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LE RÉCIT

PANORAMA et REPÈRES

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« Les grands rythmes de la littérature et de la pensée », collection dirigée par Nicole Ferrier-Caverivière, professeur à l'Université de Paris IV- Sorbonne, ancien recteur et Louis Baladier, inspecteur général de l'Educa- tion nationale, professeur associé à l'Université François Rabelais de Touraine.

Prochaines parutions dans la même collection : — « La Didactique » — « La Poésie »

BALADIER, Louis. — Le récit : panorama et repères/Louis Baladier. — Paris: Ed. S.T.H., 1991. — 311 p. ; 24 cm. — (Coll. «Les Grands rythmes de la littérature et de la pensée ».)

ISBN 2-903463-12-3

© 1991, E.S.T.H., 6, avenue Léon-Heuzey, 75016 Paris.

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre Français du Copyright, 6 bis, rue Gabriel- Laumain. 75010 Paris.

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LOUIS BALADIER

LE RÉCIT

PANORAMA et REPÈRES

Les Editions STH

Collection « LES GRANDS RYTHMES DE LA LITTÉRATURE ET DE LA PENSÉE »

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Paru aux Editions STH

Collection « Les grands actuels »

Les relations internationales dans le monde d 'aujourd 'hui ( 4 édition) Philippe MOREAU DEFARGES

Politiques sociales dans la France contemporaine ( 3 édition) Michel LAROQUE

Les libertés publiques en France et dans le monde Jean-Paul COSTA

Les livres témoins de leur temps Guy ROSSI-LANDI, Christine HENRY-BRUNEL, Anne PROST

La jurisprudence du Conseil constitutionnel Bruno GENEVOIS

La Constitution de la V République LE MONG NGUYEN

Relations économiques internationales (la politique commerciale des grandes puissances face à la crise) François DAVID

Contentieux fiscal (Principes et pratiques) Thierry LAMBERT (dir.)

Etudes sur la Constitution de la V République (Collection « Les Cahiers constitutionnels de Paris ») Didier MAUS

Collection « Les grands colloques »

L'administration française face aux défis de la décentralisation Jean-Paul COSTA et Yves JEGOUZO (dir.)

Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l 'homme Frédéric SUDRE et Dominique ROUSSEAU (dir.)

L'exception d'inconstitutionnalité (Paris I) Gérard CONAC et Didier MAUS (dir.)

Hors collection

L'épreuve d'anglais à Science Po Jean-Paul PICHARDIE

Initiation au droit (principes fondamentaux) LE MONG NGUYEN

Les systèmes politiques démocratiques LE MONG NGUYEN

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Avertissement

Les ouvrages de la collection « Les grands rythmes de la littérature et de la pensée » sont des ouvrages techniques destinés en priorité aux étudiants en lettres des premiers cycles universi- taires et des classes préparatoires.

Il s'agit de fournir à ces étudiants les instruments méthodologi- ques nécessaires pour maîtriser les études dans lesquelles ils s'engagent. C'est pourquoi chaque ouvrage de la collection est consacré à un sujet précis se référant soit à une période de l'histoire littéraire et de l'histoire des idées, soit à un genre ou à une grande forme esthétique, soit à un problème d'ensemble, littéraire, artistique ou intellectuel.

La première partie fournit les connaissances techniques — théories littéraires et esthétiques, méthodes critiques — permet- tant l'analyse et la compréhension des œuvres présentées.

La deuxième partie situe le sujet dans le contexte historique et chronologique qui est le sien, permettant de bien saisir l'interac- tion toujours existante entre un fait ou un ensemble de faits littéraires, artistiques ou intellectuels et les mentalités, les idéolo- gies, les mœurs, bref la civilisation où ces faits sont apparus et se sont développés.

Une troisième partie propose des exercices comme application immédiate et réinvestissement pratique des notions expliquées pré- cédemment. La forme de ces exercices est celle des épreuves universitaires les plus courantes afin de contribuer directement à la préparation des examens et concours.

En résumé, cette collection nouvelle vise à donner aux étu- diants des repères et des références de culture générale et des méthodes pratiques de travail.

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Introduction

Le présent ouvrage n'est ni une histoire du genre narratif ni un traité d'esthétique romanesque.

« Le roman, ce parvenu », c'est ainsi que Michel Raimond intitule le chapitre d'introduction d'un livre consacré à ce genre littéraire 1 qui montre bien comment « depuis La Nouvelle Héloïse, il n'a pas cessé d'étendre son empire », assurant son hégémonie sur les autres genres. Bien que son origine vulgaire 2 lui ait longtemps valu le discrédit des doctes, le roman est devenu au X I X et au X X le genre dominant et presque exclusif de la littérature. Cette expansion a eu deux consé- quences : une tendance à considérer que le roman est, à lui seul, tout le genre narratif — ce qui est faux, bien entendu —, une prédilection de la critique contemporaine pour ce genre. Aussi les études sur le roman se sont-elles multipliées au cours des dernières décennies. Nous donnerons les références des principales dans notre bibliographie. Ce sont tantôt des études historiques qui suivent, à travers les siècles et les écoles littéraires, la formation et les avatars du genre, tantôt — et le plus souvent depuis la vogue du structuralisme 3 — des études d'esthétique portant sur la catégorie du narratif pour en saisir la nature (on vise la « narrativité » 4 comme, dans les ouvrages plus généraux, la « littérarité » 5 ou sur les techniques de la narration et les formes du récit. Nous ne prétendons pas ajouter une contribution supplémentaire à ce type de travaux.

Ce livre est un précis dont la seule ambition est d'exposer briève- ment et, si possible, clairement, quelques informations essentielles à propos d'une grande forme canonique 6 de l'expression littéraire. Il participe de l'essai et du manuel. De l'essai, parce que, très loin de toute prétention à l'exhaustivité, il ne propose que quelques idées pouvant servir de principes et de guides aux étudiants confrontés à la vaste et complexe problématique des genres littéraires et de la narratologie 7 Du manuel parce que sa présentation vise à une utilité instrumentale.

Un auteur qui s'exprime peut le faire directement, en assumant sa propre parole, comme c'est le cas pour un poète lyrique, un orateur ou encore l'auteur d'un essai ou d'un ouvrage didactique ou de témoignage, c'est aussi le cas du diariste ou du mémorialiste ; il peut le faire indirectement, à travers une fiction, par le truchement d'une intrigue romanesque ou de personnages de théâtre par exemple.

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Mais dans tous les cas, il ne peut prendre fondamentalement que quatre attitudes : ou il cherche à représenter des choses ou des êtres, à donner l'équivalent verbal de ce qui se voit, et alors il décrit, ou il veut relater un enchaînement d'événements, rendre compte d'une action, et alors il raconte, ou il cherche à analyser des faits, à exposer des idées et des théories, et alors il explique, ou bien il exprime des sensations, des sentiments, des impressions profondes ou superficielles, il transpose en mots, en sonorités, en rythmes une expérience intime d'ordre sensuel ou spirituel, et alors il s'épanche.

Ces quatre attitudes déterminent une typologie de base des dis- cours : discours descriptif qui vise à restituer une réalité observée ou imaginée, correspondant littéraire des arts de l'espace : peinture et sculp- ture, voire, partiellement, cinéma ; discours narratif qui implique les phases successives (début, déroulement, fin) d'un processus temporel ; discours dialectique qui repose sur la manœuvre des concepts, met en jeu le raisonnement, l'argumentation et baigne dans un climat intellec- tuel ; discours poétique, effusion, imprécation ou glorification, qui se développe dans une ambiance affective intense, avec une grande puis- sance d'émotion, en imposant aux normes et aux usages de la communi- cation verbale des structures spécifiques qui la transforment ou la subver- tissent pour en tirer toutes ses potentialités expressives ou impressives 9

Ces grands types de discours se réalisent dans une vaste variété de formes scripturales : c'est ainsi que la description peut prendre la forme du portrait, du paysage, du décor, de la courte saynète pittoresque, du tableau, de l'inventaire documentaire..., etc. (la vieille rhétorique avait une classification de toutes ces formes descriptives : l'hypotypse, la pro- sopographie...) ; l'écriture narrative a recours au récit scénique qui détaille l'action, au récit panoramique qui la condense, au dialogue, au monologue intérieur 1 0 ; le discours d'idées se formulera en exposés de thèse, en dissertations, en considérations didactiques ou critiques utilisant les différentes formes de l'argumentation, du raisonnement ou de la réfutation 11 ; le discours poétique peut s'inscrire dans les formes fixes et les mètres de la versification (sonnet en alexandrins, ode en strophes isométriques..., etc.) ou dans les formes plus souples de la prose poéti- que caractérisée par un registre d'une grande intensité expressive ou impressive propre à l'invocation ou à l'évocation, la méditation, la contemplation, l'élévation, l'imprécation...

Sans aborder ici, au fond, le problème des genres littéraires qui sollicite la théorie littéraire et la philosophie de l'art depuis la plus haute antiquité, disons simplement que c'est la combinaison et le dosage des grands types de discours dans une œuvre, associés à l'inspiration de l'auteur — que nous considérons ici comme l'intention consciente de l'artiste à l'égard de sa création, en écartant le sens usuel d'enthousiasme créateur d'origine plus ou moins surnaturelle — qui déterminent l'appar- tenance de cette œuvre à tel ou tel genre : genre narratif, genre dramati- que, poésie..., etc.

Ces grands genres eux-mêmes donnent naissance, par spécialisation pourrait-on dire, à des espèces ou des classes particulières de textes, ainsi, pour le genre narratif ; le roman, la nouvelle, le conte..., etc. qui

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donnent à leur tour des sous-variétés : roman d'aventures et romans de mœurs, conte de fées, conte fantastique, conte philosophique...

Nous nous proposons de suivre les grandes étapes du développement du genre narratif, non pour en faire l'histoire exhaustive comme nous l'avons déjà dit, mais pour faire apparaître les orientations dominantes et parfois contradictoires de son esthétique 12 et dégager une information claire — simplifiée sans doute, mais, espérons-nous, non faussée — qui devrait permettre de se familiariser avec les problèmes généraux de la poétique 13 du genre grâce au panorama des principales écoles qui s'y sont illustrées et avec quelques grandes tendances de la rhétorique 14 narrative grâce à l'examen de certaines grandes œuvres.

Une des difficultés des études littéraires tient au fait qu'il règne, dans la théorie littéraire comme dans les doctrines et les pratiques critiques, comme dans l'enseignement et la recherche, une grande anar- chie terminologique. D'un côté les traditionalistes mettent leur coquette- rie à n'employer qu'un vocabulaire consacré par l'usage et condamnent sans appel sous le chef de pédantisme (ou pire 15 toute innovation dans ce domaine, de l'autre les « modernes » créent abondamment une nomenclature néologique d'aspect parfois un peu rebutant.

Dans le premier cas, on peut regretter certaines incohérences ou inconséquences, ainsi du lexique rhétorique les traditionalistes acceptent « métaphore » (dont, à vrai dire, il serait difficile de se passer), « méto- nymie », « chiasme » mais ne veulent pas connaître « epanorthose » ou « antanaclase », de la linguistique ils veulent bien retenir « champ séman- tique » mais pas « isotopie » ; il n'est pas sûr non plus qu'ils mettent sous les mêmes mots, les mêmes choses, fût-ce pour les termes les plus courants comme « sujet », « thème » ou « composition ».

Dans le second, outre celui des disgrâces parfois voyantes — dont G. Genette se moque un peu lui-même, en s'auto-parodiant, lorsqu'évo- quant le statut narratif d'un épisode de La Recherche du temps perdu, il écrit : « Cette petite cousine sur canapé sera donc pour nous — chaque âge a ses plaisirs — analepse sur paralipse » 16 on court deux dangers majeurs : le risque du jargon par la création d'une langue technique hermétique dont la barbarie trahirait l'esprit même des études littéraires ; le risque, plus grave encore et auquel n'échappent pas toute une série de prétendus chercheurs, de dissimuler le vide ou la pauvreté de la pensée sous un langage pseudo-scientifique. Lorsqu'on lit par exemple, dans tel manuel : « En dépit de l'analogie de fonctionnement entre P2 et les trois phrases du second paragraphe, apparaissent les « enchâssements » suivants dans la

série du Raconte (Ré) : —— etc. on Ré I Ré H Ré G (1969)

a d'abord une certaine peine à reconnaître qu'il s'agit de littérature et on a du mal à se défendre d'un certain malaise : sont-ce là les formules d'une science ésotérique nouvelle ou les affeteries de l'étrange néo-préciosité des Trissotin d'aujourd'hui ?

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Il convient donc, à tout le moins, de faire précéder tout travail d'initiation, dans le domaine qui nous occupe, de quelques précautions épistémologiques. C'est le but de notre première partie qui s'efforcera d'éclairer les aspects les plus caractéristiques des débats théoriques concer- nant le récit et de proposer quelques définitions des concepts méthodologi- ques et descriptifs que nous serons conduits à manier. Ces explications et ces définitions ne prétendent à aucun statut définitif mais à une simple valeur heuristique et opératoire.

NOTES

1. M. RAIMOND, Le Roman, Armand Colin, 1988. 2. « Vulgaire » n'est pas à prendre ici dans son sens péjoratif équivalent à peu près à trivial, mais dans

un sens technique qui désigne une origine commune et populaire par opposition à une origine savante.

3. On peut regrouper sous la dénomination générale de STRUCTURALISME les diverses théories qui ont vu le jour en ethnologie et en linguistique et se sont étendues à la philosophie et à la critique littéraire avec, pour méthode, d'étudier les faits en tant que « structure » c'est-à-dire comme un ensemble autonome dont on cherche à déterminer les éléments fondamentaux et leurs relations. Ainsi la critique « structurale » d'un roman ne recherche pas les intentions de l'auteur, ses sources, la valeur documentaire ou morale de l'histoire narrée, l'originalité ou la beauté du récit, mais comment il « fonctionne », le choix d'une instance narrative, d'un point de vue, l'organisation du débit narratif..., etc.

4. On appelle « narrativité », la qualité abstraite du genre narratif et dont les marques repérables sont les composants d'un texte qui le constituent en texte narratif, par exemple la formule traditionnelle « il était une fois... » qui atteste que ce qui va suivre est un conte, ou encore, dans le récit classique, le traitement du temps avec ses interpolations (modification de l'ordre chronologique comme le retour en arrière), ses distorsions (variations de durée entre une scène que l'on détaille et le résumé d'une longue période), ses condensations (une séquence fréquentative qui synthétise en une seule fois des scènes se produisant plusieurs fois).

5. La « littérarité » c'est l'essence du littéraire, ce qui qualifie un texte comme littéraire. Les discus- sions sont abondantes et polémiques sur le sujet. Aux deux pôles : la conception traditionnelle : participent de la littérature les discours considérés comme littéraires par la tradition historique et le consensus de l'opinion commune ; la conception structuraliste : la spécificité littéraire réside dans « les connotations autonymiques », c'est-à-dire dans un emploi spécifique du matériel verbal qui, outre ses aspects habituels de dénotation — décrire des personnages, des situations, raconter des événements, exprimer des idées et des sentiments — comporte, à côté des connotations possibles — on sait que ce terme désigne les potentialités d'évocation des signes linguistiques — une connotation particulière qui fait que le texte renvoie à lui-même en tant qu'objet verbal, qu'il s'exhibe comme style et comme structure.

6. Le mot grec « Kanon » désignait une canne servant de mesure. Par dérivation, il a signifié règle ou norme et a été appliqué à la Bible. Les livres canoniques de la Bible sont ceux qui servent de règle de vérité et de foi, de norme pour la croyance et la pratique. Assez récemment la linguistique a utilisé le terme « canonique » pour désigner une phrase ou un tour qui répond aux normes les plus habituelles de la grammaire. En théorie littéraire, on appellera une forme « canonique » lorsqu'elle représente un archétype ou une norme.

7. Il semble que le vocable « narratologie » ait été forgé par T. TODOROV en 1969, il a été défini par G. GENETTE (en 1983 dans NOUVEAU DISCOURS DU RÉCIT) comme l'étude des méca- nismes du récit. Genette distingue deux narratologies : la narratologie thématique qui analyse les contenus narratifs (les histoires), la narratologie formelle ou modale qui analyse la technique narrative (le récit comme arrangement et « représentation » de l'histoire).

8. Aujourd'hui il est fait grand usage du mot « dialectique » qui s'emploie dans une multitude d'acceptions telle qu'il est indispensable de toujours préciser dans laquelle on l'emploie. Ici nous l'employons dans son sens historique premier, tel qu'il apparaît chez les socratiques : art de discuter par questions et réponses et, par extension, art de classer les concepts et de raisonner méthodique- ment. Platon et Aristote spécialisent déjà le terme, le premier pour désigner le raisonnement par lequel on s'élève des connaissances sensibles aux connaissances intelligibles (synthèse du sens socratique), le second pour désigner les raisonnements qui portent sur de simples opinions. Au Moyen Age, on désigne sous ce nom les subtilités de la logique formelle. Kant l'emploie pour nommer cette tendance (illusoire selon lui) de notre esprit à dépasser par le raisonnement les limites de l'expérience sensible ; Hegel pour la marche de la pensée procédant par thèse, antithèse, synthèse. Les marxistes et notamment Engels lui ont donné une nouvelle vie à travers le concept de matérialisme dialectique qui applique à l'évolution même des choses la triade Hégélienne.

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9. EXPRESSIVITÉ et IMPRESSIVITÉ (ce dernier plus rare) sont des termes très fréquemment employés sous leurs formes substantive ou adjective en théorie et critique littéraires sans que leur sens soit toujours clair. On peut convenir de rattacher à l'expressivité tous les traits par lesquels le texte souligne et accentue tel ou tel de ses aspects et ceux par lesquels est suggérée ou exprimée l'attitude émotionnelle du locuteur ou de l'auteur. Aussi appliquera-t-on le qualificatif d'expression- niste à un art qui cherche à frapper par de grands effets, comme par exemple le cinéma allemand des années vingt avec ses cadrages extraordinaires et ses atmosphères de terreur (NOSFERATU de Murnau), ou les poèmes apocalyptiques de Hugo (La fin de Satan) ou de d'Aubigné (Les Vengeances dans Les Tragiques). Dans cette logique, seront impressifs les procédés par lesquels le locuteur ou l'auteur cherche à insinuer chez l'auditeur, le spectateur ou le lecteur des impressions, des sensations ou des suggestions subtiles, et l'impressionnisme en littérature comme en peinture, s'attachera au lieu de décrire l'objet ou la situation, à les évoquer en reconstituant les sensations et les impressions auxquelles ils ont donné lieu. Ainsi là où Balzac décrit une demeure avec toute la précision nécessaire à une véritable reconnaissance des lieux (La pension Vauquer dans Le père Goriot), les Goncourt juxtaposent une série de sensations provoquées par l'installation dans un lieu (leur maison à Auteuil dans leur journal année 1908).

10. Le monologue est d'abord un procédé dramatique, une convention familière au théâtre du X V I I c'est une scène où un personnage, seul, parle tout haut pour exprimer ses pensées intimes (par ex. Les stances à la fin du premier acte du Cid où Rodrigue déplore la rigueur de son sort et se détermine à venger son père, ou la délibération solitaire d'Auguste au quatrième acte de Cinna où l'empereur, mis au courant de la conjuration de ses meilleurs amis, se demande s'il va punir encore). Lorsque, dans le récit, s'opère une plongée dans les pensées d'un personnage, soit c'est le narrateur qui les révèle, soit c'est le personnage qui procède à une introspection mais il n'a pas besoin de monologuer et le discours qu'il se tient est muet, il s'agit alors d'un soliloque. L'expres- sion « monologue intérieur » désigne un autre procédé, l'expression volontairement inorganisée du flux de conscience des personnages tel qu'ils l'éprouvent ou le subissent plutôt qu'ils ne le rationalisent par la méditation. C'est un obscur romancier français de la Belle Epoque, Dujardin (Les lauriers sont coupés, 1888) qui aurait inventé le procédé dont les romanciers britanniques (Virginia Woolf, James Joyce) ont fait un grand usage.

11. Exemples d'argumentation : examen complet des circonstances pour l'établissement d'un fait (EXHAUSTION), accumulation d'hypothèses qui produisent la même conclusion que l'on érige en preuve (DIALLAGE) remplacer la preuve d'une assertion par la réfutation de l'assertion contraire (ARGUMENT A CONTRARIO)... Exemples de raisonnement : syllogisme (prémisse majeure : tous les hommes sont mortels, prémisse mineure : or Socrate est un homme. Conclusion : donc Socrate est mortel). Ionesco a ridiculisé le syllogisme en présentant la parodie suivante : « Tous les chats sont mortels, or Socrate est mortel, donc Socrate est un chat », mais le ridicule est produit par un paralogisme c'est-à-dire une faute de raisonnement dans l'emploi du syllogisme, en effet la mineure doit introduire l'élément nouveau du raisonnement comme faisant partie de l'ensemble défini par la majeure et non comme étant lui aussi qualifié par le prédicat de la majeure ce qui pose une simple analogie. En fait le syllogisme est un raisonnement très rigoureux lorsqu'il est conduit sans faute. L'enthymème est un syllogisme simplifié faisant l'économie de la mineure et, par là, beaucoup moins rigoureux. Autres raisonnements : la déduction qu'on tire d'un principe ou l'induction que l'on construit à partir d'une observation particulière... Exemples de réfutation : montrer que la thèse réfutée n'est pas logique (réfutation pas contradic- tion), montrer que le raisonnement réfuté amalgame des cas tout à fait distincts (réfutation par dissimilitude), répéter l'idée réfutée sans la discuter en la disqualifiant comme absurde ou puérile (réfutation par apodioxis)...

12. Le mot « esthétique » qui a été créé au XVII I siècle à partir d'un mot grec qui signifiait « qui a la faculté de sentir » désigne en philosophie l'étude du sentiment en général et plus particulièrement du sentiment du beau ; par extension il désigne la science qui vise à donner la théorie de ce qui est beau et à analyser comment est ressentie la beauté. Ici, nous l'employons dans le sens plus large qu'il a pris dans le domaine de la critique d'art où il désigne l'ensemble des critères et des principes qui servent à définir un art ou à caractériser une création.

13. « Poétique » employé comme substantif — « La poétique de Racine », LA POÉTIQUE, titre d'un Traité d'Aristote, Poétique de Céline, titre d'un ouvrage d'Henri Godard publié par Gallimard en 1985 — peut avoir deux sens : 1) sens restreint : traité technique portant sur la versification et la poésie. Cf. Frédéric DELOFFRE, Stylistique et poétique françaises, SEDES, 1974 ; 2) Conception que se fait un auteur du genre qu'il pratique et par extension, théorie des différents genres littéraires.

14. La Rhétorique est dans l'Antiquité l'art codifié de l'éloquence, puis elle devient l'ensemble des règles de la composition et du style littéraire et, par là, la première forme qu'a prise la « science de la littérature ». Dévaluée à partir du Romantisme, la Rhétorique a connu un regain d'intérêt avec le structuralisme. Nous employons ici le terme pour désigner la théorie (lorsqu'elle existe) et la mise en pratique par les auteurs de leur conception des différents types de discours qu'ils emploient dans leurs ouvrages narratifs.

15. A cet égard, la lecture des pamphlets de M. René POMMIER est édifiante. Cet universitaire pourfend avec une verve hargneuse, parfois proche de l'injure, tous les tenants des nouvelles méthodes critiques assimilées à des « fadaises » et des « billevesées » (Barthes, ras-le-bol !, Roblot, 1987. Un marchand de salades qui se prend pour un prince, Roblot, 1986).

16. G. GENETTE, FIGURES III, Le Seuil, 1972, p. 94.

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Première partie

Repères notionnels et critiques

Le mot « récit », dans l'usage courant, peut paraître sans mystère ; il désigne la relation d'un fait ou d'une suite de faits : « un témoin a fait le récit de l'accident ». Il faut se défier de cette simplicité trompeuse et un des premiers efforts des chercheurs en narratologie a été de clarifier la notion de récit 1

« Récit » peut désigner une suite d'événements, réels ou fictifs, qui forment la matière d'un discours oral ou écrit. C'est en ce sens qu'on parlera des récits des journaux en pensant, par exemple, aux faits divers ou aux reportages pittoresques, ou encore des récits de Mille et une nuits qui évoquent des situations extraordinaires et des ambiances exotiques ; c'est en ce sens encore que l'on dira que le roman de Butor, La Modification, est le récit du voyage d'un homme qui va de Paris à Rome par le train ou que L'Ile au trésor est un récit d'aventures.

« Récit » désigne aussi l'acte par lequel on raconte quelque chose, le fait de narrer. Ainsi parlera-t-on, à propos d'un accident, du récit des témoins ; ainsi dit-on que les chants IX à XII de l'Odyssée sont consacrés au récit d'Ulysse parce qu'ils mettent en scène Ulysse racontant ses propres exploits.

Enfin, « récit » désigne un énoncé narratif qui peut être, soit un texte complet et autonome comme, par exemple, dans l'œuvre de Mon- therlant, Le Songe, Les Célibataires, Les Jeunes Filles, Mais aimons-nous ceux que nous aimons ? qui sont des récits (les trois premiers des romans, le quatrième un recueil de souvenirs) par opposition à La Reine morte, Le Cardinal d'Espagne ou Don Juan qui sont des pièces de théâtre et Mors et Vita ou Service inutile qui sont des essais, soit un segment de texte dans une œuvre ne ressortissant pas au genre narratif, comme les récits faits par certains personnages dans les tragédies classi- ques : récit de sa bataille contre les Maures par Rodrigue à l'acte IV du Cid, récit de la mort d'Hippolyte par Théramène au cinquième acte de Phèdre.

Pour que cette complexité n'aboutisse pas à la confusion, on distin- guera avec soin le contenu narratif qu'on nommera « histoire », l'acte de

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production de l'énoncé narratif qu'on nommera « narration » et cet énoncé lui-même auquel on réservera l'appellation de « récit ». Ces distinctions doivent nous convaincre de la nécessité de disposer, avant toute étude, d'une axiomatique 2 claire et, au moment de l'étude, de méthodes rigoureuses et sûres. C'est pour aider à l'établissement de l'une et à l'acquisition des autres que nous allons maintenant préciser quelques concepts.

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A. Concepts méthodologiques et concepts descriptifs

A.1. Les chercheurs américains Warren et Wellek se sont efforcés de condenser dans un seul ouvrage, au lendemain de la dernière guerre, les différents aspects et les différents problèmes de la méthodologie des études littéraires. On peut renvoyer à leur livre 3 dont les éditions successives ont à la fois attesté la qualité et permis la mise à jour.

Disons simplement que l'étude littéraire, qui doit s'appuyer sur une érudition solide (recherche de documents, connaissance complète des œuvres étudiées, connaissance approfondie du contexte historique, lecture critique des études antérieures, etc.) et qui peut avoir recours à des sciences auxiliaires (philologie, linguistique, stylistique, etc.), peut être conduite selon des points de vue différents que l'étudiant doit savoir reconnaître dans les ouvrages savants ou vulgarisés qu'il utilise. Les principaux sont les suivants :

— le point de vue historique, qui privilégie les rapports des œuvres et de leur contexte ; c'est le cas de l'histoire littéraire classique qui met l'accent sur la vie des écrivains, leur psychologie, les grands mouvements de l'art et de la pensée qui éclairent et expliquent leur œuvre (c'est à ce point de vue que nous nous plaçons dans la deuxième partie), c'est le cas a u s s i d e s m é t h o d e s s o c i o l o g i q u e s — p l u s o u m o i n s m a r q u é e s d ' i d é o l o g i e 4

— qui étudient les œuvres moins comme œuvres d'art que comme objets culturels qui reflètent les conditionnements socio-économiques, où des méthodes comparatives qui cherchent à établir des rapprochements typo- logiques et des jeux d'influences ;

— le point de vue formaliste qui privilégie soit l'étude des œuvres comme sommes de structures logiquement constituées (critique structura- liste), soit l'étude des catégories littéraires elles-mêmes en tant que systèmes ou procédés (théorie littéraire). C'est à ce dernier point de vue que se rattache notre première partie.

Quel que soit cependant le point de vue auquel on se place, ou la philosophie dont on se réclame, il n'y a pour étudier un texte littéraire que trois démarches possibles et, d'ailleurs, complémentaires.

Une démarche descriptive et analytique, qu'on peut appeler l'exé- gèse 5 qui consiste à expliquer le texte en clarifiant tous ses aspects : son contenu figuratif, son sens, les techniques littéraires utilisées. Les exer- cices scolaires et universitaires de l'explication de texte, du commentaire

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et de la monographie (ex. le thème de la nature chez les poètes romantiques) ressortissent à cette démarche.

Une démarche plus synthétique d'interprétation, qu'on peut appeler herméneutique 6 qui consiste à rechercher les foyers autour desquels s'organise l'œuvre, les sources génératrices de la création artistique chez tel écrivain ou dans tel ouvrage. L'œuvre de Leo Spitzer 7 est une bonne illustration de cette démarche qui informe la plupart des thèses universi- taires.

Une démarche d'évaluation, la critique, qui vise à apprécier la portée des œuvres et leur intérêt, leur beauté, à mesurer leur originalité, leur force, à juger les effets qu'elles produisent et les valeurs qu'elles expriment. C'est cette démarche que pratiquent aussi bien les journalistes écrivant sur les livres qui « sortent », que les auteurs d'essais portant sur la littérature. C'est à un travail critique qu'on invite les étudiants lors- qu'on leur demande de procéder à des recensions de textes et, surtout, de rédiger des dissertations sur des problèmes littéraires.

Pour se livrer à ces démarches, il faut se familiariser avec des procédures d'analyse et des protocoles de lecture dont on trouvera le détail dans les ouvrages fondamentaux indiqués dans la bibliographie. Nous nous contenterons de donner ci-après quelques définitions utiles puis un résumé de quelques méthodes de lecture critique du récit.

A.2. Quelques définitions

Discours. Pour le langage commun, le mot désigne un développe- ment oratoire sur un sujet déterminé, ex. le discours de fin d'année du Président de la République. En littérature, le mot désignait en général soit la version écrite d'un discours au sens habituel, ainsi le Discours sur le style de Buffon (1753) est-il le texte de son discours de réception à l'Académie Française, soit un traité ou un essai sur un sujet donné, comme sont le Discours de la servitude volontaire de La Boétie (1576), le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet (1681) ou le Discours sur l'universalité de la langue française de Rivarol (1784), entre autres.

La linguistique a créé une nouvelle acception : le discours est une séquence de phrases enchaînées et combinées pour produire une commu- nication cohérente. Le discours ainsi défini s'oppose à la langue, comme une expression effectivement réalisée (une « parole ») au plan syntagma- tique s'opposant aux autres expressions possibles, demeurées irréalisées au plan paradigmatique 8 Ce sont les techniques particulières de combi- naison des séquences de phrases dans le discours (c'est-à-dire, en gros, la disposition rhétorique qui, par exemple, va grouper les phrases en paragraphes, chapitres, etc. ou, dans un autre cas, en répliques, tirades...), ainsi que la visée de la communication (informer, émouvoir, convaincre...), qui permettent de différencier les types de discours tels que nous les évoquions dans l'introduction.

Donc, dans le vocabulaire des études littéraires, « discours » aura soit son sens spécifique d'ouvrage d'éloquence, soit son sens large d'ensemble verbal, syntagmatique, qui constitue un tout cohérent.

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Cependant, pour éviter des confusions, il faut savoir également que certains linguistes 9 ont établi une autre opposition entre récit et discours, ces deux termes désignant en cette occurrence non plus des types d'énoncé mais des modes d'énonciation 10 Dans ce cas, le « récit » désigne le « degré zéro dénonciation » ou encore « l'énonciation histori- que », c'est-à-dire un mode d'énonciation où le locuteur n'apparaît pas, aboutissant à un énoncé où « les événements semblent se raconter d'eux- mêmes » (comme par exemple dans un manuel scolaire d'histoire ou de mathématiques), tandis que le « discours » est un mode d'énonciation où le locuteur apparaît en tant que tel (comme dans les énoncés de la poésie lyrique personnelle ou dans des romans où le narrateur intervient — romans de Sterne ou de Diderot par exemple).

Genre. Les arts poétiques les plus anciens (par exemple La Poétique d'Aristote) ont utilisé le concept de genre pour définir les œuvres littéraires et pour les classer. Et jusqu'à la seconde moitié du X X siècle, les études des savants et des critiques ont considéré les genres comme un critère et une référence. Le concept n'était guère discuté en lui-même mais sa définition était quelque peu labile. En effet les principes taxinomiques usités pour procéder à la classification générique des œuvres particulières s'avéraient très variables. Tantôt on se fondait sur le contenu et les intentions intellectuelles ou sensibles des auteurs pour distinguer le genre épique — tragique — comique, etc., rattachant ainsi le genre à la thématique ou à la catégorie 11 esthétique dominante ; tantôt sur les techniques de composition et d'écriture qui permettaient de différencier le genre poétique, le genre narratif, le genre dramatique, faisant du genre essentiellement un mode scriptural et un type d'énoncé ; tantôt sur l'emploi de codes comme l'emploi du vers ou de la prose, le registre lexical, la métrique, la hiérarchie des sujets qui distinguent l'ode, l'élégie, le sonnet, le portrait, la maxime, le conte, la farce, etc., rattachant le genre à un cadre formel et à un répertoire de tons, de couleurs et de procédés. Référence indispensable, le genre apparaissait comme un concept un peu arbitraire, plus intuitif que scientifique.

La conscience critique moderne a repris le problème des genres en distinguant les genres historiques tels qu'ils ont été conçus aux différents moments de l'histoire des idées et des formes et les genres théoriques tels que la réflexion théorique peut les induire des œuvres existantes. Dans cette dernière perspective, « le genre est la structure dont les œuvres sont les variantes » (M. Riffaterre), c'est-à-dire que le genre est une espèce de paradigme primordial, un schème archétypique, une essence, dont chaque œuvre qui les actualise représente une inflexion particulière, une réalisation singulière. Aussi, dans cet esprit, le genre narratif ne se confond-il pas avec le roman réaliste de Balzac, ou le roman naturaliste de Zola, ou le roman à thèse de Paul Bourget, qui ont pu à certaines époques être considérés comme des modèles achevés, des parangons de la forme narrative romanesque, le genre narratif c'est la « narrativité » 12

Certains théoriciens contestent l'intérêt même de la référence aux genres pour la littérature moderne. M. Blanchot (Le Livre à venir, 1954) récuse la notion de genre au profit d'une essence de la littérature : « Un livre n'appartient plus à un genre, tout livre relève de la seule littéra- ture », laquelle est, selon lui, le « ressassement éternel » de la parole

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intelligente qui s'efforce d'établir la communication des consciences, l'approche des autres hommes et, en même temps, elle est une « parole blanche », un discours interminable et impersonnel qui semble témoigner d'une lutte obscure de la vie et de la mort (on ne s'étonnera pas que les deux écrivains qui lui paraissent le mieux incarner la littérature soient Malraux d'une part et Beckett de l'autre). Mais il s'agit-là, en fait, d'un point de vue critique particulier qui peut aider à rendre compte de certains livres « inclassables » comme peuvent être certains monologues de Beckett (par ex. Malone meurt) — les récits de Malraux, eux, étant parfaitement « classables » — mais qui n'a pas d'application générale.

En gros, on peut toujours — ou presque toujours — définir le genre d'un ouvrage littéraire par la dominante des types de discours utilisés (ex. dominante de l'alternance discours narratif/discours descriptif, avec la scansion de clauses didactiques ou commentatives dans le roman classique réaliste et post-réaliste), par l'emploi sélectif des catégories littéraires (ex. utilisation des personnages dans le récit, et les genres dramatiques, style direct et première personne dans la poésie lyrique, jeu sur les isotopies 13 dans le texte humoristique...), par la présence ou l'absence de certaines formes (l'intrigue, les dialogues, le découpage en parties, etc.).

Le concept de genre est indispensable au plan historique puisque, pendant des siècles, les doctrines littéraires s'élaboraient en fonction des genres et de leurs codifications (au besoin pour les modifier ou les contester, comme le Romantisme), il garde une indéniable valeur théori- que car c'est un critère utile à la comparaison des textes. En effet, les genres consacrés ou les genres stéréotypés (aux deux niveaux de la lecture critique et de la lecture naïve) fournissent les modèles reçus de la lecture idéologique et sociale courante et constituent donc une référence utile pour tout travail d'analyse.

Mimétique/Diégétique. Notions en relation d'opposition logique fré- quemment utilisées dans les études portant sur le genre narratif.

Mimesis et diegesis sont les transcriptions de deux mots employés par Aristote dans ses ouvrages de théorie littéraire et que G. Genette interprète ainsi : diegesis — récit pur (non mêlé de dialogues), mimesis — représentation dramatique. Le discours littéraire serait donc mimétique lorsqu'il vise à imiter la réalité (par ex. une scène théâtrale qui « décalque » une action réelle, ou un passage dialogué dans un récit), et il serait diégétique lorsqu'il transpose la réalité (par ex. une description qui réduit en mots les couleurs et les formes, un récit qui relate les événements au lieu de les montrer).

Malheureusement, comme presque toujours en la matière, des usages sont venus rompre cette claire dichotomie. Ainsi de nombreux critiques emploient-ils le terme « mimétique » pour désigner tout texte qui vise à représenter la réalité (par imitation ou par transposition) et en font une sorte d'équivalent de « réaliste » 14 Ainsi les théoriciens du cinéma emploient-ils le terme « diégèse » pour désigner l'univers fictif que représente le film et il arrive que cet emploi dérive dans d'autres domaines et qu'on utilise « diégèse » pour désigner le contenu figuratif d'un roman (l'action, le décor, l'époque, etc.). Il existe donc de sérieux

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risques de confusion que l'on pourrait réduire en appelant fiction l'ensemble de l'univers imaginé, que ce soit dans un film, un roman, une pièce de théâtre, histoire le contenu événementiel proprement dit (l'action et les personnages) et en limitant l'usage de mimétique et de diégétique à la qualification des énoncés ou des parties d'énoncé selon les définitions de G. Genette. On pourrait distinguer ainsi l'énoncé diégétique qui transpose la représentation du référent 15 en utilisant une expression médiate (on rapporte des propos, on ne les fait pas entendre, on raconte une altercation, on ne la montre pas...) et l'énoncé miméti- que qui représente immédiatement le référent et vise à en donner l'impression directe.

Récit. Ce vocable essentiellement polysémique exige que l'on revienne sur ses diverses acceptions.

Au début de cette première partie, nous avons levé certaines amphi- bologies en distinguant « histoire », « narration » et « récit ». Mais même en réservant la dénomination de récit à l'énoncé narratif, demeurent des embarras sémantiques. Embarras quant à l'extension du concept ainsi défini. Peut-on sans risque garder le même mot pour désigner l'énoncé narratif en général, comme lorsqu'on parle des récits de Voltaire par opposition à ses tragédies ou à ses libelles, ou lorsqu'on étudie « le récit au XVIII siècle », ou encore comme le mot est employé dans le titre du présent ouvrage, et pour désigner un énoncé narratif précis, de dimen- sions réduites, inséré dans un texte, comme par exemple le « récit » de Théramène dans Phèdre que nous citions plus haut ?

A notre sens, il faut garder le mot « récit » pour désigner les tirades narratives du théâtre classique puisqu'il est consacré par la tradition, mais nommer autrement les séquences narratives intercalées dans des textes non narratifs autres que ceux-là, il suffit alors de parler de segment narratif ou d'insert 16 narratif. Un cas particulier est représenté par le texte narratif lui-même qui n'est pas constitué uniquement d'énoncés narratifs (très souvent, on le sait, les romans de Balzac commencent par une description), il peut être gênant d'appeler les segments narratifs des récits puisque le texte entier est un récit et on ne peut les appeler des « narrations » puisqu'on a réservé ce mot à un autre usage.

Nous proposons de garder l'appellation « récit » lorsqu'il s'agit de véritables digressions narratives se greffant sur la ligne du récit principal, comme les récits de Schéhérazade dans Les Mille et une nuits ou les récits que font chacun à leur tour les personnages de l'Heptaméron de Marguerite de Navarre, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit de récits dans le récit. En revanche, lorsqu'il s'agit de passages narratifs par différence avec un passage descriptif, un commentaire ou tout autre fragment d'énoncé non narratif, utilisons l'expression « segment narratif ». Ainsi donc, en exten- sion, le concept de récit s'applique — au moins — à quatre réalités : le discours narratif comme entité, un énoncé narratif complet formant œuvre (La Nouvelle Héloïse est un récit), un énoncé narratif complet inséré dans une œuvre narrative ou non narrative (le récit d'Ulysse aux Phéaciens dans l' Odyssée), un énoncé narratif constituant une partie d'une œuvre narrative ou non narrative (par exemple, dans A la recherche du temps perdu, l'introduction de Sodome et Gomorrhe qui

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compte trente pages dans l'édition Pléiade comporte une dizaine de pages de récit — la rencontre de M. de Charlus et de Jupien observée depuis une cachette par le narrateur — et vingt pages de considérations et d'explications sur l'homosexualité, donc un récit et un commentaire disert ou, mieux, un segment narratif et une clause didactique).

La difficulté réside en fin de compte dans le fait que le concept s'applique à un genre et au type d'énoncé qui caractérise ce genre, on pourrait dire — pour mettre cette difficulté en évidence — que le récit en tant que genre se définit par la prédominance en lui du récit en tant qu'énoncé. Ce qui complique encore un peu, c'est que le récit en tant que genre (ou type de discours) se subdivise en variétés, les « genres » ou sous-genres narratifs, le roman, le conte, la nouvelle... et qu'il est arrivé qu'une de ces variétés soit appelée « récit » ; c'est ainsi, par exemple, que Gide désigne ses œuvres narratives (comme Isabelle) qu'il ne considère ni comme roman (il ne qualifie ainsi que Les Faux- Monnayeurs) ni comme sotie (on sait qu'il a réactualisé ce vieux mot — qui désignait dans les Arts poétiques médiévaux une représentation dramatique mettant en scène des fous — pour définir les Caves du Vatican). Il faut donc être conscient de cette plurivalence du concept appliqué tantôt à un type de discours (un genre théorique), tantôt à un type d'énoncé (ou une technique d'écriture), parfois à une forme d'oeuvre (un genre historique).

Si l'on passe de l'extension du concept à sa compréhension, on peut dire que le récit se définit par deux principes : le principe de succession et le principe de transformation 17 Un texte ou un énoncé est un récit lorsqu'il relate une suite de faits et d'actes qui ont entre eux des rapports chronologiques et logiques (temporalité et causalité) et que cette suite exprime la transformation d'un état initial en un état final à travers une série de changements.

Ces quelques définitions liminaires ont surtout pour but de bien faire prendre conscience de la marge d'incertitude qui affecte même les concepts d'utilisation courante et de la part de spéculation qui existe dans les « sciences » de la littérature. Cela tient à l'objet même des disciplines littéraires ; le texte, son sens, les valeurs esthétiques ne sont pas des absolus, ils sont immergés dans le devenir et tributaires de l'évolution historique. Même si l'on admet que les méthodes rigoureuses de l'histoire littéraire et de la philologie permettent — dans certains cas — de fixer avec exactitude le sens et la valeur artistique d'une œuvre tels que son auteur les a conçus et tels que le public contemporain les a reçus, même si l'on admet qu'une étude littéraire serrée de tous les aspects d'un texte, figuratifs, sémantiques, grammaticaux, stylistiques, etc. permet de rendre compte complètement de son contenu et de son art 18 même en concédant cela, il faut reconnaître que ce qui fait la vie de la littérature, ce qui en justifie l'intérêt et la valeur, c'est le renouvellement permanent de l'expérience qu'on en a, c'est le perpétuel renouveau des lectures qu'on en fait. Il y a sans doute un plaisir archéologique à redécouvrir les intentions des auteurs du passé et à reconstituer les effets de leur art sur leurs contemporains, et il y a une nécessité scientifique à le faire, chaque fois que possible, par précaution contre les risques du délire interprétatif qui s'empare parfois de certains critiques et les pousse à se servir du texte comme d'un simple

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prétexte à leurs divagations, mais la véritable richesse de l'œuvre littéraire réside dans sa capacité à être lue et appréciée différemment aux différentes époques, par différents publics.

On trouve dans Rabelais des pans romanesques entiers qui nous paraissent désormais obscurs (par ex. la force comique de certaines énumérations nous échappe et nous ne pouvons faire que des conjectures sur le sens de certains passages énigmatiques comme Les Fanfreluches antidotées - Gargantua II), en revanche il offre mille sujets aux curiosités modernes, toute la thématique « Physie-Antiphysie » est particulièrement actuelle dans la problématique née des sociétés de consommation, et si l'interprétation marxiste d'un Rabelais « matérialiste conséquent » faite par Mikhaïl Bakhtine 19 est évidemment anachronique, elle fournit par ailleurs une passionnante clef de lecture en portant l'attention sur la dialectique de la culture populaire issue du Moyen Age et de la culture savante humaniste comme ressort du romanesque rabelaisien. Il n'importe pas alors de savoir si Rabelais se reconnaîtrait dans ces analyses (et, du reste, qui peut avoir l'outrecuidance d'en trancher ?), il importe seulement — mais essentiellement — qu'elles ne violent pas le texte, et que toute affirmation soit vérifiable à partir du texte. Il faut imaginer l'esprit borné d'un positiviste obtus, épigone sclérosé d'Auguste Comte, pour supposer qu'un critique ne voie pas l'intérêt essentiel de ces lectures nouvelles.

C'est pourquoi l'étude littéraire est indissociable de l'histoire de la critique, de ses méthodes et des interprétations successives qu'elle a pu donner des grandes œuvres. Aussi allons-nous maintenant donner quel- ques rudiments de cette histoire, en rappelant à très grands traits ses principales étapes et en insistant un peu plus sur les travaux de narrato- logie contemporains.

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B Critique et récit

En distinguant la « critique des défauts » et la « critique des beautés », Chateaubriand a bien posé le dualisme fondamental de la notion de critique. A la fin du X V I siècle, l'humaniste italien Scaliger définissait la critique comme « l'art de juger les œuvres de l'esprit » et, en 1694, le Dictionnaire de l'Académie définissait le critique comme quelqu'un qui juge le plus souvent défavorablement, « qui trouve à redire à tout » 20 . On discerne là les deux pôles de l'activité critique : un pôle normatif et un pôle « impressionniste », celui du juge compétent et celui de l'amateur éclairé.

Ce qu'on peut appeler la critique impressionniste est une activité de lecture personnelle des œuvres, qui assume sa subjectivité et qui a pour critères le goût et l'humeur. C'est dans cet esprit qu'Anatole France disait que : « Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d'œuvre. » Elle est représentée au long des temps par des dilettantes cultivés ou par des écrivains eux-mêmes quand ils se livrent à la besogne critique. Les Promenades littéraires (1904-1913) de Rémy de Gourmont, Mon plaisir... en littérature (1967) de Paul Morand peuvent en être des exemples. Cette critique fonde éreintement et louange sur l'arbitraire de la dilection personnelle. La critique journa- listique d'aujourd'hui participe de la même « philosophie ».

La critique normative s'appuie sur des choix esthétiques, moraux ou politiques posés a priori et juge l'œuvre en fonction de ces références. Désiré Nisard, sorbonnard de choc des années 1850, lui fixait ainsi son programme : « Ce qu'on demande à un livre de critique, ce sont de bons jugements et des doctrines saines » 21 Il a durablement influencé la tradition universitaire française en posant comme norme de la perfection littéraire le XVII siècle classique français. Cette critique court toujours le risque du dogmatisme, comme elle érige certains codes, certaines formes, certaines valeurs en modèles et en règles, elle est toujours menacée de devenir une entreprise idéologique de classement des œuvres en fonction de leur plus ou moins grande « régularité ». Tel fut Boileau, « législateur du Parnasse », tel fut Henri Massis, « policier des lettres » dans les années 1920, dénonçant tout ce qui ne leur paraissait pas en conformité avec la « nature éternelle » du classicisme, tels sont les critiques marxistes qui condamnaient tout ce qui ne se rattachait pas à l'esthétique du réalisme socialiste — aujourd'hui bien défraîchi.

Cependant, à ces conceptions de la critique qui se présentent comme des arts de lire, attentifs à la saveur dans le premier cas, à la régularité

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dans le second, s'en est ajoutée une autre, indépendante des humeurs comme des dogmes et qu'on pourrait appeler une critique d'observation.

Renouant, en 1937, lorsqu'il devient professeur au Collège de France, avec la tradition aristotélicienne qui ne préconisait pas la censure des écrivains mais l'étude sereine des textes pour pénétrer les lois de leur création, Paul Valéry souhaitait réorienter la critique vers l'étude du texte littéraire lui-même, indépendamment des données extérieures (bio- graphie de l'auteur, contexte social...) et sans visée de jugement de valeur ; il confortait ainsi l'ambition scientifique qui était apparue au X I X siècle et qui désirait asseoir les études littéraires sur des bases rigoureuses.

Aujourd'hui, les trois courants perdurent, mais, surtout dans le monde universitaire, avec un avantage marqué pour le dernier, escorté de toutes ses disciplines auxiliaires : érudition, textologie, linguistique, psychologie, histoire, etc.

B.1. Panorama sommaire

Dès le quatrième siècle avant Jésus-Christ, Aristote jetait les fonde- ments d'une science de la littérature avec deux œuvres qui allaient nourrir pendant plusieurs siècles la réflexion esthétique et la critique des ouvrages : La Rhétorique et La Poétique. Le traité de La Rhétorique, qui est à l'origine de la discipline du même nom, développe une théorie du discours oratoire qui ne sépare pas l'art de penser et l'art de dire. Aristote y distingue trois genres fondamentaux d'éloquence : le délibéra- tif, le judiciaire et l'épidictique, c'est-à-dire l'éloquence d'apparat réser- vée aux grandes circonstances de la vie civique. Les grandes articulations de la rhétorique qu'étudie l'auteur sont l' invention, c'est-à-dire la techni- que de l'argumentation qui ne doit pas reposer sur une démonstration rigoureuse de type scientifique mais sur une dialectique de la persuasion qui cherche ses preuves dans les topiques qui sont les lieux communs reçus dans l'auditoire ou la société à laquelle on s'adresse, et dans les lieux spécifiques adaptés plus spécialement au sujet qu'on traite 22 ; la disposition qui est l'art d'organiser les arguments et de mettre en ordre le discours 23 ; l'élocution ou comment présenter, grâce au style, les argu- ments avec grâce et efficacité 24 ce style destiné à orner la pensée repose principalement sur les figures 25 et sur les tropes 26 ; l'action qui consiste à adapter la voix, l'intonation, le débit au sujet traité et aux passions de l'auditoire.

La Rhétorique représente une étape essentielle dans la prise de conscience esthétique de l'art verbal qu'est la littérature, en instaurant l'éloquence comme une technique indépendante, productrice de ses pro- pres valeurs et de ses propres effets, alors que Platon la considérait comme un simple instrument au service de la morale et de la philoso- phie.

La Poétique dont il ne reste que le premier livre traitant de l'épopée et de la tragédie propose une réflexion sur la création artistique en général et une théorie des genres. Platon, dans Ion, avait défini l'art comme le produit mystérieux d'une sorte de délire, d'une fureur d'ori-

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gine divine. Aristote le considère comme une imitation spiritualisée de la réalité sensible qui exprime la « forme » immanente à l'objet imité, c'est- à-dire sa beauté idéale. Cette imitation procède par une technique rationnelle dont les principales « lois » sont celles de la vraisemblance qui produit une totalité harmonieuse et cohérente (« la beauté réside dans l'étendue et dans l'ordre ») et celle de l'unité qui consiste à éliminer de l'œuvre tout empirisme et toute contingence (tous les éléments sont liés par une nécessité qui fait que chaque composant est indispensable à la structure de l'ensemble) et d'où les théoriciens de la Renaissance et du classicisme tireront un peu abusivement la célèbre règle des trois unités de temps, de lieu et d'action. Ces principes s'appliquent à l'intrigue et aux caractères. Quant à la valeur morale de l'œuvre d'art (Aristote parle à ce propos de la tragédie à laquelle Platon reprochait de susciter et d'attiser les passions), elle est éminemment positive, puisqu'en représen- tant les passions sous une forme objective et universelle, elle en permet la purification ou catharsis.

On peut considérer ce traité comme le texte fondateur du rationa- lisme esthétique de toutes les époques et la référence majeure des classicismes.

B.1.1. Conceptions classiques

Dans l'Antiquité, les thèses littéraires d'Aristote influencèrent l'Art poétique d'Horace et elles furent paraphrasées, commentées au X I I siè- cle par Averroes et traduites en latin au XI I I siècle. Mais, d'une façon générale, elles exercèrent peu d'influence au Moyen Age ni auprès des philosophes humanistes et des artistes du début du X V I siècle qui étaient tous platoniciens. Néanmoins, la scolastique médiévale, même si elle s'est disqualifiée à partir du X I V par ses abus de sophistication et de formalisme, a élaboré un art de penser appuyé sur des concepts logiques, linguistiques et ontologiques issus de l'enseignement aristotéli- cien et que l'on s'efforçait de rendre conciliables avec les dogmes chrétiens. L'instrument de la scolastique est essentiellement le commen- taire des textes 27 qu'elle a contribué à doter de méthodes rigoureuses avant de s'égarer dans les vertiges des disputes quodlibétiques, c'est-à- dire des « tournois de clercs » où ne comptent plus que la virtuosité verbale et la mécanique dialectique.

Dès le I X siècle, l'apparition des littératures romanes à l'occasion de ce qu'on a appelé la Renaissance carolingienne préparait l'expression de nouvelles cultures et presque tout le Moyen Age est marqué par la concurrence d'une pensée littéraire savante se référant à la littérature néolatine de plus en plus enfermée dans des cercles intellectuels étroits et la littérature en langue vulgaire, extrêmement riche et vigoureuse, mais assez peu théorisée sauf dans certains secteurs comme celui de la lyrique des troubadours ou grâce à la réflexion critique d'un grand créateur comme Chrétien de Troyes.

En revanche, à partir du milieu du X V I la pensée esthétique et critique d'Aristote exerça une action décisive. Plusieurs humanistes ita- liens publièrent des traductions et des commentaires du philosophe stagi-

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rite qui aboutirent à la formation d'une véritable doctrine esthétique dont Scaliger fit l'exposé systématique dans sa Poétique (1561) ; désormais ces textes de vulgarisation et ces écrits théoriques seront continuellement médités et commentés par les « doctes » du X V I I et même du X V I I I De tous ces travaux est née la conception classique de la littérature. L'Art poétique de Boileau résume en une synthèse énergique les prin- cipes avancés avant lui par Chapelain, d'Aubignac, La Mesnardière ou Scudéry qui ont prétendu donner la doctrine et les règles, codifier la « bonne » littérature.

Il est à remarquer que le seul genre narratif évoqué par ces poétiques (ou quasi le seul) c'est l'épopée qui, tout en utilisant la narration, relève davantage de la poésie que du récit. Les « vrais » genres narratifs, roman, conte, nouvelle, sont négligés. Cela signifie qu'ils sont alors considérés comme des genres mineurs ou vulgaires, cela signifie aussi qu'ils sont peu ou ne sont pas codifiés et représentent un espace de liberté pour la littérature.

Ce qu'il faut retenir de tous ces débats intellectuels et esthétiques, ce sont les philosophies de la littérature et de la critique qu'ils impli- quent. Pour les premiers humanistes et les poètes de La Pléiade, la littérature est le produit d'une inspiration, d'une « divine ardeur » (Du Bellay), l'art en repose sur l'émulation imitative avec les Anciens. Il n'est donc pas étonnant que les deux siècles suivants les tiennent en piètre estime et qu'il faille attendre Sainte-Beuve pour les réhabiliter. Pour les classiques, la littérature c'est essentiellement les belles-lettres, un discours orné où l'art est subordonné au propos, où il ne sert qu'à mettre en valeur la pensée. Sa finalité c'est de conférer la beauté ou la force à des idées dont la valeur est souvent mesurée à leur degré d'universalité. On ne recherche nullement l'originalité (pensons à La Bruyère : « Tout est dit et l'on vient trop tard... ») mais à bien exprimer les traits durables ou éternels de la nature humaine. Quant à la critique, elle est normative et apprécie les œuvres en fonction du respect des règles : vraisemblance, bienséances, unités...

B.1.2.

Une véritable révolution esthétique et épistémologique se produit au X I X avec le Romantisme qui privilégie le concept de « génie » et déplace ainsi l'attention critique des formes et des genres vers le créateur individuel. L'objectif des écrivains romantiques n'est plus de s'inscrire dans une tradition littéraire et artistique, mais de bouleverser les formes héritées (V. Hugo : « J'ai mis un bonnet rouge au vieux diction- naire... »), pour dire leur moi, traduire des expériences inouïes, voire exprimer l'ineffable. D'où l'intérêt pour les genres non réglementés et, notamment, les genres narratifs. La critique, elle, abandonne la réflexion générale sur l'œuvre d'art et sa conformité avec les canons esthétiques et les impératifs du bien-dire, au profit d'une psychologie des œuvres particulières en ce qu'elles transposent la biographie de leur auteur ou expriment les particularités de son esprit et de sa sensibilité. Le mythe de la création personnelle par des natures exceptionnelles se substitue à l'idée de la production d'ouvrages par la mise en œuvre de techniques

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spécifiques. Toute l'œuvre critique de Sainte-Beuve est fondée sur le postulat des liens de l'œuvre et de la vie.

L'évolution des idées au X I X et au début du X X siècles apportera de nombreuses méthodes nouvelles à la critique mais sans en modifier sensiblement la philosophie.

Le positivisme, avec son goût du fait vrai, de la rigueur scientifique, donnera l'impulsion à l'Histoire littéraire conçue comme une suite de monographies sur des œuvres et des auteurs, appuyées sur une érudition méticuleuse qui permet d'éclairer la création littéraire par la parfaite connaissance de toutes ses circonstances.

La psychanalyse a fourni des grilles d'interprétation permettant d'af- finer l'examen des manifestations dans l'œuvre des événements de la vie, des complexes de la personnalité.

Le marxisme a proposé ses lectures sociologiques des œuvres comme reflets des systèmes de production socio-économiques et des idéologies qui en sont les superstructures.

Dans tous les cas, malgré les inflexions particulières, il s'agit d'inter- roger l'œuvre comme le révélateur expressif d'une réalité psychologique qui peut être consciente ou inconsciente, individuelle ou collective.

Dans la deuxième moitié du X X siècle, la diffusion des recherches formalistes des théoriciens russes (cf. l'œuvre de Propp) et le développe- ment de la linguistique à partir de l'œuvre du Suisse Saussure vont aboutir à la vogue du structuralisme dont le projet critique rompt avec les précédents. De même que la littérature, sous l'influence de Mallarmé, se centre davantage sur le jeu du langage et les explorations de toutes ses virtualités, en se détournant (du moins dans les œuvres qui se veulent en phase avec la modernité) de la prédominance du sens ou de la recherche de la beauté (le sens clair et la beauté d'harmonie), la critique se penche à nouveau sur l'œuvre prise comme un fait, une donnée absolue et dont elle veut mettre au jour les « structures », le « fonction- nement », sans jugement de valeur. En même temps, la critique structu- raliste vise, au-delà des œuvres particulières, la « littérarité », « c'est-à- dire ce qui fait d'une œuvre donnée une œuvre littéraire » 28 donc l'étude des procédés spécifiquement littéraires dans l'emploi du matériau verbal et celle de la fonction esthétique des œuvres.

Ces analyses portant sur les formes littéraires ont trouvé un terrain d'élection dans le domaine du récit, d'abord parce que le récit est remarquablement une « forme » transhistorique et transculturelle qui a reçu les traitements les plus divers et qui offre un champ d'investigation de la plus grande variété, ensuite parce que sa prolifération à l'époque moderne où le genre du roman est devenu, et de loin, le genre littéraire dominant, l'impose comme l'expression privilégiée de la littérature.

Ces considérations, qu'il faudrait évidemment compléter et nuancer, visent à faire comprendre qu'avant d'utiliser tel ou tel texte critique, il n'est pas inutile de s'assurer à quelle « école » il se rattache ou de quelle « philosophie » il procède. En outre, afin d'aider à se repérer dans le foisonnement actuel des études portant sur le récit, nous donnerons ci- dessous un aperçu des principales.

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B. 2. Recherches actuelles...

L'enseignement de la littérature est très largement fondé sur l'his- toire littéraire et c'est pourquoi toute notre deuxième partie, Repères chronologiques, traitera des grandes phases de l'évolution historique de la forme-récit. Cependant, la période contemporaine est marquée par l'émergence, à côté des méthodologies diachroniques 29 et en complément — parfois en concurrence — avec elles, de méthodologies synchroni- ques 30 dont les pionniers furent les folkloristes formalistes russes et les linguistes du Cercle de Prague.

B. 2. 1. Les formalistes

L'école formaliste russe regroupe, à partir de 1915, des linguistes, des littérateurs et des artistes intéressés par la création d'une science de la langue et du discours littéraire. L'activité de ce groupe de chercheurs et de poètes se poursuivit une quinzaine d'années, jusqu'à ce que le stalinisme mette fin à l'existence de ce Cercle de Moscou qui fut, à partir de 1926, relayé par le Cercle linguistique de Prague créé et animé par un formaliste de la première heure, R. Jakobson. Les formalistes s'oppo- saient aux méthodes traditionnelles d'étude littéraire : historique, biogra- phique, psychologique, auxquelles ils reprochaient de ne pas considérer la littérature comme un ensemble formel et spécifique gouverné par ses lois propres. Leur objectif était de fonder une théorie scientifique de la « littérarité » et de la « poéticité » 31 de créer « une science littéraire autonome à partir des qualités intrinsèques des matériaux littéraires » (Eikhenbaum).

Les concepts dominants de l'école formaliste sont les concepts de procédé, de forme et de fonction. Le procédé est l'artifice de construc- tion, c'est-à-dire de présentation, du matériau référentiel qui lui confère une forme littéraire, c'est-à-dire une singularité d'allure et de sens. Par exemple, le poète prend un matériau quelconque : un couple animé par l'ambition, par un procédé de construction il imagine une situation où ce couple a une occasion exceptionnelle de satisfaire cette ambition en supprimant criminellement un obstacle, c'est une situation dramatique forte (celle de Macbeth), c'est-à-dire une forme, et celle-ci prend son sens dans la structure d'ensemble qu'est l'œuvre d'art, par sa fonction, c'est-à-dire par sa place et la valeur dynamique qu'elle en tire ; ainsi la fonction de transgression que revêt la décision de Macbeth de tuer le roi est-elle le nœud de la tragédie.

Vladimir Propp illustre cette méthodologie dans son livre La Mor- phologie du conte (1928) où il étudie, dans les contes folkloriques russes, la typologie des personnages non plus considérés, comme dans la tradi- tion psychologique, comme des caractères (le méchant, le sournois, le naïf, etc.) mais en tant qu'acteurs dont les rapports déterminent la dynamique de l'histoire (le héros, l'antagoniste, l'auxiliaire, etc.), et où il étudie les fonctions, c'est-à-dire les éléments invariants et structurés, les données dramatiques types, qui font avancer l'action (interdiction, trans- gression, tromperie, combat...). Selon cette méthode, le récit peut être décrit à travers le schéma des rôles et à travers la succession des fonctions narratives 32

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L'influence de la morphologie de Propp a été décisive pour le développement des études structurales du récit.

Boris Tomachevski, par ailleurs fondateur de la textologie 33 a également participé aux travaux des formalistes. Son ouvrage Théorie de la littérature (1925) a apporté quelques notions fort utiles :

— l'opposition fable/sujet : dans un récit, la fable c'est l'ensemble des faits narrés et le sujet c'est l'organisation de cet ensemble dans l'œuvre ;

— l'opposition récit thématique/récit chromatique : dans le premier cas, l'unité du récit est fondée sur la cohérence des thèmes et leur forte articulation, dans l'autre, il s'agira d'une simple unité d'impression ou de « couleur », ou d'un lien très vague du propos ;

— la distinction des motifs associés qui sont nécessaires à l'établis- sement du sujet et des motifs libres qui servent à la décoration, à l'expressivité, à l'efficacité du sujet, des motifs dynamiques qui font évoluer le sujet, des motifs statiques qui approfondissent ou colorent certains aspects du sujet ;

— le concept de motivation : la motivation c'est le jeu des procédés pour justifier l'introduction d'un motif ; sont distinguées : motivation compositionnelle (le motif se justifie par sa nécessité dans l'action ou dans la caractérisation d'une situation ou d'un personnage), motivation réaliste (le motif répond à une exigence de vraisemblance), motivation esthétique (le motif participe à la beauté, à l'équilibre ou à la force du sujet).

B.2.2.

Les structuralistes ont développé et approfondi la leçon des forma- listes en adaptant aux études littéraires les intentions et les méthodes de la sémiologie 35 Parmi eux, certains s'occupent davantage de la construc- tion du récit, de ce qu'on pourrait appeler sa mécanique combinatoire, les autres s'attachent plutôt à la production du sens, à la logique selon laquelle la narration engendre ses significations.

Figure dominante de la « Nouvelle Critique » qui, dans les années cinquante, s'attaquait aux postulats historiciste et psychologiste de la tradition universitaire, Roland Barthes est tout à la fois une référence très « dans le vent » de l'intelligentsia parisienne, le chef de file des structuralistes français et, très particulièrement, de la branche « mécani- cienne », et un objet d'adulation et de controverses 36

En 1966, dans l' Introduction à l'analyse structurale des récits parue dans la revue Communications, Barthes donne un des textes fondateurs de la narratologie structuraliste. Comme base de sa méthode, Barthes postule ce qu'il appelle le « logomorphisme du récit », c'est-à-dire un rapport homologique entre la phrase grammaticale et le discours narratif. De même que toute phrase constative peut être l'ébauche d'un mini- récit, le récit n'est que la vaste expansion d'une phrase. Comme la phrase peut être décrite selon plusieurs niveaux : phonétique, lexical, syntaxique... et selon deux axes : syntagmatique, c'est-à-dire dans son déroulement successif (le sujet avant le verbe, ou après, en cas d'inver-

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sion, etc.) et paradigmatique, c'est-à-dire en référence aux diverses espèces grammaticales qui la constituent (c'est, au fond, la vieille distinc- tion scolaire de l'analyse logique qui étudie la combinaison linéaire des propositions et de l'analyse grammaticale qui repère les diverses espèces de mots), le récit doit pouvoir se décrire comme une construction (une structure) dont les unités constitutives (ou narrèmes) entretiennent des relations distributionnelles (situées sur l'axe syntagmatique, celui du fil de l'histoire, de la ligne successive du récit) et des relations intégratives (c'est-à-dire des rapports paradigmatiques, indépendants du déroulement narratif) ; on peut envisager trois niveaux de description de ces rela- tions : celui des fonctions, celui des actions, celui de la narration.

La plus petite unité narrative, c'est la fonction telle qu'elle est définie par les formalistes : tout segment d'énoncé qui contribue au développement du récit. Ces unités, qui forment les articulations de l'anecdote, sont distribuées sur l'axe syntagmatique. D'autres unités, intégratives, distribuées sur l'axe paradigmatique, et donc non liées au déroulement de l'histoire mais qui en éclairent le sens, sont les indices. Ainsi est fournie une première distinction entre récits fortement fonction- nels — comme les romans d'aventures — et les récits fortement indiciels — comme les romans d'analyse psychologique. Les fonctions se répartis- sent en fonctions cardinales, essentielles pour le procès narratif où elles forment des charnières, des orientations fondamentales (le ou les meur- tres dans le roman policier sont des fonctions cardinales) et en fonctions catalyses, qui remplissent l'espace narratif et qui jouent un simple rôle complétif (dans le roman policier, toujours, les fausses pistes sont des fonctions catalyses). Les indices se répartissent entre indices proprement dits, c'est-à-dire caractérisations fondamentales pour le sens ou l'atmo- sphère du récit (par exemple, la psychologie d'Emma dans Madame Bovary) et informants, c'est-à-dire des informations circonstancielles. Les fonctions se combinent en séquences dont l'organisation d'ensemble cons- titue le programme narratif, c'est-à-dire en gros le schéma dynamique du récit.

Dans ce même esprit qui vise à évacuer de la description du récit le contenu figuratif de l'histoire, les actions ne seront pas décrites en termes de personnages et d'événements mais comme une mécanique de rapports. S'appuyant ici sur les travaux de Todorov et de Greimas, Barthes rappelle que, dans la perspective structuraliste, le personnage se vide de sa substance psychologique pour être un simple rouage de la combina- toire narrative. Celle-ci repose sur les actants, c'est-à-dire les ressorts qui mettent en mouvement le récit et le font avancer ; la matrice actancielle complète comprend six actants : le sujet qui est la force motrice princi- pale (et s'identifie fréquemment au personnage du protagoniste principal qui veut quelque chose), l'objet qui est le bien convoité, le destinateur qui est la puissance ou la nécessité qui inspire, qui pousse le sujet (ainsi dans Les Célibataires de Montherlant, l'actant-destinateur n'est pas un personnage, mais l'effondrement des rentes viagères qui, en ruinant le comte de Coantré, actant-sujet, l'oblige à liquider ses quelques biens et à chercher une retraite tranquille, actant-objet, pour ses vieux jours), le destinataire est ce pour quoi le sujet agit, l'adjuvant tout ce qui aide le sujet, l'opposant tout ce qui lui fait obstacle. Le jeu de ces six actants

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(ou de certains d'entre eux, car tous n'interviennent pas forcément dans tout récit) doit pouvoir rendre compte de toute action narrative. Celle-ci est, en effet, composée de l'articulation des actants et des « prédicats narratifs » c'est-à-dire les groupes de fonctions et d'indices qui se ratta- chent à chacun et forment les grands rapports qui régissent la progression du récit (dans Adolphe de Benjamin Constant, l'actant-sujet est le personnage titre et l'actant-objet, sa liberté sentimentale et sociale qu'il voudrait reprendre, l'action (au sens structuraliste) est constituée des deux prédicats narratifs : 1) tous les raisonnements et les velléités qui poussent Adolphe à rompre avec Ellénore, 2) le vieux fonds passionnel, les habitudes, les scrupules qui l'attachent à elle).

Quant à la narration, c'est la façon dont sont produites ces unités et ces combinaisons, c'est-à-dire le fonctionnement d'un code réglé de signes. On peut alors distinguer quatre types de narration : une narration pure, apersonnelle d'où le narrateur semble absent (c'est souvent la narration des contes de fées, c'est souvent celle aussi des récits didacti- ques), la narration pure personnelle où elle consiste dans la locution directe du narrateur (on la trouve employée par Camus, par exemple dans L'Etranger, ou dans la nouvelle de L'Exil et le Royaume intitulée Le Renégat), la narration mixte qui combine les deux modes précédents (dont Stendhal serait un bon exemple avec l'alternance d'une apparente objectivité et des intrusions d'auteur), la narration performative lorsqu'au lieu de décrire ou de raconter, le récit livre sa propre genèse et s'identifie à l'acte qui le profère (comme dans certains passages des Mémoires du colonel de Maumort où Martin du Gard abandonne l'his- toire pour traiter des problèmes qu'il rencontre pour la raconter et pour bâtir le récit).

Enfin, pour synthétiser cette méthode décalquée de la linguistique, on remarque que, la langue pouvant être définie par le concours de deux procès : l'articulation et la segmentation qui produisent et séparent les unités (phonèmes, lexèmes, morphèmes...) et l'intégration qui les recueille dans des schèmes combinés supérieurs (la proposition, la phrase...), on retrouve ce double procès dans le système du récit. La segmentation repose sur le pouvoir catalytique de la narration (elle peut décomposer et répéter à l'infini le référentiel récité) et son pouvoir elliptique (elle peut couper, supprimer, éluder...), elle règle donc le développement du récit sur le jeu des dystaxies et des expansions : distorsions dans la successivité linéaire des unités d'une part (ruptures de l'ordre chronologique ou logique, retours en arrière, anticipations, arrêts descriptifs...), développement des prédicats narratifs de l'autre (multipli- cation des épisodes, commentaires, digressions...). L'intégration conjoint au niveau du sens ce qui a été disjoint au niveau de la forme pour assurer la cohésion de la signification, grâce aux « isotopies » c'est-à-dire aux réseaux cohérents du sens.

Aussi peut-on (doit-on) faire une lecture « horizontale » du récit qui livre le déroulement — plus ou moins complet et explicite — d'une histoire et dont l'argument, c'est-à-dire le principe d'unité, peut être dégagé ; et souvent, à ce niveau, le récit est une représentation du réel, une imitation, plus ou moins embellie ou infléchie, une « mimesis » (sur ce plan, l'Odyssée est l'histoire d'une navigation pleine d'embûches),

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mais également une lecture « verticale », sensible non plus à la récitation successive, mais aux « isotopies » qui constituent l'univers du récit, la véritable création, la « diégesis » (et, sur ce plan-là, l' Odyssée offre un monde peuplé des figures qui hantent la sensibilité individuelle et collec- tive : l'être qui commande aux bêtes, les ogres, la divinité amoureuse d'un mortel, la bien-aimée fidèle et lointaine... et où l'homme, par son adresse et sa volonté à assumer son destin, finit par dissiper les enchan- tements, dominer les forces redoutables et punir les méchants ; univers de l'assomption de l'individu intelligent et courageux).

B.2.3.

A côté des « mécaniciens », disions-nous, les « logiciens » ne négli- gent pas le sens, les structures sémantiques qui sous-tendent le récit. Les uns et les autres se réclament de la sémiotique qu'ils inclinent davantage d'un côté ou de l'autre. Evoquons les travaux de deux d'entre eux, Todorov et Greimas, avant de terminer ce survol des recherches for- melles en citant celles du plus brillant probablement des « poéticiens » et, sûrement, de celui dont la lecture peut être la plus profitable aux étudiants, Gérard Genette.

Tzvetan Todorov est un essayiste français d'origine bulgare qui a contribué, dans les années soixante, à diffuser les thèses des formalistes russes. Lui-même a exposé des méthodes d'analyse structurale des récits qui allient sémiologie (c'est-à-dire théorie des signes) et herméneutique (c'est-à-dire technique d'interprétation). En 1966, dans la revue Commu- nications, il a donné un article intitulé « Les catégories du récit litté- raire » qui est une sorte d'abrégé de ces méthodes.

Todorov pose d'abord quelques notions préliminaires : — le sens d'un élément d'une œuvre littéraire, ou de l'œuvre elle-

même, c'est sa capacité à entrer en corrélation avec d'autres éléments ou d'autres œuvres ; par exemple, le sens d'une métaphore sera de s'oppo- ser à une autre image ou à une expression neutre pour offrir un degré d'intensité expressive plus grand ou moindre ; dans cette optique, le sens d'un roman comme Madame Bovary, c'est de s'opposer, par un contraste critique et parodique, au romanesque « émotif » de la littérature romanti- que sentimentale ; les sens ainsi compris sont en nombre fini et peuvent s'établir une fois pour toutes ;

— l'interprétation d'un élément d'une œuvre ou de l'œuvre entière dégage une ou plusieurs significations qui dépendent de facteurs varia- bles : choix d'un point de vue, présupposés idéologiques ou moraux, goûts de l'interprète..., ces interprétations sont indéfiniment renouvela- bles et assurent la vie de l'œuvre ;

— le récit littéraire est en même temps une histoire et un discours, l'évocation d'une certaine réalité — événements, personnages, objets (l'histoire) —, la mise dans un certain ordre de cette évocation (le discours).

L'histoire elle-même, malgré les apparences « mimétiques », n'est pas un donné naturel, elle ne se présente pas comme de la réalité brute mais de la réalité perçue, « triée » et elle est donc, déjà, une convention