Critique de La Deraison Polyphonique

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ArticleCritique de la (d)raison polyphonique M.-Pierrette Malcuzynskitudes franaises, vol. 20, n 1, 1984, p. 45-56.

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Critique de la (d)raison polyphoniqueM.-PIERRETTE MALCUZYNSKI

La fantastique le mot n'est pas trop fort projection de la personne et des crits de Mikhal Bakhtine sur l'avant-scne de la thorie et la critique contemporaines, voire l'ensemble des sciences humaines, soulve quelques questions. savoir : 1) S'agit-il de rectifier sans dlai une ou des mprises d'ordre interprtatif/moral l'gard de son oeuvre, c'est--dire corriger une erreur qui se serait glisse au dbut de la traduction de ses crits la fin des annes soixante et au dbut des annes soixantedix? Un exemple de caricature possible qui en dcoule : Bakhtine est trop marxiste il ne l'est pas assez il est un philosophe noromantique (pr)existentialiste. Dilemme gentiment cart mais de manire contentieuse. Ou bien : 2) La conjoncture de l'poque ne permettant alors qu'une seule manire de rendre Bakhtine acceptable pour le public de l'Ouest, s'agit-il maintenant d'largir, d'assouplir sa prsentation; en fait, rendre Bakhtine pluralisable? Cooptation et/ou rcupration de la dernire chance, ou risque de draper dans tous les sens et contribuer une espce de conspiration janusienne entre Grand Prtre et Grand Vizir. Ou encore : 3) Crise du formalisme? Certes, mais alors comment rendre compte du fait que Formel'nyi metod v literaturovedenii sign P.N. Medvedev (Leningrad, 1927) soit l'ouvrage bakhtinien le moins traduit ce jour, traduction que le lecteur francophone attend du reste toujours? Les formules toutes faites visant prendre Bakhtine la lettre pour en brasser la lettre, sont des propositions qui, mon sens, frisent

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l'opportunisme acadmique. Trve d'ironie, le bton saisi par les deux bouts finira par craquer un jour, si l'on n'y constate pas dj des dommages importants. Hypothse : II ne semble pas trop os de penser que si Bakhtine avait t traduit plus tt, notamment en France, l'impact du structuralisme et de la smiotique en sciences humaines aurait pris une toute autre allure. De mme et plus spcifiquement en matire de thorie littraire, les constellations migratoires de la notion d'intertextualit auraient manifest d'autres configurations. ce propos Marc Angenot dmontre bien l'inutilit (voire peut-tre l'absurdit) de continuer chercher ce que veut dire intertextualit, et propose de se demander plutt quoi a sert dans une instance donne (ANGENOT, 1983, p. 132). Il serait effectivement intressant de voir quoi intertextualit sert dans l'optique d'une relecture, aujourd'hui, des donnes bakhtiniennes. Autrement dit, on approche trs rapidement d'un brouillamini dissminatoire en persistant s'acharner savoir Qui EST QUE VEUT DIRE QUOI QUAND O QUELLE voix bakhtinienne. Si la responsabilit incombe chaque discipline de prciser les maximes relevant des champs particuliers de recherches, il me parat en revanche impratif de fixer un consensus minimal qui, au lieu de venir se servir des thories bakhtiniennes comme prtextes au dveloppement de problmatiques individuelles, permet au contraire de cerner des concepts inhrents servant d'encadrement au travail commun. Prmisse : II n'y a pas ni n'a jamais t question d'autre de l'Autre (l'inconscient a-social et a-historique) chez Bakhtine, puisque l'autre interlocuteur, discours est toujours, pour lui, l'autre de l'autre interlocuteur, discours. N'est-ce pas alors une contradiction syncrtique que de vouloir retrouver confirmation, aprs-coup, dans les crits de Bakhtine/Volochinov, d'une espce de soubassement l'aphorique l'euphorique? redcouverte de Freud par le langage, de la part de certains structuralistes franais, et en particulier par Jacques Lacan (cf. BRUSS & TlTUNIK, 1976, p. ix)? Ne devrait-on pas plutt prciser, aujourd'hui, que tout en nous mettant en garde contre les problmes qui dcoulent des interprtations psychalanysantes des formations discursives, et de la production culturelle en gnral, les propos de Bakhtine s'avrent tre surtout non lacaniens dans la conjoncture thorique actuelle? quoi sert Bakhtine? semble tre la question se poser. Il me semble aussi que l'on n'arrivera pas y rpondre sans remonter la source du problme, c'est--dire comment et

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pourquoi la critique a t canalise vers l'impasse qui fait que la question elle-mme se pose En ce qui concerne les thories sur la production du roman, reprenons ce qui est en tout cas pour le lecteur francophone, UN point de dpart Bakhtine a servi en quelque sorte de mdiateur thorique et terminologique Julia Kristeva dans la formulation d'une large distinction entre le roman bourgeois de la grande tradition raliste du XIXe sicle et le roman moderniste qui surgit au XXe En s'appuyant sur les notions bakhtiniennes d'idologme et de dialogisme, Kristeva propose la notion d'intertextuaht pour rendre raison de la coupure narratologique qui s'opre au tournant du sicle L'essentiel de sa pense est de retrouver partir du phnomne du courant de conscience {stream of consciousness) une carnavalisation du roman (raliste) en ce que le roman polyphonique moderniste l'exemple de Joyce, Beckett ou Nathalie Sarraute se dbat contre le SIGNE (le mot) tout en restant dans la PAROLE (dans la phon, comprise comme l'EXPRESSION d'une ide antrieure sa formulation linguistique) (KRISTEVA, 1970a, p 103) Reprise de la notion bakhtimenne du polyphonique, laquelle, par le biais de la notion d'intertextualit, vient alors dsigner un processus d'interaction dialogique avec l'Autre pour rendre compte du prconscient, de l'illisibilit du prparl moderniste par rapport la pense symboliste Or le roman moderniste s'exhibe dans un dialogue (homophonique), la thonsation kristvienne cherche peut-tre rendre compte chez lui du caractre multivocal du mot Mais l'homophonie ou la monologie narrative se situe idologiquement aux antipodes thoriques du dialogisme (polyphonique) de Bakhtine (cfMALCUZYNSKI, 1983)

La question que se pose Bakhtine n'est pas de savoir s'il y a un seuil de verbalisation, mais si la verbalisation tend un monologue subjectif Kristeva semble vacuer de la pense bakhtimenne le problme de l'interaction SOCIO-verbale de la formulation linguistique Elle ne tient pas non plus compte des rapports entre carnaval et polyphonie dans l'histoire du roman, rapports pourtant discuts par Bakhtine dans la Potique de Dostoevski, qui est l'ouvrage principal auquel Kristeva se rfre Je reviendrai plus en dtail sur ces rapports, qui sont, par ailleurs, essentiellement d'ordre socio-historique Pour l'instant, il convient de noter et de souligner que si la carnavalisation littraire, celle qui est dfinie comme telle par Bakhtine au sujet de Rabelais, ressortit une poque spcifique de l'histoire, le roman polyphonique, lui, ne peut effectivement exister qu' une poque

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capitaliste. Et Bakhtine lui-mme de prciser cet effet que le terrain qu'offre la Russie aura t particulirement propice cette expression artistique. Ceci dans la mesure o venant s'installer presque en catastrophe, le capitalisme aura suscit un profond sinon brutal dsquilibre idologique, accentuant les contradictions d'une socit en pleine mutation et favorisant ainsi la mise en place des conditions sociales partir desquelles s'articule la multiplicit de plans et de voix propre au roman polyphonique dostoevskien (BAKHTINE, 1970, p. 50). C 'est au niveau de cette multiplicit (polyphonique) de plans et de voix que semble intervenir l'intertextualit. Chez Bakhtine, o la notion d'intertextualit n'apparat jamais, la polyphonie vient marquer la particularit d'une PRODUCTION de la narrativit romanesque, c'est--dire l'interaction SOCIOesthtique de la production littraire dans des conditions sociales, conomiques et historiques spcifiques. Chez Kristeva, par contre, le polyphonique vient dsigner la PRODUCTIVIT du texte, c'est-dire les divers mcanismes qui articulent les particularits du texte moderniste par rapport celles du texte raliste/symboliste. Mutatis mutandis, on passe au travail du texte, espce de Textarbeit calque sur la notion de Traumarbeit avec tout ce que l'analogie comporte, et qui renvoie non plus seulement l'analyse des composantes constitutives de l'articulation textuelle mais au SENS du texte lui-mme, venant alors se juxtaposer et tenir lieu de production signifiante textuelle. Ceci ncessite un claircissement. Le texte (polyphonique) n'a pas d'idologie propre, car il n'a pas de sujet (idologique), proclame d'emble Kristeva; l'idologie ou plutt les idologies sont l, dans le texte romanesque, contradictoires, mais non hirarchises, non rflchies, non juges, elles ne fonctionnent que comme matriel former. C'est dans ce sens qu'un texte polyphonique n'a qu'une seule idologie : l'idologie formatrice, porteuse de forme (KRISTEVA, 1970b, p. 18). Prise sous cet angle, l'intertextualit dsigne alors les modes opratoires de mise en formes textuelles en ce que celles-ci condensent, dplacent et/ou substituent, dcalent, modifient et transforment d'autres textualits/sujets, et sans pour cela marquer l'volution que ces changements articulent sur le plan de la production romanesque. Alors qu'il se rclame d'une pistmologie bakhtinienne, le paradigme kristvien semble tre plus exactement une rcupration des mots d'ordre des Formalistes russes l'intrieur d'une vise para-lacanienne qui, par l mme, cherche rhabiliter le statut du Sujet. Car, ne

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l'oublions pas, si l'intertextualit postule la mort du Sujet pour les Telquelliens, Kristeva russit en revanche un coup de force paralogique, celui de neutraliser la contradiction qui en dcoule en proclamant que Bakhtine fait lui-mme en quelque sorte appel une nouvelle thorie du sujet/littrature. Il y a tout un aspect de la notion de textualit, inclus dans ses variantes prfixielles, qui vient surdterminer et surinterprter le concept de littrarit : textualit s'y juxtapose tout en s'y substituant dans l'volution du vocabulaire terminologique et critique, car il renvoie moins la production littraire qu'il ne rehirarchise la productivit du texte (cf. GENETTE, 1979, 1982). Il y a vacuation de tout ce que Bakhtine/Medvedev critiquait chez les Formalistes russes, surtout ce qui concerne l'omission de l'ensemble des facteurs qui permettent de s'interroger sur la socialite de l'criture. Dans ces conditions, qu'est-il advenu des donnes bakhtiniennes pour la critique et la fiction depuis une quinzaine d'annes? Une des caractristiques des plus intressantes, voire des plus novatrices du roman polyphonique contemporain le roman post-moderne, post-Nouveau Roman est celle d'exploiter au maximum l'intertextualit de son discours narratif au niveau mme de sa propre mise en texte. Cependant, et mis part quelques exceptions, l'ensemble de cette production c o n t e m p o r a i n e ne manifeste plus la m u l t i p l i c i t transformationnelle des divers contenus du monde, comme l'indiquait Bakhtine l'gard de la polyphonie dostoevskienne. Il s'agit plutt d'une performance narratologique o la multiplicit polyphonique de plans et de voix devient un processus transformationnel repli sur lui-mme, parfois mta-fictionnel (cf. HUTCHEON, 1980), mais surtout qui marque sa propre contradiction mta-rfrentielle. Or, il n'empche que mme modifies, ce sont les modalits de la polyphonie, en tant que technique narratologique, qui viennent caractriser la textualit de tout un aspect de la production romanesque partir des annes soixante. Notons en particulier le rapport homologique avec la notion d'intertextualit et ses variantes; ces dernires sont issues de la mme instance socio-historique et se manifestent dans le discours critique paralllement la polyphonie contemporaine. Elles rendent mme compte de leur objet en insistant sur l'enchevtrement des articulations polyphoniques en tant que production textuelle et dont elles justifient alors le dcryptage, le (d)codage et le catalogage. Certes, comme le remarque Marc Angenot, l'iDE [mes majuscules] d'intertextualit est venue troubler toutes sortes de schmas pistmiques vectoriels qui

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allaient de l'auteur l'uvre, de la rfrence empirique l'expression langagire, de la source l'influence subie de la partie au tout , du code la performance et, dans le texte, mettre en question sa linarit et sa clture, d'une majuscule un point final (ANGENOT, 1983, p 132) Mais sa fonction dcoule d'une hgmonie narrative dont les composantes idologiques dterminent la mise en pratique de ce que j'appellerai une (DE)RAISON POLYPHONIQUE Pour ce qui est du discours critique, il ne s'agit pas d'interroger les pratiques romanesques en tant que productrices d'un espace social (DUCHET, 1976, p 448), mais de les cerner en tant que productivit d'un espace textuel o le polyphonisme qui les constitue tient heu de textuahts diverses On devine fort bien les consquences pour la thorie de la production littraire au sens large du terme, ds lors pour toute thorisation de la production de la culture En un mot, les prmisses mthodologiques ainsi formules n'ont plus rien voir ou si peu avec le fondement de la pense bakhtinienne, dont les proccupations thoriques mettaient en relief la diversit du discours social dans le genre romanesque A quoi sert Bakhtine? est effectivement une question qui se pose de faon urgente En marge des propos tournant autour des diverses tendances (no-formalistes, oui) smanaly sants, pahmpsestisantes, voire dconstructionnahsantes ad libidum, Bakhtine, il me semble, la fois anticipe et complte en la prcisant une sociocntique actuelle, celle dont l'intention et la stratgie [ ] sont de restituer au texte des formalistes sa teneur sociale Effectuer une lecture sociocntique, poursuit Claude Duchet, cela revient, en quelque sorte, ouvrir l'uvre du dedans, reconnatre ou produire un espace conflictuel o le projet crateur se heurte des rsistances, l'paisseur d'un dj l, aux contraintes d'un dj fait, aux codes et aux modles socioculturels, aux exigences de la demande sociale, aux dispositifs institutionnels (DUCHET, 1979, p 3 et 4) Et dans la mesure o, pour Duchet, la sociocritique suppose une prise en considration de la httrant comme faisant partie intgrante d'une analyse socio-textuelle, les propos de Bakhtine ouvrent le champ considrablement en supposant la prise en considration de la spcificit esthtique en tant que CIRCULARITE CULTURELLE, comme partie intgrante de toute dmarche critique Un premier pas sera de cerner du dedans c'est--dire en termes bakhtiniens l'gard du roman la notion de circularit culturelle Or, c'est ce propos que se rattachent chez Bakhtine les notions de carnaval et polyphonie partir de l'examen des genres

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comico-sneux de l'Antiquit, et en prenant ailleurs pour exemple spcifique Rabelais, il indique comment au Moyen Age et sous la Renaissance, une grande partie de la haute culture europenne est imprgne de la culture populaire manant des classes sociales subalternes Ceci souligne la notion mme de carnavalisation littraire qui dfinit la transposition de l'essence carnavalesque la littrature crite de la culture dominante, en particulier les formes du carnaval qui sont investies des courants de la tradition orale et des reprsentations corporelles travers l'imagerie du grotesque Concrtement, il s'agit de la transposition verbale de l'ensemble gestuel du carnaval, et, en ce qui concerne la culture crite, de sa textuahsation La perception carnavalesque vient tablir un rapport dialogique ce contact libre et familier entre des oppositions dans le but d'abolir non pas les diffrences entre elles, mais surtout le processus de hirarchisation qui les spare et les isole socialement les unes des autres II existait ainsi une sorte d'alliance interculturelle au niveau de l'criture romanesque II n'est pas tellement question dans le texte de la manifestation d'un autre texte, carnavalesque, mais surtout de l'intgration dans le texte du roman d'un discours autre que le sien autre au sens culturel et idologique puisque issu d'une autre stratification de la socit , le geste du carnaval II s'agit d'une cohabitation discursive par laquelle l'essence carnavalesque fait partie du texte lui-mme sans s'y dissoudre, une coexistence o les discours ressortissants des formes culturelles diverses ne sont plus isols les uns par rapport aux autres, mais renvoient quand mme en dernire analyse des classes sociales diffrentes Pour Bakhtine, le genre romanesque fait reposer ses bases constitutives sur une interdiscursivite qui cherche rendre compte de l'ensemble des divers types de discours sociaux partir du XVIe sicle, cependant, le carnaval commence perdre son caractre socio-historique d'institution populaire C'est l'poque qui marque le dbut des censures, puis des interdictions de ces manifestations collectives, surtout lorsque celles-ci servent de plus en plus de prtexte l'meute urbaine, voire la rvolte ouverte Sur le plan socio-culturel, le carnaval de la place publique et universelle cde le terrain une manifestation d'apparat et de palais il y a rpression de cet aspect traditionnel de la culture populaire que des sanctions officielles de plus en plus centralisatrices et absolutistes, rcuprent et transforment graduellement en une culture de ftes de cour, de bals masqus et de parades Si jusqu' cette poque, la littrature restait imprgne de la perception carnavalesque la source de la

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carnavalisation [est] le carnaval lui-mme , Bakhtine suggre que vers la seconde moiti du XVIIe sicle, des lments carnavalesques auraient cependant survcu en passant une tradition de mise en forme artistique. Ces lments traversent une partie de la production romanesque des XVIIIe et XIXe sicles, divers degrs et sous divers aspects tout en subissant des modifications. Il souligne que c'est la qualit dynamique de la perception carnavalesque qui aurait maintenu l'influence de la Renaissance travers les sicles, influence qui aurait prcisment permis Dostoevski de rsister et de ne pas se plier ce que Bakhtine appelle l'abtardissement du ralisme et sa dgnrescence en empirisme naturaliste. Il importe ainsi de noter que Bakhtine indique une mise en rapport entre une tradition des restes d'lments carnavalesques et une mergence d'lments embryonnaires polyphoniques, et dont il situe le terrain de rencontre l'poque du Baroque. Sans entrer dans le dtail, il faudrait quand mme remarquer que sous cet angle, Don Quichotte ne peut alors tre considr baroque QUE dans une optique soulignant la pntration du discours du carnaval. Le processus de dsaxiomatisation dialogique autour duquel cette oeuvre s'articule est un produit du dcentrement carnavalesque. Mais pour ce qui concerne la production du roman, il ne s'agit plus de carnavalisation littraire au sens rabelaisien, sinon ce que j'appellerai une mise en esthtique de la perception carnavalesque. Car l'uvre de Cervantes articule galement ce que le baroque rcupre pour le compte de l'idologie dominante, ceci en dissminant le produit de la carnavalisation littraire au niveau de la reprsentation artistique. Dans la mesure o la dissmination est ce qui vient lgitimer (au sens de Bourdieu) l'utilisation par diverses tendances des mmes formes avec des buts diffrents, c'est ce processus que le polyphonique met en esthtique, en remaniant l'essence de la perception carnavalesque et en transformant celle-ci en tradition artistique. Don Quichotte est potentiellement polyphonique; c'est l'uvre par excellence qui rend manifeste cette transformation et son instance dans l'histoire. En tant que pratique artistique, le polyphonique s'alimente ainsi au discours carnavalesque et en particulier ce qu'il comporte de formes traditionnellement populaires. C'est sous cet angle que l'on peut parler de la FORME CARNAVALESQUE de la polyphonie, forme originellement populaire qui ne garde et ne reproduit que certaines caractristiques des gestes du carnaval.

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Issue d'une conjoncture historique spcifique, la polyphonie littraire merge ainsi au moment de l'instance sociale qui marque le dbut du long procs d'EMBOURGEOISEMENT que la socit europenne connat divers degrs depuis la fin du XVIe sicle et le dbut du XVIIe. On est ds lors confront au problme de la circularit culturelle dans une hgmonie particulire; hgmonie qui, dans une surdtermination historique, annonce une future rhtorique de la pluralit. Ce n'est que dans cette optique que l'on peut rendre raison du polyphonique littraire en tant que forme culturelle, et que le roman dostoevskien cristallise en tant que pratique narrative. On observe au niveau des forces de production culturelle, que la notion du PLURIEL installe petit petit ses composantes quantitatives aux cts des composantes qualitatives HTROGNES pour, dans certains cas, s'imposer, voire s'y substituer. La notion de circularit culturelle a ainsi un tout autre sens; en fait, il ne s'agit plus d'ALLIANCE interculturelle mais d'ALLIAGE entre plusieurs lments culturels d'une part, et de l'autre, une forme de base : le texte du roman. C'est du reste en ces termes que Bakhtine dcrit le roman de Dostoevski : un alliage de genres littraires canoniques et non canoniques. C'est par cette sorte d'hybridation de genres diffrents que la multiplicit (au sens pluriel et htrogne) de points de vue narratifs confre au polyphonique son statut textuel. Une mise en pratique INTER-textuelle au sens o cette pratique pluralise une praxis interdiscursive en tant que texte au niveau narratologique. C'est alors qu'une distinction trs nette entre PRATIQUE et PRAXIS s'impose. Si une pratique peut tre la fois conservatrice et novatrice sans ncessairement travailler sur la transformation, une praxis ne peut tre innovatrice que si c'est au sens mme de transformation. Les deux notions ne sont en revanche pas incompatibles ni mutuellement exclusives; leur coexistence est mme gnralement souhaite dans une hgmonie donne. Par contre, il y a production d'un SIMULACRE, lorsqu'une pratique se reprsente idologiquement comme s'il s'agissait d'une praxis. Entre les processus d'alination et l'escroquerie idologique et politique, les frontires sont toujours floues, permables. Or, aux niveaux de la production culturelle et du discours critique, les rapports entre pratique et praxis sont analogues ceux entre intertextualit et interdiscursivit. la limite, au sein de cette instance thorique aberrante et compltement aline pour ce qui a trait l'usage de l'intertextualit, on finirait par tourner en rond dans une reproduction descriptive ni plus ni moins du

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processus mme de simulacre qui est mis en place par l'espce de grimace polyphonique contemporaine Or, qui dit simulacre, dit masque, et si l'intertextualit appartient au discours, comme nous le rappelle Tzvetan Todorov, et non la langue (peut-tre devraitl dire langage) (TODOROV, 1981 , 96), est-ce que l'intertextualit ne vient pas alors masquer tout en la refoulant dessein, la dimension interdiscursive de la production romanesque? C'est encore Marc Angenot qui remarque quelque part que le simulacre, reproduisant la faon dont l'idologie connat le monde, est support-de-1 'idologie Ce que le simulacre manifeste ce n'est pas le monde, mais la manire dont le sujet connat le monde Ds lors, toutes sortes de questions surgissent l'gard de la problmatique de la circularit culturelle notre poque, questions qui permettraient de formuler, entre autres, une thonsation de la production de la culture populaire par rapport la culture de masse Bakhtine ouvre des voies mthodologiques qui dbordent du cadre des genres, tout en rejoignant les propos de Claude Duchet pour ce qui serait la fois une sociologie de l'criture, collective et individuelle et une potique de la socialite Par exemple, plutt que de chercher cerner priori les critres ou les phnomnes de consquences textuelles relatifs la carnavalisation et/ou la polyphonisation, il faudrait rendre compte premirement, ou tout au moins simultanment, des conditions socio-conomiques et historiques, ainsi que des modalits idologiques, qui feraient qu'une articulation esthtique ne soit pas divers degrs le simulacre bourgeois d'un projet de culture populaire II y aurait ainsi tout un travail effectuer pour relever leurs consquences pour la thorie de la production de la littrature, et ce dans des contextes hgmoniques diffrents Dans cette optique, il serait alors galement possible d'envisager, ENFIN, une approche de la posie, et par l mme rendre compte des difficults auxquelles se heurtent ce sujet les propos de Bakhtine Je songe en particulier, parmi d'autres potes latino-amricains, Pablo Neruda que Bakhtine mentionne du reste dans son Rabelais , mais galement Aragon Que dire alors du thtre, et de Bertolt Brecht par exemple? Une critique de la (d)raison polyphonique cherche expliciter l'espace culturel dans ses conditions conomiques, sociales, historiques, artistiques et idologiques de production, ceci en interrogeant et en prcisant la socialite de cet espace, l o les fils se voient dans la couture, comme dit la protagoniste de la Quebecoite de Rgine Robin Et j'ajouterai, l o les fils d'une

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production socialement interdiscursive se voient, ou se masquent, dans la couture de la productivit intertextuelle. Seulement alors prolongera-t-on vritablement, il me semble, les propos de Bakhtine en les ouvrant dans un renouvellement de ses prmisses, tout en lui rendant justice pour ce qui est de la critique future. Que ce soit en termes du rapport des oeuvres au monde dans leur spcificit esthtique socialement dfinie, ou du rapport de la littrature au rel, tel que l'envisage plus particulirement et un peu diffremment Pierre Barberis, c'est en dfinitif la SOCIALITE DE LA MATIRE CULTURELLE que Bakhtine nous engage lucider. Hormis la difficult que prsente la thse de Pierre Barberis l'gard d'une sociocritique comme telle, certains de ses propos rsument toutefois assez bien la situation actuelle et nous indiquent tout au moins en partie la tche qui nous attend, nous, critiques. En anticipant souvent sur l'Histoire des historiens, prcise-t-il, la littrature des crivains ne devient rellement lisible que le jour o une nouvelle Histoire, motive et quipe diffremment, autrement ancre dans l'HISTOIRE, formalise et thorise ce qui, dans le texte littraire, tait avance diffuse, mal contrle, aussi bien par l'criture que par la lecture (c'est le fameux problme, si souvent fauss par certaine nouvelle critique, du ralisme des crivains malgr eux), saisie et promotion du rel dans des rseaux fictionnels ou symboliques dont le caractre motionnel ou plaisant pouvait dissimuler ou porter (peuttre plus exactement comme tresser) tout un pouvoir de connaissance. La littrature n'est donc ni ornement ni supplment (si l'on est mchant, on dira d'me), mais avantgarde seulement dfinir et situer si l'on entend ne pas tomber dans un avant-gardisme purement verbal(BARBERIS, 1980, p. 18-19).

Il ne s'agit que de relever le dfi.

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