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Annales. Histoire, Sciences Sociales Le paysage aux époques historiques : un document archéologique Monsieur Philippe Leveau

Le Paysage Aux Époques Historiques _ Un Document Archéologique _ Leveau 2000

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RésuméLe paysage aux époques historiques : un document archéologique (P. Leveau).

Depuis une vingtaine d'années, l'approche archéologique du paysage aux époques historiques s'est considérablementdiversifiée. Trois étapes sont distinguées. En France, elle a ď abord été pratiquée par des historiens pour la recherche descadastres fossiles datant de la période antique. L'identification de centuriations permettait d'écrire une histoire del'appropriation du sol par Rome. Pratiquées d'abord dans un objectif patrimonial, les prospections archéologiques ont prisune importance croissante ; les grandes opérations d'archéologie préventive qui se sont développées ces dernièresannées ont permis de multiplier les sondages et de réaliser le décapage de grandes surfaces. Une troisième étape a étémarquée par l'intégration de l'archéologie environnementale. Celle-ci fait appel aux géomorphologues pour l'étude desmodelés du paysage et des paléobotanistes pour l'histoire de la végétation naturelle et cultivée. L'histoire des paysagesdans la vallée des Baux est présentée comme exemple.

AbstractThe landscape as an archaeological document.

During the last twenty years there has been a expansion in landscape-archaeological approaches to the study of historicperiods. Three stages of development can be identified. In France, the landscape approach was first used by historianslooking for roman field systems. The identification of centuriated landscapes allowed them to write a history of theappropriation of land by Rome. Initially designed as site-listing exercices, field-surveys took on ever increasing importance.The large preventative archaeological projects that have taken place more recently have allowed to increase the numberof both, sondages and open-area excavations. The third stage was marked by the integration of environmentalarchaeology. This included collaboration with geomorphologists for the study of landforms, and palaeobotanists for thestudy of the history of both natural, and cultivated, vegetation. The history of the landscape in the Vallée des Baux ispresented as an example.

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Leveau Philippe. Le paysage aux époques historiques : un document archéologique. In: Annales. Histoire, Sciences

Sociales. 55ᵉ année, N. 3, 2000. pp. 555-582.

doi : 10.3406/ahess.2000.279864

http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2000_num_55_3_279864

Document généré le 15/10/2015

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LE PAYSAGE AUX EPOQUES HISTORIQUES

Un document archéologique

Philippe Leveau

En 1982, sous le titre « Le document : éléments critiques », les Annales consacraient un numéro spécial à l'histoire ancienne1. Dans « La production du document », l'occupation des sols était abordée sous deux aspects : G. Chouquer, M. Clavel-Lévêque et F. Favory traitaient de l'organisation des surfaces par la centuriation romaine. A. -M. Snoodgrass présentait l'identification et la localisation de sites par la prospection archéologique. D'une manière générale, malgré quelques remarques montrant une certaine distance par rapport à l'optimisme de la décennie précédente, le premier était marqué par une grande confiance dans l'approche morphologique et morphométrique que l'équipe de Besançon perfectionnait et illustrait par ses travaux, alors que le statut de la prospection apparaissait moins affirmé dans le second qui en reconnaissait les limites.

Une vingtaine d'années plus tard, les choses ont profondément changé. L'évolution de la recherche sur les cadastres a conduit à un rapprochement général entre archéo-morphologues et « archéologues de terrain », fouilleurs ou prospecteurs, tandis que s'imposaient deux nouvelles manières d'aborder l'occupation du sol. La première, qui concerne plutôt la production du document, étend aux périodes historiques l'approche paléo-environnementale pratiquée depuis longtemps par les pré- et protohistoriens. La seconde porte plutôt sur l'interprétation des données de prospection et fait appel aux méthodes de l'analyse spatiale. Tandis qu'à Besançon, M. Clavel- Lévêque poursuivait la recherche sur les cadastres romains et entreprenait la publication d'un corpus des textes gromatiques et d'un Atlas historique, G. Chouquer et F. Favory accordaient une place de plus en plus importante

1. « Le document : éléments critiques », Annales ESC, 5-6, 1982. G. Chouquer, M. Clavel- Lévêque et F. Favory, « Cadastres, occupation du sol et paysages agraires antiques », pp. 847- 882 ; A. -M. Snoodgrass, « La prospection archéologique en Grèce et dans le monde méditerranéen », pp. 800-812.

555 Annales HSS, mai-juin 2000, n° 3, pp. 555-582.

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à la prospection et aux études du milieu. Le premier rejoignait l'équipe de Tours, organisatrice en 1982 du colloque sur la prospection archéologique, qui, en France, a donné son statut à cette discipline. Ce nouveau courant est à l'origine de plusieurs rencontres qui, à Valbonne et à Orléans, ont assuré le dialogue entre archéologues et environnementalistes.

La recomposition des axes de recherche qui en résulte a les apparences du désordre. Les uns abordent le paysage par ses dynamiques naturelles qui sont à l'origine des modelés du relief, du couvert végétal et des composantes de la vie animale ; les autres, à partir des dynamiques sociales qui président à la répartition de l'habitat, à l'organisation des réseaux viaires et à la disposition des champs. Leurs échelles de temps sont irréductibles. La promesse de ce désordre2 est une intégration de la réflexion archéologique aux débats sur l'environnement. Pour comprendre et prévoir l'évolution des environnements, le naturaliste a besoin de situer la place des phénomènes anthropiques. Pour proposer des aménagements « acceptables », la géographie humaine, qui est devenue « spatialiste3 », et les sciences sociales ont besoin de connaître les héritages sur lesquels appuyer les démarches prospectives. Prévision pour un « développement durable » et analyses rétroactives s'exercent sur ces paysages où l'archéologue recherche le moyen de « saisir les phénomènes culturels à travers les phénomènes naturels4 ». À partir de recherches récentes ou en cours, on tentera de montrer comment et pourquoi, partis des recherches sur les cadastres, les archéologues ont rejoint naturalistes et géographes spatialistes dans une approche pluridisciplinaire.

Le paysage, des cadastres aux formes

À l'origine, l'archéologie des paysages ruraux portait sur un traitement des surfaces agraires particulier à la domination romaine (les cadastres centuries) afin d'en caractériser l'action (la romanisation du paysage) et de participer à une reconstruction événementielle de la conquête romaine. Entreprise d'un point de vue strictement historique, elle évolua vers la reconnaissance de l'autonomie des systèmes spatiaux (les formes du paysage) par rapport aux systèmes sociaux et aux causalités historiques.

Dans les années 1980, si la prospection archéologique était encore peu pratiquée et mal reconnue en France, en revanche la recherche sur les cadastres antiques connaissait un grand succès chez les historiens qui exploitaient une caractéristique fondamentale de la relation à la terre des sociétés

2. Ce mot est emprunté au titre d'un cahier de la revue Espace Temps, Histoire/géographie, 2, Les promesses du désordre, 68/69/70, 1998.

3. Le terme « spatialiste » est utilisé ici pour caractériser une orientation actuelle de la géographie humaine, sans référence au débat sur l'autonomie des phénomènes spatiaux par rapport aux phénomènes sociaux.

4. R. Ginouvès, « L'archéologie et l'homme », Le grand atlas de l'archéologie, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1985, pp. 11-19.

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de l'Antiquité grecque d'abord, puis romaine. Le fait est assez connu pour être rappelé de manière simple. L'organisation rationnelle de la cité grecque entraînait un traitement géométrique des surfaces mis en pratique pour la reconstruction des villes d'Ionie par Hippodamos de Milet à partir de la fin du vie siècle. Largement diffusé dans le monde colonial grec, le modèle de la ville régulière fut appliqué aux villes nouvelles par les urbanistes aux services desquels recoururent Alexandre et ses successeurs, puis les impera- tores romains. Cette organisation rationnelle de l'espace urbain avait son prolongement dans la campagne. Au lot urbain, sur lequel le colon construit sa maison dans la ville nouvellement fondée, est associé un lot rural, consistant en terres dont la culture assure sa subsistance. Ainsi, l'organisation civique rationnelle se traduit au sol par une répartition des surfaces agricoles tout aussi rationnelle, égalitaire ou inégalitaire, selon que la constitution de la cité est démocratique ou oligarchique. Ces pratiques furent développées par Rome lors de la conquête de l'Italie, puis étendues à l'ensemble du monde romain. Elles lui permirent de gérer les conflits agraires qui éclatent en Italie à partir de l'époque des Gracques. La centuria- tion s'intégra à une vision géopolitique du traitement de la crise qui devait conduire de la République sénatoriale au système impérial. Sa mise en place est liée à un projet politique de distribution ou d'assignation de terres dont la preuve est conservée dans Informa dont la définition correspond à notre cadastre, registre ou plan des unités de propriété. La référence à la propriété du sol explique la place si importante accordée par les historiens romanistes aux centuriations et l'intérêt fondamental qu'a présenté leur recherche pour prendre la mesure du projet politique de Rome. Le développement de l'observation aérienne, puis l'utilisation des cartes topographiques et maintenant, pour les zones qui ne bénéficient pas de cartographies précises, les images satellites, ont permis de retrouver les traces indubitables de ces vastes aménagements paysagers. L'investigation s'est perfectionnée. La recherche systématique des traces fossiles sur les cartes à partir de grilles orthogonales a été complétée par des méthodes de traitement optique qui ont permis de retrouver des orientations privilégiées sous la confusion du paysage actuel, ailleurs que dans les secteurs désertifiés de l'Afrique du Nord. Retrouver dans le paysage les effets de la conquête romaine apparaissait un objectif réalisable dans la perspective d'une lecture marxiste de l'histoire des campagnes et de leur romanisation : Г archéo-morphologie permettait de reconstituer, à partir d'une approche rigoureuse, de vastes pans de l'histoire de l'appropriation par Rome du sol provincial.

Si la légitimité de la démarche était reconnue par tous, des géographes n'ont pas moins dénoncé très tôt l'attribution à la centuriation romaine de parcellaires géométriques issus des remembrements modernes ou des conquêtes de friches, d'où la confusion entre une procédure datée, la centuriation romaine, et la division orthogonale de l'espace, procédé de lotissement utilisable par toute société planificatrice. Appliquant systématiquement des protocoles d'étude géométrique, des archéologues découvraient de pseudo-centuriations romaines de toutes tailles et entretenaient l'illusion qu'il aurait été possible d'écrire l'histoire de la conquête romaine par la

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seule étude du parcellaire. Cette approche n'est pas propre aux romanisants. Elle a conduit à l'attribution de parcellaires réguliers à telle ou telle phase planificatrice de l'histoire agraire du Moyen Âge. Maintenant, les protohistoriens demandent à ce que l'on reconnaisse aux sociétés qu'ils étudient la capacité de construire des paysages réguliers. Ils ont raison, n'en déplaise à ceux qui pensent que cela nécessitait l'intervention de modèles issus du rationalisme grec. Ces critiques ne remettent évidemment en question ni les fondements de la méthode ni la matérialité de centuriations bien datées par l'épigraphie comme celles de la vallée du Rhône ou celles d'Afrique, pour lesquelles la relation avec le terrain est attestée.

D'une autre nature sont les critiques nées du souci de démonstration archéologique rigoureuse de ces faits géographiques. Des observations aériennes avaient permis de reconnaître les premières centuriations. Mais, en dehors des zones pré-désertiques, elles ne permettaient d'en vérifier l'existence que dans des cas relativement exceptionnels. Très tôt, des archéologues se sont donc préoccupés de vérifier la matérialité des parcellaires par des fouilles (de fossés). L'entreprise était pratiquement irréalisable avant que le développement de l'archéologie préventive ne mette à leur disposition les moyens d'investigation nécessaires. À partir des années 1990, des équipes archéologiques purent traiter l'ensemble du terrain qu'ils devaient diagnostiquer comme une zone archéologique. Ils ouvrirent des tranchées systématiques et réalisèrent de vastes décapages qui mirent au jour des fossés et des champs dont l'étude relativisait celle des parcellaires fossiles par les méthodes antérieures. Répétée à Marne-la- Vallée, puis à Melun- Sénart, cette approche a servi à la mise au point de méthodes appliquées au TGV Sud-Est et sur les tracés autoroutiers. Ainsi naissait une « archéologie du champ ». En Italie, une démarche similaire a été mise en œuvre dans la plaine du Pô et en Campanie. Il existe maintenant un relatif consensus entre les principaux acteurs de la recherche sur les centuriations pour reconnaître la nécessité d'un dépassement d'une approche morpho-historique dont la ligne dure est pourtant maintenue par quelques chercheurs attachés au développement des acquis de la méthode.

Mais une fracture décisive s'est produite parmi les archéo-morphologues, entre ceux qui continuent à utiliser les cadastres dans une perspective historique (écrire une histoire de la romanisation) et ceux qui prennent leur distance par rapport à celle-ci. L'objectif de cet article est d'en montrer les origines conceptuelles. F. Favory et G. Chouquer ont en effet développé des critiques radicales qui remettent en cause la lecture des centuriations du Languedoc et marquent une renonciation à la tentative de décrire l'appropriation du sol par Rome en termes d'histoire événementielle5. Ces critiques ont été suivies de propositions nouvelles sur l'archéologie spatiale : G. Chouquer s'est orienté vers l'étude des « formes du paysage », expression

5. F. Favory, « Retour critique sur les centuriations du Languedoc oriental, leur existence et leur datation », in G. Chouquer (dir.), Les formes du paysage, t. 3, L'analyse des systèmes spatiaux, Paris, Errance, « Archéologie aujourd'hui », 1998, pp. 96-126.

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qu'il a choisie comme titre pour trois volumes d'une série qu'il a dirigée6 ; de son côté, F. Favory cherche à développer des outils statistiques7.

Le choix de l'expression « formes du paysage » plutôt que « cadastres » marque le passage d'une approche historique à une approche spatialiste prenant en compte la caractéristique des centuriations relevée plus haut. Mode d'organisation des unités et des trames foncières, la centuriation permet une gestion rationnelle de l'espace. Elle s'intègre à un système territorial dont les composantes principales sont le rattachement de l'espace rural à une cité chef-lieu et un réseau viaire reliant des centres eux-mêmes desservis par des voies secondaires. Le traitement orthogonal des surfaces est donc bien un « événement » caractéristique de la prise du contrôle de la Gaule du Sud par Rome, mais il ne lui est pas propre. Il est commun à d'autres grandes opérations de colonisation et de lotissement agraires. Cette caractéristique l'oppose au système spatial des collectivités ou communautés rurales non assujetties à cette forme planificatrice de l'espace. La constitution d'un « territoire vivrier » élémentaire obéit à des principes différents et génère d'autres formes paysagères. Construit autour d'un centre villageois ou d'un établissement agricole, dans un espace de dimension réduite (on retrouve ici le problème des échelles), il génère des formes paysagères non orthogonales où l'émiettement des centres traduit celui des pouvoirs. De ce fait, les organisations parcellaires en étoile, qui privilégient la desserte des champs et non la régularité des surfaces, sont donc plutôt caractéristiques des périodes protohistorique et médiévale. Mais elles peuvent tout aussi bien exister à l'époque romaine, dans des secteurs dont le système foncier « villageois » a été respecté.

Depuis déjà un certain temps, G. Chouquer et F. Favory avaient observé qu'une fois créée, une forme paysagère devenait « morphogène » et tendait à se propager indépendamment. Objet autonome, elle a donc une histoire qui lui est propre et n'a plus rien à voir avec celle de Rome. Une direction marquante du paysage a tendance à se propager à partir d'un axe préexistant. Ainsi, durant le haut Moyen Age, on observe comment la conquête d'espace palustre est réalisée à partir d'axes qui prolongent ceux de la centuriation romaine. De nos jours, un aménageur soucieux d'intégrer dans l'espace un tracé routier ou viaire reprendra un axe dominant du paysage qui a pu être mis en place deux millénaires plus tôt par ses prédécesseurs envoyés de Rome. Comment dès lors identifier un axe comme celui d'une centuriation fossile ! Après sa mise en place, il a pu être prolongé peu de temps après ou générer d'autres axes, des centaines d'années durant ou plus tard, d'autant que, hommes pratiques, les arpenteurs romains pouvaient se caler sur les orientations majeures du relief. Ces positions et la rupture intervenue dans

6. G. Chouquer (dir.), Les formes du paysage, t. 1, Études sur les parcellaires, Paris, Errance, « Archéologie aujourd'hui », 1996 ; t. 2, Archéologie des parcellaires, Paris, Errance, « Archéologie aujourd'hui », 1996 ; t. 3, L'analyse des systèmes spatiaux, op. cit.

7. F. Favory et S. Van der Leeuw, « Archaeomedes. La dynamique spatio-temporelle de l'habitat antique dans la vallée du Rhône : bilan et perspectives », Revue Archéologique de Narbonnaise, 31, 1998, pp. 257-298.

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le groupe de Besançon sont en relation évidente avec le débat sur la « production sociale » du paysage et sur l'application au paysage de concepts issus du marxisme.

Prospections archéologiques, structuration de l'espace et dynamiques du peuplement

L'espace de la cité antique, ses représentations et les surveys

La relation entre « cadastrations » et construction politique de l'espace explique l'intérêt porté par des historiens de la cité grecque à l'approche « cadastrale » des paysages antiques, et plus particulièrement par le courant marxiste qui, à Besançon, développait des recherches sur la culture matérielle. Ainsi, une archéologie des structures agraires complétait les textes dans la description de l'espace politique de la cité grecque et permettait d'atteindre des représentations mentales qui lui étaient associées. Cette réflexion s'est élargie du territoire civique (chora) aux systèmes territoriaux dans lesquels ont été intégrées ces cités8, puis à l'Empire romain lui-même. Des travaux de M. Clavel-Lévêque sur la sémiologie de la domination romaine en Gaule du Sud ou de C. Goudineau sur l'espace administratif gaulois ont démontré l'utilité d'une réflexion sur les représentations spatiales qu'un géographe comme Strabon se faisait de la Gaule9. Dans l'étude géopolitique de l'Empire, ont été tour à tour privilégiées l'approche par le centre — la ville de Rome autour de laquelle s'ordonnait le système provincial — et plus récemment par la périphérie — la problématique de la frontière. Ces manières d'aborder la question ne sont pas étrangères aux traditions savantes nationales : alors que dans celle de la géographie française, un historien français partira de Rome, C. R. Whittaker, un Anglais, plus sensible aux influences spatialistes, l'a abordée à partir des espaces recomposés de la frontière10.

L'intérêt que des historiens attentifs à l'apport de l'archéologie portaient à la recherche sur les formes du paysage explique l'avance de Г archéomorphologie sur l'archéologie de prospection. Pour les périodes historiques, celle-ci restait la démarche du pauvre ou de l'amateur. L'objectif principal assigné à la prospection était simplement d'identifier des sites à fouiller ou à protéger, et lorsque l'on cherchait à les penser dans un ensemble, c'était en relation avec le réseau des centuriations. On croyait possible de développer des reconstructions de territoires à partir d'une répartition régulière des

8. J.-L. Bertrand, Cités et royaumes du monde grec : espace et politique, Paris, Hachette Éducation, 1992.

9. M. Clavel-Lévêque, « Les Gaules et les Gaulois du discours. Pour une analyse du fonctionnement de la Géographie de Strabon », Dialogues d'Histoire ancienne, I, 1974, pp. 75- 94 ; C. Goudineau, « Les provinces de Gaules. Problèmes d'histoire et de géographie », in Mélanges Pierre Lévêque. Annales littéraires de Besançon, 5, 1990, pp. 161-170.

10. C. R. Whittaker, Les frontières de l'Empire romain, Paris-Besançon, Les Belles Lettres/ Annales littéraires de l'Université de Besançon, vol. 85, 1989.

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villae sur des centuries divisées en domaines. L'une des figures qui illustrent l'article des Annales cité en introduction établit un lien entre le domaine d'une villa, celle d'Attricourt en Haute-Saône, et la centuriation de Mire- beau11. L'hypothèse de la quasi-nécessité de la relation entre domaine et centuriation est à la base de la recherche sur les limites du fundus aufidianus, un exemple classique proposé par J. Peyras à partir d'une découverte épigra- phique en Afrique proconsulaire12. Telle fut aussi la démarche d'archéologues comme A. Carandini qui, fouillant la villa de Settefinestre, utilise les résultats de la prospection pour tenter de définir l'importance du domaine de cette villa par rapport à ses voisines13.

En Grèce, les antiquisants reconnurent très tôt l'utilité des surveys qui permettaient de préciser la manière dont un territoire était occupé et constituaient un complément indispensable à la connaissance de l'habitat rural. C'est ainsi que M. Finley qui, dans ses travaux, utilisa essentiellement les sources écrites et très peu l'archéologie, eut l'intuition des possibilités qu'elle offrait et encouragea la mise en place de surveys en Grèce. Quant aux techniques de modélisation du territoire, empruntées aux spatialistes, des applications concrètes en Thessalie ou en Béotie montraient leur efficacité dans la recherche de centres politiques que l'épigraphie ne permettait pas d'identifier14. L'archéologie de prospection était encouragée par les historiens. Dans les années 1990, les médiévistes français en reconnurent rapidement l'importance, à laquelle ils donnèrent le nom d'archéologie extensive15. Cette démarche était déjà celle des antiquisants.

Les choses ont changé à partir du moment où, dépassant l'approche patrimoniale du site, les archéologues ont envisagé la prospection autrement que comme une méthode visant à identifier des sites à fouiller, soit comme une procédure archéologique complète. Modifiant leur appréhension de l'espace, ils cessaient de le concevoir comme un vide entre des sites. En 1982, une table ronde incitait les archéologues à s'ouvrir à une archéologie « visant à une reconstitution de l'occupation du sol qui ne soit pas limitée aux seuls sites fouillés mais s'étende à l'environnement naturel et humain ». S 'interrogeant donc sur la notion de site, E. Zadora-Rio attirait l'attention sur des structures telles que « les buttes de moulins, les " mottes à conils ",

11. G. Chouquer, M. Clavel-Lévêque et F. Favory, «Cadastres, occupation du sol et paysages agraires antiques », Annales ESC, 5-6, 1982, pp. 876-877.

12. J. Peyras, « he fundus aufidianus. Études d'un grand domaine de la région de Mateur », Antiquités africaines, 9, 1975, pp. 182-222.

13. A. Carandini, Schiavi e padroni nell'Etruria méridionale : la villa de Settofinestre dello scavo a la mostra, Bari, Panini, 1981.

14. J.-C. Decourt, «Étude d'archéologie spatiale. Essai d'application à la géographie historique en Béotie », in I. Blum et alii, Topographie antique et géographie historique en pays grec, Paris, CNRS Éditions, « Monographie du CRA n° 7 », 1992, pp. 15-47.

15. G. Noyé (éd.), Castrum, 2, Les structures de l'habitat et occupation du sol dans les pays méditerranéens, les méthodes et l'apport de l'archéologie extensive : actes, Rome, École française de Rome, 1988. Le choix de l'adjectif extensif est malheureux en ce sens qu'il induit une infériorité par rapport à l'archéologie (intensive) de fouilles.

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les viviers, les digues d'étangs, etc.16», et recommandait de tenir compte de la diversité des traces que les activités humaines laissent dans le paysage. Dans la discussion qui suivit, A. Ferdière demandait de même « de ne plus étudier seulement, surtout quand on parle d'archéologie rurale, les fermes sans étudier les champs, les chemins et les étangs17 ». Il subsiste bien encore une ambiguïté sur le statut de la prospection, mais ces directions sont maintenant admises par tous et prises en compte dans les stratégies actuelles de fouilles.

Peuplement et structuration du territoire

Pour les pays de la Méditerranée occidentale, historiens et archéologues des sociétés antiques ne disposaient pas d'une documentation leur permettant d'emprunter des voies identiques à celles suivies par les historiens de la Grèce. Dans le domaine de la représentation de l'espace, ils peuvent à la rigueur s'appuyer dans certains secteurs sur la notion de chora, empruntée aux hellénistes, et, pour la période romaine, sur les cadastres avec les problèmes qui ont été posés. En revanche, ils trouvent chez les archéologues pré- et protohistoriens, une tradition solidement établie qui, à travers l'étude des territoires indigènes, les rapproche des géographes spatialistes. Le fossé qui séparait géographes et historiens rendait difficile un rapprochement. En effet, à partir des années 1970, une majorité de géographes avait rejeté en bloc la géomorphologie (identifiée de manière caricaturale à l'étude du relief de cuesta) et l'approche historique qui formaient un écran à la reconnaissance des systèmes spatiaux. Issu de la nouvelle géographie et du structuralisme, et privilégiant les analyses systémique et quantitative, ce courant spatialiste était étranger à la géographie historique que Vidal de la Blache avait fondée sur la reconnaissance des contraintes géographiques toujours admises par les historiens18. Résolument anthropocentrique, orientée vers l'aménagement de la planète et tendant à minorer la place de l'environnement naturel et de l'héritage historique, cette géographie sociale regardait vers les aménageurs et participait à la réflexion actuelle sur un « développement durable ».

Trois exemples peuvent illustrer ce recours aux études spatiales. Les deux premiers portent sur l'utilisation des données de prospection : le premier, dans un secteur de plaine où le milieu ne gênait guère le développement de l'habitat ; le deuxième, dans une zone où le relief pouvait avoir un rôle essentiel dans la structuration de l'espace d'une cité romaine ; le

16. E. Zadora-Rio, « La prospection archéologique et l'évolution de la notion de site », in A. Ferdière et E. Zadora-rio (dir.), La prospection archéologique ; paysage et peuplement, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, 1986, p. 12.

17. A. Ferdière, « Introduction », A. Ferdière et E. Zadora-Rio (dir.), La prospection archéologique..., op. cit., pp. 14-15.

18. C'est le cas du plus marquant d'entre eux, Fernand Braudel : F. Dosse, « La ressource géographique en histoire», Espace Temps, 68/69/70, 1998, pp. 1091-1125.

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troisième utilise la relation à un fleuve, le Rhône, et la structuration de l'espace, pour montrer la recomposition de celui-ci à la suite du franchissement d'un seuil consécutif à l'occupation romaine.

Prospection et développement durable en Languedoc oriental

Paradoxalement donc, c'est de la rencontre entre des archéologues et des géographes appartenant au courant spatialiste qu'est née une tentative qui marque la (re)découverte des deux disciplines. Aux archéologues, les géographes offraient la possibilité de traiter de manière statistique des résultats de leurs prospections et de mettre en évidence les dynamiques historiques du peuplement. Aux géographes, les archéologues proposaient le recul qui manque souvent aux prospectives. C'est en effet dans la perspective de cette redécouverte des liens entre ces disciplines qu'il convient de placer Des oppida aux métropoles, ouvrage publié par un groupe d'archéologues et de géographes ayant travaillé en vallée du Rhône19. Leur projet s'exprime dans le sigle « Archaeomedes » formé sur le grec archaios, ancien, et l'anglais mediterranean desertification. Il s'agissait de prendre en compte l'étude des héritages pour la définition de ce fameux développement durable. En vallée du Rhône, dans une région qui a achevé sa « transition urbaine », c'est-à-dire où la quasi-totalité de la population vit désormais dans des villes ou dans des espaces ruraux qui sont en relation étroite et quotidienne avec elles (bassin d'emploi ou bassin de vie), ils ont étudié la manière dont héritages naturels et héritages humains se combinent. Doués d'une autonomie relative, ces systèmes de villes « se hiérarchisent de plus en plus sous l'effet de la croissance de la population et de l'accélération des vitesses de circulation20 ».

L'objectif était d'étudier les continuités et les ruptures dans les systèmes urbains entre les premières agglomérations apparues « dans un paysage social fondamentalement rural et les métropoles qui représentent l'aboutissement actuel du processus d'urbanisation21 ». Attentifs à l'évolution des structures plutôt qu'à l'enchaînement des événements, ils ont adapté aux matériaux archéologiques résultant de prospections des méthodes statistiques utilisées en modélisation urbaine, afin de mettre en évidence les phases du développement de l'habitat antique sur le territoire de la cité romaine de Nîmes en Languedoc oriental. Pour en permettre le traitement statistique, ils ont mis au point des caractérisations de l'habitat utilisables en dehors de l'application qu'ils en ont faite. L'intégration des données paysagères aboutit à la définition de concepts qui éclairent les processus de la romanisation, comme celui de « front pionnier ». Aux côtés des

19. F. Durand-Dastès, F. Favory, J.-L. Fiches, H. Mathian, D. Pumain, C. Raynaud, L. Sanders et S. Van der Leeuws, Des oppida aux métropoles : archéologues et géographes en vallée du Rhône, archaeomedes, Paris, Anthropos, 1998.

20. Ibid, p. 7. 21. Ibid., p. 11.

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géographes spatialistes, on retrouve F. Favory, J.-L. Fiches et C. Raynaud, qui découvrent la possibilité de poursuivre une réflexion sur l'espace qui s'était d'abord exercée sur les cadastres du Languedoc.

Ville romaine et polarisation de l'espace

Ъа. place de la ville dans la civilisation antique justifie l'intérêt porté à l'étude des phénomènes de polarisation de l'espace autour des cités. Elle a débuté dans le monde grec22. Pour l'Occident romain, on dispose d'études portant sur l'âge du fer et l'époque romaine en Grande-Bretagne23. À la fin des années 1960, j'ai conduit une étude de ce type sur une ville dont Г arrière-pays montagneux offrait une forte résistance à l'attraction urbaine. Il s'agissait de Caesarea (Cherchell), ancienne capitale de la province romaine de Maurétanie, en Afrique, où l'exceptionnelle conservation des vestiges de l'époque romaine m'avait permis de réaliser une prospection dont il s'agissait d'interpréter les données24. Plutôt que de chercher à reconstruire la manière dont Romains et indigènes s'étaient représenté l'espace qu'ils se partageaient ou se disputaient — la discussion portait sur la manière dont avait été ressentie l'intégration du royaume dans l'Empire — , il me semblait important de dire comment l'espace avait été construit autour de la ville romaine. Disposant des seuls résultats de prospections — la recherche de centuriations n'avait pas abouti — , j'ai recherché chez les sociologues et les géographes les concepts utilisables pour une nouvelle lecture de l'espace dans l'Afrique romaine. La notion de réseau polarisé, qui émergeait alors dans la géographie humaine française, donnait un sens aux cartes de répartition des sites identifiés en prospection. La démarche peut être résumée ainsi. Les caractéristiques économiques de l'époque romaine impériale permettaient d'attribuer aux villae du Haut-Empire une place particulière dans l'habitat rural : ce sont elles qui constituent l'assise foncière des aristocraties municipales. Elles se répartissaient en demi-cercle autour de la ville qui en formait le centre et occupaient un espace hiérarchisé dont le rayon est déterminé par l'éloignement maximum des villae par rapport à la cité. La mise en place et le fonctionnement d'un tel réseau traduisait l'emprise de la ville par rapport à la campagne et correspondait à une situation historique précise, le Haut-Empire romain. À la fin de l'Antiquité, dans un autre contexte historique, le contrôle du centre urbain sur la campagne demeure certainement efficace : toutefois il ne s'exerce plus par l'intermédiaire des villae mais par le relais d'agglomérations rurales qui en prennent la suite.

22. Cf. supra n. 14. 23. I. Hodder. et C. Orton, Spatial Analysis in Archaeology, Cambridge, Cambridge

University Press, 1976. I. Hodder et M. Millet, « Romano-British Villas and Towns », World Archaeology, 1, 1980, pp. 69-76.

24. P. Leveau, « La ville antique et l'organisation de l'espace rural : villa, ville, village », Annales ESC, 4, 1983, pp. 920-942. P. Leveau, Caesarea de Maurétanie. Une ville romaine et ses campagnes, Rome, École française de Rome, « Collection de l'École française de Rome- 70 », 1984, pp. 483-485.

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L'image spatiale de la romanisation qu'a permis de restituer cette étude s'est révélée très différente de celle qui était attendue si l'on suivait le schéma admis de la géographie de la romanisation. Cette zone physiquement contrastée, où collines, vallées encaissées et petites plaines sont étroitement juxtaposées, correspondait aux caractéristiques que l'historien de la fin de l'Antiquité, C. Courtois, énonçait en ces termes : « La civilisation romaine s'était répandue à la manière des eaux. Elle avait envahi les plaines sans recouvrir les montagnes25. » Cette image avait été reprise par le géographe R. Despois pour définir un invariant géographique lié aux contraintes du milieu : « Entre le nomade redoutable par sa mobilité et le montagnard inaccessible dans ses hauteurs, le paysan des plaines et des collines méditerranéennes avait presque toujours succombé26. » Dans les montagnes des Béni Menacer, rien de tel : la présence romaine ne se limitait pas à la bordure littorale ; elle s'étendait aux montagnes qui dominaient la ville. Cette constatation appelait deux observations. La première se rapportait au poids évident de l'idéologie dans la reconstruction de la romanisation de l'Afrique. Plus intéressante pour notre propos, la seconde ressortait de la comparaison des manières dont deux sociétés coloniales, la société romaine et la société française des XIXe et XXe siècles, avaient construit l'espace autour de la ville. Il existe en effet une ressemblance fonctionnelle entre la villa romaine et la grande ferme coloniale : l'une et l'autre sont des centres domaniaux et sont liées à la pénétration d'un système économique fondé sur l'économie de marché à l'intérieur du monde rural. Sur les cartes de répartition, on observait que sur le littoral la répartition des villae romaines correspondait à peu près à celle des fermes coloniales (françaises) ; en revanche les choses changeaient dans Г arrière-pays montagneux que la « colonisation » romaine avait largement pénétré, à la différence de la colonisation française. Au xixe siècle, la résistance des tribus algériennes avait bien entendu joué son rôle alors que, avant de devenir romaine, Caesarea était la capitale d'un royaume maure. Mais une autre série d'éléments avait joué un rôle non négligeable pour expliquer l'absence de colons européens dans Г arrière-pays : les données technologiques, évidemment essentielles. Durant l'Antiquité, l'araire était utilisé partout, en plaine comme en montagne, et l'incidence du facteur topographique était de ce fait moindre27. En revanche, au xixe siècle, la topographie interdisait aux colons français d'utiliser la charrue dans la montagne ; des terres qui, jusqu'à l'introduction de cet outil, ne présentaient pas une infériorité agronomique notable par rapport à celles du littoral, se trouvèrent déclassées et laissées en dehors des attributions faites aux colons.

25. C. Courtois, Les Vandales et l'Afrique, Paris, Arts et Métiers graphiques, 1955, p. 121. 26. R. Despois, « Géographie et histoire en Afrique du Nord, retouche à une thèse », Éventail

de l'histoire vivante, hommage à Lucien Febvre, t. 1, Paris, Éditions de l'EHESS, 1953, p. 194. 27. P. Leveau, « L'opposition de la montagne et de la plaine dans l'historiographie de

l'Afrique du Nord antique», Annales de Géographie, 1977, pp. 201-206.

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Espace et frontières

En l'absence de données administratives, même imprécises, on recourt aux méthodes de modélisation capables de définir des territoires théoriques. Cette approche est encore difficilement acceptée par les antiquisants qui leur opposent des méthodes concrètes et en particulier recourent aux continuités : des « pays » définis par la nature auraient servi de cadre au développement de collectivités historiques, et une remarquable continuité spatiale permettrait de remonter des évêchés aux cités gallo-romaines et aux territoires des peuples protohistoriques. Cette géographie historique inspirée par l'école géographique française a donné lieu à une application particulièrement réussie, celle que G. Barruol a réalisée dans son ouvrage sur Les peuples protohistoriques du Sud-Est de la Gaule, lequel, dans la délimitation de leurs territoires, fait un large usage des données du paysage susceptibles d'avoir servi à des limites. S 'agissant des peuples du bas Rhône, il fait largement appel au concept de la « frontière naturelle », dont D. Nordman vient d'étudier la place dans l'histoire des frontières de la France28. De fait, le Rhône joue actuellement le rôle de frontière administrative ; il a servi de frontière entre le Saint-Empire et le royaume de France. Mais la permanence de cette fonction, qu'une approche régressive tente d'appliquer aux cités romaines et auparavant aux peuples protohistoriques, s'arrête là ! Le Rhône est devenu une frontière au xive siècle du fait des empiétements de la royauté française qui repoussait sa limite vers l'Est : « Au xme siècle le terroir d'Avignon débordait largement le Rhône et s'étendait sur la rive droite jusqu'à Montaut29. » C'est une frontière d'État. Auparavant, l'évêché d'Avignon, héritier présumé du territoire de la cité romaine, s'étendait sur la rive droite du fleuve. Quant à la période protohistorique, les récits du passage du Rhône par Hannibal nous apprennent que le grand peuple des Volques habitait sur les deux rives du Rhône. Face à Hannibal, ils utilisent le fleuve comme un rempart (Tite-Live, XXI, 26, 6). Au début de la conquête romaine, au Ier siècle, une ville comme Avignon aurait été volque, puis marseillaise et enfin cavare. Nous appréhendons mal les changements territoriaux consécutifs à l'occupation romaine. Mais le sens de la nouveauté qui s'impose alors est évident. Le fleuve est devenu un axe majeur du système administratif et commercial romain. Ses rives attirent les installations urbaines ; son chenal s'impose comme axe de liaison ; ses points de franchissement contribuent à polariser le réseau viaire.

Ainsi la recherche d'une limite politique et administrative, illusoire en l'absence de sources écrites, empêchait une autre appréhension du problème du territoire ; elle entraînait une méconnaissance de la rupture qui intervient au Ier siècle, celle de la nature de la romanisation. À l'époque préromaine,

28. D. Nordman, Frontières de France. De l'espace au territoire, xvf-xixe siècles, Paris, Gallimard, 1998.

29. A.-M. Hayez, « Les îles du Rhône du terroir d'Avignon au xive siècle », Études vauclusiennes, 20, 2e semestre 1978, pp. 19-23.

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un grand peuple contrôle un vaste espace dans la structuration duquel le fleuve n'a pas de fonction déterminante. À l'époque romaine, ce fleuve est un axe majeur et joue un rôle structurant. La vallée du Rhône n'est plus simplement une partie du territoire d'un des grands peuples de Gaule méridionale. Des limites perpendiculaires au fleuve séparent les territoires que désormais se partagent des centres urbains échelonnés le long de la vallée30. Dans ce contexte territorial, les villes font l'objet d'aménagements spectaculaires qui, du fait de la proximité d'un fleuve dont la dangerosité est une constante, ont pu s'avérer utiles lors des crues dont on commence à écrire l'histoire. La relation entre dynamiques territoriales et dynamiques fluviales est fondamentale. Mais on se gardera de suivre les géographes physiciens lorsqu'ils expliquent l'aménagement des grands sites urbains par le désir de se protéger de l'inondation. La construction des esplanades de Saint-Romain-en-Gal à Vienne ou des cryptoportiques d'Arles relèvent de motivations urbanistiques qui se retrouvent dans l'aménagement des grands sites de l'époque, qu'ils soient proches ou éloignés d'un fleuve31.

La discussion autour du thème des limites naturelles entre dans le vieux débat qui oppose ceux qui insistent sur la capacité des sociétés à modeler des espaces à partir de données topographiques hétérogènes et ceux qui croient à la prédisposition à l'unité de tel ou tel espace. La géographie moderne a rompu avec ce « portrait d'une France rurale, organisée à partir de petits pays, individualités locales, une France du cheminement à pied et du travail à l'outil32 » qui avait séduit les historiens. Les collaborations avec les naturalistes qui caractérisent l'archéologie du paysage contribuent à le relativiser.

Environnement naturel et espaces sociaux

Dans l'article cité en introduction, A. -M. Snoodgrass concluait par quelques aveux « candides » sur les limites de la prospection. La « surreprésentation » de certaines périodes et les « effets accidentels des changements ultérieurs du milieu » en sont les plus importants. Sa remarque était (et demeure) parfaitement justifiée. Les phénomènes naturels tendent à faire disparaître les marques des sociétés et agissent différemment sur elles selon leur durabilité. La recherche a dépassé cette contradiction en intégrant l'étude de l'évolution des environnements à la recherche sur l'histoire de sociétés.

30. G. Barruol, Les peuples protohistoriques du Sud-Est de la Gaule. Étude de géographie historique, Paris, Éditions De Boccard/Revue Archéologique de Narbonnaise, suppl., 1969, p. 237 et n. 7.

31. P. Leveau (dir.), « Le Rhône romain. Dynamiques territoriales ; dynamiques fluviales », Gallia, 1999, pp. 1-175.

32. O. Dolfuss, «Partenaires multiples », Espace Temps, 68/69/70, 1998, p. 90.

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Le concept ď anthropisation

Le dialogue entre sciences de la nature et sciences de la société a été maintenu grâce aux travaux de géographes physiciens parmi lesquels on retiendra en particulier ceux du géomorphologue R. Neboit sur l'érosion, phénomène naturel ■ — consistant en la perte de substance que subit une portion de la surface terrestre — qui relève d'échelles de temps (des temps géologiques aux temps historiques) et d'espace (de la constitution d'une pénéplaine au creusement d'une rigole) parfaitement hétérogènes. Il a su ordonner les pièces du puzzle et montrer comment s'établissait la liaison entre dynamiques naturelles et dynamiques sociales. La reconnaissance des causalités sociales de l'érosion s'exprime dans le vocabulaire par l'adjectif « anthropique » forgé pour qualifier la place des « sociétés humaines » comme cause de la morphogenèse, ce qui permettrait, chose essentielle, de différencier des étapes. R. Neboit distinguait, dans l'histoire de l'environnement (des sociétés européennes, précisait-il), « deux coupures, correspondant au franchissement de deux seuils d'action [:] l'une se place au Néolithique [...] et l'autre se situe beaucoup plus tard, à l'époque romaine ou gréco-romaine33 », moment où les sociétés historiques acquièrent la capacité d'une action directe aboutissant à de véritables modifications des modelés. Consacré à des bilans de la morphogenèse anthropique et à la dimension historique de l'érosion, le dernier chapitre de son ouvrage fait une place à l'étude des effets de l'occupation humaine dans l'Antiquité. À partir de l'étude de la constitution des terrasses d'époque historique en Italie du Sud-Est, il propose une comparaison entre les systèmes coloniaux gréco-romain et moderne. Celle-ci s'appuie sur un parallèle avec une situation décrite en Afrique du Nord, où un surpeuplement des montagnes attribué à la colonisation française aurait joué un rôle décisif dans l'accélération de l'érosion. Une telle démarche est historiquement critiquable. Il faut néanmoins en reconnaître l'importance et la nouveauté : les géographes des années 1950-1960, qui s'étaient aussi préoccupés de l'érosion méditerranéenne, considéraient qu'elle était essentiellement liée à une évolution climatique, l'homme se contentant de « donner à un potentiel érosif élevé l'occasion de se libérer».

Deux notions expliquent le rapprochement actuel entre géographes physiciens et archéologues des périodes historiques. La première résulte d'une modification de notre appréhension de l'érosion qui, cessant d'être ressentie seulement comme un facteur de destruction ou de recouvrement des sites, devient un élément de recomposition du passé. Ce changement de perspective s'est traduit dans le vocabulaire. Des archéologues ou plutôt des géoarchéologues ont créé le concept de « taphonomie des paysages ». Emprunté aux archéo-zoologues, le terme désigne les processus naturels entrant en

33. R. Neboit, L'homme et l'érosion. L'érosion des sols dans le monde, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Clermont- Ferrand, 2e éd., 1991, p. 227 ; Id. (dir.), «Les sociétés antiques et le milieu naturel, séance thématique», Bulletin de l'Association des Géographes français, n° 499, janv. 1984.

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jeu dans l'histoire sédimentaire d'un ensemble paysager34. En France, ces approches ont été mises au point par des protohistoriens. On citera pour l'exemplarité que lui confère la qualité du travail, l'étude conduite par A. Beeching et J.-L. Brochier sur le site néolithique et protohistorique de Mengion dans la Drôme : « Ce site de deux hectares et demi a fourni en ramassage de surface des milliers de silex taillés. Simplement répertorié, ce n'est qu'un point de plus sur les cartes. Une approche plus approfondie par vues aériennes, l'analyse d'images à l'ordinateur, combinées à des prospections au sol par tranchées, montrent que les zones archéologiques n'occupent, vraisemblablement en position secondaire, que les paléo-vallons d'un relief aujourd'hui disparu. Les conditions paléo-environnementales, taphonomiques, de ce site, ainsi révélées, sont indissociables de son exploitation archéologique et de sa gestion patrimoniale35. » Transférée de l'étude du site à celle du paysage, cette procédure a présidé à la mise en place de l'opération archéologique occasionnée par la construction de la ligne nouvelle du TGV en vallée du Rhône. L'un des apports essentiels de ces travaux a été la démonstration de l'ancienneté et de l'importance de l'occupation des plaines du bas Rhône, y compris par les sociétés de la préhistoire dont les traces sont restées peu lisibles du fait de leur enfouissement.

La seconde exploite la notion d'échelle d'action. Les géomorphologues insistaient sur le seuil correspondant à l'époque romaine. Or précisément, testant la stabilité de l'habitat dans ses rapports à l'environnement selon le milieu et la période, le groupe Archaeomedes conclut de l'étude de la distribution des créations, des abandons et du maintien des établissements qu'un seuil est franchi durant le premier siècle à partir duquel l'habitat est moins fragile. Cette indépendance acquise par rapport au milieu, mise en évidence dans l'exemple africain présenté, caractérise la période romaine. On voit donc l'intérêt de la réinsertion des données physiques qui paraissaient éloignées des préoccupations aussi bien de la géographie moderne que de l'archéologie.

L'histoire du paysage dans la vallée des Baux

Pour illustrer la validité de cette démarche, je présenterai maintenant les travaux pluridisciplinaires menés sur les régions du bas Rhône qui ont permis de tester des collaborations et d'élaborer un cadre conceptuel36 (fig- 1).

34. J.-F. Berger et C. Jung, « Fonction, évolution et " taphonomie " des parcellaires en moyenne vallée du Rhône », in G. Chouquer (dir.), Les formes du paysage, t. 2, Archéologie des parcellaires, op. cit., p. 102.

35. A. Beeching et J.-L. Brochier, « Quelle carte ?, carte de quoi ? », Les Nouvelles de l'Archéologie, 45, 1991, pp. 12-14.

36. P. Leveau, « Sociétés historiques et milieux humides. Un " Modèle Systémique des Données " applicable aux marais continentaux de cuvette », Natures, Sciences et Sociétés, vol. 5, n°2, juin 1997, pp. 5-18. P. Leveau, P. Livet et M. Provansal, «Reconstruire les temporalités : la vallée des Baux, le temps des hommes et le temps de l'environnement », Colloque du PIREVS, Les Temps de l'environnement, Toulouse, 5-7 nov. 1997, à paraître.

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Chenal actuel Chenal d'époque romaine Etang Basses plaines et marais Collines et plaines quaternaires Massifs calcaires

10km

Fig. 1. — Le bas Rhône. Localisation des unités géographiques et localisation des bras du Rhône à l'époque romaine (d'après G. Arnaud-Fassetta, Dynamiques fluviales holocènes dans le delta du Rhône, thèse de doctorat de géographie physique, Université de Provence, 1998).

Entreprise depuis bientôt une dizaine d'années, cette recherche porte sur un espace juxtaposant trois unités paysagères : massif calcaire, les Alpilles ; une dépression, la vallée des Baux ; une plaine caillouteuse, la

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Crau. Prolongées à l'ouest par la Montagnette, les Alpilles constituent un château d'eau, dont les ressources ont été largement exploitées à toutes les époques et en particulier à l'époque romaine où elles étaient cernées par un réseau d'aqueducs. En position dominante sur la marge nord de la dépression, ce massif subit une érosion qui en a entraîné un comblement partiel. Au sud, les cailloutis perméables de la plaine de la Crau sont responsables d'une sécheresse caractéristique d'une zone qui, jusqu'à la construction d'un canal amenant au xvie siècle les eaux de la Durance (le canal de Craponne), est restée uniquement pastorale mais qui constitue un important aquifère alimentant de grosses sources dans le périmètre de la dépression. Enfin, entre les deux, la cuvette des Baux, elle-même en position déprimée, communique mal avec la vallée du Rhône et la zone deltaïque aval dont elle est séparée par un étroit goulet. Depuis le début du XXe siècle, la vallée, dont le fond se situe autour des cotes 1,5 et 3 m au-dessus du niveau marin, est maintenue hors d'eau par pompage dans un canal qui aboutit vers Port-de-Bouc. Elle appartient en effet au lit d'inondation du Rhône défini par la crue de 1854.

Aux Temps modernes, la documentation nous éclaire sur une lutte contre la montée des eaux dans un milieu difficile à drainer qui constituait déjà une caractéristique du paysage régional médiéval. À la limite de la plaine d'Arles, l'abbaye de Montmajour est présentée comme une « île » au milieu des marais37. Ce marais — que l'on aurait tort de considérer comme un espace répulsif — voit son extension mise en question par les entreprises de gain de terres. Au début du xiif siècle, les seigneurs des Baux renforcent le peuplement et l'exploitation de leurs terres. Mais l'action décisive qui conduit à l'exondation est directement liée à l'affirmation de l'emprise du pouvoir central — royal en l'espèce ; une délégation de la ville d'Arles rencontra Louis XIII et obtint l'envoi de l'ingénieur hollandais Van Ens. Cette affaire s'inscrivait dans le cadre de conflits impliquant trois communautés politiques dont les intérêts s'opposaient : la ville de Tarascon qui voulait détourner les eaux arrivant par le bassin de la Duransole ; la vallée des Baux qui souhaitait évacuer les eaux reçues d'un bassin versant incluant les Alpilles et la Crau ; la ville d'Arles dont les campagnes étaient inondées даг toutes ces eaux et en outre par celles du Rhône. À la fin du Moyen Age, la tendance naturelle à l'inondation était accentuée par l'augmentation de la nappe de la Crau à la suite de la construction du canal de Craponne. Dans ce contexte, la ville d'Arles fit construire sur le goulet de Barbegal un barrage qui éleva brutalement jusqu'à la cote 5 m le niveau de l'eau qui s'était équilibré vers 3 m NGF. Pour protéger leurs champs, les Arlésiens arrêtèrent les eaux du marais au goulet de Barbegal. Le pouvoir royal était seul en effet en mesure de vaincre la force de résistance des pouvoirs locaux et de pourvoir au manque de crédits. Les marais d'Arles et de Tarascon furent ainsi asséchés. Mais l'œuvre de l'ingénieur Van Ens fut éphémère. Dès la fin du xvne siècle et jusqu'au XIXe siècle, ses travaux se

37. L. Stouff, « La lutte contre les eaux dans les pays du bas Rhône. xne-xvc siècles. L'exemple du pays d'Arles », Méditerranée, Ъ1А, 1993, pp. 57-68.

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dégradèrent. L'extension du marais sur la carte de Cassini traduit l'abandon du dessèchement de la vallée des Baux. Au xixe siècle, les ingénieurs entreprirent un assèchement progressif dont l'achèvement se traduisit par la transformation de la dépression en polder continental dans les années 1950. Actuellement, celui-ci subit les effets contradictoires du développement de l'irrigation en Crau qui accroît les apports hydrauliques des sources sur le périmètre sud de la cuvette des Baux et de la domestication presque totale du Rhône qui limite les risques d'inondation dans la plaine alluviale en amont d'Arles. Mais la « crise » agricole actuelle est susceptible d'entraîner la remise en eau d'espaces actuellement drainés et donc un retour du marais.

Dans cette histoire, la composante climatique est importante. À la fin du Moyen Âge, en basse Provence, la lutte contre l'eau coïncide avec une recrudescence généralisée des écoulements à caractère torrentiel issus des massifs calcaires et avec la multiplication des crues du Rhône et de la Durance. Le chenal s'élargit et s'exhausse, ce qui complique les problèmes de drainage et favorise le développement du marais. Liée à l'augmentation de la pluviométrie, cette situation a pu créer une contrainte jouant un rôle dans le changement d'attitude des collectivités agricoles par rapport aux plans d'eau artificiels. Inversement, la réduction de la fréquence des crues depuis le début du xxe siècle est liée à la fin du petit âge glaciaire.

En fonction des menaces d'inondation, la mémoire collective a exercé sur les archéologues une pression qui les a amenés à imaginer la plaine d'Arles comme un paysage de marais et la vallée des Baux comme une dépression lacustre. Les moulins de Barbegal sont installés sur le flanc du chaînon de la Pêne dominant le marais des Baux. Le choix du site est bien entendu lié à la topographie : une dénivellation était aménageable pour une chute. F. Benoit, qui avait conduit dans les années 1940 d'importantes fouilles sur le site des moulins de Barbegal, avait adopté cette vision traditionnelle du paysage antique et utilisé le milieu amphibie médiéval et moderne dans l'interprétation générale du monument. Pour lui, le site présentait un grand avantage quant aux possibilités de circulation : cette situation permettait d'assurer par voie d'eau le transport des blés.

Située en bordure des marais de Barbegal, qui s'étendirent entre la costière de Crau et la colline de Caparon et unissait Arles à la région de Mouriès (marais de la vallée des Baux), cette fabrique était reliée à la cité par une voie navigable, accessible aux radeaux des utriculaires, qui constituaient une batellerie de charrois, particulièrement appropriée aux bas-fonds qui entouraient Arles38.

D'après une tradition, tout le pays autour d'Arles était noyé par les eaux et les communications étaient assurées par des radeaux. À proximité de la chapelle Saint-Gabriel, où est localisée une petite agglomération romaine (Ernaginum), on montre l'endroit où auraient abordé des embarcations

38. F. Benoit, « L'usine de meunerie hydraulique de Barbegal », Revue Archéologique, 1940, pp. 70-71.

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légères assurant une liaison directe entre Durance et Rhône. Elle empruntait une dépression, celle de Maillane/Graveson, qui, séparant Alpilles et Monta- gnette, assure un passage commode et direct entre la Durance et la plaine d'Arles. Correspondant à un tracé ancien du cours d'eau, elle sert toujours à l'écoulement de la nappe phréatique de la rivière. Lorsqu'en 1674 la zone comprise entre la Montagnette et les Alpilles fut inondée par une crue de la Durance, les contemporains purent penser que la rivière reprenait son tracé antique. À l'époque romaine, la Durance avait depuis longtemps celui que nous lui connaissons. Mais une inscription latine mentionnait un personnage ayant exercé trois charges : la curatèle des naviculaires maritimes d'Arles, le patronat des nautes de la Durance et celui des utriculaires d'Ernaginum (CIL XII, 982). Elle servit à justifier une vision anachronique d'une paléo-Durance qui aurait encore emprunté ce sillon durant les époques historiques.

L'étude stratigraphique de sondages ouverts sur la bordure nord du marais au pied des moulins à l'occasion des fouilles programmées, effectuées en 1992 et 1993 à Barbegal, a permis de relancer l'interprétation du paysage : à l'époque romaine, les bords de la dépression étaient hors d'eau. Ces fouilles ont justifié un programme de recherches paléo-environnementales qui a donné lieu à des forages. L'analyse des colonnes sédimentaires prélevées a permis de retracer l'histoire du plan d'eau pendant l'holocène dans la vallée des Baux et sur la marge orientale de la plaine d'Arles dont l'intégration à la plaine d'inondation du Rhône a été progressive39. Il est donc devenu possible d'écrire l'histoire environnementale de la plaine d'Arles à l'échelle de celle des sociétés qui l'ont mise en valeur. La période romaine y apparaît caractérisée par une réduction des écoulements torrentiels, sans doute liée à une diminution et à une meilleure répartition des pluies. Cette situation se traduit par un bas niveau relatif du marécage entre deux hauts niveaux, l'un correspondant à l'âge du fer, l'autre à la période moderne et au xixe siècle, époque où le marais des Baux communique avec la plaine d'Arles. Le paysage de l'époque romaine était sensiblement différent. Les recherches en cours montrent qu'à ce moment le lit du Rhône à Arles était plus enfoncé qu'actuellement et qu'en aval, dans le delta, le niveau marin était situé encore quelques décimètres au-dessous de l'actuel40. Il en résultait un meilleur drainage naturel de la plaine. Celle-ci n'était bien entendu pas à l'abri des inondations. Mais, à cette époque, le champ d'inondation apparaît réduit par rapport à la situation de l'âge du fer et des VIe et vne siècles41.

39. H. Bruneton, P. Leveau, V. Andrieu et C. Oberlin, « Échelles de temps et mise en évidence d'une opération de drainage : le cas de la vallée des Baux à l'époque romaine », in J. Evin et alii (dir.), Actes du 3e Congrès international « Archéologie et I4C », Lyon, 6-10 avril 1998, Revue d'Archéométrie, suppl. 1999, à paraître.

40. M. Provansal, J.-F. Berger, J.-P. Bravard, P. G. Salvador, et G. Arnaud-Fassetta, H. Bruneton et A. Vérot-Bourrely, « Le régime du Rhône dans l'Antiquité et au haut Moyen Âge », Gallia, 1999, pp. 13-32.

41. Un rappel permet de mesurer le progrès accompli grâce à l'approche pluridisciplinaire dans les connaissances du développement historique du lit d'inondation du Rhône. En 1935, paraissait la thèse de P. Georges qui portait sur le bas Rhône. Faisant, comme il se devait, appel

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Dynamiques des paysages et sociétés

Dynamiques géomorphologiques

L'exemple présenté montre comment une étude environnementale permet de renouveler la compréhension d'un fait historique, l'installation d'une colonie romaine à Arles. Ordinairement, à la fin de la période républicaine et à l'époque d'Auguste, ce type d'établissement s'accompagnait d'attributions de terres en faveur de soldats libérés du service. Implantée dans un milieu réputé submergé, la colonie d'Arles semblait déroger à cette règle. On assignait donc deux objectifs à sa fondation : contrôler l'accès au Rhône et surveiller Marseille. Le premier ne pose pas de problème : l'importance de la position de la colonie pour l'accès au Rhône est évidente et bien soulignée par le géographe Strabon. En revanche, la fonction de surveillance de Marseille apparaissait plus discutable dans la mesure où cette ville avait toujours été fidèle à Rome, trop fidèle puisque le choix légaliste de Pompée et du Sénat entraîna un conflit fatal avec César. En fonction de la représentation qu'il avait du milieu, F. Benoit recherchait dans la Crau les terres attribuées aux vétérans42. Tiberius Claudius Néron n'aurait évidemment pas pu distribuer des terres autour de la ville nouvelle si la majeure partie de la plaine était noyée sous le mètre d'eau d'un marais permanent. Ce qui ressort des études actuelles conduit à rechercher ces terres à proximité de la ville. La plaine alluviale autour d'Arles était hors d'eau et il était possible de drainer artificiellement les zones épisodiquement et saisonnièrement envahies par les eaux avant de distribuer les terres. Arles antique se conforme à l'image, que donne l'histoire, d'une colonie romaine gérant un espace agricole.

Les recherches conduites autour des moulins de Barbegal partaient de l'hypothèse que les grains qui y étaient moulus venaient du territoire environnant, de la plaine d'Arles mais aussi des environs immédiats. Dans cette perspective, il était intéressant de savoir si la dépression qui s'étendait au pied des moulins avait pu être mise en culture à l'époque romaine, ce qui, compte tenu de l'altitude de son fond — 2 à 3 m NGF — , impliquait un drainage. En l'absence de documentation écrite, une étude de la variation du plan d'eau pouvait en apporter la preuve. Un drainage artificiel devait être caractérisé par sa brutalité et entraîner une différence entre l'évolution du plan d'eau concerné et des plans d'eau analogues. S 'agissant d'une région de plaine comme le bas Rhône, un assèchement naturel devait

à l'histoire, il rendait hommage à l'action de Rome en ces termes : « L'homme préhistorique a évité ces plaines en perpétuelle transformation. Les Romains s'y sont attaqués en terrassiers infatigables, en hydrauliciens habiles. Mais les invasions, les troubles qui ruinèrent leur domination remirent tout en question. Le marais reprit possession des domaines que la nature n'avait pas encore colmatés. » (La région du bas Rhône. Etude de géographie régionale, Paris, Baillères et fils, 1935, p. 310.)

42. F. Benoit, « Le développement de la colonie d'Arles et la centuriation de la Crau », Comptes rendus de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, janv.-juin, 1964, pp. 156-169.

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être caractérisé par une progressivité n'excluant pas des retours dus aux oscillations climatiques et être corrélé à l'évolution des plans d'eau régionaux. Une série de carottages a été effectuée en plusieurs points de la dépression. Pour la période correspondant à l'époque romaine, ils ont mis en évidence un abaissement brutal et persistant du plan d'eau. À quelques kilomètres de là, l'étude du site voisin de La Calade illustrait une tendance générale à la remontée des nappes au cours de la période romaine. Situé en bord de marais sur la marge orientale de la plaine d'Arles, ce site a fait l'objet d'une étude paléo-environnementale qui a montré que, dans l'Antiquité, les crues du Rhône n'atteignaient pas la vallée des Baux et a permis de suivre l'intégration progressive de ce secteur à la plaine d'inondation du Rhône (fig. 2).

La différence d'évolution entre la bordure orientale de la plaine d'Arles et la vallée des Baux peut s'expliquer par un phénomène climatique, une période plus sèche et plus chaude. L'évolution du marais y traduit le climat local, à la différence de la plaine d'Arles qui est sous l'influence du Rhône.

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Fig. 2. — Fluctuation du plan d'eau dans la vallée des Baux et la plaine d'Arles depuis le Néolithique (d'après H. Bruneton, Évolution holocène d'un hydrosystème nord-méditerranéen et de son environnement géomorphologique, thèse de doctorat de géographie physique, Université de Provence, 1999). On a situé les événements culturels ou historiques utilisés : 1) construction des tombeaux mégalithiques (hypogées de Fontvieille) ; 2) installation de la colonie romaine à Arles ; 3) construction des moulins de Barbegal ; 4) construction d'un barrage pour retenir les eaux dans la vallée des Baux. Les courbes de fluctuation du plan d'eau ont été réalisées par H. Bruneton à partir de dates radiocarboniques. Compte tenu de la différence entre elles et les faits historiques datés (2, 3 et 4), l'échelle chronologique est indicative. Un synchronisme apparaît entre occupation romaine et minimum historique du plan d'eau, et entre construction d'un barrage et maximum historique du même plan d'eau.

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La vallée des Baux paraît en effet avoir été à l'époque romaine relativement indépendante au plan hydrologique et ne pas avoir été menacée par les débordements du fleuve dont le régime est commandé par l'hydrologie d'un bassin qui s'étend dans des zones climatiques non méditerranéennes. L'abaissement du plan d'eau dans la vallée peut donc avoir une origine climatique. Pourtant, dans l'état actuel de la recherche, l'hypothèse d'un phénomène naturel ne semble pas devoir être retenue. Une origine artificielle de l'assèchement s'accorde à ce que l'on sait des entreprises romaines dans la région. Un drainage est bien attesté à quelques kilomètres de là, où une petite dépression, les Taillades, a été gagnée à l'agriculture par le creusement d'un exutoire traversant en tunnel un banc de rocher et en assurant une vidange43. Des travaux du même type ayant pu drainer un certain nombre de dépressions de plus grande taille semblent avoir fait l'objet d'aménagements analogues dans la région de l'étang de Berre et en rive droite du Rhône44. Dans la région de Sernhac, un canal de drainage a été mis en place dans l'étang de Clausonnes au moment où était construit l'aqueduc de Nîmes. À cet endroit, aux Taillades et précisément dans la région de Barbegal, des données épigraphiques attestent la présence de grands propriétaires capables d'être à l'origine de telles entreprises de conquêtes de terres, comme on le sait pour l'Italie45.

Dynamiques végétales

Le géomorphologue n'est pas en effet le seul partenaire de l'archéologue et de l'historien dans la reconstitution de la dynamique des paysages. Un paysage, ce n'est pas seulement une structure physique ni le tissu de l'habitat, ni le réseau de circulation, ni les lignes délimitant la surface des champs. Ce sont aussi les végétaux qui l'habillent et les animaux qui le peuplent. Le concept d'anthropisation s'applique aussi bien à la végétation qu'aux modelés du relief et l'on a pu reconnaître dans les dynamiques de la végétation des étapes analogues à celles qui viennent d'être décrites. Ainsi les recherches paléo-écologiques effectuées dans les régions du bas Rhône permettent d'entrevoir la traduction du seuil franchi dans l'histoire de la végétation. L'analyse pollinique avait déjà établi qu'à l'époque romaine, dans l'ensemble de la région, la forêt méditerranéenne était depuis

43. P. Leveau, « Le territoire agricole d'Arles dans l'Antiquité : relecture de l'histoire économique d'une cité antique à la lumière d'une histoire du milieu », in M. Bernardi, L'Archeologia del paesaggio, IV, Ciclo di lezioni sulla ricerca applicata in Archeologia 14- 16 janvier 1991, Florence, All'Insegna del Giglio, 1992, pp. 593-636.

44. P. Leveau, « Introduction », in F. Gateau, В ouches -du-Rhône, 13, Carte archéologique des communes des rives de l'étang de Berre, Carte archéologique de la Gaule, pré-inventaire archéologique publié sous la responsabilité de M. Provost, Paris, Académie des inscriptions et belles lettres, 1996, pp. 88-89.

45. P. Leveau, « Mentalité économique et grands travaux : le drainage du lac Fucin. Aux origines d'un modèle », Annales ESC, 1, 1993, pp. 3-16.

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longtemps amoindrie46. En Languedoc oriental, l'étude des charbons de bois recueillis dans les sédiments naturels et dans les foyers (anthracologie) précise la composition des boisements. Dès le second âge du fer, l'importance du peuplement et les besoins économiques avaient entraîné une récession durable des boisements de plaines. La période romaine hérite donc d'une situation de très forte anthropisation du milieu végétal liée aux dynamiques des sociétés indigènes. Proposée par L. Chabal47, cette observation permet de mieux saisir la spécificité de la période romaine. Dans le contexte d'un amoindrissement général de la forêt, la progression des spécialisations agricoles marquée en particulier par le développement de la viticulture a sans doute exercé ses effets sur la gestion du milieu forestier (à proximité par exemple des complexes de production céramique).

En rive gauche du Rhône, les études anthracologiques sont encore peu nombreuses ou sont restées médites. Cependant, bien qu'encore limitées, les études polliniques qui viennent d'être conduites dans la plaine d'Arles vont dans le même sens. La collaboration avec les géomorphologues avait permis d'établir l'existence de terres alluviales qui, une fois drainées, étaient de bonnes terres pour les céréales. Des analyses polliniques plus précises montrent l'augmentation des «taxons » de céréales ou de leurs commensales48. Le phénomène est bien plus ancien que l'installation des Grecs et plus encore de Rome. En Camargue, les premiers champs remontent au chalcolithique. Pour la période romaine, l'extension des champs de céréales peut être mise en relation avec quelques données épigraphiques évoquant une possible contribution de la région à l'alimentation en blé de Rome ou laissant penser que des Arlésiens ont établi leur fortune sur la production de céréales commercialisées sur le marché méditerranéen. Ces mêmes analyses confirment en outre un certain nombre des caractéristiques déjà connues pour l'agriculture romaine. Il fut un temps, les années 1980, où l'on voyait dans l'oléiculture la production agricole majeure du sud de la Gaule. On croyait pouvoir étendre à l'ensemble de la Provence les résultats des prospections archéologiques effectuées dans le Var49. Dans ce contexte, les Alpilles, un des hauts lieux de l'oléiculture actuelle, pouvaient apparaître comme une zone oléicole en relation avec le site de Glanum qui atteste l'ancienneté de la pénétration des influences grecques et avec la colonie romaine d'Arles. Se fondant sur ces travaux, les palynologues considéraient l'augmentation du pourcentage (« pic ») de Olea comme caractéristique de

46. H. Triat-Laval, Contribution pollenanalytique à l'histoire tardive et postglaciaire de la végétation de la basse vallée du Rhône, thèse de doctorat es Sciences, Aix-Marseille III, 1978.

47. L. Chabal, Forêts et sociétés en Languedoc (Néolithique final, Antiquité tardive) : anthracologie, méthode et paléo-écologie, Paris, Éditions de la MSH, 1997.

48. V. Andreeu-Ponel, P. Ponel, H. Bruneton et P. Leveau, Evolution of Palaeoenviron- ments in the Plaine d'Arles from 2000 BP to the Present: Pollen and Insect Analyses at La Calade (Bouches-du-Rhône, France), à paraître.

49. J.-P. Brun, L'oléiculture antique en Provence. Les huileries du département du Var, Paris, Éditions du CNRS, 1987.

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la période romaine. Maintenant, des datations 14C plus précises et plus nombreuses établissent que cette augmentation est intervenue au Moyen Âge et surtout à l'époque moderne50. En fait l'olivier, qui est une composante essentielle de notre image des civilisations de la Méditerranée antique, n'a eu d'importance réelle dans l'économie de la Provence qu'à partir de l'époque moderne quand s'est instauré un système d'échange entre l'huile de Méditerranée et les grains de l'Europe du Nord. L'apogée de l'oléiculture provençale est médiévale et moderne. Les données obtenues sur la vallée des Baux et dans le Trébon confirment ce fait. En réalité, l'opinion traditionnelle procédait de la généralisation d'une situation existant dans deux régions productrices de la Méditerranée occidentale antique connues pour leurs exportations vers Rome : l'Afrique et l'Espagne. A l'époque romaine, la production d'huile n'est pas négligeable mais la Narbonnaise en importe de ces régions. Au même moment, une poursuite des recherches archéologiques permettait de constater que des vestiges interprétés comme relevant de l'oléiculture doivent être attribués à la viticulture.

Les observations faites sur les colonnes sédimentaires du marais des Baux et de La Calade confirment la place encore modeste de l'olivier dans le paysage des Alpilles à l'époque romaine. Le sondage de La Calade apporte des renseignements exceptionnels qui illustrent l'apport d'études paléobotaniques à la connaissance historique. L'excellente conservation des pollens et des insectes a permis d'y faire des observations sur la vie agricole à l'échelle locale. L'entomologie (insectes coprophages) met en évidence la fréquentation des troupeaux à partir de la période antique. Mais surtout, l'étude pollinique permet d'établir la proximité de cultures industrielles. V. Andrieu-Ponel avait observé un « pic » du chardon cardère dont l'importance excluait qu'il puisse s'agir du chardon sauvage. On connaissait bien l'importance du chardon cardère comme culture industrielle51, mais pas avant l'époque moderne. La date 14C obtenue suggérait le XIIe siècle, mais l'on pouvait craindre une mauvaise datation due à une pollution quelconque. Or, précisément, des cartulaires attestent que vers cette époque les abbés de l'abbaye voisine de Montmajour livraient du chardon cardère à l'artisanat textile du Languedoc. Des contrats étaient également conclus pour la fourniture de colorants obtenus par la récolte du kermès dans la région de Mouriès. Une culture du chardon à destination de l'industrie dans des champs voisins est donc parfaitement vraisemblable à cette époque, et la date 14C est ainsi validée52.

50. P. Leveau, C. Hein, H. Laval, P. Marinval et J. Médus, « Les origines de l'oléiculture en Gaule du Sud. Données historiques, archéologiques et botaniques », Revue d'Archéométrie, 15, 1991, pp. 83-94.

51. F. Laffe, Une plante industrielle et des hommes. Le chardon cardère en Basse Provence occidentale de la fin du xvne siècle à la Grande Guerre, thèse, Université de Provence, Aix- en-Provence, 1990.

52. V. Andrieu-Ponel et alii, cf. n. 48. Je remercie D. Cardon pour les renseignements qu'elle m'a donnés.

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La Méditerranée des historiens, des géographes et des climatologues

Si, dans notre imaginaire, l'olivier sauvage, l'oléastre, est bien indigène en Provence, l'olivier cultivé n'a acquis que très progressivement la place qu'il occupe dans la définition du paysage méditerranéen. Son introduction, comme celle de la vigne, l'autre arbuste méditerranéen, est liée à l'installation des Grecs de Marseille sur les côtes de Provence et du Languedoc. Opposant le littoral de Provence caractérisé par la douceur des hivers au bas Rhône et au Languedoc, régions exposées à des gels catastrophiques pour l'olivier, la carte de l'oléiculture antique ne coïncide pas avec la limite actuelle de cet arbre.

Ce fait a des incidences sur notre perception de l'espace méditerranéen. Il conduit en effet à rediscuter la relation entre oléiculture et civilisation antique de la France méditerranéenne, soit à remettre en question l'idée reçue d'une coïncidence entre une limite écologique et une limite culturelle. Pour expliquer cette différence entre les extensions antique et actuelle de l'oléiculture, trois solutions sont possibles. Le climat a pu changer ; la plante a pu faire l'objet d'adaptation au climat régional ; les agriculteurs ont pu être incités à prendre des risques pour le profit escompté. Les variations récentes de la carte de l'oléiculture confirment la très large indépendance des sociétés par rapport au milieu et paraissent plutôt justifier les deuxième et troisième hypothèses. Elle atteint en France le maximum de son extension vers le nord durant le petit âge glaciaire, soit pendant une pulsation froide du climat, tandis que, durant la période de réchauffement climatique qui a commencé au siècle dernier, on observe une rétraction vers le sud53.

Le débat sur l'oléiculture dans la France du Sud attire notre attention sur les définitions de la Méditerranée. À la suite des travaux de F. Braudel, il est très difficile à un historien, qui plus est antiquisant, de remettre en question le concept culturel de Méditerranée. Pourtant, sa définition comme espace culturel est en liaison évidente avec l'expansion européenne et chrétienne au xixe siècle et le besoin ressenti par les pays de l'Europe du Sud d'affirmer leur communauté face à l'Europe germanique et anglo- saxonne. La mondialisation justifie cet effort de construction d'une telle communauté autour d'un espace culturel. Mare nostrum avait une tout autre signification dans un contexte où le monde connu se limitait à ses rivages. Mais la construction par Rome d'un empire méditerranéen lui donnait des racines. Le mot Méditerranée est aussi à l'origine de « méditerranéen », adjectif qui désigne l'espace dont il vient d'être question mais qui qualifie également un climat qui ne se rencontre pas seulement autour de l'aire qui a servi à le définir. Il en résulte des débats qui remettent en question la définition du climat de la France du Sud dans l'espace. Faut-il considérer

53. A. Rebiscoul, « Parcellaires fossoyés et exploitation vinicole gallo-romaine de " La Barre ", commune de Saint-Sorvin-en-Valloire. De la ferme indigène à la villa romaine, la romanisation des campagnes de la Gaule », Revue Archéologique de Picardie, numéro spécial 11, 1996, p. 301.

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que sa caractéristique essentielle est la sécheresse de l'été ou la douceur de l'hiver ? Si l'on opte pour la douceur de l'hiver, on exclut la plus grande partie de la France méditerranéenne et on inclut la Galice. À l'inverse, le critère de la sécheresse conduit à étendre très largement l'aire méditerranéenne vers le sud.

Mais les climats ont varié dans le temps, et parmi eux, sans doute plus que tout autre, le climat méditerranéen qui est un climat de transition. Cette constatation a des incidences sur l'interprétation et l'utilisation de données archéologiques. Deux dendrochronologues, F. Guibal et L. Tessier, viennent de proposer une nouvelle datation d'un monument antique, le cirque romain d'Arles. À partir de la céramique contenue dans les couches de construction de la piste, les archéologues proposaient les années 70 de notre ère. Or l'analyse dendrochronologique des pieux qui supportent les fondations de la cavea a montré que ces bois auraient été coupés en 149 après J.-C. Du point de vue archéologique, il n'y a rien d'étonnant à ce que la piste ait été aménagée avec des déblais contenant des tessons plus anciens. En revanche, en l'absence de référentiels méditerranéens, le recours à des référentiels de l'Europe continentale pour obtenir la date de 149 pose un problème dans le domaine climatologique. F. Guibal et L. Tessier considèrent qu'il s'agit de bois issus de peuplements locaux. Ils ont écarté l'idée qu'ils auraient pu être amenés par flottage sur le Rhône. À l'appui de cette affirmation, ils invoquent deux arguments. L'un est écologique : la présence de peuplements de pins à proximité d'Arles. Le second est archéologique. À Vaison-la-Romaine, sur l'Ouvèze, des bois datés de la même manière auraient une origine locale car, selon eux, il aurait été étonnant qu'un chargement de bois ait remonté cette rivière54. Sans doute, pour la suite de la discussion, les climatologues devront-ils mieux prendre en compte la spécificité historique d'une période durant laquelle le Rhône a connu de grands aménagements dont l'objectif était de faciliter la navigation pour le commerce55. Dans ce contexte, la remontée de l'Ouvèze par un chargement de bois est parfaitement envisageable dans le cadre d'une économie de marché. Il reste que le débat en cours est d'un grand intérêt dans le domaine climatologique. Il peut confirmer les idées évoquées sur la variation du climat antique dans le bas Rhône.

En 1903, le fondateur de l'école géographique française, Vidal de la Blache, écrivait ce Tableau géographique de la France qui a marqué la relation entre histoire et géographie, favorisé les approches régionales et qui, pour beaucoup d'historiens, continue à jouer son rôle de modèle. Il

54. F. Guibal et L. Tessier, « L'apport de l'analyse dendrochronologique à la connaissance du climat de la vallée du Rhône du Ier siècle av. J.-C, au Ier siècle apr. J.-C. », Méditerranée, 4, 1998, pp. 5-10.

55. P. Leveau, « L'hydrologie du Rhône, les aménagements du chenal et la gestion territoriale de ses plaines en aval d'Orange », Gallia, 1999, pp. 99-108.

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l'avait fait à la demande d'E. Lavisse pour son Histoire de la France depuis les origines. Dans les années 1980, lorsque G. Duby demanda au géographe G. Bertrand de rédiger l'introduction géographique de son Histoire de la France rurale, celui-ci proposa cet « impossible tableau géographique » qui fit découvrir aux archéologues et historiens de l'Antiquité la rupture entre la géographie à laquelle ils étaient accoutumés et une géographie nouvelle. Le rejet de l'héritage de Vidal de la В lâche, que marquait le titre choisi par G. Bertrand, était évidemment lié à une évolution générale des conceptions de l'espace rural. À partir des années 1970, les géographes «humanistes » sont devenus spatialistes et ont pris leurs distances par rapport à la conception dominante d'une géographie qui débouchait sur les études des espaces singuliers de la géographie régionale. Ils avaient rejoint un courant issu de la nouvelle géographie et du structuralisme des années 1960. Maintenant, ils redécouvrent l'importance des héritages et l'intérêt de l'étude conjointe des milieux naturels et des espaces sociaux. Conçues comme un moyen de retrouver les conduites humaines qui ont été à leur origine, les recherches sur des paysages mobilisent donc de nouveau les sciences humaines et celles de l'environnement.

Cette évolution a rencontré celle de la spatial archaeology dont l'objectif est précisément de situer phénomènes sociaux et phénomènes économiques dans un espace géographique, comme éléments des systèmes culturels. Cette archéologie spatiale a d'abord été un outil dans la recherche des sites relevant du patrimoine et dans la réflexion historique sur le peuplement. Elle intéresse aussi des sociologues et des géographes spatialistes dans leur recherche sur le développement durable. Discipline d'étude des sociétés du passé, l'archéologie démontre ainsi sa capacité à se renouveler par la collaboration avec des sciences qui se préoccupent de l'avenir des sociétés, écologie, géographie des aménageurs, agronomie. En même temps, elle affirme son autonomie. À l'époque où elle était présentée comme une annexe des sciences historiques, l'objectif qui lui était assigné était le dépouillement des « archives du sol ».

On terminera par une remarque sur une image qui revient régulièrement : celle du palimpseste56. Elle avait été largement utilisée lors des premières découvertes de centuriations. Comme un parchemin réutilisé par les scribes, la surface de la terre conserverait la marque des sociétés historiques ; inscrites sous forme de lignes ou de points, les traces imprimées par chaque société auraient recouvert celles de leurs prédécesseurs et auraient été elles- mêmes masquées par celles de leurs successeurs. L'archéologue serait comparable au philologue qui, sur un manuscrit, restitue le texte gratté. Cette image doit être abandonnée. Un palimpseste est un parchemin, une peau morte que l'on a stabilisée pour qu'elle demeure. Plus juste était la comparaison utilisée par F. Braudel : « La terre est, comme notre peau,

56. Ainsi sous la plume de I. Chiva et G. Duby dans la préface à l'ouvrage de Y. Michelin, Les jardins de Vulcain : paysages d'hier, d'aujourd'hui et de demain dans la chaîne des Puys du Massif central français, Paris, Éditions de la MSH, 1996. Étude modèle réalisée par un agronome.

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condamnée à conserver la trace des blessures anciennes57. » La « face de la terre », sur laquelle les sociétés écrivent une histoire complexe que matérialisent des lignes, des points, des surfaces, des formes, des volumes et des couleurs58, est bien une surface vivante qui évolue selon ses propres dynamiques.

Philippe Leveau Université de Provence

57. F. Braudel, L'identité de la France, Paris, Arthaud/Flammarion, 1986-1987. 58. P. et G. Pinchemel, La Face de la Terre. Éléments de géographie, Paris, Armand

Colin, 1997.

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