10
LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER Author(s): René König Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 41 (Juillet-décembre 1966), pp. 33-41 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689366 . Accessed: 17/06/2014 18:45 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.79.21 on Tue, 17 Jun 2014 18:45:25 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER

LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBERAuthor(s): René KönigSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 41 (Juillet-décembre1966), pp. 33-41Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689366 .

Accessed: 17/06/2014 18:45

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access toCahiers Internationaux de Sociologie.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 62.122.79.21 on Tue, 17 Jun 2014 18:45:25 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 2: LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER

LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR

CHEZ MAX WEBER(1> par René König

En sociologie, certains problèmes ne perdent jamais de leur actualité. Il en est ainsi, en particulier, de la question des juge- ments de valeurs, discutée avec passion depuis plus d'un demi- siècle. En 1966, deux ans apròs le centenaire de la naissance de Max Weber, nous saisirons l'occasion de revenir à ce problème eu nous efforçant d'apprécier à sa juste valeur l'œuvre de Max Weber, ainsi que son attitude à l'égard de cette question cruciale.

Avant d'aborder le problème qui nous intéresse, je voudrais rapporter l'impression que j'ai éprouvée en relisant d'anciennes publications consacrées à ce thème, et aussi des publications plus récentes. Elles m'ont toutes paru plus ou moins chargées d'uije affectivité inattendue dans une discussion qu'on pourrait croire d'ordre purement logique, et qui est, de plus, en contra* diction avec le problème lui-même : à savoir, l'impartialité dans les sciences sociales. C'est pourquoi j'ai choisi une voie d'accès plus indirecte. En principe, je ne me placerai ni sur le plan de la logique ni sur celui de la méthodologie, m'efforçant plutôt d'exa- miner les hypothèses qui permettent de comprendre, en tant qu'attitude, le rationalisme scientifique de Max Weber.

Ce dernier avait bien vu que la discussion portant sur les jugements de valeurs, et leur fonction dans la recherche scienti- fique, avait pris un mauvais départ dès sa formulation, au début du xxe siècle. Il en saisit très clairement les malentendus. Il précise, par exemple, qu'en refusant à la sociologie le droit de porter des jugements de valeur il ne nie nullement que cette science ne cherche à atteindre des résultats estimés importants, c'est-à-dire d?s résultats qui aÌ3nt une valeur scientifique. De plus, le choix d'un domaine de recherche comporte naturellement un

(1) Conférence prononcée le 1er avril 1965 à l'Université de Rome.

- 33 - pttmtu* INTEBN. DE SOCIOLOGIE 3

This content downloaded from 62.122.79.21 on Tue, 17 Jun 2014 18:45:25 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 3: LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER

RENÉ KÖNIG

jugement de valeur, puisque ce domaine est implicitement déclaré « important » pour la science, et qu'il prend donc une valeur posi- tive. Nous verrons un peu plus loin que la logique des sciences reconnaît bien d'autres points de rencontre entre la méthode scientifique et les jugements de valeur. Un autre malentendu nous apparaît plus grave : l'affirmation qu'on ne peut pas traiter objectivement les évaluations subjectives des hommes. Ce malen- tendu est surtout répandu en Allemagne, où une école philoso- phique prétend qu'on ne saurait traiter des valeurs objectivement, car parler des valeurs, c'est porter sur elles des jugements de valeur.

Or, jamais Max Weber n'a partagé ce préjugé. Au contraire, on pourrait dire qu'après Emile Durkheim c'est lui qui a le plus contribué à faire de la sociologie un instrument d'étude des atti- tudes réglementées, c'est-à-dire des attitudes relevant de cer- taines normes ou valeurs socialement acceptées.

De même, il est grotesque de prétendre, quand on connaît le tempérament indomptable de Max Weber, que l'attitude scien- tifique excluant tout jugement de valeur en sociologie serait l'expression d'une incapacité morale à prendre position et à s'engager, l'expression de ce qu'on a appelé le « scientisme » se dérobant face aux problèmes de la vie humaine. Ceux qui l'ont connu ont unanimement souligné la netteté de l'engagement moral et social de Max Weber durant toute sa vie, en matière politique surtout, au grand dam des conservateurs allemands ! Il représentait donc le contraire d'un homme de science non engagé, indifférent ou insensible aux problèmes de son temps. Mais, s'il se maîtrisait dès qu'il s'agissait de science, il s'aban- donnait délibérément à son tempérament et à sa conviction dès qu'il s'agissait de politique.

Indépendamment des problèmes de la logique et de la méthode des sciences sociales, il est un point qui, à mes yeux, n'a jamais été pris suffisamment en considération et qui devrait retenir l'attention, c'est la personnalité profonde de Max Weber. Nous trouvons en effet, en lui, deux aspects tout à fait opposés. D'une part, l'ardeur de son tempérament politique qui lui fit déclarer en public qu'il attaquerait l'empereur Guillaume II jusqu'à ce que celui-ci lui intente un procès ; d'autre part, une domination si parfaite de ses sentiments personnels devant les beautés de la nature ou de l'art et les vérités de la science, qu'elle pourrait passer pour de l'insensibilité. Mais cette apparente froideur cache le ressort intérieur qui donne une force inattendue et une vigueur surprenante à ses jugements comme à ses actions.

Il semble intéressant d'attirer l'attention sur le fait que Max Weber, ce grand silencieux, cet ennemi de tout jugement de

- 34 -

This content downloaded from 62.122.79.21 on Tue, 17 Jun 2014 18:45:25 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 4: LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER

JUGEMENTS DE VALEUR

valeur, s'est livré à une sorte d'autobiographie dans une de ses monographies scientifiques - celle concernant les anciens pro- phètes hébreux. Dans les pages consacrées au prophète Jérémie, se dessine en filigrane une figure de voyant ressemblant singu- lièrement à celle de Weber. Il parle de la solitude librement choisie par le prophète afin de pouvoir jeter l'anathème sur un monde corrompu. Jérémie sait bien que cette attitude le met en péril, mais il refuse de se taire. Comme le prophète, Max Weber a toujours dénoncé ouvertement la corruption politique, l'hypo- crisie ou même la dissimulation. Il haïssait tout mensonge et toute ambiguïté. Tel est le tempérament que nous trouvons sous l'apparence disciplinée de l'homme de science.

A mon sens, ces quelques données d'ordre biographique sont plus importantes que les longues explications logiques. Max Weber évoque à plus d'un égard les rudes prophètes hébreux ou même les calvinistes et leur austère discipline morale. Dans un autre pays, dans un autre environnement culturel, il serait peut-être devenu un disciple de saint Ignace. Son rationalisme n'est pas le rationalisme d'un homme non engagé, d'un homme sans foi, mais au contraire l'attitude d'un homme passionné qui s'efforce de tempérer ses sentiments devant le spectacle de la vie et de l'histoire qui menace de l'engloutir, d'un homme effrayé de parler librement car il sait que ce qu'il dit risque de le détruire. Comme le chevalier qui passe, imperturbable, entre le diable et la mort, Max Weber, dans la solitude d'une disci- pline librement acceptée, n'a jamais cédé à aucune pression extérieure.

C'est là, à mon sens, que se trouve la source entièrement morale du rationalisme de Max Weber. Ce qui nous ouvre de nouvelles perspectives sur son attitude envers les jugements de valeur. Bien entendu, le comportement social tel que le voit Weber - et ici il rejoint Emile Durkheim - est une action réglementée par les représentations collectives prescrivant à l'homme ce qu'on attend de lui afin de bien remplir son rôle de père de famille, de citoyen, d'entrepreneur, etc. La réalité sociale est donc orientée par de multiples obligations qui toutes reposent sur des valeurs sociales spécifiques. Ainsi, l'objet de la sociologie est structuré selon certaines représentations des valeurs socialement acceptées. Cela n'implique nullement que la science de cette réalité doive participer à ces obligations. C'est ce que Durkheim aurait appelé la « méthode idéologique », et cette formule serait acceptée par Weber. Si Weber refuse aux jugements de valeur le droit d'exis- tence au sein de la science, il n'exclut nullement les « rapports » à des valeurs pour les objets de cette science, et même, dans une certaine mesure, pour la méthode ; c'est ce que nous allons

- 35 -

This content downloaded from 62.122.79.21 on Tue, 17 Jun 2014 18:45:25 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 5: LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER

RENÉ KÖNIG

examiner maintenant, avant de poser une dernière question : quelle est la fonction du refus des jugements de valeur dans les sciences sociales en général, et dans la sociologie en particulier ?.

Tout dernièrement, Ralf Dahrendorf montrait qu'il n'existe pas moins de six points de rencontre du sociologue avec le champ des jugements de valeur. Il convient d'abord de présenter ces six points, en les commentant. J'en indiquerai ensuite quelques autres, dans le but d'expliquer pourquoi Max Weber était malgré tout l'ennemi des jugements de valeur.

1) Le premier point concerne le choix d'un thème. Il est certain que des jugements de valeur, relatifs à l'importance du thème, entrent en jeu ici. Mais cela n'a rien à voir avec les juge- ments impliqués par ce thème, comme nous le remarquerons plus clairement encore en traitant du second point.

2) Nous devons retenir, dans nos recherches, certains points de vqe : par exemple, intégration, conflit, équilibre, etc. ; donc établir encore une fois un « rapport » à des valeurs. Mais ce choix n'implique nullement que le chercheur, après avoir adopté un point de vue qui l'intéresse personnellement et qui est important pour Ja science, porte des jugements de valeur sur l'objet de son étude. En analysant des conflits sociaux, nous ne sommes nulle- ment contraints, en tant qu'observateurs, de prendre une attitude « agressive » dès que nous voyons les sujets soumis à notre obser- vation se livrer à des luttes. Ainsi, la sociologie industrielle propose des analyses des conflits entre le patronat et les ouvriers ou les syndicats, sans pour cela prendre parti à l'occasion de certaines luttes. Un observateur neutre pourrait fort bien, en considérant la psychologie d'un chercheur, faire comprendre pourquoi celui-ci a choisi tel point de vue particulier et non pas tel autre. Mais cela ne prouve pas que les jugements énoncés soient vrais ou faux ; c'est une tout autre question qui ressortit à la logique de la science et non plus à la psychologie de la recherche. J'évo- querai ici Gunnar Myrdal qui a prouvé, à partir d'un thème extrêmement épineux, à savoir le problème noir aux États-Unis, qu'on pouvait examiner avec impartialité les questions les plus controversées. Myrdal a précisé combien il est préférable que le chercheur énonce clairement, au départ, les principes moraux qui l'ont conduit à choisir son sujet, afin d'éviter toute ambi- guïté et de ne pas risquer que des jugements de valeur n'altèrent inconsciemment sa démarche scientifique. Dans le cas de G. Myrdal, ces jugements de valeur s'identifiaient aux idéaux démocratiques affirmant l'égalité des races humaines. Mais une fois précisée la perspective dans laquelle se situe son étude, il n'y revient plus et examine avec objectivité le conflit complexe entre populations noires et blanches aux États-Unis.

- 36 -

This content downloaded from 62.122.79.21 on Tue, 17 Jun 2014 18:45:25 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 6: LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER

JUGEMENTS DE VALEUR

3) Le troisième point à envisager concerne le « rapport » entre l'objet de la sociologie et les valeurs. C'est le fait que tout comportement de l'homme que nous appelons social est régle- menté par des maximes sociales, des conventions, des règles de la coutume, de l'étiquette ou du droit. Mais ces « rapports » ne sauraient se confondre avec des « jugements ». Cela paraît assez clair, bien que nous sachions tous combien on pèche souvent contre cette règle.

4) Plus significatif nous apparaît l'effort visant à présenter des postulats pratiques ou politiques, comme des hypothèses scientifiques. Par exemple, un conservateur conclura, du fait - observable dans toutes les sociétés industrielles - que l'an- cienne famille patriarcale est en train de disparaître, à la dispa- rition totale de la famille. La raison de ce jugement pseudo- scientifique est la présupposition, acceptée sans preuve, que la famille patriarcale est la forme unique de la famille ou sa forme « naturelle ». Mais nous trouvons un dogmatisme symétrique chez certains doctrinaires « de gauche » qui prophétisent égale- ment la fin de la famille dès que la famille patriarcale commence à se désagréger. Un observateur libéré de ces deux formes de dogmatisme élaborerait d'abord une typologie des différentes formes de la famille, en faisant ressortir les rapports existant entre certaines formes de la famille, d'une part, et certains traits fondamentaux de la société globale, d'autre part. Le dogmatisme que nous avons pris comme exemple pourrait être caractérisé comme généralisation illégitime d'un type de famille qu'on pré- tend être le type « naturel », alors qu'il n'est qu'un type particulier parmi beaucoup d'autres.

Nous rencontrons ainsi certains problèmes d'ordre philoso- phique qui deviennent plus apparents dès que nous envisageons un autre point voisin du précédent, à savoir, le risque de présenter une spéculation philosophique comme une théorie positive. Je pense surtout ici aux malentendus créés par la théorie de I' « aliénation », issue de la pensée de Hegel et de Marx. Ainsi, nombre de sociologues « industriels » se sont efforcés de « prouver» que l'homme aliénait son « humanité » dans le travail industriel. Une des formes de cette aliénation serait, par exemple, l'atomi- sation sociale des ouvriers au sein de l'entreprise. Cela peut être vrai dans certains cas, mais une recherche libérée de préjugés philosophiques a pu prouver que le contraire était également possible : les ouvriers constituent des groupes informels dans l'atelier.

5) Le cinquième point concerne la question de savoir si l'homme de science est capable de passer de l'ordre de la théorie à celui de la pratique. Ici, Max Weber nous a enseigné que la

- 37 -

This content downloaded from 62.122.79.21 on Tue, 17 Jun 2014 18:45:25 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 7: LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER

RENÉ KÖNIG

science ne pouvait jamais démontrer qu'une manière d'agir résultait nécessairement des données de la recherche. Tout ce que nous pouvons affirmer, c'est que sous certaines conditions nous pouvons nous attendre à certaines conséquences, et sous d'autres conditions à d'autres conséquences. Mais il est impos- sible de dire, une fois pour toutes, que telle solution pratique est juste et telle autre fausse. Une pareille attitude ouvre la voie à des préjugés idéologiques derrière lesquels se cachent des intérêts souvent grossiers. Ici, la sociologie, comme nous l'entendons après Max Weber, doit découvrir les liens existant entre des intérêts réels et la prétention dogmatique justifiant certaines décisions pratiques ou politiques.

6) Le dernier point est relatif au rôle du sociologue dans la société. Le problème est de savoir si le sociologue est ou n'est pas habilité à prendre certaines décisions pratiques. Ici, trop souvent, nous rencontrons le préjugé selon lequel Max Weber lui-même aurait prôné une séparation totale entre l'homme de science et l'homme d'action. Mais nous avons déjà réfuté cette interprétation en éclairant certains aspects de son caractère. Bien au contraire, en s'imposant une discipline logique et en s'interdisant tout jugement de valeur dans l'activité scientifique, il ne voulait que mieux se préparer à l 'action. Ici encore, il suit, sans le connaître d'ailleurs, Emile Durkheim qui précise très clairement : « Nous estimerions que nos recherches ne mérite- raient pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théo- riques des problèmes pratiques, ce n'est pas pour négliger ces derniers : c'est, au contraire, pour nous mettre en état de les mieux résoudre. »

Max Weber, tout comme Durkheim, est loin de négliger les devoirs du sociologue vis-à-vis de la société. S'il rejette une critique idéologique qui ne ferait que défendre ou justifier des intérêts particuliers, c'est pour aboutir à une critique basée sur la science. Voilà le sens du terme morale de la responsabilité, par le truchement duquel il envisage les conséquences de l'action.

Indépendamment de ces six points, déjà considérés par R. Dahrendorf, j'en retiendrai d'autres qui peuvent nous aider à saisir que c'est au nom de certaines valeurs que Max Weber refuse tout jugement de valeur. Comme les phénomènes sociaux ont une réalité sui generis (pour citer encore une fois Durkheim) et comme les hommes de la pratique guident leur action selon une échelle des valeurs, nous pouvons affirmer que la réalité sociale est une réalité constituée par les actions humaines orientées par certaines valeurs. On ne saurait donner une importance plus grande à ces dernières. Tout système social d'action implique

- 38 -

This content downloaded from 62.122.79.21 on Tue, 17 Jun 2014 18:45:25 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 8: LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER

JUGEMENTS DE VALEUR

de multiples idées de valeurs qu'il est impossible d'énumérer toutes parce que leur nombre est élevé. D'autre part, si le système de la science se conforme à d'autres idées directrices, il suit également des idées de valeurs, dont la plus importante est Vidée de vérité. Une fois de plus, nous pouvons constater que Weber opte pour un ascétisme envers les jugements de valeur au nom d'un autre jugement de valeur : l'exigence de vérité. Voilà qui donne à son attitude à l'égard de la science un accent tout particulier, très différent en tout cas d'un scientisme impuissant qui refuse tout jugement de valeur par peur de l'engagement. Le non-engagement wébérien n'est rien d'autre qu'un engagement indirect qui devient d'autant plus significatif que nous savons à quel point les idéologies sont capables de fausser le jugement. Chez Max Weber, le refus de tout jugement de valeur apparaît essentiellement comme une réaction anti-idéologique.

En choisissant la valeur « vérité » au-delà de toute idéologie, Weber accepte en même temps une autre série de valeurs : toutes celles qui tiennent aux méthodes de la science, de la logique, de l'administration de la preuve, etc. Ici encore, le choix qui incite Max Weber à la défense d'une science non idéologique implique l'acceptation d'une autre série de valeurs d'ordre épistémolo- gique. Ce qui est, bien entendu, une décision pratique.

Nous n'avons cependant pas encore atteint le cœur de la pensée wébérienne. En se soumettant à la science et aux exigences de la logique, de la méthodologie, etc., qui s'y rapportent, il veut réaliser une autre idée normative, tournée cette fois vers les conséquences de l'action, et ainsi vers les conséquences décou- lant du choix de l'activité scientifique. Pourquoi un homme peut-il se décider à embrasser cette activité plutôt que n'importe quelle autre forme d'action ?

Ce choix obéit à de multiples raisons, dont l'une tient dans le simple mot de rationalité de l'action et de la pensée. Cette rationalité provoque une illumination progressive de la conscience - comme on aurait dit au xvine siècle - qui est le postulat primordial de toute action réfléchie et responsable. Voilà pourquoi Max Weber répéta à maintes reprises que le choix de la science et le manque de moralité étaient incompatibles. Bien au contraire, le choix de la science est en lui-même une décision morale, qui n'est pas dictée par des intérêts particuliers, mais qui est prise en faveur de la valeur la plus universelle que nous connaissions : la vérité.

Max Weber est donc un pur cartésien qui décida de n'accepter que les idées fondées sur la raison. Ici aussi, nous nous trouvons devant une décision morale, très apparente d'ailleurs dans le contexte du Discours de la méthode : Descartes s'y présente

- 39 -

This content downloaded from 62.122.79.21 on Tue, 17 Jun 2014 18:45:25 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 9: LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER

RENÉ KÖNIG

comme « un homme qui marche seul et dans les ténèbres », qui tente de se libérer de cette solitude et de ces ténèbres qui auraient brisé tout autre.

Pour Max Weber, le rationalisme est le principal moyen d'atteindre la liberté en se dégageant de l'emprise de l'affectivité, des conditionnements psycho-sociaux inférieurs, et en les maîtri- sant. Gela apparaît à l'évidence dans sa série des modalités de l'action sociale ; elle commence avec l'action « traditionaliste », se poursuit à travers l'action « afïectuelle » et l'action « selon les valeurs absolues » (définies au sens kantien), pour se terminer par l'idée de l'action « selon la rationalité » qui envisage toujours les conséquences. Si, d'une part, ces quatre modalités de l'action se situent au même niveau conceptuel, il est facile, d'autre part, de se rendre compte que cette série suppose une échelle de valeurs ; pour Max Weber, il n'y a que la rationalité pure qui compte vraiment. Les autres manières d'agir sont inférieures à celle que régit la pure rationalité,

II nous reste, à présent, pour réaliser notre propos et rendre visibles les présupposés qui expliquent le rationalisme de Max Weber, à expliquer le sens de ce rationalisme et de la liberté qu'il implique.

La conception que se fait Weber de l'évolution de la réalité sociale, où des intérêts sont toujours en jeu, est celle d'une multiplicité de conflits entre les valeurs. Le mode d'existence d'une valeur est de ne pouvoir exister que par Vexclusion de toutes les autres. Voilà pourquoi un conflit permanent est la conséquence immédiate de toute acceptation d'une valeur particulière. La conception générale de l'existence sociale est, pour Max Weber, celle d'une suite ininterrompue de conflits et de luttes. Ces oppo- sitions se concrétisent dans des luttes et des conflits d'intérêts différents. Et ces luttes se multiplient dès que les sociétés deviennent plus complexes, ce qui est le cas des sociétés que nous appelons « industrielles ».

En outre, ces luttes réelles et ces oppositions entre intérêts différents se poursuivent dans le domaine de la pensée. Une « idéologie » n'est rien d'autre que la projection d'un intérêt d'ordre pratique dans le domaine de la pensée. Voilà pour le problème épistémologique de l'idéologie.

Mais ce n'est pas tout. S'il est vrai que les intérêts se pro- longent dans le domaine de la pensée, les conflits réels vont également se prolonger dans la pensée. Ainsi observera-t-on, à côté des luttes et conflits qui se déroulent dans la réalité sociale, des luttes idéologiques qui remplacent petit à petit le mouvement de la science vers la vérité par des affrontements stériles entre systèmes de valeurs différents. Ces systèmes peuvent être fondés

- 40 -

This content downloaded from 62.122.79.21 on Tue, 17 Jun 2014 18:45:25 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 10: LE PROBLÈME DES JUGEMENTS DE VALEUR CHEZ MAX WEBER

JUGEMENTS DE VALEUR

sur des valeurs et intérêts économiques, politiques, esthétiques, religieux, mais aussi sur des projets de domination et des pro- grammes d'avenir : Yamerican way of life, la démocratie de l'Ouest, la démocratie populaire de l'Est, la société sans classes, etc. Et des luttes au niveau du réel se poursuivent ainsi dans le domaine de la pensée sans jamais pouvoir se conclure. Le but de ces conflits entre valeurs et idées est toujours le conflit réel, à savoir la guerre sous toutes ses formes, la guerre froide ou la guerre chaude. Telle est la raison pour laquelle M. Weber, en tant qu'homme de science, a préféré la rationalité à tous les autres systèmes de valeurs. Cette rationalité est la voie unique permettant d'atteindre un ordre universel opposé aux ordres toujours limités de la pensée idéologique intéressée. C'est unique- ment par cette rationalité que nous entrons dans la République des Lettres.

Il est une autre explication du choix qui a conduit Max Weber sur la voie de la science : c'est sa thèse qu'il n'y a aucun accord possible entre les valeurs, car elles se livrent une lutte sans fin. De plus, dès qu'une conception de cette nature est introduite dans la théorie de la science, elle tend nécessairement à remplacer la science et la recherche par une confrontation de toutes les valeurs qui se dressent les unes contre les autres pour s'exter- miner mutuellement. Voilà pourquoi sa série des quatre moda- lités de l'action, loin d'être une classification neutre, est bien plutôt une échelle qui s'élève jusqu'à une valeur universelle afin d'atteindre une entente scientifique universelle.

Max Weber est un des seuls Allemands à s'être librement - et sans mauvaise conscience - abandonné au libéralisme rationaliste. Sa grandeur consiste dans le fait qu'il soit parvenu à cette solution en domptant un tempérament indomptable, en modelant, comme aucun artiste n'aurait su mieux le faire, une matière humaine qui paraissait démesurée, et en réalisant par cela même quelque chose d'extrêmement rare dans la culture allemande : il a inséré un fragment de latinité dans les sciences sociales qui ont tant besoin d'une règle normative universelle, libérée des idéologies.

Université de Cologne.

- 41 -

This content downloaded from 62.122.79.21 on Tue, 17 Jun 2014 18:45:25 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions