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LE RIRE MATÉRIALISTE Charles Wolfe Assoc. Multitudes | Multitudes 2007/3 - n° 30 pages 177 à 185 ISSN 0292-0107 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-multitudes-2007-3-page-177.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Wolfe Charles, « Le rire matérialiste », Multitudes, 2007/3 n° 30, p. 177-185. DOI : 10.3917/mult.030.0177 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Assoc. Multitudes. © Assoc. Multitudes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.28.14.31 - 11/03/2015 02h04. © Assoc. Multitudes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.28.14.31 - 11/03/2015 02h04. © Assoc. Multitudes

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LE RIRE MATÉRIALISTE Charles Wolfe Assoc. Multitudes | Multitudes 2007/3 - n° 30pages 177 à 185

ISSN 0292-0107

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-multitudes-2007-3-page-177.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Wolfe Charles, « Le rire matérialiste »,

Multitudes, 2007/3 n° 30, p. 177-185. DOI : 10.3917/mult.030.0177

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Si ce célèbre Ancien qui riait de tout vivait de notre temps, il mourrait derire, sans doute.Pour ma part, ces troubles ne m’incitent ni au rire,ni,nonplus, aux larmes ; ils m’engagent plutôt à philosopher et à mieux observerce qu’est la nature humaine. Car je n’estime pas avoir le droit de me mo-quer de la nature, et bien moins encore de m’en plaindre, quand je penseque les hommes,comme les autres êtres,ne sont qu’une partie de la nature...Spinoza, lettre XXX, à Oldenbourg.—En souvenir de G.Lyon-Caen,qui demandait si le matérialisme riait assez.—Le rire canonique, dans et pour l’histoire de la philosophie, est celui

de la servante de Thrace. L’histoire est bien connue :Thalès tombe dansun trou, provoquant le rire de la jeune femme, etc 1. Ce rire est le rirede la pratique, devant la philosophie. Il est subversif, mais il reproduitégalement les structures de l’étant ; il est « abstrait » au sens hégélien 2.Toutefois, cette subversion du rire, cette destruction de la contempla-tion au profit du sens commun, a son propre « pedigree » philoso-phique : le mépris souverain affiché par Nietzsche vis-à-vis de l’inno-cence autoproclamée de la métaphysique. Dans ce sens-là, le rireanti-philosophique du vulgaire a été employé dans la philosophie pardes traîtres à la tradition philosophique.

Mais je tiens surtout à faire entrer en scène l’Autre véritable du rireanti-philosophique : un rire philosophique, mais d’une espèce particu-lière. Il a été pratiqué par Démocrite, le « célèbre ancien » dont parleSpinoza, Démocrite le philosophe qui rit (il existe un autoportrait deRembrandt « en Démocrite rieur » daté de 1669, au Musée Wallraf-Richartz de Cologne) ; par les sophistes ; par Rabelais (revisité génia-lement au vingtième siècle par Mikhaïl Bakhtine, qui mit le doigt trèsprécisément sur la subversion inhérente à son rire corporel et popu-laire 3) ; par Spinoza, quoique d’un point de vue plus mesuré ; par LaMettrie et Sade ; et, d’une manière moins matérialiste, par Nietzsche 4.Dans notre siècle (au sens large des cent dernières années), il a été dé-moli par Bergson 5. Bergson désamorce, gomme, « tue » la force sub-versive du rire en le situant du côté d’une Nature qui nous asservit pardivers automatismes. Contrairement aux philosophes qui nous inté-resseront ici, Bergson ne se situe pas du côté du rire ; il veut en démonterles rouages.

L’ironie fertile serait que le rire philosophique, plus précisément lerire de la philosophie matérialiste que nous qualifierons dorénavant de« rire matérialiste », soit le mode d’accès même au monde de la prati-que, de l’action : au monde humain de l’éthique. Si le matérialisme ne

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rit pas, il dissèque (Flaubert : « c’est une cruauté d’anatomiste mais ona fait des progrès dans les sciences et il y a des gens qui dissèquent uncœur comme un cadavre » 6) ; il dispose des plans de l’être pour arriverau niveau physique, en éliminant les discours, les sensibilités, les pas-sions... et ainsi, la possibilité du changement. Dans ce sens-là, le ma-térialisme est une métaphysique de l’Être, amputé de ses instrumentsou armes polémiques — donc amputé de toute capacité transformatrice.Même les tentatives d’adoucir l’amertume de ce physicalisme (habituel-lement qualifié de « réductionnisme ») en y insérant des émergences ; desréappropriations par l’esprit de la matière ; des dimensions (auto-)nor-matives du vivant à la Canguilhem... tout cela ne change rien à ce constat :sans rire, le matérialisme n’a pas d’accès à l’éthique, à la pratique.

Un matérialisme « pince-sans-rire » produirait sans doute des expli-cations « physiologiques » de phénomènes comme le rire, qui semblentmettre en jeu une interaction entre le corps et l’esprit ; ainsi on trouveparfois de curieuses formules comme celle du grand savant bernoisAlbrecht von Haller, qui analyse le rire dans un contexte... respiratoire :« Le rire diffère de la toux par la cause qui est presque dans l’esprit, ouau moins qui dépend du chatouillement de quelque nerf cutané » 7 ; unHaller contemporain dirait aujourd’hui que le rire est défini par lacontraction simultanée de quinze muscles faciaux, accompagnée d’unerespiration altérée. Au contraire, la vraie pensée matérialiste ne peutpas « éliminer » le rire, en faire abstraction, ou le réduire à des méca-nismes (même darwiniens). Mais cela ne signifie pas que le « momentlogique » de la réduction physicaliste est à jeter ; il a en lui-même unedimension « transformatrice » du réel qui détruit... l’âme ; l’Église ; lebonheur excessivement idéologique, qu’un La Mettrie oppose au bon-heur « organique, automatique ou naturel, (...) parce que l’Âme n’y entrepour rien » 8.

La situation est exactement la même que celle du rêve : le matéria-lisme peut soit l’expliquer physiologiquement et ainsi en détruire la por-tée, ou tenter de l’intégrer 9. Intégrer la puissance du rire dans l’examenmatérialiste du monde, c’est concevoir le matérialisme plus comme unpositionnement que comme une grille d’explication fixe. Dans un lan-gage qui sent ses années soixante-dix (althussériennes), on dira que cetteattitude matérialiste en philosophie n’est pas une simple théorie maisbel et bien une position, qui reconnaîtrait le « mouvement réel » des pra-tiques10 — en l’occurrence la pratique « rabaissante et matérialisante » durire. Intégrer cette puissance, ce n’est ni compter les muscles produi-sant le phénomène du rire, ni étudier ses bases neurophysiologiques,ni, comme Spinoza dans un de ses rares moments réductionnistes, ex-

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pliquer un phénomène affectif tel que pleurer par un état physique (cor-porel) particulier 11. Comme le dit Negri : Il ne nous reste qu’à mettre engarde contre les interprétations du « rire » qui se limitent au champ de la purepsychologie, surtout s’il s’agit d’une psychologie positiviste. Au contraire, lerire nous conduit directement à l’Être. C’est une voie privilégiée vers la dé-couverte ontologique de la puissance humaine. 12

Mais inversement, le rire matérialiste n’est pas ce rire de l’humanistemou qui cherche à singulariser l’homme pour en rappeler la quasi-di-vinité, face à l’univers naturel perçu comme son « autre ». C’est legrand problème de l’anthropologie philosophique, de Bergson à HelmuthPlessner 13. Au contraire, quand le matérialiste rit, c’est en voyant lescraintes et superstitions des êtres humains qui croient ou veulent déses-pérément croire qu’ils sont au-delà de la nature. Ce que Deleuze auraitappelé le comique propre à la philosophie est à mille lieues des plati-tudes humanistes telles que « le rire est le propre de l’homme » 14.

Le vieux principe marxiste qui consiste à « aller à l’école des réac-tionnaires » s’applique ici également : la célèbre anthropologue — et mi-litante Tory — Mary Douglas, dans un court article consacré au pro-blème apparemment apolitique « Les chiens rient-ils ? », souligne ladimension irréductiblement corporelle du rire dans une pragmatiquede la communication : « Laughter is a unique bodily eruption which isalways taken to be a communication 15 ». Or, Douglas propose ensuitel’hypothèse que rire, c’est « remplir les blancs » dans un espace dialo-gique, pas exactement par un manque de patience mais par un postu-lat inconscient que le discours n’est pas complexe. A contrario, le dis-cours des classes supérieures se permet des longues pauses non remplies,car aux yeux de Douglas c’est un discours plus sophistiqué : les locu-teurs et les auditeurs « savent » ou « pressentent » cette complexité su-périeure et sont capables en conséquence d’attendre la phrase suivantesans rire ou s’agiter. Rire quand quelqu’un parle, c’est le signe qu’onappartient aux classes populaires : ce que Bakhtine décrivait comme unenouvelle forme culturelle inventée par Rabelais, Douglas le déplore avecdes accents élitistes.

Que l’on approuve cette puissance ou qu’on la craigne, force est dereconnaître un « acheronta movebo » dans le rire : comme l’affirmeThomas Berns à propos du rire de Machiavel 16, il interrompt le dia-logue paisible des locuteurs rationnels et se moque donc des philoso-phies de la communication. Dans un très beau texte intitulé « Le sou-rire du spectre », qui est un commentaire sur le livre de Derrida, Spectresde Marx,Toni Negri cite un passage de Tocqueville à propos de la puis-sance, voire la violence, du sourire d’une servante :

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Un certain jour de juin 1848, dans un confortable appartement de la rivegauche, la famille Tocqueville est réunie.Dans la quiétude du soir, retentit sou-dain la canonnade tirée par la bourgeoisie sur les travailleurs en émeute. Lesconvives sursautent. Leurs visages s’assombrissent. Mais une jeune domes-tique qui sert la table vient d’arriver du faubourg Saint-Antoine.Elle esquisseun sourire. Elle est congédiée sur le champ. Le véritable spectre du commu-nisme est peut-être dans ce sourire, celui qui effraya le Tsar, le Pape... et leseigneur de Tocqueville 17.

Dans le même sens, Bakhtine cite plus d’une fois Alexandre Herzen,affirmant que le rire est révolutionnaire. Une éruption, dirait MaryDouglas !

Nous avons vu que le rire matérialiste n’est pas une simple « expli-cation » matérialiste d’un affect particulier mais son « intégration »,son incorporation au sein du positionnement philosophique matéria-liste. De plus, cette intégration n’est pas politiquement innocente : quel’on croie aux spectres ou non, force est de constater que de Démocriteà Rabelais, on approuve quelque chose, que de Tocqueville à M. Douglas,on craint. Mais, dira-t-on, toute cette reconstruction n’est qu’une po-litique du rire, une politisation du rire. Pourquoi vouloir à tout prix luicoller cette étiquette de « matérialiste », avec son air scolaire ?

Reprenons depuis le début : le rire matérialiste existe-t-il ?Ou, formulé de manière plus philosophique — formulé de telle ma-

nière que la question puisse s’inscrire dans les cadres philosophiquestraditionnels : qu’est-ce que le rire matérialiste ? On connaît la pratiquesocratique de demander : qu’est-ce que X (la piété, la vertu, la vérité,la justice...) ? Si on procédait ainsi, il faudrait décomposer la questionselon une pratique encore plus scolaire et définir d’abord le rire, en-suite le matérialisme. Une telle tentative pourrait porter des fruits... Ondécrirait d’abord la puissance de décomposition qui réside dans le maté-rialisme, qui dissèque, qui passe aux rayons X... Puis on chercherait àdonner une définition dans ce contexte du rire, soulignant à la fois sesaspects subversifs, affirmatifs, et spontanés, contrairement aux analysesde Hobbes ou de Bergson. En effet, Hobbes élimine le rire, ainsi qued’autres passions, de son « Commonwealth » à venir, car il est sourced’instabilité, d’inégalité, de ressentiment ; Bergson réduit le rire à desautomatismes, à un processus de réification de l’être humain (c’est un« infléchissement de la vie dans la direction de la mécanique », une « mé-canisation de la vie » 18), ce qui en nie la portée critique telle qu’elle estdéfinie pour le matérialisme. Ce n’est pas surprenant si on se souvientde son propre anti-matérialisme ! Nous insisterions plutôt sur la puis-

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sance déstabilisatrice des automatismes, telle qu’Artaud l’avait repé-rée chez les Marx Brothers 19.

Revenons plutôt à la lettre de Spinoza par laquelle nous avons com-mencé. Dans cette fameuse lettre où Spinoza parle de Démocrite sansle nommer (il dit ridentes en latin : le philosophe qui se moque, qui ritdes autres, dans un topos qui remonte au moins à Hippocrate 20), onvoit une attitude « matérialiste » face au monde humain ; comprendrela réalité des structures naturelles, c’est prendre de la distance par rap-port aux croyances humaines. Donc une option, c’est en rire(Démocrite), une autre option, c’est « comprendre » sans être à la mercides passions (Épicure, Lucrèce, Spinoza). On rejoint ici la question dustatut de la nature : purement théorique (ensemble de structures, forces,formes, etc.) ou également pratique (la nature « pour nous », y com-pris au sens éthique). La définition classique de ce rapport pratique estcelle d’Épicure, selon laquelle les êtres humains cherchent à com-prendre la nature pour se rassurer de leurs peurs ; il donne en exemplesla météo et la physiologie :

Si nous n’étions troublés en rien par des appréhensions concernant les phé-nomènes célestes, ni par l’idée que la mort nous concerne en quelque façon, nipar notre incapacité à percevoir les limites des douleurs et des désirs,nous n’au-rions aucun besoin d’étudier la nature 21.

Mais alors il faut tenir compte du célèbre sarcasme de Nietzsche vi-sant Épicure 22 : naïveté de ceux qui prétendent, ou souhaitent, vivreselon les préceptes de la nature, car la nature est dépensière, sans fina-lité ni merci. Comment vivre selon le principe de l’indifférence même ?D’ailleurs, si vivre selon la nature, c’est vivre selon la vie, que faisons-nous d’autre ? Non. Nietzsche décèle ici encore une modalité de l’illu-sion et de la projection du philosophe : nous souhaitons en secret quela nature ressemble à notre morale. C’est tout le problème du « regard »anthropologique sur la nature : elle est toujours « fantasmée », elle esttoujours « pour nous ». Spinoza est évidemment le premier à diagnos-tiquer l’erreur de l’anthropomorphisme. Mais sa vision de l’esprit, desidées, de la connaissance fait qu’il souhaite que l’on parvienne à com-prendre les erreurs humaines plutôt que d’en rire — ce qui permet àNietzsche de ricaner à ses dépens 23. Cependant, certains auteurs ré-cents, notamment Laurent Bove, ont souligné un rôle positif de la no-tion d’hilaritas dans la pensée spinoziste ; ce n’est pas notre sujet 24.

L’idée d’un rire matérialiste repose sur une question plus générale :est-ce qu’une certaine compréhension (nouvelle) des lois de la naturechange notre vision des rapports humains, ou change notre rapport aumonde humain ? La réponse dans tous les cas semble être un Oui clair

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et net. Mais dans ce cas, les lois du monde humain (morale, société,mœurs, comportement) sont-elles réductibles à des lois plus généralesdu monde naturel ? C’est encore une fois la difficulté de la réduction ;alors, le statut des passions redevient central. Les passions sont-ellesun phénomène naturel (qu’on peut expliquer au moyen d’une « cau-salité physique »), un phénomène moral (avec sa « causalité » propre) — ou encore un phénomène « émerge(a)nt », donc non réductible à sesconstituants, mais qui en dépend néanmoins ? Et pour finir, s’il s’agitbien de rire, on penserait alors que cette réduction ou nouvelle visionnaturaliste possède une visée, ou une portée, pratique... Cette dimensionpratique, qui différencie le rire matérialiste d’une explication matéria-liste du rire, souligne également la différence entre le rire du matérialisteface aux croyances humaines et celui du cynique. Le matérialiste se-rait-il froid comme le cynique ? Non, notamment par son hédonisme,qui est un réalisme (les objets qui nous entourent sont réels), puisqu’« iln’y a point de plaisir senti qui soit chimérique » 25. Encore une fois, lesréflexions présentées ici ne sont ni une « courte histoire du rire » ni mêmeun survol du rire dans la philosophie, mais uniquement une tentativede poser des fondements, des structures d’accueil pour une justifica-tion du rire en tant que moment « moral » du matérialisme, ou momentmatérialiste dans l’approche de la morale.

Le rire démocritéen tel qu’il est repris par Spinoza, avec ses nuan-ces, et chez Rabelais, par Bakhtine, c’est l’irruption de la nature dans lemonde humain, mais pas la Nature bucolique ou structurelle : ni laNature pastorale et apaisante ni celle des coquillages dont la forme ex-prime un logarithme, comme le « nautile » cher à D’Arcy Thompsonet aux amateurs de Naturphilosophie. La nature ici est plutôt celle du« bas matérialisme » de Bataille 26 : un élan, un jaillissement qui détruitles formes harmonieuses du monde prétendument rationnel. Le rireserait la manifestation quasi volontaire (humaine mais sans « autono-mie » extra-causale) de cette puissance — ce que décrivait si bienTocqueville, commenté par Negri, à propos du sourire d’une servantequi effraie la famille bourgeoise à laquelle elle est en train de servir lerepas du soir. Negri voit dans ce « rire » qui brise la sérénité du dînerbourgeois exactement ce qui manque dans le structuralisme ou le dé-constructionnisme, à savoir la possibilité de la libération27. Mais quandDémocrite, Rabelais, La Mettrie ou Casanova rient, ils n’ont pas be-soin des précautions spinoziennes, car leur rire n’isole pas comme lefait le « gros orteil » chez Bataille ; leur éructation n’est pas un salto mor-tale face à l’abîme.

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Démocrite rit des affaires humaines, des institutions ; Spinoza saisitla portée de ce rire mais conserve la compréhension des relations concrètes —des structures, des lois, et du reste. Il les comprend à distance. Le rirematérialiste détruit. C’est pourquoi Casanova tente de réécrire le récitde la mort de La Mettrie pour dire qu’il est mort en riant, à peu prèscomme Zoroastre est censé être né en riant 28. Non seulement en man-geant (bas matérialisme, immoralisme, vulgarité), mais en riant : ex-pression réflexive de son rapport au monde social. Rire des institutions,du monde des hommes et de leurs croyances, c’est associer la puissanceréductrice de l’« étude de la nature » épicurienne, et l’agir. Loin d’êtreune réduction de cet agir à un ensemble de fonctions, de projectionsspatiales, d’« études de marché » quantitatives, loin aussi de la froideurdu cynique, le matérialisme est l’expression philosophique de ce rire.—(1) Pour un commentaire récent de cette « anecdote » célèbre, voir Hans Blumenberg, Le Rire

de la servante de Thrace.Une histoire des origines de la théorie, trad. L. Cassagnau, L’Arche, 2000.(2) Voir le fameux texte « Wer denkt abstrakt ? » (qui commence par « Sauve qui peut ! »

en français dans le texte), in Sämtliche Werke, H. Glockner (dir.), Frommann, réimpr., 1959,vol. XX, p. 445-450, et les remarques de Deleuze & Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit,1991, p. 138.

(3) Le livre de Bakhtine (L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âgeet sous la Renaissance, trad. A. Robel, Gallimard, 1970) est un chef-d’œuvre. Son premier cha-pitre est consacré à « Rabelais dans l’histoire du rire ».

(4) Si l’on rattache le rire à la tradition machiavélienne, on peut appliquer ici l’argumen-tation du dernier Althusser sur l’aléa, dans « Le courant souterrain du matérialisme de la ren-contre ».Voir le beau commentaire de Jean-Claude Bourdin, « La rencontre du matérialismeet de l’aléatoire chez Louis Althusser », in Multitudes, n°21, été 2005.

(5) H. Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, PUF, dernière édition rema-niée, 1924 (les textes ont d’abord été publiés dans la Revue de Paris en 1899).

(6) Flaubert, prose intitulée « Passion et vertu », datée novembre-décembre 1837 (il a alorsseize ans), in Premières œuvres, Fasquelle, 1925, p. 254.

(7) A. von Haller, Éléments de physiologie ; ou,Traité de la structure et des usages des différentesparties du corps humain, trad. P.Tarin, Guillyn-Prault, 1752, ch. X, « De la respiration », § 312.Pour la pointe actuelle d’une approche matérialiste neurophysiologique du rire, Cf. les sug-gestions de V. S. Ramachandran, dans R. Llinás et P. Churchland (dirs.), The Mind-BrainContinuum : Sensory Processes, MIT Press, 1996.

(8) La Mettrie, Anti-Sénèque ou le souverain bien /Discours sur le bonheur, in J. O. de La Mettrie,Œuvres philosophiques, F. Markovits (dir.), Fayard, 1987, p. 244.

(9) Je tente de montrer comment le matérialisme peut intégrer l’idée de rêve dans « Lerêve matérialiste, ou “Faire par la pensée ce que la matière fait parfois” », à paraître dansPhilosophiques (Montréal).

(10) Pierre Macherey, « En matérialiste », in Histoires de dinosaure, PUF, 1999, p. 98, 104.(11) Spinoza, Éthique III, proposition 32.(12) A. Negri, Job, la force de l’esclave, Hachette, coll. « Pluriel », 2005, p. 110, note C.(13) H. Plessner, Le Rire et le pleurer. Une étude des limites du comportement humain, 1941 ;

trad. Olivier Mannoni, Maison des sciences de l’homme, 1995.(14) On dit que « le rire est le propre de l’homme » depuis Rabelais, dans l’« Avis aux lec-

teurs » de Gargantua (1534) : « Mieulx est de ris que de larmes escripre / Pour ce que rire est

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le propre de l’homme » ; les spécialistes de la vie des phrases font remonter l’expression à Aristote,Traité de l’âme, III, 10.

(15) Mary Douglas, « Do Dogs Laugh ? A Cross-Cultural Approach to Body Symbolism »,in Journal of Psychosomatic Research, n° 15, 1971. L’article a été repris dans Douglas, ImplicitMeanings, Routledge and Kegan Paul, 1979, mais je cite la version de 1971 ; ici, p. 389.

(16) Thomas Berns, « Machiavel : rire de la crainte », dans ce numéro de Multitudes.(17) Paru en anglais dans Michael Sprinker, Ghostly Demarcations :A Symposium on Jacques

Derrida’s « Specters of Marx »,Verso / NLB, 1999 ; passage cité dans l’Introduction de DanielBensaïd, Le Sourire du Spectre, nouvel esprit du communisme, Michalon, 2000, qui est en partieun commentaire de ce texte.

(18) Bergson, Le Rire, p. 26, 77.(19) Artaud, Le Théâtre et son double, in Œuvres complètes, IV, Gallimard, 1978, p. 135.(20) Hippocrate, Œuvres complètes, trad. Littré, J.-B. Baillière, 1861, vol. 9, p. 308-429.(21) Épicure, Maximes capitales (Kuriai Doxai), § 11, dans Doctrines et maximes, trad. M.

Solovine, Hermann, 1965. Le texte dit littéralement : nous n’aurions nul besoin de la phusiologias.(22) Nietzsche, Au-delà du bien et du mal, I, § 9.(23) Nietzsche, Le Gai Savoir, § 333, « Que signifie connaître », et le commentaire de

Foucault, « La vérité et les formes juridiques » (1974), in Dits et Écrits, Gallimard, coll.« Quarto », 2001, t. I, p. 1416 (je remercie Yves Citton de cette référence).

(24) Sur l’hilaritas chez Spinoza, voir la belle analyse de Laurent Bove dans La Stratégiedu conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Vrin, 1996, et le commentaire de Negri,« Nécessité et liberté chez Spinoza : quelques alternatives », in Multitudes, n°2, mai 2000.

(25) Denis Diderot, Le Pour et le Contre, lettre III à Falconet, Œuvres complètes, in H.Dieckmann, J. Proust et J.Varloot (dirs.), vol. XV, Hermann, 1986, p. 9.

(26) Bataille, « Le bas matérialisme et la gnose » (1930), in Œuvres complètes, D. Hollier(dir.), vol. 1, Gallimard, 1970 ; Denis Hollier, « Le matérialisme dualiste de G. Bataille », inTel Quel, n° 25, printemps, 1966.

(27) De Negri, outre le passage cité dans « The Specter’s Smile », voir également Le Pouvoirconstituant.Essai sur les alternatives de la modernité, trad. É. Balibar et F. Matheron, PUF, 1997,p. 122 et le renvoi à Il lavoro di Giobbe (traduit en français par la suite : Job, la force de l’esclave,Hachette, coll. « Pluriel », 2005, ce passage est à la p. 110).

(28) Casanova, lettre sur La Mettrie (1764) et Mémoires, tome III, 1763-1774, R. Abirached(dir.), Gallimard, 1960, p. 389-390. En 1712, le philosophe peu connu André-François Boureau-Deslandes publie une Histoire des grands philosophes qui sont morts en plaisantant (republié avecune introduction de Franck Salaün, Honoré Champion, 2000). Pline dit de Zoroastre qu’ilest la seule personne à être née en riant (Hist. nat.VII, xvi, 72-73). L’anecdote est reprise parSaint Augustin dans la Cité de Dieu, XXI, 14 et encore dans la Snorra Edda islandaise. Cf. A.V.Williams Jackson, Zoroaster the Prophet of Ancient Iran, Macmillan, 1898, p. 246.

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