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George Sand

LE POÈME DE MYRZA

MOUNY-ROBIN

1835, 1843

bibliothèque numérique romande

ebooks-bnr.com

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LE POÈME DE MYRZA

Durant les quatre ou cinq siècles au milieudesquels est jeté le grand événement de la viedu Christ, l’intelligence humaine fut en proieaux douleurs et aux déchirements de l’enfan-tement. Les hommes supérieurs de la civilisa-tion, sentant la nécessité d’un renouvellementtotal dans les idées et dans la conduite desnations, furent éclairés de ces lueurs divinesdont Jésus fut le centre et le foyer. Les sectesse formèrent autour de sa courte et sublimeapparition, comme des rayons plus ou moinschauds de son astre. Il y eut des caraïtes, dessaducéens et des esséniens, des manichéens etdes gnostiques, des épicuriens, des stoïcienset des cyniques, des philosophes et des pro-phètes, des devins et des astrologues, des so-litaires et des martyrs ; les uns partant du spi-

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ritualisme de Jésus, comme Orygène et Ma-nès ; les autres essayant d’y aller, sur les pas dePlaton et de Pythagore ; tous escortant l’Évan-gile, soit devant, soit derrière, et travaillant parleur dévouement ou leur résistance à consoli-der son triomphe.

Dans cette confusion de croyances, dans ceconflit de rêves, de travaux fiévreux de la pen-sée, de divinations maladives et de vertiges su-blimes, une nouvelle forme fut donnée à cer-tains esprits, une forme agréable, élastique, quiseule convenait aux esprits éclairés et aux ca-ractères faciles : cette disposition de l’esprithumain qui domine dans tous les temps de dé-pravation, et chez toutes les nations très ci-vilisées, nous l’appellerons, pour nous servird’une expression moderne, éclectisme, quoiquecette dénomination n’ait pas eu dans toustemps le même sens ; nous nous en tenons àcelui qu’elle implique aujourd’hui, pour quali-fier la situation morale des hommes qui n’ap-

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partenaient à aucune religion, au temps dont ilest question ici.

Parmi ces éclectiques, on vit des hommesd’un caractère et d’un esprit tout opposés, deshommes graves et des hommes frivoles, dessavants et des femmes ; car cette doctrine, quiconsistait dans l’absence de toute règle, ac-cueillit toute sorte de pédantisme et toute sortede poésie. Les rhéteurs s’y remplissaient l’esto-mac d’arguments, et les poètes s’y gonflaient lecerveau de métaphores. L’Inde et la Chaldée,Homère et Moise, tout était bon à ces espritsavides et curieux de nouveautés, indifférentsen face des solutions : heureux caractères qui,Dieu merci, fleurirent toujours ici-bas au milieude nos lourdes polémiques. Grands diseurs desentences, sincères admirateurs de la vertu etde la foi, le tout par amour du beau et par es-time de la sagesse, vrais épicuriens dans la pra-tique de la vie, prophètes élégants et joyeux,bardes demi-bibliques et demi-païens, intelli-gences saisissantes, fines, éclairées, pleines de

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crédulités poétiques et de scepticisme mo-deste ; en un mot, ce que sont aujourd’hui nosvéritables artistes.

Le petit poème qu’on va lire fut récité, envers hébraïques, sous un portique de Césarée,par une femme nommée Myrza, laquelle étaitune des prophétesses de ce temps-là, espècemixte entre la bohémienne et la sibylle, poèteen jupons comme il en existe encore, maisd’un caractère hardi et tranché qui s’est perdudans le monde, aventurière sans patrie, sansfamille et sans dieux, grande liseuse de romanset de psaumes, initiée successivement par sesamants et ses confesseurs aux diverses reli-gions qui s’arrachaient lambeau par lambeaul’empire de l’esprit humain. Cette femme étaitbelle, quoique n’appartenant plus à la premièrejeunesse ; elle jouait habilement le luth et lacythare, et, changeant de rythme, de croyanceet de langage selon les pays qu’elle parcourait,elle traversait les querelles philosophiques etreligieuses de son siècle, semant partout

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quelques fleurs de poésie, et laissant sur sestraces un étrange et vague parfum d’amour, desainteté et de folie ; bonne personne du reste,que les princes faisaient asseoir par curiosité àleur table, et que le peuple écoutait avec admi-ration sur la place publique. Voici son poèmetel que, de traduction en traduction, il a pu ar-river jusqu’à nous. Nous osons parfaitement lelivrer aux savants, aux poètes et aux chrétiensde ce temps-ci, sachant le bon marché quenotre siècle panthéiste fait de toutes choses, etla complaisance que son ennui lui inspire pourtoutes sortes de rêves.

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I.

En ce temps-là, longtemps avant le com-mencement des jours que les hommes ont es-sayé de compter, Dieu appela devant lui quatreEsprits, qui parcouraient d’un vol capricieuxles plaines de l’espace : Allez, leur dit-il, pre-nez-vous par la main, marchez ensemble, ettravaillez de concert.

Ils obéirent, et, ne se quittant plus, prési-dèrent chacun à une des œuvres de Dieu ; etun nouvel astre parut dans l’éther : cet astre estla terre que nous habitons aujourd’hui, et cesquatre Esprits sont les éléments qui la com-posent.

Mais deux de ces Esprits, se sentant pluspuissants, firent la guerre aux deux autres.

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L’eau et le feu ravagèrent la terre, et l’airfut tantôt infecté des vapeurs humides des ma-rais, et tantôt embrasé des feux d’un soleil dé-vorant.

Et pendant un nombre de siècles quel’homme ne sait pas, mais qui sont dans l’éter-nité de Dieu moins qu’une heure dans la vie del’homme, notre globe bondit dans l’immensité,comme une cavale sauvage, sans guide et sansfrein ; sa course ne fut réglée que par le capricedes Esprits à qui Dieu l’avait abandonné : tan-tôt emporté d’un essor fougueux, il s’approchadu soleil jusqu’à s’y brûler ; tantôt il s’endor-mit languissant et morne, loin des rayons vi-vifiants que chaque printemps nous ramène. Ily eut des jours d’une année et des nuits d’unsiècle. Le globe n’ayant pas encore arrêté saforme, les froides régions qu’habitent le Calé-donien et le Scandinave furent calcinées pardes étés brûlants. Les contrées où la chaleurbronze les hommes, se couvrirent de glaciersincommensurables. L’Esprit du feu descendit

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dans le sein de la terre ; on eût dit qu’un dé-mon enfonçait ses ongles et ses dents dans lesentrailles du globe : des rugissements sourdss’échappaient des rochers ébranlés, et la terres’agitait comme une femme dans les convul-sions de l’enfantement. Quelquefois lemonstre, en se retournant dans le ventre de samère, sapait les fondements d’une montagne,et creusait sous les vallées des voûtes sans ap-pui. La montagne et la vallée disparaissaientensemble, et des lacs de bitume s’étendaient enbouillonnant sur les débris amoncelés ; une fu-mée âcre et fétide empoisonnait l’atmosphère ;les plantes se desséchaient, et l’eau, appeléepar le feu, ravageait à son tour le flanc déchiréde sa sœur.

Enfin le feu s’ouvrit un passage à travers leroc et l’argile, et se répandit au dehors commeun fleuve débordé. La mer, brisant ses diguesde la veille, fit chaque jour de nouvelles inva-sions, et chaque jour déserta ses nouveaux ri-vages comme un lit trop étroit. On voyait, dans

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l’espace d’une nuit, s’élever des montagnes defange ou de cendre, que le soleil et le vent fa-çonnaient à leur gré ; des ravins se creusaienttels que la vie d’un homme voyageant le jouret la nuit n’eût pas suffi pour en trouver lefond ; des météores gigantesques erraient surles eaux comme des soleils détachés de lavoûte céleste, et les vagues de l’océan rou-laient sur les sommets que les nuages enve-loppent aujourd’hui, bien loin au-dessus de lademeure des hommes.

Dans cette lutte, la terre et l’eau, jalousesl’une de l’autre, se mirent à créer des plantes etdes animaux qui à leur tour se firent la guerreentre eux ; des lianes immenses essayèrentd’arrêter le cours des fleuves, mais les fleuvesenfantèrent des polypes monstrueux, qui sai-sirent les lianes dans leurs bras vivants, et leurétreinte fut telle, que des myriades de racesd’animaux s’y arrêtèrent et y périrent ; et detous ces débris se forma le sol que nous fou-

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lons aujourd’hui, et sous lequel a disparu l’an-cien monde.

Cependant à toutes ces existences d’un joursuccédaient d’autres existences ; les races seperdaient et se renouvelaient ; la matière in-épuisable se reproduisait sous mille formes.Du sein des mers sortaient les baleines sem-blables à des îles, et les léviathans hideux ram-pant sur le sable avec des crocodiles de vingtbrasses ; nul ne sait le nombre et la forme desespèces tombées en poussière ; l’imaginationde l’homme ne saurait les reconstruire ; si ellele pouvait, l’homme mourrait d’épouvante à laseule idée de les voir. L’abeille fut peut-êtrela sœur de l’éléphant, peut-être une race d’in-sectes, aujourd’hui perdue, détruisit celle dumammouth, que l’homme appelle le colosse dela création. Dans ces marécages qui couvraientdes continents entiers, il dut naître des ser-pents qui, en se déroulant, faisaient le tour duglobe, et les aigles de ces montagnes, infran-chissables pour nos gazelles abâtardies, enle-

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vaient dans leurs serres des rhinocéros de centcoudées. En même temps que les dragons ailésarrivaient des nuages de l’orient, les licornesindomptables descendaient de l’occident, etquand une troisième race de monstres, pous-sée par le vent du sud, avait dévoré les deuxautres, elle périssait gorgée de nourriture, etl’odeur de la corruption appelait l’hyène dunord, des vautours plus grands que l’hyène,et des fourmis plus grandes que les vautours ;et sur ces montagnes de cadavres, parmi ceslacs de sang livide, au milieu de ces bêtes im-mondes, dévorées ou dévorantes, des arbressans nom élevaient jusqu’aux nues la profusionde leurs rameaux splendides, et des roses plusbelles et plus grandes que les filles deshommes ne le furent jamais, exhalaient desparfums dont s’enivraient les esprits de laterre, couverts de robes diaprées, aujourd’huiréduits à la taille du papillon, et aux troisgrains d’or de l’étamine de nos fleurs.

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Ces volcans, ces déluges, ces cataclysmes,cet ouvrage informe du temps et de la matière,les saintes Écritures l’appellent l’âge du chaos.Or, tandis que les quatre Esprits se livraient laguerre, il arriva qu’ils passèrent près du charde Dieu, et frappés de terreur, ils s’arrêtèrent.Dieu les appela, et leur dit : Qu’avez-vous fait ?Pourquoi ce monde que je vous ai confiémarche-t-il comme s’il était ivre ? Avez-vousbu la coupe de l’orgueil ? Prétendez-vous faireles œuvres de l’Éternel ? Un esprit plus puis-sant que vous va se lever à ma voix ; il vousenchaînera, et vous forcera de vivre en paix.

L’Éternel passa ; et quand les quatre Espritsvirent s’effacer dans l’espace le cercle de feuque traçaient les roues de son char, ils re-prirent courage, et, se regardant, ils se dirent :Pourquoi ne résisterions-nous pas à l’Éternel ?Ne sommes-nous pas éternels, nous aussi ? Ilnous a créés, mais il ne peut nous détruire, caril nous a dit : Vous n’aurez pas de fin. L’Éter-nel ne peut reprendre sa parole. Il nous a don-

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né ce monde. Mais c’est nous qui l’avons cou-vert de plantes et d’animaux. Nous aussi, noussommes créateurs. Unissons-nous, armons nosvolcans en guerre. Que l’océan gronde, que lalave bouillonne, que la foudre sillonne les airs,et vienne l’Éternel pour nous donner des lois !

En parlant ainsi, ils cessèrent de se haïr ; et,abaissant leur vol sur les montagnes les plusélevées de la terre : Nous allons, dirent-ils, en-tasser ces monts les uns sur les autres, et nousatteindrons ainsi à la demeure de Dieu. Nousle renverserons, et nous régnerons sur tous lesmondes.

Mais comme ils commençaient leur travailinsensé, un ange envoyé par le Seigneur versasur eux la coupe du mépris, et, saisis de tor-peur, ils s’endormirent comme des hommespris de vin.

Et quand ils se réveillèrent, ils virent surla mousse un être inconnu, plus beau qu’eux,quoique délicat et frêle. Sa tête n’était pas

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flamboyante, et son corps n’était pas couvertd’une armure d’écailles de serpent ; le ver àsoie semblait avoir filé l’or de sa chevelure, etsa peau était lisse et blanche comme le tissudes lis.

Les Esprits étonnés l’entourèrent pour lecontempler, s’émerveillant de sa beauté, et sedemandant l’un à l’autre si c’était là un espritou un corps. Cependant cette créature dormaitpaisiblement sur la mousse, et les fleurs sepenchaient sur elle comme pour l’admirer ; lesoiseaux et les insectes voltigeaient autourd’elle, n’osant becqueter ses lèvres de pourpre,et formant un rideau d’ailes doucement agitéesentre son visage et le soleil du matin, qui sem-blait jaloux aussi de le regarder. Alors l’Espritdes eaux : — Quel est celui-ci ? et qui de nousl’a produit à l’insu des autres ? Si c’est de laterre qu’il est sorti, d’où vient que les vapeursde mes rives n’en savent rien ? et où est lefeu qui l’a fécondé ? Est-ce une plante, pourqu’il soit sans plumes et sans fourrure, et sans

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écaille ? Et si c’est une plante, d’où vient que jen’ai point arrosé son germe, d’où vient que l’airn’a pas aidé sa tige à s’élever, et son calice à secolorer ? Si c’est une créature, où est son créa-teur ? Si c’est un esprit, de quel droit vient-ils’établir dans notre empire ? et comment souf-frons-nous qu’il s’y repose ? Enchaînons-le, etque la bouche des volcans se referme derrièrelui, car il faut qu’il aille au fond de la terre, etqu’il n’en sorte plus.

L’Esprit de la terre répondit : Ceci est uncorps, car le sommeil l’engourdit et le gou-verne comme les animaux ; ce n’est pas uneplante, car il respire et semble destiné au mou-vement comme l’oiseau ou le quadrupède : ce-pendant il n’a point d’ailes, et ne saurait voler ;il n’a pas les défenses du sanglier, ni les onglesdu tigre pour combattre, ni même l’écaille de latortue pour s’abriter. C’est un animal faible quele moindre de nos animaux pourrait empêcherde se reproduire et d’exister. Et puisque aucunde nous ne l’a créé, il faut que ce soit l’Éternel

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qui, par dérision, l’ait fait éclore, afin de noussurprendre et de nous effrayer ; mais il suffiradu froid pour lui donner la mort.

— Ne nous en inquiétons point, dirent lesautres, il est en notre pouvoir, éveillons-le, etvoyons comme il marche, et comme il se nour-rit. Puisqu’il n’a ni ailes, ni nageoires, ni armed’aucune espèce, pour s’ouvrir un chemin etse construire une demeure, il ne saurait vivredans aucun élément.

Et les quatre Esprits de révolte se mirent àrailler et à mépriser l’œuvre du Dieu tout-puis-sant.

Alors cet être nouveau s’éveilla, et à leurgrande surprise, il ne se mit ni à fuir, ni à ram-per comme les serpents, ni à marcher commeles quadrupèdes ; il se dressa sur ses pieds, etsa tête se trouvant tournée vers le ciel, il éle-va son regard, et les Esprits de révolte virent,dans sa prunelle, étinceler un feu divin. Quel,est dirent-ils, celui-ci, qui ne rampe, ni ne vole,

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et qui a un rayon du soleil dans les yeux ? Va-t-il monter vers le ciel comme une fumée ? etd’où vient qu’avec un corps si chétif, il est plusbeau que le plus beau des anges du ciel ? –Alors ils furent saisis de crainte, et l’interro-gèrent en tremblant.

Mais cette créature ne les entendit pas ; oneût dit que ses yeux ne pouvaient distinguerleur forme, car elle ne leur donna aucun signed’attention, et ne répondit rien à leurs ques-tions.

Ils se réjouirent donc de nouveau, en di-sant : Cette bête n’a ni le sens de l’ouïe, ni lesens de la vue ; elle ne saurait faire entendreaucun cri, elle est plus stupide que les autresbêtes. Celles-ci ne nous comprennent pas et nenous voient pas non plus ; mais l’instinct lesavertit de notre présence, et un tressaillementsecret s’empare du plus petit oiseau, lorsque levolcan gronde, ou lorsque l’orage s’approche ;l’ours et le chien s’enfuient en hurlant, le dau-

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phin s’éloigne des rivages, et le dragon se ré-fugie sur les arbres les plus élevés des forêts ;mais cette bête n’a pas de sens, et les polypesseuls suffiront pour la dévorer.

Alors la créature inconnue éleva la voix,une voix plus douce que celle des oiseaux lesplus mélodieux, et elle chanta un cantiqued’action de grâces au Seigneur, dans unelangue que les Esprits de révolte ne comprirentpas.

Et leur colère fut grande, car ils se crurentinsultés par cette langue mystérieuse, et cesaccents d’amour et de ferveur remplirent leursein de haine et de rage. Ils voulurent saisirleur ennemi ; mais l’ennemi, ne daignant pasles voir, se prosterna devant l’Éternel, puis sereleva avec un front rempli d’allégresse, et semit à descendre vers la vallée, sans cesserd’être debout et posant ses pieds sur le borddes abîmes avec autant d’adresse et de tran-quillité que l’antilope ou le renard. Comme les

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pierres et les épines offensaient sa peau, ilcueillit des herbes et des feuilles, et se fit unechaussure avec tant de promptitude et d’indus-trie, que les Esprits de révolte prirent plaisir àle regarder.

Cependant, à mesure que la créature deDieu marchait, la terre semblait devenir plusriante, et la nature se parait de mille grâcesnouvelles. Les plantes exhalaient de plus douxparfums, et la créature, comme saisie d’unamour universel, se courbait, respirait lesfleurs, se penchait sur les cailloux transpa-rents, souriait aux oiseaux, aux arbres, au ventdu matin. Et le vent caressait mollement sapoitrine ; les oiseaux la suivaient avec deschants de joie ; les papillons venaient se posersur les fleurs qu’elle leur présentait ; les arbresse courbaient vers elle et lui offraient leursfruits à l’envi l’un de l’autre. Elle mangeait lesfruits, et loin de dévorer avidement comme lesbêtes, semblait savourer avec délices les sucsparfumés de l’orange et de la grenade. Une

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biche, suivie de son faon, vint à elle, et lui offritson lait qu’elle recueillit dans une conque denacre, qu’elle porta joyeusement à ses lèvresen caressant la biche ; puis elle présenta la co-quille au faon, qui but après elle, et qui la sui-vit, ainsi que sa mère.

Les Esprits suivaient en silence, et neconcevaient rien à ce qu’ils voyaient ; enfin ilsse réveillèrent de leur stupeur et dirent : C’estassez nous laisser insulter par une œuvre de té-nèbres et d’ignorance ; ce vain fantôme d’angea un corps et se repaît comme les bêtes ; il doitêtre, comme elles, sujet à la mort et à la pour-riture. Si la biche et son faon, si l’oiseau et l’in-secte, si l’arbre et son fruit, si l’herbe et la brisese soumettent à lui, voici venir le léopard et lapanthère qui vont le déchirer.

Mais le léopard passa sans toucher à lacréature de Dieu, et la panthère, l’ayant regar-dée un instant avec méfiance, vint offrir son

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dos souple et doux à la main caressante de sonnouveau maître.

— Voici le serpent qui va le couvrir de mor-sures empoisonnées, dirent les Esprits dehaine. Le serpent dormait sur le sable. La créa-ture divine l’appela dans cette langue inconnuequ’elle avait parlée à l’Éternel, et le serpent,déroulant ses anneaux, vint mettre sa tête hu-miliée sous le pied du maître, qui se détournasans lui faire ni mal ni injure. L’éléphant s’ap-prochant, les Esprits espérèrent qu’il les débar-rasserait de l’étranger ; mais l’éléphant, ayantpris des fruits dans sa main, le suivit, obéissantà sa parole, et cueillant à son tour les fruitset les fleurs sur les branches les plus élevéespour les lui offrir avec sa trompe. Le chameauarriva, et, pliant les genoux, offrit son dos àl’étranger, et le porta dans la vallée. Alors lesEsprits, transportés de colère, s’assemblèrentsur une cime élevée ; ils réunirent leurs effortspour créer un monstre qui surpassât en laideur,en force et en cruauté les monstres les plus hi-

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deux qu’eut produits la terre. Mais comme leSeigneur, qui jusqu’alors avait habité avec eux,s’était retiré, ils ne purent rien créer d’abord.Enfin, après beaucoup de conjurations adres-sées aux éléments qu’ils croyaient gouverner,ils firent sortir de terre un dragon redoutable,et le forcèrent avec des menaces de marchercontre la créature de Dieu. Mais celle-ci, levoyant venir, monta sur le cheval, appela l’hip-popotame, le taureau, et tous les animaux,forts de la terre et de la mer, et les oiseauxforts du ciel, et tous se rangèrent autour d’ellecomme une armée. Le cheval bondit d’orgueilsous son maître, et le porta comme un roi à larencontre de l’ennemi. Alors le dragon épou-vanté revint vers ceux qui l’avaient envoyé, etleur dit : — Vous voyez ce qui arrive ; toutesles créatures se rangent sous sa loi, celui-ci estle roi de la terre, et l’esprit de Dieu est en lui.– Et le dragon étendant ses ailes, l’esprit de té-nèbres qui était en lui s’envola, et sa dépouillerestant par terre, l’étranger la ramassa, la re-

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garda, et s’en fit un vêtement pour traverser lesrégions froides.

Car elle continua sa course vers le nord,et parcourut le monde entier, se construisantpartout des chariots avec les arbres des forêtset les métaux de la terre ; mangeant de tousles fruits ; se faisant aimer et servir par toutesles créatures ; traversant les fleuves à la nage,ou sur des nacelles que son adresse improvi-sait ; s’habituant à tous les climats ; prenantson sommeil à l’ombre des forêts, à l’abri dansles grottes, ou dans des tentes de feuillagequ’elle dressait au coucher du soleil ; sachanttirer le feu d’un caillou ou d’une branche sèche,et partout louant l’Éternel, chantant ses bien-faits, et implorant son appui.

Quand cet être singulier eut fait le tour dela terre et s’y fut installé comme dans son do-maine, les Esprits de révolte, enchaînésjusque-là par la curiosité, résolurent de dé-truire ce qu’ils croyaient être leur ouvrage, et

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de bouleverser le globe, afin d’anéantir leur en-nemi avec lui. — Ouvre une crevasse sous sespieds, dirent-ils à la terre, et dévore-le dans lagueule béante de tes abîmes. – Mais la terre re-fusa d’obéir, et répondit : Celui-ci est l’envoyéde Dieu, le roi de la création. Ils dirent auxvolcans de l’envelopper d’un lac de feu et defaire pleuvoir sur lui des pierres embrasées ;mais le volcan refusa, et répondit comme laterre. La mer refusa d’inonder, et l’air de lais-ser passer la foudre. Alors les Esprits virentqu’ils n’avaient plus de pouvoir, et feignant dese soumettre à l’envoyé de Dieu, ils s’offrirentau Seigneur pour être les ministres de son fa-vori. Mais Dieu, connaissant leur dessein, ré-pondit : La mer ne sortira plus de ses bornes, laterre ne quittera plus la voie que je lui ai tracéedans l’espace, le soleil ne s’éteindra plus, l’airne sera plus infecté de miasmes fétides ; vousserez enchaînés à jamais, et vous obéirez enesclaves, non pas à mon envoyé, mais à l’ordreque je vous assigne, et qui est ma parole, la

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loi éternelle de l’univers. Quant à celui-ci, quevous ne connaissez pas, c’est mon œuvre, et jel’ai faite en souriant pour vous railler et vousmontrer que par vous-mêmes vous ne pouvezrien. Je lui ai donné les besoins des animaux,un corps frêle, sans défense et sans vêtement ;je l’ai mise nue sur la terre. Et vous voyezqu’en un jour elle a eu des chaussures, desvêtements, des esclaves, de quoi pourvoir àtous ses besoins et régner sur la force, sansposséder la force. Vous n’avez pas compris oùétait sa puissance, et voyant qu’elle n’avait lesavantages naturels d’aucun animal, vous vousêtes demandé comment elle savait gouvernerl’instinct de tous les animaux et leur comman-der. C’est que j’ai mis en elle une étincelle demon esprit, et qu’elle est à la fois corps et in-telligence, matière et lumière. Allez, et que lemonde soit son héritage. Elle ne vous com-mandera pas, car elle pourrait, comme vous,s’enivrer d’orgueil et succomber à son tour. Al-

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lez, et sachez le nom du plus beau de mesanges : c’est l’homme.

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II.

La terre devint donc l’apanage de l’homme :il n’avait ni ailes d’or, ni auréole de lumière ;il ne pouvait contempler les splendeurs du ta-bernacle de Jéhovah ; mais la part d’intelli-gence qu’il avait reçue était si grande, qu’il sa-vait toutes les merveilles de l’univers sans lesavoir jamais vues, et qu’il aimait Dieu et le ser-vait mieux que les séraphins brûlants qui envi-ronnent son trône. Son âme voyait ce que lesyeux de son corps ne pouvaient apercevoir. Ildevinait par la réflexion les plus profonds mys-tères de la nature, et sa pensée était plus ra-pide que l’éclair.

Ce que voyant, les Esprits jaloux se disaiententre eux : Dieu a fait pour celui-ci plus quepour nous tous. Le plus petit insecte, il est vrai,s’élève plus haut que lui dans l’air qu’il respire ;

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mais le plus puissant des Archanges ne sau-rait monter aussi hardiment et aussi vite dansl’éther de l’immensité que l’esprit de l’hommepar sa volonté.

Et Dieu, se complaisant dans son ouvrage,créa beaucoup d’autres hommes semblables aupremier, et en couvrit la face de la terre, en leurdisant : La terre est à vous, cultivez-la, et vivezde ses fruits. Gouvernez les animaux ; les es-pèces ne périront plus, la terre ne sera plus ra-vagée, les plantes et les animaux se reprodui-ront toujours, et vous, vous ne mourrez point.

Les hommes vivaient ensemble, et ilsétaient heureux ; ils ne connaissaient pas lemal, et ils étaient purs, sans avoir la vanitéde savoir qu’ils l’étaient, car ils l’étaient touségalement, et ils ne s’imaginaient point quela source de leur grandeur fut en eux-mêmes.Ils adoraient le Seigneur, et se servaient deses dons avec frugalité. Ils respectaient la viedes animaux, et n’employaient leur dépouille

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à leur usage que lorsque les animaux mou-raient selon les lois de la nature. Ils considé-raient les bêtes comme des productions choi-sies de la matière, qui, étant douées de sen-sibilité et d’une sorte de volonté, avaient desdroits sacrés à leur protection. Les bêtes nes’enfuyaient pas à leur approche, et comme lechien obéit encore aujourd’hui à son maître, etcomprend ses ordres, le lion, le castor et tousles autres animaux comprenaient le geste, leregard et l’autorité de l’homme ; ils l’aidaientà bâtir des maisons, des temples, à exécuterdes migrations sur les continents, à cultiver laterre, à travailler les métaux et à les façon-ner, non en vile monnaie ou en armes cruelles,mais en instruments de travail, et en orne-ments pour les temples.

Or, tout était commun parmi les hommes,le travail et les fruits de la terre. Ils se regar-daient tous comme vivant sous la volonté deDieu, chargés de veiller à l’équilibre de cettenature dont ils étaient rois ; ils s’occupaient

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sans cesse à réparer les ravages des précé-dents cataclysmes, à dessécher les marais fé-tides qui corrompaient l’air, et engendraienttrop de reptiles et d’insectes, à ouvrir des ca-naux, pour l’écoulement des lacs et des étangs,à rassembler en troupeaux les animaux tropnombreux sur certains points du globe, et àles conduire vers d’autres régions désertes, àdistribuer de même la végétation selon les cli-mats qui lui convenaient, car, avant l’homme,la matière livrée à sa vorace faculté de pro-duire, s’épuisait sans cesse, et, renaissant deses propres débris, offrait partout des ruinesauprès des créations nouvelles. Cet homme,que les Esprits des terribles éléments avaientpris d’abord pour un souffle débile dans lecorps d’une bête avortée, devint donc, sansautre magie et sans autre prestige que sa pa-tience et son industrie, plus puissant que leséléments eux-mêmes. La terre fut bientôt unjardin si beau et si fécond, que les anges du cielvenaient s’y promener, et ne pouvant conver-

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ser directement avec les hommes, parce queDieu l’avait défendu, ils chantaient doucementdans les brises et dans les flots, et les hommesles voyaient alors en songe avec les yeux del’âme.

Mais il arriva que la terre étant pacifiée etembellie, et l’ordre des saisons réglé, le travaildevint moins actif. Les hommes eurent plusde temps à donner à la prière et à la médita-tion : leur nombre n’augmentait pas et ne di-minuait pas ; il avait été calculé par l’Éternel,pour opérer les grands travaux, qui se termi-naient maintenant, et l’esprit humain commen-çait à souffrir de sa propre force et à désirerquelque chose au-delà de ce qu’il possédait.Les hommes voulaient, pour faire cesser leurinquiétude, que Dieu leur accordât un don,mais ils ne savaient lequel, car ils ne souf-fraient que parce qu’ils ne manquaient plus derien.

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Leur sommeil devint moins paisible ; du-rant les belles nuits d’été, ils s’asseyaient pargroupes sur les hauteurs, et au lieu de contem-pler avec bonheur, comme autrefois, le coursdes astres et la beauté de la voûte céleste, ilssoupiraient tristement, et dans leurs cantiqueséplorés, ils demandaient à Dieu de faire cesserleur ennui.

Alors il y en eut qui dirent : « Les bêtessouffrent les maladies du corps, et ellesmeurent ; les hommes ne sont pas soumis auxmaux de la chair, et ne meurent pas. BénissonsDieu. Mais l’esprit de l’homme souffre unedouleur dont il ne sait pas le remède. Deman-dons à Dieu qu’il nous ôte la réflexion, et nouslaisse seulement l’intelligence nécessaire pourcommander aux animaux.

Mais cet avis fut combattu par quelques-uns, qui considéraient la richesse de leur intel-ligence comme ce qu’ils avaient de plus pré-cieux au monde.

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Il y en eut alors d’autres qui s’avisèrent d’undésir plus noble, et dirent : Nous avons com-paré le sommeil paisible des bêtes aux aspira-tions de nos veilles brûlantes, et nous avonsdécouvert les causes de nos ennuis ; dépê-chons les oiseaux en messagers aux hommesde tous les pays. Et quand la foule, accourue detoutes parts, se fut réunie autour de ces sages,debout sous le portique des temples, ils par-lèrent ainsi :

— Le malheur de l’homme ne vient pasd’une cause accidentelle ; cette cause est sonorganisation défectueuse et le triste destin qu’ilaccomplit dans l’univers. C’est un être bornédans ses jouissances, quoique infini dans sesdésirs. Il souffre, et ne sait comment se guérir :cela est injuste, car les animaux connaissent laplante qui doit leur rendre l’appétit lorsqu’ilsl’ont perdu, et l’âme de l’homme ne peut em-brasser le but de ses vagues désirs. Mais cen’est pas le seul avantage que les bêtes aientsur nous. Elles sont divisées en sexes diffé-

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rents ; c’est pourquoi elles se cherchent, serapprochent et s’unissent dans une extase quiles élève au-dessus d’elles-mêmes, et qui nousest inconnue. Le charme qui les attire est sipuissant, qu’il n’est aucune caresse, aucunemenace de l’homme, aucun attrait de la gour-mandise, aucune injonction de la faim qui lesempêche de courir au fond des bois et des val-lées à la suite les unes des autres. Le tigre oule lion enfermé loin de sa compagne se coucheen rugissant, et semble renoncer à la vie, caril refuse toute nourriture. Le cheval séparé dela cavale, le taureau de la génisse, au temps deleurs amours, deviennent indociles, et brisentles chariots. Tous devinent l’approche de leurcompagne : le loup sent venir la louve du fonddes forêts ténébreuses ; le chien hurle et tres-saille à l’arrivée de la lice sans la voir ni l’en-tendre ; l’oiseau sait se frayer une route au tra-vers des plaines immenses de l’air pour allerrejoindre sa compagne, il n’a vu qu’un pointnoir vers l’horizon, et pourtant il ne se trompe

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pas ; l’ibis ne court point après la grue, ni lechardonneret après la mésange. Qui donc leurenseigne ces merveilleux instincts qui ne sontpas donnés à l’homme ? C’est l’amour qu’ilsont pour un sexe différent du leur.

Quant à nous, nous ne connaissons pas cessublimes extases, ces transports de joie et cescaresses enivrantes : nous aimons à converserensemble, à partager nos repas ; mais cetteamitié n’est pas assez puissante pour que la sé-paration soit désespérée, ni pour que le bat-tement du cœur nous annonce l’approche del’ami absent. Nous n’avons que des peines lé-gères et des joies tièdes. Dieu seul, Dieu notreimmortel principe, nous ravit d’une joie inac-coutumée ; mais pouvons-nous toujours pen-ser à lui ? Sa grandeur, que nous adorons, nousdéfend-elle de comparer notre destinée à celledes autres créatures, et de leur envier les biensque nous n’avons pas ? –

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D’autres hommes se levèrent à leur tour, etdirent : — Les bêtes ont encore un avantageque nous n’avons pas. Elles se reproduisentd’elles-mêmes, elles donnent la vie à des créa-tures de leur espèce, qui sont leur chair et leursang. Il y a plusieurs siècles, avant que la terrefut tranquille et féconde, la reproduction noussemblait une tâche pénible, un sceau de mi-sère imprimé à la matière. Nous avions com-passion de la jument obligée de porter son fruitdans son flanc durant le cours de deux lunes,de la perdrix forcée de couver patiemment sesœufs et de les féconder par la chaleur de sonsein. Nous pensions que l’homme avait assezde cultiver la terre et de protéger les animaux ;que Dieu, dans sa sagesse, l’avait dispensé durude travail de la génération, et lui avait donnél’immortalité, la jeunesse et la santé éternelle,pour marquer sa royauté sur la terre. Mais au-jourd’hui nos grands travaux sont accomplis.Les animaux, libres et paisibles sous notre do-mination, s’aiment avec plus de bonheur en-

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core, et nous voyons en eux des joies et desforces que nous n’avons pas. Nous admironsle soin avec lequel l’hirondelle nourrit sa com-pagne accroupie sur ses œufs, nous admironsla mère qui décrit de grands cercles dans lescieux pour attraper une pauvre mouche, dontelle se prive afin de l’apporter à ses enfants ;car les oiseaux à cette époque sont maigreset malades : mais le gazouillement de leurs oi-sillons semble les réjouir plus que toutes lesgraines d’un champ, et plus encore peut-êtreque les caresses de l’amour. Les plus faiblescréatures acquièrent alors une folle audacepour la défense de ce qu’elles ont de plus cher :la brebis défend son agneau contre le loup, etla poule, cachant ses poussins sous son aile,glousse avec colère quand le renard approche ;c’est elle qui meurt la première, et l’ennemi estforcé de passer sur son cadavre pour s’emparerde la famille abandonnée.

Tout cela n’est-il pas digne d’admiration ? ets’il y a des fatigues et des douleurs attachées

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à ces devoirs, n’y a-t-il pas des ravissementset des émotions qui les rachètent ? Quand cene serait que pour chasser l’ennui que nouséprouvons, ne devrions-nous pas les demanderà Dieu ? –

Quand ceux-là eurent dit, il y en eutd’autres qui répondirent : — Avez-vous songéà ce que vous proposez ? Si l’homme se re-produisait sans cesser d’être immortel, la terrene pourrait bientôt lui suffire. Voulez-vous ac-cepter la maladie, la vieillesse et la mort enéchange des biens et des maux dont vous par-lez ? Lequel de nous peut concevoir l’idée demourir ? N’est-ce pas demander à Dieu qu’ilfasse de nous la dernière créature du monde ?Lequel de nous voudra renoncer à être ange ?

— Nous ne sommes pas des anges, re-prirent les premiers. Les anges que nousvoyons dans nos rêves ont des ailes pour par-courir l’immensité, et quoiqu’ils se révèlent ànous sous une forme à peu près semblable à la

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nôtre, cette forme n’est pas saisissable ; nousne pouvons les retenir au matin, lorsqu’ilss’éloignent ; nous embrassons le vide ; ils nouséchappent comme notre ombre au soleil. Ilsn’ont de commun avec nous que l’esprit, lequeln’est que la moitié de nous-mêmes. Nous ap-partenons à la terre où notre corps est à jamaisfixé. Si nous sommes condamnés à la misèred’exister corporellement, pouvons-nous sansinjustice être privés des avantages accordésaux autres animaux ? Pourquoi serions-nousimparfaits et déshérités du bonheur qui leur estéchu ? –

Ces différents avis excitèrent dans l’espritdes hommes une douloureuse inquiétude. Lesuns pensaient qu’en effet la partie physiqueétait incomplète chez eux ; les autres répon-daient que l’immortalité, l’absence de maladieet de caducité, étaient des compensations suf-fisantes à cette absence de sexe.

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Et, en effet, rien n’était plus suave et pluspaisible en ce temps-là que le sort de l’homme.N’éprouvant que des besoins immédiatementsatisfaits par la fécondité de la terre et la li-berté commune, la faim, la soif et le sommeilétaient pour lui une source de jouissancedouce, et jamais de douleur. La privation étaitinconnue ; aucun despotisme social n’imposaitles corvées et la fatigue ; il n’y avait ni larmes,ni jalousies, ni injustices, ni violences. Rienn’était un sujet de rivalité ou de contestation.L’abondance régnait avec l’amitié et la bien-veillance.

Mais cette secrète inquiétude, qui est lacause de toutes les grandeurs et de toutes lesmisères de l’esprit, tourmentait presque égale-ment ceux qui désiraient un changement dansleur sort et ceux qui le redoutaient.

Alors les hommes firent de grandes prièresdans les temples, et ils invoquèrent Dieu afinqu’il daignât se manifester.

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Mais l’Éternel garda le silence, car il veutque les hommes et les anges soient librementplacés entre l’erreur et la vérité. Autrementl’ange et l’homme seraient Dieu.

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III.

Mais comme le cœur de l’homme étaithumble et doux en ce temps-là, la sagesse éter-nelle fut touchée, car les hommes ne disaientpas : — Il nous faut cela, fais-le ; mais ils di-saient : Tu sais ce qui nous convient, sois béni ;– et ils souffraient sans blasphémer.

La Sagesse, la Miséricorde et la Nécessité,les trois essences infinies du Dieu vivant,tinrent conseil dans le sein de l’Éternel, etcomme il fallait que l’homme connut l’amourou la mort, la matière ne pouvant se reproduireindéfiniment, l’Esprit saint dit par la bouche dela sagesse :

« Livrons l’homme aux chances de sa des-tinée ; que sa vie sur la terre soit éphémère et

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douloureuse, qu’il connaisse le bien et le mal,et qu’entre les deux il soit libre de choisir. »

Alors le Verbe de miséricorde ajouta : « Quedans la douleur il ait pour remède l’espérance,et dans le bonheur pour loi la charité, » Jého-vah envoya donc ses anges sur la terre en leurdisant : « Qu’il soit fait à chaque homme selonson désir. »

Et l’ange étant entré la nuit dans la demeuredes hommes, et au nom de l’Éternel ayant in-terrogé leurs pensées, il n’en trouva qu’un seulqui désirât l’amour, et qui acceptât la mortsans crainte. C’était un de ceux qui n’avaientjamais rien demandé au Seigneur. Il vivait reti-ré sur une montagne, occupé le soir à contem-pler les étoiles, et le jour à nourrir les che-vrettes et les chamois. C’était une âme forte etun des plus beaux parmi les anges terrestres.

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L’ange du sommeil l’appela, et lui ditcomme aux autres hommes : Fils de Dieu, de-mandes-tu la fille de Dieu ? Et cet homme, aulieu de répondre en frissonnant comme lesautres : Que la volonté de Dieu soit faite,s’écria en se soulevant sur sa couche : Où estla fille de Dieu ? – L’ange répondit : Sors de tademeure, tu la trouveras au bord de la source,elle vient vers toi, elle vient du sein de Dieu.

Alors l’ange disparut, et l’homme s’étant le-vé plein de surprise, se sentit accablé d’une

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grande tristesse, car il pensa que c’était un vainsonge, et que la fille de Dieu n’était pas au bordde la source.

Cependant il se leva et sortit de sa de-meure, et il trouva la fille de Dieu qui marchaitvers lui, mais qui, le voyant venir, s’arrêtatremblante au bord de la source.

Et comme la nuit était sombre, et qu’il dis-tinguait à peine une forme vague, il lui dit :Êtes-vous la fille de Dieu ? — Oui, répondit-elle, et je cherche le fils de Dieu.

— Je suis le fils de Dieu, reprit l’homme,vous êtes ma sœur et mon amour. Que venez-vous m’annoncer de la part de Dieu ?

— Rien, répondit la femme, car Dieu ne m’arien enseigné, et je ne sais pourquoi il m’en-voie. Il y a un instant que j’existe ; j’ai entenduune voix qui m’a dit : — Fille de Dieu, va sur laterre, et tu trouveras le fils de Dieu qui t’attend.– J’ai reconnu que c’était la voix de l’Éternel, etje suis venue. – L’homme lui dit : — Suis-moi,

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car tu es le don de Dieu, et tout ce qui m’ap-partient t’appartient.

Il marcha devant elle, et elle le suivit jus-qu’à la porte de sa demeure, qui était faitede bois de cèdre, et recouverte d’écorce depalmier. Il y avait un lit de mousse fraîche ;l’homme cueillit les fleurs d’un rosier qui tapis-sait le seuil, et les effeuillant sur sa couche, ily fit asseoir la femme en lui disant : « L’Éternelsoit béni. »

Et allumant une torche de mélèze, il la re-garda, et la trouva si belle qu’il pleura, et ilne sut quelle rosée tombait de ses yeux, carjusque-là l’homme n’avait jamais pleuré.

Et l’homme connut la femme dans lespleurs et dans la joie.

Quand l’étoile du matin vint à pâlir sur lamer, l’homme s’éveilla ; il ne faisait pas encorejour dans sa demeure. Se souvenant de ce quilui était arrivé, il n’osait point tâter sa couche,

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car il craignait d’avoir fait un rêve, et il attenditle jour, désirant et redoutant ce qu’il attendait.

Mais la femme, qui s’était éveillée, lui parla,et sa voix fut plus douce à l’homme que cellede l’alouette qui venait chanter sur sa fenêtreau lever de l’aube.

Mais aussitôt il se mit à verser des pleursd’amertume et de désolation.

Ce que voyant, elle pleura aussi, et lui dit :— Pourquoi pleures-tu ?

— C’est, dit l’homme, que je t’ai, et quebientôt je ne t’aurai plus, car il faut que jemeure ; c’est à ce prix que je t’ai reçue del’Éternel. Avant de te voir, je ne m’inquiétaispas de mourir ; la faiblesse et la peur sont en-trées en moi avec l’amour. Car tu vaux mieuxque la vie, et pourtant je te perdrai avec elle.

La femme cessa de pleurer, et avec un sou-rire qui fit passer dans le cœur de l’homme uneespérance inconnue, elle lui dit : « Si tu dois

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mourir, je mourrai aussi, et j’aime mieux unseul jour avec toi que l’éternité sans toi. »

Cette parole de la femme endormit la dou-leur de l’homme. Il courut chercher des fruitset du lait pour la nourrir, et des fleurs pourla parer. Et dans le jour, quand il se remit autravail, il planta de nouveaux arbres fruitiers,en songeant au surcroît de besoins que la pré-sence d’un nouvel être apportait dans sa re-traite, sans songer qu’un arbre serait moinsprompt à grandir que lui et la femme à mourir.

Cependant le souci avait pénétré chez luiavec la femme. La pensée de la mort empoi-sonnait toutes ses joies. Il priait Dieu avec plusde crainte que d’amour ; les moindres bruits dela nuit l’effrayaient, et au lieu d’écouter avecune religieuse adoration les murmures desgrandes mers, il tressaillait sur son lit, commesi la voix des éléments eût pleuré à son oreille,comme si les oiseaux de la tempête lui eussentapporté des nouvelles funèbres. La femme

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était plus courageuse ou plus imprévoyante.Ses faibles membres se fatiguaient vite, etquand son époux trouvait dans le travail uneexcitation douloureuse, elle s’étendait noncha-lante sur les fleurs de la montagne, et s’endor-mait dans une sainte langueur, en murmurantdes paroles de bénédiction pour son époux etpour son Dieu.

Elle ne savait rien des choses de la terre oùelle venait d’être jetée ; elle trouvait partout dela joie, et ne s’effrayait de rien. La brièveté dela vie, si terrible pour l’homme, lui semblait unbienfait de la Providence. L’homme la contem-plait chaque jour avec une surprise et une ad-miration nouvelles. Il la regardait comme su-périeure à lui, malgré sa faiblesse, et souventil lui disait : « Tu n’es pas ma sœur, tu n’es pasma femme, tu es un ange que Dieu m’a en-voyé pour me consoler, et qu’il me reprendrapeut-être dans quelques jours, car il est impos-sible que tu meures. Une si belle création nepeut pas être anéantie. Promets-moi que, si tu

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me vois mourir, tu retourneras aux cieux, pourn’appartenir à personne après moi. »

Et elle promettait en souriant tout ce qu’ilvoulait, car elle ne savait pas si elle était im-mortelle ; elle ne s’en inquiétait pas, pourvuque son époux lui répétât sans cesse qu’il l’ai-mait plus que sa vie.

Or, ils vivaient sur une montagne élevée,loin des lieux habités par les autres hommes ;car l’époux de la femme, tourmenté de crainte,avait transporté sa demeure et ses troupeauxdans le désert, afin de mieux cacher le trésorqui faisait son bonheur et ses angoisses. « Jene comprends pas, lui disait-il, le sentimentque vous m’avez inspiré pour mes frères. Je leschérissais avant de vous connaître, et malgrémon goût pour la solitude, j’aurais tout parta-gé volontiers avec eux. Quand je descendaisdans la vallée, aux jours de fête, leur vue ré-jouissait mon âme, et je priais avec plus de fer-veur prosterné au milieu d’eux dans le temple.

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Aujourd’hui leur approche m’est odieuse, etquand je les vois de loin je me cache, de peurqu’ils ne m’abordent et ne cherchent à pénétreraux lieux où vous êtes. À la seule idée qu’unde mes frères pourrait vous apercevoir, je fris-sonne comme si l’heure de ma mort était ve-nue. L’autre jour, j’ai vu près d’ici la trace d’unpied humain sur le sable, et j’aurais voulu êtreun rocher pour attendre au bord du sentierl’audacieux qui pouvait revenir, et l’écraser àson passage. Mais, hélas ! ajoutait-il, les autreshommes sont immortels, et seul je puiscraindre la chute d’un rocher. Si je tombaisdans un précipice, vous descendriez dans lavallée pour être nourrie et protégée par unautre homme, et vous m’auriez bientôt oublié,car il n’est pas un de ces immortels qui ne fitle sacrifice de son immortalité pour vous pos-séder. C’est pourquoi, malgré mon amour pourvous, je ne puis m’empêcher de désirer que lamort vous atteigne aussitôt que moi. »

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Et la femme lui répondait : « Si tu tombaisdans un ravin, je m’y jetterais après toi ; etsi Dieu me refusait la mort, je mutilerais moncorps et je détruirais ma beauté pour ne pasplaire à un autre.

Lorsque la femme mit au monde son pre-mier né, il lui sembla que sa mort était proche,car elle sentait de grandes douleurs ; et commeson époux criait avec angoisses vers le Sei-gneur, elle lui dit : Ne pleurez point et réjouis-sez-vous, car mon corps se brise, et mon âmeest heureuse de ce qui m’arrive ; je sens que jene suis pas immortelle, et que je ne resterai passans vous sur la terre.

L’époux de la femme fut rencontré dans lesmontagnes par quelques-uns de ses frères, etceux-ci virent qu’il était pâle et maigri, etqu’une singulière inquiétude était répandue sursa figure ; ils racontèrent ce qu’ils avaient vu,et comme jusque-là les fatigues et l’ennuin’avaient point été assez rudes à l’esprit de

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l’homme, pour que son corps indestructiblepût en recevoir une telle altération, chacuns’étonna de ce qu’il entendait de la bouche deces témoins, comme s’ils eussent annoncé l’ap-parition d’une nouvelle race dans le monde, ouune perturbation dans l’ordre de la nature.

Plusieurs, entraînés par la curiosité, s’en-foncèrent dans les montagnes, pour chercherleur frère ; mais il avait si bien caché sa de-meure derrière les lianes des forêts et les picsdes rochers, qu’il se passa plusieurs annéesavant qu’on la découvrît. Enfin il fut rencontré,et ceux qui le virent, s’écrièrent : Homme, quelmal as-tu fait pour être ainsi vieilli et maladecomme les animaux périssables ? Il répondit :Je ne ressemble pas à mes frères, mais je n’aifait aucun mal, et Dieu m’a visité et révélé plu-sieurs secrets que je vous enseignerai. Il par-lait ainsi pour donner le change à leur curiosi-té, et pendant la nuit il essaya de transporter safamille dans un lieu encore plus inaccessible.Mais le jour le surprit avant qu’il fut parvenu à

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sa nouvelle retraite, et il fut rencontré avec safemme montée sur un âne sauvage, et ses en-fants dont le plus jeune était dans ses bras.

À cette vue, les voyageurs se proster-nèrent ; la femme leur parut si belle, qu’ils laprirent pour un ange ; et malgré la résistancede l’époux, ils l’entraînèrent dans la vallée, lafirent entrer dans le temple, et lui élevant unautel, ils l’adorèrent. Ce fut la première idolâ-trie.

L’époux espérait que le respect les empê-cherait de convoiter cette femme ; mais elle,craignant d’offenser le Seigneur, brisa les liensde fleurs dont on l’avait enlacée, et tomba dansles bras de son époux, en s’écriant : Je ne suispoint une divinité, mais une esclave de Dieu,une créature périssable et faible, la femme etla sœur de cet homme. Je lui appartiens, parceque Dieu m’a envoyée vers lui ; si vous essayezde m’en séparer, je me briserai la tête contre

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cet autel, et vous me verrez mourir, car je suismortelle, et mon époux l’est aussi.

À ces mots les voyageurs éprouvèrent uneémotion inconnue et furent saisis d’une sym-pathie étrange pour ces deux infortunés ;comme ils étaient bons et justes, ils respec-tèrent la fidélité de la femme. Ils la contem-plèrent avec admiration, prirent ses enfantsdans leurs bras, et ravis de leur beauté délicateet de leurs naïves paroles, ils se mirent à les ai-mer.

Alors le peuple immortel, tombant à ge-noux, s’écria : « Dieu, ôte-nous l’immortalité,et donne à chacun de nous une femme commecelle-ci ; nous aimerons ses enfants, et noustravaillerons pour notre famille, jusqu’à l’heureoù tu nous enverras la mort ; nous te bénironstous les jours, si tu exauces notre vœu. »

La voûte du temple fut enlevée par unemain invisible, un escalier ardent, dont chaquemarche était une nuance de l’arc en ciel, parut

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se dérouler du ciel jusqu’à la terre. Du sommetinvisible de cet escalier, on vit descendre desformes vagues et lumineuses, qui peu à peu sedessinèrent en se rapprochant ; des chœurs defemmes plus belles que toutes les fleurs de laterre et toutes les étoiles des cieux remplirentle sanctuaire en chantant ; un ange était ve-nu s’abattre sur le dernier degré, et à chaquefemme qui le franchissait, il appelait unhomme qu’il choisissait selon les desseins deDieu, et mettait la main de l’époux dans lasienne.

Quelques hommes, cependant, voulurentconserver leur immortalité. Mais l’amour de lafemme était si enivrant et si précieux, qu’ils nepurent résister au désir de le goûter, et qu’ilsessayèrent de séduire les femmes de leursfrères. Mais ils moururent de mort violente ;Dieu les châtia, afin que le premier crime com-mis sur la terre n’eût point d’imitateurs.

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Pendant longtemps, malgré les souffrancesde cette race éphémère, l’âge d’or régna parmiles hommes, et la fidélité fut observée entre lesépoux.

Mais peu à peu le principe divin et immortelqui avait animé les premiers hommes s’affai-blissant de génération en génération, l’adul-tère, la haine, la jalousie, la violence, lemeurtre et tous les maux de la race présentese répandirent dans l’humanité ; Dieu fut obli-gé de voiler sa face et de rappeler à lui sesanges. La Providence devint de plus en plusmystérieuse et muette, la terre moins féconde,l’homme plus débile, et sa conscience plus voi-lée et plus incertaine. Les sociétés inventèrent,pour se maintenir, des lois qui hâtèrent leurchute ; la vertu devint difficile et se réfugiadans quelques âmes choisies. Mais Dieu infli-gea pour châtiment éternel à cette race per-verse le besoin d’aimer. À mesure que les loisplus absurdes ou plus cruelles multipliaientl’adultère, l’instinct de mutuelle fidélité deve-

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nait de jour en jour plus impérieux : au-jourd’hui encore il fait le tourment et le regretdes cœurs les plus corrompus. Les courtisanesse retirent au désert pour pleurer l’amourqu’elles n’ont plus droit d’attendre de l’hommeet le demandent à Dieu. Les libertins se dé-solent dans la débauche et appellent avec dessanglots furieux une femme chaste et fidèlequ’ils ne peuvent trouver. L’homme a oubliéson immortalité ; il s’est consolé de ne plus êtrel’égal des anges, mais il ne se consolera jamaisd’avoir perdu l’amour, l’amour qui avait amenéla Mort par la main, et si beau qu’il avait obte-nu grâce par la laideur de cette sœur terrible :il ne sera guéri qu’en le retrouvant ; car écou-tez les Juifs : ils disent que la femme a apportéen dot le péché et la mort, mais ils disent aussiqu’au dernier jour, elle écrasera la tête du ser-pent, qui est le génie du mal…

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Comme Myrza achevait les derniers versetsde son poème, des prophètes austères, quil’avaient entendue, dirent au peuple assembléautour d’elle : Lapidez cette femme impie ; elleinsulte à la vraie religion et à toutes les reli-gions en confondant sous la forme allégoriqueles dogmes et les principes de toutes les ge-nèses. Elle joue sur les cordes de son luth avecles choses les plus saintes, et la poésie qu’ellechante est un poison subtil qui égare leshommes. Ramassez des pierres et lapidez cettefemme de mauvaise vie qui ose venir ici prê-cher les vertus qu’elle a foulées aux pieds ; la-pidez-la, car ses lèvres souillées profanent lesnoms de divinité et de chasteté.

Mais le peuple refusa de lapider Myrza. Lavertu, répondit un vieux prêtre d’Esculape, estcomme la science : elle est toujours belle, utileet sainte, quelle que soit la bouche qui l’an-nonce, et nous tirons des plantes les plushumbles que chaque jour le passant foule surles chemins, un baume précieux pour les bles-

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sures. Laissez partir cette sibylle, elle vientsouvent ici, nous la connaissons et nous l’ai-mons. Ses fictions nous plaisent, à nous vieuxadorateurs des puissants dieux de l’Olympe, etles jeunes partisans des religions nouvelles ytrouvent un fonds de saine morale et de doucephilosophie. Nous l’écoutons en souriant, etnos femmes lui font d’innocents présents dejeunes agneaux et de robes de laine sans tache.Qu’elle parte et qu’elle revienne, nous ne lamaudissons point ; et si ses voies sont mau-vaises, que Minerve les redresse et l’accom-pagne.

— Mais nous parlons au nom de la vertu,reprirent les prophètes ; nous avons fait ser-ment de ne jamais connaître un embrassementféminin…

— Hier, interrompit une femme, d’autresprophètes nous engageaient, au nom de je nesais quel nouveau dieu, à nous abandonner ànotre appétit ; et la veille, d’autres nous di-

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saient d’être esclaves d’un seul maître : les unsfixent la chasteté d’une femme au nombre desept maris, les autres veulent qu’elle n’en aitpoint, nous ne savons plus à qui entendre.Mais ce que dit cette Myrza nous plaît, ellenous amuse et ne nous enseigne point. Queses fautes soient oubliées, et qu’elle soit vêtued’une robe de pourpre, pour être conduite autemple du Destin qui est le dieu des dieux.

Et comme les disciples des prophètes fu-rieux s’acharnaient à la maudire et ramassaientde la boue et des pierres, le peuple prit partipour elle, et voulut la porter en triomphe. Maiselle se dégagea, et montant sur le dromadairequi l’avait amenée, elle dit à ce peuple en lequittant : Laissez-moi partir, et si ces hommesvous disent quelque chose de bon, écoutez-le,et recueillez-le de quelque part qu’il vienne.Pour moi, je vous ai dit ma foi, c’est l’amour.Et voyez que je suis seule, que j’arrive seule, etque je pars seule… Alors Myrza répandit beau-

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coup de larmes, puis elle ajouta : Comprenez-vous mes pleurs, et savez-vous où je vais ?

Et elle s’en alla par la route qui mène au dé-sert de Thébaïde.

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MOUNY-ROBIN

L’autre soir, à l’Opéra, j’étais placé entre unbourgeois de Paris qui disait, d’un air profond,au second acte du Freyschütz : — Faut-il queces Allemands soient simples pour croire à depareilles sornettes ! – Et un bon Allemand quis’écriait avec indignation, en levant les yeux etles bras au ciel, c’est-à-dire au plafond : — CesFrançais sont trop sceptiques ; ils neconçoivent rien au merveilleux. – Le bourgeoisscandalisé reprenait, s’adressant à sa femme :— Vraiment, ce hibou qui roule les yeux et batdes ailes est indigne de la scène française !– L’Allemand outragé reprenait de son côté,s’adressant aux étoiles, c’est-à-dire aux quin-

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quets : — Ce hibou bat des ailes à contre-me-sure, et ses yeux regardent de travers. Il auraitbesoin d’être soumis à l’opération du stra-bisme. Un public allemand ne souffrirait pasune pareille négligence dans la mise en scène !— Les Allemands n’ont pas de goût, disait lebourgeois parisien. — Les Français n’ont pasde conscience, disait le spectateur allemand.

— À qui en ont ces messieurs ? demandai-je dans l’entr’acte à un spectateur cosmopolitequi se trouvait derrière moi, et qui, par paren-thèse, est fort de mes amis. Comment se fait-ilque la mauvaise tenue de ce hibou les occupeplus que l’esprit du drame, si admirablementrendu par la musique ?

— L’Allemand n’est pas content de cer-taines parties de l’exécution, me répondit lecosmopolite, et il s’en prend au décor. C’estbien de l’indulgence ou de la retenue de sapart. Quant au bourgeois, il va à l’Opéra pour

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voir le spectacle, et il écoute la musique avecles yeux.

— Eh bien ! pour ne parler que du spectacle,repris-je, que vous en semble ? Vous qui avezvu représenter ce chef-d’œuvre sur les pre-mières scènes de l’Europe, trouvez-vous qu’ilsoit mal monté (comme on dit) sur la nôtre ?

— Je ne suis pas du tout mécontent de cesabbat, répondit-il, quoique j’y trouve trop peude diablerie. Les apparitions du premier plansont trop négligées, trop rares, et ne sont pascombinées à point avec les paroles du drameet avec l’intention du compositeur. Je n’ai pasvu le sanglier dont le rugissement sauvage estsi bien exprimé dans la musique. S’il a passé,c’est si vite, que je ne l’ai point aperçu. À laplace de l’apparition d’Agathe, je n’ai vu qu’unrevenant quelconque. Ces squelettes et ces lu-tins sont beaucoup plus laids qu’il ne faut, etne produisent pas du tout l’effet que produisenten Allemagne les chiens et les oiseaux innom-

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brables qui s’élancent sur la scène. Les aboie-ments et le bruit des ailes sont pourtant indi-qués dans l’orchestre, et c’est traiter un peulestement la pensée de Weber que de lui retirerses manifestations nécessaires. Voilà de quoil’Allemand se plaint, et il a raison. Mais, cequi pour moi fait compensation, c’est la beautéde ce paysage, la profondeur de ces toiles, latransparence de ces brouillards, ce je ne saisquoi d’artiste, de poétique et d’élevé qui pré-side à la composition du tableau. Sur aucuneautre scène, on n’aurait mis autant de goûtet d’intelligence à vous peindre le site en lui-même. Cette cascade dont le bruit sec et froidvous pénètre et vous glace, ces rideaux debrume qui s’éclaircissent et s’épaississent tourà tour, cela est vu et senti grandement par ledécorateur. C’est que le Français a plus quel’Allemand le sentiment de la vraie beauté dansla nature, témoin les grands paysagistes quela France seule a produits depuis quelques an-nées. Il y a une véritable renaissance de ce cô-

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té-là. L’Allemand voit les choses autrement ; ilveut embellir la nature. Elle ne suffit pas à sonimagination, il la peuple de fantômes, il donneaux objets réels eux-mêmes des formes fantas-tiques. La scène allemande essaie minutieuse-ment de réaliser cette pensée du poète, et jecrois qu’ici on a bien fait de ne pas le tenter. Ileût fallu sacrifier des effets de vérité à des ef-fets de fantaisie, et peut-être eût-on perdu cesbeaux effets sans atteindre au bizarre effrayantdes effets contraires. En résumé, on peut direque chaque peuple a son fantastique, et qu’ilserait plus que difficile de concilier les deux.

— Si vous parlez de Paris et de Vienne, ré-pondis-je, je vous accorde que ces différencessont tranchées ; mais si vous allez au cœur denotre peuple, si vous pénétrez dans nos pro-vinces, au fond de nos campagnes, vous y trou-verez des traditions si semblables à celles del’Allemagne et de l’Écosse, que vous reconnaî-trez bien que ces poèmes populaires ont unesource commune. Les poètes et les artistes des

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diverses nations s’en inspirent plus ou moins.L’Angleterre a Shakespeare et Byron, l’Alle-magne Goethe, la Pologne Mickiewicz,l’Écosse Ossian et Walter Scott. Nous n’avonsrien de semblable. Nos superstitions n’ontpoint eu d’illustre interprète et n’en aurontpas ; l’esprit voltairien leur a porté le derniercoup, et notre moderne école fantastique n’aété qu’une pâle imitation de celles de nos voi-sins. Elle n’a rien produit de durable ; c’est uneaffaire de mode. Le Français des hautes classeset celui des classes moyennes rient des contesde revenants, et défendent aux valets d’entroubler la cervelle des enfants. L’Allemandéclairé n’y croit pas davantage, mais il n’enrit pas ; il les aime. Personne, à cet égard, n’amieux peint l’esprit allemand que Henri Heine.

Quant à nous, continuai-je, nous avons lules contes d’Hoffmann avec un plaisir ex-trême ; mais l’impression que nous en avonsreçue n’a pas modifié nos habitudes de logique,notre impérieux besoin de la recherche des

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causes, et, par conséquent, cette raison un peufroide et railleuse qui scandalise l’Allemand.J’avoue que rien n’est plus risible que l’espritfort qui veut tout expliquer sans rien savoir ;mais il y a une autre faiblesse qui consisteà s’interdire toute explication, bien qu’on nemanque pas de science, et qui n’est pas moinsridicule. Voilà, je crois, la différence entre lesdeux nations. Le Français, par amour du vrai,nie ou méconnaît toute vérité nouvelle ; l’Al-lemand, par amour du fabuleux, refuse deconstater la vérité qui contrarie ses chimères.Mais, je vous le répète, descendez au cœur dupeuple ; vous trouverez dans les grandes villesune population intelligente et active, qui, bienqu’initiée à la raison et à la logique des hautesclasses, se souvient encore des traditions deson enfance et des contes de sa nourrice villa-geoise. Et si vous voulez aller au village, sansvous éloigner beaucoup de Paris, vous trouve-rez la fable de Freyschütz aussi vivante dans les

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imaginations rustiques que vous venez de lavoir sur ce théâtre.

— Je serais curieux de m’en assurer, ditmon cosmopolite.

— Eh bien ! repris-je, allez un peu causeravec les gardes forestiers et les bûcherons dela forêt de Fontainebleau. Ils vous raconterontqu’ils ont entendu, dans les nuits brumeusesde l’automne, passer la chasse fantastique dugrand-veneur. Il en est même qui ont rencontrécette chasse terrible, ces biches épouvantéesfuyant devant la meute bruyante, et ces grandslévriers dont la race est perdue et qui de-vancent la course des feux follets, et les chas-seurs avec leurs trompes au son funèbre, etle grand-veneur en personne, avec son habitrouge, son panache flottant et son cheval noircomme la nuit, piaffant, reniflant, et faisant fu-mer la bruyère sous ses pieds autour de cesarbres séculaires qui forment, au plus obscurde la forêt, le carrefour du Grand-Veneur.

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— J’ai souvent passé sous ces beaux arbres,répondit mon interlocuteur, lorsqu’ils étaientcouverts de soleil et de verdure, et je n’auraisjamais cru que les morts osassent venirprendre leurs ébats aussi près de la capitale.

— Si vous voulez me promettre de ne pasvous moquer de moi, lui dis-je, je vais vousdire comme quoi j’ai été tout près de croire àune fable conforme, à bien des égards, à la tra-dition du Freyschütz.

— Je vous en prie, me dit-il, et je vous pro-mets tout ce que vous voudrez.

— Eh bien ! continuai-je, franchissez enimagination une distance de quatre-vingtslieues. Nous voici au centre de la France, dansun vallon vert et frais, au bord de l’Indre, aubas d’un coteau ombragé de beaux noyers quis’appelle la côte d’Urmont, et qui domine unpaysage tout à fait doux à l’œil et à la pensée.Ce sont d’étroites prairies bordées de saules,d’aulnes, de frênes et de peupliers. Quelques

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chaumières éparses, l’Indre, ruisseau profondet silencieux, qui se déroule comme une cou-leuvre endormie dans l’herbe, et que les arbrespressés sur chaque rive ensevelissent mysté-rieusement sous leur ombre immobile ; degrandes vaches ruminant d’un air grave, despoulains bondissant autour de leur mère,quelque meunier cheminant derrière son sacsur un cheval maigre, et chantant pour adoucirl’ennui du chemin sombre et pierreux ;quelques moulins échelonnés sur la rivière,avec les nappes de leurs écluses bouillon-nantes et leurs jolis ponts rustiques que vousne franchiriez peut-être pas sans un peu d’émo-tion, car ils ne sont rien moins que solideset commodes ; quelque vieille filant sa que-nouille, accroupie derrière un buisson, tandisque son troupeau d’oies maraude à la hâtedans le pré du voisin : voilà les seuls accidentsde ce tableau rustique. Je ne saurais vous direoù en est le charme, et pourtant vous en seriezpénétré, surtout si, par une nuit de printemps,

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un peu avant les fauchailles, vous traversiezces sentiers de la prairie où l’herbe, semée demille fleurs, vous monte jusqu’aux genoux, oùle buisson exhale les parfums de l’aubépine,et où le taureau mugit d’une voix désolée. Parune nuit de la fin d’automne, votre promenadeserait moins agréable, mais plus romantique.Vous marcheriez dans les prés humides, surune grande nappe de brume blanche commel’argent. Il faudrait vous méfier des fossés gros-sis par le débordement de quelque bras de larivière, et dissimulés par les joncs et les iris.Vous en seriez averti par l’interruption subitedu croassement des grenouilles, dont votre ap-proche troublerait le concert nocturne. Et sipar hasard vous voyiez passer à vos côtés,dans le brouillard, une grande ombre blancheavec un bruit de chaînes, il ne faudrait pasvous flatter trop vite que ce fût un spectre ;car ce pourrait bien être la jument blanche dequelque fermier, traînant les fers dont ses piedsde devant sont entravés.

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Le plus mystérieux et le plus pittoresque deces moulins cachés sous le feuillage et abri-tés par le versant rapide du coteau d’Urmont(eh ! mon Dieu, si quelque rustique habitantde notre Vallée Noire était là pour m’entendreprononcer ce nom, vous le verriez dresserl’oreille comme un cheval ombrageux), le plusjoli, dis-je, de ces moulins, celui qui fut jadisle plus prospère et qui désormais ne l’est plus,c’est le moulin Blanchet ! Hélas ! il n’a pas tou-jours de l’eau maintenant dans les chaleurs del’été, et pourtant jamais il n’en a manqué dutemps que Mouny-Robin en était le meunier.Le moulin qui est au-dessus et celui de Lam-balle, qui est au-dessous du même cours d’eau,en manquaient souvent. Les meuniers maudis-saient la saison, ils tourmentaient en vain leursécluses, ils épuisaient jusqu’à la dernièregoutte de leurs réservoirs sans pouvoir conten-ter leurs clients ; et pendant ce temps la rouedu moulin Blanchet tournait triomphante etchassait à grand bruit des flots d’écume. Mou-

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ny-Robin satisfaisait toutes ses pratiques, etvoyait, comme de juste, venir à lui toutes cellesde ses confrères malheureux ; c’est que Mou-ny-Robin était sorcier, c’est qu’il s’était donnéà Georgeon.

Qu’est-ce que Georgeon ? Qu’est-ce que Sa-miel ? Georgeon est un diable bien malin. Jen’ai jamais pu réussir à le voir, quoique j’y aiefait mon possible. Mais tant d’autres l’ont vu,que l’on ne saurait révoquer en doute son exis-tence et son intervention dans les affaires denos paysans. C’est lui qui donne de l’eau aumoulin, de l’herbe au pré, de l’embonpoint auxbestiaux, et surtout du gibier au chasseur, caril est particulièrement l’Esprit de la chasse. Iltrotte dans les guérets, il rôde dans les buis-sons, il contrarie les chasseurs maladroits, ilgambade la nuit dans les prés avec les pou-lains, et, quand il parcourt la forêt, il est tou-jours accompagné d’au moins cinquante loups,lors même qu’il n’y en a pas un seul dans lepays. Lorsqu’on le surprend dans cet équipage,

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on s’assemble de tous les hameaux environ-nants pour faire une battue ; mais, quoi qu’onfasse, les loups deviennent invisibles, et le Ma-lin se moque des chasseurs. C’est que les fa-voris de Georgeon ne se mêlent jamais de cesbattues ; ils n’ont à discrétion des perdrix etdes lièvres qu’à la condition de respecter lesloups, et de les aider à se soustraire à la persé-cution. À quoi bon battre le bois et se donnertant de peine ? vous dira-t-on. Nous ne trouve-rons pas un seul loup aujourd’hui. C’est un telqui les a serrés dans sa grange. Allez-y, vous entrouverez là plus de cent à la crèche.

Ah ! combien de loups Mouny-Robin a ainsihébergés et soustraits à nos recherches ! C’estgrâce à lui, sans doute, que nous n’en avons ja-mais vu un seul à quatre lieues à la ronde, et,sous ce rapport, c’était un sorcier bien utile auxmoutons du pays.

Mais un sorcier est toujours réputé mé-chant et nuisible, et Mouny-Robin fut toujours

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vu de mauvais œil. C’était pourtant la plusdouce et la plus obligeante créature du monde.Lorsque je l’ai connu, il était encore jeune ;c’était un homme assez grand, mince, et d’uneapparence délicate, quoique d’une force rare.Je me souviens qu’un jour, voulant traverserson pré pour éviter de faire un long détour, jeme trouvai empêché par un très large fossé,rempli d’eau et de vase. Tout à coup je le vissortir de derrière un saule. — Vous ne passerezpas là, mon enfant, me dit-il, c’est impossible.– Cela ne me paraissait pas impossible ; maisquand j’essayai de poser les pieds sur lespierres aiguës et glissantes qui, jetées çà et làdans le fossé, formaient une sorte de sentier, jetrouvai la chose plus difficile que je ne l’avaispensé. J’étais avec un enfant plus jeune quemoi, qui me dit : — N’essayez pas de passer,Mouny ne veut pas ; c’est un endroit ensorcelépar lui, et, quoiqu’il n’y ait pas beaucoup d’eau,s’il le veut, nous allons nous y noyer.

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Comme nous étions en plein jour, et queje n’ai jamais eu peur à cette heure-là, je memoquai de cet avertissement, et j’appelai Mou-ny. — Viens ici, lui dis-je, et si tu es un bravesorcier, fais-moi passer par le meilleur chemin,puisque tu le connais. – Il fut très satisfait decette déférence. — Je savais bien, dit-il d’unair triomphant, que vous ne passeriez pas làsans moi. – Et venant à moi, quoiqu’il fût trèspâle et parût exténué par une fièvre qui le ron-geait depuis plus d’un an, il me prit à la lettreentre ses mains, m’enleva en l’air comme il eûtfait d’un lièvre, et, marchant sur les pierres ja-lonnées avec une parfaite sécurité malgré sesgros sabots, il me passa à l’autre bord sansbroncher. — Toi, dit-il à l’autre, suis-moi, et necrains rien. – L’autre passa, et ne trouva pasla moindre difficulté. Le sort était levé. Depuisce jour, j’avais alors dix-sept ans, Mouny-Ro-bin me témoigna toujours la plus grande ami-tié.

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Si j’insiste sur la physionomie de ce per-sonnage, ce n’est pas que je l’aie jamais crusorcier ; mais c’est qu’il y avait en lui biencertainement quelque chose d’extraordinaire,sinon comme intelligence, du moins commefaculté mystérieuse. Je vous expliquerai au furet à mesure ce que j’entends par là. Il était,quant à l’extérieur, au langage et aux manières,bien différent de tous les autres paysans, quoi-qu’il eût toujours vécu dans les mêmes condi-tions d’ignorance et d’apathie. Il s’exprimaitavec une certaine distinction, quoiqu’avec unesorte de cynisme rabelaisien qui ne manquaitpas de sel. Il avait la voix douce et l’accentagréable ; son humeur était enjouée, et ses al-lures familières sans être insolentes. Bien op-posé aux habitudes de servilité craintive de sespareils, qui ne rencontrent jamais un chapeauà forme haute sans soulever leur chapeau platà grands bords, je ne crois pas qu’il ait jamaisdit à personne monsieur ou madame, ni qu’il aitjamais porté la main à son bonnet pour saluer.

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Si le bourgeois lui plaisait, il l’appelait « monami, » sinon il l’appelait Gagneux, Daudon ouMassicot tout court. Il ne procédait pas ainsipar esprit d’insurrection. Vraiment, il ne s’oc-cupait point de politique, ne lisait pas de jour-naux, et pour cause. La chasse l’absorbait toutentier, et j’ai toujours pensé que, comme cha-cun de nous a une certaine analogie de ca-ractère, d’instincts et même de physionomieavec un animal quelconque (Lavater et Grand-ville l’ont assez prouvé), il y avait dans Mou-ny une grande tendance à rapprocher le typedu chien de chasse de l’espèce humaine. Il enavait l’instinct, l’intelligence, l’attachement, ladouceur confiante, et ce sens mystérieux quimet le chien sur la piste du gibier. Ceci mériteexplication.

Quelques années après mon aventure dufossé (si aventure il y a), mon frère, étant venuse fixer dans le pays, fut pris d’une grande pas-sion pour la chasse. C’était dans les commen-cements une passion malheureuse ; car, dans

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nos vallons coupés de haies et semés de pa-cages buissonneux, le gibier a tant de retraitesque la chasse est fort difficile. Il ne suffit pasde savoir tirer juste, il faut connaître les ha-bitudes du gibier, combattre ses tactiques parune tactique d’observation et d’expérience, dé-velopper en soi la ruse, la présence d’esprit, lapatience, n’avoir pas de distraction, savoir ti-rer au juger parmi les broussailles, ou viser sijuste ou si vite, qu’un lièvre à la course appa-raissant, pour une ou deux secondes, dans unéclairci de quelques pieds d’ouverture, il tombelà, sans quoi il ira se remiser dans des fourrésimpénétrables. La perdrix aux champs n’estqu’une chasse d’enfant. Mais le lièvre au pa-cage est une chasse de maître. Il faut y êtrebien rompu, bien retors, et le plus habile chas-seur de plaine y perdra son latin et sa poudre,à moins que, pour abréger de longues annéesd’apprentissage, il ne fasse intervenir Geor-geon dans ses affaires.

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— C’est encore là le plus sûr, nous disaitnotre ami le garde champêtre. Quant à moi, jen’ai pas la science qu’il faut pour ça ; et puisça commence bien, mais ça finit toujours malavec le camarade. Voilà Mouny-Robin qui vousfera tuer du gibier tant que vous voudrez, etDieu sait qu’il n’y a pas de plus fin braconnieren Europe et même en France ; mais, voyez-vous, il a après lui un vilain monsieur. Qu’ily prenne garde ! Un beau jour il trouvera sonmaître, et Georgeon finira par le tourer(1).

Au sortir d’un régiment de hussards, onn’est pas superstitieux. Mon frère, voulant pas-ser maître à la chasse, se fit l’écolier de Mouny,et moi, qui ai toujours aimé à battre les champset les prés, à fumer mon cigare à l’ombre par-fumée d’un noyer ou à lire un roman le long dela rivière, je me mis de la partie sans songer àmal.

— D’abord, mes enfants, nous dit Mouny-Robin, il faut se mettre en chasse à l’heure de

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la grand’messe, si ça ne vous fait pas trop depeine.

— À la bonne heure, pensai-je, voilà quisent le sorcier. Nous partîmes pendant que lacloche du village appelait les fidèles à l’égliseet nous garantissait au moins contre desconcurrents incommodes. — C’est trop tôt,nous dit Mouny-Robin. Laissez entrer tout lemonde ; avant que le premier coup de fusil soittiré, il ne nous faut rencontrer ni fille ni femme.

Malgré cette précaution, et quoique, pourcomplaire au sorcier dont les pratiques nousdivertissaient, nous fissions de grands détourspour éviter de nous croiser dans notre marcheavec quelque paysanne attardée se rendant àl’église, nous nous trouvâmes tout à coup faceà face avec une bergère qui gardait ses mou-tons à l’angle d’une prairie. — Comme elle nemarche pas, dit mon frère, cela ne peut pass’appeler une rencontre. — C’est égal, dit Mou-ny, c’est bien mauvais, et la chance est contre

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nous. Nous allons être deux heures sans rientuer.

Deux heures se passèrent en effet sans quenous pussions abattre une seule pièce. C’étaità qui de nous tirerait le plus mal, et Mounyn’était pas le moins maladroit. — Puisque tu essorcier, lui dis-je, au lieu de conjurer les mau-vaises rencontres, tu devrais avoir des ballesqui portent juste. On dit que Georgeon endonne à ses amis.

— Est-ce que vous croyez à Georgeon, vousautres ? dit-il en haussant les épaules. Pourmoi, je regarde tout ce qu’on en dit comme au-tant de contes pour faire peur aux enfants.

— Mais pourquoi évites-tu les rencontres ?pourquoi chasses-tu pendant la messe ? pour-quoi crois-tu aux mauvaises chances ?

— Vois-tu, mon petit, reprit-il, tu parlessans savoir. La chasse est une chose à laquellepersonne ne connaît rien. Il y a des chances,voilà tout ce que je peux t’en dire. T’ai-je averti

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que nous aurions deux mauvaises heures ?Elles sont passées ; regarde au soleil. Eh bien !voilà une pie sur un arbre. Je vais la tirer, etla chance sera pour nous ; si je la manquais,nous ferions aussi bien de rentrer ; nous man-querions à tout coup.

Il abattit la pie. — Ne la ramassez pas, n’ytouchez pas, nous dit-il. Cela n’est bon qu’à le-ver un sort.

— Ah çà, la bergère était donc sorcière ? luidemandai-je.

— Non, me dit-il, il n’y a ni sorciers ni sor-cières ; mais elle avait une mauvaise influence.Ce n’est pas sa faute. L’influence est détruite ;à présent nous allons trouver deux perdrix à laCroix-Blanche.

— Comment ! à une demi-lieue d’ici ? ditmon frère.

— Pardine, je le sais bien, répliqua Mouny ;mâle et femelle ! Vous pouvez rencontrer qui

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vous voudrez à présent, et tirer comme vouspourrez, vous tuerez ces perdrix-là, je vous lesdonne.

Nous les trouvâmes à la place qu’il avait dé-signée, et mon frère les tua.

— Maintenant, dit-il, nous ne verrons riend’ici à une demi-heure : regardez à vosmontres.

La demi-heure écoulée : — Je veux tuer unlièvre, dit-il ; il faut que je le tue, ce diable delièvre !

Le lièvre passa à une telle distance, quemon frère cria : — Ne tirez pas, c’est inutile ; ilest hors de portée.

Le coup partit.

— Il a beau être sorcier, dit mon frère, iln’abattra pas celui-là. C’est tout à fait impos-sible.

— Cherche, Rageot ! dit Mouny à sonchien.

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— Oui, oui, cherche ! dit mon frère en riant.

Rageot partit comme un trait ; c’était unbien bel épagneul blanc avec deux tachesjaunes. Il passa la rivière à la nage, car Mounyavait tiré par-dessus ; il flaira les buissons,poussa un cri de joie, fit vaillamment le plon-geon dans les épines, et rapporta le lièvre cri-blé du gros plomb de Mouny.

Ma foi, je commençais à croire que Geor-geon s’était mis de la partie.

Il nous fit plusieurs autres prédictions quise réalisèrent comme les précédentes. Au re-tour, notre chien Médor tomba en arrêt sur unecompagnie de perdrix.

— Laissez-moi tirer là-dessus, dit Mounyen retenant mon frère. Il nous en faut au moinssix.

Il en abattit sept.

— Bah ! c’est trop facile ! disait-il tran-quillement en les ramassant.

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— S’il n’est point sorcier ou diable, disais-jeà mon frère en revenant, il a du moins quelquepratique secrète que je ne devine pas.

— Bah ! répondit mon frère, il a tant étudiéles allures du gibier qu’il en connaît toutes lesremises et toutes les habitudes. Les animauxlibres ont une vie très régulière, et il s’agit desuivre une de leurs journées pour savoir l’em-ploi de tous leurs autres jours.

— Mais le lièvre atteint hors de portée ?

— C’est que son fusil porte extraordinaire-ment loin comparativement aux nôtres.

— Mais les sept perdrix ?

— C’est qu’il a tiré au plus serré du ba-taillon. Je ne lui conteste pas d’être plus adroitque nous.

— Mais ses prédictions ?

— Le hasard aide les gens heureux, et lebonheur est aux insolents.

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— Avec cela on expliquerait toutes choses,et pourtant il me semble que cela n’expliquerien.

— Attends à demain ou à la semaine pro-chaine, pour voir comment notre sorcier gou-vernera le hasard. Tu verras qu’il ne tomberapas toujours aussi juste qu’aujourd’hui, et queson Georgeon lui fera fiasco plus d’une fois.

Nous nous mîmes à chasser presque tousles jours avec Mouny. Nous y trouvions unplaisir extrême : mon frère, parce qu’il lui fai-sait rencontrer beaucoup de gibier ; moi, parcequ’il nous conduisait dans les sites les pluscharmants et les plus ignorés de la ValléeNoire. Il continuait son système de conjurationcontre les influences pernicieuses, et ses pré-dictions. Je dois dire, pour la vérité du fait,que celles-ci ne se réalisèrent pas toujours par-faitement, mais qu’elles se réalisèrent vingt-cinq fois sur trente ; et cela dura non quatrejours, mais quatre ans et demi, pendant les-

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quels Mouny-Robin prit sur nous, commechasseur, et peut-être aussi un peu comme sor-cier, un ascendant que peu à peu nous ces-sâmes de combattre. En étudiant avec lui lesmœurs du gibier, nous pûmes bientôt nousconvaincre que ses habitudes n’étaient pasaussi régulièrement tracées que nous l’avionscru d’abord. Plus nous examinions notre guide,plus nous remarquions en lui une sorte de divi-nation à l’endroit de la chasse, dont il semblaitparfois travaillé et tourmenté comme d’unesouffrance, comme d’une maladie. Il n’était pascharlatan le moins du monde, il n’employaitaucune manigance cabalistique, et, s’il croyaità Georgeon, il s’en cachait bien et n’en parlaitpas volontiers. Un phénomène qui s’opérait enMouny-Robin nous mit, quoique vaguement,sur la voie de ce que je crois aujourd’hui devoirapprocher de la vérité.

Un jour (nous avions apparemment toutesles mauvaises influences contre nous), nousfîmes quatre ou cinq mortelles lieues de pays

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sans rien rencontrer. Il semblait que tout le gi-bier eût été frappé d’une plaie d’Égypte, carnous ne pûmes pas seulement viser unealouette. Rageot était d’une humeur de dogue,et Médor nous regardait d’un air mélancolique.Deux ou trois fois, pour tromper leur ennui, ilstombèrent en arrêt sur des hérissons et sur descouleuvres ; mais Mouny nous interdisait de ti-rer sur ces viles bestioles, prétendant que ce-la gâtait la main. Au dire des paysans, il pro-tégeait, par malice de sorcier, les mauvaisesbêtes vouées au diable ; car Georgeon livre auchasseur qu’il protège le plus noble gibier, àcondition qu’il respectera les animaux im-mondes dont il fait sa société dans les nuits desabbat : les chouettes, les chats sauvages, lescrapauds, les serpents, les renards, les loutres,les chauves-souris, les loups, etc. Ce jour-là,Mouny-Robin était triste, accablé, plus pâlequ’à l’ordinaire, et nonchalant comme il nel’était pas souvent.

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— Écoutez, nous dit-il, il faut changer toutcela, je vais me retirer.

— Qu’appelles-tu te retirer ? lui dis-je. Quit-ter la chasse ?

— Non, mon fils, répondit-il : je vais me re-tirer dans ce taillis ; vous, vous allez suivre paren bas, et vous n’entrerez pas sous bois ; autre-ment, tout ira mal.

Nous étions habitués à ses façons de par-ler : nous suivîmes la lisière du bois, comptantqu’il allait en faire sortir quelque lièvre de saconnaissance ; mais il n’en sortit rien, et aubout d’un quart d’heure nous le vîmes revenirà nous dans un état singulier de trouble etd’agitation. Il tremblait de tous ses membres etsemblait brisé de fatigue, de souffrance ou d’ef-froi. Sa blouse était souillée de terre, ses che-veux remplis de brins de mousse, comme s’ileût été terrassé dans une lutte violente. Sonfront était ruisselant de sueur, et cependant sesdents claquaient de froid. — Eh bien ! qu’est-ce

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donc, s’écria mon frère, est-ce que tu viens dete colleter avec l’autorité ?

Nous n’avions entendu aucun bruit ; mais,comme nous chassions la plupart du tempssans port d’armes et hors de saison, en vé-ritables apprentis braconniers, nous pouvionsfaire la rencontre de quelque gendarme, gardechampêtre, ou de tout autre fonctionnaire pu-blic, et nous nous apprêtions à prendre lelarge, lorsque Mouny nous arrêta. — Rien,rien ! nous dit-il d’une voix éteinte, ce n’estrien ! – Et faisant un grand effort, il se secouacomme un homme qui chasse une vision, es-suya son front, empoigna son fusil d’une mainqui tremblait encore, et il s’écria comme s’il eûtété inspiré : — Tout va bien, mes amis ! nousallons faire une bonne chasse ! Il y aura debeaux coups de fusil. – Puis, reprenant son airdoux et narquois : — Vous, dit-il à mon frère,vous ne rentrerez pas sans plumes à la mai-son ; et quant à toi, ajouta-t-il en me regardant,

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tu verras pour la première fois de ta vie tomberdeux lièvres du même coup.

— Et qui fera ce beau coup ? demandai-je.

— Quelqu’un qui s’appelle Mouny-Robin etqui se moque de bien des choses, répondit-il ensecouant la tête.

— Et quand cela arrivera-t-il ? demandamon frère.

— Tout de suite, répondit-il. – Un lièvre pa-rut, il l’ajusta et l’abattit.

— Cette fois il n’y en a qu’un, dit mon frère.

— Entrez dans le buisson, répondit Mouny ;s’il n’y en a pas deux, je veux que celui-là soitle dernier que je tuerai de ma vie.

Nous cherchâmes dans le buisson, il y avaitun second lièvre dont il avait cassé les reinsdu même coup qui avait fracassé la cervelle dupremier.

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— Comment diable avais-tu fait pour levoir ? lui dis-je ; tu as de meilleurs yeux quenous !

— Des yeux ? répondit-il. Mettez telles lu-nettes que vous voudrez, et si vous voyez ceque je vois, je vous fais cadeau de mon chien etde ma femme. Allons, allons, vous, dit-il à monfrère, armez votre fusil, la plume n’est pas loin.

Au bout de cent pas, nous trouvâmes unebande de canards sauvages. Mouny s’abstintde tirer. Mon frère en tua plusieurs, et revintsouper avec son carnier plein de canards, debécasses et de pluviers.

— Quand je vous ai dit que vous ne rentre-riez pas sans plumes ! observa Mouny ; je sa-vais bien que vous ne tueriez pas de perdrix.C’est égal, vous ne devez pas être mécontent.Pour ma peine, vous allez me promettre, sinous rencontrons ma femme, de ne pas lui direun mot de ce que nous avons fait à la chasse.

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Il nous avait tant de fois recommandé lesecret à cet égard-là, que nous n’avions garded’y manquer. Il ne cachait point à sa femme legibier qu’il avait tué ; mais de quelle façon ill’avait abattu, avec quel plomb, à quelle heure,en quel endroit, et après quelles paroles, voilàles mystères qu’il fallait lui faire, chaque jour,le serment de ne pas révéler. Il ne chassaitguère qu’avec nous, et c’était une grandemarque de confiance qu’il nous donnait. — Tute crois donc sorcier, que tu caches ainsi tonsavoir-faire ? lui disions-nous. — Non, répon-dait-il ; mais il ne faut pas qu’une femme sacherien des affaires de la chasse : cela porte mal-heur.

Cet homme offrait dans ses idées au pre-mier abord un singulier assemblage de crédu-lité et de scepticisme. Il ne croyait vraimentpas au diable, ni aux mauvais esprits, maisà la fatalité, ou plutôt à des influences per-nicieuses ou bienfaisantes, qu’aucune science,je crois, n’a jamais reconnues, faute peut-être

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de les avoir observées. Il eût été bien impor-tant que nous fussions assez éclairés pour exa-miner et reconnaître les propriétés qu’il attri-buait à certains corps, à certaines émanations,à certains contacts. Quand on l’examinait deprès, on voyait bien qu’il n’était pas supersti-tieux le moins du monde, et qu’il agissait envertu d’une théorie physique vraie ou fausse.Les résultats étaient la plupart du temps si ex-traordinaires, que, selon toute apparence, il nese trompait pas souvent dans l’application. Jene crois pas qu’il ait cherché à remonter auxcauses ; mais il avait certainement une scienced’instinct ou d’observation. D’où la tenait-il ?Nous n’avons jamais pu le savoir, et j’ignore s’ille savait lui-même. À cet égard ses réponsesétaient évasives, et comme il était plus fin quenous, nous n’en tirâmes jamais rien.

Toutes les fois que la chasse était mauvaise,il se retirait (c’était son expression), c’est-à-direqu’il se cachait à nos regards, soit dans unbuisson, soit dans un fossé, soit dans quelque

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masure déserte, et qu’après y être resté un cer-tain temps, il en sortait pâle, anéanti, frisson-nant, respirant et marchant à peine, mais nousannonçant des rencontres et des victoires su-perbes qui se réalisaient toujours, et quelque-fois avec une exactitude de détails qui tenaitdu prodige. Un jour, nous résolûmes de l’obser-ver pour voir s’il avait quelque pratique secrèted’une superstition grossière, ou s’il préparaitquelque jonglerie. Nous feignîmes de nouséloigner, et nous fîmes un détour pour le sur-prendre. Nous parvînmes jusqu’à lui sous letaillis avec des précautions tout à fait inutiles,car l’état où nous le trouvâmes ne lui permet-tait pas de nous voir et de nous entendre. Ilétait étendu à terre, et paraissait en proie à uneangoisse inexplicable. Il se tordait les bras, fai-sait craquer ses jointures, bondissait sur le doscomme une carpe, respirait avec effort, la facepâmée et les yeux éteints. Nous crûmes qu’ilétait épileptique ; mais les choses n’en vinrentpas là. Il n’eut ni écume à la bouche, ni rugis-

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sements, ni atonie. Ce fut une simple attaquede nerfs, une agitation convulsive, un étouf-fement pénible, quelque chose de plus dou-loureux qu’effrayant à voir, et dont il se tiraen moins de cinq minutes. Nous le vîmes en-suite se relever peu à peu, s’étendre, se calmer,se ravoir, comme on dit, et rester là encorequelques minutes, comme partagé entre unegrande fatigue et une sorte de bien-être. Quandil quitta la place pour nous chercher, nous al-lâmes le rejoindre par un assez long détour,afin de ne pas l’inquiéter, et il dit à mon frèreen l’abordant : — Aujourd’hui, si je ne m’enmêle pas, vous ne tuerez rien.

En effet, mon frère tira plus de douze coupsde fusil dont pas un seul ne porta. — Je suisdonc le dernier des maladroits ! s’écria-t-il enfrappant la terre de la crosse de son arme. Ahçà, maître Mouny, tâchez de me désensorceler.

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— C’est bien aisé, mon ami, répondit Mou-ny de sa voix douce et agréable. Donnez-moicela. De quel côté voulez-vous que je charge ?

Il chargea le côté gauche qu’on lui indiqua,et mon frère chargea l’autre.

— Avec celui-ci, dit Mouny en montrant ce-lui qu’il venait de charger, vous ne manquerezpas.

— Et avec l’autre ? dit mon frère.

— Avec l’autre vous ne toucherez pas, ré-pondit-il.

Un vanneau passa, mon frère l’abattit ; puisune grive, et il la manqua. Le coup chargé parMouny avait porté, l’autre avait été casser unebranche dix pieds trop haut.

— Et maintenant chargez le côté droit, ditmon frère. Il est possible que par là le fusil soitmeilleur.

— À votre aise, dit Mouny-Robin. Il char-gea le droit, et mon frère le gauche. Avec le

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droit il toucha, avec le gauche il ne touchapoint. L’épreuve fut répétée, toujours en senscontraire, cinq ou six fois de suite, et le résultatfut toujours celui que Mouny avait annoncé. Àla septième : — Cette fois, dit-il, vous allez tueravec votre charge et manquer avec la mienne ;je suis fatigué.

Le fait suivit et confirma la prédiction.

De pareilles expériences ne pouvaient pasêtre attribuées obstinément au hasard et àl’adresse. Mouny était parfois lui-même d’unemaladresse incroyable, et il n’en paraissait nisurpris ni humilié. Je sentais cela, disait-il. Il n’ymettait pas d’autre amour-propre. Il était beauchasseur comme on est beau joueur. Nous luiaccordions d’être plus exercé et plus habile quenous ; cela ne suffisait pas pour expliquer lesfaits de divination véritable dont nous étionstémoins tous les jours. Il me serait difficile detraduire nettement l’impression que ces faitsproduisirent sur nous à la longue. Il n’y a pas

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de fait si remarquable auquel on ne s’accou-tume, et pourtant rien au monde n’est aussi dif-ficile à vérifier et à constater qu’un fait de cegenre. Les continuelles et consciencieuses re-cherches de certains partisans du magnétisme,qui ne sont ni des fous ni des charlatans, ontbien assez prouvé que la simple conquête d’unfait patent et incontestable peut être l’œuvrede toute une vie. Mais ce qu’il y a de plusétrange, c’est que ce fait à peine conquis entred’emblée dans les esprits simples et droits sansy produire ni étonnement ni inquiétude. Je nesais pas si les savants s’y soumettent aussi fa-cilement j’en doute. Leur orgueil a trop à fairepour s’accommoder des découvertes qui boule-versent leurs théories. Quant à moi, qui n’avaisaucune théorie à perdre et aucune science àcontrarier, j’ai été témoin d’un de ces faitsaprès lesquels le doute n’est plus possible.J’avais vu Mouny-Robin exercer la faculté deseconde vue, ou d’odorat porté jusqu’à la puis-sance canine, sans être bien convaincu qu’il y

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eût dans l’humanité des instincts aussi excep-tionnels et outrepassant les bornes connues denos facultés communes. Dix ans plus tard, jejouai aux cartes avec une somnambule dont lavue semblait tout à fait interceptée ; et, quoi-qu’elle fît des prodiges, je me repentis, en sor-tant, d’avoir signé le procès-verbal. Il me vintdes méfiances que je n’avais pas eues tout desuite. Je soupçonnai sa mère d’être de conni-vence avec elle pour duper le public, et je medemandai avec une partie des opposants,quoique le bandeau fût impénétrable, si lescontorsions qu’elle avait faites n’avaient pas unpeu décollé l’appareil en dessous.

Mais, il y a deux mois, j’ai vu chez un mé-decin que je sais être un homme de conscienceet de vertu, et que de nombreuses supercheriesont rendu plus méfiant que nous tous, uneautre somnambule qui, malgré plusieurs ban-deaux impénétrables, et privée de l’assistancede tout compère, exerça la faculté de la vueavec autant de netteté que je puis le faire avec

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d’excellents yeux et une clarté splendide. Cettefois, je poussai mon examen du fait jusqu’à laminutie, jusqu’à l’insolence, et je pourrais ci-ter des détails qui ne laisseraient aucune priseau soupçon de jonglerie. Je suis donc persua-dé, je suis donc sûr aujourd’hui, autant qu’ilest donné à l’homme de l’être d’un fait d’expé-rience personnelle attentive et lucide, que cer-tains individus de notre espèce peuvent voir(et partant pourquoi pas entendre, pourquoipas odorer ?) dans des conditions où l’exercicedes sens serait interdit à la généralité desautres individus. Eh bien ! depuis ce temps,j’admire ma tranquillité. Il m’avait sembléqu’un tel fait me paraîtrait surnaturel, qu’ilbouleverserait ma raison, qu’il me rendrait ac-cessible à toutes les billevesées du monde, etje craignais d’arriver à la certitude que je cher-chais. Voilà qu’il se trouve que rien de pareilne s’est opéré en moi. Je ne crois à aucunepuissance surnaturelle, et je me dis, avec tousceux qui ont assisté à l’épreuve, qu’il y a sans

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doute dans la nature bien d’autres secrets nonencore révélés, qui de longtemps ne seront pasexplicables. Que dis-je, de longtemps ! ne leseront-ils pas toujours ? Un fait constaté en-traîne-t-il autre chose qu’une analyse des effetset des causes saisissables ? et n’y a-t-il pas au-dessus de ces causes saisissables une causepremière qui est le secret même de la Divini-té ? Qui nous dira comment le blé pousse etcomment l’homme est conçu ? Nous voyonsbien germer et poindre un brin d’herbe dansle sein d’une graine, nous voyons bien un en-fant naître du flanc de sa mère ; mais la puis-sance de la vie, mais la perpétuation et le re-nouvellement de l’être, mais ces propriétés im-périssables de l’esprit et de la matière, d’oùviennent-elles ?

Quand on aura analysé l’œil de l’extatique,quand on aura trouvé dans ses nerfs, ou danssa rétine, ou dans son cerveau, une faculté par-ticulière de voir à travers les obstacles et endépit des distances, que saura-t-on ? Ce qu’on

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savait il y a trois mille ans : c’est qu’il y a despythies, des devins, des augures, des vision-naires et des prophètes qui n’exploitent pastous la crédulité des hommes, et qui sont vrai-ment mus par une puissance intime et incon-testable. On ne dira plus : C’est Apollon, c’estIsis, c’est Jehovah, c’est Magog qui parle. Lessavants diront : C’est un fait naturel qui se pro-duit. Mais, en vérité, à qui donc remonte lapuissance dont ce fait émane ? Ne sera-ce pasjusqu’à Dieu, aussi bien que tous les faits de lavie dans l’univers ?

Ce n’est donc pas dans une étude matériellede la cause première qu’il faut chercher le pro-grès. Ce progrès ne sera jamais qu’une confir-mation de plus en plus éclatante et universellede la foi en Dieu, conquête primitive, durable,éternellement modifiable et perfectible de l’hu-manité. Mais ce qu’il appartient à la sciencehumaine d’analyser et d’expliquer par lesmoyens qui lui sont propres, c’est d’une partle mécanisme des causes naturelles procédant

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des causes divines, et de l’autre le mécanismedes effets naturels procédant des unes et desautres. La science fera ce progrès quand les sa-vants auront vu un assez grand nombre de faitsnouveaux et incontestables pour rougir de leurscepticisme, comme ils rougiraient aujourd’huide leur naïveté, si naïfs ils pouvaient être.

J’en étais là de mon explication, quand jevis que mon auditeur cosmopolite était profon-dément endormi. Je l’avais magnétisé, sans levouloir, par mes réflexions sur le magnétisme.Ce fut à grand’peine que je l’arrachai au som-meil délicieux que lui procurait ma logique,pour lui faire entendre le final admirable duFreyschütz. Quand le rideau fut tombé : — Vousme devez la fin de l’histoire de Mouny-Robin-Gaspard et de Georgeon-Samiel, me dit-il enpassant son bras sous le mien ; nous irons nousasseoir à Tortoni, et vous me l’achèverez.

— Je ne saurais, répondis-je, la raconterdans un lieu livré à des influences aussi

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contraires à l’effet qu’elle doit produire, et jecrois, pour continuer le système de mon bra-connier extatique, qu’au contact de toutes cesélégances parisiennes, je perdrais la mémoiredes jours de ma jeunesse campagnarde. Venezavec moi en plein air ; la lune donne sur lestoits, et je réussirai peut-être à sortir de monexplication…

— Je vous en dispense, dit le cosmopolitequi commençait à en avoir assez. Il me sembleque j’ai compris, tout en dormant ; vous at-tribuez à votre homme une sorte de secondevue qui s’exerçait à la chasse, et qui se produi-sait chez lui au moyen de certaines crises ner-veuses. Vous pouviez dire cela en deux mots ;je ne suis pas tellement sceptique, que je n’ac-cepte cette donnée préférablement à biend’autres.

— Eh bien ! repris-je, puisque ma tâche àcet égard est terminée, la fin de l’histoire vien-dra bien vite. Le garde champêtre et toutes les

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têtes fortes de l’endroit nous avaient bien pré-dit que cela finirait mal, et que Georgeon toure-rait son compère Mouny. Un beau soir, commela lune brillait au ciel, Mouny alla comme decoutume lever la pelle de son moulin ; mais, aumoment où l’eau s’élançait et mettait la roueen mouvement, Georgeon, qui était mécontentde lui (sans doute parce qu’il ne le trouvaitpas assez méchant pour un homme voué audiable), le poussa par derrière, l’enfonça dansl’eau la tête la première et le fit passer sous laroue de son moulin, d’où il sortit suffoqué, bri-sé et frappé à mort. On le trouva de l’autre côtédu moulin, échoué sur l’herbe du rivage, dislo-qué, immobile et près d’expirer. Il passa pour-tant six mois dans le lit, où il finit par succom-ber aux lésions profondes que la roue du mou-lin avait faites à la poitrine et à la moelle épi-nière. — On te l’avait bien prédit, mon pauvrehomme, lui disait sa femme à son lit de mort,que Georgeon finirait par te tourer !

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— Il n’y a pas de Georgeon qui tienne ! ré-pondit le moribond. Je ne saurai jamais com-ment cela m’est arrivé ; pas plus, ajouta-t-il,que je n’ai su le reste !

Le fait est que l’accident tragique du pauvreMouny n’a jamais été bien expliqué. Il faut êtrenon pas maladroit, mais bien déterminé au sui-cide pour passer ainsi par la pelle de nos mou-lins. Il vous suffirait de voir celui de Mounypour vous convaincre qu’il faut s’y lancer ou yêtre précipité avec une grande force, la tête enavant, pour ne pas pouvoir se retenir aux aisdu pont, quelle que soit la force de l’eau. Touts’expliquerait si Mouny eût été ivre ; mais il nes’enivra pas, je crois, une seule fois dans sa vie.Il avait horreur du bruit et de l’odeur des ta-vernes, et, quand il s’y asseyait un instant, il ensortait en disant : « La tête me sonne ! » Je n’aipas vu un autre paysan aussi délicatement or-ganisé qu’il l’était à certains égards.

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— N’avait-il pas un ennemi, un héritier, unrival ? me dit mon auditeur complaisant.

— Hélas ! il y en avait plus d’un, répondis-je. Jeanne Mouny était jolie comme un ange, etd’une délicatesse d’organisation aussi excep-tionnelle que celle de son mari. Elle était pe-tite, fluette, et blanche comme les narcisses deson pré. Vivant toujours à l’ombre des grandsarbres qui croissent dans cette région fraîche ettouffue, elle avait préservé son cou et ses brasdes morsures du soleil, et, quand elle était vê-tue le dimanche d’une robe blanche et d’un ta-blier à fleurs, elle ressemblait plus à une vil-lageoise d’opéra qu’à une meunière du Berry.Pour rester dans le vrai, ce n’était ni l’une nil’autre ; mais c’était mieux ; c’était quelquechose de fin, de propret et de charmant, avecune voix douce et des manières gracieuses. Ilsemblerait que ce rapport d’organisation eûtdû les rendre précieux l’un à l’autre. J’ai la dou-leur de vous avouer que madame Mouny pré-férait à son époux un gros garçon de moulin,

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noir, rauque et crépu, auquel Mouny ne témoi-gna jamais la moindre jalousie. Ceci est encoreune particularité du caractère de notre ami.Il n’avait aucun préjugé sauvage sur l’honneurconjugal. Il ne se croyait obligé ni de haïr, nid’injurier, ni de battre, ni d’étrangler sa femme,parce qu’elle lui était infidèle. Il nous parla sou-vent de sa position prétendue ridicule, et lamanière dont il l’envisageait ne l’était nulle-ment. — Jeanne est beaucoup plus jeune quemoi, disait-il ; elle est jolie, et je l’ai toujoursnégligée. Que voulez-vous ? Je l’aime de toutmon cœur, mais j’aime encore mieux la chasse.La chasse, voyez-vous, mes enfants, celui quis’y adonne ne peut pas s’adonner à autrechose. Si vous êtes amoureux, si vous êtes ja-loux, faites-moi cadeau de vos fusils et de voschiens, car vous ne serez jamais que de mau-vais chasseurs.

Si bien qu’en raisonnant avec cet esprit dejustice, il eut pour sa femme les procédésqu’un grand seigneur du temps de Louis XV au-

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rait eus pour la sienne. Il n’est donc pas présu-mable qu’il ait été assassiné par son rival. Ce-la n’est venu à l’esprit de personne. Jeanne nepouvait que perdre à la mort de son mari.

— Alors que présumez-vous de cette mort ?

— Je présume que Mouny était somnam-bule ou cataleptique d’une certaine façon, etqu’il a été surpris par la crise extatique au mo-ment où il levait la pelle de son moulin. Quoiqu’il en soit, sa fin a été mystérieuse comme savie, et il n’est aucun de nos paysans qui ne l’at-tribue encore aujourd’hui à une lutte avec l’es-prit malin, le diable chasseur, le terrible Geor-geon de la Vallée Noire. Je vous disais quenotre peuple des campagnes possède son fan-tastique tout comme un autre, et que les Alle-mands n’en ont pas le monopole. Je pourraisvous conter d’après eux des histoires encoreplus effrayantes, mais il est trop tard pour cettenuit. Bonsoir.

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FIN.

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en mars 2019.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Isabelle, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Sand, George, Le Poème de Myr-za, in La Revue des deux Mondes, quatrième sé-rie, tome premier, Paris, Londres, 01.01.1855,

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p. 473-497 ainsi que, pour Mouny-Robin :Œuvres complètes de George Sand, tome XIV, Pa-ris, Perrotin, 1843. D’autres éditions ont étéconsultées en vue de l’établissement du pré-sent texte. L’illustration de première page re-prend le détail de : Le Jardin des délices, huilesur bois (chêne), tryptique de HieronymusBosch, c. 1485-1505 (Musée du Prado). Lesillustrations dans le texte, de Maurice Sand,proviennent des Œuvres illustrées de GeorgeSand, tome 6, Paris, J. Hetzel, 1854.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Merci

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1 Se tourer, en berrichon, lutter ensemble ; êtretouré, être terrassé dans la lutte.

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Table des matières

LE POÈME DE MYRZAI.II.III.

MOUNY-ROBIN.Ce livre numérique

Guide

Couverture