263

Le parler de soi (Folio essais) (French Edition) · 2018. 12. 17. · Vincent Descombes Le parler de soi Gallimard. Vincent Descombes est directeur d’études à l’École des hautes

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • VincentDescombes

    LeparlerdesoiGallimard

  • VincentDescombes est directeur d’études à l’École des hautes études ensciencessociales.

  • La coustume a faict le parler de soy, vicieux ; Et le prohibeobstineement en hayne de la ventance, qui semble tousjours estreattachéeauxproprestesmoignages.

    MONTAIGNE,Essais,II,6

  • PREMIÈREPARTIE

    L’ALCHIMIEDUMOI

  • Question:

    COMMENTLESPHILOSOPHESTIRENT-ILSUNSUBSTANTIF(«LEMOI»)DENOTRE

    USAGED’UNPRONOM(«MOI»)?

    Depuis l’époque de Descartes, un nouveau personnage occupe la scènephilosophique : lemoi (tandis qued’autres personnages s’éclipsent, commel’intellect agent et bientôt l’âme). D’où sort-il ? Par quelle alchimie desphilosophesont-ils réussi à tirerdumatériauvulgairequ’estnotreparlerdesoiordinairecetêtrephilosophalqu’onqualifievolontiersde«purmoi»(dasreineIch)?

    Le langage ordinaire connaît deux emplois du mot français « moi ».Commepronompersonneldelapremièrepersonnedusingulier,ilpeutaussibienservirdecomplémentàunverbe(«parle-moidelui!»)querenforcerenappositionlesujetdelaphrase(«moijepense»,egocogito).Parailleurs,ilpeut perdre son statut pronominal (et donc sa fonction référentielle) pourdevenirunadjectifdésignantunequalitédeprésenceàsoi(commelorsqu’onditaprèsunaccèsdefureur:«Jen’étaisplusmoi-même»).

    DepuisleXVIIesiècle,lalanguedesphilosophesajouteàcesdeuxemploisunenouvellesignification:désigner,àtitredesubstantif,lesujetdecertainsactes remarquables.Car c’est assurémentd’un sujet au sensd’unagentquel’onpeutdiredeschosestellesque:«leMoiseposeabsolument 1»,«lemoin’existepourlui-mêmequ’entantqu’ilseconnaît,etneseconnaîtqu’entantqu’ilagit 2»(etl’onpourraitmultiplierlesexemplesd’opérationsattribuéesàunsujet—lemoi—dontlephilosopheentreprenddedécrirel’activité,choseparadoxale,àlatroisièmepersonne).

    Ily auraitdoncdesopérationsdont le sujetnepourrait être identifiéquecommeunmoi,quecesoitcommelemoidequelqu’unoucommelemoisansplus.Maisnoustombonsalorsdansunembarras,carnousavonsl’impressionquelesystèmeordinairedespersonnesgrammaticalesnenouspermetpasdesituercemoiàlaplacequidoitêtrelasienne.Ilfaudraitqu’ilsetrouveàlafois à la troisième personne (pour qu’on puisse dire « le moi ») et à lapremière(puisquetoutel’idéeestd’expliquercequifaitquejesuismoi).

  • Laquestiondusujet—àsavoirlaquestion«Qui?»quandonlaposeàdes fins d’identification—peut-elle être posée autrement qu’à la troisièmepersonne?Nousdemandons:quiestcettepersonne?quiapeintcetableau?quigarderalaclédelamaison?Àchaquefois,sionconnaîtlaréponse,onladonneen identifiantquelqu’un.Etsinousposons laquestiond’identitéà ladeuxième personne («Qui es-tu ? »), nous attendons une réponse qui nouspermette de parler de notre interlocuteur à la troisième personne en lenommant.

    Supposonsquelaréponseànotrequestionsurl’identitédequelqu’unsoit«C’estmoi».Quellessontlestransformationsparlesquelleslaphilosophiedumoi parvient à échanger cette réponse « C’est moi » en une réponsementionnantunêtrequis’appellelemoi?

  • I

    PHILOSOPHIEDEL’ÉGOTISMEQu’est-cequ’onpeutappelerunephilosophiedel’égotismeetquelenest

    l’enjeu?

    Lemot«égotisme»aunehistoirecurieusedont il seraquestionplusendétaildanscequisuit.Retenonsquecemotnousvientdelacritiquelittéraireet a servi d’abord à qualifier le style des écrivains qui, tel Montaigne, seprennent eux-mêmes pourmatière et sujet de leurs livres. Le style égotisteconsiste à parler de soi. Plus précisément, à parler de soi à la premièrepersonne.Ilesteneffettoutàfaitpossibleàquelqu’undeparlerdelui-mêmesans le faire à la première personne. Comme on sait, certains auteurs ontchoisi de rapporter leurs faits et gestes à la troisième personne.Ainsi JulesCésardanssesCommentaires,etCharlesdeGaulledanssesmémoires.

    Pour faire court, je propose de dire philosophie de l’égotisme pour unephilosophie qui veut comprendre non seulement ce que c’est que parlerdesoi,maiscequec’estquede le faireà lapremièrepersonne.Enquoi laforme de la première personne est-elle irréductible ? Qu’a-t-elle departiculier?Nousdemanderonsdonc:ya-t-ildeschosesquinepeuventêtrepensées, dites ou faites qu’à la première personne du singulier, en disant«moi»et«je»?Ouencore,pourposerlamêmequestionparl’autrebout:qu’est-cequinousferaitdéfautsilapremièrepersonnedisparaissaitdenotrelangage?

    AnthonyKennyproposed’appeler«césarien»une languequi ressembleentoutpointàcellequenousutilisonsd’ordinaire—danssoncas,l’anglais,en ce qui me concerne, le français —, à cette différence près qu’elle nepossèdepas les formesde lapremièrepersonne 1.Bienentendu,un locuteurcésarienpeutparlerdelui-mêmes’illedésire,maisilnepeutlefairequ’àlatroisièmepersonne,enutilisantsonnomproprelàoùlefrançaisdit«je»et«moi»,surlemodèledeCésardisant«Césarestvenu»plutôtque«Jesuisvenu».Encésarien,nouspourrionspratiquer leparlerdesoi,maisnousne

  • pourrionspas le faireaumoyendephrasesen« je»,cequ’onpeutappelerdesphraseségotistes.

    Y a-t-il dès lors des choses qu’on ne pourrait pas dire en césarien, alorsqu’on peut les dire en français ? Comme le fait remarquer Kenny, Césarparlant à la troisième personne conserve la plupart de ses capacitésdescriptives,qu’ils’agissedeparlerdumondeoudeparlerdelui-même.Ilyapourtantunechosequ’ilnepourraitpasénoncerencésarien : fairesavoirqu’il est conscient de parler de lui-même, sujet locuteur, quand il parle deCésar.Ilnepourraitpasdire«JesuisJulesCésar»,«JulesCésar,c’estmoi»ou«Monnomest“JulesCésar”».Eneffet,cesénoncéssetraduisentainsiencésarien:«JulesCésarestJulesCésar»,«JulesCésar,c’estJulesCésar»,«LenomdeJulesCésarest“JulesCésar”».L’énoncéparlequelquelqu’unseprésenteendisant«JulesCésar,c’estmoi»nousapprendquelquechose(du moins s’il dit vrai), alors que la proposition « Jules César, c’est JulesCésar»nenousapprendrien.

    Qu’est-ce que nous aurions perdu si nous avions perdu la premièrepersonne ? Au moins deux choses : une forme de littérature qu’on peutqualifier justement d’égotiste, une doctrine du sujet de type égologique.Montaigne ne pourrait pas écrire les Essais. Descartes ne pourrait pasformulerl’argumentduCogito.Cesontdonclà,pourrait-ondire,deuxformesd’égotisme.

    Pourtant,l’égotismephilosophiqued’unedoctrineduCogitoneressembleguère à l’exercice littéraire d’une peinture de soi dont lesEssais offrent lemodèle.Cette différence donne à penser qu’une philosophie de la premièrepersonne peut se développer dans des directions indépendantes l’une del’autre,quej’appellerairespectivementunerhétoriquedustyleégotisteetunelogiquedelaphraseégotiste.

    Pour montrer qu’il y a bel et bien deux voies pour développer unephilosophieduparlerdesoi,onpeut imaginerunesituationdans laquelle ilseraitimposéàquelqu’undeparlerunidiomedetype«césarien».Unetellesituationn’estd’ailleurspas totalement imaginairepuisquec’estexactementce qu’ont préconisé les auteurs jansénistes quand ils ont condamné le fait

  • d’employer lesmots « je » et «moi». Ils ont préconiséd’adopter un styleanti-égotistequ’onpourraitappeler:lecésarienjanséniste.

    Or il y a une façon tout à fait différente d’éviter de parler de soi à lapremièrepersonne,doncenemployant lesmots« je»et«moi» :c’estdeprivercesdeuxmotsdeleurvaleurordinaire,quiestdansmabouche(ou,lecas échéant, sousma plume) de vous renvoyer àma personne particulière,cellequis’adresseprésentementàvous.Cesmotspourraientfigurerdanslediscours,mais ilsyrecevraientunetoutautrefonction:désigner lesujetentantqueconditiondetoutepensée.Ornousconnaissonscettesortedesujet:ilprendenphilosophielenomd’egooudemoi.Développerunedoctrinedumoi,cen’estpasdutoutparlerdesoi, tellepersonneparticulière.Commeyinsistent tous les classiques de l’égologie philosophique, le discourségologiqueporte sur soi « en tant que sujet », et doncvaut pour n’importelequel d’entre nous. Le lecteur de Descartes doit s’appliquer à lui-même,plutôtqu’àDescartes,cequel’argumentduCogitometaucompted’Ego.Desorte qu’onpourrait dire que le programmed’une telle doctrine, loin d’êtrecelui d’un égotisme spéculatif, est de nous imposer une forme d’idiomecésarienqu’onpourraitqualifierdetranscendental.

    Dansundiscoursquel’ontiendraitenidiomecésarienjanséniste,lesmots« je » et «moi » n’apparaîtraient jamais.Dans un discours égologique, ilssontsanscesseemployés,maiscen’ysontplusdespronoms,ilssontdevenusdesnomscommuns.Lephilosophequitraitedumoinevisenullementànousparlerdesapersonne :sonproposestgénéraletne tombedoncpassous lecoupd’uninterditjansénisteportantsurl’égotisme.

    Avantd’examinerd’abordlestyleégotiste,puislathèsedel’égologie,ilestutile de revenir sur le lexique de l’égotisme. Je partirai de quelquesobservationssurcelexiquedanslalanguefrançaiseclassique.

    1EGO

    Deuxmanièresdedire«lemoi»

  • Quelledifférenceya-t-ilentrel’égoïsmeetl’égotisme?Ilestremarquablequecesdeuxétiquettesen-ismesoientapparuesauXVIIIesiècle.

    Qu’en est-il d’abord dumot « égoïsme » ?Comment se fait-il qu’on aitinventé cemot si tardivement pour désigner une attitudequi doit être aussivieille que l’humanité ? Auparavant, explique Littré, on connaissait bienentendu ce défaut de caractère qui consiste à « tout rapporter à soi »,maisc’étaitsousunautrenom.Ilécrit:

    Égoïsme,égoïstenesontnidansRicheletnidansFuretière;etl’Académienelesaqu’àpartirdel’éditionde1762.DansleXVIIesiècleondisaitamour-propre.

    Enréalité, le sensmoraldu terme«égoïsme»—leseulqui soitencorevivantaujourd’hui—aétéprécédéparunsensmétaphysique.Lemotaétéforgé pour désigner une doctrine philosophique que nous appellerions lesolipsismeentantqueconséquencedel’idéalisme 2.

    Danssonéditionde1762,leDictionnairedel’Académiefrançaiseprenaitnotedecettedualitédesensàl’articleÉGOÏSME:

    Amourproprequiconsisteàparlertropdesoi,ouquirapportetoutàsoi.Ilseditencoredel’opinion de certains Philosophes qui prétendent qu’on ne peut être sûr que de sa propreexistence.

    Noustrouvonsdonc,d’uncôté,l’égoïsmedanslesensmoralquiestencorelenôtre(toutrapporteràsoi,nepenserqu’àsoi,seconduireselonlarègledu« moi d’abord »), et, de l’autre, l’égoïsme métaphysique, autrement dit laphilosophie du solipsisme. Selon l’idéalisme, l’esprit ne peut connaîtredirectementquesespropresreprésentations—ou«idées».Sil’idéalismeestjustifié, alors l’existence des choses représentées reste douteuse, et il n’y apour chacun qu’une existence qui soit certaine, à savoir la sienne. Onremarque qu’en 1762, l’égoïsme inclut encore ce qu’on versera ensuite aucomptedel’égotisme(tropparlerdesoi).

    Enquoi l’égotismen’est-il pas lamêmechoseque l’égoïsme?Pourquoideux mots distincts, bien que formés tous deux sur le même mot latin«ego»?Littréexpliqueainsiladifférenceàl’articleÉGOTISME:

    Néologisme.Habitudedeparler de soi, demettre sans cesse en avant le pronommoi.On aquelquefoisconfondul’égoïsmeetl’égotisme:l’égoïsmeestunmotfrançaisquisignifieamourexcessifdesoi;l’égotismeestunmotanglaisquisignifielamaniedeparlerdesoi.

  • La dualité de l’égoïsmemétaphysique et de l’égoïsmemoral se retrouvedansl’emploidumot«moi»priscommeunsubstantif.

    Quiditenlatin«ego»devraitdireenfrançais«moi».Maisdepuisquanddit-on«lemoi 3»?Onsaitqu’enfrançais,cetusagesubstantivédupronom«moi»remonteauXVIIesiècle 4.Maisilestintéressantdenoterqu’àlafinduXVIII

    esiècle,onpeutdire«lemoi»dansdeuxsignificationsdifférentes.

    Que faut-il entendre par « le moi » chez un auteur du XVIIIe siècle ?Consultonsencoreunefois leDictionnairede l’Académie française (témoinconservateur des usages, qui n’enregistre les innovations qu’à partir dumoment où elles ont cessé d’être perçues comme des innovations). Il fautattendre l’édition de 1798 pour que l’usage substantivé du mot soitmentionné. Ilne l’étaitpas encoreen1762.Danscette éditionde1798, lesacadémiciens notent qu’il y a en réalité deux usages du mot « moi » priscommesubstantif:

    Moi,seprendquelquefoissubstantivement,poursignifierl’attachementdequelqu’unàcequilui est personnel. Le moi choque toujours l’amour-propre des autres. Il se prend aussi enphilosophie pour l’individualité métaphysique de la même personne.Malgré le changementcontinueldel’individuphysique,lemêmemoisubsistetoujours.

    Onpeutdoncdistingueràcetteépoqueunusagemétaphysiqued’unusagemoraldumot«moi»prissubstantivement.

    Les moralistes, quand ils parlent dumoi de quelqu’un, entendent par làtantôtlamanifestationexcessived’unamour-propre,tantôtcetamour-proprelui-même.CettepremièresignificationnousvientdePort-RoyaletdePascal.C’estellequiadonnénaissanceàtouteunerhétoriquedustyleégotiste.

    Enmétaphysique,commelemontrel’exempledonnéparcetarticle,onditdésormais«lemoi»làoùdesphilosophesplusanciensauraientdit«l’âme».Cettesubstitutionestlerésultatd’untournantphilosophique:LockeaprislaplacedeDescartes, ilestdésormais la référenced’unphilosopheéclairé.Lanouvellemétaphysiqueneveutplus raisonner sur lanatured’une substance(l’âme),elleveutinvoquercequ’elletientpourunedonnéedelaconscience,àsavoirl’objetd’uneconsciencedesoi,qu’elleappelle«lemoi».Pour lesphilosophes de la « secondemodernité » (comme disait Henri Gouhier), ilfautdireouiauCogitocommepointdedépartde toutephilosophie (etplus

  • précisément:detoutephilosophiedel’esprit,ou«métaphysique»),maisdirenon au substantialisme et au passage illégitime du « j’existe en tant que jepense»à« je suisunechosepensante». Ici, lepoint important estqu’unedistinctionsoit faiteentremoi (l’individuphysique)et lemoi quimedonneuneidentitéaucoursdutempsparlefaitd’êtrelesujetd’unemémoiredesoi.Sil’ondit«lemoi»,ondoitpouvoirdire«lemêmemoi».Lemoin’estpasl’individuphysique.Lemoiquiestmienn’estpasmoientantqu’êtrehumain.Ainsi, le fait d’avoir remplacé l’âme par le moi ne met nullement fin audualisme de la nature humaine. Ce sont bien deux individus qui sontdistingués,l’unphysiqueetl’autremétaphysique.Ilfautdoncdeuxprincipesd’individuation,unpourl’êtrehumain,unautrepourlesujetdeconscience.

    Au XVIIIe siècle, l’autorité de Locke et de son self éclipse celle deDescartes.Pourtant,c’estindéniablementDescartesquimetencirculationenfrançais l’expression« lemoi»ou«cemoi» (comme traductionde«egoille »). Certains interprètes en ont conclu que Descartes avait réussi àenvisager,letempsd’uneméditation,l’existenced’unsujetpensantquiseraitunegosansêtreunesubstancepensante.J’yreviensdanslatroisièmepartieduprésentessai.

    Nous arrivons ainsi à un premier résultat : les philosophies qui prennentsubstantivementlemot«moi»lefontdedeuxfaçonsquisontindépendantesl’unedel’autre.Lemoidumoralisten’apaslamêmesyntaxequelemoidumétaphysicien.Lemoiausensdel’amour-propreestunequalité,un traitdecaractère que l’on reconnaît à quelqu’un et qui peut être plus ou moinsmarqué. Lemoi au sens métaphysique est un sujet auquel on attribue desopérations (de douter, de juger, d’imaginer, voire de « se poser commesujet»)ouquiselesattribueàlui-même.Cesontdonclàdeuxopérationsdesubstantivation différentes, ce qui soulève un point de grammairephilosophique.

    Unproblèmedegrammairephilosophique

    Paul Ricœur a posé le problème de l’emploi du pronom « soi » commesubstantif audébut deSoi-mêmecommeunautre. Il s’est demandé de queldroitsubstantiverlemot«soi».Orcequ’ilditdecesubstantif«soi»vautégalement pour le moi pris substantivement. En effet, le réfléchi « soi »

  • s’échangecontre lepronom«moi» si l’on revient à lapremièrepersonne.Ainsi,cequ’onappelleraàlatroisièmepersonnelesoucidesois’énonceraàlapremièrepersonne:«Jemesouciedemoi.»

    Ya-t-il lieudecontesterenprincipetouteespècedesubstantialisation,aumotifqueceseraitlàengendrerl’apparenced’entitésabstraites?Cescrupulenominalisteseraitmalplacé.Ricœurrappellequelasyntaxenousautoriseànominaliser tous les éléments du langage, et en donne quelques exemples :« le boire » (nominalisation d’un verbe), « le beau» (nominalisation d’unadjectif), « le bel aujourd’hui » (nominalisation d’un adverbe). Dès lors,conclut-il,nouspouvonsdiretoutaussibien«lesoi»,«leje»,«letu»,«lenous».Ricœurajoute:

    Cette nominalisation, moins tolérée en français qu’en allemand ou en anglais, ne devientabusive que si l’on oublie la filiation grammaticale à partir du cas indirect consigné dansl’expression«désignationdesoi»,elle-mêmedérivéeparpremièrenominalisationdel’infinitifréfléchi:«sedésignersoi-même» 5.

    Enl’occurrence,lagénéalogiedusubstantif«lesoi»seferaitdoncparlesétapessuivantes:

    1.Quelqu’uns’estdésignélui-mêmecommeceluidontilparlait(autrementdit,ilaparléàlapremièrepersonnedusingulier).

    2.Quelqu’unafaitunactededésignationdesoi.

    Comment continuer ? Malheureusement, Ricœur n’a pas mené jusqu’aubout la dérivation grammaticale qu’il avait pourtant jugée nécessaire. Il aseulementretracélecheminquimèned’uneformeverbale(«ils’estdésignélui-même»)àlaformeinfinitivecorrespondante(l’actede«sedésignersoi-même»), laquelle est équivalente à une formepleinement substantive (« ladésignationdesoi-même»).Maisilmanquel’étapeultérieure,cellequinousdiraitqueladésignationaétécellenonpasseulementdesoi,maisdecequiestappeléunsoi.Ricœurn’apasditcommentpasserdeladésignationdesoiausoide ladésignation.Ce passage est-il possible ?De quoi parlons-nousquandnousparlonsdequelqu’uncommed’unsoi?

  • Est-ilpossibled’extrairelesubstantif«lesoi»(ouàlapremièrepersonne,« lemoi»)de l’actededirequelquechosede soi à lapremièrepersonne?Faut-il tenir pour évident queparler de soi, c’est parler d’un soi (le sien) ?Montaigneécritdansl’avisaulecteurde1580quesonbutdanslesEssaisestdesepeindre:

    C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. […] Je veux qu’onm’y voie en ma façon simple,naturelleetordinaire,sanscontentionetartifice:carc’estmoiquejepeins.

    Dans la notice par laquelle un éminent éditeur desEssais, PierreVilley,introduitlechapitre«Del’exercitation»(II,VI),nouslisonsqueMontaigneyexpose « sa conception de la peinture dumoi 6 ».Ainsi, Villey parle de lapeinturedumoilàoùMontaigneneparlenullementdepeindresonmoioudepeindrelemoi,maisbiendesepeindre.Est-cequesepeindreoupeindresoirevient à peindre sonmoi ? Villey écrit encore à propos de cet essai surl’exercitation:«Ilparaîtêtreundespremiersoùlemoientrerésolumentenscène. » Pourtant, on ne trouve pas dans le texte de Montaigne cettesubstantivationdupronom«moi».

    Est-cequeMontaigne,lorsqu’ils’estproposédesepeindre,aentreprisdepeindrelesoioulemoideMontaigne—plutôtquedepeindrelapersonnedeMontaigne, c’est-à-direMontaigne en personne ?Oubien n’y a-t-il aucunedifférenceàfaireentrelesdeux?Commentpasse-t-ondupronomréfléchi(lapeinturedesoi,leparlerdesoi)ausubstantif(lapeinturedumoi,leparlerdumoi) ? Pascal a écrit à propos de Montaigne : le sot projet qu’il a de sepeindre.Iln’apasécrit:lesotprojetqueceluid’unepeinturedumoi 7.

    Ilfauticichoisir:oubienparlerdelapeinturedumoideMontaignen’estqu’unecirconlocutionpourle«sepeindresoi-même»deMontaigneetneluiajouterien;oubiencelafaitunedifférenceetilfautalorsexpliquercommentnouspouvonsdistinguerMontaignedumoideMontaigne.Et,danscederniercas,nousaurionsàdistinguerlessituationsdanslesquellesMontaignedisant«moi»parledelapersonnedeMontaignedecellesdanslesquellesilparledesonmoi.

    Ondira:quelqu’unquiparledelui-mêmecommed’unsoi—etdonc,àlapremièrepersonne,commed’unmoi—neparlepasseulementdelui-même,mais se décrit tel qu’il s’apparaît à lui-même, tel qu’il se connaît par la

  • consciencedesoi,oubienencoretelqu’ilseveutdanssonprojetd’être-soi.On dira donc que le propos qu’annonce le substantif « moi » estphénoménologique. Sans doute l’est-il, mais cela ne dispense pas lephilosophedepréciser si celuidontquelqu’unparle à lapremièrepersonneestindividuécommeunêtrehumain(doncphysiquement,parsoncorps)ous’ill’estcommecequelamétaphysiquedusujetappelleunmoi.

    Iln’yapas lieudecondamnersansplusuneexpressiondu langagepourcause de substantivation. Mais cela ne nous dispense pas de poser leproblème;commentdérivercesubstantif«moi»àpartirdesusagesfamiliersdupronom?CeproblèmeestceluiqueWittgensteinadéfinicommelatâched’une philosophie grammaticale : élucider les mots pris dans leur usagemétaphysique en revenant à leur usage ordinaire. Parmi les exemples qu’ildonned’unteléclaircissementnécessaire,ilyalepronom«moi»(ich) 8. Ilécrit:

    Quand les philosophes emploient un mot — « savoir », « être », « objet », « je »,« proposition », « nom »— et s’efforcent de saisir l’essence de la chose en question, il fauttoujourssedemander:Cemotest-ileffectivementemployéainsidanslelangageoùilasonlieud’origine?

    Nousreconduisonslesmotsdeleurusagemétaphysiqueàleurusagequotidien 9.

    Quisontlesphilosophesicivisésauxquelsilestreprochédefaireunusageextraordinairedesmots?Commeonsait,ils’agitavanttoutdeWittgensteinlui-même, lequelécrivaitdans leTractatus logico-philosophique : «Lemoiphilosophique n’est pas l’homme, n’est pas le corps humain ou l’âmehumainedonttraitelapsychologie,maisc’estlesujetmétaphysique,lalimitedumonde—nonunepartiedumonde»(5.641).Ici,ladissociationdesdeuxsens dumot «moi » est complète : ou bien je parle demoi-même commed’unobjetquifaitpartiedumonde,oubienjemeconçoiscommelaconditiondetouteexpériencedumondeetdetouteprésentationdesobjets.

    Comment procéder à ce retour d’un usage métaphysique à un usageordinaire dumot «moi » ? D’une part, il nous faut restituer la « filiationgrammaticale»quimènedupronomausubstantif.D’autrepart,nousdevonscomprendre les motifs qui ont poussé certains philosophes à inventer cetusagemétaphysique.

  • Si le retour ne peut pas s’effectuer — s’il y a une lacune dans ladérivation —, alors l’usage du philosophe pourra être qualifié de«métaphysique»,ausenspéjoratifdeceterme.Dumêmecoup,ajouterai-je(en m’écartant ici de la lettre de Wittgenstein), si nous pouvons montrercomment revenir de cet usagephilosophique à l’usageordinaire, alorsnousl’auronspleinementéclaircietparlàjustifié.Ilyaurait,danscettehypothèse,un usage métaphysique concevable, dans un sens cette fois positif du mot«métaphysique»(ceque,bienentendu,Wittgensteinn’apasenvisagédanslaremarquecitéeci-dessus).

    Notre programme est maintenant complètement défini : nous devonsconsidérerlesdeuxusagesdumot«moi»prissubstantivementetposer,dansl’unetl’autrecas,laquestiondeladérivation.Jecommenceparlemoiquisemanifesteparl’égotisme.

    2RHÉTORIQUE

    DUSTYLEÉGOTISTE

    L’égotismeselonAddison

    Littré perçoit le mot « égotisme » comme venant de l’anglais. Pourexpliquersonétymologie,ilécritceci:«Motempruntéàl’anglaisegotism,dulatinego,moi.C’estàlalangueanglaiseàrendreraisondut.»Ya-t-iliciunemalicedeLittré?Est-ceseulementlemotquiestanglais,est-ceaussilamaniedeparlerdesoi?

    Defait,lapremièreoccurrenceconnuedeceterme«égotisme»setrouvesous la plume d’un écrivain anglais, JosephAddison, dans un article de sarevuelittéraireTheSpectator.PourtantAddisonprésentecemotcommeuneinventionfrançaiseetplusprécisémentunmotjanséniste.

    Dans cet article, Addison s’en prend aux auteurs qui ne craignent pasd’écrire sur eux-mêmes. À l’en croire, c’est toujours une faute que de selaisser aller à se mettre en scène ou en valeur. Parmi les écrivains qu’ilréprimande pour ce motif, on trouve Cicéron, mais surtout Montaigne. Lejugementqu’ilporte surMontaigneestd’ailleursambivalent.Certainement,

  • Montaigneauraitmieuxfaitdenepass’exhiberdanstoutessesparticularitésetsesdéfauts.Qu’avons-nousbesoin,seplaint-il (citantScaliger),desavoirquel’auteurdesEssaispréfèrelevinblancauvinrouge?Pourtant,avoue-t-ilen passant, siMontaigne avait seulement traité de l’homme d’unemanièreimpersonnelle,ilneseraitpassiplaisantàlire 10.Addisondonnealorsàcettemanière d’écrire le nom d’égotisme, nom qu’il dit avoir emprunté à Port-Royal.Ilécriteneffetceci:

    LesMessieursdePort-Royal,pluséminentsquepersonned’autreenFranceparleursavoiretleurhumilité,bannissaiententièrementdeleursœuvresl’emploidelapremièrepersonne,qu’ilsjugeaientêtreuneffetde lavanitéetde la trophauteopiniondesoi-même.Pourmontrer leurparticulière aversion de ce défaut, ils stigmatisèrent cette manière d’écrire sous le nomd’égotisme,figurederhétoriquequ’onnetrouvepasdanslestraitésdesanciens 11.

    Pourquoicondamnerleparlerdesoi?Parcequ’ilsemblequeceluiquis’yadonne est un prétentieux. Comme on le constate dans cette diatribequ’AddisondirigecontreMontaigne,ilyadeuxpointsdevuepossiblessurlapremièrepersonneverbaleconsidéréedanssonusagelittéraire,autrementditsur la figure rhétorique de l’égotisme : un point de vue proprementrhétorique, un point de vuemoral. Il faut ici revenir à Port-Royal auquelrenvoie Addison. Car ce sont là déjà les deux points de vue auxquels seplaçaientArnauldetNicolepourcondamnertantlestyledeMontaignequelecaractèredel’auteurquis’yrévèle.

    «Cettemauvaisecoutumedeparlerdesoi»

    Les auteurs de la Logique de Port-Royal ont en effet consacré tout undéveloppement au parler de soi,même si l’on n’a pas trouvé chez eux (ninullepartdanslalittératurejanséniste) lemot«égotisme».Ilscondamnent«cettemauvaisecoutumedeparlerdesoi,des’occuperdesoi,etdevouloirquelesautress’yoccupent 12».Pourquoicondamnerl’égotisme?ArnauldetNicolenousdisenteux-mêmesquelaprohibitiondumot«moi»estunerèglerhétoriquedontPascalestl’auteur.

    Toutd’abord,onsedemanderacequevientfaireicilarhétoriquealorsquelesauteursécriventuneLogiquequi traite,commeletitrel’indique,del’artdepenser.Lelienaveclalogiqueestlesuivant:commetouttraitédelogique,

  • l’ouvrage contient un chapitre consacré aux raisonnements formellementfautifs, autrement dit aux sophismes. Les auteurs innovent en ajoutantauxformessophistiquesdéjàidentifiéesparlesancienslogiciensuncataloguedes«mauvaisraisonnementsquel’oncommetdanslaviecivileetdanslesdiscoursordinaires».Et ils commencent par en expliquer lesmotifs, qu’ilsregroupentsoustroischefs: l’intérêt, lapassion, l’amour-propre.Autrementdit, le chapitre consacré à ces mauvais raisonnements n’est pas tant unchapitredelogiquequ’unchapitredepsychologiemorale.Eneffet,lesfautesqu’ilsvontrelevernesontpasàproprementparler logiques,mais tiennentàl’adoptiondeprémissesmanifestementfaussessousl’influenced’unevolontéd’avoir raisonqui l’emporte sur lavolontédesavoircequiest.Cechapitreappliqueunepsychologiedelavolontéaudébatd’idéesetauxconversations.

    La logique formelle traite de nos raisonnements, abstraction faite desintérêtsetdespassionsdeceuxquiraisonnent.Mais,dansundébatréel,lesparticipantsquiécoutentquelqu’undéveloppersathèsenesecontententpasdesedemander:cequ’ilditest-ilvrai?Ilssedemandentaussi,etpeut-êtreavant tout :pourquoiveut-ilquece soitvrai ?Dupointdevued’unartderaisonner«danslaviecivile»,onnepeutdoncsecontenterd’unelogiqueduvrai(dansquelscaspuis-jedireque,s’ilestvraiquep,alorsilestvraiqueq).Ilfautlacompléterparunepsychologiedu«tenirpourvrai».Àcetégard,Arnauld et Nicole nous introduisent déjà à ce que Deleuze a appelé la«méthodededramatisation»enphilosophie 13.Laphilosophiedusoupçonnedemandepas :dit-ilvrai?Elledemande:quiest-iletqueveut-il,celuiquitientàcequecesoitvrai?

    Les auteursvontdonc considérer trois sortesdemotifs (dans cet ordre) :l’intérêt,lapassion(amoureuse),l’amour-propre.Àchaquefois,ils’agitpournoslogiciens(devenusrhétoriciens)dedégagerleprincipefauxquiexpliquela faute (matérielle)deraisonnement.Lesexemplesquedonnent lesauteurssont savoureux (et aisément transposables à d’autres situations historiques).Comme toujours, démasquer des formes aberrantes ou partisanes deraisonnementproduituneffetcomique.

    L’intérêtfaussele jugementdureligieuxquicroitquesonaffiliationà telordre lui fournitune règledevérité.Leschémad’inférencequi leguideest

  • alors : Je suis d’un tel Ordre, donc je dois croire qu’un tel privilège estvéritable.L’appartenanceàtellecongrégationseraiticiuneraisondetenirtelprivilègedont jouitsacommunautépour justifié.ArnauldetNicoledonnentencore un exemple de raisonnement qu’on qualifierait aujourd’huid’identitaire : Je suis de tel pays, donc je dois croire qu’un tel Saint y aprêchél’Évangile 14.

    Commentlapassionamoureusepeut-elleinspirerdefauxprincipes?Leursexemples sont : Je l’aime, donc c’est le plus habile homme du monde, oubien:Jelehais,doncc’estunhommedenéant.ArnauldetNicoledécriventici, sous l’appellation d’« égarements » et de « sophismes du cœur », lefonctionnement de ce qu’on appellera plus tard la « pensée magique ». Ilsuffiraitdevouloirquelachosesoitexcellentepourqu’ellelesoit.Pourtant,laréalitéestque«nosdésirsnechangentriendansl’êtredecequiesthorsdenous 15».

    Vient enfin le troisièmemotif qui vient perturber le raisonnement par lasuggestion d’un faux principe : l’amour-propre. Par exemple, un savantpourraitêtretentéderaisonnerainsi:Sicelaétait,jeneseraispasunhabilehomme,or jesuisunhabilehomme,donccelan’estpas.ArnauldetNicolecitent le cas des partisans d’idées fausses et réfutées qui n’enmaintiennentpasmoins leur doctrine (sur la circulation du sang, sur l’explication par lapressionatmosphérique).

    L’amourdesoiapourcontrepartiel’envieetlajalousie.Cespassionsnousfontraisonnerdetravers.Lesexemplessont:C’estunautrequemoiquil’adit,celaestdoncfaux,oubien:Cen’estpasmoiquiai faitceLivre, ilestdoncmauvais.

    VientalorsleconseilquedonnentArnauldetNicoleàquiconqueestamenéàdéfendreuneopiniondevantunpublic.Ildoittenircompteducœurhumain.Ses auditeurs sont comme lui quand il est en position d’auditeur : ilssupportent mal que quelqu’un d’autre se mette en avant, se donne del’importance, se présente comme plus avisé, plus ingénieux que les autres.S’il veut que son opinion soit entendue pour elle-même, il lui est donchautement recommandé de s’effacer, de façon à ne pas provoquer cette

  • réactionhumaine,trophumaine.Ilfautéviterquel’auditeursoitagacéparlasuffisance de l’orateur et qu’il étende cet agacement de la personne qui luiparle aux opinions et aux raisons qu’elle lui présente. D’où le préceptesuivant,quiestbeletbienunconseilrelevantd’unartdepersuader:

    Lespersonnessagesévitentautantqu’ilspeuventd’exposerauxyeuxdesautreslesavantagesqu’ilsont;ilsfuientdeseprésenterenfaceetdesefaireenvisagerenparticulieretilstâchentplutôt de se cacher dans la presse, pour n’être pas remarqués, afin qu’on ne voie dans leursdiscoursquelavéritéqu’ilsproposent 16.

    Leconseilestdonc,aumomentmêmeoùl’onsoutientsonopiniondevantd’autres,etpeut-êtrecontred’autres,d’éviter toutface-à-face,dechercheràsefondredanslafoule.C’estalorsqu’ArnauldetNicolecitentPascal.Ilsluiattribuent une règle qui recommande à un honnête homme de pousser lacivilitéjusqu’à«éviterdesenommer,etmêmedeseservirdesmotsdejeetdemoi 17».Ilsprécisentqu’ils’agitchezPascald’unerèglederhétoriqueetqu’ellerevientàradicaliserouàporteràsonextrémitélapolitiquehabiledes«personnagessages»dontilvientd’êtrequestion.

    FeuMonsieurPascal,quisavaitautantdevéritableRhétorique,quepersonneenaitjamaissu,portait cette règle jusques à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, etmêmedeseservirdesmotsdejeetdemoi,etilavaitaccoutumédediresurcesujet,quelapiétéchrétienneanéantitlemoihumain,etquelacivilitéhumainelecacheetlesupprime 18.

    Ainsi,Pascaln’enrestepasàlarègledecivilité,quicondamnel’égotismeparsoucid’efficacitédanslacommunication.Ilvaplusloinencorequandilécrit:lemoiesthaïssable.Ilporteunjugementmoralsur«lemoihumain»:cemoiestinjuste,ilfautl’anéantiretnonpasseulementlefairedisparaîtredesondiscours.

    LesauteursfonticiallusionauxdeuxcondamnationsqueprononcePascalsurlemoi 19.Jugerquelemoiestincommode,c’estseplacerdupointdevuerhétoriqueetdonnerunerègledecivilité. Ilsuffirad’éviter lesformesdelapremièrepersonnepourcesserd’incommoderautrui.Maisc’estenseplaçantàunautrepointdevuequePascalpeutdireque lemoin’estpasseulementincommode, qu’il est haïssable. Il s’agit alors d’une injustice que seule lapiétépeut«anéantir».

    Qu’ils’agissedejugerlemoidupointdevuedelacivilitéoudupointdevuedelajustice,cemoiestceluidel’égotisme.Le«moihumain»,celane

  • veut pas dire quelqu’un, à savoir l’homme quemoi, je suis,mais bien unecertaine façondesecomporterensociété,desemontrercivilou incivil,defairedesapersonnelecentredel’attention.Ici,lesubstantifsertàdésigner,de façon elliptique, tout à la fois l’attachement de chacun à soi et lamanifestationdecetamour-propredansl’usageàtoutproposdesmots«je»et«moi».Ainsi,leretourdumoisubstantivéaumoipronominalestassuré,ce qui revient à fournir la filiation grammaticale nécessaire à sacompréhension.

    Peut-onsuivrelarègledePascal?Sionlepouvait,l’idiomedu«césarienjanséniste » suffirait à tous nos besoins. Mais les logiciens de Port-Royaladmettentquecen’estpaslecas.Ilsécrivent:«Cen’estpasquecetterègledoiveallerjusqu’auscrupule;carilestdesrencontres,oùceseraitsegênerinutilementquedevouloirévitercesmots 20.»Quellessontcesoccasions?Sansdoutecellesoùle locuteurdoitmanifesterqu’ils’exprimeenpersonneplutôt que d’émettre une opinion impersonnelle. Mais Pascal lui-mêmesemble également le reconnaître, car il écrit (évoquant sans doute lescontroversesauxquellesilalui-mêmeprispart):

    Ilssecachentdanslapresse,etappellentlenombreàleursecours.Tumulte.

    L’autorité.—Tants’enfautqued’avoirouï-direunechosesoitlarègledevotrecréance,quevousnedevezriencroiresansvousmettreenl’étatcommesijamaisvousl’aviezouï.

    C’estleconsentementdevousàvous-même,etlavoixconstantedevotreraison,etnondesautres,quidoitvousfairecroire(Brunschvicg260,Lafuma504-505).

    LesauteursdelaLogiquedePort-Royaljugeaientquelespersonnessagestâchent « de se cacher dans la presse, pour n’être pas remarqués [sic],afinqu’on ne voie dans leurs discours que la vérité qu’ils proposent ». Il estfrappantquePascallui-mêmeaitainsicondamnélefaitdesecacherdanslapresse,autrementditdedissimulerle«je»derrièrele«on»etd’enappeleràl’opinionmajoritaire.Ainsi,lemêmePascalquiproscritl’égotismedansnoséchanges avec les autres nous demande de le pratiquer quand il s’agit dedéterminerpournous-mêmescequenouscroyons.

    Faut-ilenconclurequelarèglerhétoriquevautpourlaseuleviecivile,desorte qu’un honnête homme devrait parler le césarien janséniste avec les

  • autres,maispourraitetmêmedevraituserdustyleégotistedanslaviequ’ilmène par-devers soi, dans les entretiens qu’il a avec lui-même. Ici, dans lasolitudedurapportàsoi,lesoucidesoiseraitlégitime.

    Maisvouloirpartagerainsilavied’unepersonneentre,d’uncôté,uneviecivile et, de l’autre, une vie par-devers soi, c’est oublier que le pronom«moi»prendsonsensdes’opposerauxautrespersonnesverbales:toi,lui,vous, eux. De sorte que, même dans la solitude, le style égotiste reste lamanièredontquelqu’uns’adresseàd’autresetchercheàcapterleurattention.Du seul fait de diremoi, il accepte de se présenter en face et de se faireenvisagerdanssaproprepersonne.

    Il y a des choses qui ne peuvent se dire et se faire qu’à la premièrepersonne.C’estjustementcequeStendhalaobservélorsqu’ils’estdemandé:commentécriresursoienvuedeseconnaître?

    Commentparlerdesoi?LaleçondeStendhal

    Est-cequ’écrireàlapremièrepersonneestcondamnabledupointdevuedustylelittéraire?Addisonlesoutient,mêmes’ildoitadmettrequeMontaigne—thislivelyoldGascon 21—estunauteurattachant.

    C’est là un problème réel, qui a été posé fort sérieusement par desécrivains.Onpeuticis’adresseràStendhaletàsesSouvenirsd’égotisme. Ils’yposeleproblèmelittéraired’uneécritureàlapremièrepersonne.

    Aumois de juin 1832, alors qu’il est en poste àCivitavecchia, Stendhalcommence la rédaction d’un texte autobiographique auquel il donne le titreSouvenirs d’égotisme 22. Il a alors quarante-neuf ans. Il va travailler à sontextependantdeuxsemaines,du20juinau4juillet,avantdel’abandonner 23.On ignore comment Stendhal a choisi ce titre pour son manuscrit, lequelcommenceainsi:

    Pouremployermesloisirsdanscetteterreétrangère,j’aienvied’écrireunpetitmémoiredecequim’estarrivépendantmonderniervoyageàParis,du21juin1821au…novembre1830.C’estunespacedeneufansetdemi 24.

    Cequ’envisageStendhal n’est pas à proprement parler une narration desévénementssurvenuspendantcettepériode,maisunexamendesapersonne.

  • Ilpoursuitens’interrogeant:Ai-jetirétoutlepartipossiblepourmonbonheurdespositionsoùlehasardm’aplacépendant

    lesneufansquejeviensdepasseràParis?Quelhommesuis-je?Ai-jedubonsens,ai-jedubonsensavecprofondeur?

    Ai-jeunespritremarquable?Envérité,jen’ensaisrien.Émuparcequim’arriveaujourlejour, je pense rarement à ces questions fondamentales, et alorsmes jugements varient commemonhumeur.Mesjugementsnesontquedesaperçus 25.

    «Quel homme suis-je ? » La question posée estmorale, au sens où lesécrivainsmoralistess’occupentdesmœurshumaines,c’est-à-direducaractèreet des aptitudes de l’individu. Pour Stendhal, une telle question signifiequelquechosecomme:suis-jeunhommecapabled’êtreheureuxousuis-jedestiné à êtremalheureux ? S’est-il montré à la hauteur des circonstances,autrementdita-t-ilsuêtreheureuxautantqu’ilpouvaitl’êtredanslesdiversespositions où le « hasard » l’a successivement placé ?Comment répondre àcettequestion?Illeferaàlafaçond’unécrivain:enfaisantsonexamendeconsciencelaplumeàlamain.

    Voyonssienfaisantmonexamendeconsciencelaplumeàlamain,j’arriveraiàquelquechosedepositifetquirestelongtempsvraipourmoi.Quepenserai-jedecequejemesensdisposéàécrireenlerelisantvers1835,sijevis?Sera-cecommepourmesouvragesimprimés?J’aiunprofondsentimentdetristessequand,fauted’autreslivres,jelesrelis 26.

    Ilvadesoipourluiquecetexamenfaitparécritestdestinéàêtrelu.Pours’interroger lui-même sur lui-même, Stendhal doit se donner un lecteur.Mettre lamainà laplume,celarevientàavoirunlecteurpossibleprésentàl’esprit. Vient alors l’objection : un tel écrit exige le style égotiste. Maiscommentlelecteurprendra-t-ilcela?

    Jesens,depuisunmoisquej’ypense,unerépugnanceréelleàécrireuniquementpourparlerdemoi,dunombredemeschemises,demesaccidentsd’amour-propre.[…]

    Legéniepoétiqueestmort,maislegéniedusoupçonestvenuaumonde.JesuisprofondémentconvaincuqueleseulantidotequipuissefaireoublieraulecteurleséternelsJequel’auteurvaécrire,c’estuneparfaitesincérité.Aurai-jelecouragederaconterleschoseshumiliantessanslessauverpardespréfacesinfinies?Jel’espère 27.

    Lemot«égotisme»nefigurepasdanscepassagedudébutdutextedesSouvenirs.Ilyestseulementquestiondes«éternelsJe»quel’auteurdevraécrire.Toutefois,ontrouvecemotplusloinauchapitreVI.Poursedépeindre

  • danslesnuancesdesavie,ilfaudraentrerdansdesminutiesinsignifiantes,etlelivreseraennuyeux.

    «Maisc’estdel’égotismeabominablequecesdétails!»Sansdoute,etqu’estcelivreautrechose qu’un abominable égotisme […]. Si ce livre est ennuyeux, au bout de deux ans ilenvelopperalebeurrechezl’épicier;s’iln’ennuiepas,onverraquel’égotisme,maissincère,estune façondepeindre ce cœurhumaindans la connaissanceduquelnous avons fait despasdegéant depuis 1721, époque des Lettres persanes de ce grand homme que j’ai tant étudié,Montesquieu 28.

    Est-il moyen d’éviter l’égotisme ? Non, si Stendhal veut trouver uneréponseàlaquestionqu’ilaposée:«Quelhommesuis-je?»Est-ilmoyende tourner cet égotisme en une figure de langage acceptable, autrement ditd’éviter l’ennui qui risque d’envahir le lecteur ? Oui, si l’examen deconscience estmené avec sincérité, car l’égotisme sincère prendunevaleurdésintéressée, voire universelle, s’il peut prétendre contribuer à laconnaissancemorale,ou«connaissanceducœurhumain».Stendhalassocieici,maissanss’expliquer,lapossibilitéd’uneécritureégotisteacceptablepartous et un progrès de notre connaissance du cœur humain depuisMontesquieu 29.

    Deuxansplustard,ennovembre1835,StendhalcommenceàrédigerlaViede Henry Brulard (qu’il appelle, dans sa correspondance, « sesConfessions »). De nouveau, le projet d’écrire sa vie se heurte à uneobjection.

    Lesoir,enrentrantassezennuyéde lasoiréede l’ambassadeur, jemesuisdit :«Jedevraisécriremavie,jesauraispeut-êtreenfin,quandcelaserafinidansdeuxoutroisans,cequej’aiété,gaioutriste,hommed’espritousot,hommedecourageoupeureux,etenfinautotalheureuxoumalheureux[…]»

    Cetteidéemesourit.Oui,maiscetteeffroyablequantitédeJeetMoi!Ilyadequoidonnerdel’humeur au lecteur le plus bénévole. Je et Moi, ce serait, au talent près, comme M. deChateaubriand,ceroideségotistes 30.

    Danscepassage,leterme«égotisme»restepéjoratif.SiChateaubriandestle roi des égotistes, c’est parce qu’il met la personne de Chateaubriand aucentredetoutcequ’ilraconte,commesil’histoireuniverselletournaitautourd’elle. Mais peut-être un autre emploi des mots « je » et « moi » est-ilconcevable.

  • Stendhalpouvait-iléviterd’userd’unstyleégotiste?Ilsemblepenserqu’ilestimpossibledefaireautrement.

    Onpourraitécrire, ilestvrai,enseservantde la troisièmepersonne: il fit, ildit.Oui,maiscommentrendrecomptedesmouvementsintérieursdel’âme[…] 31.

    Y a-t-il un domaine narratif qui ne soit accessible au narrateur qu’à lapremièrepersonne?C’estcequeStendhalsuggèreiciquandilévoque,parmiles justifications d’un égotisme littéraire, la nécessité pour lui de parler des«mouvements intérieursde l’âme». Ilparaît ici tenirpouracquisqu’onnepeutparlerdecequ’onaressentiqu’àlapremièrepersonne.

    Pourtant, pourrait-on objecter, n’y a-t-il pas un conflit entre vivreintensémentunévénementetfabriquerdesphrasespourenparler?Quandilest question du style dans lequel exprimer des expériences vécuesintensément personnelles, on peut penser au conseil donné par le rédacteuren chef d’un journal à l’un de ses collaborateurs, conseil que cite CharlesSandersPeirce:«Sijamaisvousvousnoyez,ouvouspendez,n’oubliezpasde faire une note sur vos sensations ; elles vous vaudront dix guinées lapage 32. » Avec un peu d’imagination, nous pouvons peut-être concevoir lerécitàlapremièrepersonned’unenoyadeoud’unependaison,maisceseraitun choix stylistique, pas une nécessité imposée par la nature même desobservationsàrapporter.

    Maisunesecondeobjectionpeutêtretiréedel’artmêmeduromantelqueStendhall’apratiqué.IlsembleprendreicipartiparavancedansledébatquiaagitélathéorielittéraireduXXesiècle 33:leromandoit-ilêtreintrospectifetmettreenœuvreune«psychologieàlapremièrepersonne»?Oudoit-ilêtrebéhavioriste? Ilest tropclairqueStendhal romancierne s’est jamais laisséenfermer dans cette fausse alternative. Lorsque nous lisons un roman deStendhal,noussommestrèsbieninformésdecequepensentetressententlespersonnages,carl’auteurnes’interditpasdeleurprêterdesdiscoursqu’ilssetiennent à eux-mêmes. Le romancier sait user de la technique du discoursrapporté au style indirect pour donner des «mouvements de l’âme » à sespersonnages.L’obstacledelatroisièmepersonnenesauraitl’arrêter.

    Ilestvraiquecettetroisièmepersonneestenréalitéunepremièrepersonnetransposée à la troisième.Est-ce que l’interdit janséniste porte sur les seuls

  • «moi » et « je » de l’auteur ? La règle de Pascal ne dit pas ce que nousdevons faire de l’égotismedes autres.Nous retrouvons ici le problèmequepermetdeposerlafictiond’unidiomecésarienavancéeparKenny.Danscetidiome,iln’yadepremièrepersonnepourpersonne.L’interditdu«je»vautdonc pour tout le monde. Dans ces conditions, il est en effet impossibled’exprimercequirelèved’uneconsciencedesoi:nilespenséeségotistesquejepeuxexprimercommedeschosesquejemedisàmoi-même,nicellesd’unpersonnagedont le romancierpourrait rapporter cequ’il est censé sedire àlui-même.

    Queretenird’unerhétoriquedustyleégotiste?

    Nousavionsposédeuxquestions.

    D’abord une question sur le style égotiste : qu’est-ce qui ne pourrait pasêtredit,penséoufaitsinousperdionslesformesdelapremièrepersonne?Sepriverdecesformes,c’était larecommandationdePort-Royalou«règledePascal».Ilestclairquenousnepourrionspasnoussoumettreabsolumentàcette règle. Dans l’idiome césarien janséniste, il n’est pas possible àquelqu’undemanifesterlaconsciencequ’ilad’êtreceluidontilparle.

    Montaigne écrit : «Car c’estmoique jepeins. »S’il avait dû ledire encésarien janséniste, il aurait écrit : « Car c’est Montaigne que peintMontaigne», assertiondu reste incontestable,puisquec’estbien là cequ’ilfait. Toutefois, il y a une grande différence. Tout lemonde peut dire « carc’estmoiquejepeins»,maisseulMontaignepeutledireàproposdesEssaisdeMicheldeMontaigne.Enrevanche,Montaignepeutbiendire«carc’estMontaigne que peint Montaigne », cette phrase a quelque chosed’impersonnel,carellepourraitêtreproduiteparn’importequi.EllepourraitparexemplefigurerdansuncommentairedesEssaisécritparunhistoriendelalittérature.

    De façon générale, quelqu’un qui n’aurait pas d’autre langage que lecésarien jansénistenepourraitpasexprimer lespenséesde laconsciencedesoi, ni faire les actes qui supposent chez l’agent de telles pensées. Je puism’engageràveniràvotreréunionendisant«Jeviendrai».Maissijedisais« V. D. viendra », cela serait ambigu puisqu’il y manquerait l’expression

  • d’uneconsciencedesoiqui,dansunstyleégotiste, serait :«Moi,V.D., jeviendrai.»

    Les logiciens de Port-Royal condamnaient « cette mauvaise coutume deparlerdesoi,des’occuperdesoi,etdevouloirquelesautress’yoccupent».S’occuperdesoi,c’estcequelapsychologiemoralecontemporainearetenudel’héritageantiqueetqu’elleappellelesoucidesoi.Vouloirquelesautress’occupentdesoi,c’estcequ’elleappelleledésirdereconnaissance, ressortselon elle de la socialisation. Ainsi, c’est toute la psychologie morale del’homme moderne qui serait proscrite si l’on devait se plier à l’interditjanséniste.

    Ensecondlieu,nousattendionsd’unephilosophiedelapremièrepersonnequ’elle nous explique le statut grammatical du mot « moi » prissubstantivement.Pouvons-nousrendrecomptedeladérivationdusubstantif?La réponse est que, lorsque le mot est pris au sens pascalien de l’amour-propre,leretouraupronomesttoujourspossible.Siquelqu’unditsanscesse«moi»,nouspourrionsdirenousaussiqu’ilfaitpreuved’égotismeetqu’ildevrait « couvrir » sonmoi (pour satisfaire aux exigences de la civilité).Couvrirsonmoi,ceseraitsupprimerautantquepossiblelespronomsdesondiscours.

    3LOGIQUE

    DELAPHRASEÉGOTISTE

    Qu’en est-il maintenant du second usage, signalé ci-dessus, dumoi prissubstantivement, celui dans lequel il désigne le moi pensant donné à lui-mêmedanssonactedepenser?Cemoiestceluidesdoctrinesphilosophiquesqu’onpeutrassemblersousl’étiquettedel’égologie.

    À première vue, une égologie est une forme philosophique d’égotisme.C’est une philosophie qui non seulement s’énonce à la première personne,maisquinepeuts’énoncerqu’àlapremièrepersonne.Silephilosophen’avaitpasledroitd’employerlesmots«moi»et«je»,ilnepourraitpasformulerl’argumentduCogito.

  • Eneffet, letempsdécisifdel’argumentationconnuesousl’appellationduCogitoestceluioù lephilosopheémetundoutequantàson identité.Sicephilosophe est Descartes, il se dira : « J’ignore si je suis René Descartes(l’individu humain nommé ainsi par ses parents), mais je suis certain quej’existeaussilongtempsquejepense.»Lelecteurestinvitéàs’appliquerleraisonnementàlui-même,eninsérantsonproprenomlàoùDescartesauraitmentionnélesiens’ilavaitformuléainsisondoute.Enlangagecésarien,ceraisonnementest impossible,car ildonnerait :Descartes ignoresiDescartesestDescartes,maisDescartesestcertainqueDescartesexisteaussilongtempsqu’ilpense.

    Il semble donc que la philosophie du Cogito soit une philosophie à lapremièrepersonne.Quiplusest,ellecommenceparuneinterrogationsurcequ’estlephilosophequandilpenseàlapremièrepersonneetqu’ilseréduitàcette activité de penser. On pourrait donc juger qu’elle est un égotismephilosophique. Et c’est souvent ainsi qu’on a présenté l’innovationcartésienne:unmétaphysicienoseprendrelaparoleàlapremièrepersonne.

    Pourtant, ilya lieudesedemandersiunedoctrineégologiqueparvientàmaintenir le style égotiste depart enpart.Qu’elle commence à la premièrepersonne, c’est un fait. Mais vient le moment où elle échange le pronom«moi»contrelesubstantif«lemoi».Cesubstantifestcenséfaireréférenceàquelquechosedontl’élucidationseferaàlatroisièmepersonne.Dèslors,lestyle de l’égologie cesse d’être égotiste, et l’on peut y discerner l’adoptiond’unemanièredeparlerquiinterditdeprendrepoursoi(endisant«moi»)cequel’onditdumoi.L’égologie,contrairementauxapparences,pourraitbiens’exprimerdansuneformed’«idiomecésarien»,nonpaspourdesraisonsdecivilitéoudemoralité(commepourlestylejanséniste),maispourdesraisonsmétaphysiques. Je propose de le qualifier d’« idiome césarientranscendental».

    Cesraisonsmétaphysiquessupposentuneanalysedelaphraseégotiste,enentendantpar làune phrase en « je ».C’est donc à cette analyse qu’il fauts’attaquerpourdécider sinouscomprenonscequeveutdire lemoi au sensdesphilosophesdel’égologie.

    Qu’est-cequ’une«égologie»?

  • Qu’est-ce qu’on appelle, dans le vocabulaire technique des philosophes,uneégologie?Ce termeest lenomquedonneHusserl àunedisciplinequidoitfonderlaphilosophie 34.

    Ricœur donne cette explication : Husserl, dans sa philosophietranscendentale, voudrait élaborer « une philosophie qui ne serait qu’uneégologieetjamaisuneontologie 35».Autrementdit,cettephilosophieresteraitde part en part phénoménologique, description d’une expérience vécuedonatrice de concepts, sans jamais passer à une thèse sur ce que sont leschoses indépendammentdenousetde lamanièredontelles seprésententànous. Ricœur précise : « Une égologie, c’est-à-dire un cogito sans rescogitans[…] 36.»Si l’ons’entientàcettedéfinition,Descartes,pourautantqu’il fait de l’ego une chose pensante, n’est pas encore un penseur del’égologie, mais seulement le précurseur d’une telle doctrine. Ici, chosepensanteestàprendreausensfortdesubstancepensante.

    L’égologie est donc ce que devient la philosophie duCogito lorsqu’elles’imposeàelle-mêmeuneexigencedeméthodedontlaphénoménologieafaitsonmot d’ordre : puis-je indiquer quelle est l’expérience donatrice quimefondeàdécrirecequejedécris(ici,moi-même)commejelefais?Dèslors,lephilosophequireprendàsoncompteleCogitodoits’interroger:cetactede penser me présente-t-il moi-même à moi-même comme une substanceimmatérielle?

    La réponse est que la conscience ne donne pas cette évidence d’un sujetpensant qui aurait existé avant l’acte de penser ou qui persisterait à existeraprès cet acte. Du reste, Descartes le reconnaît (à ce stade de soncheminementdanslesMéditations):jesuiscertaind’existeraussilongtempsquejepense,maiscettecertitudenedébordepasleprésent.Commeill’écritdanslaIIeMéditation:

    Jesuis,j’existe:celaestcertain;maiscombiendetemps?Àsavoir,autantdetempsquejepense;carpeut-êtresepourrait-ilfaire,sijecessaisdepenser,quejecesseraisenmêmetempsd’êtreoud’exister(AT,IX,21).

    L’égologie(négative)deDescartes

    Descartes, aux yeux des philosophes du sujet qui lui ont succédé, seraitrestéprisonnierd’unemétaphysiquedelasubstance.

  • Toutefois,Merleau-Ponty fait remarquer qu’on trouve chezDescartes unmomentnon«cartésien»,sicelaveutdirenonsubstantialiste.Nouspouvonsdoncdire,conformémentàladéfinitionsuggéréeparRicœur,qu’onytrouvedéjàunmomentégologique.C’estlemomentoùDescartesnesaitpasencoredirecequ’ilestentantquesujetpensant,maisseulementcequ’iln’estpas.Pendantuntemps,Descarteséchappeauxdogmesdu«grandrationalisme»et semontre de façon étonnante notre contemporain, ce queMerleau-Pontyexpliqueainsi:

    Ilavaitdécritl’espritcommeunêtrequin’estniunematièresubtile,niunsouffle,niaucunechoseexistante,etquidemeurelui-mêmeenl’absencedetoutecertitudepositive.[…]C’estparlà que Descartes est plus moderne que les cartésiens, qu’il anticipe les philosophies de lasubjectivitéetdunégatif 37.

    Merleau-Ponty, dans cette lecture, esquisse une interprétation de laphilosophie cartésienne de l’esprit comme égologie, une égologie qu’onpourraitdireapophatiqueounégative(commela théologiequines’autoriseau sujet deDieu que la voie négative et refuse d’en parler comme nous lefaisonsde sescréatures) :onpeutdiredupur sujet cequ’iln’estpas,maisnonpascequ’ilest(sinonqu’ilestpensant).

    Cettelectureappelleuneremarquepourcequiestdenotreréflexionsurlaphraseégotiste.Lesujetpensantestposécommepuresprit,cequiveutdirequ’iln’est«aucunechoseexistante».Merleau-Pontyécritque,commetel,il« demeure lui-même » alorsmême qu’il doute.Oui,mais comment peut-ilêtre lui-même, demeurer lui-même, être certain de le demeurer, alors qu’iln’estcertainderien(sinond’exister)?Qu’est-ilquandilestetdemeurelui-même ? Par hypothèse, il n’en sait rien. Pourtant, demeurer soi-mêmesupposequ’ondemeure lemêmequelquechose (aliquid).Sinotre égologiedoit rester négative, comment peut-elle se prononcer sur l’identité du sujetpensant ? Telle est la question qu’on ne peut éviter de poser lorsque nousretrouvons chez plusieurs philosophes contemporains cettemême exaltationd’unmomentpurementphénoménologiquedanslapenséedeDescartes.

    Lequoi?etlequi?

    L’idée d’une étape non dogmatique de la démonstration cartésienne étaitpromiseàungrandavenir.Plusieurscommentateursrécentsontsoulignéque

  • Descartes,dans lesMéditationsmétaphysiques, échappait—aumoinspourun temps, à savoir pour l’essentiel pendant la IIeMéditation—à ce qu’ilstiennentpourlescontraintesdelamétaphysiquetraditionnelle.Ici,l’influencedeHeideggeraétédécisive.

    On sait que Heidegger soutient que les notions classiques d’être oud’existencesontéquivoques.Laphilosophiehéritéelesinterprèteàl’aideducouple conceptuel correspondant en latin aux deuxmots quid et quod. Onpeutdired’unechosecequ’elleest(quidest),etonpeutaussidirequ’ilyenaouqu’elleest (quodest).Ainsioppose-t-on laquestionde l’existence (anest?,est-cequecelaexiste?)àlaquestiondel’essence(quidest?,qu’est-cequec’est?).Laquestionanest?donnesoncontenuàlanotiontraditionnelled’existentia. Là où la tradition parle d’existence, Heidegger va parler deprésenceoudeprésencedisponible(Vorhandenheit) 38,defaçonàréserverlemot « existence » pour un usage qui ne vaut que pour nous, pour la sorted’êtres(oud’«étants»)quenoussommesnous-mêmes.Pourintroduirecesdistinctions, il fait remarquer que nous avons deuxmots interrogatifs, l’unpour les choses (quoi?), l’autre pour les personnes (qui?). Qu’il y ait cesdeuxmodesd’être,celaestdoncdéjàmarquéselonluiparlafaçondontnousposonslesquestionsélémentaires:«L’étantestunqui(existence)ouunquoi(présencedanslesenslepluslarge) 39.»

    Dansuncoursdel’été1927,Heideggeramêmeétéjusqu’àforgeruntermespécial pour désigner la question de l’être posée à propos d’une personne.Puisque le vocabulaire scolastique fournit le terme « quiddité » — enallemand«dieWasheit»—,pourdésignerlaréponseàlaquestion«Qu’est-ce que c’est que cette chose ? », alors on pourrait dire en allemand « dieWerheit», littéralement l’« être-qui » ou la « quissité », pour désigner laréponseàlaquestion«Quiest-ce?»(questionforcémentposéeàproposdecequipartagelemêmemoded’êtrequenous) 40.

    Il me faut marquer d’emblée une première perplexité à propos de cettedichotomieduquoietduqui.Heideggerexpliquedanslecoursenquestion:«Laréponseàlaquestion“qui?”nedonnepasuneres,maisunJe,unTu,unNous[ein Ich,Du,Wir] 41. » Cette traduction est déroutante. Si la questionposéeestparexemple :«Qui ferace travail?», la réponsepourraeneffet

  • tenirdansunpronompersonnel,maiselleneserapas«Je»ou«Tu»,maisplutôt «Moi », «Toi » (ou, plus complètement «C’estmoi qui le ferai »,«C’esttoi»,etc.).Ilfaudraitdoncdirequ’enfrançaislaréponseappelleausingulierunMoiouunToi.

    Plus dérangeante, une seconde perplexité nous arrête.Devant une chose,nous demandons ce qu’elle est (question de la quiddité). Devant unepersonne, nous demandons qui elle est (questionde laWerheit).Mais, si laquestionsurl’êtred’unepersonneestportéeparlemot«qui?»,elleestunequestiond’identité.Or laréponsequ’appelleunequestiond’identiténepeutpasêtre«Jesuismoi»,«Tuestoi»,«Ilestlui».Nousattendonsquelquechose comme un nom propre ou un ensemble de descriptions identifiantes(« Je suisUntel»,«C’est leplombier», etc.).Est-cedoncunedescriptionidentifiantequeprocurentdesréponsestellesque«Jesuisunmoi»ou«Jesuiscemoi»?

    Cesdifficultés, je crois, sont inhérentesà la traditionégologique, commeonpeutleconfirmerenrevenantàDescartes.

    QuestionssurunequestionintraduisibledeDescartes

    Heideggeraattirél’attentionsurlesdeuxmanièresdeposerlaquestiondeson«être»àproposdecequiest, l’uneréifiante,l’autreappropriéeaufaitque nous avons affaire à quelqu’un plutôt qu’à quelque chose.D’après lui,lorsquequelqu’uns’interrogesursoi,sursonêtrepropre,illuifautdemanderquisuis-je?etnonqu’est-cequejesuis?

    Maisjustement,a-t-onremarqué,c’estlàjustementcequefaitDescartesàplusieursreprisesdanslesMéditations. Ilneposepasseulement laquestiondesavoircequ’ilestentantquechosepensante,maisilluiarrivedeposerlaquestion«qui?».Toutefois,eticileschosessecompliquent,ilfautlelireenlatinpours’enapercevoir,carlatraductionenfrançaisparleducdeLuynes(revue et corrigée par Descartes) n’a pas retenu ce côté personnel de laquestion.On liteneffetenfrançais,aussitôtaprès laconquêtedu«Jesuis,j’existe»:

    Maisjeneconnaispasencoreassezclairementcequejesuis,moiquisuiscertainquejesuis[…](AT,IX,19).

  • LatraductionfaitdireàDescartesqu’ilnesaitpascequ’ilest,commes’ilyavaitquid.Orletextelatindisait:

    Nondumverosatisintelligo,quisnamsimegoille,quijamnecessariosum(AT,VII,25) 42.

    Cettephraseestremarquableaumoinsàdeuxégards.

    D’unepart, laquestionposéeestbienportéeparlemot«quis?»etnonpar«quid? ».Si l’on suitHeidegger dans sa dichotomie, onpourrait bienavoiriciunéchantillond’égologienégative,d’unepenséedesoiéchappantausubstantialisme.

    D’autre part, la question posée l’est à la première personne, alorsmêmequeDescartes procède, à l’intérieur de cette phrase, à la substantivation dupronom«ego».IlluiétaitdéjàarrivédelefaireenfrançaisdansleDiscoursdelaméthode,oùilparlede«cemoi».Mais,lorsqu’ildisait«cemoi»danscetexte,c’étaitpourl’identifieraussitôtàl’âme,desortequ’ilenparlaitàlatroisièmepersonne:

    […] jeconnusde làque j’étaisunesubstancedont toute l’essenceou lanaturen’estquedepenser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépendd’aucune chosematérielle.Ensortequecemoi,c’est-à-direl’âmeparlaquellejesuiscequejesuis,estentièrementdistincteducorps,etmêmequ’elleestplusaiséeàconnaîtrequelui,etqu’encorequ’ilnefûtpoint,ellenelaisseraitpasd’êtretoutcequ’elleest(AT,VI,33).

    Enrevanche,danslaIIeMéditation,Descartess’interrogesurlui-même,cetego,àlapremièrepersonne.CettephraseétonnantedeDescartesaexercélestalents interprétatifs de plusieurs interprètes, lesquels ont voulu y voir unmoment phénoménologique de la pensée cartésienne. Leurs gloses nousaiderontàprécisercequiestauprincipedetoutesleségologies.

    ÉtienneBalibar fait remarquer que les traductions françaises de ce textesontinexactes 43.Elleslaissentéchapperquelquechosedecequeditletexte.Toutefois, ilne leditpaspour reprocheraux traducteursuneméprisesur letexte,maispoursoulignerquelaphraseest«intraduisibleenfrançais 44».Enfait,écrit-ilavec raison, laphraseenquestionn’estpasnonplus traduisible(sansperte)enlatin.

    Pourquoi est-ce intraduisible ? Parce que, écrit-il, la phrase est« indécidable » du point de vue des personnes verbales 45. Est-elle à la

  • premièrepersonneouàlatroisième?Noushésitonsentre«Jemedemandecequ’estcetEgo»et«Jemedemandequijesuis».Balibarexpliquequ’ilfaudraitpouvoirfusionnercesdeuxversionsincompatibles.

    Si nous construisons le verbe « être » à la troisième personne, nousobtenons : « Je me demande ce qu’est cet Ego qui est maintenantnécessairement(oudontnoussavonsmaintenantnécessairementqu’ilest).»Sinoustraduisionsainsi,notredoctrineégologiqueassumeraitfranchementlasubstantivation du pronom « moi » : il faudrait construire la phrase à latroisièmepersonne.

    Simaintenantnousmettonsleverbe«être»àlapremièrepersonne,notrephrase devient : « Je me demande qui je suis, s’il est nécessairement vraimaintenantquejesuis.»Ici,l’égologiechercheàconserverlestyleégotiste:c’estdemoiquejeparleraiquand,toutàl’heure,jediraiquejesuisunpurespritetnonunêtrehumain.Demoi,celaveutdire:del’individuparticulierquejesuis.

    En somme, conclut Balibar,Descartes a écrit en latin quelque chose quidonne en français : « Qui suis-je moi ce lui qui suis maintenantnécessairement 46.»

    Quelestselonluileproblèmequerévèlecetteimpossibilitédetraduire?Silaphrasemêledefaçoninextricablelesdeuxpersonnes,verbales,c’estparcequ’elleveutposerunequestiond’essence(portantsurlanatured’unego)quisoitenmêmetempsunequestiond’identité(quisuis-je?).Unlecteurayanten tête les thèses de Heidegger sur la différence entre ces deux questionsdevrait en conclure qu’il apparaît difficile de poser la questionde l’identitésansposercelledel’essence.

    Ce diagnostic sortira confirmé si nous nous tournonsmaintenant vers leminutieuxcommentairequ’afaitVincentCarrauddecettemêmephrase.

    Carraud,luiaussi,faitportersoncommentairesurladiscordanceintérieureàcettephrase:elleestàlatroisièmepersonnepuisquelemot«ego»yestsubstantivé,maiselleestcenséeêtreaussiàlapremièrepersonnepuisquelemot interrogatif «qui ?» s’emploie ici à lapremièrepersonne (qui suis-je,non qui est-ce ?). Descartes ose un solécisme en latin (solécisme délibéré,

  • bien entendu, et non faute de thème latin). Carraud écrit qu’il faudraittraduire:

    Or je ne comprends pas encore assez qui je suis, ce moi qui « suis » désormaisnécessairement 47.

    Cettetraductionestévidemmentimpossible.

    Carraud insiste sur le fait que Descartes, dans la IIeMéditation, pose laquestion de l’identité avant de poser celle de l’essence. Il juge mêmequeDescartes a ouvert— avant bien sûr de le refermer— un « espace »d’interrogationphénoménologique,espacedans lequelpouvaitêtreposéedemanièrenonmétaphysiquelaquestiondel’être-soioudel’êtrepropre 48.Onretrouve donc l’idée d’un Descartes précurseur des philosophies del’existencequ’avaitavancéeMerleau-Ponty.

    CommentCarraud interprète-t-il le«ego ille»deDescartes ? Il écarte àjuste titre la construction de « ego» comme pronom, suivi d’une relative,commes’ilyavait:«Moi,quisuiscelui-làqui…etc.»Danscecas,écrit-il,l’usageseraitde«puredésignation»etilfaudraitcomprendrequ’ils’agitdel’auteurlui-même,Descartes 49.Maisjustement,ilnepeutpass’agirdecela.Eneffet,nousnesommessortisdudoutequesurunseulpoint(egosum,egoexisto):toutleresteestencorefrappéd’incertitude.Commeillepréciseplusloin:lemoideDescartesn’estpasRenéDescartes(unepersonnehumaine),mais ilest« lemoipur»,anticipantsurcequeHusserlappelle«das reineEgo».Carraudconcluttrèsjustement:«Autrementdit:lemoi,cen’estpasmoi 50.»Etc’estlàselonluicequiexpliquel’«inventiondumoi»,autrementdit lamutation par laquelle le pronom« ego » devient un substantif. Nousdevons en effet comprendre que « le référé du pronom n’est pas unepersonne particulière, empirique, René Descartes lui-même 51 ». Mais si cen’estpasDescartes,niévidemmentquelqu’und’autre,alorsdequis’agit-il?Laréponseestqu’ils’agitdecelaseulquiarésistévictorieusementaudoute:non plus une personne en particulier, un « ego personnel », mais un egodépouilléde toutesses«déterminations»—unegoque,pourcette raison,Carraudcompareetconfronteaumoi sansqualitésdePascal 52. Ilne resteàcet ego cartésien que l’existence (qui n’est pas une détermination) et bienentendu la certitude d’être présentement en train de penser. Pourtant, si cet

  • ego est si peu déterminé, est-ce encore quelqu’un ? Plus nous scrutons laphrase intraduisibledeDescartes,plus ildevientdifficiledecomprendreenquoi elle pose, comme les interprètes y insistent, une question d’identité.Carraud voit dans le processus ascétique du doute une purification de lapenséedesoiqui,selonlui,justifielepassageausubstantif:lepenseurn’estplus telle personne en particulier, il n’est plus qu’un moi. Pourtant, si laréponseàlaquestionposée(«quisuis-je?»)estquejesuisunmoi,ilresteàsavoir lequel. Et si la réponse est que je suis ego ille, cemoi en train depenser,ilresteàprécisercommentdistinguercemoi-cidecelui-làetdetouslesautres.Àmoins,biensûr,quel’opérationn’aitaucunsensetquejenesoisnicemoi-ci,nicetautre,maisseulementunmoiengénéral,unmoisansplus.D’oùlaquestion:quelpourraitbienêtreleprinciped’individuationd’unegocartésien ? Qu’il n’y en ait pas chez Descartes, Carraud l’a lui-mêmesouligné. Mais cela aurait dû le conduire à mettre en question cettedistinction, reprise de Heidegger, d’une question d’identité d’avec unequestiondequiddité.C’estcequ’onpeutconclureenlisantuncommentairedeGuéroultsurlamanièredontlephilosophepassedemoi,RenéDescartesàmoi,unmoiengénéral.

    L’individuationd’unego

    MartialGuéroult explique pourquoi lemoi auquel Descartes finit par seréduireparlavoiedudouten’estniunêtrepersonnel,niunêtreindividuel.Ilécritcecommentaireétonnantqu’ilvautlapeinedeciterunpeulonguement:

    […]CarqueveutdireDescartes?Cecitoutsimplement:Quesais-jesijenemetrompepaslorsque je crois êtreDescartes ? Des fous ne se croient-ils être une cruche, Louis XIII ou leCardinal ? LeMalinGénie ne peut-il pasm’abuser surma propre individualité ?Mercure neréussit-ilpas,pouruninstant,àfairedouterSosiedesonidentitépersonnelle?Mais,pourquejesoistrompéenl’espèce,tantfaut-ilàtoutlemoinsquejepense;etpuisquejepense,jesuis;carpourpenserilfautêtre.Bref,pourêtretrompésurmoi-même,iln’estpasnécessairequejesoisSosie,Descartes,leCardinal,ni tel individu,nimêmeunindividuouunepersonneengénéral,maissimplementquejesoisune«chosepensante»,c’est-à-direunmoiouunsujetpensantengénéral:uneessencepensantequelconque 53.

    Parconséquent,conclutGuéroult,leCogitoneprouvenullementlaréalité(l’existence réelle) de « mon moi personnel concret, mais celle du moipensant en général comme condition universelle de toute connaissancepossible 54 ». Une différence est ici introduite entre d’un côté le « moi

  • personnel concret », qui semble n’être rien d’autre que la personne duphilosophe(niLouisXIII,ni leCardinal,maismoi),et le«moipensantengénéral », lequel est posé comme une condition de possibilité de touteconnaissanceetencesenscommeayantunstatut«transcendental».

    Notons d’abord que ce texte de l’historien nous permet d’assister à lanaissanceinvitrodumoiprissubstantivementausensmétaphysique.C’esticilemoiégologiquequientreenscène.Guéroult,reproduisantcequ’iljugeêtrele raisonnement cartésien, part d’une constatation initiale : il n’est pasimpossibleàDescartesdemettreendoute«sapropreindividualité»etdesedire : peut-être ne suis-je pas Descartes. À partir de ce doute possible, lephilosophedégageunecertitude:mêmesijesuistrompéenpensantcequejepense,iln’enrestepasmoinsquejepense,jesuisdoncunechosepensante.Et c’est alorsque surgit lepronompris substantivement : je suisune chosepensante,c’est-à-direunmoi.

    Ladérivationest-elle légitime?A-t-on iciune« filiationgrammaticale»quipuisse légitimer le fait deparlerdumoi oude l’ego ?A-t-ondonnéuncontenuàuneassertiondutype«jesuisunmoi»?

    D’aprèsGuéroult, la légitimitédecettesubstantivationestassuréepar lesétapes du doute méthodique. Il est possible en principe de douter de sonidentité puisqu’il est possible de faire erreur sur soi. Descartes pourrait setromper en croyant être Descartes. Guéroult imagine des situationsd’aliénation mentale de plus en plus graves : se prendre pour une autrepersonne que soi (Descartes se prenant pour Louis XIII), se prendre pourautrechosequ’unepersonne (un fou seprenantpourunecruche).Pourtant,voudrait-on lui objecter, il y a une différence entre croire (à tort) êtreLouisXIIIetnonpassoi(donciciDescartes)etcroire(àtort)êtreunecrucheetnonpasunhomme.Ce serait une erreurdedire : dans lesdeuxcas, il yauraiterreursur l’identitédupenseur.Eneffet,dans lepremiercas, l’erreurporterait sur l’individualité, donc sur l’identité personnelle (je ne suis pasceluidesêtreshumainsquejecroyaisêtre,ilyaméprisesurlapersonne).Enrevanche,danslesecondcas, ils’agiraitd’abordd’uneerreursurmanature(jecroisêtreunecruche).Eneffet,l’erreurdufoun’estpasdecroireêtretellecruche,alorsqu’ilestbienunecruche,maisnonpascelledontildit«c’est

  • moi».Sonerreur est plus radicale : elle est de seprendrepourune cruchealorsqu’ilestunêtrehumain.

    Toutefois, pour appliquer cette seconde possibilité d’erreur au cas deDescartes,ilfautenmodifierlecontenu.Lefouseprendpourunecruche.SiDescartes était fou sans s’en être aperçu — cela arrive bien à d’autres,pourquoipasàlui?—,ets’ilfaisaituneerreursursanature,ilfaudraitdirequ’ilseprendpourunêtrehumainalorsqu’ilestquelquechosedetoutàfaitdifférent,parexempleunecruche.

    Or nous ne sommespas au bout de nos peines. Il est déjà impossible derassemblertouscesexemplesdeméprisesdansunmêmegenredel’erreursursoi,commesiellesenformaientdesdegrésdeplusenplusaccentués.Maisilreste plus difficile encore à comprendre dans cette échelle des degrés del’erreursursoiqu’aesquisséeGuéroult:lepassagedel’erreurdeseprendrepourquelqu’und’autreoupourquelquechosed’autreàl’erreurdeseprendrepour«unindividu»ou«unepersonneengénéral».Cettenouvelleextensiondu champ de l’erreur possible (champ concédé au malin Génie) viseévidemmentàpréparer laripostevictorieuse:quellequesoitmonerreur, jen’ensuispasmoinsceluiquiesttrompésurlui-même,lequeldoitbienexisters’il est trompé, donc je suis « unmoi ou un sujet pensant en général : uneessence pensante quelconque ». Voici justement le point où s’effectue lepassage demoi, qui suis trompé, aumoi pensant. Par une sorte d’alchimiephilosophique, la purification du pronom « moi » par le doute livre lesubstantifquipermetaupenseurderetrouveruneidentité:jesuiscemoi.

    Enquoiaurait-onlàuneidentité?Peut-onrendrecomptedudémonstratif«ce»dansladescriptiondéfinie«cemoi»?

    Guéroultveut-ildirequelesujetpensantpeutexistersansêtreindividué?Mais, ici, nous voulons demander : puis-je être un « sujet en général » ?Certainementpas.Êtreunsujetengénéral,ceseraitêtrebeletbienunsujet,maisniX,niY,niaucundessujetsenparticulier.Ceseraitcommeavoiruneadresseengénéral,c’est-à-direhabiterquelquepart,maispourtantn’habiteren aucun lieu particulier. Ce qui peut arriver, c’est que je sache avoir uneadresseengénéralsanssavoirlaquelleenparticulier.Parexemple,quelqu’unpourraitdire :«Lemoisprochain j’iraichezdesamisàVenise.»Nous lui

  • demanderions:«OùàVenise?»Etilrépondrait:«Toutcequejesais,c’estqu’ilshabitentàVenise.»Cetteréponsenevoudraitpasdirequ’ilexistedeuxsortesd’adresses, cellesqui sontparticulièreset cellesqui sontgénéralesetparlàimmatérielles.

    Laprise indéfectibleque le sujetpossèdesur lui-même(par lemoyenduCogito)estcensée luidonner lapremièrecertitude :quandbienmême il setromperait sur tout, il serait une chose pensante, puisqu’il est en train depenser.Maiscetteréponsenousapprendcequejesuis(unsujetpensant),elleneditpasquijesuis.Etsijenesaisriendeplussuregoquecela,iln’yapaslapossibilitédeposerunequestiond’identité,parcequenousn’avonspasdeprincipe d’identité pour une entité décrite comme « le penseur de cettepensée ». Sans un tel principe, nous ne pouvons distinguer un sujet enparticulierd’unautresujetenparticulier.

    Dire:iln’estpasnécessairequejesois«unindividuouunepersonneengénéral»,c’estdireseulement:quelquesoitcesujetparticulierquejesuis,etbienquejenesachepaslequeldessujets jesuis, j’existe.Pourallerplusloin et poser la question de savoir quel penseur je suis, il nous faudrait unprincipe d’individuation.Mais, comme le souligne Guéroult, Descartes n’apas fourni ce principe et ne s’est d’ailleurs pas posé le problème del’individuation.

    Qu’appelle-t-on ici individuation ? On indique quel est le principed’individuationd’unesorted’êtresendonnantlecritèred’identitéquipermetde concevoir un dénombrement de ces entités. Par exemple, nous avons uncritèred’identitépourleschatsdèslorsquenouspouvonscomptercombienily en a dans lamaison à un instant donné.Pour les compter—et éviter decompterplusieursfoislemême—,nousdevonsdonnerunsensauxprédicats« être le même chat (déjà compté) » ou « être un autre chat (pas encorecompté)».

    Danslavieordinaire,notreprinciped’individuationpourunegopasseparla personne physique du locuteur. Autrement dit, nous n’avons pas d’autrecritèrepourlapersonneàlaquellerapportercequ’énonceunephraseégotistequeceluide l’êtrehumainproduisantcettephrase.Parconséquent, l’emploidumot«moi»commeunsubstantifapparaîtici«métaphysique»ausensde

  • Wittgenstein:touteslesconditionsd’unequestionordinaired’identitéontétérefusées,mais le philosophe n’a pas non plus donné les règles— donc enl’espècelecritèred’identité—pourl’emploinouveauqu’ilvoulaitintroduire.

    Lescommentateursquiinsistentsurladifférenceentreuneinterrogationdetype « qui ? » (question d’identité) et une interrogation de type « quoi ?qu’est-cequec’est?»(questiond’essence)doiventnousexpliquercommentonpeutposerlaquestiondel’identitéd’unegocartésienalorsquecedernier,comme ils le soulignent eux-mêmes, est dépourvu d’un principed’individuation.Enfindecompte,ilsemblequelatraductiondeLuynesétaitla seule possible : à cette étape du raisonnement, le penseur ne peut pasdemander qui il est (quelle personne, c’est-à-dire laquelle des personnes),maisseulementcequ’ildoitêtrepourexisterentantquepenseur.

    Laphraseégotistea-t-elleunsujet?

    CommentexpliquerqueplusieursinterprètesrécentsdeDescartespuissentdiredeuxchosesquiparaissentincompatibles?

    D’un côté, ils disent que Descartes a eu le mérite de poser la question«qui?»àproposdu«jepense».AussilongtempsqueDescartesposecettequestiondel’identité,iléchappeàlamétaphysiquedelasubstance.

    D’unautrecôté,ilsdisentqueDescartesaeuleméritedenepasconfondrele«moipur»avecun«moi»psychologiqueouempirique,quiseraitaufondl’individu humain avec ses particularités. Le sujet pensant leCogito et sepensantparlemoyenduCogitonepeutêtreconçuquenégativement.Etl’onretrouve ici le commentaire de Guéroult : un tel ego n’a pas de principed’individuation.

    OnpeutreveniràlaphraseétrangedesMéditationsqu’ilsontcommentée.CommeBalibar l’a souligné, cette phrase a ceci de déconcertant que, pourpouvoir la comprendre, il faudrait la construire à la fois à la premièrepersonne(puisqu’ondoitdemander :quissum?) et à la troisièmepersonne(pourqu’elleportesuregoille,cemoi).

    Comment se sortir d’un tel imbroglio ? Il convient, je pense, deposer laquestionradicale:unephraseégotistea-t-elleunsujet?

  • Àcettequestion,jerépondraienm’inspirantdelaconférenced’Anscombesur la première personne 55. Elle y soutient une position qui a sembléexcentrique : les«penséesen je» sontdespenséessanssujet.Leproposaparfois été tenu pour paradoxal, mais il ne se veut nullement paradoxal, ilprétend seulement formuler explicitement ce que comporte l’usage de lapremièrepersonne,unusagequetoutlemondeconnaîtfortbienetdontnousdevonsdetoutefaçonpartirsinousvoulonseninventerunautre,parexemplepourrépondreàdesdemandesphilosophiques.

    Une phrase égotiste a-t-elle un sujet ? Précisons d’abord le sens de laquestion,laquelleconcernetoutephraseàlapremièrepersonne(l’énoncédu« je suis, j’existe » n’étant qu’un exemple). Écartons d’abord deux faussespistes.

    1. Une phrase égotiste a-t-elle un sujet grammatical ? Assurément, dumoins en français. Toutefois on sait que la désinence du verbe suffit dansd’autreslangues,parexempleenlatin(«Ambulo»setraduit«Jemarche»,iln’est pasbesoind’unmotpour fournir un sujet auverbe, et cen’est pas lafonctionde«ego»si l’onprécise«Egoambulo»).Toutefois, toutephrasefrançaisecomportantunsujetgrammaticaln’apasforcément,dupointdevuelogique, un sujet de prédication. Exemple : dans la phrase « Il pleut », lafonctiondupronom«il»n’estpasderenvoyer,paranaphore,àunagentdupleuvoir.Laphraseest,commeondit,impersonnelle.

    2. Est-ce à dire qu’une phrase égotiste décrit en réalité un processusimpersonnel, un « procès sans sujet » ? Une phrase sans sujet, est-ceforcément une phrase « impersonnelle » (comme « Il pleut »). S’agit-il derefuserquelaphraseégotistedisequelquechosedequelqu’un,àsavoir trèsprécisément de son auteur, le locuteur qui produit la phrase en question ?Certainementpas. Il estbienclairque le locuteurquiproduitunénoncédutype«Jemarche»entendbiendirequelquechosedelui-mêmeetveutqu’onlecomprennecommeayantditquelquechosedelui-même.

    Ni phrases dépourvues d’un sujet grammatical, ni descriptions de procèssans sujet, les phrases égotistes doivent-elles pour autant s’analyser commedes propositions prédicatives, avec la mention d’un sujet de prédication et

  • l’application d’un prédicat à ce référent ? Ainsi précisée, la question estdonc:laphraseégotistea-t-elleunsujetausenslogique?

    Il est commode de partir d’une observation portant sur l’explicationtraditionnelle des trois personnes verbales du singulier. Littré reprend ladéfinition du Dictionnaire de l’Académie française de 1798 à l’articlePERSONNE:

    Terme de grammaire. Personnes, les diverses situations des êtres par rapport à l’acte de laparole : la première personne, celle qui parle ; la secondepersonne, celle à qui l’onparle ; latroisièmepersonne,celledequi l’onparle.Ence sens,personnes’appliqueaussi auxchoses :toutobjetdontonparleestàlatroisièmepersonne.

    Sinousprenionscesdéfinitionsaupieddelalettre,nousnousheurterionsàune difficulté conceptuelle. Nous lisons en effet que la personne dont onparle est, par définition, la troisième.Si unephraseporte sur unobjet quelqu’il soit, elle est à la troisièmepersonne.S’il en est ainsi, comment évitercetteconséquence:lorsquelelocuteurparledequelqu’un,illuiassigneipsofactocette situation de « personne dont on parle » que signale la troisièmepersonne. Quand je parle d’une personne, je dois la placer en situationd’objet.

    S’il en est ainsi, comment quelqu’un pourra-t-il parler de lui-même à lapremière personne ? Il semble impossible de parler de soi, c’est-à-dire deparlerdelapersonnequiparle,sansfairedesoi(premièrepersonne) l’objetdont on parle (troisième personne). Et il semble également impossible deparlerde lapersonneà laquelleon s’adresse, cellequ’onapostrophe en luidisant«toi».Parleràquelqu’unpourluidirequelquechosedelui-même,ceseraitchangerlasecondepersonneenunetroisièmepersonne.

    Cettedifficultéquesuscitel’explicationdumot«personne»commetermede grammaire reproduit une difficulté bien connue qui est inhérente à lathéorie réflexive de la subjectivité. Le pouvoir de la conscience de soireposeraitsurlepouvoirquepossèdelesujetpensantdesefaireobjet—ici,passageàlatroisièmepersonne—sanspourautantcesserd’êtrelesujetdeconscience—là,retouràlapremièrepersonne.

    Ilsemblequ’iln’yaitquedeuxmanièresconcevablesdedéfairecenœudconceptuel:

  • a)Accepter leparadoxeapparent, et doncchercher à logerune troisièmepersonne, unmoment d’objectification, au sein de la première personne. Ilfaudraitqueparlerdesoi,cesoitparlerd’unobjet,maisd’unobjetauquellelocuteur puisse s’identifier. Je parle de moi : je parle d’un objet quim’apparaîtcommemoi,quiestà lafoisunmoiet,entretouslesmoi,celuiquim’appartientouquimedéfinit.Philosophiquement,cettesolutionestcelledel’identitéréflexiveselonlaquelleunmoisedéfinitcommeunsujet-objet,pour reprendre l’expression de Fichte. Toutefois, on tombe alors dans leparadoxe de l’identité toujoursmanquée entre le sujet de la proposition (lesujet de l’énoncé) et celui qui parle (le sujet de l’énonciation). Parlant à lapremière personne, et croyant parler demoi à présent, je parle en fait à latroisièmepersonned’unmoidontjeviensdemedétacherparlesimplefaitdem’êtreréféréàlui 56.

    b) Refuser cette solution au motif qu’elle revient à éliminer ce qui faitl’originalité de la première personne. En effet, adopter cette solution seraittraiter la première personne comme une « troisième personne à usageréservé».Réservéàqui ?Bienentenduàceluiqui se sertdumot«moi»pourfaireréférenceàlui-même,ouplusprécisément,pourfaireréférenceauseulmoiqu’ilconnaissedirectementetauquelilpuisseseréférerdirectement(lesien).Ilfautdonc,si l’onveutrefuserquelapremièrepersonnesoitunevariétédelatroisièmepersonne,analyserlesphrasespersonnelles(en«je»eten«tu»)commeétant,d’unpointdevuelogique,desphrasessanssujet.

    Cettesolutionestaufondcelled’Anscombe.Onl’ajugéeparadoxale,maisilmesemblequ’ellenefaitquerappelercequenousavonstoujourscomprisdepuisquenousavonsapprisànousservirdesformeségotistes.

    Laphraseégotisteparle-t-elledequelqu’un?Oui,maiscomment le fait-elle?Laphraseconstruiteen«je»parlebiendequelqu’un,maiselleneditpas de qui comme le ferait une proposition comportant une connexionprédicative(avecunsujetetunprédicat).Cequefaitlaphraseégotiste,grâceauxmarquesdelapremièrepersonne,c’estrenvoyerl’auditeur(oulelecteur)

  • à un acte de parole particulier et lui laisser le soin, connaissant cet acte deparole,dedéterminerquienestl’auteur.

    Laphraseen« tu»,de lamêmefaçon,nenommepasceluidontelleditquelquechose,maisfaitsavoiràmoninterlocuteur—àconditionqu’ilsacheque telleest sa situationà l’égarddenotrecommunactedeparole—qu’ildoits’appliqueràlui-mêmecequeditmaphrase.

    Qu’unephrasepuisseêtresanssujetalorsqu’elleviseàparlerdequelqu’unn’ariendeparadoxal.Direqu’elleestsanssujet,c’estseulementnoterqu’ellene dit pas, par elle-même, de qui elle parle. Elle parle bel et bien dequelqu’un,maiselleneditpasdequi.

    Un exemple pourra nous aider à figurer ce dont il s’agit.Vous assistez àl’exécutiondecetteformalitédelavieengroupequiconsisteàfairel’appeldesprésents.Unresponsabledoitvérifierquiest làetnoter lesabsences. Ilappelle donc les noms de sa liste les uns après les autres : « Dupont ?— Présent !—Martin ?— Présent, etc. » Si vous entendez correctementl’ensemblede l’échange, vous savezqui est là.Ces réponsesveulentdire àchaquefois:«Jesuisprésent.»Maissupposezque,placéoùvousêtes,vousn’entendiez que les réponses, tandis que les noms appelés vous échappent.Chaquefoisqu’un«Présent!»sefaitentendre,voussavezquequelqu’unestprésentsanssavoirquiestprésent.Àelleseule,laréponse«Présent»neditpasquiestprésentsinouslaséparonsdelaquestion«Untelest-ilprésent?».Delamêmefaçon,priseparelle-même, laproductiond’unephraseégotisteattesteuneprésencesansidentifierceluiquiestprésent.

    Laphraseégotisteneditpasquiest lesujetdontellenousparle.Mais lefait qu’elle soit à la première personne indique à celui qui en est ledestinatairecommentledéterminer.Commentpeut-ilfaire?Illuisuffitdesedemander :quiparle?Sachantquiparle, ilconnaît lesujet inexpriméde laphraseégotiste.Dèslors,onlevoit,onnepeutpasdonnerunsujetàlaphraseen«je»sanslatransformerenlacomplétantdefaçonàlafairepasserdelapremièreàlatroisièmepersonne.Ilestdeuxfaçonsfamilièresdeprocéderàcettetransformation.

  • 1.L’auditeurpeutuserdelatechniquedudiscoursrapporté.Pierremedit«Jeviendrai».SachantquelesujetquiaparléainsiétaitPierre,jepeuxvouslerapporterendisant«Pierreaditqu’ilviendrait».Danscecas,c’estmoiquinommePierre.

    2. Le locuteur peut répondre d’avance à la demande de son auditeur enintroduisantlui-mêmeunetroisièmepersonnedanssaphraseégotiste.Pourcefaire,ilinsèresonnomdanssaphraseégotiste,defaçonàidentifierquiparle.Jepeuxdire:«Moi,V.D., jeviendrai.»Voustrouvezalorsdanslaphrasetout ce qui est nécessaire pour mettre le verbe « venir » à la troisièmepersonne.

    Et cette dernière possibilité nous donne sans doute la clé de la phraseintraduisibledeDescartes.Toutsepassecommesilathéorieégologiquenousdemandaitdedire:«Moi,cemoi,jeviendrai.»Toutsepassecommesiellevoulait fairede l’expression«cemoi » lenompropreduvrai sujet en tantqu’ilneseconfondpasavecl’êtrehumain.

    *

    Récapitulons ce que nous enseigne cette esquisse d’une philosophie del’égotisme.

    Qu’est-ceque l’égotisme?L’égotismeestunstyledeprésentationdesoiauxautres.C’estunemanièredeseprésenter,doncdeseconduireensociétéavec les autres. Aussi la philosophie de l’égotisme est-elle avant tout unerhétoriqueetunemorale.Puisquedire«je»ou«moi»,c’estdemanderauxautresdes’intéresseràsaproprepersonne,laquestionseposedesavoirs’ilest toujours bien avisé de le faire (rhétorique) et si ce n’est pas injuste(morale).Quandpeut-onlefaire,quandfaut-ill’éviter?

    Lorsqu’unécrivainégotistedit«moi», ilnousdemandedetournernotreattentionvers lui-mêmeausensde l’individuhumainqu’ilest. Ilne fait iciaucun doute que le mot « moi » renvoie à l’individu humain que je suis.Quantaumoi pris substantivement dont parlent lesmoralistes, il désigne letraitdecaractèrequemanifestel’égotisme,c’est-à-direlamaniedeparlerdesoi.Leretourdusubstantif«moi»aupronomsefaitdoncsansdifficulté :

  • l’attachementàsoiestattachementàl’«individuempirique»,àl’êtrehumainparticulier.

    Enrevanche,l’égologiephilosophiquesesertdusubstantif«moi»envued’instaurer un dualisme de l’individu empirique et du « sujet pensant engénéral».Orcesujetmanqued’unprinciped’individuation.Commentopérerle retourdusubstantifaupronomsi l’ego illequ’estcenséattester l’actedepensernedoitpasêtrelep