ©Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock ©La Mort aux trousses (1959) d'Alfred Hitchcock ©Frantic (1988) de Roman Polanski ©Les Temps Modernes (1935) de Charlie Chaplin ©Fury (1936) de Fritz Lang ©La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton ©

Page 5: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

CIANproduction exécutive : Université Rennes 2 - Créa

chargée de production :Christine Zimmermann

secrétaire de production :Anita Pondemer

administratrice de production :Christine Billon

responsable technique :Louis Roginski

direction artistique :Francis Blanchemanche

chef de projet :Patrice Roturier

© consortium cian - Université Rennes 2 - 2004

2. Le montage

2.1 IntroductionLa notion de montage est centrale à toute approche de l’œuvre filmique car le cinémaest par excellence art de la combinaison et de l’agencement d’éléments divers, visuelset sonores.C’est le montage, surtout, qui organise le film dans sa continuité, dans son rythme etdans sa durée.Cette inscription du film dans le temps et dans la durée existe dès qu’on enregistre ouqu’on projette à la suite une série d’images, dont le simple défilement dans l’appareilréclame cette durée.

On notera pourtant que, même avec le plus élémentaire des plans fixes, projeté sansaucune modification de la continuité des images, le rapport à la durée peut être variéen jouant sur la différence entre la vitesse de la prise de vues et celle de la projection.

En vidéo, les ralentis et les accélérés ne se font pas à la prise de vue, mais aprèstournage. C’est donc artificiellement que ces variations de cadence sonteffectuées, en enlevant ou en copiant des images, et non en modifiant le nombred’images enregistrées. En d’autres termes, dans le cas du ralenti par exemple, lenombre de phases différentes d’un même mouvement reste le même en vidéo,alors qu’on l’augmente lorsque l’on filme sur support pelliculaire.

Cette dernière étant généralement constante, c’est à la prise de vues qu’on accélère ledéfilement des images dans la caméra (pour obtenir leur ralentissement à la projection)ou qu’on le ralentit (pour accélérer l’action à la projection).

Page 6: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Il faut encore noter que ce cours sur le montage ne prendra véritablement enconsidération que le montage des images alors que celles-ci peuvent difficilement êtredissociées des informations sonores (dialogues, bruits, musiques) qui lesaccompagnent. L’usage – et la qualification des métiers – amène en effet à distinguermontage (des images) et mixage (sonore) alors que ces opérations d’assemblage sontfondamentalement de même nature et qu’elles tendent à se rejoindre dans la pratiquede l’audiovisuel courant.

2.2 Un peu d’histoireLes principes du montage moderne ont été établis lorsque, dès les premières annéesdu cinéma, des réalisateurs ont compris qu’ils pouvaient manipuler le temps nonseulement à l’intérieur des plans, mais aussi par l’agencement de ceux-ci entre eux.Jusque-là, le montage n’avait été que collage en continuité raisonnée de fragmentsautonomes qui constituaient chacun une scène, souvent reliés les uns aux autres pardes cartons permettant de situer l’action ou de figurer les dialogues. À compter de lapremière guerre mondiale, l’unité de base du monteur n’est plus la scène, héritée duthéâtre, mais le plan, autrement dit un fragment destiné à être combiné avec d’autrespour construire l’unité narrative de la scène. Le montage qui associe ces plans débordealors la simple nécessité technique d’assemblage bord à bord pour devenir un élémentessentiel dans la production du sens. Cette capacité du montage à produire un sensqui n’existait qu’à l’état virtuel dans chacun des fragments assemblés est démontréeexpérimentalement par le cinéaste russe Lev Koulechov aussitôt après la PremièreGuerre mondiale.

L' « effet Koulechov »Au début des années 20, les cinéastes soviétiques cherchent à comprendreexpérimentalement comment le cinéma produit du sens, particulièrement grâceau montage. Créateur en 1920 d’un « laboratoire » de production au sein del’Institut technique du cinéma, le jeune Lev Koulechov (1899-1970) y réalise en1921 une expérience fameuse à laquelle il laissera son nom. Les descriptions de cette expérience varient selon les témoignages, mais leprincipe en demeure toujours le même. Il s’agit d’associer le même gros pland’un personnage (l’acteur Ivan Mosjoukine) à d’autres plans qui n’ont aucunrapport direct avec lui, puis de montrer ces associations à des spectateurs enleur demandant ce qu’ils ont compris. Le même plan de Mosjoukine,délibérément choisi sans expression marquée, se trouve ainsi associé – selonla légende – à une assiette remplie de soupe fumante, à un homme mort ou àune femme allongée sur un sofa dans une posture aguichante. Interrogés sur les sentiments évoqués par le même gros plan de Mosjoukine,les spectateurs y reconnaissent successivement la gourmandise, la tristesse oule désir. C’est la démonstration expérimentale que toute image estpotentiellement riche d’un certain nombre de significations qui ne luiappartiennent pas en propre, mais qui résultent de son association à d’autresimages. La démonstration donc que le montage ne se contente pasd’additionner les plans, mais qu’il implique – et au besoin invente – une relationlogique entre eux. Qu’il produit donc un sens qui n’appartient à strictementparler à aucun des deux plans qu’il juxtapose, mais qui apparaît au moment decette juxtaposition.

Page 7: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

C’est là une vérité que les cinéastes avaient déjà reconnue depuis longtempsintuitivement. Le principal mérite du fameux « effet Koulechov » est doncsurtout de témoigner combien la réflexion sur la production du sens par lecinéma s’est très tôt concentrée sur les fonctions du montage.

Le cinéma muet des années 20, qui ne pouvait compter sur les dialogues parlés pourconstruire le sens, a considérablement exploré les capacités du montage à produirecette plus-value de signification. Cette exploration s’est développée simultanémentdans deux directions. La première est celle de la combinaison horizontale des plans,autrement dit leur arrangement dans une continuité linéaire où ils sont assemblés lesuns derrière les autres (A avant B avant C). La seconde est celle de leur combinaisonverticale, c’est-à-dire de leur superposition les uns par dessus les autres au moyen dela surimpression (A par-dessus B par-dessus C), ou de leur juxtaposition dans un écranpartagé à cet effet (A à côté de B à côté de C).

Quelques exemples de montage « vertical » dans NapoléonDernière décennie d’un cinéma muet qui doit donc inventer un langagecinématographique purement visuel, les années 20 ont constitué un grandmoment des expérimentations sur le montage. L’un des cinéastes qui se sert decelui-ci de la façon la plus éclatante est le Français Abel Gance dont le filmNapoléon (1927) est d’une extraordinaire diversité d’invention en ce domaine. Gance recourt par exemple à la surimpression, particulièrement dans lafameuse séquence de la bataille de boules de neige, au début du film, où lesimages superposées sont si nombreuses et changent si rapidement qu’il estimpossible de les distinguer clairement l’une de l’autre. Un peu plus tard, il divise l’écran en huit pour juxtaposer dans le même cadreles images d’une bataille d’oreillers dans un dortoir. Plus loin, faisant alterner les images de la tempête métaphorique qui balaie lesGirondins à la Convention avec celles de la tempête qui secoue la frêle barquede Bonaparte s’enfuyant de Corse, il ne se contente pas du classique montagealterné qui nous ferait passer d’une action à l’autre. Au bout d’un moment lesdeux actions se mêlent au contraire, grâce à la surimpression, et c’estphysiquement que la tempête envahit l’assemblée nationale. À la fin du film, enfin, l’écran s’élargit pour permettre la projection simultanée detrois images qui peuvent se réunir pour n’en former qu’une seule, immense, ouau contraire se diviser pour laisser les images jouer entre elles.

Quelques théories du montage du cinéma muet soviétiqueC’est sans doute le cinéaste soviétique Serguei Mikailovitch Eisenstein (1898-1948) qui a poussé le plus loin, dans ses nombreux écrits théoriques, laréflexion sur le montage.Dans une hérarchie de complexité grandissante, il distingue cinq types demontage, dont on empruntera la description à Jacques Aumont et Michel Marie(Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Nathan, 2001) :« - le montage métrique, fondé sur la longueur absolue des plans, et visant àproduire des cadences régulières de perception (effet psychologique d’ailleursdouteux, l’œil étant mal armé pour apprécier des régularités temporelles) ; -. le montage rythmique, où le même but est recherché en prenant en outre enconsidération le contenu des images (par exemple, un gros plan « pèse »davantage pour l’œil qu’un plan d’ensemble, donc il produit son effet plus vite) ;

Page 8: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

- le montage tonal, qui, sur la base d’une métaphore musicale assez courante àl’époque, recouvre un souci d’homogénéité sémantique et affective dans toutun morceau de film (comportant plusieurs plans, lesquels sont donc montés enfonction de cette logique formelle d’ensemble) ;- le montage harmonique est un raffinement du précédent, où l’on fait jouer les« harmoniques » (au sens musical) des plans, pour obtenir non seulement unelogique formelle, mais une cohérence émotionnelle (exemple, donné parEisenstein : la séquence des brumes dans le port d’Odessa du Cuirassé« Potemkine ») ;- le montage intellectuel, enfin, est le développement ultime du montageharmonique, dans lequel on prend en compte à la fois la logique formelle(rythme, « tonalité » du morceau de film), la logique émotionnelle(« harmoniques »), et les connotations « idéelles » diverses du fragment. »Eisenstein évoque aussi, par ailleurs, le « montage des attractions » quijuxtapose des fragments quasi autonomes et fortement spectaculaires, à lamanière des attractions du cirque ou du music-hall.

2.3 Le plan et la séquence : définitions

2.3.1 Le planLe « plan » est généralement défini comme une suite ininterrompue d’imagesenregistrées en une même prise de vues. Le mot désigne donc aussi bien le plan de laprise de vues, c’est-à-dire « la portion de film impressionnée entre l’ordre “moteur” etl’ordre “coupez” », et le plan du montage, « limité par la collure qui le lie au planprécédent et au plan suivant ». Le premier comprend des images qui seront éliminéesau montage (claquette d’identification au début du plan, mire photographiée à la finpour faciliter l’étalonnage, etc.), Le second peut n’être qu’un fragment du premier,jusqu’à être si bref qu’on n’aurait pu l’enregistrer seul.

Dans le cinéma classique, la seule limite supérieure de durée du plan était la capacitédu chargeur de pellicule (environ 10 minutes en 35 mm), L’enregistrement vidéo ounumérique ouvre des possibilités beaucoup plus grandes encore.Cette définition ne prend en compte qu’une réalité strictement physique et elle choisitd’ignorer, la quantité, la complexité et l’agencement entre eux des éléments constitutifsdu plan, dans son cadre comme dans sa durée. C’est pourquoi le plan, élémentminimal du montage, est lui-même susceptible d’être subdivisé en unités plus petitesen fonction des évènements qui s’y succèdent, dans l’action aussi bien que dans lamise en scène.

2.3.2 La séquenceSi la notion de plan désigne une réalité matérielle clairement identifiable, il n’en va pasde même avec celle de « séquence », qui représente une unité narrative ou plastiquede dimension réduite possédant une certaine unité. On pourrait la comparer en cela auparagraphe du texte écrit, ou à la scène du théâtre. Encore le repérage du paragrapheou de la scène obéit-il à des critères précis. Il n’en va pas de même avec la séquenceoù l’appréciation de ces critères demeure très intuitive et arbitraire. Pourquoi, dans cecas, continuer à utiliser une notion aussi imprécise que celle de « séquence » ? Parceque, quelles que soient ses insuffisances, elle se révèle extrêmement utile. D’abord austade de la réalisation, où elle permet de structurer le découpage et de distinguer lesscènes selon le décor impliqué, la situation temporelle ou les comédiens requis. Puis à

Page 9: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

celui du montage et du mixage, où elle permet de travailler sur un ensemble de tailleréduite, mais néanmoins cohérent. À celui de la lecture critique, enfin, par un analysteou par un simple spectateur, où elle permet de désigner le moment qu’on veut évoquer.

2.3.3 Le plan-séquenceOn parle de « plan-séquence » lorsque la définition objective du plan (suiteininterrompue d’images) coïncide avec la définition subjective de la séquence (uniténarrative autonome). Dans l’absolu, ce souci d’autonomie devrait exiger que le plan-séquence soit absolument détaché de ce qui le précède ou le suit dans le film. Dans laréalité, cette condition est rarement accomplie, tant la nature du cinéma tend, aucontraire, à rechercher des enchaînements entre les séquences. On parlera doncsouvent de « plan-séquence » à propos d’un plan exceptionnellement long et quiprésente un degré simplement relatif d’autonomie narrative.

2.3.4 L’illusion de continuité du planLa maîtrise du plan long obtenu dès la prise de vues, avec ce qu’elle suppose decontrôle absolu de tous les aspects de la mise en scène et en particulier de son rythme,a toujours été une sorte de défi lancé à l’habileté du réalisateur. Parfois, cettecontinuité apparente du plan n’a pu être obtenue qu’au moyen de tricheries qui rendentinvisible le passage d’un plan à un autre. Le cinéaste recourt alors, le plus souvent, àdes raccords particulièrement adroits et que le spectateur n’est pas supposéreconnaître.

C’est le cas, par exemple, avec le plan fameux qui suit le meurtre de Marion Cranesous la douche dans Psychose de Hitchcock. Ce plan part de l’œil de Marion allongéedans la douche pour suivre le mur, passer dans la pièce suivante, aller jusqu’à la tablesur laquelle se trouve l’argent volé et finir à la porte, par où on voit se découper sur leciel la maison voisine occupée par Norman Bates et sa mère. Le contenu sémantiquede ce mouvement est quasiment nul (nous emmener de l’œil de Marion jusqu’à la portepar où va arriver Norman) et il ne saurait être question de parler ici de séquence.L’intention du réalisateur est néanmoins de produire un plan long particulièrementspectaculaire. Pour ce faire, il lui faut recourir, au moment où la caméra passe d’unepièce à l’autre, à un fondu-enchaîné (sur la cloison de séparation entre les pièces) quimêle invisiblement au montage deux plans réalisés séparément. Pour être complet surcet exemple, il faut encore ajouter que la première moitié du mouvement, celle qui vade l’œil à la cloison séparatrice, est lui-même partagé en deux par un plan de coupe surl’eau qui continue à couler de la pomme de douche. Ce bref plan a si peu d’importancenarrative qu’aucun spectateur n’en remarque la présence. Il n’a été placé là que pourremplacer quelques images qu’Hitchcock n’avait pas d’autre choix que de supprimer :ce n’est qu’au montage qu’il s’était aperçu que le cadavre de Marion clignait un brefinstant d’une paupière.Dans des cas comme celui-là, il faut distinguer entre l’intention du metteur en scène,qui est clairement de produire un long plan unique, perçu comme tel par le spectateur,et les moyens qu’il s’est donnés pour le faire, et que l’analyste ne parvient souvent àélucider à posteriori que grâce aux possibilités de ralenti du magnétoscope ou de latable de montage.

Page 10: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

2.4 Le montage

2.4.1 Définitions du montageDans son acception la plus élémentaire, le montage est l’opération qui consiste àassembler des plans entre eux en vue de constituer un nouvel objet qui en résulte : lefilm.Une définition plus complexe de Jacques Aumont est la suivante : « Le montage est leprincipe qui régit l’organisation d’éléments filmiques sonores et visuels, oud’assemblages de tels éléments, en les juxtaposant, en les enchaînant et/ou en réglantleur durée ». Il faut comprendre ici que la « juxtaposition » des éléments mentionnéepar Aumont recouvre toutes les instances de montage dans la simultanéité, c’est-à-direles surimpressions, les incrustations et les partages d’écran (ou split screen).

2.4.2. Opérations du montageLa notion de montage recouvre en fait trois types d’opérations successives :

. la sélectionAprès l’identification du matériau disponible (ou dérushage), il s’agit de choisir parmiune série de prises possibles en fonction de plusieurs critères : qualité technique,expressivité du jeu, etc. Les prises non retenues (ou chutes) sont conservées pourconstituer un recours en cas de besoin.

. l’assemblage.Il consiste à organiser les prises sélectionnées selon un ordre indiqué par le découpageou par le metteur en scène afin d’obtenir un bout à bout mal dégrossi ou « ours », quisuit la continuité du film à venir.

. l’affinageC’est à ce stade que le monteur détermine la durée exacte qu’il convient de donner àchacun des plans en fonction des contraintes de la continuité et du rythme recherché.C’est là aussi que sont déterminés précisément les raccords et effets spéciaux deponctuation, dont l’exécution peut être confiée à un laboratoire spécialisé.

2.5 Les fonctions du montageOn distingue généralement trois fonctions principales du montage, sachant que cesfonctions ne sont pas exclusives les unes des autres et qu’elles coexistent le plussouvent, dans des proportions variables.

2.5.1 Les fonctions syntaxiquesLe montage assure, entre les éléments qu’il assemble, la création de relationsconjonctives simples qui concernent principalement la temporalité (une action sedéroule après une autre), la spatialité (une action se déplace d’un endroit vers un autre)ou la causalité (un personnage est atteint par une flèche décochée au plan précédent).

Un élément essentiel de cette fonction conjonctive est le raccord qui assure lacontinuité de certains éléments repérables d’un plan à celui qui le suit.

Page 11: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Un autre élément essentiel est la convention du champ-contrechamp qui n’est riend’autre que la systématisation d’un certain type de raccord entre deux axescomplémentaires.

Le montage assure également la création de ponctuations fortes qui indiquent le débutou la fin d’une séquence (fondus, iris) ou le passage d’une séquence à une autre(fondus enchaînés, volets)

Il peut aussi créer l’illusion de la simultanéité entre deux actions en en proposant unmontage alterné.

Les principaux types de liaison et de ponctuationsLes fondus permettent à l’image d’apparaître ou de disparaître de façongraduelle plutôt que franche. On les utilise donc essentiellement pour marquerdes ponctuations fortes au début ou à la fin d’une séquence. On parle alorsd’ouverture ou de fermeture en fondu, ou encore de fondu au noir, ou au blanc,ou à toute autre couleur, selon la couleur dans laquelle l’image se dissout.

On parle de fondu-enchaîné lorsque l’ouverture en fondu d’un nouveau plan sesuperpose à la fermeture en fondu de celui qui le précède. Une série d’imagesdisparaît donc insensiblement tandis que qu’une autre apparaîtprogressivement. Le fondu-enchaîné peut être très rapide ou au contraires’étirer sur une longue durée.

Ce type de liaison est très couramment employé pour signifier une ellipse del’action dans le temps ou dans l’espace. On l’utilisera par exemple pour signifierle passage du temps sur un paysage montré à des moments séparés dans letemps. Lorsque le fondu-enchaîné est utilisé pour formaliser une ponctuation, il n’estpas rare qu’il soit redoublé autour d’un bref plan intermédiaire. C’est le cas desfondus-enchaînés de La Mort aux trousses (1959) analysés plus bas, ou deceux employés par Charles Laughton dans La Nuit du chasseur, pour passerd’une scène intérieure de nuit à une autre extérieure et très ensoleillée. Unpremier fondu-enchaîné lie le tableau nocturne dans la chambre et la sirèned’un bateau à vapeur (on notera comment la disposition du décor dans lachambre prépare ce fondu-enchaîné, la verticalité de la sirène venant s’inscrireexactement sur une ligne d’ombre déjà dessinée dans la chambre). Puis unsecond fondu fait passer de la sirène au paysage de la rivière. On notera enfinque, dans ce passage, le son de la sirène joue exactement le même rôle detransition entre les bruits nocturnes et la musique qui apparaît en même tempsque le paysage fluvial.

Les ouvertures et fermetures à l’iris sont des ponctuations d’un même type queles fondus, mais qui jouent sur la surface de l’image plutôt que sur sa densité.Dans une fermeture à l’iris, l’image s’amenuise à l’intérieur d’un cercle quidiminue progressivement jusqu’à disparaître. Comme un fondu, une fermetureà l’iris tend vers un écran uniformément noir ou blanc. Traditionnellement, l’irisenfermant l’image en voie d’apparition ou de disparition est circulaire, mais rienn’empêche de lui donner d’autres formes et un cinéaste contemporain tel que

Page 12: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Michel Deville s’est amusé, dans son film Péril en la demeure (1985), à créerdes effets d’iris autour de formes de guitare ou de voiture miniature.

Le volet, quant à lui fait apparaître ou disparaître l’image selon une progressionfigurée par le déplacement d’une ligne dans l’axe horizontal ou vertical. Ils’accompagne le plus souvent d’un effet de chassé, une nouvelle imageoccupant immédiatement la surface cédée par la précédente. Très commun envidéo, le procédé est plus rare au cinéma après y avoir connu un emploigénéralisé dans les années 30. La ligne de démarcation entre les deux imagespeut revêtir, en fait, n’importe quelle forme, et son déplacement peut se fairedans une infinité de directions.

2.5.2 Les fonctions sémantiquesElles découlent directement des précédentes, et du principe qui veut que tout effet demontage soit producteur de sens.Au plus élémentaire, il s’agit de sens dénoté et le montage se contente de fournir auspectateur les information spatiales, temporelles ou causales simples mentionnées plushaut.

Il peut aussi s’agir de sens connoté, autrement dit d’un sens produit par association.C’est le cas, par exemple, lorsqu’un indice aisément reconnaissable (la tour Eiffel, lastatue de la Liberté) permet d’identifier immédiatement dans quel endroit commenceune nouvelle séquence.

Pistes et fausses pistes (La Mort aux trousses, Frantic).Dans son film La Mort aux trousses (1959), Alfred Hitchcock nous fait passerdirectement de l’immeuble des Nations-Unies à New York, d’où s’enfuit le hérossoupçonné de meurtre, à une réunion, le lendemain, à Washington, demembres de la CIA qui commentent et expliquent cet assassinat et cette fuite. La dernière image de New York est celle, très déconcertante, de l’immeubledes Nations-Unies filmé à la verticale, avec en bas la petite silhouette du hérosqui s’enfuit. La première image de la nouvelle scène est celle d’un journal surlaquelle figure en première page la photo du meurtre, nous indiquant par là-même que nous sommes vraisemblablement le lendemain. La clé del’enchaînement réside néanmoins dans le plan de transition qui assure, endouble fondu-enchaîné, la liaison entre les deux scènes : celui d’une plaqueofficielle (nous allons entrer dans les bureaux de la CIA) dans laquelle se reflètel’image familière du Capitole (nous sommes désormais à Washington).Cette fonction de reconnaissance peut cependant être trompeuse, ainsi que ledémontre un enchaînement de Frantic (1988) de Roman Polanski. Reprenantconscience après avoir été assommé à Paris, un Américain se retrouve au piedde la statue de la Liberté. Mais il se trouve bien toujours à Paris et il réalisebientôt qu’il ne s’agit que de la réplique miniature de la statue, édifiée près dupont de Grenelle.

Cette production du sens connoté peut être encore plus complexe et le montage estainsi capable de construire de véritables comparaisons ou métaphores parjuxtaposition ou par entrelacement de deux scènes qui n’ont apparemment rien àvoir entre elles

Page 13: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Montage et métaphore Le fondu-enchaîné, qui enchaîne deux séries d’images tout en les disjoignant, aété, dans l’écriture classique, un moyen privilégié d’exprimer des métaphores(autrement dit des figures où la comparaison entre deux termes n’est pasformulée explicitement, mais se trouve sous-entendue).Au début, par exemple, des Temps modernes (1935) de Chaplin, le montageassocie l’image d’un troupeau de moutons à celle d’une foule d’ouvriers sortantd’une bouche de métro pour se diriger vers l’usine. La métaphore est claire,complétée encore par le fait que, dans ce troupeau d’animaux indifférenciés, unseul mouton est noir, de même que Charlot sera le seul à rejeter la discipline del’usine.Quant à Fritz Lang, il n’hésite pas à intercaler, entre deux plans de femmesaffairées à répandre une rumeur dans Fury (1936), une image de volaillescaquetantes. Le message est simple. Lang le rend plus parlant encore enexigeant des comédiennes, dans le plan qui précède celui du poulailler, unegestuelle qui leur fait tendre le cou en avant comme des volatiles et ensubstituant à leur conversation une musique caquetante.

2.5.3 Les fonctions rythmiques et plastiques.Le montage ne fait pas que produire du sens. Il produit aussi des effets de rythme, liésnon seulement à la longueur des plans montés, mais aussi à leur durée relative, c’est-à-dire à leur relation de durée avec les plans qui les précèdent et ceux qui les suivent.L’extraordinaire violence de la scène du meurtre sous la douche de Psychose deHitchcock tient ainsi non seulement à l’exceptionnelle brièveté des plans qui lacomposent mais aussi à leur opposition avec la lenteur paisible des plans qui lesencadrent.

Suivant cet exemple, les films d’action contemporains abondent en brèves éruptions deviolence d’autant plus fulgurantes qu’elles introduisent une rupture soudaine dans unrythme soigneusement établi.Les effets produits par le montage peuvent également être plastiques. Ils sont alors,par exemple, produits par un éblouissement brutal après une scène plongée dans lapénombre, ou par un brusque changement d’échelle du cadre, ou par un rapportd’opposition ou d’harmonie entre deux couleurs ou, tout simplement par des analogiesformelles. Ils peuvent aussi tenir, dans l’exemple déjà cité de Psychose, à ladéstabilisation du cadre qui, entre deux plans fondés sur une forte stabilité horizontale,fait perdre au spectateur toute certitude sur l’orientation de ceux du meurtre. La liste deces effets plastiques est en fait infinie et les cinéastes rivalisent d’invention pour entrouver de nouveaux.

Ces fonctions du montage, il faut le rappeler, ne sont pas exclusives les unes desautres. Nous allons le constater pour finir avec quelques exemples.

1927 : Napoléon d’Abel Gance (1927).Dans une séquence fameuse, Napoléon s’enfuit de Corse à bord d’une barque et bravela tempête tandis qu’à Paris une autre tempête secoue la Convention. L’évidentparallèle de sens (les deux tempêtes) créé par le montage qui alterne entre les deuxactions est redoublé par les rimes plastiques (la caméra oscille au-dessus desmouvement houleux de la Convention comme elle le fait au-dessus des flots

Page 14: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

déchaînés) et par les surimpressions d’une action sur l’autre qui aboutissent àmétaphoriser la tempête à la Convention.

1964 : Docteur Jerry et Mister Love de Jerry Lewis (1964).Dans cette variation originale sur le thème de Dr Jekyll et Mr. Hyde, Jerry Lewis –également réalisateur du film – interprète un savant maladroit qu’une potion de soninvention transforme en bellâtre. En dépit du danger, il décide d’absorber une dernièrefois son breuvage pour se rendre à une soirée dansante. À l’issue de cette dernièreabsorption, peut-être fatale, dans son laboratoire, un audacieux montage raccorde sabouche largement ouverte dans un hurlement silencieux avec l’embouchure dutrombone qui l’accueille à la soirée au plan suivant. La fonction dénotative est simple :passer d’un ici (le laboratoire) à un ailleurs (le gymnase où a lieu la soirée) d’unmaintenant à un plus tard. Le raccord plastique est tout aussi évident, d’une bouchevers une embouchure, raccord plastique encore accentué par le travelling avant qui vavers la bouche alors qu’un travelling arrière s’éloignera symétriquement del’embouchure. Il est même encore redoublé par le mouvement qui tend le bras droit dusavant vers l’avant et anticipe le mouvement inverse du joueur de trombone. Leraccord, enfin n’est pas dénué de sens propre, puisque c’est la raucité de l’instrumentde musique qui prend en charge le cri de terreur de l’homme et exprime la menace(comique) qui pèse sur la scène.

1994 : Pulp Fiction de Quentin Tarantino.Lorsque le boxeur Butch rentre chez lui et y tue Vincent Vega, le tueur qui l’attendait,cette action dure moins de deux secondes dans une scène qui dure près de deuxminutes et demie, depuis l’entrée de Butch dans l’appartement jusqu’à sa sortie. À unplan de près de quatre secondes qui montre Butch menacer Vincent de son arme sanspour autant agir succèdent trois plans en moins de deux secondes : le premier sur legrille-pain qui éjecte ses toasts, le deuxième sur Butch qui tire, le troisième sur Vincentprojeté en arrière par l’impact de la balle. Le plan suivant revient à Butch qui achève detirer (la lueur du canon de son arme ne s’est pas encore éteinte) et s’attarde sur luipendant seize secondes jusqu’à ce qu’il aille vers Vincent pour constater les résultatsde son tir. L’enjeu d’un tel montage est double. D’abord celui d’évoquer la brièvetéd’une action si rapide qu’on n’en peut décrire les diverses phases que dans la quasi-simultanéité. Ensuite – et surtout peut-être – insister sur le caractère dérisoire d’uneaction dont le déclencheur objectif n’est qu’un banal grille-pain éjectant ses toasts. Lavaleur strictement dénotative (la rapidité de l’action) se retrouve ici doublée d’unevaleur sémantique non négligeable.

2.6 Conclusion : montage transparent, montage interdit.Dans une large mesure, l’idéologie du montage élaborée par le cinéma classique, ettoujours dominante, est celle d’un montage dit « transparent », qui effacerait les tracesde sa propre présence pour se poser en simple outil, aussi invisible et néanmoinsnécessaire que le fil qui assemble deux pièces d’un vêtement. Toute la rhétorique desraccords entre les plans, ou des fondus-enchaînés, repose sur cette recherche detransparence qui tente d’estomper les marques du passage d’un plan à l’autre. Lemontage transparent concourt donc de façon essentielle à construire la pseudo-réalitéde la fiction, dans la mesure où il tend à gommer les traces mêmes du travail dumonteur.C’est en réponse à cette capacité du montage à construire un faux réel que lethéoricien André Bazin a proposé sa théorie du « montage interdit ». Selon celle-ci,

Page 15: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

« quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deuxou plusieurs facteurs de l’action, le montage est interdit ». Autrement, si l’on veuttémoigner du réel, on ne peut même laisser la moindre place au doute que ce réel aitpu être truqué. Si un gamin affronte un alligator (dans Louisiana Story dudocumentariste Robert Flaherty, 1948), ce ne peut être que dans le même plan, sauf àse voir soupçonné de n’avoir rencontré l’animal que sur la table de montage. La réalité n’est cependant pas si simple et l’histoire du cinéma documentaire a prouvéqu’on pouvait aussi atteindre une forme d’expression de la vérité du monde enrefaçonnant celle-ci à l’aide des artifices du montage.

__________________________________________

Page 16: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Convergence Internet Audiovisuel Numérique

dans le cadre deLe montage cinéma, le cours de Jean-Pierre Berthomé

Evolution du montage : de Griffith à Godard.La notion de raccord au cinéma.Deux conférences de David Vasse.

© consortium cian – Université Rennes 2 - 2004

Page 17: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Evolution du montage : de Griffith à Godard.

Introduction.

Etudier le montage, c’est se placer au cœur de la notion la plus spécifique del’art cinématographique. Qui veut définir le cinéma ne peut se dispenser d’un examende ses multiples potentialités. Le plus couramment destiné à raconter une histoire ou àexprimer un sentiment, une idée, le montage assemble plusieurs unités de base,nommées « plans », afin de créer une technicité de la perception par laquelle le cinémaest devenu très rapidement un art à la fois populaire et élitaire. Il est difficile dedissocier l’évolution historique du cinéma et celle de son montage, celui-ci ayant, au fildu temps, fait l’objet d’expérimentations diverses grâce auxquelles justement le cinémaa pu se renouveler, explorer de nouveaux champs de représentation, inventer denouvelles formes de langage. Le montage est ce qui a permis au cinéma de s’affranchirdu simple enregistrement mécanique des premiers temps (les « vues » des frèresLumière) pour le situer définitivement dans un type d’organisation des éléments de laréalité filmée à travers laquelle s’élabore un regard formel, celui, fondamental, ducinéaste sur cette réalité. Il y a autant de possibilités de montage que de regardsd’artistes. Le montage, c’est-à-dire, à proprement parler, l’articulation a priori continuedes plans, motivée par les intérêts dramatiques d’une fiction ou par les enjeux dedémonstration d’un propos ou d’un témoignage, relève d’une opération abstraite (créerdu sens) à partir de la réalité concrète (observer devant soi la partie du monde que l’onsouhaite filmer). Il est aussi ce qui distingue le cinéma des autres arts qui l’ont précédéet avec lesquels il a entretenu assez rapidement des affinités ; le théâtre, la peinture, laphotographie. Vecteur de rythme, conducteur de récit, modulateur d’expression, lemontage intègre le cinéma dans un régime de composition élaboré selon une certainelogique d’ordre et de durée, en créant les conditions d’activité d’un double regardparallèle, celui construit au préalable sur la table de montage par le réalisateur et celuidu spectateur devant l’écran, en mesure d’épouser sensiblement ou intellectuellement,en mineur et pour lui-même, l’essence du premier.

Georges Méliès et le collage, premier effet de montage.

Cependant que les frères Lumière travaillaient à raccorder leurs « vues »tournées dans des lieux différents, Georges Méliès cherchait à acclimater sestrouvailles d’illusionniste de théâtre dans le champ statique de la caméra entenduecomme boîte d’expérimentation visuelle. Il fut alors le premier à assimiler le montageau trucage, obtenu par arrêt de la caméra. Chez lui, toute apparition, disparition ou effetde substitution, créée par la prise, reposait sur un montage du négatif. En effet, pourintroduire son « truc », malgré la fixité de la caméra, Méliès était obligé de filmer plusque nécessaire avant de monter sur négatif, à l’image près. C’est ce qu’on appelait un« collage », effectué à partir d’un même « plan ». Un collage de deux bouts d’image, ensomme. Plutôt que de parler de montage tout court à propos de Méliès, il vaudraitmieux parler de « montage de trucs », ce sur quoi il a fondé sa popularité et son génie.Idéalement consacré au fantastique et au merveilleux, le collage de Méliès est déjà

Page 18: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

d’essence surréaliste, telle que l’a définit Max Ernst en 1937, dans Au-delà de lapeinture, c’est-à-dire « l’exploitation systématique de la rencontre fortuite etartificiellement provoquée de deux ou plusieurs réalités étrangères dans leur essencesur une surface évidemment appropriée – et l’étincelle de poésie qui jaillit durapprochement de ces deux réalités ».

De l’usage inédit de la surimpression.

Entre autres apparitions et substitutions inventées par le magicien de Montreuil,il y a bien entendu un trucage important, qui est la surimpression, c’est-à-dire un effetprovenant d’un rembobinage de la pellicule pour une seconde impression. Bon nombrede ses films comportent cet « effet spécial » comme L’homme-orchestre (1900) ou Unhomme de têtes (1898). Dans Le Mélomane (1903), il va jusqu’à organiser septpassages successifs de la pellicule, provoquant ainsi une surimpression démultipliée. Ils’agit en réalité de filmer d’abord décor et personnages, d’impressionner parconséquent la pellicule, puis de la rembobiner dans la caméra. A partir de là, Mélièsfilme sur fond noir le personnage ou l’objet qu’il désire faire apparaître dans le décor dela première prise. En 1902, pour L’homme à la tête en caoutchouc, il surimpressionnesa tête sur fond noir afin de la faire grossir de plus en plus en l’approchant de lacaméra, de façon qu’elle ne quitte pas le dessus de la table sur laquelle elle est censéereposer.

Les premiers pas de la narration.

Avec Méliès, en raison de la fixité immuable de la caméra, nous sommestoujours au théâtre. Par contrainte matérielle, Méliès ne peut éviter d’additionner sesplans comme une suite de tableaux animés. Son montage spontané est davantage ded’ordre de l’effet intrinsèque à l’image que de la condition narrative, même si certainsde ses films, comme Le Voyage dans la lune (1902) ou Le Royaume des fées (1903)semblent se conformer aux règles du récit. Pour que narration, et donc changementdans l’espace et le temps, se fasse sentir, il lui fallait construire de nouveaux décors àchaque fois, correspondant à un nouveau point de vue. Et il recompose son sitecomme s’il s’agissait d’un tableau indépendant, capable de contenir suffisammentd’informations visuelles, nécessaires à la lecture de l’histoire. Bien sûr, entre deuxtableaux consécutifs tournés dans deux décors différents, lorsqu’un sentiment decontinuité temporelle devait être marqué, il lui fallait répéter au début du nouveautableau l’action qui clôturait le tableau précédent. Telles sont les esquisses d’unepratique qui allait bientôt définir le cinéma comme un art d’inventer des distances et desobjets transitionnels.

L’Ecole de Brighton : esquisse du montage classique.

Il est couramment admis que David Wark Griffith fut, autour des années 10,l’inventeur du montage le plus répandu à travers le monde, à savoir le montage narratif.Que c’est lui qui le premier comprit, sans le théoriser pour autant, combien le montagecomme agencement évolutif de plans de différentes échelles, pouvait être mis auservice d’une histoire à raconter, en comparaison avec les codes du roman classique.Mais il y eut des prédécesseurs moins illustres. Du côté de l’Angleterre, certainsmembres de ce que Georges Sadoul nommait « L’école de Brighton » cherchent déjà à

Page 19: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

combiner la variété des volumes. En 1900, George Albert Smith procède à destentatives d’assemblage de plans en intercalant par exemple gros plans et plansmoyens en fonction de la pertinence du sujet (ex : la variabilité du champ optique dansLa Loupe de Grand-mère ou Vue dans une lunette d’approche). En imaginant lechangement d’échelle motivé par la lisibilité du propos, Smith ne fait qu’introduire unenotion essentielle dans la compréhension du montage, c’est celle du point de vue et desa pluripolarité. La même année, son compatriote, James Williamson inaugure lafonction d’alternance des actions dans L’attaque d’une mission en Chine. Montrer parexemple une femme en danger puis, dans le plan suivant, l’homme qui se précipite nonloin de là pour la sauver, c’est déjà penser le cinéma comme mode de production d’unrécit fondé sur la continuité temporelle et l’interaction d’espaces aussi différents quedramaturgiquement contigus. Si Smith et Williamson ont été les premiers à sefamiliariser avec la capacité du cinéma à enchaîner deux actions au service d’un mêmeévénement filmique, c’est en Amérique que s’est opéré le développement de cettetrouvaille fondatrice. Tout d’abord avec Edwin Porter qui, dans La vie d’un pompieraméricain (1902) et surtout Le vol du rapide (1903), consolide l’apport élémentaire despionniers de Brighton, à travers l’enchaînement extrêmement rapproché de plans dontla variété de volume permet de créer un rythme en adéquation avec la nature même del’action (dans Le vol du rapide, il s’agit de l’attaque d’un train). Inspiré d’une pièce jouéepar les troupes itinérantes de l’Ouest américain, Le vol du rapide, « premier western del’histoire du cinéma », inaugure efficacement l’emploi du montage narratif en oppositiontotale avec le mode de découpage en scènes frontales, analogues aux tableauxthéâtraux que Méliès avait jusqu’ici popularisé.

L’apport décisif de Griffith.

Je reviens maintenant à David Wark Griffith qui apporta aux premiersbalbutiements du montage, un tournant décisif. Dès 1911, avec La télégraphiste deLonedale puis dans Les mousquetaires de Pig Alley, il expérimente le montage alternéen utilisant la gamme des plans, de l’insert, au plan de visage jusqu’au pland’ensemble. Avec ses nombreux courts métrages réalisés entre 1908 et 1914, Griffithcomprend qu’il faut faire sentir au spectateur une continuité spatiale et temporelle d’unescène à l’autre, d’un plan à l’autre, et que l’action se déroule à l’intérieur d’une unitéphysique et matérielle intuitivement repérable. Il signe alors le fondement du montagenarratif : celui qui impose une unité logique au moyen d’éléments fragmentés queconstituent les plans successifs, ainsi que la nécessité de développer l’action dans uncadre de perception homogène. Certes, Griffith ne fut pas le strict inventeur dumontage, mais il a su mieux que quiconque penser son agencement de façon à en faireun instrument d’identification émotionnelle à un principe factice de réalité (les imagessur l’écran), qui était enfin libéré de la frontalité théâtrale à laquelle étaient subordonnésla majorité des tous premiers films. Du théâtre, il ne conserve que l’idée de dramaturgieen la soumettant de manière intense à un mouvement logique de continuité qui est labase de ce qu’il aura initié et rapidement exporté : le découpage, la forme la plusclassique du montage utilisée à des fins narratives.

Les bases du découpage.

Le découpage procède à une mise en forme de la réalité filmée à partir d’uneperception commune de ses propriétés. Griffith et tout spectateur ont à l’esprit la même

Page 20: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

représentation physique du monde. C’est cette connaissance préalable des chosesréelles qui permet au cinéaste de dramatiser l’ensemble des référents au moyen detoute une série d’opérations caractéristiques de ce qu’on appelle l’écriture filmique :penser la relation entre les plans, construire leur durée intrinsèque, aménager la variétédes points de vue en fonction du contenu signifiant et émotionnel de l’action, faire ensorte, à vrai dire, que le fond soit entièrement assimilé à de la matière formelle. Grâce àGriffith, le montage accède à ce pouvoir unique d’homogénéiser la perception globaled’une action ou d’un récit, à partir d’une pluralité de mouvements simultanés, de cadresdistincts, de temporalités changeantes. Il condense ce qui est séparé, soude ce qui estdisjoint, harmonise ce qui est disparate, afin d’impliquer de manière sensible lespectateur dans l’ordre esthétique et narratif du film. D’où l’importance chez Griffith del’idée de continuité dans sa compréhension directe des actions successives, continuitéqui est, rappelons-le, à la base du découpage cinématographique.

Un exemple-phare : Naissance d’une nation.

Il existe en fait deux formes de continuité : d’une part, la continuité chronologiqueentre les plans autour d’un même événement et, d’autre part, la continuité logique entreles plans d’échelle variable dont la finalité est de fixer puis de moduler, selon l’intensitédramatique, la configuration spatiale d’une action. Ceci est une opération indispensablepour parfaitement faire ressentir l’évolution de celle-ci. Dans la séquence del’assassinat d’Abraham Lincoln dans Naissance d’une nation (1915), Griffith use dumontage comme baromètre des tensions qui entourent cet événement majeur. Authéâtre, le lieu du drame, il procède à une alternance de points de vue qui culmine avecla fusion de deux types d’espaces réels, la scène où se déroule la représentation et lasalle dans laquelle s’est introduit le meurtrier. Dans ce vaste ensemble, il s’agit pourGriffith d’isoler trois points précis pour pouvoir ensuite les accentuer de manière de plusen plus rapprochée. Il y a d’abord la scène, puis le balcon où se tient le PrésidentLincoln, enfin la salle dans laquelle se distinguent deux spectateurs, Stoneman et sacompagne. A partir de cette délimitation du décor en trois axes précis, Griffith combineà sa guise deux points de vue : point de vue subjectif, avec la scène de théâtre de faceet la caméra dans le public. Là, la scène est montrée comme un espace détaché de larampe. Et point de vue objectif, avec la caméra située en hauteur pour filmer les troisendroits en même temps, la scène, la salle et le balcon. Lorsque apparaît en coulissesl’assassin de Lincoln, Griffith commence à enchaîner plus rapidement les deux pointsde vue en fonction de la montée du drame, et ce jusqu’à l’attentat final où il provoquel’interpénétration de deux formes de spectacle distinctement situées, d’un côté lethéâtre sur scène, filmé en plan d’ensemble, de l’autre le cinéma localisé dans la salleen une série d’inserts et de gros plans sur les visages, le tout observé avec inquiétudepar les deux spectateurs isolés dans le public, relais parfaits du spectateur dans la sallede cinéma. Pour impliquer celui-ci dans la logique et le mouvement internes del’événement, Griffith a besoin de circonscrire l’espace premier (la salle de théâtre, doncl’espace concret) avant de structurer en plans et en durée l’espace second (l’espacementalement reconstitué par le spectateur, donc l’espace abstrait). Cette séquence estun bel exemple de découpage fondé sur la progression dramatique, la mise en placepréalable des conditions matérielles et psychologiques dans lesquelles l’action peut sedévelopper jusqu’à son terme, enfin sur la quasi obligation de respecter la netteté duréférent sans laquelle le spectateur hésite à porter directement un crédit à lareprésentation cinématographique. Ce sont là quelques règles essentielles, propres àl’application du montage narratif que le cinéma classique hollywoodien, de la fin des

Page 21: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

années 20 à la fin des années 50, aura érigé en modèle absolu. Les principes serontsimples et aisément partagés : respect de la linéarité du récit, la narration commande laforme globale du film, les points de vue successifs créés par le découpage concentrentl’attention du spectateur sur l’ensemble des actions écrites dans le scénario. Ce sontces modalités d’usage qui contribueront très largement à la popularité immédiate d’unart nouveau et à sa diffusion dans pratiquement tous les pays du monde.

L’alternative soviétique.

Au moment où le montage narratif s’impose comme la norme esthétique ducinéma américain, plusieurs réalisateurs soviétiques apparus au lendemain de lanationalisation du cinéma tsariste (à l’aube des années 20), expérimentent desprocédures de montage destinées au contraire à restituer le monde environnant danstoute sa complexité et son hétérogénéité. A la conception idéaliste américaine de lafiction comme univers « naturel », homogène et compacte, ces réalisateurs opposentune conception matérialiste du montage polémique en phase avec la problématiqued’un monde qui ne va pas de soi et qui par conséquent invite à réfléchir sur tous sesétats. Alors qu’en 1914, le cinéma américain envahit les écrans du monde entier grâceà son pouvoir de distraction universelle, favorisé par l’emploi désormais conventionneld’un montage qui s’inspire des grands principes romanesques, l’Union soviétiquerassemble quelques théoriciens de l’image dont le travail consiste à octroyer aumontage des vertus dialectiques issues d’une observation quasi documentaire dumonde réel. Il ne s’agit plus de faire lien mais de faire saillie. Il ne s’agit plus d’effacerles jointures entre les plans au service du déroulement linéaire du récit, mais de lesexhiber au nom d’un discours simultané sur la méthode même du montage et sur lasituation sociale qui la motive. Après 1917, les cinéastes engagés dans le mouvementrévolutionnaire refusent, d’un point de vue prioritairement idéologique, le modèlehollywoodien et ses objectifs purement commerciaux et par trop aliénants. Qu’ils senomment Vertov, Poudovkine ou Eisenstein, chacun souhaite ramener le spectateur àla réalité plutôt que de l’en éloigner par des histoires sentimentales et une dramaturgieencombrante. Pour eux, le cinéma ne saurait être un moyen d’amener le spectateur àoublier, le temps d’un film, non seulement la fabrication d’illusions en faveur de laquellele montage s’exercerait mais également sa propre condition de spectateur. Aucontraire, leur conception du montage va dans le sens d’une interpellation de laconscience du spectateur citoyen.

Montage dialectique pour un monde éclaté.

En 1917, l’Etat soviétique s’intéresse au cinéma comme moyen d’enseignementet de propagande. Lénine le charge d’une mission didactique. Dès lors, beaucoup deréalisateurs s’emparent du cinéma à la fois comme d’un instrument de rhétorique etcomme d’une invention de formes abstraites. Entre le reportage d’actualités (DzigaVertov et son célèbre L’homme à la caméra, 1929) et la fiction (les mélodrames dePoudovkine et de Dovjenko), la majorité d’entre eux privilégie deux fonctions dumontage ; celle qui consiste à amplifier l’événement jusqu’à la grandiloquence lyriqueau moyen de très gros plans sur les visages et d’angles de prises de vue chargésd’accentuer la noblesse meurtrie d’une communauté opprimée, en butte contrel’injustice, et enfin celle qui consiste à exprimer par effets de contrastes visuels etsonores un discours, une idée, des valeurs collectives proclamées au détriment parfoisde la stabilité des repères spatio-temporels. En réalité, les réalisateurs soviétiques

Page 22: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

prônent l’analyse du monde qui les entoure contre sa mise en spectacle annihilante.Tous inspirés par les deux révolutions russes, il leur paraît logique de révolutionner lemontage. A Griffith qui souhaitait le rendre invisible, Vertov, Eisenstein et les autresrépondent par une exaltation manifeste de ses nombreux attributs comme autantd’outils de production ; production d’images et production de sens. Selon eux, lemontage doit se voir pour pouvoir être compris. Il est ce qui permet à l’enregistrementpréalable de la réalité d’accéder à son interprétation formelle et à sa mise enperspective à la fois théorique et émotionnelle. Cette fois, le but n’est plus de prendre lespectateur par la main sur le chemin d’une histoire à raconter, même si cela se faitaussi là-bas, mais de le prendre de préférence par l’esprit sur le chemin des idées.Pour cela, il est nécessaire de casser l’impression de causalité qui rend lisible, doncacceptable, l’ordre des événements représentés, et lui opposer la violence de lacésure, le choc des contrastes et des conflits, le télescopage de plans a prioriincompatibles au niveau de la contiguïté spatio-temporelle.

Le cas Eisenstein.

En 1923, Eisenstein signe un article dont le titre nomme ce qui allait être la figurestylistique majeure de ces années de théorisation massive du cinéma : « le montagedes attractions ». Contre le vieux théâtre « figurativement narratif » que représente lecinéma de Griffith, Eisenstein revendique, à travers ce nouveau concept de montage, lapossibilité de provoquer chez le spectateur un choc psychique à la mesure des plusbrûlantes situations historiques du pays, à commencer par la révolution de 1905. Avecle « montage des attractions », il s’agit de penser le plan non plus comme une unitébasique de représentation mais comme fragment d’un discours sur une réalitépartiellement perceptible. Cette esthétique du fragment et du conflit ouvre le cinéma surla voie du montage rythmique où l’essentiel ne se situe plus strictement dans le respectdes codes narratifs mais dans l’invention des figures, humaines et géométriques, parlesquelles l’auteur démonte et démontre un lieu du monde pour mieux l’analyser et enfaire saisir la part tumultueuse. C’est le triomphe de la métonymie cinématographique.On analyse le monde grâce à l’analyse des morceaux du monde. C’est par là qu’àl’image il devient saisissant. Le plan comme fragment se présente donc comme unmorceau violemment connecté à d’autres morceaux au vu desquels il est possible deressentir les antagonismes fondateurs d’une société donnée. En l’occurrence, uncinéaste comme Eisenstein cherche dans ses films, par exemple dans La Grève (1924)ou Octobre (1927), à abstraire le réel en vue de souligner les multiples oppositions quiexistent, par exemple, entre les classes sociales, les individus, les points de vueidéologiques, etc. Au montage de proposer ensuite une opposition équivalente entreles images et les plans. Bien entendu, une telle fonction démonstrative correspond àl’idéologie marxiste révolutionnaire de l’époque. Pour autant, elle réussit à introduire unsystème d’investigation visuelle et sonore capable d’exprimer à égalité un ordre depensée et un ordre esthétique, construits sur du désordre.

Le Cuirassé Potemkine : méthode du conflit figuratif.

Avec Eisenstein, mais avant lui Lev Koulechov qui avait le premier pris soin defaire la distinction, le montage s’écarte des normes du découpage. Le découpage unifieselon les lois du scénario alors que le montage disloque a posteriori selon celles de ladécomposition figurative. Le montage, dès qu’il n’est plus tributaire du primat narratif,devient une alchimie de heurts (plastiques, dramatiques, symphoniques) d’où se

Page 23: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

dégage une poésie rageuse de la force humaine. Dans ce film fondateur qu’est Lecuirassé Potemkine (1925), Eisenstein organise à travers le « montage desattractions » la résistance du peuple contre l’oppresseur tsariste. Au cours de lafameuse séquence de l’escalier d’Odessa, il oppose le groupe désordonné descitoyens apeurés à celui ordonné des forces militaires. Plus que la lutte déloyale entrele peuple désarmé et les soldats du tsar parfaitement alignés, Eisenstein orchestre leconflit entre la verticalité (le peuple) et l’horizontalité (les soldats), deux ensemblesgéométriques à la merci de l’éclatement général de ses bases. Ainsi, la destructiond’un groupe de citoyens (c’est le sujet) est symétrique à celle d’un espace dans lequelces derniers s’apparentent soudain à autant de figures fragmentées par une série ultrarapide de plans discontinus (c’est la forme). Dès lors, un visage terrifié en très grosplan, des inserts sidérants sur un corps piétiné, une main tendue, un œil perforé d’uneballe de fusil, mettent en valeur le principe de la métaphore caractéristique du montageattractif. Ici, on n’est plus dans la représentation mais dans une logique de flux. Grosplans, fragments, inserts, n’obéissent plus à un système dramaturgique établi mais fontl’effet d’une scansion visant à perturber la perception d’un espace commun et àaffecter, de manière presque cubique, l’appréciation synthétique de l’événement.

Un cas parallèle : l’avant-garde française.

Dans le même temps, en France, entre 1918 et 1928, des cinéastes prolongentles méthodes soviétiques du montage abstrait jusqu’à les radicaliser du côté de lapoésie visuelle et symphonique. Eux aussi en réaction contre l’impérialisme américain,ils se situent entre le commerce et l’avant-garde et s’obstinent à libérer le cinéma del’obligation de raconter des histoires. Ils refusent de le plier à la prose romanesque etrevendiquent au contraire la fibre poétique. Loin des conventions narratives édictéespar Griffith, les membres dispersés de « l’école de l’avant-garde française » privilégientle fracas des contraires, l’asymétrie et la déliaison, à l’instar des grands poètessurréalistes dont ils sont les contemporains. Auteur de La Coquille et le clergyman en1928, un des jalons du genre, Germaine Dulac prononça cette formule parfaitementadaptée aux intentions expérimentales de ses confrères de l’époque : « le cinéma,c’est la musique des yeux ». Ils sont donc quelques-uns à croire aux vertus musicalesdu cinéma à partir du moment où l’image échappe à sa conception purementreprésentative pour se situer au niveau de la note et du rhizome. Peu importe l’histoire.Elle n’est qu’un support secondaire à l’expression d’une émotion exclusive, au méprisde la conformité réaliste des actions. Ce qui doit dominer, c’est l’effet, non la cause. Lacause se dilue dans l’extériorisation absolue d’un mouvement psychique ayant valeurd’unité intransitive. Parmi les plus célèbres représentants de cette avant-gardefrançaise, citons Abel Gance, René Clair, Jean Epstein ou encore Marcel L’Herbier. Au-delà de leurs sujets respectifs, tous ont en commun un goût pour le montage libre, lemontage rapide, entièrement dévolu à l’imagination la plus débridée et aux exploitstechniques. Tous recherchent l’impression plutôt que l’explication, accordant la prioritéau sentiment plutôt qu’à l’intelligence. Jean Epstein le disait fort bien : «le cinéma doitêtre la photographie des illusions du cœur ». Certes, aucun ne supprime totalement lanarration. Leur traitement quasi chimique de l’image s’appuie toujours sur un canevasfictionnel relativement distinct. Mais celui-ci sert de levier à une multitude de trouvaillesvisuelles presque autonomes, ne valant par endroits que pour elles-mêmes.

Page 24: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Le montage lyrique d’Abel Gance.

Entre instrument narratif et mode d’expression, le montage chez Abel Gance allie en unmême mouvement les principes du découpage chers à Griffith et les échappéesimaginaires provoquées par la juxtaposition aléatoire de plans totalement disparates.Ainsi, une action classique peut à tout moment subir les secousses d’un montagechaotique et se hisser au niveau du précipité hyper subjectif. Dans La Roue parexemple (1927), il multiplie les décadrages, les angles obliques et les surimpressionsen les redoublant d’intensité par un montage accéléré dont la fonction est de sublimerl’action première sous les feux de la passion. Amoureux fou d’une femme, le héros dufilm, cheminot de son état, pousse à l’extrême la vitesse de sa locomotive. A travers lafulgurance du montage rapide, la répétition frénétique de certains gros plans très courts(sur le visage du cheminot, sur les rails, sur les roues, etc.), Abel Gance transformel’action concrète d’un train qui file à toute allure en un pur poème visuel. En cela, ilrejoint l’abstraction du montage soviétique, en particulier dans le domaine de lamétaphore et de la métonymie. Il est certainement de ceux qui ont le mieux comprisl’apport cinématographique de Griffith au point d’en faire la synthèse avec les avancéesthéoriques des réalisateurs soviétiques. Au point même du délire technique puisqu’il futle premier à expérimenter le triple écran (pour Napoléon, 1927) et à innover dansl’usage des plans acrobatiques, comme accrocher la caméra à une balançoire ou à laqueue d’un cheval. Une manière originale de créer l’illusion de la vitesse en prenantcelle-ci comme phénomène physique réel.

Jean Epstein : le montage des sentiments.

De son côté, Jean Epstein qui, à l’instar de Gance, a théorisé sa démarche àtravers de nombreux textes, prône lui aussi la nécessité de puiser dans les ressourcesinfinies du montage en vue de créer des symphonies visuelles et rythmiques.Passionné de philosophie et de poésie animiste, il revendique la capacité du cinéma àinventer un univers de féerie réelle. Cette apparente contradiction dans les termess’accompagne chez lui de tout un travail de mise en relation d’éléments plastiques etsonores les plus affranchis des lois de la gravitation. Il pense les plans et leurenchaînement syncopé en dehors des paramètres du regard humain. Basé au départsur une observation précise et réaliste des choses et des êtres, le montage d’Epsteins’articule ensuite autour de l’exploration sensible et sensuelle des mouvements del’âme. Peu lui importe là aussi de restituer le réel de manière analogue. Ce qui compteau contraire, c’est de donner à ressentir une émotion réelle dans toute sa confusion etson impossibilité à se fixer sur un objet unique. Pour Epstein, l’émotion éprouvée parun personnage ne peut être visible qu’en état, c’est-à-dire de l’intérieur, sans aucunrapport de similitude avec la réalité concrète. Dans Cœur fidèle (1923), il filme deuxamoureux sur un manège qui s’emballe. Là, le montage se veut synchrone avec lessentiments. Il ne découpe pas une scène de la vie ordinaire mais épouse lesbattements du cœur. Il se met au diapason du vertige de l’amour en transcendantl’élément central de la scène (le manège). Pour cela, Epstein multiplie à grande vitesseles angles de prises de vue, alterne les plans de visage et les mouvements d’appareilultra rapides, en osmose avec la circularité du manège. Identique dans ses intentionspoétiques à la scène du train échevelé de La Roue d’Abel Gance, ce moment de purevirtuosité se soustrait à la moindre contrainte dramaturgique et donne à voir le triomphed’un montage authentiquement libre, celui qui se moque de la transparence et de

Page 25: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

l’identification psychologique et préfère en l’occurrence exalter une image vibrante del’amour fou, thème surréaliste s’il en est.

Fragmentation et frénésie : Entr’ acte de René Clair.

Au même titre que Gance, René Clair ne veut pas subordonner le cinéma aulangage codifié, tel qu’on peut l’apprécier au théâtre ou dans le roman. Pour lui, l’artcinématographique doit se confondre avec une exacerbation de la sensibilité. End’autres termes, le cinéma peut vivre en se passant de mots. Adepte lui aussi dumontage rapide, René Clair opte au début des années 20 pour le mélange effréné del’ordre et du désordre, à l’intérieur de genres a priori classiques comme le mélodrameou la comédie. Ne l’intéresse guère la conduite scrupuleuse d’un récit aux tenants etaux aboutissants clairement désignés ; même s’il semble respecter au départ uncertain nombre de conventions narratives, il les désamorce inopinément en accélérantdes mouvements qui dépassent d’un seul coup les intérêts de la fiction. Dans son courtmétrage, Entr’ acte (1924), il invente, de la ville à la campagne, une course poursuite,prétexte à un récital technique où s’affirment pleinement des partis pris de montageabstrait, tendus vers des notions de vitesse et de chaos. Fragmentation, décadrages,épuisement des paramètres géométriques de l’espace, plans renversés,surimpressions, tout concourt à faire du montage un instrument de décomposition duréel au service d’une intensification de la perception. Ici, c’est clairement l’impressionde vertige qui est visée, plus du tout la vraisemblance, ni la réflexion, ni lacompréhension. Dans ce cas, le montage s’affiche comme une machine à produire dessensations.

La réplique figurative du montage des années 20.

D’une manière générale, au cours de ces années 20, en France comme en URSS, onpeut dire que les réalisateurs théoriciens ont proposé simultanément dans chaque filmdes variations cinétiques autour du montage-roi et un discours sur leur méthode. Ladialectique côtoie l’harmonie pour produire le plus souvent des métaphores dudésordre, inspirées de la réalité ou inspirées tout court. En fait, le principal prodige deces aventures du montage est d’avoir décoché en si peu de temps les pointes les plusavancées du cinéma figuratif, à côté du cinéma représentatif et narratif. Ces pointes, lecinéma ne s’en remettra pas puisqu’elles auront parcourues le spectre moderne desannées 60 jusqu’à l’esthétique clip et le film d’action asiatique des années 80-90.

L’héritage des avant-gardes dans le cinéma d’action contemporain.

Il est en effet intéressant de relever la façon dont les grandes recherchescinégéniques des années 20, qui avaient disparu durant plusieurs décennies, ontretrouvé un champ d’expérimentation dans le cinéma d’action contemporain de HongKong, par exemple, et que les Américains ont hélas abâtardies. Prenons John Woo,avant qu’il n’émigre aux Etats-Unis. Tous ses films policiers tournés à Hong Kong, dansles années 80-90, portent indiscutablement l’empreinte des théories soviétiques etd’avant-garde française sur le montage rythmique et symphonique. Woo avoued’ailleurs que son livre de chevet, du temps où il était jeune cinéphile avant de passer àla mise en scène, était Le film, sa forme, son sens d’Eisenstein. En témoignent en effetsa science des raccords, la multiplication des angles de prises de vue, l’étirement decertains plans, en vue d’obtenir des effets de sidération et de monumentalité dans les

Page 26: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

mouvements des corps. John Woo retrouve le geste expérimental de ses maîtressoviétiques grâce à un montage conçu comme barre de franchissement du visible. Ildécompose l’image, la déforme, afin de créer des lignes rythmiques et géométriques,proportionnelles au pouvoir d’exécution abstraite du mouvement. On peut parler, àpropos de ce cinéaste, de montage somatique, basé sur la démesure des affects. Soncompatriote, Tsui Hark, envisage le montage de la même façon. Il effectue un travail defiguration du désir qui se transmet entre les êtres, semblable aux expériences de JeanEpstein. Cela passe également par l’invention de mouvements extatiques et de leurcirculation. Dans The Blade (1994), Tsui Hark utilise même des effets dedémultiplication de l’image, dignes de Méliès, pour accélérer les mouvements d’unhéros mutilé. Il s’agit en quelque sorte de réparer un personnage déchiré, par unrecours à une sorte de trucage basique, c’est-à-dire des doublures propulsées dans leplan. On a alors l’impression que le personnage se démultiplie dans la vitesse et serépare sous nos yeux de manière symbolique et euphorique. C’est ce goût pour unecertaine frénésie de l’action, synchrone avec la violence des enjeux moraux ousentimentaux, qui rapproche consciemment ses cinéastes asiatiques de la poésiefigurative des avant-gardes.

Le montage minoré dans les années 40-50 : le plan-séquence.

A ceux qui estimaient que le cinéma était prioritairement un art du montage, quele montage était l’essence même du cinéma (position défendue par les cinéastesthéoriciens de ces années 20, début années 30), d’autres cinéastes au cours desannées 40 ont voulu attiré l’attention sur une autre hypothèse débarrassée del’impératif de segmentation des plans. Dans le cinéma classique hollywoodien eteuropéen des années 30-40, on se met à faire l’économie d’un montage d’environ 600plans pour un film de 90 minutes, proposant ainsi un cinéma plus normatif, dans lequell’inventivité est remplacée par un certain académisme. Mais, ne nous y trompons pas.L’alternative envisagée par rapport à la toute-puissance du montage abstrait ne s’estpas strictement confondue avec un déficit des formes. Au contraire, le choix de revenirà une certaine épure de découpage laisse apparaître une figure des style des plusprobantes, totalement opposée au morcellement du montage des années 20 : le plan-séquence. Le premier à l’avoir théorisé a posteriori n’est pas un cinéaste. Il s’agitd’André Bazin, fameux critique de cinéma, fondateur des Cahiers du cinéma etchroniqueur de films dans de nombreux quotidiens et hebdomadaires (Arts, Le parisienlibéré). En se référant en particulier à trois cinéastes, Jean Renoir, Orson Welles etWilliam Wyler, et en particulier à quelques-uns de leurs films (Le Crime de MonsieurLange, 1935, et La Règle du jeu, 1939, pour le premier, Citizen Kane, 1941, et LaSplendeur des Amberson, 1942, pour le deuxième, et La Vipère, 1942 et Les plusbelles années de notre vie, 1946, pour le troisième), Bazin tente de voir en quoi lecinéma peut, sans recourir abusivement au montage, privilégier une vision du monde,penchée sur les ambiguïtés du réel. Certes, avec le plan-séquence, caractérisé doncpar un refus du montage, Bazin réhabilite d’un point de vue esthétique la fonction« pauvre » de reproduction mécanique du monde réel. Il lui faut montrer en quoil’absence de montage dans la représentation d’un événement peut servir à faire surgircomme par elle-même la cruauté du monde. Lorsqu’il parle d’Eric Von Stroheim, Bazinévoque le pouvoir de révélation de la noirceur du monde issu de son observationinsistante par une caméra-loupe qui n’a guère besoin de couper au cœur de cetteobservation pour accentuer la cruauté ontologique de la partie du monde filmée.

Page 27: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,
Page 28: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

André Bazin et « la mystique du réel ».

Il convient maintenant de souligner la confusion que Bazin faisait entre le plan-séquence et le plan long (confusion qui d’ailleurs a la peau dure). Pour lui, un plan-séquence est un plan qui échappe au découpage classique, trop « volontariste » et« manipulateur » à son goût. Le plan-séquence, ce à quoi renvoie sa théorie du« montage interdit », se distingue par un refus de couper le plan lorsque la mise enprésence des éléments de l’action à l’intérieur dudit plan est suffisamment nette etefficace pour ne pas avoir besoin d’être divisée en différents points de vue. Associé à laprofondeur de champ, le plan-séquence selon Bazin doit produire un gain de réalité,indispensable à la fonction d’enregistrement d’une « mystique du réel » (connotationreligieuse chère au catholicisme non dissimulée de Bazin). Dans cette perspective, lenéo-réalisme italien occupe une place de premier ordre, dans la mesure où ce courantse définit entre autres par un rapport accidenté et accidentel à la matière même du réelet à ses soubresauts. Dès lors, le montage est cette opération quasi obligatoire deprélèvement de quelques morceaux d’une réalité trop abondante pour que celle-ci soitsaisie en un plan unique, à l’échelle de tout un film.

Entre plan-séquence et plan-fragment : ne pas obligatoirement choisir.

Bien entendu, ce débat intellectuellement très passionnant entre l’homogénéitédu plan-séquence et l’hétérogénéité du plan-fragment, entre la continuité du plan et sesmultiples encoches, n’est depuis marqueur d’aucune dichotomie entre deux catégoriesde films bien tranchées. Il est évident que dans un même film un cinéaste peut fairel’aller-retour entre le montage et le non-montage, sans que cela n’affecte l’unitéformelle de l’ensemble. Jean-Luc Godard, par exemple, a parfaitement intégré danscertaines de ses fictions ces deux hypothèses. Le Mépris (1963) peut se lire comme lasymbiose réussie de la continuité et de la discontinuité, les deux traitées à égalité maisinégalement disposées selon les mouvements d’humeur d’un couple qui lui-mêmecontinue en discontinu. Il est sûr que dans un même film, une scène de cinq minutespourra tout aussi bien être tournée en 60 plans et une autre en un seul plan et pour lamême durée. Tout dépend de ce que l’on veut obtenir par rapport au contenu de lascène. De nouveau, se pose la question de l’équilibre entre le fond et la forme et leregard du metteur en scène comme vecteur de cet équilibre. Choisir manifestement lemontage ou opter pour son retrait, c’est toujours en fonction du sens que l’on souhaiteconférer à la scène et plus largement au film.

Légitimité pragmatique et expérimentale du plan-séquence.

Par ailleurs, au-delà de cet aspect théorique, il est un point plus pragmatique quiexplique aussi le choix du plan-séquence. A cette époque où les cinéastes américainsn’avaient pas toujours le « final cut », l’usage du plan-séquence permettait danscertains cas de se protéger contre les ciseaux du producteur et par conséquent contrele risque de voir son film remonter. Welles, hélas, pour La Splendeur des Amberson, ena fait l’expérience inverse. Mais, il est vrai qu’à certaines occasions, le non-montage estune sorte de précaution qui malgré tout est de nature à conduire des cinéastes à dénierla pertinence de ce parti pris. Dans les années 40, aux Etats-Unis, à l’apogée dudécoupage classique, amplifier le plan-séquence jusqu’à en faire la figure de styleunique d’un film relevait de l’expérimentation risquée, en termes de recettes. Alfred

Page 29: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Hitchcock, avec La Corde (1948) et Les Amants du Capricorne (1949), enchaîne deuxfilms-limites érigeant le plan-séquence en figure étalon. Mais cette tentative, aussiperformante soit-elle, n’a guère satisfait son auteur et celui-ci n’a pas tenu à lareproduire de manière aussi exclusive. Dans ce cas, le plan-séquence a valeur deprovocation esthétique par rapport à la norme hollywoodienne. Aujourd’hui, quelquescinéastes s’illustrent dans une suspension mesurée du montage, en particulier lescinéastes dits « contemplatifs », comme Hou Hsiao-hsien, Manoel de Oliveira ouencore les Straub, en réalité ceux qui continuent à croire à ce qui advient face à lacaméra et qui relève de l’humus non « dirigible » du réel.

Le montage moderne des années 60.

Jusqu’à la deuxième moitié des années 50, le montage classique attaché auprincipe de continuité narrative domine la plupart des cinématographies. C’est enquelque sorte l’idéologie bazinienne du montage discret, fidèle à la prise réaliste desévénements, qui se trouve être la mieux partagée. L’utilisation minimale des fonctionsdu découpage en scènes et en séquences, empruntées au théâtre, forge le succèsd’un cinéma qui, pendant et après la seconde guerre mondiale, semble avoir eu besoinde toucher le plus grand nombre. Entre le cinéma classique hollywoodien des années40 et la Qualité française des années 40-50, le montage « invisible » s’impose commela règle esthétique numéro1. Mais au milieu des années 50 et à la veille des années60, des cinéastes réhabilitent une autre définition selon laquelle la mise en présence dedeux éléments filmiques – les plans – entraîne la production d’un effet spécifique quechacun de ces deux éléments, pris isolément, ne peut produire. C’est le retour dumontage comme fabrique de sens, de sentiments et d’idées, au moyen de lajuxtaposition de plans pas nécessairement homogènes les uns par rapport aux autres.

Montage analytique et éloge de la discontinuité.

Un cinéaste français parmi les plus novateurs en matière de montage commefabrique de sens, de sentiments et d’idées, Robert Bresson, déclare dans ses Notessur le cinématographe : « Il faut qu’une image se transforme au contact d’autresimages comme une couleur au contact d’autres couleurs. Un bleu n’est pas le mêmebleu à côté d’un vert, d’un jaune, d’un rouge. Pas d’art sans transformation ». Cetaxiome a fait fortune au moment de l’apparition du cinéma moderne au début desannées 60 en Europe. Modernité dont Bresson, Tati et avant eux Rossellini, Welles etquelques autres ont jeté les bases théoriques. Pour eux, la réalité est à recomposer.Elle est un désordre illimité que le montage doit transformer en un nouvel ordreesthétique. Il ne s’agit donc pas de la reproduire mécaniquement et faire semblant delui être fidèle. Il faut au contraire s’inspirer de ses multiples composantes pour lesréorganiser en une écriture filmique singulière et inédite. Ce n’est plus le monde qu’ilfaut recréer passivement mais construire son propre rapport au monde, doncautomatiquement un rapport très personnel et non « copiable ». Dès lors, le montagecaractéristique du cinéma moderne s’affirme comme un aveu de l’auteur, l’expressiond’une sensibilité et d’un regard qui repose sur un système d’arrachement au monde parlequel il peut ensuite étrangement le réinvestir sur un mode purement sensitif ou bienanalytique. Se distinguant du montage classique et de sa logique causale, le montagemoderne, tel que le cinéma européen le conçoit à l’époque, rejoint les préoccupationsformelles des années 20, peut-être la furia et l’extravagance en moins. Des théories

Page 30: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

avant-gardistes, on retient le principe de discontinuité et de fragmentation. Mais on yintroduit surtout, de façon peut-être plus grave, le refus de l’évidence du monde.Refuser l’évidence du monde, refuser ce qui semble aller de soi, c’est déjà produire dela pensée. Ce refus implique le conflit, le heurt, le mauvais raccord, la confusion. Lemontage moderne se caractérise par une nouvelle esthétique de la pensée, faite derupture et de déchirure.

La césure selon Jean-Luc Godard.

Jean-Luc Godard est celui qui emblématise le mieux cette position que l’on peutqualifier de morale. Dans le sillage des grands cinéastes italiens d’après-guerre,Rossellini, Fellini ou un peu plus tard Antonioni, modernes avant l’heure dont lamémoire de l’horreur des camps et de la torture traverse directement ou diffusémentles fictions, Godard se met en quête de significations dans un monde qui aurait depuisperdu ses repères, du moins sa pertinence. Il charge son cinéma d’en porter la tracelointaine en y introduisant le doute, le mystère, l’angoisse. Puisque l’Histoire a chaviré,il faut faire chavirer les histoires. Puisque la réalité encore ébranlée ne tient plus tout àfait debout, il n’est plus possible, selon Godard, de tout faire tenir ensemble, les planset les séquences d’un même film. La réalité ne peut plus servir de décor aux fictionsimpeccablement scénarisées. Désormais, la syncope et la brisure sont convoquéespour la faire vaciller et amener le spectateur à douter d’elle à son tour. Alors, Godardchoisit d’utiliser dès ses premiers films, à partir d’A bout de souffle (1960), une figure demontage qui deviendra par la suite l’une des marques de son style : le collage, laconjonction d’éléments hétéroclites (plans de cinéma, photos, gravures, dessins, etc.)dont le but est d’une part de tordre le cou à la dramaturgie classique en hommage àl’idée qu’il n’était plus permis, après la guerre, de faire du cinéma comme avant, d’autrepart et subséquemment de créer des rythmes musicaux et plastiques, en écho avec lesémotions éprouvées par les personnages à l’instant même du surgissement du plan.Pour Godard, grâce au montage abstrait, dont il est passé maître, fondé sur la lacuneet le morcellement, le réel n’est pas une fin à copier mais un moyen d’exprimer lesinquiétudes qu’il est à même de susciter.

Le montage mental d’Alain Resnais.

A la même époque, Alain Resnais pratique lui aussi un montage de lasubjectivité, travaillé par le temps et la mémoire. Fuyant le réalisme, il élabore lasuccession des plans en les envisageant comme les fragments d’un ensemblestructurel qui renvoie moins à la réalité qu’à l’œuvre elle-même. Lui aussi joue sur lagamme des contrastes, des ellipses et des démonstrations pour construire une visionpersonnelle de l’individu à l’épreuve du monde. Chez lui, un plan n’est plus exactementune marque attestée de la réalité, dépendante d’un hors-champ qui imaginairement lacomplèterait, mais un signe de la réalité, une trace qui, accolée à d’autres traces, figurede manière tangible une pensée ou un souvenir d’un personnage. Alternative aumontage traditionnel qui se met totalement au service de l’histoire, celui de Resnais semet intimement au service des personnages et de ce qui les tourmente, en dehors detout souci chronologique. L’effet de collision que peut provoquer l’association abruptede deux plans non contigus physiquement ou matériellement, témoigne parfois desturbulences qui agitent en secret l’esprit des héros du film. Preuve parmi tant d’autresque le montage peut tout à la fois faire œuvre de cérébralité et de sensibilité.

Page 31: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Une ouverture ?

A travers ces quelques étapes déterminantes de l’histoire du cinéma, nousmesurons bien l’exigence qu’a représenté le montage dans l’élaboration du langagecinématographique, les multiples renouvellements de ses applications que théoricienset cinéastes plus intuitifs n’ont eu de cesse de solliciter au nom d’idéologies distinctes,celle du spectacle et celle du discours sur le spectacle. Tous les grands jalons ayantpour l’essentiel été posés au cours de la 1ère moitié du XXème siècle, il aura fallu pourle cinéma des années suivantes réadapter ses acquis à des systèmes de productionparticuliers, à des études de marché fluctuants, à des évolutions technologiquesconsidérables. De Hong Kong à Matrix, de Lars Von Trier à Elephant, on voit commentle montage aujourd’hui communique avec Méliès, Eisenstein, avec les avant-gardes dejadis ou les nouvelles vagues, tout en les replaçant à l’échelle de la perceptionmoyenne contemporaine, celle qui vient essentiellement des écrans de télévision,d’ordinateur et de contrôle. Y rivalisent l’idéologie du plan nécessaire et celle du planaléatoire, l’unicité et le miroitement, le concret et le virtuel. En s’interrogeant sur lemontage, le cinéma a de tout temps cherché les motifs de son maintien dans ledomaine des arts spécifiques. C’est la richesse de ses procédés, qui, du classique aumoderne, contribue encore à la persistance d’une totale expression artistique.

Page 32: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

La notion de raccord au cinéma.

Le montage, un tout organique ?

Lorsque nous parlons de montage, nous avons à l’esprit deux fonctionsprincipales qui concernent chacune une mesure de perception bien définie. Lapremière porte sur l’agencement complet du film, sa constitution « organique ». En cesens, le montage s’évalue à un niveau empirique. Il est ce par quoi le film s’identifiecomme ensemble d’images et de sons établi en séances de travail sur la table demontage et de mixage. De ce point de vue, il s’inscrit dans le cadre d’une activitétechnique visant à produire un objet concret qu’on appelle « film ». C’est là unedéfinition générique du montage, la plus pratique pour désigner le film comme unetotalité. Et puis, il y a la deuxième mesure qui s’attache cette fois au montage pris dansle détail, c’est-à-dire dans la perspective d’une activité moins technique qu’esthétique,où l’on crée de l’immatériel, du sens, de la durée, du mouvement, de l’intuition. Autourde ces deux fonctions, un point commun : le plan. Dans le cadre de l’opérationmanuelle du montage, il est l’objet sélectionné parmi les rushes, celui que l’on vadistinguer de ceux qu’on appelle « chutes » et qui aura un rôle particulier à jouer dansla cohésion et la cohérence du film terminé. Dans le cadre de l’opération strictementesthétique du montage, le plan est intégré dans une logique d’articulation du récit etd’expression filmique. C’est cette articulation qui oblige à passer de la sélectionpréalable des plans et de leur assemblage, au stade de leur raccordement définitif.

Le raccord, un prélèvement de cet organisme.

A ce moment de fabrication du film, nous rencontrons le terme de « raccord ».C’est une opération minutieuse par laquelle le film donne ensuite l’impression d’unecontinuité. Le raccordement de plans au départ séparés est un des gestesfondamentaux de la création cinématographique. C’est par lui que s’évalue la mise enordre des éléments filmiques en vue d’obtenir le maximum d’unité, tant stylistique quethématique. On pourrait dire que le raccord est l’autre nom du montage, dès lors qu’ils’agit d’en prélever la spécificité dans le corps du film lui-même. Pour le cinéaste autantque pour l’analyste, le raccord est ce qui opportunément abandonne le foyer de lapratique ordinaire d’assemblage des plans pour se situer dans le domaine de lacompréhension sensible ou intellectuelle d’un mouvement particulier à la lumière dumouvement général du film. D’une manière générale, le terme de raccord intervientdans ce réflexe sémantique qui incite à ramener le film à un ordre établi de successiondes plans selon une exigence de rythme et de durée, inspirée de l’histoire à raconter oudu propos à exprimer. Choisir de parler de raccord, plutôt que de montage, c’est déjàs’interroger sur ce qui détermine au cinéma une action, à partir de la disposition de seséléments constituants (personnages, espace, objets, trajets, etc.), de sa place àl’intérieur du récit et surtout de sa finalité intrinsèque. C’est s’approcher de l’essencemême d’une séquence à l’échelle de la diégèse ou de la nature informative dumouvement qui la structure. Le montage, dans sa terminologie, englobe ce que leraccord pointe, coupe et indique. Le montage surdétermine la fonction de continuité, leraccord imprime de l’intérieur la notion de lien. Suture, jointure, pli, autant desynonymes « artisanaux » pour caractériser les propriétés du raccord dont le terme tropgénéral de montage ne peut aussi précisément rendre compte, c’est-à-dire relier entre

Page 33: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

eux des éléments disparates, réparer autant que possible la césure entre deux plansqui n’appartiennent pas forcément au même volume de temps et d’espace.

Le raccord, un exercice de couture.

Cette référence artisanale à la réparation, au raccommodage, est utile pourmettre en valeur le rapport entre l’accidentel, lié au caractère entropique du réel filmé,et l’ordonnancement formel que représente l’ensemble des raccords du film. Il s’agitbien de mettre en relation directe des plans qui ne communiquent pas nécessairementà la source même du réel dans lequel ils sont prélevés. Raccorder ne va pas de soi. Ils’impose comme une évidence uniquement lorsqu’il s’agit de respecter la logiquefonctionnelle d’un mouvement et d’une direction. En dehors de cette fidélité à laquellela majorité des cinéastes soumettent leur écriture cinématographique avec plus oumoins de liberté, le propre du raccord échappe à la nature indivise et immanente de laréalité entendue comme bloc. Dans sa signification, il fait apparaître le caractèrefondamentalement disjoint des éléments qu’il réunit. En cela, il est aussi très utile deprendre les mots au pied de la lettre : on raccorde ce qui n’est pas foncièrementaccordable, ce qui peut se passer de cet acte pour s’imposer dans le champ de laconnaissance et de la sensibilité. Il s’agirait donc d’un acte « impur », une expériencede petit chimiste qui consisterait à mettre au contact l’un de l’autre deux élémentshétérogènes, même si appartenant au même milieu, et à obtenir une solution, enl’occurrence une image composée dudit milieu.

Un raccord, un indice.

Mais comme son nom l’indique, le raccord suggère une perte, le manque de cequ’il n’a pas retenu. C’est concrètement la « chute » écartée au moment de la sélectiondes plans au montage, et, plus subjectivement, la portion de durée et d’espacedissoute dans la collure, qui tantôt se fait oublier dans la fluidité d’une action, tantôtconserve dans l’interstice, une information, un indice, un geste susceptibles d’oblitérerla perception et d’intriguer d’une autre façon. Dans ce dernier cas, le raccord se dit« ellipse », c’est-à-dire un effet de montage lacunaire qui condense en son endroit uncertain nombre de détails que le cinéaste dérobe au spectateur afin d’obtenir de lui unsurcroît d’attention et d’intérêt pour la suite des événements racontés.

Un bon raccord se dit vrai.

Mais d’une manière générale, le raccord possède une finalité d’ordre structurel.En gouvernant les axes de caméra et les différents points de vue dont le récit a besoinpour imposer sa construction et son rythme propres, le raccord donne sens à la fois àl’action et au regard du spectateur sur l’action. Il ajuste la disposition des plans enfonction des enjeux de représentation contenus dans la séquence et corrélativement deleur lecture formelle par le spectateur. Un bon raccord, selon la grammairecinématographique traditionnelle, doit effacer le point technique effectué entre lesplans, comme on pourrait le dire en couture. Plus le raccord est invisible, c’est-à-direeffacé derrière la préséance de l’événement, plus le spectateur adhère au déroulementdu récit. Un bon raccord doit être vrai, par opposition au faux raccord qui, lui aussi,malgré tout, possède une signification ponctuelle dont nous parlerons plus loin. Vraidans le sens de vraisemblable, pas nécessairement dans celui de vérité. Une action estformellement vraisemblable si les raccords qui la structurent assument bien leur tâche

Page 34: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

d’éliminer tout effet de césure inhérent au cut pratiqué au montage. Le but premier duraccord est d’assurer la continuité entre les plans et faire en sorte que leur liaisonn’affecte en rien la lisibilité de l’action.

Premier raccord classique : entrée et sortie de champ.

C’est véritablement avec Griffith que le raccord fait son entrée dans laformulation du découpage cinématographique. Il est celui qui invente le raccord le plussimple : les entrées et sorties de champ, selon une logique de mouvement dont sesouciera toujours le cinéma classique. Un personnage sort d’une pièce à droite ducadre, on le retrouve dans le plan suivant, en train d’entrer par la gauche dans la piècevoisine, avec la porte comme point d’appui du raccord entre les deux plans. Aussitôt, leraccord apparaît comme un procédé filmique entièrement consacré à l’ordre narratifdes actions et à leur unité spatio-temporelle. Cet exemple des entrées et des sorties dechamp suffit à montrer combien le raccord est conditionné par le rapport de conformitéentretenu par la technique d’association des plans séparés matériellement (à chaquechangement de plan correspond un morceau d’espace différent) avec les lois naturellesdu mouvement physique.

Autre raccord élémentaire : le champ-contrechamp.

Il en est de même pour la question du regard entre deux personnages. C’est lanaissance du champ-contrechamp, autre forme de raccord classique, si usitée depuis.Un personnage regarde quelque chose dans une certaine direction. Et le cinéasteraccorde sur la chose regardée, en respectant la direction première. Quelle que soit ladistance entre le regardant et le regardé, le raccord est tenu de faire le lien entre deuxplans dont la contiguïté correspond à l’unité d’un regard considéré comme une action àpart entière. Comme pour tout raccord, le champ-contrechamp obéit à des règlesspatiales sans lesquelles le spectateur serait en décalage par rapport à l’action. Il s’agiten effet de mettre en relation symétrique deux champs opposés, c’est-à-dire d’établirun raccord de direction. Pour cela, il convient de placer la caméra sur le même axe enrespectant parfaitement la ligne imaginaire qui va du regard dans le champ à soncontrechamp, à l’intérieur d’une configuration spatiale intuitivement déterminée grâceau découpage. De nouveau, sont confiés au raccord la transparence du lien etl’effacement de la collure.

Le raccord au nom du genre.

Tout le cinéma américain classique s’est appuyé sur ce système de raccordsdiscrets au bénéfice de l’intrigue et de ses personnages, et surtout du genre concerné.En phase avec la nécessité d’alimenter les genres populaires de la première moitié duvingtième siècle, l’emploi du raccord devait contribuer à la reconnaissance de leurscodes. Il s’alignait ainsi sur la demande d’un public désireux de repérer d’un seul traitles composantes d’un genre admiré ; le western, le film noir ou la comédie. Pour croireau genre, il fallait croire à l’histoire racontée dans un certain ordre et un certain milieu.Et, ce faisant, croire à un dispositif sans faille dont la perfection du raccord entre lesplans et les séquences devait assurer la réussite. Ce contrat identificatoire duspectateur avec le film est évidemment valable de nos jours. Le succès de l’artcinématographique doit beaucoup à l’exercice du raccord entendu comme élémentcharnière de l’espace narratif du film. Il est en effet l’instrument qui permet, au sens

Page 35: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

propre, de suivre un récit, d’en accepter la progression et les changements detemporalités. Certes, bien des cinéastes parmi les plus novateurs ont essayé, au coursde l’histoire du cinéma, de bouleverser les règles classiques du raccord afin deprovoquer une désorientation, tant graphique que temporelle, de l’action et du regarddu spectateur. En 1941, Citizen Kane d’Orson Welles marqua un tournant dansl’utilisation du raccord, au moyen, entre autres, du flash back sans déictique et dedécalages scalaires, en adéquation avec l’histoire d’un homme à l’identité parcelliséepar autant de témoignages que de frustrations intérieures.

Le raccord en question après la guerre.

A la suite de Citizen Kane, d’autres films et d’autres cinéastes entreprirent cetteremise en question du raccord classique hérité de Griffith. Au lendemain de la guerre,des cinéastes européens partagèrent, sans naturellement se concerter, cette intuitionselon laquelle il était difficile, voire impossible, de continuer à filmer comme avant.Sensibles depuis toujours à l’évidence que le cinéma, de par sa fonction premièred’enregistrement, pouvait témoigner du monde, certains se penchèrent sur lesmodalités en usage de l’écriture cinématographique pour opposer à la transparence duraccord classique une autre forme de raccord consacrée à la déchirure, au mondedésaccordé. Tandis qu’en Amérique, on continue de réaliser des films de genre dansun cadre de production relativement homogène, quoique déjà soumis à quelquessignes d’épuisement que la fin du système des studios à l’aube des années 60entérinera, le cinéma en Europe commence peu à peu à lâcher du lest sur les canonsde représentation traditionnels et à s’ouvrir sur l’idée de béance, sur l’envie de fairesentir les soubresauts d’un monde encore ébranlé par la tragédie, en recourant à unfilmage plus fragile, apte à relativiser la protection des raccords invisibles. Bienentendu, pour tous, la base demeure la narration. La fiction peut difficilement fairel’économie de cette convention. Néanmoins, avec la naissance du néo réalisme italienoù le réalisme réside moins dans le rendu superficiel du réel que dans la mise enévidence de ses failles et de ses aspérités, ou bien en France avec des gens commeRenoir, Grémillon, bientôt Bresson puis la Nouvelle vague, force est de constater qu’enEurope s’insinue l’idée que le cinéma ne correspond peut-être plus à la comparaisontextile qu’André Bazin établissait avec la « robe sans coutures de la réalité ». Aucontraire, désormais, il importe de laisser apparaître les coutures et de froisser la robe.D’où sans doute une conception plus critique du raccord précisément confondu avec lamétaphore de la couture. On entre alors à la veille des années 50 dans une période desensibilisation à cette pratique du raccord impur, incongru et déroutant, vecteur parfaitd’une tentative de rendre compte d’un besoin de filmer autrement et, par là même, derenouveler la conscience d’un cinéma qui se sentirait forcé de réfléchir sur saspécificité par rapport à l’écroulement historique perpétré par la Seconde GuerreMondiale. Au lendemain du chaos, la transparence n’est plus automatiquement derigueur. Place à la discontinuité, à la position désaxée des corps et des regards et auxtrouées narratives. Le sentiment tenace d’inquiétude et de désarroi, né d’un passé siproche et si perturbant, n’est plus forcément contenu dans le sujet ou dans le scénario.Il peut maintenant circuler à l’intérieur d’un raccord qui ne coïncide plus obligatoirementavec les lignes directionnelles d’un mouvement cohérent.

Page 36: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Le cinéma moderne ne raccorde plus.

C’est le début du cinéma moderne dont la devise pourrait être : « ça ne raccordeplus », entre les êtres, entre les choses, entre les plans. Les nouvelles vagueseuropéennes et américaines (John Cassavetes en tête) auront pour point communcette expression formelle de la déroute du sens et des significations. Il est d’ailleurs ànoter que l’un des thèmes principaux du cinéma des années 60 - le couple - aprofondément inspiré la notion de raccord indirect, dans la mesure où, grâce à lui, ilétait possible de problématiser figurativement la crise du couple et l’ambivalence deleurs rapports. Quoi de plus normal en effet que de convoquer un raccord à caractèrediscontinu pour mettre en scène les tourments de deux êtres qui ne peuvent pluscontinuer à tenir ensemble dans un même rapport de proximité et d’harmonie ! LeMépris de Jean-Luc Godard (1963), La Peau douce de François Truffaut (1964), Facesde John Cassavetes (1968) ou encore Muriel d’Alain Resnais (1963), sont quelquesexemples parmi les plus fameux du traitement savant d’un raccord qui ne doit plusexclusivement aux conventions narratives ni au découpage lisse et horizontal, maisplus intimement à l’état psychique des personnages. Naturellement, la sophistication duraccord n’atteint pas toujours, loin de là, ce niveau de pertinence. A l’analyste de biendistinguer la cohérence d’un tel parti pris par rapport à la mise en scène et à lathématique qu’elle sous-tend, de la simple vulgarisation esthétique et de l’effet gratuit.Qu’il soit parfait ou imparfait, selon les cadres de la perception moyenne, le raccord esttoujours un signe de mise en scène, un signe qui fait sens au regard de l’espacefilmique étudié. Tributaire de l’unité de l’action ou motif de déliaison explicite, le raccordpossède variablement une valeur d’énonciation bien spécifique.

Pointer le raccord : qu’est-ce à dire ?

Nous allons maintenant nous intéresser à trois exemples de raccords : le raccorddans le mouvement (ou de geste), le raccord dans l’axe et le faux raccord. Trois casd’enchaînement dont l’intérêt est de marquer une intention de vitesse ou d’intensitédans la représentation d’un événement. Comme nous l’avons dit, la définition minimaledu raccord au cinéma repose sur une logique de consécution des actions à l’échelle dudispositif narratif mis en place, ainsi que sur la stimulation d’une perception nonentravée d’un mouvement fondateur de chacune de ces actions. Elément fusionnel del’écriture cinématographique, le raccord se passe souvent de commentaire tant il sesouscrit volontiers aux lois de construction majoritaires du cinéma narratif. Le choix desexemples proposés tend à démontrer les possibilités sémantiques ou poétiques duraccord lorsqu’il échappe exceptionnellement à la transparence ordinaire. Il s’agit deretenir des moments inattendus, voire tranchants par rapport à sa fonction normative,des instants où le raccord provoque soudain un dessillement, précipite le regard en luiimposant sans crier gare un changement d’axe, une désorientation a priori injustifiéepar le contenu de la scène mais qui fait sens au niveau de l’énonciation. Ce sont doncdes points de suture qui se montrent comme tels et qui invitent à l’analyse de leur rôlesubstantiel et signifiant. Pourquoi changer d’axe à tel moment alors que rien ne semblel’exiger dans le déroulement de l’action ? De quelle nécessité le raccord visible relève-t-il ? Quelle information implicite contient-il ? C’est ce à quoi nous allons essayer derépondre à travers une série déhiérarchisée et a-chronologique d’extraits deséquences.

Page 37: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Définition de trois types de raccords.

Mais tout d’abord, partons de la définition courante des trois types de raccordsretenus pour cette conférence.

Le raccord dans le mouvement (ou de geste) consiste à maintenir l’attention surl’accomplissement d’un mouvement en prolongeant celui-ci en une suite de planscontigus. La liaison entre ces plans peut alors se situer à un niveau premier decausalité (un mouvement est amorcé dans un premier plan et poursuivi dans le secondselon la même vitesse et la même direction) ou bien à un niveau second de rime ou designification (un mouvement est effectué dans un premier plan et prolongé dans lesecond, selon un rapport décalé de cause à effet introduit dans un espacematériellement et diégétiquement séparé). Il en est de même naturellement pour legeste.

Le raccord dans l’axe privilégie une même direction de regard mais en y incluantsubitement une rupture. Il inscrit le plan suivant dans le même axe de prise de vue quele précédent selon un éloignement ou un rapprochement de la caméra. Il fait souventl’effet d’un saut dans l’image, avant ou arrière, et intensifie d’un coup notre perceptionde l’action.

Le faux raccord, quant à lui, se pose « en faux » par rapport au réalisme et à lavraisemblance de l’événement représenté. Souvent assimilé à une erreur technique, àune négligence du monteur ou de la scripte, le faux raccord peut, dans certains cas,avoir des vertus rythmiques et polysémiques. Appartenant radicalement au domaine dela déchirure et de la brisure, il problématise idéalement le thème du scandale et de lasubversion des codes de la normalité. Il peut être l’instrument propice à l’expression dulien défait ou impossible, du « raccord faux » entre deux personnages en crise. Mais ila aussi un rôle immodeste à jouer dans un cadre de représentation où il est questiond’inversion des temporalités et du renversement des lois de la pesanteur, lorsque c’estmoins la vraisemblance qui domine que l’hypothèse d’une expérience confrontée à desrepères inconnus, du moins non vérifiables dans le milieu des référents communs.

Quoi qu’il en soit, ces trois raccords fonctionnent plus ou moins incidemment surun principe de continuité et de prolongement mais dont l’exercice interroge moins laperception sensible que le regard et la conscience qui s’y rattache. Son surgissementintrigue alors plus qu’il ne passe inaperçu. A nous d’en comprendre maintenant lesenjeux ponctuels.

Le raccord dans le mouvement.

Le raccord dans le mouvement est le raccord le plus élémentaire, celui quicaractérise le mieux le montage classique, celui qui efface la sécheresse du cut grâce àla fluidité d’un mouvement obtenue par une découpe en plans consécutifs, préservantl’unité matérielle, temporelle et physique de l’action. Lorsqu’il dépasse le simpleargument d’un comportement déduit du contenu objectif de la scène, le raccord dans lemouvement peut devenir pure extase rythmique, ne valant que pour elle-même. Dansla fameuse séquence de la gare de Lyon de Pickpocket de Robert Bresson (1959), l’artde voler (dérober) devient un art de voler dans les airs, grâce à la légèreté du raccorddans le mouvement et du raccord de geste sur les mains et sur les corps enapesanteur. A travers toute une série de plans connectés autour de l’idée dejouissance dans le vol sans entraves, Bresson fait du raccord le pôle magnétique d’uneaction presque irréelle, effectuée en bas, dans le désordre concret d’un départ envacances en plein mois d’août. Dans ce cas précis où il est moins question de

Page 38: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

subordonner le montage à ce qui est consigné dans le scénario que de sublimer sonpouvoir de coulissement en vue d’obtenir la grâce et la beauté du geste, le raccord sefait élément de ponctuation chorégraphique à l’intérieur d’un espace uniqueparfaitement délimité. Bresson, comme après lui Jean-Pierre Melville, un de ses plusdignes héritiers, est le cinéaste de l’extension figurative du mouvement physique soustoutes ses formes (déplacement, déploiement du geste, chute, élévation, etc.). Il est parconséquent celui qui use le plus savamment du raccord comme mode de décryptagedu mouvement, à la fois objectif (les différentes parties qui le composent) et subjectif(ce que cette composition décompose dans l’âme des personnages).

Rossellini et Kiarostami : filmer la marche.

Il existe chez Roberto Rossellini des séquences entières sur de grandsdéplacements à travers lesquels se dessine un cheminement intérieur dont on nemanque aucune étape. Le raccord dans le mouvement équivaut alors à un parfaitinstrument de mesure. A la fin de Stromboli (1953), Ingrid Bergman gravit les flancs duvolcan et Rossellini l’accompagne en une série de plans raccordés sur son effort, sonépuisement puis son écroulement, ceux d’une femme en pleine détresse devantl’immensité. Inscrit dans ce bloc autonome d’espace minéral et de durée contemplativeque constitue la dernière partie de ce film, le raccord dans le mouvement ne fait pasque suivre un personnage dans la logique de sa progression, il figure l’accès inexorabled’une femme au point culminant d’un monde où la terre et le ciel absorbent son êtretout entier. Raccorder les segments continus du déplacement d’un personnage dans unlieu inconnu de lui, c’est mesurer concrètement la lente imprégnation de celui-ci sur soncomportement. Au début du Vent nous emportera (1999), Abbas Kiarostami, autregrand spécialiste du trajet humain à l’intérieur d’espaces géographiques contrastés,filme en deux temps son personnage principal, en voiture puis à pied, dans les lacetsd’une colline puis dans les ruelles labyrinthiques d’un village isolé, sans escamoter lamoindre étape de son parcours inaugural. La traversée du village à pied donne lieu àun emploi précis du raccord dans le mouvement qui permet paradoxalement, selon unevariété d’angles de prises de vues, de nous faire découvrir une topographieasymétrique le long d’un déplacement qui lui est continu et harmonieusement découpé.Dans ces deux exemples, Stromboli et Le Vent nous emportera, nous voyons commentle mouvement impose sa loi au raccord.

Détournement et retournement du mouvement chez Maurice Pialat.

Mais il arrive qu’un même mouvement se voit imposer un traitement de liaisoncomplètement décalé, proche de l’incohérence formelle, sans que cela nuise pourautant à son étendue. Maurice Pialat s’est souvent distingué dans ce genred’anomalies plus ou moins discrètes. Un personnage agit dans un plan et le plansuivant poursuit l’action en escamotant, sous la forme d’une ellipse brutale, un morceaud’espace et de durée. Tantôt les portions d’espace d’un plan à l’autre appartiennent aumême environnement, tantôt ils sont carrément séparés, voire opposés. Nous en avonsun bel exemple dans Van Gogh (1991), lors de l’arrivée de Théo et de sa femme chezle docteur Gachet. La caméra filme de l’intérieur de la cuisine à travers la fenêtre et laporte ouverte le déplacement des convives de gauche à droite. Vincent Van Goghavance le dernier, fermant la marche de son petit monde. Au plan suivant, la caméraest à l’intérieur d’une chambre où la femme de Théo s’occupe de son bébé, tandis queVincent, toujours à travers la fenêtre ouverte, termine son déplacement latéral de

Page 39: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

gauche à droite. Nous voyons bien qu’entre les deux plans, plusieurs minutes se sontécoulées, compte tenu de la présence de la belle-sœur de Vincent dans la chambre,elle qui dans le plan précédent marchait avec les autres. Malgré cette légère ellipseinsinuée par ce personnage à l’avant plan, le raccord dans le mouvement sur Vincent àl’arrière plan enchâsse la continuité physique dans la discontinuité matérielle. ChezPialat, raccord dans le mouvement et ellipse temporelle fusionnent régulièrement. Celacrée des décrochages souvent surprenants. Autre exemple, au début du Garçu (1995),un mari fait cadeau à sa jeune épouse d’un tailleur de qualité dans le salon de leurgrand appartement parisien. Elle part l’essayer, revient dans le salon, étreint son maripuis sort du champ par la droite après lui avoir dit : « je vais me voir dans la glace ».Cet énoncé implique une direction, contient l’hypothèse d’un mouvement àaccompagner dès le plan suivant. Or, au plan suivant, nous retrouvons, sans aucunetransition, la jeune femme avançant vers la caméra sous le soleil de l’Ile Maurice et entenue d’été. Ce raccord respecte donc un principe de déplacement amorcé dans le planprécédent (elle le commence, elle le termine dans l’essence même de l’acte de sedéplacer), mais dans un espace et une temporalité complètement antinomiques. Lecontrechamp supposé de la glace dont la jeune femme parlait au début est remplacéd’un seul coup par celui de l’enfant du couple jouant au loin sous les yeux de sa mère.Les reflets d’une glace inversent la réalité tout en préservant la netteté des apparences.A travers ce raccord dans le mouvement abruptement détourné, Pialat fait la mêmechose : il inverse les perspectives attendues d’une action tout en privilégiant, à partird’elle, une impression de cohérence et d’évidence. Ici, l’enfant est littéralement le refletde sa mère.

Deux espaces pour un même mouvement : le raccord chez Catherine Breillat.

Sensible à cette approche du montage dans le mouvement, Catherine Breillatfait montre de pareille audace, notamment à travers sa collaboration avec AgnèsGuillemot, ex-monteuse de Godard. Dans les trois films qu’elles ont fait ensemble, Salecomme un ange (1991), Parfait amour ! (1996) et Romance (1999), nombreux sont lesraccords tranchants à dessein d’exprimer le caractère ambivalent d’une relation decouple, à l’intersection de la continuité dialoguée et de la discontinuité spatio-temporelle. A ce titre, un mouvement partagé entre l’homme et la femme peut se voirparasiter par un montage cut qui conserve son sens extérieur (sa direction en somme)tout en sapant le sens intérieur de leur relation (l’évidence d’une rupture entre eux). Ilen est un exemple frappant au début de Romance, lorsque Marie et Paul quittent uneterrasse de café en se déplaçant de la gauche vers la droite. Le travelling latéral utiliséà ce moment-là se prolonge dans le plan suivant où nous retrouvons les deuxpersonnages qui poursuivent leur marche dans le même sens mais en étant cette foiscomme propulsés dans un paysage de dunes. Ici, la notion d’espace commun sedissout sous l’effet d’un raccord qui insinue la menace du provisoire et du disjoint. Là,contrairement aux apparences, le raccord dans le mouvement n’est pas synonyme deliaison pure. Il extériorise un idéal de continuité pour inversement toucher au hiatusintérieur de Marie, une femme déchirée en elle-même, souffrant de ne pouvoir jouird’un lien véritable avec celui qu’elle aime. C’est donc toute la contradiction dramatiquedu film et du personnage que l’usage de ce type de raccord s’emploie à démontrer.

Page 40: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Raccord et faux happy end dans La Mort aux trousses.

A l’inverse, le raccord dans le mouvement peut produire une version optimiste ducouple qui cherche définitivement à s’accorder. On se souvient de la fin de La Mort auxtrousses (1958) où Alfred Hitchcock invente ce célèbre raccord entre la peur de lachute des amants et le miracle de l’élévation amoureuse. Au plan de Cary Grantagrippant Eva Marie Saint du haut de la falaise succède celui où, dans uncompartiment de train, la femme se hisse jusqu’à la couchette de son héros pour untendre baiser. Il s’agit clairement de filmer dans un premier temps l’objet du danger,dans toute sa durée et son intensité, puis de convertir aussitôt son résultat en happy-end. Notons toutefois l’ironie qui consiste à faire naître in extenso une image debonheur conjugal à la source du danger…

Le raccord comme condensateur temporel.

Lorsqu’il n’est pas strictement au service de l’ordre séquentiel, le raccord dans lemouvement peut jouer un rôle subtil d’indicateur temporel. Il est capable d’amortir lepassage du temps dans une fluidité d’enchaînements d’une même action susceptibled’en supporter l’impact. On peut alors parler d’ellipse mais d’une ellipse qui seraitgommée par la grâce d’une trajectoire intégralement conservée. Parmi les plus beauxexemples qu’on puisse imaginer, citons le raccord transformiste dans 2001 : l’odysséede l’espace (Stanley Kubrick, 1968), entre l’os lancé dans le ciel par un hommepréhistorique et la navette spatiale évoluant dans le cosmos quatre millions d’annéesplus tard. Ici, c’est l’équivalence visuelle et géométrique des deux objets situés dansl’atmosphère, os et navette, qui assure la perfection d’un des raccords les pluspoétiques et les plus visionnaires qui soient, si l’on en juge la symétrie implacable quiexiste entre un instrument de mort (l’os qui sert à tuer l’ennemi) et les progrès de lascience dont on apprendra à la fin qu’ils sont eux aussi mortels. Ce bond en avant dansle temps effectué simplement, c’est-à-dire sans événements intermédiaires, nous leretrouvons dans ce film Il était une fois en Amérique (1984) de Sergio Leone. Dans cefilm, le cinéaste use volontiers du raccord dans le mouvement pour restituer sansheurts des nappes de mémoire successives. Une scène, parmi tant d’autres, estcaractéristique sur ce point. Après avoir découvert la trahison de ses amis à laconsigne d’une gare, le personnage joué par Robert de Niro décide d’acheter un allersimple pour Buffalo. A droite du guichet, il remarque un grand pan de mur peint auxcouleurs de Coney Island et au centre duquel se distingue une petite porte vitrée. Ils’avance vers elle en plan d’ensemble, de la droite vers la gauche. Puis, Leoneraccorde en gros plan sur la vitre devant laquelle apparaît par la droite du cadre unRobert de Niro soudain vieilli et voûté. En un raccord, le cinéaste a résumé trente ansde la vie d’un homme qui revient sur les lieux de son passé, toujours hanté par latrahison dont il a été victime. D’où la répétition de son déplacement amorcé dans cettemême gare plusieurs années auparavant. Dans ce cas précis, le raccord absorbe lamarche du temps.

Max Ophuls et le mouvement ininterrompu.

Pour un cinéaste aussi sensible à ce phénomène que Max Ophuls, un telprocédé de montage est idéal pour produire une musicalité en osmose avec le rythmedes sentiments déclarés dans le vertige du temps. C’est ce qui se passe par exempledans la grande séquence du bal de Madame de… (1953), où le temps suggéré à

Page 41: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

l’intérieur de valses si successives qu’elles n’en forment plus qu’une, s’inscrit dans lemouvement des corps dansants. Les jours et les lieux changent mais la valse d’amourentre la comtesse et le baron Donati se perpétue grâce aux raccords en fondusenchaînés. Ce qu’opère Max Ophuls dans cette séquence, c’est la fusion entre letemps qui passe, indiqué dans le dialogue, et la durée intrinsèque de l’action même dedanser.

Un raccord voisin : le raccord de geste.

Avec ce qu’on nomme « raccord de geste », similaire au raccord dans lemouvement, il est possible d’inventer une autre forme de contiguïté visuelle, en dehorsdu souci de vraisemblance objective. Raccorder deux plans autour de l’essence d’ungeste offre par moments l’occasion de créer abstraitement des correspondancespoétiques, des rimes internes que nul ressort dramatique n’est supposé justifier. Ungeste est amorcé dans l’unité d’un plan et achevé dans le suivant par un autrepersonnage et dans un autre décor. On entre alors dans un système de montagesyllabique où triomphe la cohérence plastique au détriment de la cohérence narrative.Le cinéaste japonais Takeshi Kitano multiplie dans ses films ce genre de rimes àdistance. Dans Hana-bi (1997), très souvent, un geste se prépare puis son résultatéclate dans le plan d’après, de manière détournée. Lorsque Nishi, le personnage jouépar Kitano, allume à l’hôpital son briquet, le cinéaste raccorde violemment sur un coupde feu tiré non loin de là, blessant grièvement son ami. Ou encore vers la fin, lorsquece même Nishi vise un gangster avec un revolver et tire à vide, Kitano raccorde avec unplan de jet de peinture rouge sur une toile, symbole de sang. Il y a toujours chez cegrand formaliste un art du raccord de geste dont le but est d’établir un système d’échosentre deux plans disjoints l’un de l’autre, dans l’espace et dans le temps, selon laphilosophie orientale de la fusion d’éléments tenus ordinairement pour séparés.

Raccords successifs et correspondances poétiques : Luis Bunuel.

Chez les surréalistes férus d’associations oniriques, un montage de cette natureest bien entendu béni. Preuve en est la façon dont Luis Bunuel exalte dans son premierfilm, Un Chien andalou (1928), les influences surnaturelles et les attractionsmagnétiques. Ainsi, l’image d’un filet de nuage tranchant la lune raccorde avec celled’un rasoir effilé tranchant un œil. L’association nuage/rasoir, lune/œil, lignedroite/cercle, inspire presque spontanément un raccord magique. Dans l’univers deBunuel, les choses les plus antinomiques entrent en collision sous le signe del’observation de la nature (humaine, universelle). Tel un hommage à ce goût pour lasuppression drolatique et funèbre de tous les écarts possibles et imaginables, PedroAlmodovar enchaîne, au début d’En chair et en os (1997), trois raccords dans lemouvement à partir d’une balle de revolver tirée accidentellement dans un appartementmadrilène. A l’intérieur, sur un poste de télévision, on diffuse La Vie Criminelled’Archibald de la Cruz de Luis Bunuel (1955). Au début de ce film-ci, il est égalementquestion d’une balle perdue qui termine sa course à travers une fenêtre pour atteindremortellement une gouvernante. Ce que provoque alors Almodovar, c’est la rencontre« surréaliste » des deux balles par écran interposé. Dans un premier plan, il filme sonrevolver qui tombe par terre et qui tire tout seul sous l’effet de la chute ; dans le second,la balle traverse la fenêtre, et dans le troisième, emprunté à Archibald de la Cruz, c’estla balle de Bunuel qui achève la trajectoire de la première, comme si, par effet decontagion, la balle d’Almodovar s’incrustait dans la séquence bunuelienne.

Page 42: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

Le raccord dans l’axe.

Le raccord dans l’axe est une figure utilisée pour modifier l’échelle de perceptiond’un événement en fonction de deux positions d’objectif distinctes et néanmoins fidèlesà l’alignement de la prise de vue, c’est-à-dire l’approche ou le recul. Le raccord dansl’axe donne souvent l’impression d’une saute inopinée, en avant ou en arrière, sansque cela nuise pour autant à la matérialité de la scène dans laquelle il intervient. Il estainsi parfois en mesure de contenir une information à caractère purement formel ousubjectif, relevant davantage d’une décision instantanée au montage que d’un détailpréétabli dans le scénario. Qu’est-ce qui motive en effet un cinéaste à vouloir diviser endeux ou trois plans successifs un même angle de prise de vue ? Lorsque cela ne seréduit pas à une simple formalité formaliste, que faut-il en retenir ? Un premier élémentde réponse concerne sans doute le rapport à l’espace et à la façon dont lespersonnages l’occupent et s’y tiennent. Pour que pareil raccord s’exerce de manièreefficace et saisissante, il est bon qu’au départ un axe de caméra soit défini et secondéde préférence par un plan fixe. Un raccord dans l’axe, comme son nom l’indique,suppose la ligne droite, même si celle-ci peut être légèrement décalée d’un plan àl’autre. Filmer un mouvement de foule en plan d’ensemble puis raccorder dans l’axe surun personnage parmi cette foule, c’est une manière de passer du général au particulier,du collectif à l’individuel, apposer l’ordre d’un plan à une image de désordre. Quelle quesoit la situation, le raccord dans l’axe concentre l’attention sur celle-ci en lui conférant,par ces changements de perspective à vue, un statut particulier. Il est un moyen de ladistinguer en attirant le regard du spectateur sur son contenu.

Passage du loin au proche, de l’espace au sentiment.

Pourquoi, alors que l’action est cadrée sous un angle et une échelle de plansuffisamment utiles à sa désignation, le cinéaste ressent-il le besoin d’effectuer unraccord de ce genre ? Puisque la principale explication touche à la question del’espace, nous pouvons sans peine aborder les notions de proche et de lointain, àl’image de ce que le western, par exemple, a maintes fois privilégié autour du thème duterritoire à conquérir ou à défendre. Il suffit de se référer à la mise en scène de JohnFord ou d’Anthony Mann pour saisir l’importance dramaturgique d’un raccord dans l’axeentre l’étendue d’un décor où se distingue au loin un personnage qui substanciellementlui appartient et le visage de celui-ci sur lequel se lit d’un seul trait le sentimentd’appropriation intime de cet espace. S’approcher ou s’éloigner d’un élément de l’actionpar ce type de raccord, et non pas par un zoom, procédé plus systématique, peut servirà formuler quelque chose de décisif, voire de fatidique, une sorte d’injonction du regardorientée sur ce qui soudain provoque une réaction, un sentiment, à la mesure de lacoupe franche introduite dans l’équilibre d’un premier plan. Notons tout d’abord qu’il estplus convenu de penser le raccord dans l’axe en avant qu’en arrière. Rares en effetsont les passages du gros plan au plan moyen puis au plan d’ensemble selon un mêmealignement. On raccorde plus volontiers dans la perspective d’une meilleure vision,donc d’une meilleure approche de l’événement. Dans le cas du raccord « avant »,comme nous le disons du travelling, il s’agit de pénétrer par strates scalairessuccessives dans le cœur de l’action et dans le cœur des personnages (entendez latête). Dans La Règle du jeu (1939), au terme d’une conversation un peu générale entreChristine et Lisette sur les hommes, Renoir filme leur départ de la chambre en planmoyen puis, au moment où Christine se retourne vers sa domestique pour évoquer

Page 43: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

l’hypothèse d’une amitié avec un homme, il raccorde dans la même direction sur sonvisage en gros plan, comme pour souligner l’espoir contenu dans ce dernier énoncé.De nouveau, nous passons du général, en l’occurrence des généralités, au particulier.A un sentiment isolé qui surgit tout à coup dans l’esprit de Christine et motive parconséquent le raccord sur son visage, réceptacle sensible de la pensée.

Du corps à l’esprit : le raccord de Franju.

Passer du corps à l’esprit, du collectif à l’individuel, de l’extériorité à l’intériorité,c’est un des atouts majeurs du raccord dans l’axe. C’est aussi en cela qu’il peut parfoisêtre perturbant. Au début des Yeux sans visage de Georges Franju (1959), lors de saconférence devant une assemblée de médecins, le professeur Génissier expose satechnique de « l’hétéro-greffe ». A mesure qu’il décrit son opération, Franju enchaînesur lui trois plans, du moyen au très gros sur le visage. A chaque étape de ladescription correspond un changement de volume. Plus on grimpe dans l’horreursuggérée, plus on s’approche successivement de la tête de cet inquiétant personnage.On pénètre peu à peu dans le crâne d’où est sortie pareille folie.

L’intensité subjective du raccord dans l’axe : Jean-Claude Brisseau.

Dans sa forme de découpage introspective, le raccord dans l’axe inspire trèssouvent les cinéastes qui cherchent à restituer avec rigueur et à-propos lamanifestation directe d’une subjectivité. C’est le cas de Jean-Claude Brisseau qui, dèsson premier film Un jeu brutal (1982), s’en est fait l’heureux spécialiste. Grandconnaisseur du cinéma classique américain, il aime à provoquer dans certaines scènesdramatiquement importantes ces ruptures dans l’axe propres à accentuer, disons plutôtà ponctuer, le tracé d’un destin en marche irrémédiable. Chez lui, dès qu’un raccorddans l’axe sur un visage s’effectue, il est signe de fatalité, lorsque le personnage estsoudain isolé du reste de la scène pour mieux être désigné comme le captif d’un sortsingulier. A la fin de Noce blanche (1989), lorsque le professeur de philosophiedécouvre le corps sans vie de la jeune élève avec qui il a vécu une passion impossible,Brisseau multiplie les raccords dans l’axe ; sur la chambre, sur le lit, sur le visage de lamorte, puis, un peu plus loin, sur le point de vue segmenté à travers la fenêtre donnantsur la salle de classe du professeur (un plan d’ensemble sur la cour, cut, un gros plansur la porte). Ici, le raccord projette le personnage du professeur dans l’image de sapropre tragédie. Ce découpage très prononcé, de nature presque bressonienne,accélère la prise de conscience d’un homme littéralement déchiré par le poids de saresponsabilité. En définitive, l’emploi éloquent du raccord dans l’axe se retrouve cheztous les cinéastes qui croient à l’efficacité du montage sur les mots pour signifierbrusquement l’état psychique ou psychologique des personnages à un moment biendéterminé du récit. Parmi les plus pointus analystes des mouvements de l’âme, citonsClaude Sautet, Alain Resnais ou encore Ingmar Bergman qui ont judicieusement utiliséce procédé comme de l’aiguille d’un sismographe.

Le faux raccord.

Le faux raccord est le mauvais objet du montage, son envers polémique. Il estcoutume de le blâmer au nom des règles traditionnelles de grammairecinématographique. Sa fausseté supposée s’estime au regard de la vraisemblance dumontage classique fondé sur la mise en présence harmonieuse et cohérente de tous

Page 44: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

les éléments filmiques ; son, lumière, jeu de l’acteur, mouvements de caméra, échellesde plans, etc. A de faux un raccord qui a priori transgresse les lois de la transparenceet de la continuité. C’est pourquoi sa présence à l’image est ambiguë. Soit il relève dela désinvolture technique ou de la négligence de la scripte. Soit il confine à une figurede style et alors il devient signifiant. A proprement parler, le faux raccord désigne lepassage d’un plan à un autre, marqué par une contradiction dans la logique diégétique,par un hiatus spatial ou temporel. C’est le triomphe de la non-continuité, qu’elle soit deposition, d’objet, de mouvement, etc. Dans l’avant-garde soviétique des années 20, ceteffet de montage dit « indésirable » est très fréquent dans la mesure où il contribuaittrès largement à développer cette esthétique du fragment et du conflit déjà évoquée.Mais c’est surtout avec l’apparition des nouvelles vagues à la fin des années 50,grande période de renouvellement collectif des formes cinématographiques, que le fauxraccord est véritablement élevé au rang de gimmick esthétique.

Années 60 : l’âge d’or du faux raccord.

En décidant, dans A bout de souffle (1960), son premier long métrage, decouper en plein milieu des plans et de briser leur rapport logique de contiguïté, Jean-Luc Godard décomplexe le faux raccord et la saute (jump cut) vis-à-vis des carcans dubon goût, pour en faire des valeurs de montage à part entière, synchrones avec lecomportement heurté et contradictoire de personnages en fuite. Un peu plus tard auBrésil avec le cinéma novo et sa figure de proue, Glauber Rocha, ou bien aux Etats-Unis avec le cinéma indépendant représenté par John Cassavetes ou Shirley Clarke,cette figure stylistique s’impose comme l’instrument idoine pour filmer librement la viede personnages qui cherchent obstinément et désespérément à échapper à leurcondition sociale et affective. Elément métaphorique de la soustraction individuelle à unmodèle collectif institué, le faux raccord se soustrait lui aussi au modèle immuable dudécoupage classique. Il est, au début des années 60, le procédé esthétiquerévolutionnaire dont on profite pour exprimer l’idée de révolution, petite ou grande.Depuis cette date, il désinhibe tous ceux qui souhaitent filmer instinctivement lesaccidents du réel. Il est l’outil idéal pour épouser la contingence des choses au-delà duréférent scénaristique. Comme il est exclusivement le fruit d’une opération de montageet non de tournage, il relève du choix ultime, lorsqu’il s’agit de travailler le rythme propredu film. Le faux raccord répété est alors affaire de scansion interne, celle que l’onretrouve chez des cinéastes comme Cassavetes, Jean-François Stévenin, Abel Ferraraou quelquefois Woody Allen, chez tous ceux qui privilégient la matière même des planset de leur contact tremblé plutôt que leur consécution strictement narrative.

Le faux raccord chez Dreyer : révélateur de l’irréel.

Quand il n’est pas la simple conséquence des conditions même du tournage, lefaux raccord possède, pour certains artistes, un sens structurel de la plus hauteimportance, capable de faire ressentir toute la dimension d’un événement hors normesqui se heurte à l’explication rationnelle. C’est le cas de certains films de Carl TheodorDreyer, cinéaste danois protestant, passionné de transcendance et de surnaturel.Cinéaste classique qui débuta au temps du muet, il est un maître du plan séquence etde la continuité dilatée des événements. Toutefois, lorsqu’une situation dramatique sedémarque de la perception réelle et réaliste des choses, il en témoigne par un usagetrès contrôlé du faux raccord dont la tâche est justement de fissurer l’ordre du monde.Au début de Vampyr (1931), film de genre fantastique, l’arrivée à l’auberge du

Page 45: Le montage cinéma - sites.univ-rennes2.fr · 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique,

personnage principal, David Gray, est ponctuée de faux raccords insolites qui renvoientà la présence de l’invisible et du surnaturel. Les contrechamps ne coïncident pas avecle regard du personnage, son déplacement est perpétuellement désaxé en différentesentrées de champ et la lumière du jour varie d’un plan à l’autre. Ces faux raccords sontici autant de formes explicites de la rencontre du réel et de l’irréel, de la vie et de lamort. Il s’agit de mettre deux mondes en rapport mais de façon indécidable, à traversun point de vue qui n’appartient jamais précisément ni à l’un ni à l’autre de ces mondes.De même, lors de la séquence du miracle à la fin d’Ordet (1954), Dreyer introduit unfaux raccord tout à fait inattendu au regard d’un film tourné principalement en longsplans séquences. En fait, pour attester du phénomène du miracle, il éprouve le besoinde changer de registre de filmage. Jusqu’ici, le plan séquence respectait la continuitéde la réalité. Or, maintenant, sous le coup du miracle (une femme morte revient à lavie), le raccord se substitue à lui pour bien signifier que ce miracle est un accroc de laréalité, une réversion de son ordre naturel. Lorsque Johannes face au cercueil quitte lechamp par la gauche, au plan suivant, contre toute logique, c’est le mari de la défuntequi entre par la droite, prolongeant ainsi le déplacement de Johannes. Là, le fauxraccord a un rôle bien précis. Il est ce qui permet de montrer que la continuité dumonde visible tout à coup se déchire sous l’effet d’un phénomène qui n’est évidemmentpas de l’ordre de la continuité.

Conclusion.

Qu’il fasse lien ou rupture, arrange ou dérange, le raccord est l’élément essentielpour comprendre la spécificité d’un art qui a pris le pari de rendre compact desmorceaux choisis du monde en les dotant d’une perspective renouvelée et d’un moded’agencement si singulier qu’il donne à voir autrement et intensément leur interactionuniverselle.