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Max Weber et les machiavéliens M. WEYEMBERGH Aspirant F.N.R.S. Le quinzi ème Congrès allemand de Sociologie, qui s'est tenu à Heidelberg en avril 1964, à l'occasion du 100' anniversaire de la nais sance de Max Weber ^, a ranimé le vieux débat, qui, déjà du vivant de Weber, divisait et opposait les esprits . Le congrès a en effet donné lieu à des discussions passionnées ^ sur l'exigence de la « Werturteils freiheit » dans les sciences en général, dans les sciences de la culture en particulier. La violence des prises de position passées et présentes ne s'explique que par les implications qui sont attachées à cette ascèse scientifique : exiger une science libre de tout jugement de valeur doit entraîner le rejet de toute idéologie. Le lien entre l'absence du jugement de valeur et le combat contre les idéologies renvoie à la personnalité si controversée de Weber luimême : atil réussi à se débarrasser de ses a priori bourgeois dans sa science ; quel a été le visage de Weber comme politicien, si du moins on peut le considérer comme tel ? Dans le cadre de cet article nous essayerons d'illustrer les diffé rentes directions qu'empruntent les commentateurs de Weber lorsqu'ils 1 Voir à ce propos « Max Weber und die Soziologie heute », Verhandlungen des fûnfzehnfen deutschen Soziologentages, Tiibingen, 1965. ^ Weber avait été un de ceux qui avaient proposé de faire du « Werturteils- problem » le sujet du congrès du « Verein fiir Sozialpolitik » de 1914. On peut trouver la relation de ce congrès dans l'ouvrage de F. BOESE : Geschichte des Vereins fûr Sozialpolitik, Berlin, 1939, pp. 147, 148. Déjà alors le débat avait suscité de violentes prises de position et l'exigence de Weber avait été, selon lui, mal comprise. 3 "Voir à ce sujet « Die Entmythologisierung M. Webers », Der Monat, juin 1964, n° 189, pp. 87-91, de K.F. BASTIAN, et le compte rendu du congrès dans Kôlnet Zeitschrift {ûT Soziologie und Sozialpsychologie, 1964, pp. 404 à 424, par la direction de la revue.

Max Weber et les machiavéliens

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Max Weber et les machiavéliens

M. W E Y E M B E R G H Aspirant F.N.R.S.

Le quinzième Congrès allemand de Sociologie, qui s'est tenu à Heidelberg en avril 1964, à l'occasion du 100' anniversaire de la nais­sance de Max Weber ,̂ a ranimé le vieux débat, qui, déjà du vivant de Weber, divisait et opposait les esprits ­. Le congrès a en effet donné lieu à des discussions passionnées ^ sur l'exigence de la « Werturteils­freiheit » dans les sciences en général, dans les sciences de la culture en particulier. La violence des prises de position passées et présentes ne s'explique que par les implications qui sont attachées à cette ascèse scientifique : exiger une science libre de tout jugement de valeur doit entraîner le rejet de toute idéologie. Le lien entre l'absence du jugement de valeur et le combat contre les idéologies renvoie à la personnalité si controversée de Weber lui­même : a­t­il réussi à se débarrasser de ses a priori bourgeois dans sa science ; quel a été le visage de Weber comme politicien, si du moins on peut le considérer comme tel ?

Dans le cadre de cet article nous essayerons d'illustrer les diffé­rentes directions qu'empruntent les commentateurs de Weber lorsqu'ils

1 Voir à ce propos « Max Weber und die Soziologie heute », Verhandlungen des fûnfzehnfen deutschen Soziologentages, Tiibingen, 1965.

^ Weber avait été un de ceux qui avaient proposé de faire du « Werturteils-problem » le sujet du congrès du « Verein fiir Sozialpolitik » de 1914. On peut trouver la relation de ce congrès dans l'ouvrage de F. BOESE : Geschichte des Vereins fûr Sozialpolitik, Berlin, 1939, pp. 147, 148. Déjà alors le débat avait suscité de violentes prises de position et l'exigence de Weber avait été, selon lui, mal comprise.

3 "Voir à ce sujet « Die Entmythologisierung M. Webers », Der Monat, juin 1964, n° 189, pp. 87-91, de K.F. BASTIAN, et le compte rendu du congrès dans Kôlnet Zeitschrift {ûT Soziologie und Sozialpsychologie, 1964, pp. 404 à 424, par la direction de la revue.

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traitent les problèmes précités'*. L'étude de ces critiques introduira, par le thème dont elles rendent compte, le sujet du présent article. Nous verrons en effet comment l'exigence de la « Werturteilsfreiheit » et sa réalisation sont des points capitaux de l'analyse machiavélienne. De plus, les éclaircissements que les critiques apportent aux notions qu'ils mettent en lumière nous seront d'un appui précieux lors de l'exposé systématique des composantes machiavéliennes de la pensée weberienne. Cet exposé ne prétend apporter ni une solution au pro­blème ni un avis supplémentaire, mais s'efforce de préciser dans quel sens Weber peut passer pour machiavélien et cela, en appliquant à sa pensée politique les « catégories » du machiavélisme, telles que Burnham les a dégagées dans son livre Les Machiavéliens ^.

Tout commentaire de Weber se trouve confronté au double aspect de sa personnalité : le savant et le politicien. Déjà dans sa jeunesse, les avis différaient sur son avenir : son oncle, l'historien H. Baum-garten, voyait surtout en lui le futur savant, Weber lui-même n'était guère enthousiasmé à l'idée de devenir professeur ° et il visait une carrière plus active ̂ .

Les contemporains parlent souvent de « Doppelbegabung » à son sujet ̂ . Pourtant, ses succès et réussites se situent uniquement sur le plan scientifique et malgré son influence sur F. Naumann et certains cercles bourgeois, malgré sa participation difficilement mesurable au projet de constitution de la République de Weimar, on peut dire que son rôle politique se limite à un rôle de publiciste ®.

* Nous croyons que le renvoi à ces controverses peut contribuer à faire con­naître la personnalité de Weber aux lecteurs d'expression française. Alors que Weber est pour beaucoup le plus grand des sociologues, qu'il est un des inspirateurs de la sociologie anglo-saxonne, qu'il est traduit en plusieurs langues, même en japonais, le lecteur français dispose en tout et pour tout de trois traductions récentes. Le savant et le politique, Paris, 1959 et collection 10/18, 1963. L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, 1964. Essais sur la théorie de la science, Paris, 1965.

^ Nous n'avons pu utiliser l'édition originale rédigée en anglais et avons employé l'édition française : Les Machiavéliens défenseurs de la liberté, Paris, 1949, et allemande : Die Machiavellisten-Verteidiger der Preiheit, Zurich, 1949.

^ Toute sa vie d'ailleurs, il conservera à l'égard du monde universitaire une attitude réservée : voir E. BAUMGARTEN : Metx Weber, Werk und Persan, TUbingen, 1964, pp. 621-627.

7 'Voir Max Weber. fugendbriefe, Tùbingen, 1936, pp. 270, 322, 324. s Voir H. RiCKERT : « Max Weber und seine Stellung zur Wissenschaft »,

Logos, Bd. 15, 1926, pp. 224-225 ; A. METTLER : Max U^e6er und die philosophische Problematik unserer Zeit, Leipzig, 1934, p. 13.

8 Des travaux récents font état d'une influence non négligeable, mais tout aussi difficilement mesurable sur F. Ebert et les socialistes de droite. 'Voir G. ScHULZ :

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La difficulté d'évaluer son rôle de politique se manifeste clairement dans les commentaires que R. Aron lui a consacrés. Dans son livre, La Philosophie critique de l'Histoire, Aron déclare : « Max Weber a voulu être, et il a été, à la fois savant et homme politique Quelques années plus tard, nous trouvons sous la plume du même auteur ; « Max Weber a été un homme de science, il n'a été ni un homme politique ni un homme d'Etat, occasionnellement journaliste politique » La contradiction évidente qu'expriment ces deux textes illustre la diffi­culté d'apprécier la personnalité weberienne.

La multiplicité des points de vue atteint toutefois un degré extrême lorsqu'il s'agit de critiquer le principe même de la « Wertfreiheit », la réalisation de cette exigence dans la science weberienne et le contenu de la position politique du sociologue. Il serait impossible, dans le cadre d'un article, de rendre compte de la littérature qui traite du premier problème Aussi, nous contenterons-nous de signaler les directions que peut prendre la critique. L'attitude la plus radicale est celle des commentateurs qui nient la possibilité d'une science de la culture libre de jugements de valeur. C'est celle de W . Wegener par exemple, qui exclut la possibilité d'une science économique répondant aux exigences posées par Weber Une autre critique consiste à pré­tendre que la base même du principe méthodologique weberien, c'est-à-dire l'impossibilité de fonder scientifiquement les jugements de valeur, mène, en passant par le relativisme, au nihilisme. C'est le repro­che qu'on peut trouver sous la plume de Léo Strauss Une dernière attitude enfin, qui porte sur le principe lui-même et que Weber a déjà réfutée, déclare que l'exclusion des jugements de valeur a son origine

Zwischen Demokratie und Diktatur : Verfassungspolitik und Reichsreform in der Weimarer Republik, Bd. I, Berlin, 1963, pp. 122-123 ; G. SCHMIDT : Deutschet Historismus und der Ubergtng zur parlamentarischen Demokratie. Lubeck-Hambourg, 1964, pp. 2 5 9 - 2 6 1 .

10 Paris, 1964, p. 219. 11 Max Weber : Le savant et le politique. Introduction par R. ARON, Paris,

1963, p. 7.

12 II ne s'agit nullement de critique de notre part : R. ARON a parfaitement conscience de la modification de son jugement sur Weber. Voir à ce sujet le texte qu'il a ajouté pour la troisième édition de La Philosophie critique de l'Histoire, pp. 13-14, et sa contribution au congrès dont il a été question plus haut, Verhand-lungen des fûnfzehnien deutschen Soziologentages, pp. 104 et 113.

On peut trouver des détails sur cette question dans E. TOPITSCH et W . WEBER : « Das Wertfreiheitsproblem seit M. Weber », Zeitschrift fur National-ôkonomie, Wien, Bd XIII, 1952.

1* Voir Die Quellen der Wissenschaftsauffassung M. Webers und die Pro-blematik der Werturteilsireiheit der Nationalôkonomie. Berlin, 1962, pp. 127-200.

1̂ Droit naturel et histoire, Paris, 1954, pp. 56 à 64.

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dans un jugement de valeur et que par conséquent une science objec­tive relève du domaine du rêve. C'est l'opposition à laquelle Weber s'est heurté lui-même au cours de ses discussions. Sa réponse est simple et nous paraît décisive ̂ '̂ : il va de soi qu'avant de faire de la science, le savant se décide pour elle et la vérité qu'elle permet d'atteindre. Mais, s'il s'est décidé à la pratiquer et s'il veut parler en son nom, il est clair qu'il doit se tenir à ses règles méthodologiques, c'est-à-dire respecter l'objectivité scientifique. Que l'homme porte des jugements de valeur, Weber ne l'a jamais nié, mais alors, il n'est plus ou pas encore homme de science

Weber a-t-il lui-même respecté ses exigences ? Ici aussi les avis divergent. Pour E. Topitsch, Weber est parvenu à libérer par son souci méthodologique les sciences de la culture de toute idéologie, ce qui fait de lui plus qu'un « Karl Marx bourgeois » D'autre part, Weber a dégagé la science de tout rationalisme éthique, sans pour autant nier l'importance des jugements de valeur que seul l'individu peut assumer, ce qui vaut à Weber l'épithète de « positiviste héroï­que » De même, pour T. Parsons, Weber inaugure l'ère d'une science sociale libérée de toute idéologie, qu'elle soit marxiste, histo-riciste ou utilitariste Pour H. Marcuse, fort influencé par le marxisme, la sociologie weberienne reflète au contraire son apparte­nance à la bourgeoisie Pour H. Mayer marxiste, la conception weberienne de la politique et de l'Etat, de même que l'idéal d'une science objective procèdent d'une même vision individualiste et libérale

i« Voir Gesammelfe Auisàfze zur Wissenschaftslehte. Tûbingen, 1951, pp. 212, 213, 583, 594.

1' A propos de ces critiques, il est clair que si la première est pertinente, cela ne peut signifier qu'une chose : dans la mesure où nous appliquons des jugements de valeur dans les sciences de la culture, nous nous éloignons du type de la science objective. Autrement dit, il n'y a plus de science de la culture. Quant au deuxième type de critique, il nous semble qu'il faut distinguer deux problèmes différents : a) l'impossibilité de fonder scientifiquement des jugements de valeur mène-t-elle au nihilisme ? (ce qui ne nous semble pas évident) ; b) faut-il, si elle mène au nihilisme, abandonner l'objectivité scientifique ?

18 'Voir « Max 'Webers Geschichtsauffassung », dans Wissenschaft und Welt-bild, 1950, 3. Jg., pp. 262, 263, 265-267. Pour l'auteur, cette victoire sur l'idéologie est liée à une situation sociologique particulière : celle du « Spâtbûrgertum ».

1̂ Voir « Max 'Weber und die Soziologie heute », dans Verhandlungen des fûnfzehnten deutschen Soziologentages, p. 37.

20 Voir « 'Wertgebundenheit und Objektivitât in den Sozialwissenschaften », idem, pp. 45, 64.

21 Voir « Industrialisierung und Kapitalismus », idem, p. 166. 22 Voir Karl Marx und das Elend des Geistes, Meisenheim am Glan, 1948,

pp. 63-67.

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de l'homme et du monde. Ils reflètent la situation de la classe bour­geoise allemande (à la fin du xix" siècle et au début du xx*) dont le rôle politique ne correspond pas à l'importance économique. Frustrée de toute participation à la direction politique, la bourgeoisie (Weber) veut réduire le pouvoir et la force d'intervention de l'Etat en excluant tout arbitraire de la part des dirigeants et en transformant l'autorité personnelle en autorité impersonnelle de lois. De plus : « Das Wissen-schaftsideal M. Webers ist typisch liberaler Herkunft, ihm liegt am Kern, wie allem liberalen Denken, die Anschauung zugrunde, dass man ailes soziale und geistige Leben berechenbar gestalten und in ein festes System von Regeln einspannen kônne, dass aile Normen, die man mit Hilfe rationalen Denkens aufgestellt habe, von subjektiven Einfliissen und normativen Bewertungen vollig frei gehalten werden konnen »

Pour C. Steding Weber est, avec Th. Mann, le dernier grand représentant de la bourgeoisie. La situation de la bourgeoisie à l'époque wilhelminienne est l'arrière-plan sans lequel son œuvre reste incom­préhensible. Weber assiste à la naissance de nouvelles forces aux­quelles sa pensée individualiste, issue du puritanisme et du capitalisme, ne pouvait s'adapter. La conscience de ces temps nouveaux paralyse son activité politique. Weber se tourne contre son gré ̂ '̂ vers la science qu'il politise (comme il « scientifise » la politique) et dans laquelle il projette sa problématique personnelle : le passé y est interprété en fonction du présent. La correspondance entre le sujet de ses travaux scientifiques et ses préoccupations politiques de l'heure est illustrée par plusieurs exemples ̂ ^ En dernière analyse, les principes que Weber défend mènent à leur propre destruction : la rationalisation (dont la « Wertfreiheit » est une manifestation) et l'émancipation, forces motrices de la bourgeoisie, se tournent, à leur « akmè », contre la vie qu'elles stérilisent comme elles ont stérilisé la vie politique de Weber

23 Idem. p. 65. A STEDING revient le rôle douteux d'être considéré comme l'idéologue en

puissance du national-socialisme. (Voir l'introduction de l'éditeur à son livre posthume Das Reich und die Krankheit der eutopàischen Kultur, Hamburg, 1938.) Son livre sur M. Weber : Politik und Wissenschaft bei M. Weber, Breslau , 1932, constitue sa thèse de doctorat. Malgré les exagérations et les simplifications dues à l'air du temps, cet ouvrage contient quelques vues intéressantes.

5̂ Politik und Wissenschaft bei M. Weber, p. 20. 28 Idem, p. 35. 2' Ainsi, aux heures sombres de la guerre 1914-1918, Weber s'identifie aux

prophètes juifs (surtout Jérémie) et sa situation lui permet de mieux les comprendre. 28 Idem. p. 86.

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La critique de la « Werturteilsfreiheit » et de la place qu'elle occupe dans l'œuvre weberienne reflète, comme on l'aura remarqué, le lieu idéologique du critique lui-même. Il serait impossible dans le cadre d'un article de dénoncer les erreurs dues souvent à un réductionnisme historique par trop simpliste, qui ne tient compte ni des nuances appor­tées par Weber à sa pensée ni des buts qu'elle poursuit.

Il nous reste, avant de passer à la deuxième partie du présent article, à rendre compte de la diversité des jugements qui concernent la pensée politique proprement dite de Weber De son vivant déjà, celui-ci était jugé par certains comme un démon, un esprit machiavé­lique, pour qui la politique se réduit à un calcul technique visant à détenir ou à renforcer le pouvoir ou, au contraire comme le mentor, le conseiller avisé La même opposition, quoique quelque peu atténuée par la distance qui nous sépare de lui, se retrouve aujourd'hui encore. Le dernier Congrès allemand de Sociologie, dont il a été question plus haut, l'illustre abondamment. La communication de R. Aron, « Max Weber und die Machtpolitik » a donné lieu à des prises de position assez vives. Pour R. Aron, la pensée politique de Weber est le reflet d'une vision du monde pessimiste, qui réunit pour l'essentiel une composante darwinienne (la vie est une lutte), une composante marxiste (la lutte des classes et le conflit intérêt de classe-intérêt national), une composante nietzschéenne (Weber en appelle à la grandeur et non au bonheur) et enfin une composante propre à son époque (le nationa­lisme et l'impérialisme, qui considèrent l'état national comme la valeur ultime et inconditionnelle). Cette conception de l'existence aboutit à exacerber et à radicaliser les conflits de valeur qui sont à la base de la « Machtpolitik », à réduire et à affaibhr la différence entre la paix et la guerre, la concurrence économique des peuples, des classes et le

Ici aussi, le commentateur se heurte à la première difficulté signalée plus haut : si Weber est homme de science et politicien, peut-on utiliser sa science pour expliquer sa politique ou sa politique pour interpréter sa science ? La difficulté est d'autant plus grande que Weber prône en science une attitude excluant les juge­ments de valeur alors que la politique suppose ceux-là mêmes. En fait, l'œuvre polémique contient des descriptions empruntées au savoir scientifique de l'auteur, de même que le savoir scientifique utilise l'expérience politique. Il convient cependant de ne pas passer inconsidérément de l'un à l'autre plan.

30 'Voir Marianne WEBER : Max Weber. Ein Lebensbild, Tiibingen, 1926, pp. 6 1 1 - 6 1 3 .

31 "Voir K. JASPERS, dans The Philosophg of K. Jaspers, A. Schilpp, New York, 1957, pp. 32 , 55 -58 , 8 5 4 - 8 5 5 .

23 "Voir Verhandlungen des îûnfzelmten deutschen Soziologentages, pp. 103-120. Ici aussi, la vision que donne R. ARON de la pensée politique de Weber a évolué. Voir son interprétation précédente dans La sociologie allemande contem­poraine, Paris, 1935, pp. 123-133.

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conflit entre les Etats, entre la politique intérieure et la politique extérieure Ses prémisses pessimistes n'ont pas été sans influer sur sa science, qui de ce fait ne peut plus se prétendre libre de jugements de valeur. Enfin, si les valeurs qu'incarnent démocratie et parlemen-tarisation sont réduites au rôle de moyens, la fin étant la puissance de la nation et de l'Etat, et si la puissance de l'Etat ne peut être garante du niveau de la culture, la puissance devient le but dernier. Comment alors encore dire non au nazisme ?

La communication de R. Aron a trouvé un défenseur zélé dans la personne de W . Mommsen Pour ce dernier, si Weber ne s'est pas suffisamment soucié de mettre des limites à l'usage de la violence en politique intérieure et s'il a donné le primat à la politique extérieure, cela tient d'abord à la composante nationaliste et impérialiste de sa pensée, mais aussi à sa philosophie de l'histoire. Celle-ci confère le rôle créateur aux personnalités charismatiques. Or, dans la société de masse et dans l'organisation rationalisée et bureaucratisée de l'avenir, l'existence de ces génies créateurs est menacée. C'est pourquoi, il con­vient de créer des institutions qui permettent l'accession au pouvoir de ces porteurs de charisme, qui, par l'affirmation de leurs valeurs, conservent à la société un certain dynamisme. A l'âge de la démocratie de masse correspond/s6F la « Fiihrcrdemokratie », le régime à la tête duquel se trouve un chef d'Etat, un César, qui tire sa légitimité du plébiscite et impose sa volonté au Parlement et à l'appareil bureau­cratique de l'Etat. Weber aurait, selon Mommsen, contribué par cette formule et par le rôle qu'il réservait au chef d'Etat charismatique a diminuer la résistance allemande à l'hitlérisme

2̂ Dans la conception classique de la politique, cette dernière opposition est importante : la présence d'une même règle à laquelle les membres d'un même Etat sont soumis, diminue l'intensité du conflit et lui prescrit des limites, l'absence d'une telle règle entre les Etats exacerbe leur lutte. En donnant le primat à la politique extérieure sur la politique intérieure, 'Weber, qui d'ailleurs n'ignore pas cette diffé­rence, a tendance à l'estomper.

^ Trop zélé, même aux yeux d'Aron, idem, p. 155. 25 Idem, pp. 130-138. MOMMSEN est aussi l'auteur d'un excellent livre sur la

pensée politique de Weber : M. Weber und die deutsche Politik, 1890-1920, Tiibingen, 1959. Cet ouvrage a l'immense mérite de tenir compte de documents inédits. En plus de cette monographie, MOMMSEN a consacré plusieurs articles au même sujet, dont l'un est surtout polémique, « Zum Begriff der ' plebiszitâren Fiihrerdemokratie ' bei M. Weber », dans Kôlner Zeitschrift ftir Soziologie und Sozialpsychologie, 1963, 2, p. 295.

3s 'Voir M. Weber und die deutsche Politik, pp. 140, 200-201, 333, et « Max Weber's political sociology and his philosophy of world history », dans International social science journal, 1965, vol. XVII, pp. 23-45.

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L'opposition aux thèses de R. Aron et surtout de W . Mommsen a trouvé plusieurs protagonistes au cours du congrès et en dehors de celui-ci C'est évidemment la thèse d'un Weber préparant la voie au nazisme qui a provoqué les réponses les plus violentes. Plusieurs auteurs, dont K. Lowenstein et G. Schmidt ont souligné avec raison que le chef charismatique ne disposait nullement, dans la conception weberienne, de pouvoirs discrétionnaires, mais qu'il était soumis au contrôle du Parlement, à la pression de la bureaucratie et de l'électoral. Ils signalent aussi tous deux, que l'interprétation de la politique weberienne à la lumière de ce que Weber n'a plus connu, projette dans sa pensée des ombres et des reflets dont celle-ci ne pouvait tenir compte. Ainsi, dit Lowenstein, le concept de « Fûhrer-demokratie » ou « Fiihrerstaat » n'a plus le même contenu pour nous, après l'usage qu'en ont fait les n a z i s D ' a u t r e part, le rôle que Weber aurait voulu donner au « Reichsprâsident » après la révolution de novembre •'\ ne peut se comprendre qu'à la lumière de la situation allemande d'avant et d'après 1914, et compte tenu de la chute de la monarchie et, avec elle, de toute légitimité

Dans cette revue des commentaires sur la position politique de M. Weber, nous ne suivons pas l'ordre chronologique mais groupons les critiques d'après leurs opinions.

3* Voir « Max Weber aïs ' Ahnherr ' des plebiszitâren Fiihrerstaates », dans Kôlner Zeitschrift fUr Soziologie und Sozialpsychologie, 1961, 2, pp. 280-283. L'article polémique de W . MOMMSEN cité plus haut est une réponse aux critiques que lui avaient adressées, à propos de son livre, K. LOWENSTEIN, R. BENDIX (« Bemerkungen zu einem Buch von W . Mommsen ») et P. HONIGSHEIM (« Max Weber und die deutsche Politik »), dans le même numéro de la revue citée pour K. Lowenstein. Ce dernier, s'il n'a pas écrit de contre-réplique, a publié tout un livre sur le même problème : M. Webers staatspolitische Auflassungen in der Sicht unserer Zeit, Francfort s/M., 1965. A propos de la diffusion des thèses de Mommsen, nous trouvons cette formule lapidaire : « getretener Quark wird breit, nicht stark, sagt Goethe », p. 71, note 16.

39 Deutscher Historismus und der Ubergang ZUT padamentarischen Demokcatie. pp. 272 , 273 , 305 .

Article cité, pp. 277-279.

Le chef d'Etat, représentant de la nation, est en même temps le chef de l'exécutif, il réunit les prérogatives d'un monarque et d'un chef de cabinet. Elu au suffrage universel, il dispose de la confiance de la nation et, comme tel, est source de légitimité. Il peut s'opposer à la tendance centrifuge des « Lander » allemands, à la volonté de la bureaucratie de diriger la politique, au marchandage et aux intérêts de groupes qui dominent la politique du Parlement et des partis.

*̂ G. SCHMIDT, ouvrage cité, pp. 309-310.

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Max Webei et les machiavéliens 15

D'autres auteurs, tels que G. Roth et K.W. Deutsch " ont attiré l'attention des commentateurs sur la nature du public auquel Weber s'adressait. Seule une argumentation reprenant les valeurs de l'audi­toire (c'est-à-dire la « Machtpolitik » du « Reich ») pouvait espérer changer son opinion sur la parlementarisation et la démocratisation, en les représentant comme les meilleurs moyens pour réaliser la fin, c'est-à-dire la puissance de l'Etat. Il n'est donc pas question chez Weber d'une dévalorisation du Parlement et de la démocratie, mais plutôt d'un procédé oratoire. E. Baumgarten et A. Àrndt ont surtout reproché à R. Aron et W . Mommsen de considérer que pour Weber la puissance de la nation et de l'Etat est une valeur dernière et inconditionnelle qui n'aurait besoin d'aucune légitimation, alors que, aux yeux de Weber, le prestige et la puissance d'un Etat ne sont légitimés que par les qualités qu'ils permettent de développer chez ses citoyens. D'autre part, la dépendance de Weber par rapport à son pays est une fidélité de vassal à suzerain qui, si elle inclut une loyauté inconditionnelle, n'exclut ni la critique ni la lucidité

Quoique nous puissions poursuivre longtemps la revue des opinions sur la pensée politique de Weber, nous croyons avoir atteint notre but par les exemples cités : montrer les différentes directions de la critique. Le débat ne se déroule malheureusement pas toujours avec la sérénité et l'objectivité souhaitées, et, d'autre part, comme l'a fort bien exprimé R. Bendix la critique de la pensée politique de Weber à partir du seul exemple de l'Allemagne de la République de Weimar et de l'époque nazie n'offre qu'un intérêt assez réduit. Et cela pour deux raisons : d'abord parce qu'une telle interprétation ne tient pas compte du fait que les catégories de la pensée politique de Weber sont gagnées à la lumière d'un savoir historique universel et ne s'appliquent donc pas qu'à un seul exemple, ensuite, parce que la critique politique a tendance à perdre de vue les autres aspects de la pensée weberienne, notamment sa réflexion sur le processus de rationalisation qui aboutit.

<3 Voir « Political critiques of M. Weber. Some implications for political socio-logy », dans American Sociological Review, 1965, vol. 30, n° 2, pp. 221-222.

Verhandlungen des fûnlzehnten deutschen Soziologentages, pp. 139-140. •»5 Mstx Weber. Werk und Person, pp. 611-615, 659-663 et Verhandlungen des

[ûnfzehnten deutschen Soziologentages, pp. 145-150. Idem. p. 151. E. BAUMGARTEN : Max Weber. Werk und Person, pp. 671-673, et Verhand'

lungen des fûnfzehnten deutschen Soziologentages, p. 149. *̂ Voir « Bemerkungen zu einem Buch von W . Mommsen », dans Kôlner

Zeitschritt fur Soziologie und Sozialpsychologie, 1961, 2, pp. 260-262.

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entre autres, à élaborer une morale de la responsabilité qui englobe aussi la politique et élargit ainsi le débat.

Nous passons ainsi, après cette longue introduction, au corps même de cet article. Le rapprochement de Weber et du machiavélisme ne date pas d'aujourd'hui ; nous avons vu plus haut qu'à certains de ses contemporains il apparaissait comme un démon. F. Meinecke, le célèbre historien de la « Staatsraison » et de l'historicisme, ami du théologien E. Troeltsch qui avait été pendant de longues années l'intime de Weber, a comparé expressis verbis ce dernier à Machiavel Il caractérise l'attitude de Weber par les termes suivants : « So ist das Kennzeichen seiner Gelehrtenpolitik ein rationaler Voluntarismus auf empirischer Grundlage mit vehementer Zuspitzung aller Elemente » Ce texte demande quelques explications : volontarisme rationnel signi­fie que la raison (c'est-à-dire le savoir et le calcul des moyens qu'elle rend possibles) est mise au service de la volonté qui pose les fins ; la suite de la citation indique que le calcul des moyens s'y déroule sur une base empirique (l'histoire fournit le matériel empirique : les précé­dents) et que tous ces éléments sont portés avec véhémence jusqu'à leurs conséquences les plus radicales. L'union de la pensée rationnelle et d'une volonté démesurée représente dans la pensée politique de son époque une conjonction unique et, dit Meinecke, il faut remonter jus­qu'à Machiavel pour trouver une personnalité comparable. « Bei Machiavelli verbindet sich die befremdende eisige Kâlte der Unter-suchung und eine auf den ersten Blick wenigstens sittlich entseelte, utilitaristische Staatsauffassung mit einem brennenden Nationalgefûhl und Nationalstolz. Mit denselben Worten kônnte man den eigentiim-lichen Kontrast zwischen dem innersten und fast einzigen politischen Motive M. Webers und gewissen erschreckenden Ergebnissen seiner Sachlichkeit charakterisieren » En appliquant à l'Etat 1' « Entseel-ung », r « Entpersônlichung », et la « Versachlichung » qu'il avait vues à l'œuvre dans ses études sur le capitalisme, Weber a radicalisé la conception utilitaire et technique de l'Etat, dont il a fait une machine qui prend tantôt telle forme, tantôt telle autre, suivant les besoins du moment. En défendant la démocratisation et la parlementarisation ou le chef d'Etat plébiscité, Weber ne se fait aucune illusion sur les réformes qu'il propose. Le parlementarisme suppose la domination des

Détail biographique piquant : Weber a lu Le Prince à l'âge de 12 ans. Voir E. BAUMGARTEN : Max Weber. Werk und Persan, p. 3.

50 Voir Staat und Persônlichkeit, Berlin, 1933, pp. 154-165. 51 Idem. p. 156. 52 Idem, p. 157. 53 Idem, p. 162.

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intérêts de partis, la démocratisation soumet la politique à l'émotivité des masses ; mais Weber voit dans l'organisation des partis et du Parlement, comme dans le plébiscite dont dépend l'élection du « Reichs-prâsident », les seules techniques qui permettent le choix de chefs compétents pouvant imposer leur volonté à la bureaucratie. La réduc­tion de l'Etat au rang de moyen et la réduction de ses formes à des techniques qui garantissent la sélection de chefs capables, situent incontestablement Weber dans la postérité de Machiavel. Et Meinecke conclut : « Die Entwicklung kann ihm fiir die Zukunft vielleicht Recht geben und er wiirde dann als der voile Machiavelli unserer Zeit einmal dastehen »

R. Aron souligne également les traits machiavéliens de Weber : seuls les individus ou les peuples qui disposent de volonté de puissance sont des chefs potentiels, la politique intérieure et extérieure se résume à un combat entre individus, classes et nations, et, comme nous l'avons vu, Weber donne le primat à la politique extérieure

Les composantes machiavéliennes de la pensée politique de Weber que nous avons réuniB jusqu'ici sont dégagées principalement à partir de l'activité politique et réformatrice de Weber. Sans négliger ses écrits polémiques, nous voudrions pourtant analyser sa sociologie poli­tique sous le même angle. Nous nous trouvons dès lors confronté avec le problème de la définition de l'analyse machiavéhenne : existe-t-il une méthode d'analyse politique qui reprenne et continue le propos de Machiavel ? Dans son livre Les Machiavéliens, J. Burnham a étudié une série d'auteurs '® dans le but de dégager un schéma d'analyse politique qui respecte les principes, implicites la plupart du temps il est vrai, que suit l'auteur du Prince. A la fin de son ouvrage Burn­ham résume ces procédés d'analyse en treize points. Dans les pages

Idem, p. 164. 5̂ R. ARON : Verhandlungen des fûnfzehnten deuischen Soziologeniages, pp.

1 0 4 - 1 0 6 .

58 Ces auteurs sont Dante, Machiavel, Mosca, Sorel, Michels et Pareto. Le premier, Dante, sert en quelque sorte de repoussoir : son schéma d'analyse réunit les traits non-machiavéliens. Suit un exposé des techniques utilisées par Machiavel et de l'application et de l'extension de cette théorie chez Mosca, Sorel, Michels et Pareto. II nous semble d'ailleurs que pour dégager ces principes machiavéliens, Burnham se soit surtout basé sur les travaux de Mosca, Sorel, Michels et Pareto et ait interprété Machiavel à la lumière des écrits de ces derniers. En ce sens, notre article ne propose pas, sauf en ce qui concerne Meinecke, une comparaison de la pensée politique de Weber et de celle de Machiavel, mais bien une confrontation de la réflexion weberienne avec celle des Machiavéliens.

^' Dans l'édition française citée : pp. 241-245; Dans l'édition allemande : pp . 2 2 5 - 2 2 9 .

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qui suivent, nous nous proposons d'appliquer ces « catégories » du machiavélisme à la pensée politique de Weber pour voir dans quelle mesure ce dernier en fait usage

Le premier de ces principes affirme l'existence d'une science objec­tive de la politique et de la société, qui, avec des méthodes semblables aux autres sciences, décrirait les faits sociaux et les mettrait en rapport les uns avec les autres. Cette science, qui permettrait d'émettre des hypothèses plus ou moins probables pour le futur, serait accessible à tous parce que neutre par rapport aux valeurs ( « wertneutral » ) et aux fins ( « zielneutral » : la science poursuit un but qui est la connaissance, mais celle-ci peut servir toutes les intentions politiques ; en ce sens la science de la société est « zielneutral »).

Cette conception s'oppose à l'opinion de ceux qui prétendent qu'une science politique est impossible vu la spécificité de la nature humaine ou qu'elle est le reflet d'une classe. Ce premier principe correspond exactement aux préoccupations weberiennes ; créer une méthodologie des sciences de la culture qui leur assure une objectivité maximale. Celle-ci n'est possible, comme nous l'avons vu plus haut, que par l'exclusion des jugements de valeur et la poursuite des seuls buts de la connaissance. Le lien entre la science et l'action (l'action tient compte des résultats de la recherche scientifique mais pose elle-même par sa libre décision les fins qu'elle poursuit) est également un trait fonda­mental de la pensée weberienne. Il en va de même de la polémique contre ceux qui nient la possibilité des sciences de la culture en se fondant sur la spécificité de la nature humaine : elle constitue une partie centrale des études méthodologiques weberiennes Une réserve

58 Mis à part évidemment Dante et Machiavel, Weber n'avait une connaissance approfondie que des travaux de R. Michels, avec lequel il était d'ailleurs en corres­pondance. Weber a notamment vainement essayé de faire nommer Michels à une chaire allemande (celui-ci était alors socialiste, ce qui lui fermait les portes des universités; voir Marianne WEBER, ouvrage cité. pp. 361-362). Dans son livre Max Weber und die deutsche PoUtik 1890-1920, MOMMSEN a utilisé les lettres que Weber a envoyées à son élève Michels. Il ressort notamment de cette correspon­dance que ce ne serait nul autre que Weber qui aurait attiré l'attention de Michels sur le rôle des « Fùhrungsgremien », alors que celui-ci se concentrait surtout sur le rôle des intellectuels dans la vie des partis (ouvrage cité, p. 124).

Sorel, Pareto et Michels ont eu de l'une ou de l'autre manière, directement ou par leurs œuvres, des relations avec le fascisme. Pour dissiper les malentendus qui pourraient dès lors s'attacher à la méthode machiavélienne et à ceux qui la prati­quent, nous renvoyons en ce qui concerne Weber à l'excellent article de E. NOLTE : « Max Weber vor dem Faschismus », dans Der Staat, 1963, 2. Bd., pp. 1-25.

59 'Voir Gesammelte Aufsàtze zur Wissenschaftslehre, Tiibingen, 1951 (cité dorénavant sous le sigle W.L.), « Knies und das Irrationalitâtsproblem », pp. 42-145 ; pp. 221-233.

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fort importante cependant ; les méthodes des sciences de la culture ne sont pas, selon Weber, « semblables » à celles des sciences de la nature : elles poursuivent des buts différents et, si elles pratiquent toutes deux le calcul causal, les sciences de la culture font appel en outre au « Verstehen ».

Le deuxième principe concerne la définition du thème de la science de la politique. Pour les machiavéliens, l'objet de cette science n'est pas le bien-être général mais la lutte pour le pouvoir social sous toutes ses formes, apparentes ou cachées. Ici aussi l'analyse weberienne correspond au schéma machiavélien. Qu'il nous suffise de renvoyer à sa définition de la politique telle qu'elle se trouve exposée dans sa conférence « Politik als Beruf » « Politik wûrde fiir uns also heissen : Streben nach Machtanteil oder nach Beeinflussung der Machtverteilung, sei es zwischen Staaten, sei es innerhalb eines Staates zwischen den Menschengruppen, die er umschliesst. » On ne peut obtenir le pouvoir qu'au travers de luttes Celles-ci peuvent prendre des formes diverses et peuvent se loger dans une concurrence paci­fique Quant à faire du bien et du bonheur communs le thème et le but de la politique et de l'économie politique, il suffit de se rappeler ce que Weber a déclaré à propos des espérances à la paix et au bonheur, pour ne plus se nourrir d'illusions à cet égard : « lasciate ogni speranza »

Le troisième point du schéma machiavélien déclare qu'on ne peut trouver les lois de la vie politique par une analyse qui prend les professions de foi et les discours pour ce qu'ils se donnent. Les déclara­tions, programmes, constitutions, lois, théories, philosophies doivent, si l'on veut saisir leur sens politique et historique réel, être mis en rapport avec tout l'ensemble des faits sociaux. Si la formulation weberienne est ici différente, nous verrons qu'elle aboutit au même résultat. L'histoire et la sociologie weberiennes interprètent les com­portements sociaux d'après le sens qu'ils ont ou ont eu pour le ou les acteurs ; Weber ne parle pas de sens réel mais de sens subjectif. En fait, le procédé d'interprétation weberien l'empêche d'être victime de déclarations ou professions de foi tronquées, puisqu'il tend à retrou-

Voir Gesammette politische Schriften, Tûbingen, 1958 (cité dorénavant sous le sigle P.S.), pp. 494-495.

«1 Voir P.S.. pp. 317, Rem. 1", 335, 339, 380, 512. ''̂ Voir Wirtschait und Geselhchatt, Berlin, 1964 (cité dorénavant sous le

sigle W.U.G.), pp. 27-29. P.S.. p. 12. «53 P.S., p. 12. <^ W.U.G.. p. 4 ; W.L.. pp. 429-430, 528.

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ver le sens que les acteurs donnent à leurs actes : les intentions inavouées et les arrière-pensées en font partie. D'autre part, replacer tout phénomène social étudié dans l'ensemble des faits qui l'entourent, constitue un des soucis constants de la sociologie weberienne. Weber n'a cessé de critiquer le monocausahsme dans les sciences de la culture, que ce soit l'économisme vulgaire qui ramène tout phénomène à une cause économique ou la conception spiritualiste unilatérale de l'his­toire®". Pour Weber, tout fait social est à la fois cause et effet des phénomènes qui l'accompagnent. Le droit, la religion, l'économie, la politique sont en même temps origine et aboutissement l'un de l'autre.

Le quatrième principe affirme que le rôle joué par les actes logiques et rationnels dans les transformations politiques et sociales est limité. Les actes humains ont, la plupart du temps, leur origine dans des motivations instinctives, affectives, intéressées ou simplement tradition­nelles Ici encore, la méthodologie et la science weberiennes corres­pondent étroitement à la constatation machiavélienne. Dans sa typo­logie du comportement social Weber distingue quatre espèces de comportements : le comportement « zweckrational » ou action ration­nelle par rapport à un but, qui compare moyens, fins et conséquences d'un comportement possible à l'aide d'un calcul logique ; le compor­tement « wertrational », ou rationnel par rapport à une valeur, qui s'oriente aux commandements de cette valeur qu'il respecte scrupuleu­sement, sans tenir compte des conséquences ; le comportement affectif ou émotionnel, qui, ayant son origine dans les sentiments et les émo­tions, varie par son degré de lucidité, et enfin, le comportement tradi­tionnel qui a sa motivation dans l'habitude et relève de ce fait souvent du simple réflexe. Ces quatre types d'agir social représentent une échelle décroissante de la rationalité et de la conscience qu'a l'acteur de son acte et du sens qui s'y attache. La rationalité rigoureuse du premier type constitue un cas limite et une construction du socio­logue : le procédé weberien d'explication consiste à construire dans une situation donnée un comportement purement rationnel à partir du but présumé de l'acteur et à confronter cette construction à l'acte réel ;

65 Pour autant qu'il soit possible. «8 W.L., pp. 163. 166-168, 293-296 ; W.u.G., p. 259 ; Gesammelte Aulsâfze zur

Retigionssoziologie, Bd. I, Tiibingen, 1922 (cité dorénavant sous le sigle R.S.), p. 240. 6' Pareto, avec sa formation d'ingénieur, est celui des auteurs étudiés par

J. Bumham qui a le plus insisté sur l'aspect irrationnel du comportement social. On trouvera un rapprochement entre la théorie de l'agir social de Pareto et celle de Weber dans le cours professé par R. ARON : Les grandes doctrines de sociologie historique, II, Paris, 1962, pp. 100-113, 177-179.

«8 W.L.. pp. 428-432, 551-553 ; W.u.G., pp. 5, 16-18.

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la distance entre l'acte réel et l'acte construit permet de mesurer la rationalité du premier et de dégager les obstacles et les motifs qui ont limité la « Zweckrationalitàt ». La nécessité même du recours à la construction montre que l'agir humain est loin de toujours chercher son inspiration auprès des modèles rationnels.

Le principe suivant postule que, pour comprendre le processus social, il faut tenir compte de la séparation sociale la plus importante, celle entre chefs-subordonnés, élites-masses. Avec ce cinquième point du schéma machiavélien, nous avons aussi atteint son axe : l'analyse machiavélienne est avant tout centrée sur une théorie de l'éhte. Toutes les composantes ultérieures du programme machiavélien s'y rattachent et la précisent. Il est évident, que pour tout sociologue ou historien, l'étude des élites et de la relation chefs-subordonnés constitue un point central : toute communauté humaine qui atteint un degré relatif de complexité exige une organisation et des chefs qui la dirigent Aussi, l'analyse des rapports élites-masses ne manque-t-elle pas dans la socio­logie weberienne où elle occupe une place centrale De même, les préoccupations de Weber concernant la politique allemande et l'avenir des sociétés industrielles tournent la plupart du temps autour du problème de la sélection des chefs (Fiihrerauslesc) : les critiques weberiennes portant sur le dilettantisme du monarque ou sur le régime bureaucratique allemand, de même que ses efforts pour permettre la venue au pouvoir d'une élite capable, forment l'essentiel de ses écrits politiques D'autre part, Weber n'a jamais douté que le pouvoir, même dans une société démocratique soit porté par une minorité, ou, en d'autres termes, que la direction soit par essence oligarchique, ce qui justifie l'emploi du mot « élite »

69 W.U.G., p. 18. La plupart du temps, les actes sociaux sont constitués par des amalgames de ces quatre types de comportement où chaque type est représenté dans des proportions variables.

'» W.U.G., p. 196. 71 W.U.G., pp. 22-27, 34-42, 157-222, 657-1102. Dans sa R.S., WEBER étudie

les différentes religions en analysant leurs rapports aux classes privilégiées qui se sont faites leurs défenseurs. R.S., I, pp. 238-239.

•'̂ Ce thème se retrouve de la première jusqu'à la dernière étude des P.S. : on peut dire qu'il en constitue le leitmotiv.

'3 L'ouvrage de R. MICHELS : Soziologie des Parteiwesens, dont la première édition date de 1910, est à cet égard devenu classique. Michels y étudie les tendances de toute organisation à l'oligarchie et prouve sa thèse en analysant l'organisation de la socialdémocratie, le parti qui veut réaliser la démocratie ou le gouvernement du peuple par le peuple. Si Weber est bien à l'origine de la thèse de Michels, comme le prétend Mommsen, cela prouve indiscutablement l'intérêt que Weber portait à la vie des élites.

•!* P.S., pp. 197, 214-215, 336.

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Le sixième point affirme que l'histoire n'est pas pour l'essentiel l'histoire des masses, des grands hommes ou des institutions, mais bien l'étude de l'élite, de sa composition, de sa structure et de son rapport à la masse. C'est ici que la méthodologie et la science weberiennes s'écartent le plus du schéma machiavélien. Comme nous l'avons vu plus haut, Weber considère effectivement que la circulation de l'élite est un thème central de l'histoire et de la sociologie. Deux exemples suffiront à l'illustrer. Dans sa célèbre leçon inaugurale de 1895 Weber s'interroge sur l'avenir de l'élite politique allemande. Il y passe en revue les trois classes qui détiennent ou revendiquent le pouvoir : les « Junker » (conservateurs), les bourgeois (libéraux) et les ouvriers (socialistes). Pour chacune d'entre elles, il confronte revendications et exigences de leurs porte-parole avec leur maturité politique, avec leurs intérêts économiques et leurs rapports aux autres couches sociales. D'autre part, dans sa sociologie du pouvoir, il construit trois types d'autorité et le procédé qui lui permet de les composer est signifi­catif : un pouvoir se définit par le type d'appareil ( « Verwaltungs-stab ») qui le maintient et le fait fonctionner et par sa forme de légi­timité, c'est-à-dire par la nature de la croyance des chefs et des subordonnés à la légitimité du pouvoir existant. D'une part, nous avons une analyse de la composition de l'élite (le rapport du ou des chefs à l'appareil qui exécute et surveille l'exécution des décisions du pou­voir), d'autre part, une étude de la relation de l'élite à la masse. Mais, si Weber accorde ainsi beaucoup d'importance à l'analyse de l'élite, il n'aurait guère souscrit à la formule qui refuse de voir dans l'étude des masses, des grands hommes ou des institutions des thèmes essen­tiels de l'histoire. Et d'abord, pour une raison méthodologique : la constitution de l'objet de la recherche historique dépend de l'intérêt de l'historien et non pas d'une théorie quelconque Seule la fécondité des travaux de l'historien, quel que soit le point de vue qui ait présidé à la constitution de l'objet, décide de leur valeur. Certes, l'histoire vue sous l'angle de la circulation de l'élite révèle des aspects féconds, mais il est d'autres points de vue aussi intéressants. Et par là, nous passons au deuxième motif de son refus de la formule citée : Weber a considéré l'histoire sous une optique qui ne correspond pas au schéma machia­vélien et tout d'abord sous l'angle des grands hommes. Le concept de charisme est l'un des plus fameux de sa sociologie : il désigne la possession par certains individus de dons extraordinaires, qui font

75 « Der Nationalstaat und die Volkswirtschaftspolitik », P.S., pp. 1-25. W.U.G., pp. 157-160.

" W.L.. pp. 161-213, 233-266. " WM.G., pp. 179-182, 832-873.

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que les autres les suivent et leur obéissent. Weber a appliqué ce con­cept à plusieurs reprises, que ce soit par exemple dans l'étude des prophètes de l'ancien testament ou dans l'analyse du bouddhisme ou du rôle des Gourous Ces personnages charismatiques sont dans sa pensée les causes des plus profonds bouleversements parce qu'ils modifient la société humaine en modifiant les hommes

Mais Weber n'a pas pour autant négligé le rôle des masses dans l'histoire, et il ne le pouvait s'il voulait être conséquent : toute autorité n'est, selon lui, durable que si elle est légitimée, c'est-à-dire si elle est reconnue comme légitime par les subordonnés. C'est donc par le biais de la légitimité que les masses influencent les élites et les grands hommes. En d'autres termes, si l'élite et €es héros conditionnent la masse, la masse conditionne aussi l'élite et €es héros : le porteur de charisme doit faire preuve, et durablement, de ses dons, le chef tradi­tionnel est tenu par la tradition qu'il ne peut transgresser sans danger, le chef démocratique dépend de ses électeurs. Dans son étude sur l'esprit du capitalisme, Weber parle beaucoup du calvinisme, très peu de Calvin : ici aussi, un novateur religieux ne peut exercer d'influence durable s'il n'est reconnu par la masse des croyants. De même, dans sa sociologie des religions, Weber analyse les influences de la masse sur les religions et il montre leurs transformations sous le poids de ses exigences spécifiques Quant à l'histoire des institutions, Weber l'a peu pratiquée, ce qui s'explique par le point de départ de sa sociologie, qui vise à interpréter l'agir social à partir de ses motivations. Pour Weber, ce sont les hommes qui construisent les institutions et, même si les institutions fournissent le cadre dans lequel les actions des hommes s'inscrivent, le sociologue part des individus

Ainsi donc, si Weber analyse la circulation de l'élite, son rejet de tout monocausalisme dans les sciences de la culture doit l'amener à dépasser les cadres d'une histoire ou d'une sociologie vues exclusive­ment sous l'angle d'une théorie de l'élite.

79 R.S.. Bd. III, pp. 282-351. 8» R.S., Bd. II, pp. 217-250, 351-363. D'autre part, Weber a eu dans sa jeu­

nesse tout le loisir de contempler l'influence d'une personnalité charismatique en politique : Bismarck n'a pas cessé de fasciner le jeune Weber, bien que celui-ci lui ait très tôt adressé plusieurs critiques. Voir Jugendbriefe, pp. 143, 171, 287-297.

81 W.U.G., pp. 182. 82 R.S.. II, pp. 251-253, 316-378. 83 Weber réagit ici contre tout un courant de la pensée allemande qui tend à

hypostasier les institutions (par exemple l'Etat, la nation) et à les considérer comme des organismes vivants. Voir surtout à ce propos son étude « Roscher und Knies und die logischen Problème der historischen Nationalôkonomie », W.L., pp. 1-H5.

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Le septième principe affirme que le but fondamental de l'élite (ou des classes dominantes) est le maintien de son pouvoir et de ses privilèges, contrairement à ce que déclarent ses porte-parole qui prétendent qu'elle n'a qu'un but : servir la communauté. Ici, l'analyse weberienne rejoint le schéma machiavélien. Reprenons le texte de sa leçon inaugurale de 1895 et analysons les reproches qu'il adresse aux Junkers. Weber définit d'abord ce qu'il appelle maturité politique ou « Machtinstinkte » : pouvoir mettre au-dessus des intérêts particu­liers et des siens propres les intérêts durables de la nation. D'autre part, il constate qu'une classe aspire au pouvoir politique lorsqu'elle joue un rôle décisif dans l'économie du pays. Or il arrive qu'une classe économiquement descendante tienne les rênes du pouvoir sans être décidée à les lâcher et qu'une classe économiquement forte ne soit pas pohtiquement mûre. C'est exactement, dit Weber, la situation de l'Allemagne à l'heure actuelle. Si les Junkers, et surtout le plus grand d'entre eux, Bismarck, ont pu dans le passé réaliser et soutenir l'unité allemande, ils n'en sont plus capables aujourd'hui. La situation économique allemande s'est modifiée et, ce faisant, elle a affaibli la noblesse foncière et fait passer le centre de gravité économique dans les villes et la bourgeoisie. Les Junkers sont engagés dans un « okono-mischen Todeskampf » : il y va de leur survie : ils réclament des barrières douanières contre l'importation du blé étranger, d'autre part, ils ouvrent les portes de l'Est allemand à l'immigration polonaise, et cela, en utilisant leur influence au sein de l'Etat et en prétendant agir au nom des intérêts nationaux. Une élite, — et la classe qu'elle représente —, ne peut donc, selon Weber, défendre réellement les intérêts nationaux qui si ses intérêts économiques ne sont pas en danger. Weber soumet la bureaucratie à une critique semblable : alors qu'elle se prétend au-dessus des intérêts particuliers, elle a partie liée avec les intérêts conservateurs en même temps qu'elle s'efforce de préserver les siens propres et d'empêcher qu'on la contrôle Enfin, dans ses projets de Constitution, Weber a voulu par le parlemen­tarisme introduire un système garantissant la mobihté de l'élite

Le huitième point du schéma machiavélien déclare que la domina­tion de l'élite repose sur la violence (qui peut être dissimulée ou n'agir que sous la forme de menace) et la ruse ou la duperie (qui peut ne

8* P.S.. pp. 1-25. 8= P.S., pp. 19-20. 86 P.S., p. 19. 87 P.S.. pp. 323-327. 88 G. SCHMIDT, ouvrage cité, p. 254.

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pas être délibérée : le pouvoir prétend par exemple être fondé sur le droit divin ou le droit naturel, sur l'intelligence ou la justice). Nous traiterons violence et duperie séparément et verrons plus loin pourquoi cette distinction s'impose. Que la violence soit le soutien probable, voire nécessaire, de toute forme de domination n'a jamais été mis en doute par Weber. Nous avons vu plus haut que toute forme d'autorité est renvoyée à un appareil qui veille sur l'exécution des ordres que pro­mulguent les chefs. Cet appareil ne peut fonctionner durablement s'il ne possède des moyens coercitifs. A ce propos, il convient de rappeler la définition weberienne de l'Etat '̂ ^ : « Staat ist diejenige menschliche Gemeinschaft, welche innerhalb eines bestimmten Gebietes — dies : das Gebiet gehort zum Merkmal •— das Monopol légitimer physischer Gewaltsamkeit fiir sich (mit Erfolg) beansprucht. »

L'autre moyen sur lequel l'autorité repose, la duperie, soulève un problème méthodologique : le mot nous semble en effet pouvoir être employé dans deux sens différents. Duperie et ruse peuvent signifier qu'une élite n'arrive au pouvoir et ne s'y maintient qu'en ne respectant pas ses engagements. Dans ce sens, le principe machiavélien est consé­quent avec les points précédents et renvoie au troisième postulat de l'analyse machiavélienne. Rappelons cependant que la méthodologie weberienne dispense de parler de duperie : en poursuivant l'interpré­tation des comportements sociaux d'après le sens que l'acteur leur prête, l'histoire et la sociologie weberiennes se doivent d'éclairer pensées, arrière-pensées et calculs des protagonistes. Mais duperie peut signifier dans le contexte machiavélien que l'élite justifie sa domination par la théorie du droit divin, du droit naturel, par l'intelli­gence supérieure de ses membres ou par la justice qu'elle réalise. En démasquant ces justifications comme duperie, la théorie machiavélienne ne nous semble pas conséquente avec son premier principe qui exige l'exclusion des jugements de valeur. Weber pensait certainement de même, lui qui, comme Meinecke l'a montré, jugeait les institutions d'un point de vue purement fonctionnel, mais son souci méthodologique l'aurait empêché de critiquer dans ses ouvrages scientifiques ces prin­cipes justificatifs et les valeurs dont ils se réclament ™.

Le neuvième point du schéma affirme que le principe d'intégration de la structure sociale est une formule politique qui entretient des rapports étroits avec les religions, les idéologies ou le mythe et que

88 P.S., p. 494. Voir aussi W.u.G., p. 39. Nous renvoyons également à sa définition du groupement politique, W.u.G., p. 39.

L'homme de science peut montrer que telle justification n'est pas indiquée dans une situation donnée, que l'élite utilise des principes justificatifs auxquels elle ne croit plus (ceci rejoint le premier sens du mot duperie) ou qu'elle n'essaye pas de réaliser, mais il ne peut se prononcer sur la valeur même de la justification.

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cette formule se prétend vraie. Weber ici encore souscrirait aux thèses machiavéliennes sans pour autant, comme nous venons de le voir, se prononcer sur les valeurs dont se réclament ces formules. Dans la terminologie weberienne, ce rôle intégrateur est joué par le principe de légitimité, qui dans la typologie weberienne du pouvoir prend trois formes''^, chacune d'elles reposant sur une croyance différente'^. La légitimité du pouvoir est fondée sur la croyance au charisme, à la tradition ou à la rationalité. Une partie importante de W.u.G. est consacrée à l'étude de ces formules » et de leurs transformations De même, dans ses recherches sur la sociologie de la religion, Weber analyse entre autres le lien religion-légitimité (charisme) Weber a d'autre part appliqué cette théorie de la légitimité à la situation allemande Sous cet angle, la crise provoquée par la révolution de 1918 signifie le rejet du principe de légitimité traditionnel. Weber s'est dès lors beaucoup soucié, dans ses écrits polémiques, du problème de la restauration de la légitimité en Allemagne. Antérieurement déjà, dès 1895, Weber avait constaté que l'unité allemande demeurait extérieure, une grosse partie de la population, sous la direction de la social-démocratie, rejetait en effet le régime existant Dans ses écrits qui précèdent la révolution, Weber en appelle à la démocrati­sation et à la parlementarisation pour intégrer les différentes classes dans le cadre de la nation et préserver ainsi son unité. Après la révo­lution, la monarchie et le Parlement ayant perdu leur légitimité aux yeux des foules ̂ ^ Weber recherche l'élément légitimant et unificateur dans l'élection du « Reichsprasident » au suffrage universel, c'est-à-dire, .— espère-t-il —•, dans l'élection d'une personnalité charis­matique

W.u.G., p. 159. La typologie weberienne oscille entre la construction de trois ou quatre types de légitimité ; dans certains textes en effet Weber ajoute aux trois types que nous allons traiter la « wertrationale Legitimitât », W.u.G., p. 26.

82 W.u.G.. p. 195. 93 W.u.G., pp . 157-222 , 6 9 1 - 1 1 0 2 .

Le système des castes lui apparaît ainsi comme la formule qui donne à la société, par la force du traditionalisme qu'il institue, sa plus grande stabilité, R.S., II, pp. 120-122 .

5̂ W.u.G., p. 197. Il y renvoie à un chapitre de W.u.G. qu'il n'a plus pu écrire « Die Théorie der Umwâlzungen », dont le titre montre son intérêt pour le problème de la circulation de l'élite.

»« P.S., p. 20 .

S" P.S.. p p . 4 3 8 - 4 3 9 .

s* P.S., pp. 456-466. Il est à noter que, suivant sa théorie de la légitimité, seule une personnalité charismatique représentant le principe légitimant révolutionnaire, peut réaliser l'unité nationale dans une situation aussi trouble. W.u.G., p. 197 ; P.S., p. 457. Voir aussi G. SCHMIDT, ouvrage cité, pp. 271-272, 302.

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Le dixième principe du schéma machiavélien constate que si le but de toute élite est le même, sa domination peut correspondre aux inté­rêts des masses avec des degrés variables, de même que les structures sociales des communautés régies par les élites peuvent être fort diffé­rentes. Ces différences, si on veut en rendre compte, ne peuvent être analysées à partir des formules ou des idéologies qui justifient les structures sociales existantes. Mais on peut les évaluer en tenant compte des trois facteurs suivants :

a) la puissance d'une communauté comparée aux autres communautés ; b) son niveau culturel et matériel, l'étendue et la variété de son

activité créatrice ; c) le degré de liberté réalisé, c'est-à-dire, l'étendue de la garantie

dont jouissent les citoyens à l'égard de l'exercice irresponsable et arbitraire du pouvoir.

Tous ces points se retrouvent dans la sociologie politique de Weber de même qu'ils sont présents dans ses œuvres polémiques. Dans sa typologie du pouvoir, Weber compare entre eux les degrés de puissance, de culture et de liberté que les différents types sont à même de réaliser en respectant leur légalité interne. Si la puissance d'une communauté dépend de son « potentiel économique » et de la force de ses bataillons elle dépend aussi de la cohésion nationale que son type d'autorité permet de créer et du système qui prévaut lors de décisions capitales. Weber n'a cessé, comme nous l'avons vu, de mettre l'Allemagne en garde contre le conflit qui opposait ses classes, et contre un système qui n'assurait ni le choix de bons politiciens ni la possibilité de décisions rapides

Weber a, d'autre part, étudié le niveau culturel qu'un type de pouvoir peut réaliser, dans ses études sur la sociologie des religions. Il y analyse entre autres le rapport qui existe entre le régime des mandarins ou des brahmanes et le type de culture spirituelle et maté­rielle qui lui correspond Enfin, Weber a étudié le degré de liberté que chaque type de régime assure à ses citoyens. Rappelons que, selon lui, tout pouvoir a besoin, pour durer, d'être légitimé aux yeux

99 Weber aime citer le mot célèbre de Frédéric le Grand : « Der Gott der Schlachten ist mit den grôsseren Bataillonen. » P.S., p. 476.

100 Voir à ce propos les critiques adressées à la bureaucratie, W.u.G., p. 512 ; P.S., pp. 308-369.

C'était en effet le cas en Allemagne : en l'absence d'un chef d'Etat de valeur, toute décision importante déclenchait le conflit des ministres et de leur ressort. P.S., pp. 76, 178, 326, 338, 381, 399, 423.

"2 R.S., I, pp. 395-458, 512-536 ; R.S.. II, pp. 106-122, 146-167.

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des masses. Cette légitimité impose certaines limites à l'exercice de l'autorité. Ainsi, le chef charismatique doit justifier ses prétentions par ses dons et compter avec les disciples qui constituent son « Ver-waltungsstab » ; le chef traditionnel se doit de respecter la tradition et il doit tenir compte des revendications de ses fidèles, et le chef démocratique est soumis aux pressions de l'électorat, des partis et de la bureaucratie. Weber a étudié en détail le problème des garanties contre le pouvoir discrétionnaire dans sa sociologie du droit.

Le onzième point de l'analyse machiavélienne affirme que dans toute élite il y a deux tendances opposées, la première représente la conception aristocratique, selon laquelle seuls les membres de la classe au pouvoir peuvent y avoir accès ; la seconde, plus démocratique, tend à ouvrir les portes du pouvoir aux chefs des classes qui en sont exclues Ici aussi, l'analyse weberienne rejoint le schéma machia-vélien : l'étude des modifications des types de légitimité l'illustre abondamment. Elle est en effet constituée pour une bonne part par l'analyse des rapports du ou des chefs à l'appareil qui les sert. Celui-ci, fort de son caractère indispensable, finit toujours par revendiquer une partie de l'autorité. Weber a étudié les procédés par lesquels les chefs essayent de préserver, de renforcer ou d'assouplir le pouvoir en excluant ou en faisant participer les membres de l'appareil à l'exercice de l'autorité. Dans le type de légitimité rationnelle, la bureaucratie, qui est le type d'appareil qui lui correspond, tend à imposer sa volonté au monarque ou aux chefs politiques qui de leur côté veulent renforcer leur contrôle sur l'appareil Le porteur de charisme et surtout ses successeurs se heurtent aux revendications des disciples ; le chef tradi­tionnel doit tenir compte des appétits de ses subordonnés L'issue de ces conflits chefs-appareils varie évidemment d'époque à époque et de pays à pays, allant de l'appropriation à l'expropriation du pouvoir des uns par les autres Ce problème des élites ouvertes et fermées se retrouve dans sa politique active : Weber y confronte la monarchie et l'aristocratie anglaises (où la tendance ouverte prédomine) aux empires allemand et russe et aux Junkers^"^ (où la conception

103 II va de soi, si l'on tient compte du septième principe du schéma machia-vélien, que dans les deux cas l'élite ne vise qu'à préserver ses intérêts. Les moyens changent, non le but.

i"'' L'Allemagne wilhelminienne et la Russie tsariste du xix" et du x x ' siècle en sont des exemples.

105 W.U.G.. pp. 182-188.

lo" W.U.G., pp . 196.

!<" P.S.. pp. 37, 77, 106, 324-327. PS., pp. 19-20, 265-272.

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fermée l'emporte). Enfin, Weber lui-même, qui ne cache pas ses origines bourgeoises, représente dans le libéralisme la tendance ouverte, c'est-à-dire celle qui en appelle à la collaboration avec l'élite socia­liste

Le douzième principe du programme machiavélien affirme que la tendance ouverte de l'élite l'emporte nécessairement. Autrement dit, aucune structure sociale n'est permanente et la réahté d'une société sans lutte de classes est une utopie. Ici aussi, la conception weberienne se rapproche du modèle machiavélien, avec cependant le fait qu'une élite existante peut, par sa tendance fermée, être balayée. Weber qui avait constaté le caractère fermé des empires allemand et russe a pu assister à leur destruction, tandis que la monarchie anglaise a pu passer le cap de la première guerre mondiale et de la démocratisation. De même, sa typologie du pouvoir étudie les séquences possibles de la succession des élites et reconnaît le caractère changeant de toute structure sociale. Certains types de société ont pourtant pu maintenir leur structure et leur élite pendant fort longtemps, Weber le souligne, comme nous l'avons vu, à propos du système des castes. Il ne croyait pas non plus à une suppression de la lutte des classes : dans sa vision de l'avenir, la bureaucratie était indéracinable. Or, il l'a assez souligné, une bureaucratie est liée au savoir, c'est-à-dire aux diplômes, donc, aux différences d'origine sociale et de capacités

Le dernier point, enfin, énonce que dans la composition et la structure de l'élite, il y a périodiquement des modifications ou des révolutions et que ces dernières appartiennent à l'ordre des choses. La formule fameuse de Pareto : « L'histoire est un cimetière d'élites », illustre plastiquement le contenu de ce principe. On peut trouver une phrase chez Weber qui ressemble étrangement à ce jugement parétien : « Die Geschichte gebiert, nach aller Erfahrung, unerbittlich ' Aristo-kratien ' und Autoritâten neu... » Dans la terminologie weberienne, ces bouleversements sociaux font partie du destin et du progrès de l'histoire. On ne peut pas plus les empêcher qu'on ne peut supprimer la lutte, le conflit sous ses différentes formes. Mais le savoir que l'histoire et la sociologie mettent au service des hommes peut leur

108 G. ScHMiDT, ouvrage cité, pp. 259-263 ; E. NOLTE, ouvrage cité, pp. 9-11. 110 W.U.G., pp. 691-1033. Pour le type de pouvoir traditionnel, il distingue

la gérontocratie, le patriarcalisme, le patrimonialisme, l'autorité des états (dans le sens où l'on parle du tiers état), la féodalité.

1 " W.U.G., pp . 166.

« ZUT Lage der bùrgerlichen Demokratie in Russland », Archiv [ûr SoziaU wissenschait und Sozialpolitik. 1906, Bd. 22, Heft 1, p. 347. Repris dans P.S., p. 60.

113 Dans le sens de « progression » de l'histoire.

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permettre de créer des institutions qui, en tenant compte de la situation réelle, assurent avec plus ou moins de probabilité une sélection conve­nable de l'élite, sanctionnent la mobilité de l'élite en empêchant que celle-ci ne se cramponne avec succès à ses prérogatives, et rendent son contrôle possible.

Résumons-nous. Dans la première partie de cet article nous avons passé en revue les différentes directions qu'empruntent les critiques de Weber. Nous avons vu comment l'on avait jugé son principe de l'exclusion des jugements de valeur dans la science, la réalisation de cette exigence méthodologique dans ses propres travaux et enfin sa politique pratique. Ce compte rendu nécessairement limité devait introduire le thème même de ce travail. A l'aide des commentaires de F. Meinecke et du modèle proposé par J. Burnham, nous avons essayé de dégager les traits machiavéliens de la politique et de la science politique weberiennes. Il ressort de ces analyses que l'union d'une volonté démesurée et d'une science rationnelle, d'une conception fonc­tionnelle et technicisante des institutions et d'une vision désenchantée de l'histoire, que l'application de la théorie de l'élite sont autant de composantes machiavéliennes de sa pensée. Nous avons pu montrer d'autre part que, quoique présente, la théorie de l'élite ne pouvait épuiser sa sociologie politique et moins encore sa conception de l'histoire. Enfin, dans le cadre d'un article, il n'était évidemment pas possible de rendre compte de tous les aspects de la personnalité si complexe du grand sociologue. Le Weber critique du processus de rationalisation de l'Occident et surtout le Weber moraliste jetterait à bien des égards d'autres lumières sur son œuvre.

Seule l'étude de sa pensée morale et de ses décisions pratiques permettrait d'analyser l'attitude de 'Weber face à ce qu'on considère d'habitude comme l'axiome du machiavélisme : le principe selon lequel la fin justifie les moyens.