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magazine ELLE 64 dossier elle Texte Éloïse Pirard Dans un monde occidental qui passe la cinquième vitesse du digital, nombreux sont ceux qui, nauséeux, descendent en trombe de la machine. La course folle vers la toute puissante connexion, ils n’en veulent pas. Refusant d’être réduits à l’état d’avatar dans un monde virtuel, ils partent en quête de spiritualité. Ainsi, pour retrouver du sens à leur existence, des centaines d’Européens quittent leur foyer pour un voyage introspectif à la découverte des rituels chamaniques. Mais emprunter le chemin des forêts luxuriantes d’Amazonie à la rencontre de ceux qui guérissent grâce aux esprits ne fait pas l’unanimité. En cause ? L’ayahuasca, une substance controversée. Avaler une puissante décoction hallucinogène et purgative lors d’une cérémonie guidée par un chaman pour nettoyer son âme ? Un plan aussi sacré que diabolisé. ••• L’AYAHUASCA LE RITUEL CHAMANIQUE SHUTTERSTOCK

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magazine ELLE 64

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Texte Éloïse Pirard

Dans un monde occidental qui passe la cinquième vitesse du digital, nombreux sont ceux qui, nauséeux, descendent en trombe de la machine. La course folle vers la toute puissante connexion, ils n’en veulent pas. Refusant d’être réduits à l’état d’avatar dans un monde virtuel, ils partent en quête de spiritualité. Ainsi, pour retrouver du sens à leur existence, des centaines d’Européens quittent leur foyer pour un voyage introspectif à la découverte des rituels chamaniques. Mais emprunter le chemin des forêts luxuriantes d’Amazonie à la rencontre de ceux qui guérissent grâce aux esprits ne fait pas l’unanimité. En cause ? L’ayahuasca, une substance controversée.

Avaler une puissante décoction hallucinogène et purgative lors d’une cérémonie guidée par un chaman pour nettoyer son

âme ? Un plan aussi sacré que diabolisé.

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L’AYAHUAS CA

LE RITUEL CHAMANIQUE

SHUTTERSTOCK

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Drogue ou remède miracle ? Faute de statistiques officielles, il est impossible de quantifier les flux touristiques des voyageurs qui viennent en Amérique du Sud dans le but de s’initier aux rites chamaniques. Mais si les chiffres ne parlent pas, le marketing, en revanche, ne trompe personne. Flyers au sol, pancartes sur les devantures, centres de spiritualité dans les allées et guides touristico-mystiques inondent les régions les plus fréquentées de ces contrées. Tous ou presque vendent les vertus d’une expérience en particulier : l’ayahuasca. Aujourd’hui objet de fantasmes et de dérives sectaires, l’ayahuasca est une décoction naturelle issue de plantes (dont une éponyme) qui combinent deux molécules psychoactives : la N-diméthyltryptamine (DMT) et un alcaloïde béta-carboline (har-mane) et qui, une fois absorbée, entraîne une modification des per-ceptions et des phénomènes hallucinatoires. Surnommé « abuelita » (grand-mère) par les locaux, le breuvage soigne depuis des milliers d’années les traumas, panse les blessures et guérit certaines maladies. Si bien que de nombreux scientifiques à travers le monde se penchent désormais sur les vertus de la plante. « Quelques études empiriques sur un petit nombre de patients font état à plus long terme d’une amélioration de l’humeur, de l’anxiété et un effet bénéfique dans le traitement de l’addiction », explique le Docteur Lagaude, psychiatre addictologue au Centre des addictions de la clinique la Ramée. Il ajoute que l’utilisation de l’ayahuasca aurait un intérêt en psychothérapie pour faciliter l’introspection, obtenir une meilleure flexibilité psychologique et offrir de nouvelles perspecti-ves aux personnes en difficulté. Cependant, il rappelle que ces étu-des manquent de références scientifiques et que si la dépendance à l’ayahuasca est faible, l’expérience n’est tout de même pas sans ris-que s : « Certains cas de psychoses induites et de décompensation de maladies préexistantes ont été décrits. » Éprouvant et brutal, le voyage est parfois considéré comme une dissection de l’âme ou comme le tré-pas de l’enveloppe charnelle. Certains n’en reviennent d’ailleurs pas : « Il existe des cas parfois mortels d’empoisonnement et d’intoxication avec des convulsions et un arrêt respiratoire lorsque des plantes toxi-ques sont surajoutées comme additifs à la préparation. »Au compteur : une dizaine de décès... tous dans des circonstances obscures. Les vrais guérisseurs le répètent : la plante sacrée ne peut pas tuer. Les charla-tans et leur potion magique mal dosée, oui.

Partir pour mieux revenir « Anya, la plante ne te tue pas, elle te guérit », cette phrase, la jeune Française l’a longtemps entendue tournoyer dans sa tête. « C’est Denise, une chamane de la tribu Shipibo (peuple indigène d’Amazonie) auprès de qui je me suis formée qui me l’a souf-flée pendant une cérémonie d’ayahuasca compliquée et durant laquelle je me sentais littéralement mourir. » À 24 ans, l’étudiante en médecine et naturopathie à Paris a encore du mal à réaliser tout le chemin qu’elle a parcouru. Passionnée de développement personnel et de psychologie positive, Anya est partie seule en tour du monde pour en apprendre plus sur elle, mais aussi sur la méde-cine alternative. C’est finalement transformée grâce aux rituels chamaniques qu’elle est revenue en France. « On raconte que c’est

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la plante qui vous trouve », dit-elle comme on répète un dicton. Pour Anya, l’ayahuasca a patienté, tapie dans l’ombre de la maturité et de l’expérimentation. Car ce n’est qu’après une crise d’hypothermie au Népal que la jeune aventurière commence à s’intéresser de plus en plus à cet ensemble de croyances. Celles d’une nature enseignante et directrice.Elle passe des sessions de modification de conscience grâce au chant d’une chamane lors d’une première cérémonie du rapé (mélange de poussière de tabac organique et d’autres plantes), au Chili, avec un « curandero » (guérisseur). « Je me suis sentie immédiatement plus connectée au monde qui m’entourait. C’était comme si je redécouvrais mes cinq sens. » Sortie plus sereine mais aussi curieuse de cette initiation, elle enchaîne avec une cérémonie de wachuma, un cactus hallucinogène utilisé par les indigènes depuis des milliers d’années pour se reconnecter à la terre, au par-tage et à l’amour inconditionnel. Généralement plus doux, ce rituel est une transition vers l’abuelita : la révélation. Grâce à cette ultime cérémonie, Anya en apprend plus sur elle-même, sur ses fonctionnements, les schémas qu’elle répète et pourquoi. Toujours en quête d’introspection, elle dépasse donc le statut d’initiée en allant se former aux rituels auprès de la tribu Shipibo et se rend compte qu’au-delà de la plante maîtresse, il en existe d’autres toutes aussi puissantes et dont le potentiel pour la médecine traditionnelle est exponentiel.

Anya n’est pas la seule à avoir été séduite par les plantes. Sa com-patriote Charlotte, écrivaine aujourd’hui enceinte et de retour en France, a bourlingué aux quatre coins du monde, sur les routes d’Irlande, d’Inde et du Pérou. Passionnée par le Tibet, elle va petit à petit passer des préceptes de la religion bouddhiste à un intérêt •••

Une quête spirituelle

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elle reportage

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Charlotte et Anya ont respectivement participé à trois et dix cérémo-nies d’ayahuasca. Des rituels souvent bien orchestrés et qui peuvent durer entre quatre et sept heures.Quelques jours avant la cérémonie, la plupart des chamans deman-dent aux visiteurs de faire une diète et de stopper l’alcool, la drogue, la cigarette, les relations sexuelles et même les médicaments. Ainsi, si Charlotte a arrêté de fumer, Anya a quant à elle abandonné sa pilu-le. « Il faut à tout prix éviter que les substances chimiques interfèrent avec les plantes qui, elles, sont naturelles », explique l’étudiante en médecine. Des précautions confirmées par le Docteur Lagaude, car l’utilisation concomitante de traitements, notamment antidépres-seurs, peut créer un excès de sérotonine au niveau cérébral qui peut s’avérer dangereux pour la personne.« On médite la journée et la nuit tombée, on se rend dans la maloca (temple semblable à une yourte). » Dans cette tente installée en pleine nature, matelas et seaux jonchent généralement le sol pour permettre aux participants de se purger et de s’allonger pendant les visions. Les groupes sont souvent restreints, entre quatre et dix personnes. Tous doivent poser une intention pour le voyage. « On peut simplement souhaiter que tout se passe bien, mais il faut aussi accepter de perdre le contrôle et de faire confiance à la toute puis-sante plante », explique Charlotte. De son côté, le chaman, de blanc et symboles de sa tribu vêtu, purifie le temple et les participants avec de l’encens, invoque ses guides et demande à ses gardiens de

Sdéfendre la maloca contre les mauvais esprits. Ensuite, il appelle chaque personne à venir prendre une gorgée du breuvage noir, épais et acide. Quand tout le monde a bu, on éteint la bougie. Le groupe plongé dans le noir, le chaman commence à chanter, parfois accompagné de musiciens et d’assistants. C’est le début de la céré-monie. Selon Charlotte, il faut attendre entre 15 et 30 minutes avant de ressentir les effets de l’ayahuasca. Bien que les nausées ne tardent généralement pas à venir, « il ne faut pas vomir tout de suite pour que le breuvage ait le temps de libérer ses bienfaits. Et une fois que le voyage intérieur commence, il suffit de se laisser aller ». Pour les participants, il est presque impossible de décrire combien de temps (physique) dure l’expérience tant certaines visions sem-blent s’éterniser alors que d’autres passent en quelques secondes. Selon le Docteur Lagaude, les effets durent généralement quatre heures. Mais tout dépend aussi de la personne, du nombre de gor-gées qu’elle prend et de la concentration du breuvage. Au-delà des possibles vomissements et de la diarrhée dus à l’augmentation de la sérotonine, les consommateurs décrivent des effets multiples plus joyeux : sentiment d’unité, de paix et d’extase profondes, confiance en soi et expérience transcendantale. Charlotte a traduit des centaines de voyages et si chaque cérémonie est unique et propre à la personne, à son vécu et aux problèmes qu’elle doit régler, elle admet que certaines visions se recoupent : « Les gens voient souvent des motifs shipibos, du vert et du mauve vifs, des formes géométriques qui virevoltent, des animaux sau-vages. Ils ont l’impression de sortir d’eux, de flotter, de pouvoir revenir dans le passé ou changer le futur, d’avoir accès à une source d’informations infinie et de télécharger des savoirs, un peu à la “Matrix”. Certains vivent aussi des expériences de mort imminente ou ont l’impression de sombrer dans les ténèbres… » Heureusement, quand l’expérience tourne mal, le chaman est là pour guider, apaiser et faire revenir le participant grâce à ses chants et ses incantations.« Finalement, le premier degré de l’ayahuasca, pour les Occidentaux, c’est aussi redescendre dans l’ego. Accepter de perdre le contrôle, de se vider, de ne pas être si fort qu’on le pense et se rendre à l’évidence que non, on ne sait pas tout. »

pour le chamanisme. Sans vraiment l’avoir cherché. En partant au Pérou, elle réalise que l’hacienda d’artistes pour laquelle elle travaille propose également des cures de soins chamaniques. « C’était intense. En une semaine, les participants faisaient trois sessions d’ayahuasca et une de wachuma. La plupart du temps, c’étaient des Européens qui avaient vécu de gros traumas comme des attouchements ou des Américains qui revenaient de la guerre. » Parlant espagnol, français et anglais, on lui propose de traduire les visions des voyageurs aux chamans. Avant même d’y prendre part, Charlotte a donc écouté plus d’une centaine de récits.« En étant sur place pendant des mois, j’ai eu la chance de voir des dizaines de personnes rentrer bien vivan-tes chez elles, mais surtout transformées et plus heureuses. Dans la philosophie bouddhiste, on cultive le vrai bonheur, mais pour cela, il faut pouvoir soigner ses blessures. Je n’étais pas capable de rentrer si profondément en moi à cette époque. Je me suis donc tournée vers la sagesse et la puissance d’abuelita. »

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e purger, chanter et se transformer

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ET EN BELGIQUE ? Légale dans les pays où el le pousse, l ’ayahuasca est interdite en Belgique. Si le breuvage en lui-même n’est pas classé comme stupéfiant , la DMT

qu’ i l contient l ’est . Pourtant, un tourisme chamanique existe bel et bien dans nos contrées. Off icieuses et prohibées, des cérémonies s ’organisent

quasiment tous les mois à Bruxel les et en Wallonie. Mais pour y assister , i l faut avoir les bons contacts. Grâce au bouche-à-orei l le , Simon, 30 ans,

a déjà participé trois fois à la prise d'ayahuasca avec des tr ibus différentes dans le cadre de r ituels clandestins. C’est un ami qui l ’a init ié quand i l

avait 22 ans. C’est donc à 30 minutes de la capitale que Simon a rencontré pour la première fois un chaman brési l ien accompagné de ses musiciens.

La plupart du temps, ces guérisseurs sont invités par des Européens init iés en Amérique lat ine. Mais i l arrive également que les soigneurs traversent

les continents pour dél ivrer la bonne parole : « Lors de ma troisième expérience, le chaman qui off iciait racontait qu’en transe, la plante lui

avait demandé de partir en Europe pour dél ivrer le message de l ’ayahuasca aux Occidentaux. Cette cérémonie était bien plus complète que les

précédentes : méditation, rapé, gouttes dans les yeux pour améliorer les visions et même piqûre de kambo (grenouil le dont on extrait le poison pour

le mélanger à son propre sang). De mon côté, el le m’a l i ttéralement chamboulé. »

IL FAUT AUSSI ACCEPTER DE PERDRE LE CONTRÔLE ET DE FAIRE CONFIANCE À LA TOUTE PUISSANTE PLANTE »

«