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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LECO&ID_NUMPUBLIE=LECO_028&ID_ARTICLE=LECO_028_0043 Le pouvoir et la grande entreprise : l'actualité de la pensée de Galbraith par Blandine LAPERCHE | Alternatives économiques | L'Économie Politique 2005/4 - n°28 ISSN 1293-6146 | ISBN 2952221286 | pages 43 à 64 Pour citer cet article : — Laperche B., Le pouvoir et la grande entreprise : l'actualité de la pensée de Galbraith, L'Économie Politique 2005/4, n°28, p. 43-64. Distribution électronique Cairn pour Alternatives économiques. © Alternatives économiques. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LECO&ID_NUMPUBLIE=LECO_028&ID_ARTICLE=LECO_028_0043

Le pouvoir et la grande entreprise : l'actualité de la pensée de Galbraith

par Blandine LAPERCHE

| Alternatives économiques | L'Économie Politique2005/4 - n°28ISSN 1293-6146 | ISBN 2952221286 | pages 43 à 64

Pour citer cet article : — Laperche B., Le pouvoir et la grande entreprise : l'actualité de la pensée de Galbraith, L'Économie Politique 2005/4, n°28, p. 43-64.

Distribution électronique Cairn pour Alternatives économiques.© Alternatives économiques. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Blandine Laperche, maître de conférences habilitée à diriger des recherches, Laboratoire de recherche sur l’industrie et l’innovation, université du Littoral-Côte d’Opale.

Dans l’économie libérale, la firme est considéréecomme une « boîte noire », c’est-à-dire une entité quireçoit des flux de matières premières et dont sortent desflux de produits transformés ou finis. Cette entité a pour

mission de maximiser sa production et ses profits sous contraintede ressources. Elle agit sur un marché fonctionnant selon les règlesde la concurrence pure et parfaite et est donc qualitativement iden-tique à ses nombreuses concurrentes. Dans ce tableau, une placetrès étroite est accordée à la grande entreprise. Le monopole,d’abord ignoré, a ensuite été considéré comme une exception à larègle générale, portant préjudice au système de marché : gaspillagedes ressources, prix très élevés, frein au progrès technique. Cesanomalies ont justifié le combat, tant théorique que pratique, dontle monopole est l’objet (par exemple lois antitrust aux Etats-Unis).

Dans la lignée des économistes qui ont décidé de partir du mono-pole et non de la concurrence pure et parfaite pour étudier la forma-tion des prix et la réalisation des profits sur le marché, c’est-à-dire dansla lignée de Karl Marx (1818-1883), Joseph Schumpeter (1883-1950)

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p. 44 et Joan Robinson (1903-1983), John Kenneth Galbraith a consacréune grande partie de sa vie intellectuelle à l’analyse de la grandeentreprise. Ses écrits majeurs à ce sujet sont Le Capitalisme améri-cain (1954), Le Nouvel Etat industriel (1967), auxquels s’ajoutentAnatomie du pouvoir (1983) et, plus récemment, Les Mensonges del’économie (2004). Son étude porte à la fois sur la structure du pou-voir dans l’entreprise et sur le pouvoir qu’elle exerce sur les prix, lecomportement des consommateurs, la définition des politiquespubliques. Loin de considérer la grande entreprise comme préjudi-ciable, il développe une argumentation qui affaiblit, au moins dansLe Nouvel Etat industriel, l’idée selon laquelle la grande entreprisegaspille en toute circonstance les ressources auxquelles elle a accès.

Notre analyse de la relation entre le pouvoir et la grande entre-prise telle qu’étudiée par J. K. Galbraith se structure en deux parties :la première partie expose les caractéristiques de la grande entre-prise, pilier du capitalisme contemporain selon Galbraith. La créationde situations oligopolistiques ou monopolistiques est pour lui issued’un processus organique, inhérent au fonctionnement du capita-lisme. La grande taille est justifiée par les besoins de la technologiemoderne et de la planification. Le pouvoir étant détenu par ungroupe de spécialistes (la technostructure), la grande entreprisepoursuit alors des objectifs qui ne sont pas aussi restreints etiniques que la maximisation des profits. La grande entreprise estainsi à la fois justifiée et réhabilitée, d’autant que le processus deconcentration, en donnant naissance à la grande entreprise, produitaussi ses contre-pouvoirs.

La mondialisation a selon nous contribué à complexifier le fonc-tionnement des technostructures industrielles, qui entretiennententre elles, mais aussi avec les technostructures financières, des rela-tions de concurrence et de coopération, au cœur desquelles la réali-sation de profit et l’accroissement des revenus occupent une placemajeure, comme nous le montrerons dans la seconde partie.

La grande entreprise, pilier du capitalismeLa nécessité de la grande entrepriseLa grande entreprise s’impose au système capitaliste, d’abord parceque le fonctionnement de ce mode de production lui donne nais-sance, ensuite parce que les besoins de la technologie moderne larendent indispensable. Pour Galbraith, la concentration du capitalest une tendance organique du capitalisme. Il critique la vision,appréciée aux Etats-Unis, et qui rappelle celle d’Alfred Marshall et

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d’Arthur Pigou, d’un processus biologique, où les plus vieux sontsans cesse remplacés par les petits. L’avenir du capitalisme amé-ricain est-il compromis par le rôle croissant de l’Etat et par la domi-nation des grandes entreprises, comme le pensent conservateurset libéraux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ? SelonJ. K. Galbraith, la réponse est négative. Il est, selon lui, inutile d’ac-cuser la grande entreprise car les causes de la concentration ducapital ne sont pas à rechercher ducôté d’une volonté individuelle mais,écrit-il dans Le Capitalisme américain(American Capitalism, AC), elles sont« largement organiques » (p. 33).

Si l’entrée dans une nouvelle indus-trie est aisée pour toutes les entre-prises, la croissance d’un secteurinduit quasi mécaniquement la réduc-tion du nombre de ses participants.L’entrée sur le marché devient diffi-cile à mesure de l’augmentation de la taille des entreprises déjàen place, qui s’explique par le fait qu’elles réalisent des économiesd’échelle et d’expérience : « En conséquence, dans une industrieétablie, où l’échelle de production est considérable, il n’y a rienqui ressemble à la liberté d’entrée. Au contraire, le temps et lescirconstances se combinent pour empêcher l’entrée effective denouvelles entreprises » (AC, p. 35).

Dans le même temps, il existe des forces qui tendent, tant enpériode de croissance que de crise, à la réduction du nombre d’entre-prises présentes sur un marché. Une période de dépression accroîten effet la fragilité des entreprises les plus faibles, tandis qu’unephase de prospérité facilite l’expansion des entreprises les plusfortes. Ces forces se conjuguent avec la difficulté d’entrée pourexpliquer la réduction du nombre d’entreprises : « La combinaisond’un taux de natalité faible ou égal à zéro avec un taux de mortalitécontinu, doit, sans aucun doute, être une population décroissante »(AC, p. 35).

J. K. Galbraith complète son analyse du processus organique dela concentration du capital, en ajoutant une justification de la grandetaille de l’entreprise reposant sur les impératifs de la technologiemoderne. La grande taille de l’entreprise, compte tenu des partsde marché et de la capacité à influer sur les prix qui s’y associent,

Le visiteur étranger, venu aux Etats-Unis pour étudier les méthodes de production américaineset les merveilles qui y sont associées,visite les mêmes entreprises que celles visitées par les inspecteursdu ministère de la Justice dans leur quête du monopole.

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p. 46 donne ainsi une forte incitation à accorder au progrès techniqueles investissements qu’il nécessite, en raison notamment des dif-ficultés liées à l’appropriation de la connaissance. Ce rôle essentielde la grande entreprise pour susciter les investissements néces-saires au développement de la technologie crée un paradoxeentre, d’une part, la lutte juridique contre la grande taille (loisantitrust) et, d’autre part, l’orgueil que suscitent les grandesentreprises américaines : le visiteur étranger, venu aux Etats-Unispour étudier les méthodes de production américaines et les mer-veilles qui y sont associées, visite les mêmes entreprises quecelles visitées par les inspecteurs du ministère de la Justice dansleur quête du monopole.

Dans Le Nouvel Etat industriel (NEI), cet argument est repris etdéveloppé. La technologie est définie comme « l’application systé-

matique de la science, et de toutesles autres connaissances organisées,à des tâches pratiques » (p. 51). Ellenécessite, pour être à même de donnernaissance à des réalisations concrètes,la division, la subdivision et l’organi-sation des tâches. Ce qui impliquedes délais de production croissantset de plus en plus rigides, un montantde capital élevé, un recours croissant

à une main-d’œuvre spécialisée et une organisation de plus en plusfine. Il découle ainsi de la technologie moderne une nécessité deprogrammer ou encore de planifier les tâches.

La planification a pour objet de limiter l’incertitude, et les stra-tégies les plus communément utilisées mettent toutes en évidenceles avantages et la nécessité de la grande taille. L’élimination dumarché (par le biais de l’intégration verticale), le contrôle des prixauxquels l’entreprise achète ou vend, le contrôle de la demandedes consommateurs (publicité), la mise en sommeil du marché parl’intermédiaire des contrats conclus au niveau de l’achat et de lavente, sont les stratégies les plus communes de réduction de l’incer-titude. Elles sont ainsi les « traits familiers du système planifica-teur » (NEI, p. 67). Elles sont enfin « la contrepartie des grandesdimensions de l’entreprise et de ses grandes dimensions au regardd’un marché particulier » (NEI, p. 68). Bref, les impératifs de la tech-nologie moderne, et leur corollaire, la lutte contre l’incertitude,justifient la grande taille des entreprises.

Faire l’hypothèse que la grandeentreprise maximise ses profits

revient à lui conférer une rationalitépropre. Dans l’approche de Galbraith,

au contraire, la grande entreprise n’a pas de rationalité propre.

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Cette nécessité rend leurs objectifs plus complexes, mais aussimoins critiquables, comparativement à ceux mis en avant dans lathéorie traditionnelle. « Les grandes dimensions des entreprisesprivilégient globalement la technologie, elles ne favorisent pasforcément les profits » (NEI, p. 72). De plus, faire l’hypothèse que lagrande entreprise maximise ses profits revient à lui conférer unerationalité propre. Dans l’approche de Galbraith, au contraire, lagrande entreprise n’a pas de rationalité propre, les objectifs sontceux de la « classe » qui détient le pouvoir, les membres de latechnostructure (Galbraith, 1984). L’affaiblissement de l’hypothèsede maximisation des profits, esquissée ici, trouve son apogée dansle cadre de l’étude du pouvoir décisionnel dans l’entreprise, c’est-à-dire par le biais de la technostructure.

L’efficacité de la grande entrepriseLa grande entreprise n’est pas seulement intrinsèquement liée aufonctionnement du système capitaliste. Elle est aussi dotée d’uneefficacité structurelle, issue de la structure de pouvoir en son sein.Par efficacité structurelle, nous entendons une capacité interne àprendre des décisions complexes, mais aussi à lutter contre lesabus potentiels de l’un ou l’autre des membres de l’entreprise(autorégulation). C’est la technostructure qui, pour Galbraith, est àl’origine de cette efficacité.

Au cours du XXe siècle, le pouvoir sur l’entreprise et sur la sociététout entière est passé du capital à la compétence organisée, commeil était passé au cours du XIXe siècle de la terre au capital. Jusqu’auXVIIIe siècle, la terre était la source de la richesse. Celui qui la déte-nait était assuré d’une influence considérable dans les activitéséconomiques (alors essentiellement agricoles) et dans les déci-sions politiques. La découverte de nouvelles terres, les occasionsd’investissement du capital offertes par le progrès des techniqueset l’immense besoin en capitaux des activités industrielles modernesont accéléré, au cours du XIXe siècle, le transfert du pouvoir de laterre au capital. Le capital-argent est alors devenu le moyen et la finde toute activité économique ; ce qui a forgé le prestige social del’entrepreneur, son poids politique et la justification de l’objectifde maximisation des profits de toute activité économique.

Mais selon Galbraith, un nouveau transfert de pouvoir a eu lieuau cours du XXe siècle, du capitaliste à la compétence organiséeincarnée par la « technostructure », ce nouvel agent de productionqui consiste « en l’association d’hommes doués de connaissances

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p. 48 techniques, d’expériences et de qualité différentes » (NEI, p. 99). Cetransfert, qui va aussi de pair avec la grande taille des entreprises,découle, répétons-le, des impératifs de la technologie moderne,qui exige des compétences spécialisées, qu’il faudra ensuitecoordonner pour donner jour à toute nouvelle marchandise. Plus latechnologie est complexe et coûteuse, plus il est nécessaire deprévoir, de maîtriser les risques de variations des goûts des consom-mateurs ou des coûts des fournisseurs. La planification imposealors la décision collective : le conditionnement du consommateurpasse par la création et la diffusion de publicités ciblées et attrac-tives. La réduction des coûts découle du contrôle des fournisseurset de l’autofinancement des investissements. La facilité d’accès aucapital des entreprises réduit son autorité.

Dans la grande entreprise moderne, les actionnaires, déten-teurs d’une faible part du capital, jouent simplement le rôle de figu-rants passifs dans les assemblées. Celles-ci ne sont d’ailleurs qu’un

« savant exercice d’illusionnismepopulaire » (NEI, p. 128) simulant laforce du capital et préservant ainsi auxyeux de tous la loi du marché. Maispourtant, ce sont bien les managers,formant une technostructure, qui ontpris le pouvoir. La compétence orga-nisée est devenue l’agent de pro-duction rare, coûteux et essentiel àtoute production moderne : « Le pou-

voir s’associe à l’agent de production qui est le plus difficile àobtenir ou le plus difficile à remplacer » (NEI, p. 96).

Le transfert du pouvoir du capital vers la technostructure va depair avec la mise en évidence de nouveaux buts du système plani-ficateur, impulsés par de nouvelles motivations individuelles desmembres de la technostructure, autres que ceux de la maximisationdes profits ou de la rémunération pécuniaire. Il existe en outre,selon Galbraith, une relation entre les buts de l’individu, ceux del’organisation et ceux du corps social dans son ensemble : c’est leprincipe de cohérence. L’hypothèse de maximisation des profitspouvait s’expliquer lorsque le capital était l’agent de productiondominant, étant donné que le capitaliste, détenteur du pouvoir dedécision dans l’entreprise, maximisait ce qu’il apportait, c’est-à-dire l’argent. La situation n’est plus la même avec la technostructure,car celle-ci apporte des talents spécialisés et des capacités d’orga-

Les actionnaires, détenteurs d’une faible part du capital, jouent

simplement le rôle de figurants passifs. Ce sont bien les managers,

formant une technostructure, qui ont pris le pouvoir.

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nisation. Selon cette logique, ce qu’elle maximise n’est donc plusl’argent, mais ses compétences et ses capacités d’organisation :« Il n’y a a priori pas de raison de croire qu’elle veuille maximiser lesrevenus du capital. Il est plus vraisemblable qu’elle maximise sonpropre succès en tant qu’organisation » (NEI, p. 165).

Les membres de la technostructure et le système planificateurpoursuivent alors d’autres objectifs. La réalisation de bénéfices estessentielle pour préserver l’autonomie et la survie de la techno-structure, mais elle n’est plus le but unique. D’autres objectifs, cohérentsavec les aspirations des membres de la technostructure et avec lesobjectifs du corps social, prennent uneimportance grandissante. La crois-sance de la taille de l’entreprise et lavirtuosité technique renforcent le pou-voir de décision de la technostructure(croissance et protection contre lacontraction des emplois, rémunéra-tions, responsabilités) et son prestigesocial. La réalisation de bénéfices suf-fisants et la croissance des ventes sont des objectifs prioritaires,tandis que la virtuosité technique et le versement de dividendes sontsecondaires. Ils ne doivent pas, en effet, interférer avec les objectifsprioritaires. Par exemple, la virtuosité technique nécessite de lourdsinvestissements en recherche et développement qui peuvent nuire àl’autonomie de l’entreprise. Il en serait de même si la technostructureavait pour but de maximiser les profits afin de servir des dividendesles plus élevés possibles aux actionnaires (voir schéma 1, page sui-vante, réalisé à partir du chapitre XV, NEI, p. 210-223).

De même, le système des motivations individuelles s’élargitpour intégrer, à côté de la récompense financière, l’identificationà la technostructure et le désir d’adaptation. L’identification signi-fie « l’échange volontaire des buts individuels contre les buts recon-nus préférables par l’organisation ». L’adaptation « est le fait pourun individu d’adhérer à l’organisation dans l’espoir d’infléchir sesobjectifs pour qu’ils s’accordent mieux avec les siens propres »(NEI, p. 201). Les trois motivations (pécuniaire, identification, volontéd’adaptation) se trouvent, dans la grande entreprise moderne,réparties et parfois combinées, selon le type de partie prenante dela grande entreprise moderne (voir schéma 2, page 51, réalisé àpartir du chapitre XIII, NEI, p. 192-202). Si les liens pécuniairesrelient surtout les actionnaires à la grande entreprise moderne, les

Si les liens pécuniaires relient surtoutles actionnaires à la grande entreprisemoderne, les différentes catégories de salariés ont un système de motivations plus complexe

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p. 50 différentes catégories de salariés ont un système de motivationsplus complexe, dans lequel, au fur et à mesure que l’on se rapprochedu centre dirigeant, la motivation pécuniaire laisse place à l’iden-tification et au désir d’adaptation.

La détention du pouvoir par la technostructure, les objectifs dusystème planificateur et des membres de la technostructure créentune efficacité interne, renforcée par la discipline imposée par ladécision collective. En effet, le pouvoir des managers a vite faitpeur aux observateurs de l’économie : ils peuvent profiter des infor-mations qu’ils détiennent sur la marche quotidienne des affairespour prendre des décisions contraires aux intérêts des actionnaireset à ceux de toutes les parties prenantes de l’entreprise – les sala-riés, les clients, les fournisseurs. Déjà, dans les années 1930, oncraignait leur enrichissement personnel. Des dispositions légales etla création de commission pour surveiller les opérations boursières(la Security Exchange Commission aux Etats-Unis est créée en 1934)

Schéma 1 : Les buts du système planificateur

Buts du système planificateur

Autonomie(bénéfices suffisants)

Survie de la technostructure,

pouvoir de décision

Croissance de latechnostructure (emplois à haute responsabilité,

rémunérations), protectioncontre la contraction

des effectifs

Prestige, emplois,

promotions

Croissance (ventes)

Virtuosité technique

Dividendes

Principe de cohérence Principe de cohérence Principe de cohérenceNon-intervention de l’Etat Croissance du PNB : Avance technologique :

objectif social gloire de la société

Buts prioritaires, permettant d’autofinancer les investissements

Buts secondaires : ils ne doivent pas interférer avec les buts prioritaires

Réinvestissement

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ont eu pour but de réprimer ces pratiques. Mais selon Galbraith,dans la technostructure, chacun est « le témoin et le chien de gardede son voisin » (NEI, p. 164). La décision étant collective, la poursuitedes intérêts individuels devient improbable. « La technostructuren’assure pas la discrétion qu’exigeraient un abus de pouvoir ouune malhonnêteté. Ainsi la technostructure, par une sorte de néces-sité, interdit de faire des profits personnels » (NEI, p. 161)

Cette discipline contredit également l’hypothèse de maximisa-tion des profits, seule retenue par la théorie traditionnelle pourexpliquer les mobiles de l’entreprise. En effet, les managers quiont le pouvoir dans l’entreprise ne perçoivent pas eux-mêmes leprofit. Si l’on maintenait cette hypothèse, explique Galbraith, onconsidérerait alors que les membres de la technostructure maxi-misent les profits, non pas pour leur propre compte, mais pour lecompte d’actionnaires lointains qui n’ont pas conscience que leursprofits sont maximisés.

Schéma 2 : Le système des motivations dans la grande entreprise moderne

« Les liens qui lesunissent sont purementpécuniaires » (NEI, p. 193)

« En fait, les motivationsdu producteur de basecombinent l’appât de la rémunération et l’identification »(NEI, p. 194)

« Lorsque l’on se rapproche du centrede la technostructure,l’identification et le désird’adaptation deviennentdes motivations de plusen plus puissantes »(NEI, p. 196)

Directeurs

Techniciens, ingénieurs, chefs de vente,scientifiques, dessinateurs

et autres spécialistes

Contremaîtres, personnel d’encadrement, employés de bureau, des services de

vente et des autres activités d’intendance

Actionnaires ordinaires

Ouvriers de production

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p. 52 La structure du pouvoir dans l’entreprise crée donc une efficacitéstructurelle, issue de la discipline qu’impose la décision collective.De plus, la grande entreprise n’a pas un pouvoir sans limite. C’estlà un nouvel argument à même d’effacer les maux traditionnellementimputés aux grandes entreprises.

Dans la théorie traditionnelle, explique Galbraith, la concurrenceest le principal mécanisme de régulation sur le marché, et donc leprincipal contre-pouvoir à une stratégie anticoncurrentielle mise enplace par une entreprise. Les freins au pouvoir d’une entreprise sonttoujours dus, selon le modèle de la concurrence pure et parfaite, àla présence d’autres entreprises situées du même côté du marché(des producteurs qui contrecarrent les ambitions d’autres produc-teurs, des acheteurs qui réduisent la part de marché d’un autre ven-deur, etc.). Mais selon Galbraith, il existe une « dialectique du pou-voir », selon l’expression qu’il utilise dans Anatomie du pouvoir

(1983) : le processus de concentra-tion du capital est à l’origine de lanaissance de grandes entreprises quidominent le marché et, dans le mêmetemps, de grands acheteurs ou degrands fournisseurs en mesure derestreindre le pouvoir exercé parla grande entreprise. Des contre-

pouvoirs se développent donc de l’autre côté du marché, du mêmeprocessus organique qui donne naissance au pouvoir économique :« En fait, de nouvelles restrictions au pouvoir privé sont apparuespour remplacer la concurrence. Elles se sont nourries du mêmeprocessus de concentration qui a affaibli ou détruit la concurrence.Mais elles ne sont pas apparues du même côté du marché mais àl’opposé, non pas avec d’autres concurrents mais du côté desconsommateurs ou des fournisseurs. Il serait utile d’avoir un nompour cette contrepartie à la concurrence et je pourrai lui donnercelui de pouvoir compensateur » (AC, p. 111).

Les contre-pouvoirs peuvent être exercés à la fois du côté de lademande (de gros acheteurs contre de plus faibles vendeurs) et ducôté de l’offre (de gros vendeurs contre de faibles acheteurs). Lesexemples pratiques les plus significatifs sont les chaînes de distri-bution dans le premier cas, et les syndicats dans le second cas. De telscontre-pouvoirs se développent sur les marchés les plus concentrés,ce qui montre le lien entre le développement d’un pouvoir de marchéet, quasi simultanément, celui de son contre-pouvoir (AC, p. 113).

De nouvelles restrictions au pouvoirprivé sont apparues, non pas avec

d’autres concurrents mais du côté desconsommateurs ou des fournisseurs.

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L’efficacité structurelle de la grande entreprise est donc renfor-cée, selon Galbraith par l’existence de pouvoirs compensateurs.Toutefois, dans ses écrits plus récents, Galbraith atténue quelquepeu ses propos.

Le pouvoir et la grande entreprise aujourd’hui L’affaiblissement des « pouvoirs compensateur »Dans la préface de l’édition de 1993 (American Publishers) deAmerican Capitalism, John Kenneth Galbraith revient sur la thèseprincipale développée dans cet ouvrage et discute de son actua-lité. Selon lui, si cette thèse est toujours valide, le poids desgrandes entreprises américaines en situation de monopole oud’oligopole a diminué en raison de la mondialisation et de labureaucratisation de la grande entreprise. La concurrence inter-nationale a en effet affaibli les grandes entreprises américaines :« Il suffit de se référer à ce qui est arrivé dans l’industrie automobileau cours des quarante dernières années. Grâce notamment auJapon, General Motors, Ford ou Chrysler ont l’air beaucoup moinsfortes qu’auparavant » (AC, p. X). Il en découle alors un déclinparallèle du contre-pouvoir exercé par les syndicats. Un contre-pouvoir ne peut en effet se manifester qu’en présence d’un pou-voir effectif, et la diminution du pouvoir de la grande entreprise estallé de pair avec la diminution de la puissance des syndicats.« Pour le dire sans ménagement, des syndicats solides requièrentdes employeurs solides. Rien n’affaiblit plus un syndicat qu’unemployeur qui ne peut plus payer et qui ferme des usines ou quifait complètement faillite. C’est ce qui a conduit les syndicatsdans l’ombre au cours de ces dernières décennies. Le pouvoircompensateur, la raison d’être des syndicats, nécessite un pouvoirsusceptible d’être contrecarré » (AC, p. X).

En l’espace de dix ans, cependant, la concurrence s’est renfor-cée au niveau international. La vague de fusions et acquisitionsdes années 1990-2000 a été facilitée par la mondialisation accé-lérée des économies, la déréglementation financière et la diffu-sion des technologies de l’information. Cette vague de fusions aréuni, de manière plus marquée que dans les périodes précé-dentes, des entreprises de nationalités différentes, aboutissantainsi à la formation de firmes multinationales de grande dimen-sion, les oligopoles se renforçant à l’échelle mondiale. Quel estl’effet de ce nouveau pouvoir, mondial cette fois, des grandesentreprises en situation d’oligopole sur les contre-pouvoirs iden-tifiés par Galbraith ?

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p. 54 Nous nous intéressons ici à deux des principaux contre-pouvoirsétudiés par Galbraith : les entreprises de distribution et les syndi-cats. Dans le premier cas, les entreprises de distribution de grandetaille se sont elles-mêmes internationalisées et continuent à exercerune pression sur la baisse des prix des biens de consommation.L’exemple le plus marquant est sans doute celui de l’entrepriseaméricaine Wal-Mart [1], qui est aujourd’hui la plus grande entre-prise du monde, avec 245 milliards de dollars de revenus en 2002– trois fois plus que l’entreprise Carrefour, n° 2 mondial de la dis-tribution –, et le plus grand employeur privé du monde, avec1,5 million de personnes. Cette entreprise contrôle une large part desventes réalisées par la plupart des producteurs américains de biensde consommation : 28 % de l’ensemble des ventes de Dial, 24 % deDel Monte Food, 23 % de Clorox, 23 % de Revlon, etc. En 2002,82 % des ménages américains ont réalisé au moins un achat dans

l’un des magasins de Wal-Mart. L’en-treprise s’est largement étendue aucours des dernières années sur lesmarchés internationaux (notammenten Amérique du Nord et du Sud). Sonslogan, « Always low prices, alwaysWal-Mart », met en avant le nerf deson activité, qui consiste à offrir lesproduits aux prix les plus bas possi-bles. Selon une entreprise de consul-

ting anglaise citée par Business Week, Wal-Mart aurait ainsi permisaux consommateurs américains d’économiser 20 milliards de dollarsen 2002. L’entreprise jouerait donc un rôle macroéconomique majeurdans la lutte contre l’inflation et l’accroissement de la productivitéaméricaine. Enfin, le pouvoir de cette entreprise de distributionconduit à la disparition des commerces de plus petite taille. Malgrécette tendance au monopole, l’entreprise est épargnée des procèsantitrust par son poids sur les marchés et par son action sur labaisse des prix des biens de consommation.

D’un autre côté, pour atteindre cet objectif, l’entreprise est accu-sée de négliger les conditions de travail des salariés. Les salaires sontconsidérés comme étant très faibles. Les salariés de base seraientpayés 8,23 dollars de l’heure, soit 13 861 dollars par an en 2001.A cette époque, le seuil de pauvreté pour une famille de trois per-sonnes était estimé à 14 630 dollars par an. Plus de 40 procès dans25 Etats accusent aussi Wal-Mart de refuser de payer des heuressupplémentaires, et les plaintes pour problèmes de santé et discri-

Le pouvoir des entreprises de distribution sur les marchés

et son effet sur les conditions de travailnécessiteraient alors eux-mêmes

l’existence d’autres contre-pouvoirs, et notamment celui des syndicats.

[1] Voir A. Bianco et W. Zellner, « Is Wal-Marttoo powerful ? », BusinessWeek, 6 octobre 2003 ; et J. E. Garten, « Wal-Martgives globalism a badname », Business Week,8 mars 2004.

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mination sexuelle se multiplient. Le pouvoir des entreprises dedistribution sur les marchés et son effet sur les conditions de travailnécessiteraient alors eux-mêmes l’existence d’autres contre-pouvoirs,et notamment celui des syndicats, à même de freiner les abus desgrandes entreprises dans la gestion de leur main-d’œuvre.

Cependant, la globalisation de la stratégie des firmes multinatio-nales permise par les politiques de déréglementation et de libérali-sation des marchés des biens et services, du capital et du travail setraduit par la gestion souple et internationalisée des actifs (finan-ciers, humains, scientifiques et techniques) de ces entreprises, orga-nisées en réseaux. Les sociétés holding sont localisées dans leszones où la fiscalité est faible ou inexistante ; les laboratoires derecherche et de développement s’installent dans les pays riches en res-sources financières, scientifiques et techniques ; les unités de produc-tion se situent dans les pays attractifs sur le plan de la spécialisationet du coût de la main-d’œuvre, ainsi que dans le domaine des infra-structures de transport. Les biens sont commercialisés sur tous lesmarchés solvables de la planète (Andreff, 2003 ; Michalet, 2004).

Cette flexibilité dans l’organisation de la chaîne de valeur desentreprises va de pair avec une capacité à gérer de manière toutaussi flexible la main-d’œuvre nécessaire à la production et à lacommercialisation des biens et services des firmes multinationales.Des systèmes d’emplois privés prennent le pas sur les systèmesnationaux d’emplois au sein desquels l’Etat (tout au moins dansles pays européens) joue un rôle important par l’édiction de règlessur l’utilisation du travail dans une économie nationale donnée– réglementation sur l’utilisation du travail, son coût et son contenu(Laperche et Uzunidis, 1999). En effet, si l’ouverture, le prolonge-ment, l’imbrication planétaire des systèmes productifs, sous lapulsion des politiques économiques libérales et les stratégies desentreprises globales, sont des faits acquis, la logique nationale dessystèmes nationaux d’emplois s’oppose à la logique mondiale del’accumulation. L’électronisation de la production, la multiplicationdes formes de travail, la diversification des modalités de sa gestionet la déréglementation des économies ont fait voler en éclats lessystèmes nationaux d’emplois, laissant une grande souplesse auxentreprises dans la gestion de leur main-d’œuvre.

L’entreprise se recentre sur un noyau stable de salariés employésdans les directions de recherche et développement (R&D), finan-cières et administratives. Elles utilisent des formes et des contrats

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p. 56 de travail de plus en plus diversifiés pour gérer le reste de leur per-sonnel, au niveau mondial et selon l’état de la demande, les risquespolitiques et sociaux, les coûts de production, les infrastructuresdisponibles, etc. Cette gestion flexible du travail va de pair avecune individualisation de plus en plus poussée des contrats (horaires,salaires, lieu de travail, contenu du travail). L’entreprise de grandetaille devient ainsi source de droit (négociation d’accords d’entre-prise, échappant aux procédures juridiques traditionnelles).

Cette tendance à l’autoréglementation de l’entreprise traduit laforce actuelle du capital par rapport au travail et se lit dans la dimi-nution du nombre de salariés syndiqués (voir tableau 1 ci-dessous).

Selon le Bureau international du travail (BIT), le nombre degrèves a lui aussi beaucoup diminué, passant par exemple de187 grèves recensées aux Etats-Unis en 1980 à 31 en 1995 et 14 en2003. En France, le nombre de grève à d’abord baissé – 2 118 grèvesen France en 1980 contre 1 671 en 1994 –, puis a à nouveau pro-gressé pour atteindre 2 131 grèves en 2001, tandis que 1 133 grèvesétaient recensées au Japon en 1980, contre 230 en 1994 et 74 en2002… Les syndicats, qui ont pour mission de représenter tous lessalariés, voient leur tâche compliquée par l’individualisation descontrats de travail et les multiples formes que peut prendre le travaildans une même entreprise. Aujourd’hui, on peut alors avancerl’idée que ce n’est pas la faiblesse de la grande entreprise, maisplutôt sa force, acquise en partie grâce aux politiques libéralesde déréglementation, qui porte atteinte et affaiblit le pouvoircompensateur du syndicat. Le système planificateur a d’abord« encerclé le mouvement ouvrier » (NEI, p. 325) et est parvenu,dans les dernières années, à rompre la chaîne de solidarité quireliait les travailleurs entre eux.

Evolution du pourcentage de la main d’œuvre salariée syndiquée dans quelques pays

1985 1995

Etats-Unis 18,0 14,0

Japon 28,8 24,0

Allemagne 35,0 28,8

Royaume-Uni 45,5 32,9

France 14,5 9,1

Source : BIT.

Tableau 1 : De moins en moins de syndiqués

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La grande entreprise possède donc une force considérable sur lesmarchés internationalisés. Loin de l’affaiblir, la concurrence mon-dialisée, appuyée par les politiques de libéralisation et de déré-glementation des marchés, lui a, au contraire, permis d’étendre cepouvoir à l’échelle mondiale.

C’est d’ailleurs ce que Galbraith met en avant dans son dernierouvrage, Les Mensonges de l’économie (2004), tout en expliquantà nouveau que ce pouvoir de la grande entreprise est aujourd’hui,peut-être plus qu’à toute autre époque, nié par la théorie ortho-doxe, par les représentants politiques et par les médias. « Nul necontestera que la société anonyme moderne est une force domi-nante dans l’économie d’aujourd’hui. Elle l’est certainement auxEtats-Unis. Mais le phénomène n’est évoqué qu’avec prudence oupas du tout. S’ils ont un peu de finesse, les amis et bénéficiaires dusystème ne tiennent nullement à désigner l’entreprise comme lieude l’autorité suprême. Mieux vaut la référence incolore et insigni-fiante au marché » (p. 24).

Mais la grande entreprise d’aujourd’hui, qui paraît si puissante,est-elle pour autant comparable à celle des années 1960 ?

Concurrence et coopération des technostructures mondialiséesLe tableau 2, ci-dessous, permet de mettre en avant les grandspoints communs, mais aussi les divergences entre la grande entre-prise telle que Galbraith l’analysait à la fin des années 1960 etl’entreprise telle que nous l’analysons aujourd’hui.

Grande entreprise des années 1960 Grande entreprise aujourd’huiselon J. K. Galbraith

Organigramme Firmes multidivisionnelles Firmes réseaux

Structure du pouvoir Technostructure Technostructures complexes et mondialisées

Motivations individuelles Identification/adaptation Récompense financièredes membres Récompense financièrede la technostructure

Buts du système Autonomie Profit planificateur Croissance (les autres objectifs – autonomie,

Progrès technique croissance, progrès technique – y sont tous assujettis)

Tableau 2 : La grande entreprise dans les années 1960 et celle d’aujourd’hui

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p. 58 La structure organisationnelle des entreprises, à l’époque duNouvel Etat industriel, peut être qualifiée de multidivisionnelle.Galbraith met bien en avant le fait qu’il est nécessaire d’aban-donner « l’image conventionnelle de la structure des grosses socié-tés » (NEI, p. 192), qui est celle des entreprises hiérarchiques où lesactionnaires ont « le pouvoir suprême ». L’entreprise multidivi-sionnelle, terme que n’emploie pas Galbraith, reflète néanmoinsl’autonomie décisionnelle des équipes ou divisions : « Les déci-sions dont la complexité va généralement de pair avec leur impor-tance sont en fait l’œuvre d’équipes ; puis, elles remontent à traversl’organisation bien plutôt qu’elles n’y descendent » (NEI, ibid.).

La modification des organigrammes,de l’entreprise multidivisionnelle versl’entreprise réseau, a été nécessitéeet tout autant rendue possible par lamodification de l’espace concurren-tiel dans lequel les firmes agissaient.La diffusion des nouvelles technolo-

gies de l’information et de la communication a accompagné l’orga-nisation mondiale en réseau des firmes. La firme réseau associe lapropriété des actifs pour les activités clés avec la souplesse descontrats pour toutes les activités qui relèvent de la mise en œuvrede la stratégie de l’entreprise (contrats de sous-traitance, de coopé-ration, licences, franchises, etc.). L’association de ces deux formesde relations (propriété, contrats) rend ses contours physiques etgéographiques de plus en plus flous : la firme prend les apparencesd’un réseau évolutif.

Le pouvoir de décision dans l’entreprise de grande taille semblerester entre les mains de la technostructure et de ses membres, lesmanagers (cette question fait pourtant débat, nous y reviendronsplus bas). En effet, seule une équipe de spécialistes est à même deprendre des décisions dans un climat concurrentiel incertain où la per-formance technologique joue un rôle déterminant. Cependant, latechnostructure d’aujourd’hui n’est plus comparable à celle desannées 1960. Dans l’introduction à l’édition française du NouvelEtat industriel en 1989, J. K. Galbraith soulignait qu’il avait eu « tortde vanter l’habileté et l’efficience de la technostructure, notammentsa propension irrésistible à multiplier son personnel » (NEI, p. VI). Lescomportements bureaucratiques sont également en cause : « Quiplus est, il existe dans toute importante organisation une forte ten-dance à considérer qu’agir intelligemment, c’est se conformer aumaximum à ce qui se fait par habitude, et que la compétence consiste

La technostructure d’aujourd’hui n’est plus comparable

à celle des années 1960.

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à imiter du mieux possible les gens en place » (NEI, ibid.). Galbraithrevient aussi sur la bureaucratisation de la grande entreprise dansla préface de 1993 de American Capitalism, et considère qu’elle estune des raisons majeures de l’affaiblissement du pouvoir des grandesentreprises « Autrefois, la grande entreprise était respectée et crainteen raison de son pouvoir externe ; désormais, très souvent, elle estvictime de sa propre faiblesse interne. Nous savons maintenant quenous avons moins à craindre du pouvoir de l’entreprise que de sonincompétence » (AC, p. X). Les années 1980 ont en effet été mar-quées par de nombreuses défaillances de management. Mais, laglobalisation financière des années 1980 a conduit à la naissance d’unactionnariat plus concentré, composé d’investisseurs institutionnelsà même de revendiquer l’établissement d’un certain nombre derègles permettant d’accroître la transparence de la gestion desentreprises et ainsi de rendre la technostructure moins bureaucra-tique dans son fonctionnement. En revanche, les technostructuressont rendues plus complexes dans leur composition et dans leurfonctionnement.

En effet, l’organisation des technostructures s’effectue sur unebase mondiale. Elle rend plus difficile l’identification à des objectifsparticuliers d’une organisation, comme ceux que met en avantGalbraith (la virtuosité technique, la croissance de la taille) et ledésir d’adaptation. La « solidaritéorganique » (selon l’expression deDurkheim, 1930) qui relie les membresdes collectifs de travail est largementissue de la proximité physique, queles technologies de l’information nereproduisent que très imparfaitement.La motivation pécuniaire deviendraitainsi la principale forme de motiva-tion dans la grande entreprise mon-dialisée. Si l’identification et le désir d’adaptation existent, c’estvers cet objectif universel que les membres des technostructuresmondialisées tendent le plus aisément. D’autant que le caractèreévolutif des réseaux rend les salariés plus vulnérables aux chan-gements éventuels de stratégie des grandes firmes multinationales(certes, les salariés les plus éloignés des processus décisionnelssont les premiers touchés, mais les cadres et même le personnel deR&D sont aussi de plus en plus concernés par les restructurations),impulsées par la pression exercée par les actionnaires institution-nels. Dans ces conditions, on peut en effet considérer que les

L’organisation des technostructuress’effectue sur une base mondiale.Elle rend plus difficile l’identification à des objectifs particuliers d’une organisation, comme ceux que met en avant Galbraith.

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Mais revenons au rôle joué par les investisseurs institutionnelsnon bancaires (fonds de pension, compagnies d’assurances, fondscommuns de placement). La déréglementation des marchés finan-ciers leur a permis d’intervenir sur ces marchés et de prendre pos-session de parts du capital des entreprises cotées. Du fait de leuractivité principale (la gestion des retraites des salariés, par exemple),ils se soucient moins du développement des entreprises que dumontant des dividendes versés. Pour sélectionner les entreprises lesplus créatrices de « valeur pour l’actionnaire », ils ont œuvré pouraméliorer la qualité des informations transmises et limiter le pou-voir de la technostructure.

Les mesures préconisées pour améliorer la transparence du fonc-tionnement des entreprises, connues sous le terme de « gouver-nement des entreprises », qui deviennent des codes de conduiteimposés à travers le monde par le biais des institutions internatio-nales (voir Laperche, 1999), sembler sonner le glas de la techno-structure et marquer le retour en force de l’actionnaire au poste decommande des entreprises.

D’autant que la déréglementation et l’ouverture mondiale desmarchés des biens, des services et du capital leur ont offert denouvelles opportunités d’investissements. En 2002, selon S. Lavigne(2004), les fonds de pension et mutual funds américains repré-sentaient 42 % de la capitalisation boursière aux Etats-Unis. Selonun rapport du Commissariat général du Plan en France, au plus fortde la spéculation de la fin des années 1990, 48 % du capital deVivendi, 56 % de celui d’Usinor, ou encore 45 % de celui de Michelinétaient la propriété de fonds de pension et autres institutions finan-cières. D’après ce rapport, l’internationalisation du capital desentreprises est largement liée aux opérations de fusions et acqui-sitions transfrontalières (financées principalement par échangesd’actions), qui ont représenté jusqu’à 85 % du total des investis-sements directs à l’étranger en 2000 (1 300 milliards de dollars)(Dietsch, 2003). Les investisseurs institutionnels ont ainsi renforcéalors leur pouvoir au sein des grandes entreprises.

Pour autant, il faut tenir compte de la spécificité de ces nou-veaux investisseurs, avant d’en tirer la conclusion que les action-naires auraient repris le pouvoir dans l’entreprise. L’actionnaire

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dont il s’agit ici n’est toujours pas un individu mais une entreprise(une technostructure) qui gère la propriété d’autrui. La structuredu capital des grandes entreprises démontre alors la pertinence etl’actualité de la pensée de Galbraith. Les managers, selon cettelogique, détiennent toujours le pouvoir dans l’entreprise. Cependant,une différence de taille apparaît : l’organisation industrielle est,dans une économie ouverte, conditionnée par la concurrence maisaussi la coopération entre technostructures d’entreprises diffé-rentes, sous la tutelle des technostructures managériales des insti-tutions financières (Innovations, 2004).

Les faillites de WorldCom, de Enron, ou la débâcle de VivendiUniversal ont révélé ces subtils jeux d’alliances et de concurrenceentre grandes technostructures. Ainsi, les plans de stock-options queles comités de rémunération des grandes entreprises ont offertsà leurs managers se sont révélés être un gigantesque un « volpatronal », selon l’expression de Joseph Stiglitz (2003). Les optionssur titres offraient en effet des rémunérations sans précédent auxmanagers (dans les années 1990, la rémunération moyenne deshauts dirigeants des entreprises américaines s’est accrue de 442 %en 8 ans) mais n’apparaissaient pas en tant que charges d’exploi-tation dans la comptabilité des entreprises et n’affectaient doncpas leurs bénéfices. Ce qui incitait à la hausse du cours des actions.Mais distribuer des stock-options équivaut à accroître le nombretotal des actions, et donc à réduire la valeur de celles qui existentdéjà. Tant que le cours des actions montait, ce qui était le cas dansle contexte de la bulle financière de la « nouvelle économie », cevol des actionnaires par les technostructures et les risques qu’ilfaisait courir à l’entreprise passaient inaperçus. Les gestionnairesde fonds, n’ayant des intérêts qu’à court terme, étaient aussi incitésà fermer les yeux.

Dans Les Mensonges de l’économie, Galbraith utilise l’expressiond’« autoenrichissement légal », dans la mesure où les managersdéfinissent et approuvent eux-mêmes les salaires faramineux etdes autres avantages financiers qu’ils s’octroient. Un tel pouvoirdes managers est ainsi une fraude, « innocente » certes, puisque,si tous les observateurs interne ou externes à l’entreprise étaientinformés de ces situations, aucun d’entre eux n’interviendrait pourdénoncer ces pratiques abusives. Les membres de la technostruc-ture de WorldCom ou de Enron, avec la bénédiction des membres destechnostructures des banques, des cabinets comptables, des ana-lystes et des cabinets-conseil, ont donc utilisé les informations

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p. 62 qu’ils possédaient pour faire passer leurs intérêts propres avantceux des petits actionnaires (y compris les actionnaires salariés) [2].Certes, les managers les plus exposés ont eu un pouvoir à duréedéterminée : une fois les manipulations et fraudes découvertes,ou encore lorsque les choix de gestion ont été contestés, ils ontété démis de leurs fonctions (l’exemple récent d’Eurotunnel lemontre aussi) ou ont sombré en même temps que l’entreprise qu’ilsgéraient. Mais, comme dirait Galbraith, les exemples et les mythesont pour fonction de masquer la réalité des choses. Derrière lesmythes – celui du consommateur-roi, de l’actionnaire décisionnaireou de la taille optimale de l’entreprise notamment –, réside aujour-d’hui plus que jamais le pouvoir de la grande entreprise et de sonorganisation, dont la sphère d’influence s’étend pour englober nonseulement le privé, mais aussi pour soumettre l’initiative publiqueà ses fins : celui de la production et du profit.

L’épisode récent d’euphorie financière révèle la concurrenceforte qui oppose au niveau mondial les technostructures des entre-prises industrielles, de services et financières. Il a aussi montrécomment nombre de ces organisations ont succombé aux incita-tions multiples qui allaient dans le sens du gain facile (notammentdes règles comptables trop souples…). Il découle alors de notreanalyse deux points qui nous semblent importants : d’une part,les technostructures, composées de managers, ont toujours le pou-voir de direction dans l’entreprise ; d’autre part, ces technostructuressont plus complexes dans leur composition, leur fonctionnement, dufait de leur organisation mondiale et de la pression exercée par lesrègles édictées par les investisseurs institutionnels. Ceux-ci formentaussi une (plusieurs) organisation(s)/technostructure(s) à mêmede contrecarrer les ambitions des membres des technostructuresindustrielles ou de coopérer avec elles pour atteindre un objectifpartagé par tous : accroître les profits réalisés.

ConclusionDans son analyse de la grande entreprise, John Kenneth Galbraithse pose d’emblée en opposition à l’analyse libérale. La grandeentreprise naît du fonctionnement même du système, elle lui estnécessaire (elle est la seule à fournir l’incitation nécessaire àl’innovation, moteur du changement) et c’est de plus une organi-sation efficiente, du fait de la répartition du pouvoir en son sein etdes pouvoirs compensateurs auquel le processus de concentra-tion donne naissance. La confrontation de l’analyse de Galbraithà la réalité d’aujourd’hui révèle la pertinence de son analyse sur

[2] De nouvelles lois ontété votées aux Etats-Unis,mais aussi en France(création de l’Autorité des marchés financiers, qui fusionne le Conseil des marchés financiers et laCommission des opérationsde Bourse), pour renforcer le contrôle des managers.Mais on peut craindre,comme le pensait Galbraithà propos de celles des années 1930, qu’elles ne bloquent que « quelques-unesseulement des possibilitésd’enrichissement ».Voir « Managers 1,actionnaires 0 »,Alternatives Economiques,n° 213, avril 2003 ; et www.amf-france.org

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la répartition du pouvoir dans l’entreprise. Malgré l’irruption denouveaux actionnaires et la mise en place de règles leur étantfavorables (gouvernement d’entreprise), les managers ont tou-jours le pouvoir dans la grande entreprise, comme l’ont montréles nombreux exemples de fraudes managériales au cours de cesdernières années.

La grande entreprise ne serait pourtant plus aussi efficace. Pourquelles raisons ? D’une part, les pouvoirs compensateurs ont étéaffaiblis par les transformations du capitalisme contemporain. Leschaînes de distribution ont profité de la mondialisation pour accroîtreleur dimension. Si elles exercentencore un rôle important dans labaisse des prix, elles adoptent descomportements habituellement attri-bués aux monopolistes : mauvais trai-tement de la main-d’œuvre, margesélevées… Les syndicats voient leurseffectifs diminuer et leur représenta-tivité est compliquée par l’organisa-tion mondialisée des technostructures. Les Etats se font aussi trèssouvent, ainsi que l’exprime Galbraith dans son dernier ouvrage, labéquille du système planificateur, dans des objectifs qui mêlentpréoccupations économiques et politiques.

Des pouvoirs compensateurs nouveaux surgissent, certes, commela pression exercée par les technostructures financières, qui peuventfreiner les prétentions des grandes entreprises industrielles oubien aussi coopérer avec elles, lorsque les intérêts (pécuniaires)se rejoignent. En interne, l’efficacité vantée par Galbraith, mue pardes objectifs autres que le profit, souffre aussi de l’organisationmondialisée des entreprises, qui réduit la « solidarité organique »et porte atteinte à la cohésion interne. Cela explique sans doutepourquoi, dans son dernier ouvrage paru en 2004 et déjà cité,Galbraith ne fait même plus référence à la « technostructure »,préférant le terme plus neutre de « management ».

Dans le capitalisme managérial mondialisé d’aujourd’hui, lestechnostructures industrielles et financières se concurrencent etcoopèrent donc, en tentant de profiter à court terme, de toute nou-velle opportunité de profit. Les objectifs du système planificateurssont, disait Galbraith, cohérents avec ceux des membres de la tech-nostructure et de la société tout entière. Ceux de la période actuelle

Les managers ont toujours le pouvoirdans la grande entreprise, comme l’ont montré les nombreuxexemples de fraudes managériales au cours de ces dernières années.

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L’Economie politique n° 28

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p. 64 montrent que le capitalisme n’est pas stationnaire (et donc que lesmotivations évoluent aussi), mais aussi qu’ils cherchent à êtreatteints au mépris des intérêts des salariés, des chômeurs, ou desindividus nombreux vivant sous le seuil de pauvreté. �

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