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Armand Colin D'UN ROMAN POLYPHONIQUE : J.M.G. LE CLÉZIO Author(s): Claude Cavallero Source: Littérature, No. 92, LE MONTAGE LITTÉRAIRE (DÉCEMBRE 1993), pp. 52-59 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41713249 . Accessed: 14/06/2014 08:29 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.49 on Sat, 14 Jun 2014 08:29:00 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LE MONTAGE LITTÉRAIRE || D'UN ROMAN POLYPHONIQUE : J.M.G. LE CLÉZIO

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D'UN ROMAN POLYPHONIQUE : J.M.G. LE CLÉZIOAuthor(s): Claude CavalleroSource: Littérature, No. 92, LE MONTAGE LITTÉRAIRE (DÉCEMBRE 1993), pp. 52-59Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41713249 .

Accessed: 14/06/2014 08:29

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Claude Cavallero , Université de Savoie

D'UN ROMAN POLYPHONIQUE:

J.M.G. LE CLÉZIO

De livre en livre, les récits de Le Clézio ne laissent de susciter une question quelque peu lancinante, et qui met en cause, du point de vue générique, leur identité propre. Formulée dans le registre de l'utopie triviale, la question serait tout bonnement de savoir comment lire le texte, ou pour mieux dire, quel texte lire, quelle ligne discursive suivre parmi la pluralité des syntagmes possibles, lorsque interfèrent inopinément le fait divers, le propos symbolique ou d'obédience mythique, le souvenir d'enfance, le motif historique, le politique... La facture narrative de certains textes, par le recours visible aux techniques du montage en alternance et l'instabilité induite de l'instance énonciative, semble dès l'abord défier les velléités de parcours linéaire - songeons au Livre des fuites, à Désert , à Onitsha... Une contradiction apparaît entre le niveau de crédibilité esthétique auquel se situe globalement le texte 1 et le degré d'équi- voque adventice où nous plonge son appréhension cursive. L'imbri- cation des récits croisés de Désert , la distribution aléatoire des autocritiques du Livre des fuites , les rotations subites du point de vue romanesque dans Etoile errante, pour ne retenir que ces exemples, constituent autant d'atteintes ouvertes à la linéarité qu'impose au récit la mise en œuvre du signifiant linguistique. Parmi d'autres procédés de rupture et de fragmentation, de telles atteintes paraîtront problématiques si l'on juge qu'elles font obstacle ou qu'elles altèrent la rentabilité cognitive et/ou esthétique habituellement attendue d'une suite narrative. Notre objet est de montrer que, loin de nuire en l'occurrence à certain effet poétique du texte, et à la seule condition lectorale de souscrire, quant au genre, un contrat quelque peu modulable, l'éclatement formel sur lequel repose souvent chez Le Clézio l'architecture entière du roman, joue, par paradoxe donc, un rôle éminent dans l'esthétisation du propos narratif.

C'est au niveau même de l'élément graphique que se produit dans plusieurs romans l'atteinte la plus manifeste à la linéarité tenue pour conventionnelle au sein du récit. En ouvrant une béance dans l'espace de la page, l'indentation de marges supplémentaires, de

1 . Nous renvoyons à la • poétique essentialiste » et au critère constitutif de la littérarité qu'évoque Gérard Genette. Cf. Fiction et diction , éd. du Seuil (1991).

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Le montage littéraire

même que l'insertion de listes verticales de mots pléthoriques - un extrait d'annuaire dans Le Déluge - ont pour effet de motiver les blancs périphériques du texte. Plus encore, le collage de graphèmes et de sigles divers, l'ajout de feuillets publicitaires non paginés dans Les Géants , voire l'adjonction pure et simple de dessins illustratifs - dans Terra Amata, Le Livre des fuites , Mydriase - introduisent une iconicité inattendue et génératrice de polysémie. Evoquant parfois le calligramme, une tension surgit entre texte et image, par laquelle interfèrent les deux systèmes sémiotiques, l'ordre scriptural de la lettre et du mot, et le mode mimétique, plus spontané, de la représentation grahique. Le passage impromptu de l'un à l'autre, non qu'il désoriente vraiment le lecteur, attire pour le moins l'attention sur une procédure compositionnelle qui met en avant la rupture dans le but d'opérer une visible atomisation du texte.

Quel que soit le niveau textuel considéré, la modalité dominante des enchaînements narratifs s'apparente en ce sens à l'ellipse. L'information fictionnelle, comme victime d'une phrase aphasique, subit des distorsions et de nombreux à-coups. La lecture du Procès- verbal laisse un arrière-goût de lacune et de confusion dont semble être largement responsable la distribution du texte en chapitres entrecoupés de blancs - lesquels peuvent évoquer les troubles mémoriels d'Adam Polio, épicentre actantiel du roman. De la même manière, les * quelques heures ďune vie » mises bout à bout sans réelle implication causale dans Terra Amata , l'impression de juxta- position produite par le retour de la question * que voyez-vous ? » dans Les Géants, participent d'un morcellement qui tend à ébranler la suprématie à l'ordinaire conférée au Temps dans l'ordonnancement du récit. Plutôt qu'assister, scène après scène, au déroulement d'un scénario précis, nous sommes pour l'occasion sommés de suivre ex abrupto les étapes d'un itinéraire non défini. De la colline à la ville ou au bord de mer, dans Le Procès-verbal, du supermarché à l'aéroport ou au boulevard périphérique dans La Guerre, du vieux port à la gare ou à la cathédrale dans Désert, les descriptions modernistes de la ville font l'objet de partitions en forme de syllepses. Sans altérer la lisibilité première du récit - mais en décevant toutefois l'attente d'un résultat, en détournant ces * prétextes à des activités de type cogniti f» dont parle Jean-Michel Adam 2, de tels enchaînements achroniques expri- ment le caractère contingent de l'événement narré, ainsi « randomi- sé » sur un plan fictionnel. Bea B., héroïne au nom dantesque de La Guerre, ne découvre jamais le fameux « plan » dont elle suppose l'existence occulte. L'ellipse traduit ici un souci ostensible de ne pas tout dire au lecteur, comme elle peut marquer au surplus une intention ludique, sensible dans Terra Amata ou dans les Voyages de Vautre côté... Le roman suit ainsi un cours très libre, et il est difficile de ne pas songer à cet égard à l'organisation des essais publiés par

2. Cf. Jean-Michel Adam, Histoire racontée et stratégie discursive, in Le texte narratif, éd. Nathan (1985).

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J.'M.G. Le Clézio

Le Clézio : la structure expositive de Y Inconnu sur la terre s'avère spécialement remarquable en ce que le texte se compose de courts chapitres que Ton peut assimiler, du point de vue filmique, à de brefs arrêts sur image, l'ensemble constituant une sorte de panel théma- tique aléatoire - une route déserte, une roche, un tronc d'olivier, un nuage bas... Comme souvent dans les récits, l'idée de variation l'emporte sur celle de progression, tandis qu'un appel est lancé en creux à la participation active de l'interprétant, appel valant * auto- risation de voyage » entre livre et réalité, selon l'expression judicieuse de Thomas Pavel 3.

Mais l'effet de rupture et d'émiettement perceptible à la lecture des romans ne résulte pas seulement, nous l'avons suggéré, des divisions opérées à l'échelle de la structure apparente des récits. C'est dans les fils les plus ténus du texte, en ses mailles les plus retorses, que le romancier multiplie les glissements subreptices, dédoublant le foyer de la vision focale, mêlant différents ordres de grandeur, conjuguant sans transition au sein de mêmes séquences le mode assertif, le conditionnel, et l'irréel. La perspective devient ambiguë lorsqu'on ne sait plus qui « voit », du narrateur ou du personnage - problème que pose l'insertion du cahier d'écolier, dès la seconde page du Procès-verbal, et que l'on retrouve dans les romans suivants, où il n'est pas rare que le personnage se substitue momentanément à l'instance narrative 4. Outre ces altérations, les ruptures de plans abondent, ce qui d'un coup démultiplie, ralentit le récit à la manière d'une cadence menée ab libitum. Du paysage immense à l'insecte minuscule, de l'humain à la gent animale - un lézard dans Terra Amata - , toute réalité narrée peut à tout instant s'effriter, voire s'effacer au profit de menus détails auxquels la narration confère soudain une acuité particulière, suggérant l'idée, spécialement dans La Guerre , que tout objet vaut d'être représenté dans le roman. Le fait de décrire longuement une ampoule électrique ou un pot de yaourt, ou bien de dresser l'inventaire récursif d'éléments héréroclites, produit une modulation très nette dans le nombre et la densité des informations délivrées. Or, notons que l'excroissance descriptive et/ou énumérative, si fréquente dans les premiers romans de Le Clé- zio, est responsable d'une certaine * mise en silence du récit » tout à fait comparable, en tant que variation modale, au blanc narratif dont procède l'ellipse5. Ces distorsions de la ligne narrative, tantôt digressives, tantôt évasives, relèvent d'une procédure d'ensemble que l'on peut donc qualifier de polymodale 6, et qui, notamment par cette sorte d'oscillation baroque entre deux possibles discursifs opposés - le « trop » et le « trop peu » dire - , contribue à singulariser

3. Thomas Pavel, Univers de la fiction, éd. du Seuil (1988), 36. 4. Cf. notamment Le Livre des fiiites et La Guerre. 5. Cf. Jacqueline Michel, in Une mise en récit du silence, Le Clézio, Bosco, Gracq, lib.

José Corti (1986). 6. Nous reprenons ici encore la terminologie définie par Genette dans son désormais

classique Discours du récit.

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le texte en le situant dans la marge d'une série de normes commu- nément admises comme des traits pertinents de narrativité... Un tel texte fragmentaire, non programmatique, voire hétérogène en sa matière, ne peut que vouer à l'incomplétude son propre syntagme. Il est clair que cet aspect déconstructif implicite tend à mettre en exergue l'acte même de narrer.

La question des limites - entre dicible et indicible, entre monde et fiction... - ne cesse en vérité d'alimenter bon nombre de parenthèses critiques au long des premiers romans. On sait que l'auteur du Procès-verbal va jusqu'à se demander de façon provo- quante, en pleine préface, si la réalité existe bien ! Sans doute convient-il de lire avec un recul prudent les diatribes d'un Adam Polio ou d'un François Besson, anti-héros désabusé du Déluge : non dépourvues d'artifice, leurs attaques portées contre certains canons, voire contre l'institution littéraire entière, ressortissent pour une large part à ce «supplément mode d'emploi » qu'évoque Gilles Lipovetsky, et qu'il définit comme une effervescence particulière aux œuvres créatives de la période7. Mais il reste qu'au cœur du texte, la délimitation de séries généralement perçues comme antinomiques pose problème. Considérons à ce propos le sentiment de vertige produit, dans une séquence de Désert, par l'interaction subtile du réel et de l'imaginaire.

Le passage évoque une soirée dans un dancing parisien, et met en scène Lalla Hawa, jeune émigrée d'origine berbère que les fortunes du destin ont élue « cover-girl » 8. Selon une rythmique suggestive, ces pages nous entraînent à la suite du personnage dans un tourbil- lon d'images impressives. Comme autant de clichés induits par les fulgurations des spots d'éclairage, des comparaisons à effet de « flash » jaillissent ligne sur ligne, lesquelles nous rendent complices des visions de l'héroïne. Contrastant avec l'agitation frénétique du moment, la salle en forme ď* arène», * qui ressemble à une grande place vide » devient bientôt une * esplanade » où l'on peut se sentir * seule comme au milieu d'un plateau de pierres », tandis que les danseurs paraissent peu à peu * pareils à des rochers, pareils à des blocs de calcaires ». Par l'assimilation tacite de la vision à la vue, l'éclosion de la métaphore établit une progression d'ordre métalep- tique. Non sans rappeler un fragment semblable où Bea B., dans La Guerre, se sent transportée sur une plage de galets 9, la scène du dancing amorce un rapprochement en forme de chevauchement, d'enchâssement, bref, elle illustre une superposition de l'instant présent et du passé qui suppose qu'un glissement s'opère de la sphère du vécu à l'espace mémoriel, de l'ordre sensitif au registre mental. Contrairement aux à-coups produits par des tournures

7. Gilles Lipovetsky, Modernisme et post-modernisme, in L'ère du vide , essais sur l'individualisme contemporain, éd. Gallimard (1983), 110-111.

8. Cf. Désert, 332-335. 9. Cf. La Guerre, 103. On peut également songer à une scène des Voyages de Vautre

côté (67-71).

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J. -M. G. Le Clézio

interruptives, le passage d'une série à l'autre a lieu sans nul dom- mage, comme en douceur, à l'image d'un « fondu enchaîné » ou d'un « glissando » musical. La teneur poétique du procédé n'échappe pas, de même que n'échappe pas l'idée émise çà et là d'une interdépen- dance symbolique d'entités contraires. Depuis le simple tour oxymo- rique, tel le « soleil bien noir * que dessine Adam Polio, jusqu'au texte de Quevedo Villegas donné en citation pour illustrer l'hypothèse d'une imbrication étroite de la vie et de la mort, à la fin du Déluge 10, cette conception d'inspiration héraclitéenne motive de nombreuses allusions plus ou moins explicites. * Vie et néant, vide et plein s'équilibrent continûment , sont l'un dans Vautre, mêlés indistincte- ment », va-t-on jusqu'à lire dans L'extase matérielle11. Une telle assertion apporte quelque éclairage aux fondus analogiques que nous évoquions, et dont l'impact sur le lecteur doit notamment à une équivoque liée au régime modal des verbes conjugués - la valeur conditionnelle s'étend parfois à des tournures de l'indicatif, puis se retire subrepticement pour convertir le virtuel du rêve en pur constat. Mais au gré de ces lents basculements d'abord à peine perceptibles, et qui replongent d'un coup les personnages dans l'univers de leurs primes années, notons surtout qu'un autre type de glissement plus essentiel s'opère : incidemment s'amorce le passage de l'axe du syntagme à celui du paradigme, projetant les enjeux narratifs sur la toile de fond du mythe, du symbole, et du poème.

De même que les récits de Le Clézio désignent fréquemment, nous le suggérions, l'acte même de narrer, il n'est pas excessif de prétendre qu'en leur fibre intime, une procédure de fragmentation contient en germe le ferment nécessaire au raccord possible de ses éclats. Le pouvoir des textes de Le Clézio, comme une force d'ambi- valence magique, semble tenir précisément à telle obligation : nous sommes contraints de subir un éclatement hors l'idée a priori conce- vable d'une consonance, consonance qui s'impose pourtant d'elle- même au point de masquer, d'effacer les traces du désordre qui semblait présider à son avènement. Tel Phénix renaît de ses cendres, la discontinuité des structures discursives dont nous venons de relever quelques aspects parmi les plus saillants n'empêchent en rien la formation de strates analogiques, de lignes harmoniques aux résonances multiples. C'est ainsi que l'orientation déceptive d'en- semble du récit laisse souvent apparaître une potentialité d'itération très forte. La quête des personnages, comme d'emblée vouée chez Le Clézio à un échec universel, se résorbe peu à peu dans le schème d'une errance propice aux retours et aux redondances multiformes. Le roman, quoique doté d'une fin, n'aboutit guère, si bien que les mêmes situations fictionnelles, les mêmes itinéraires s'élaborent en forme de rebonds plus ou moins fortuits. Les visions horrifiées du monde moderne et de ses excès, le besoin impérieux de nouer des

10. Le Procès-verbal, 17 ; Le Déluge, 282. 11. L'Extase matérielle, 35.

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liens plus authentiques avec l'environnement, s'illustrent globale- ment au travers de séquences types que l'on retrouve d'un roman à l'autre... Scènes de fuite et de «galère», moments de vertige et d'extase, des conditions similaires déterminent de communes atti- tudes : Adam Pollo et Bea B., Alexis (Le Chercheur d'or) et Fintan (Onitsha), obéissent peu ou prou aux mêmes injonctions de l'émo- tion, aux mêmes élans de la conscience - à tel point qu'il devient parfois diffìcile de distinguer, en texte, des angles de vue différents (ceux de Bea, de Monsieur X, et/ou du narrateur, dans La Guerre). De telles incidences - - qui peuvent aller jusqu'à motiver une juxtaposition explicite de la pensée de X et de Bea 12 - , ne font pas qu'attester le caractère interchangeable des êtres engendrés par la fiction - ce qui introduit la question pendante du statut du Sujet dans le roman. La ressemblance peut venir faire œuvre utile de cohérence dans un récit au cours tant soit peu désemparé.

Un certain nombre d'effets spéculaires s'avèrent par ailleurs sensibles à longueur d'œuvre. Ainsi les écrits de personnages forment-ils ici et là d'éloquents miroirs contrapuntiques à l'écriture du roman lui-même. Qu'il s'agisse de poèmes, de fictions, de journaux intimes, le texte de ces métarécits circonstanciés ressemble parfois à s'y méprendre au texte du roman lui-même. Rappelant le procédé de mise en abyme jadis réintroduit par Gide dans l'étude du roman, les pages du fameux cahier jaune d'écolier d'Adam Polio, comme celles que l'on trouve consignées sous l'étiquette * semainier pratic », dans La Guerre, démultiplient les péripéties vécues par le personnage en offrant au lecteur une sorte de version directe monologuée de son intériorité fictive. Cette ligne narrative seconde, fût-elle doublement fragmentaire - elle l'est par ses bribes lovées dans les méandres d'un texte à trous - , ajoute au récit une figure d'arpège dont la vibration se propage par congruence. De manière comparable, et comme « en sus » des airs de parenté que nous avons notés, l'apparition d'un personnage secondaire peut se pourvoir d'une valeur de modèle possible à l'adrese du héros. Citons pêle- mêle : un fabricant de céramique, un dessinateur de rue, un vendeur de journaux, un ancien pêcheur... Assurément, la liste de ces silhouettes évanescentes serait longue à dresser !

Ce n'est pourtant à l'évidence ni le nombre ni la fréquence qui donnent force au procédé. Saisie dans le flottement permanent d'une esthétique non directive, la simple reprise d'un titre - « Procès- Verbal d'une catastrophe chez les fourmis » lit-on dans Le Procès- verbal - peut former l'indice d'un niveau d'interprétation possible du roman... Ainsi les références à une matière mythique, aux grands textes sacrés, à diverses légendes, ne peuvent être ignorées. Certes, répétons-le, ces allusions ne livrent guère des clefs - nous sommes en cela à mille lieues des constructions savantes élaborées par Claude Simon ; mais les villes mythifiées, les labyrinthes où l'on se

12. Cf. La Guerre, 134.

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J.-M.G. Le Clézio

perd et où périssent parfois les héros sacrifiés des premiers romans, recèlent pour le moins l'invite à une lecture d'alternative. Parce que la fiction tisse son propre jeu de reprises et de renvois internes, « par rapport au projet, le récit en fait plus * 13. Il n'est pas anodin de vérifier par là qu'un certain emmêlement des lignes narratives ne contrarie pas l'harmonie des voix et des registres dont la portée s'accroît de livre en livre...

Sans doute n'est-il pas nécessaire d'insister sur ce point : un souci d'équilibre transparaît à la lecture des romans les plus récents de Le Clézio. L'écriture ďOnitsha, d'Étoile errante , comme déjà celle du Chercheur d'or et de Désert , paraît acquise à une sérénité formelle que semblait interdire la composition plus moderniste des textes précédents. Les syncopes narratives, de moindre ampleur, se font plus rares, de sorte que le récit, rendu allègre, se réconcilie notam- ment avec ce que nous avons coutume d'appeler « l'histoire ». Et de fait, cette « histoire » - celle de Lalla, d'Alexis, de Fintan, d'Esther - s'éclaire à la lumière ambrée du mythe qui en sous-tend le déploie- ment : récit légendaire de l'Homme Bleu, dit Es Ser, le Secret ; mythe de la Toison d'or évoquant le Jason d'Apollonios de Rhodes ; légende encore d'Arsinoë, la reine noire égyptienne, mythe de la Terre Promise, de la paix recouvrée... Au même diapason, mythe et histoire résonnent. Toutefois méfions-nous. Brisons un fil d'Ariane qui n'en serait pas un. Si l'on y prend garde en effet, ce qui étonne à nouveau ici, c'est moins la continuité supposée du récit, c'est moins sa complétude attendue, postulée, que sa partition en des voix dédou- blées et dont le roman requiert, selon l'image exacte d'un conducteur14 , une lecture conjointe.

La cohérence intime de ces textes procède de la convergence éthique et esthétique qui émane de leurs lignes plurielles, et dont la narration assume, en énoncé, la différenciation. L'effet d'unité n'est donc guère synonyme ici de linéarité. Car, faut-il le rappeler, ces histoires que nous aimons «croiser» relèvent de blocs textuels distincts ; toutes s'articulent en segments distribués par alternance, obligeant le lecteur à mémoriser, à synthétiser, à interpoler. Par l'invocation directe du mythe, l'imaginaire prend une fonction struc- turante inédite : les rêves d'Alexis, de Geoffroy Allen, d'Esther, s'imprègnent d'une isotopie figurative qui confère au récit son dynamisme. Le roman, en forme de quête inachevée, puise ainsi sa signification dans un rapport suggéré entre l'histoire narrée et la part du mythe qu'elle exemplifie. Un message, ou plutôt des messages, s'insinuent latéralement, un peu à l'instar d'une voix « off ». Placé sous le signe de la parabole, voire de la prophétie, un tel discours

13. Cf. Mireille Calle-Gruber, Le texte conflictuel, in L'effet fiction de l'illusion romanesque, éd. A.G. Nizet (1989), 238.

14. On appelle * conducteur », dans le domaine musical, la partition du chef d'orchestre, qui permet d'avoir une vue d'ensemble des différente lignes mélodiques.

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analogique ne rompt pas, on le voit, avec l'intention poétique 15 des romans précédents. Simplement, le polissage formel que nous évo- quions rend désormais plus explicite, plus palpable, cette polypho- nie des voix par laquelle le roman sollicite, en définitive, son agrément de lisibilité.

Et ici encore, les correspondances qui émergent d'une lecture comparative de l'ensemble des textes ne sont pas parmi les moins saisissantes. Gardons à l'esprit certaine idée générative qu'exprime notre auteur lorsqu'il déclare éprouver le sentiment de n'avoir jamais écrit qu'un * seul et même texte »... Cela est d'ailleurs en vérité aisé, car outre le retour de thèmes sémantiques voisins, outre le profil ressemblant des personnages - leur « génome narratif » en somme - , des pans entiers de la fiction resurgissent parfois d'un texte à l'autre. Un bref exemple : le récit Printemps rappelle à beaucoup d'égards l'histoire de la jeune berbère de Désert, de même qu'en forme de variante, la nouvelle Kalima16 renvoie de façon tragique à l'épisode marseillais de ce roman, dont elle semble prolonger le climat de souffrance mêlée de honte. Au gré de telles translations intertextuelles, le principe d'harmonie s'illustre par-delà l'étiquette des genres. Il ne s'agit plus, on le conçoit, de parcourir l'un après l'autre des textes figés, cloisonnés, refermés sur eux-mêmes ; il ne s'agit plus de subir les ruptures et les fractures, mais bien plutôt de découvrir une commune ouverture et de nous y glisser afin d'attein- dre, par cette sorte d'errance qui fait retour à l'exigence originelle d'un mouvement, l'écho amplifié d'une parole multiple.

Toute notre appréhension esthétique se ressent finalement d'une telle mise en œuvre par laquelle LeClézio, loin de flatter notre passivité, semble nous exhorter à reconsidérer notre attitude lecto- rale présupposée. Il n'est point d'autre prix à payer pour tomber sous le charme assez insolite que procure l'écoute simultanée des voix d'un roman polyphonique.

15. Au sens d'une poétisation globale du roman, selon l'idée qu'expose Dominique Combe. Cf. Poésie, roman et synthèse des genres, in Poésie et récit, une rhétorique des genres, éd. José Corti (1989), 115.

16. Kalima, in La Nouvelle Revue Française, 447 (avril 90), 6-14.

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