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LE RÔLE DE L'INNOVATION DE DÉFENSE DANS LE SYSTÈME NATIONAL D'INNOVATION DE LA FRANCE Claude Serfati De Boeck Supérieur | Innovations 2008/2 - n° 28 pages 61 à 83 ISSN 1267-4982 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-innovations-2008-2-page-61.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Serfati Claude, « Le rôle de l'innovation de Défense dans le système national d'innovation de la France », Innovations, 2008/2 n° 28, p. 61-83. DOI : 10.3917/inno.028.0061 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 195.19.233.81 - 12/01/2014 06h50. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 195.19.233.81 - 12/01/2014 06h50. © De Boeck Supérieur

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LE RÔLE DE L'INNOVATION DE DÉFENSE DANS LE SYSTÈMENATIONAL D'INNOVATION DE LA FRANCE Claude Serfati De Boeck Supérieur | Innovations 2008/2 - n° 28pages 61 à 83

ISSN 1267-4982

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-innovations-2008-2-page-61.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Serfati Claude, « Le rôle de l'innovation de Défense dans le système national d'innovation de la France »,

Innovations, 2008/2 n° 28, p. 61-83. DOI : 10.3917/inno.028.0061

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Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.

© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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LE RÔLE DE L’INNOVATIONDE DÉFENSE DANS LE SYSTÈME

NATIONAL D’INNOVATIONDE LA FRANCE

Claude SERFATIUniversité de Saint-Quentin-en-Yvelines, C3ED

[email protected]

INTRODUCTION : UNE ÉCONOMIE POLITIQUE DE L’INNOVATION

Au cours des années 1990, un nouveau paradigme a semblé émerger. L’effon-drement de l’URSS et les réductions des dépenses militaires dans les grandspays développés (ce que certains appelaient les dividendes de la paix) couplésavec l’utilisation croissante des technologies civiles dans les systèmes d’ar-mes ont donné lieu à de nombreuses études et commentaires sur la dispari-tion des systèmes militaro-industriels (SMI). Grâce aux technologies del’information et de la communication, qui fondaient une « nouvelle écono-mie », le secteur civil avait, disait-on, définitivement pris le pas sur le secteurmilitaire. Du point de vue des relations entre technologies militaires et civiles,une nouvelle étape était en cours, qui venait après celle des « retombées »(spin-offs ou spillovers) du militaire vers le civil dans les années 1960 et1970, et celle des « technologies duales » au cours des années 1980. L’inté-gration du militaire et du civil qui émergeait au cours des années 1990 opé-rerait non seulement au niveau technologique, mais aussi institutionnel, car lesréformes des modes de gestion des programmes permettraient l’accès d’entre-prises civiles au statut de maître d’œuvre des grands programmes. Enfin, elleproduirait ses effets au niveau organisationnel, puisque les grands groupes pro-ducteurs d’armes augmenteraient par diversification leurs activités civiles.En résumé, les SMI seraient progressivement absorbés dans leurs systèmes in-dustriels et technologiques nationaux.

A la fin de la décennie 2000, le paysage dans les pays développés dotés depuissantes industries d’armement est assez différent de celui qui était annoncé.Une économie politique de l’innovation permet de comprendre ces erreurs

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de prévision. Les industries de Défense et l’innovation militaire sont étroite-ment corrélées à des facteurs extra-économiques, qui incluent les dimensionsgéopolitiques telles que la place du pays dans les relations internationales, sastratégie de Défense. De ce point de vue, un nouveau contexte institutionnelpour les politiques technologiques, fondé sur une conception élargie de la sé-curité nationale, a émergé. Cette situation n’est pas propre à la France. Dans denombreux pays industrialisés, à commencer par les États-Unis, la sécurité na-tionale connecte plus étroitement militaire et civil, aussi bien que menaceséconomiques et menaces militaires. Ce passage d’un agenda de Défense à celuide sécurité est un constat banal dans certaines sciences sociales (économie po-litique internationale). Cependant, à quelques exceptions (parmi lesquellesTrajenberg, 2003), les économistes, y compris ceux qui s’intéressent à l’inno-vation et au changement technique, ont porté peu d’attention à la façon dontle nouvel agenda sécuritaire, ou l’émergence d’une « nouvelle économie de lasécurité » [OCDE, 2004] pourrait modifier, non seulement les trajectoirestechnologiques, mais également, comme cela est analysé ailleurs, créer unnouveau contexte institutionnel pour les industries d’armement, et faire émer-ger des systèmes militaro-sécuritaires industriels (Mampaey et Serfati, 2006).

En France, la création du Méso-système de l’armement (MSFA) à la findes années 1950 résulte d’un ensemble de facteurs politiques, macroéconomi-ques et technologiques qui sont étroitement corrélés. La structure sur laquelleles relations entre le MSFA et le système national d’innovation de la Francese sont construites est restée relativement stable pendant des décennies. Cettepersistance du « modèle français » a été notée par les économistes de l’inno-vation (Andersen, 1992). Elle est également observable dans la permanencede la structure de spécialisation internationale de la France, qui serait due àune « inertie du système productif français » (Miotti et Sachwald, 2004,p. 28 et passim). Cette relative stabilité de la spécialisation internationale del’industrie française a bénéficié d’un consensus des acteurs qui participent àl’élaboration et à la mise en œuvre des politiques technologiques.

La suite de cet article est organisée ainsi. La seconde partie discute briè-vement la pertinence de l’approche par le système national d’innovation etcelle de méso-système français de l’armement (MSFA). La partie suivantedécrit les principales institutions – DGA, Grands groupes contractants, agen-ces technologiques – qui contribuent à l’innovation et à la productiond’armement et qui forment l’architecture du MSFA. La troisième partieaborde la place et l’impact de la R&D de Défense sur la politique technolo-gique et la compétitivité internationale de l’industrie française, alors que laquatrième partie souligne les transformations marquantes des relations entrele MSFA et la politique scientifique et technologique au cours des années1990. La conclusion propose quelques pistes de recherche.

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PERTINENCE DE L’APPROCHE PAR LES SYSTÈMES D’INNOVATION

L’approche par les systèmes d’innovation ne prétend pas être une formalisa-tion théorique achevée, mais plutôt un outil conceptuel (Edquist, 1997). Cemoyen heuristique est utile pour apprécier les dynamiques de changementdu MSFA et sa place dans le système national d’innovation (SNI).

Une approche « heuristique »

La dynamique systémique de l’innovation, du point de vue analytique etempirique, peut être abordée à plusieurs niveaux. Les approches par le sys-tème national d’innovation ont été les premières à être développées, maiscelles qui s’intéressent aux systèmes sectoriels et technologiques apportentun éclairage souvent complémentaire 1. La première approche, qui insiste surle cadre national, souligne l’importance des relations économiques, sociales(y compris culturelles) et politiques dans les processus d’innovation : « onpeut dire que les caractéristiques spécifiques de chaque système national d’innova-tion constituent la ‘superstructure’ de son système de production » (Dalum, John-son et Lundvall, 1992, p. 229). L’insistance sur le rôle de la nation dans lecontexte de la mondialisation est intéressante. Cela ne signifie pas, selonnous, que les États nations sont des entités closes et séparées les unes desautres. Les processus de mondialisation recombinent d’une façon nouvelleles relations entre le global et le national. Les structures nationales, y com-pris celles qui concernent plus particulièrement les systèmes d’innovation,ne sont pas rendues obsolètes ou inutiles au niveau analytique, mais ellessont transformées et recréées par les processus de mondialisation.

Les approches par les systèmes sectoriels d’innovation (SSI) et les systè-mes technologiques (ST) fournissent un éclairage complémentaire (Malerba,2002, p. 250). Le rôle des relations non-marchandes sur lesquelles elles insis-tent est utile pour analyser le secteur de l’armement qui fonctionne sur desbases très différentes des mécanismes des marchés concurrentiels. L’approchepar les SSI n’a pas pour objectif de résoudre le problème des frontières préci-ses des systèmes d’innovation de Défense. Enfin, l’approche par les ST souli-gne également sur les relations non-marchandes, en particulier les relationsfournisseurs-clients, les réseaux orientés vers la résolution des problèmes, etles réseaux informels (Carlsson et Stankiewicz, 1991).

1. L’approche territoriale de l’innovation a une plus longue tradition, qui remonte aux districtsmarshalliens.

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L’industrie française d’armement : un méso-système

En France, nous avons utilisé l’expression de méso-système de l’armement(MSFA) pour qualifier les interactions marchandes et non-marchandes entreles organisations qui contribuent à la production d’armes (Serfati, 1992,1995). Cette analyse porte sur le niveau intermédiaire entre le niveau micro-et macro-économique. Comme toute approche systémique, cela signifie quele méso-système, en tant que totalité, plutôt que ses composantes individuel-les, constitue le niveau fondamental d’analyse. Il n’est pas question de nierl’importance et le rôle respectif de chacune des organisations, ni de négligerl’examen de leurs relations, mais l’hypothèse que nous formulons est que lespropriétés dynamiques du méso-système sont clairement orientées vers desobjectifs précis : produire des technologies et des systèmes d’armes nécessai-res à la Défense et à la sécurité nationale.

Le terme de système nous parait plus approprié que celui de réseaux, sur-tout lorsque sous ce dernier terme, on s’intéresse essentiellement à la manièredont les individus coordonnent leur action. L’inconvénient est alors de sous-estimer la responsabilité des facteurs structurels et institutionnels dans ladémarche des acteurs 2. Enfin, le MSFA, comme tout système, est ouvert sur,et réactif à, son environnement géopolitique, économique et technologique,ce qui signifie que les composantes du système et leurs relations évoluent aucours du temps.

Il serait anachronique d’utiliser l’approche par les SNI pour étudier lafaçon dont l’innovation s’est déroulée au 19e siècle dans les pays développés,même s’il est affirmé que List a anticipé sur le programme de recherche con-temporain sur les SNI (Freeman, 1995, p. 6). De même, le fait que la Franceait une longue tradition de production d’armes, ne signifie pas que celle-ci atoujours été organisée comme un méso-système. En fait, le MSFA s’est cons-truit à la fin des années 1950, avec le retour du Général de Gaulle au pou-voir, même si certaines décisions fondamentales, en premier lieu celle dedévelopper la recherche sur les armes nucléaires et leur production, ont ouvertla voie dès la fin de la seconde guerre mondiale. La création du MSFA résultede l’interaction de facteurs politiques, macroéconomiques et technologiquesétroitement imbriqués. D’abord, la volonté politique de la France de « main-tenir son rang » dans le monde était fondée sur le développement de fortescapacités nucléaires et conventionnelles qui exigeait une augmentation nota-ble des dépenses militaires. Ensuite, l’économie française avait à faire face à

2. Voir par exemple « les réseaux ne sont pas la conséquence d’une organisation industrielle, au seinde laquelle ils constituent en quelque sorte pour l’observateur la partie visible d’un iceberg, alors que lesmécanismes endogènes restent cachés » Versailles and Mérindol (2004).

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la création de la Communauté économique européenne (CEE) alors que sabase industrielle était relativement faible et morcelée (près de 45 % de lapopulation vivait dans des agglomérations de moins de 10 000 habitants en1958), et qu’elle accusait d’importants retards en matière technologiquedans des secteurs importants. Enfin, certains programmes de R&D majeurslancés par De gaulle, de même que ses ambitions en matière de politiquetechnologique et scientifique avaient clairement pour objectif de redonnerun objectif et une force à l’institution militaire, après l’humiliation et la criseinterne produite par la perte de la plupart des colonies.

La qualification de méso-système de l’armement prend appui sur les tra-vaux menés en France dans les années 1980 autour de la notion de filières.Fondée sur l’idée que les structures économiques sont fondées sur des chaînesde production, avec de fortes interactions marchandes et non-marchandesentre les acteurs (entreprises, institutions publiques, …) qui dépassent lesdécoupages sectoriels (ou en branches) traditionnels, l’analyse fut souventcouplée avec des recommandations en matière de politique technologiqueet de filières « stratégiques ». La notion d’industries stratégiques a ensuiteconnu une certaine fortune dans le commerce international avec la nouvelleéconomie géographique. A la fin des années 1990, le terme stratégique a étéégalement employé pour désigner les industries vitales pour la sécurité natio-nale, par exemple les industries du pétrole dans les doctrines militaires desÉtats-Unis et de la France.

Les dimensions systémiques de l’industrie d’armement sont renforcées parles spécificités des processus de production. La plupart des armements quisont conçus et produits sont des systèmes complexes qui, du point de vue del’économie de l’innovation, appartiennent à la catégorie des COPs (ComplexProduct System : Systèmes et produits complexes) (Hobday et alii, 2000). Lessystèmes complexes présentent des caractéristiques de gestion assez différen-tes des produits standards. On trouve parmi ces singularités, une haute com-plexité technologique et organisationnelle, des coûts unitaires très élevés etune forte incertitude technologique, une interaction importante entre la pro-duction des systèmes et les procédés de fabrication, des relations étroites entrefournisseurs et clients, des procédures réglementaires (certification, qualifica-tion,…) très contraignantes.

Enfin, on doit rappeler que la cohésion du MSFA repose sur des élitesscientifiques et gestionnaires formés dans les mêmes grandes écoles, et d’abordPolytechnique et l’ENA. Dans les années d’euphorie (1960-1980), les ingé-nieurs de l’armement (un des grands corps de Polytechnique) ont été des élé-ments déterminants, au point qu’ils ont été considérés comme le « ciment »(the glue) qui lie ensemble les différentes composantes du MSFA (Kolodziej,

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1987). La situation a changé depuis la fin de la décennie précédente, mais ilfait peu de doute, que la production d’armement, en France comme dans lesautres pays développés producteurs d’armes, demeure marquée par de fortesrelations non-marchandes entre les différentes organisations (grands groupescontractants, agences de commandes d’armes, armées). En somme, dans cetteindustrie, le pouvoir relationnel est une expression qui doit être préférée à cellede pouvoir de marché.

La Défense occupe une position importante dans l’économie française.Cette place devient d’autant plus importante qu’on quitte le domaine macro-économique, pour aller vers le domaine méso-économique (industriel). Elledevient centrale dans le domaine technologique, puisque trois indicateurs re-latifs à l’innovation technologique indiquent que les groupes liés à l’arme-ment-nucléaire-aéronautique, représentent environ ¼ du potentiel national(tableau 1).

Tableau 1 – Indicateurs relatifs à la Défense sur le plan macro-économique, méso-économique et technologique (en % du total)

Source : C. Serfati, diverses sources

Indicateurs Part (en %)

1) Indicateurs macro-économiques

Dépenses militaires/Dépenses budgétaires totales 11,5 %

GDP Dépenses militaires/PIB 1,8 %

Solde de la balance commerciale des armes/solde de la balance des biens d’équipement (Total : 1990-2006)

63 %

2) Indicateurs méso-économiques

Chiffre d’affaires consolidé des entreprises de production d’armes/chiffre d’affaires des industries manufacturières

18 %

Effectifs salariés des entreprises de production d’armes/Effectifs de l’industrie manufacturière

6,8 %

Proportion du nombre d’entreprises de l’armement-nucléaire-aéronautique dans les 10 premières entreprises de biens d’équipement

70 %

3) Indicateurs relatifs à l’innovation technologique

Dépenses de R&D publique de Défense/Dépenses intérieures de R&D des entreprises (2004)

24 %

Dépenses de R&D des entreprises de l’armement-nucléaire-aéronautique/ Dépenses de R&D des 20 premières entreprises françaises (2005)

24 %

Proportion du nombre d’entreprises de l’armement-nucléaire-aéronautique/ 20 premières entreprises déposant des brevets en France (2006)

25 %

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LE MSFA : TROIS ACTEURS MAJEURS EN INTERACTION

Nous identifions trois principaux acteurs au sein du MSFA : la DélégationGénérale pour l’Armement (DGA), les grands groupes contractants, et lesagences technologiques.

La DGA : plus qu’une agence de commandes d’armes

Depuis sa création le 5 avril 1959, le rôle de la DGA (initialement Déléga-tion Ministérielle pour l’Armement, DMA) a toujours été essentiel. Le Délé-gué général pour l’Armement occupe le même rang que le chef d’État-majoret assiste le ministre de la Défense sur les questions de R&D et de productiond’armes. La DGA est bien plus qu’une agence de commandes d’armes (pro-curement). Chargée d’assurer la qualité, la compétitivité et la sécurité del’équipement fourni aux armées, la DGA combine trois responsabilités. Elleagit en tant que client, elle est responsable des missions de prospective (pré-paration des futurs systèmes d’armes, élaboration des concepts, gestion deprogrammes), enfin et c’est essentiel, elle agit comme une agence technolo-gique. La DRET (Direction des recherches et des études techniques), crééeau cours des années 1970, a longtemps joué un rôle notable dans l’animationde l’activité de R&D. D’une part, elle coordonnait les programmes de R&Det allouait les crédits par voie de contrats avec les labos publics et les entre-prises. D’autre part, elle conduisait des activités de Recherche et Technologie(R&T) 3 dans des établissements sous contrôle de la DGA. La suppression dela DRET dans le cadre des réformes de 1997 a placé la DGA dans une posi-tion plus délicate, d’une part parce qu’elle a affaibli ses capacités internes enmatière technologique, d’autre part parce qu’elle s’est déroulée dans un con-texte où les grands groupes contractants ont accru leurs responsabilités dansle développement technologique des programmes d’armes.

Toutefois, la DGA continue de gérer un budget de R&T significatif 4, (lesétudes amont qu’elle gère se sont élevées à 805 millions d’euros en 2008)dont le montant est distribué en proportions à peu près égales aux industrielset aux instituts de recherche qui sont sous l’autorité du ministère de la

3. La R&T (ne pas confondre avec la R&D) inclut pour l’essentiel les activités de recherche« amont », les subventions accordées à l’Institut Saint-Louis et l’ONERA, et exclut les dépensesde développement.4. Selon les données de l’Agence européenne de l’armement pour 2006, la France était, enmatière de R&T, le premier pays (779 millions d’euros devant le Royaume-Uni (654 millionsd’euros) et l’Allemagne (325 millions d’euros. Le budget de R&T de la France représente 35 %des dépenses totales de R&T engagées par les pays de l’UE.

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Défense (ONERA, CEA, Polytechnique, etc.). La DGA gère également unbudget important de R&D, dont la partie principale finance l’activité desentreprises 5. Bien qu’elle constitue une armature essentielle du MSFA, laDGA a vu son rôle contesté dans les années récentes (infra).

Les grands groupes contractants

Les grands groupes contractants de la DGA sont des acteurs déterminants duMSFA. La plupart d’entre eux sont la continuation d’entreprises qui furentcréées par l’État, ou en tout cas fortement soutenues dans leur phase initiale decroissance. Leur configuration actuelle résulte d’un processus de restructura-tion, souvent qualifié de « meccano industriel ». Nombre d’entre eux sontdirigés par d’anciens hauts fonctionnaires et membres de cabinets ministé-riels. La concentration de l’industrie d’armement est un processus qui s’étendsur plus de vingt ans. La vague de nationalisation de 1981-1982 a été suiviepar la consolidation de l’industrie d’armement, grâce à des fusions, des acqui-sitions, et des échanges d’actifs qui avaient pour objectif de transformer deschampions nationaux en grands groupes européens. En 1997, les fusions entreAérospatiale et Matra-Lagardère d’une part, et entre les activités Défense deThomson-CSF (aujourd’hui Thalès) et d’Alcatel d’autre part, ont été super-visées par le Premier ministre Juppé. Celui-ci invoqua devant les parlemen-taires la primauté donnée à la « logique industrielle de Défense » dans lesprocessus de concentration, ce qui le conduisit à envisager de céder les actifsde Thomson Multimédia pour 1 franc à Daewoo. La faiblesse des potentiali-tés de transfert entre technologies militaires et civiles au sein du grand groupeélectronique était ainsi entérinée.

Un tournant a eu lieu en 1999, avec la constitution de trois groupes quiaspiraient à dominer le marché européen, dont deux français (EADS etThalès) et un groupe britannique (BAe Systems). La constitution de « cham-pions européens » n’a pas freiné le mouvement de concentration franco-françaisqui s’est poursuivi ces dernières années 6. Les principaux groupes contractantssont dépendants dans des proportions différentes des commandes militaires(100 % pour GIAT industries, 24 % pour EADS). Globalement, le chiffred’affaire cumulé des 10 premiers groupes français de l’armement était en 2004,réalisé pour 41 % dans la production d’armement, ce qui est un ratio nonnégligeable (tableau 2).

5. Le budget de R&D s’est élevé à 3,62 Md€ en 2008, en hausse de 4,5 % par rapport à 2007.6. Cf. la déclaration du ministre de la Défense en 2006 : « Pour résister à la concurrence mondiale,l’État doit aider les entreprises françaises à acquérir une taille européenne. Il faut commencer par con-forter les entreprises nationales ; puis favoriser leur regroupement avec des partenaires européens »(Alliot-Marie, 2006).

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Tableau 2 – Principaux groupes contractants du ministère de la Défense, chiffre d’affaires total (CAT) et part du chiffre d’affaire Défense (CAD),

part des contrats de R&D Défense en proportion de l’ensemble des contrats de R&D passés par le ministère de la Défense (2004)

Source : Claude Serfati, diverses sourcesNotes :1) * Sagem et Snecma ont fusionné et formé SAFRAN fin 2005.2) ** Maintenant Nexter3) Alcatel ne figure pas dans ce classement, mais il reçoit une part significative des contrats de R&D du ministère dela Défense (6 % du total en 2004).

Dans une étude menée à la fin des années 1990, nous avions mis en évi-dence que 87 % des financements publics de R&D civile allaient aux grandsgroupes déjà bénéficiaires des contrats de R&D militaire (Serfati avec Car-pentier, 1997). Cette situation créait un remarquable « effet d’agglomération »en faveur des grands groupes. Il semble que cette concentration des ressourcespubliques sur quelques grands groupes spécialisés dans la production d’armespersiste. Les contrats de R&D de Défense demeurent essentiellement destinésà quelques grands groupes et le nombre de PME indépendantes (c’est-à-direqui ne sont pas filiales de grands groupes) qui bénéficient de contrats publicsdemeure toujours aussi faible.

Les agences technologiques

Les agences technologiques constituent le troisième groupe d’acteurs influentsdans le MSFA. Elles ont été qualifiées d’agences « orientées vers les missions »,car l’objectif qui leur a été assigné est de faciliter la mise en œuvre de pro-grammes qui impulsent le développement économique ou le bien-être social

chiffre d’affaires Défense (CAD)

chiffre d’affaires (CAT)

CAD/CAT (%)

Proportion des contrats totaux de R&D du

ministère de la Défense

Thales 7,4 10,6 70 29

EADS 7,1 30,1 24 15

MBDA 2,4 2,4 100 Non dispo.

DCN 1,9 1,9 100 6

Dassault Aviation 1,6 3,3 48 5

Snecma* 1,5 6,4 23 6

Eurocopter 1,3 2,6 50 non dispo.

Sagem* 1,1 2,6 42 1

Giat Industries** 0,7 0,7 100 3

Total 25 60,6 41

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dans une large gamme de domaines stratégiques (énergie nucléaire, aéronau-tique et espace, télécommunications), la santé, l’exploitation des ressourcesmarines, l’agriculture (Papon, 1978). Une des décisions les plus importantesfut la création du Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) (octobre 1945),responsable de la R&D et de la production d’énergie nucléaire. D’autresagences technologiques furent créées au lendemain de la seconde guerremondiale (CNET, 1944 ; ONERA, 1945 ; réorganisation et développementdu CNRS, créé en 1939 ; INRA : Institut National de la Recherche Agrono-mique, 1946) 7. Le Centre National pour les Etudes Spatiales (CNES) fut créé en1962, et le Centre National pour l’Exploitation des Océans (CNEXO) en 1964.

Les années 1960-1970 furent les grandes années pour les agences techno-logiques, en raison de l’importance des programmes scientifiques et techni-ques lancés par De Gaulle après son retour au pouvoir et de la période deforte croissance de l’économie française 8. On notera que, à la différence desÉtats-Unis, les universités jouent un rôle négligeable dans la Recherchemilitaire.

PLACE ET IMPACT DE LA R&D DE DÉFENSE SUR LA POLITIQUE TECHNOLOGIQUE ET LA COMPÉTITIVITÉ INTERNATIONALE DE L’INDUSTRIE FRANÇAISE

Globalement, les réformes et propositions qui ont été mises en œuvre pouradapter le MSFA à son nouvel environnement ont pour objectif de renforcerles relations entre les technologies militaires et civiles. L’hypothèse sous-jacente est qu’une solide base industrielle et technologique de Défense cons-titue un élément essentiel de la compétitivité internationale de l’industriefrançaise. Cette position est celle qui guide la politique technologique depuisle retour de De Gaulle au pouvoir. En dépit des interrogations et des inquié-tudes exprimées, les responsables ont affirmé que la R&D militaire « est unmoteur du développement industriel » (ministre de la Défense A. Giraud, 1987),un « entraineur technologique » (Commissariat général au plan, 1993) (citédans Serfati, 1995). Ce type de discours continue d’être énoncé, des études

7. Deux agences technologiques importantes, l’Institut Français du Pétrole (IFP, 1943) et l’InstitutNational d’Hygiène (1941), précurseur de l’Institut National de la Santé et de la RechercheMédicale (INSERM, créé en 1964) furent créées par le Régime de Vichy.8. Le ratio des dépenses de R&D au PIB a doublé entre 1959 (1,15 %) et 1967 (2,15 %). Parcomparaison, il était de 2,12 en 2006 (estimations provisoires en mars 2008).

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économétriques sont même mobilisées à l’appui de cette thèse 9 (Conseil éco-nomique de la Défense, 2005).

Il est sans doute difficile d’estimer l’impact des programmes de R&D deDéfense et des grands programmes technologiques civils (GPT) sur la com-pétitivité nationale, compte tenu de la multiplicité des facteurs qui entrenten ligne de compte. Il est en tout cas clair que la structure de spécialisationinternationale de l’industrie française est restée relativement constante etque les secteurs liés aux grands programmes militaires et civils (aéronautique,nucléaire, télécommunications) demeurent essentiels, à côté d’autres secteurs(agro-alimentaire, automobiles, parfums). Une analyse sectorielle montre desrésultats pour le moins mitigés.

Aéronautique, espace et nucléaire

Il est indéniable que des transferts réussis se sont produits entre le domainemilitaire et civil dans l’industrie aéronautique et spatiale, et par défaut deconcurrents mondiaux, dans le domaine nucléaire. Dans ces secteurs, les lourdsinvestissements publics ont hissé l’industrie française aux premiers rangsmondiaux. Le succès d’EADS, de la SNECMA sont loin d’être des cas parti-culiers, puisque l’industrie aéronautique a exporté 73 % de sa production en2007. Dans le domaine spatial, l’industrie française qui a réalisé 43,9 % duchiffre d’affaire de l’industrie européenne (Eurospace, 2007) est égalementaux avant-postes et dispose avec le CNES d’un atout technologique important.En dépit de la mondialisation et de la concurrence accrue sur les marchés,l’industrie aéronautique et spatiale française réalise de bonnes performan-ces (Carrincazeaux et Fringant 2005).

L’industrie nucléaire est un autre exemple de transferts réussis du mili-taire vers le civil. Au cours des années 1970, les gouvernements français ontamplifié le programme nucléaire civil (centrales, retraitement) qui s’appuyaitsur le CEA et sa filiale COGEMA. En 2007, le nucléaire a compté pour78,1 % de la production électrique en France, contre seulement 27,3 % dansles autres pays de l’OCDE. La France se classe au deuxième rang des produc-teurs d’énergie nucléaire, mais au premier rang des pays exportateurs 10. Lesgroupes français Framatome (chaudières), COGEMA (cycle du combustible)

9. Cette étude montre que dans le cas français, un investissement supplémentaire en R&D génè-rerait, pour l’ensemble des entreprises, un supplément de chiffre d’affaires en produits innovantsquatre fois supérieur s’il était réalisé dans le secteur Défense que dans le secteur civil, et ce prin-cipalement du fait de ces externalités positives.10. En 2006, la production mondiale d’énergie nucléaire a atteint 2658 billion Kwh. Les États-Unis se situaient au premier rang avec 787.2 billions KWh et la France au second rang avec 428.7billions Kwh. Source : World Nuclear Association, 17 octobre 2007.

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aujourd’hui regroupés dans AREVA, Alstom et Schneider dans les équipe-ments et services sont au premier rang mondial 11.

Les succès dans l’industrie aéronautique et spatiale dans le nucléaire sontle résultat d’une longue tradition d’excellence dans les domaines scientifi-ques concernés ainsi que d’une lourde et constante implication financièredes pouvoirs publics. L’expertise acquise dans le domaine militaire a ainsi puêtre transférée vers des secteurs civils. Il faut néanmoins tenir compte queles marchés civils en question demeurent encore singuliers et restent éloi-gnés de l’idéal-type des marchés de concurrence pure et parfaite, puisqu’ilsnécessitent l’intervention des gouvernements (financement de la R&D,réglementation, « souveraineté » économique). Ces singularités ont facilitéla présence de groupes français au premier plan mondial.

Technologies de l’information et de la communication

Les secteurs des télécommunications et de l’informatique et les technologiessous-jacentes, ont été des composantes décisives des grands programmes mili-taires et civils. Des champions nationaux, à commencer par Alcatel ou FranceTelecom, doivent leur statut de leaders mondiaux à cette implication gou-vernementale. Des entreprises de plus petite taille sont également présentes.Un cas souvent cité est SOITEC, spécialisée dans la microélectronique etcréée en 1992 par deux ingénieurs du CEA. De même, la création del’INRIA (Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique)en 1967, institution publique qui développe des recherches fondamentaleset appliquées dans les domaines des sciences et technologies de l’informationet de la communication, a facilité l’essor d’entreprises de pointes dans l’indus-trie du logiciel. Le succès le plus significatif dans le transfert de la R&Dfinancée par la DGA vers les domaines civils est celui de CATIA, un logicielde conception assistée par ordinateur mis au point par Dassault Systèmes quiest aujourd’hui utilisé dans de nombreux secteurs industriels (aéronautique,automobiles, chantiers navals, etc.).

Au cours des années 1990, des changements majeurs – déréglementation,forte croissance des fusions/acquisitions transfrontalières, innovations techno-logiques continues – ont radicalement transformé la physionomie des indus-tries des télécommunications et de l’informatique et donné naissance àl’industrie des technologies de l’information et de la communication (TIC).Dans ce nouveau contexte concurrentiel, la situation de l’industrie françaiseest devenue beaucoup plus contrastée que dans les industries aéronautique,

11. La montée en puissance de Bouygues dans le nucléaire (il contrôle 30 % du capital d’Alstomet est prêt à prendre une participation dans Areva) est également une possibilité.

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spatiale et nucléaire. Depuis les années 1990, la part de marché mondialdétenue par l’industrie française des TIC a régulièrement décliné, et depuis2000, le déclin a accéléré 12. Au cours de la même période, les parts de mar-ché mondial de l’Allemagne et d’autres pays européens ont au contraireaugmenté 13. La France affiche même un déficit de sa balance commercialeavec l’UE. Les faiblesses de l’industrie française portent sur le matériel infor-matique, les composants électroniques et l’électronique, des biens dont lacroissance mondiale est très forte, alors que les points forts de l’industrie sontla connectique et les instruments de mesure et de contrôle (principalementdépendants de l’armement et de l’aéronautique civile), dont les flux mon-diaux sont beaucoup moins importants (SESSI, 2007).

Cette situation contrastée reflète en partie les choix de politique techno-logique. Les groupes français de l’industrie informatique (Bull, Thomson) ontété incapables de devenir des leaders mondiaux, en dépit des financementspublics massifs qu’ils ont reçus grâce au Plan Calcul (années 1960) et le planInformatique pour tous (1985). Même dans les domaines où des groupes fran-çais sont aux premiers rangs mondiaux, la situation du secteur est souventsombre. L’important soutien public au développement des systèmes de télé-communications de Défense a eu un impact limité sur le plan civil. Le soldedes échanges extérieurs s’est effondré depuis 2000 dans les télécommunica-tions et dans les logiciels, pour lesquels le marché national français est large-ment dominé par les entreprises étrangères. En 2006, Il n’y avait que deuxentreprises françaises (CEGID et Dassault Systèmes) dans les 10 premièresentreprises de logiciels présentes sur le marché français (les autres étant amé-ricaines, britanniques et allemandes), et les entreprises américaines comp-taient pour 64 % des 150 premières entreprises, et les entreprises françaisespour seulement 23 % 14. De façon globale, l’industrie française dépense troppeu en R&D orientée vers les TIC en comparaison des autres pays industria-lisés (à l’exception du Royaume-Uni) et sa part décline dans la valeur ajoutéecréée par l’industrie manufacturière en France 15.

L’industrie de la construction mécanique

Au cours des années 1980, les approches par la compétitivité structurelle d’unpays ont insisté sur l’importance des interdépendances systémiques entre les

12. Les exportations françaises de TIC ne représentaient plus que 2,5 % du total mondial en2005, contre 3,8 % en 1995 et 3,5 % en 2000 (SESSI, 2007).13. Par exemple de 6,6 % en 1995 à 7 % en 2005 pour l’Allemagne et de 3,4 % à 4,6 % pour lesPays-Bas.14. Source : Association Française des Editeurs de logiciels (AFDEL), www.afdel.fr/dossier-presse-afdel.php, accès 12 mars 2008.15. Entre 2000 et 2004, cette part est passée de 12 % à 7 % (CSTI, 2004).

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industries comme facteur favorable à la diffusion intersectorielle des techno-logies (Chesnais, 1990). Ces approches ont souligné l’importance majeuredes industries des biens d’équipement, au sens des biens qui permettent laproduction d’autres biens, ainsi que celle des industries qui fournissent desinputs (intrants) essentiels (l’industrie chimique par exemple) pour d’autresbiens. Ces approches ont de nombreux points communs avec les approchespar les systèmes nationaux d’innovation. Si l’industrie d’armement était un« moteur du développement technologique », ses effets positifs d’entraîne-ment (des « retombées ») sur les autres composantes des industries de biensd’équipement avec lesquelles il existe une réelle proximité auraient pu êtremis en évidence 16. Or, l’observation de l’évolution de l’industrie des équipe-ments mécaniques livre un tout autre enseignement. Dans les années 1980,alors que l’industrie de la machine-outil était incapable de résister à la con-currence internationale, le gouvernement socialiste lança un plan Machine-outil. Ce plan ambitieux prenait principalement appui sur les grands groupesde l’industrie d’armement, d’aéronautique, du nucléaire et de l’automobilequi reçurent d’importants financements. En quelques années seulement,l’échec fut total, soit parce que les grands groupes avaient accepté avec réti-cence ce rôle moteur, soit parce qu’ils avaient concentré les aides gouverne-mentales sur la conception et la production de machines dédiées à leursbesoins mais peu susceptibles d’applications dans les marchés civils. Depuisdeux décennies, l’industrie des équipements mécaniques enregistre une pertede compétitivité continue sur les marchés mondiaux 17. Il est également révé-lateur que 7 groupes qui appartiennent à l’industrie de Défense, aéronauti-que et nucléaire figurent dans les 10 premiers groupes français de l’industriedes biens d’équipement.

Grands programmes technologiques et capacités entrepreneuriales

Deux conclusions principales concernant les questions relatives aux retom-bées technologiques et à la compétitivité internationale peuvent être tiréesde ces études sectorielles. D’abord, les transferts de technologie significatifsinterviennent principalement au sein du même secteur. En France, cela s’estproduit dans l’industrie aéronautique, de l’espace et du nucléaire. Dans

16. Dans la nomenclature de Comptabilité nationale, les industries de biens d’équipementincluent : la construction navale, aéronautique et ferroviaire, les équipements mécaniques, leséquipements électriques et électroniques.17. L’industrie Française ne se classe qu’au 11e rang mondial et au 21e rang des pays exportateurs,et elle affiche un énorme déficit de la balance commerciale qui est seulement dépassé par celuides États-Unis.

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l’industrie des TIC, les transferts ont principalement eu lieu dans les domai-nes des infrastructures de télécommunications, des équipements de mesureet de contrôle (dont la majeure partie est composée d’équipements d’aide àla navigation et de radars). Dans toutes ces industries, les transferts ont étéprincipalement portés par les grands groupes contractants du ministère de laDéfense, et le tissu de PME ne s’est pas densifié pour autant. Ensuite, unecomparaison du cas de la France avec les États-Unis et le Royaume-Uni sou-ligne les analogies et les différences en ce qui concerne les transferts de tech-nologies. Cette comparaison permet ainsi de rendre compte du poids respectifdes différents facteurs tels que les dynamiques technologiques, la dimensiondes marchés, les facteurs sociaux (politiques et culturels), etc., Les analogiessont évidentes dans les industries aéronautiques, spatiales et nucléaires, lesproductions civiles ayant largement bénéficié des recherches militaires. Ellessont également très nettes dans l’industrie de la machine-outil. Comme celaa été documenté par D. Noble, les besoins spécifiques de l’US Air Force ontsérieusement influencé les trajectoires de croissance de l’industrie de lamachine-outil vers des technologies numériques à la fois complexes et tropcoûteuses pour que les firmes puissent trouver des débouchés sur les marchéscivils face à leurs concurrents (à l’époque principalement Japonais et Alle-mands).

Les différences avec les États-Unis sont perceptibles dans le cas de l’indus-trie des TIC, et le destin très différent du Minitel et d’Internet. La France acréé dans les années 1970 un système de terminaux vidéotex qui a connu sonapogée (mesurée par le nombre de connexions) en 1992. Cette technologiemise au point par le CNET a eu des difficultés à franchir les frontières, et lesindustriels français n’ont pas réussi à imposer ses standards 18. Plus générale-ment, les imposants contrats de R&D de Défense dans le domaine de l’élec-tronique n’ont pas eu, contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis, deseffets stimulants sur les marchés civils. Toutefois, il est tout à fait excessifd’affirmer que « Internet n’aurait pas été créé sans le Pentagone » (Serfati,2008). Les énormes crédits de R&D accordés par le Département de laDéfense ont certes joué un rôle, mais d’autres facteurs ont joué parmi lesquelsl’existence d’une large base entrepreneuriale, un système de financement del’innovation sans égal (capital-risque, marchés financiers, …), un potentieluniversitaire important dans les disciplines concernées, une capacité uniquede capter à l’étranger des technologies qui se sont avérées déterminantes pour

18. Certaines analyses affirment que l’avantage de « first mover » obtenu avec le Minitel a puretarder l’utilisation d’internet en France cf. : « Cette efficace infrastructure de télécommunicationsa sans nul doute entravé le développement de l’Internet. Ceci, couplé au Minitel qui fournit un réseaunumérique bon marché et bien adapté aux besoins domestiques et ceux du petit commerce, empêchèrentla France d’adapter la nouvelle technologie »(Internet, CS), Brousseau (2002, p. 6).

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l’essor d’Internet (Mowery et Simcoe, 2002). En revanche, alors que laFrance possède de solides atouts dans le développement de grands program-mes technologiques militaires et civils (cf le TGV), les difficultés pourtransformer des compétences vers les marchés civils professionnels ou deconsommation finale sont réelles. Les raisons sont multiples et celles souventcitées sont : l’insuffisance de dynamisme entrepreneurial (la place occupéepar les grands groupes liés aux marchés publics militaires et civils en est unautre indice), la difficulté d’amener sur le marché des inventions faites dansle milieu académique, l’inadéquation des systèmes de financement du capi-tal-risque, trop peu orientés vers les premières étapes de la croissance desPME (start-up).

LES TRANSFORMATIONS DES ANNÉES 1990

Le MSFA a été confronté à des modifications substantielles de son environ-nement au cours des années 1990. Les modifications du contexte géopoliti-que n’ont provoqué aucune révision significative des programmes qui avaientété conçus avant la disparition de l’URSS et qui ont été, pour nombred’entre eux, poursuivis dans leur phase de développement et d’industrialisa-tion. En revanche, les budgets de Défense ont connu, avec quelques annéesde retard sur les autres pays industrialisés, une baisse significative. La dimi-nution des dépenses de R&D a été encore plus importante que les autrescomposantes des dépenses militaires. Cependant, en dépit de la baisse desdépenses de R&D de Défense, la proportion de la R&D publique dans lesdépenses intérieures de R&D n’a guère varié au cours de la décennie 1990 etcela pour deux types de raisons. D’une part, d’autres composantes de la R&Dpublique (CNRS, enseignement supérieur) ont en partie compensé cettediminution, d’autre part les entreprises ont insuffisamment augmenté leursdépenses sur fonds propres. Cette insuffisance d’effort de R&D des entrepri-ses est une des explications données au déclin régulier de la compétitivité del’industrie française depuis une dizaine d’années. Au total, depuis 1998, lerapport de part de la R&D de Défense dans le financement public de la R&Ddes entreprises est resté constant. Les années de fortes baisses de la R&T deDéfense prennent fin en 2002 et connaissent une nouvelle impulsion grâceà la loi de programmation militaire (2003-2008) qui a représenté plus qu’unebouffée d’oxygène pour les industriels (figure 1).

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Figure 1 – Évolution des crédits de R&T de Défense (1996-2008 (milliards d’euros)

Source : Auteur, à partir de rapports parlementaires

Depuis la fin de la décennie 1990, une série de réformes ont été mises enœuvre qui modifient la place de la DGA dans le système de R&D national.

Une nouvelle relation à la Science et à la Technologie

Les réformes entreprises en 1996 par le Délégué général, J.-Y. Helmer, por-taient essentiellement sur la conduite des programmes d’armement. Ellesvisaient à en réduire le coût, à commencer par celui qualifié de « coût d’inter-vention » de la DGA, et à diminuer les retards de livraison qui sont souventconsidérables. Les réformes ont également eu des effets, intentionnels ounon, sur l’organisation et la gestion de la Science et de la Technologie.

Dès le début des années 1990, les responsables de la DGA ont souligné,en France et à Bruxelles, la nécessité de développer des technologies « duales ».Ces discours prenaient acte des développements technologiques considéra-bles qui avaient lieu dans le domaine civil (en particulier dans les technolo-gies de l’information et de la communication), du coût exorbitant consacréà la conception et au développement des systèmes d’armes face à des ressour-ces budgétaires en diminution. Ils reflétaient également l’espoir ou la con-viction que le système de R&D militaire demeurerait un élément central dela politique technologique nationale à condition que la dualité se développe.

Les principaux changements qui ont affecté la gestion de la Science et laTechnologie par la DGA depuis la fin des années 1990 sont les suivants.D’abord, la suppression de la DRET a accéléré le déclin des activités de

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recherche menées au sein des laboratoires et centres d’essai de la DGA, quimobilisaient néanmoins 110 M€ d’investissements en 2006. De plus, la DGAmaintient une activité de R&T par l’intermédiaire de l’Institut Saint-Louis(ISL) et l’ONERA, qui bénéficient d’une partie (environ 12 %) des créditsde R&T du ministère de la Défense.

Ensuite, la DGA s’est vue confier un rôle dirigeant dans l’élaboration de laprospective, avec la mise en place d’un PP30 (plan prospectif à 30 ans). LePP30, actualisé chaque année, a pour objet de prévoir les besoins militaires fu-turs et d’identifier les technologies qu’il est indispensable d’acquérir pour pro-duire les nouvelles générations d’armes. Enfin, les relations entre la DGA etle système national de recherche sont en cours de changement. La DGA cher-che à renforcer ses relations avec la recherche fondamentale et appliquée. LaMission à la recherche et à l’information scientifique (MRIS), créée en 2005,constitue une interface privilégiée avec la recherche publique. La DGA a éga-lement passé des accords cadres avec les grandes institutions publiques (avecle CEA en mai 2004, le CNES en janvier 2005, le CNRS en janvier 2005).

Le bilan des réformes en ce qui concerne la place de la DGA dans la poli-tique scientifique et technologique nationale est contrasté. D’une part, sonrôle décline en raison de la perte de capacités internes (en particulier après lasuppression de la DRET) , la responsabilité accrue des groupes maîtres d’œu-vre dans le déroulement des phases amont des programmes d’armes, et del’augmentation du recours à des technologies, composants et sous-systèmesconçus et produits pour les marchés civils. D’autre part, la DGA a indiscuta-blement augmenté son intérêt pour l’activité scientifique proprement dite. Lathématique des « recherches duales » qui sert à financer les grands organis-mes de recherche (essentiellement le CNES et le CEA 19) est aujourd’hui re-layée par celle de la sécurité 20. La liste des enjeux « sécuritaires » s’étend sanslimites, elle offre un horizon qui s’élargit vers de nombreux domaines civils etjustifie un intérêt pour de nombreux domaines scientifiques (Espers, 2007) 21.

19. Le CNES a été financé par le budget du ministère de la Défense (ligne P191) à hauteur de165 millions d’euros et le CEA de 35 millions d’euros en 2008. L’essentiel de ce financement estallé au domaine aérospatial (82,5 %) mais les recherches duales dans les sciences du vivant ontnéanmoins obtenu 9,5 % du total.20. En 2007, les dépenses consacrées à la sécurité ont représenté 15 % des dépenses totales deR&T (Rapport d’activité DGA 2007).21. Voir par exemple le rapport sur les perspectives 2007-2013 rédigé par le Conseil économiquede la Défense : « Par ailleurs, la sécurité constitue une source de dualité appréciable. Elle englobe eneffet la lutte contre le terrorisme, la criminalité et la fraude, la sécurité du territoire (aérienne et mari-time), la sécurité informatique et numérique (données, réseaux, …), la sécurité civile, le maintien del’ordre, la sécurité générale, la sécurité sanitaire, la sécurité économique, ... Elle comporte des missionsciviles et militaires, et au sein de la sécurité globale sa frontière avec la sécurité extérieure tend às’estomper » (Espers, 2007, p. 7).

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De même, la DGA a entrepris depuis le début des années 1990 une actioncontinue pour infléchir les programmes de R&D lancés par la Commissionet elle porte un intérêt affiché pour le 7e Programme Cadre de Recherche etDéveloppement (PCRD, 2007-2013). La DGA estime qu’une partie signifi-cative des PCRD intéressent la Défense, notamment les programmes relatifsaux sciences de la vie, à la génomique et aux biotechnologies pour la santé,aux technologies pour la société de l’information, aux nanotechnologies etnanosciences, aux matériaux multifonctionnels, à l’aéronautique et l’espace,au développement durable, et à la sécurité avec le PERS (Programme Euro-péen de Recherche de Sécurité) (DGA, 2006). L’intérêt pour l’activité scienti-fique et pour la recherche technologique située plus en amont est perceptibledans les objectifs du POS (tableau 2).

Tableau 2 – Niveaux TRL* et part de la R&T

*TRL : Technological Readiness List (échelle de maturité technologique) : référentiel international qui fut initiale-ment élaboré par la NASA au début des années 1980 afin de décrire le degré de maturité des technologies nécessairespour un nouveau système.Source : Adapté du POS 2005 et 2006

La présence de la DGA dans le financement et le pilotage de l’activitéscientifique et technique, si elle devait se confirmer, marquerait une in-flexion par rapport à la fin des années 1990. En effet, les reproches faits à laDRET et qui expliquent sa suppression étaient qu’elle était insuffisammenttournée vers les besoins des états-majors des forces armées et trop liée aumonde scientifique des chercheurs et des universités (Lignières-Cassou, 2000).

Le MSFA dans la nouvelle politique technologique

La décision de développer les pôles de compétitivité (les clusters à la fran-çaise) qui a été annoncée en septembre 2004 est généralement présentéecomme une évolution majeure, et pour certains une rupture, dans la politi-que technologique mise en œuvre en France depuis la fin des années 1950.La politique de grands programmes technologiques, initiée par l’État central

Niveaux de TRLPart de la R&T consacrée à ces niveaux en 2006 (%)

Acteurs principaux

TRL 1-3 : recherches de base 15 Laboratoires publics, PME

TRL 4-5 : études et recherche technologiques(Validation briques ou sous- systèmes en laboratoires)

50 Grands groupes contractants

TRL 6 : démonstrateur systèmeen environnement représentatif

35 Grands groupes contractants

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est remplacée par la promotion des territoires locaux, et la responsabilité desagences technologiques dans l’impulsion et le suivi des programmes est rem-placée par une « gouvernance » des pôles au sein desquels les entreprises, plusparticulièrement les grands groupes, ont l’initiative. On peut remarquer quela DGA et les grands groupes contractants de la Défense continuent de jouerun rôle important dans la conduite de ces pôles. La DGA est chef de file dedeux des sept pôles mondiaux (Systema@tic et Aerospace Valley), 2 des 10pôles à vocation mondiale et 5 pôles nationaux. Le pôle Systema@tic est parailleurs le pôle le plus important de tous ceux qui sont créés. Le pôle est dédiéaux systèmes complexes utilisés dans le domaine de l’automobile, des télé-communications, des outils de conception et de développement, de la sécuritéet de la Défense. Les effectifs de R&D en télécommunications représentent42 % des effectifs du pôle, suivis par ceux de R&D de Défense (38 %), desoutils numériques (12 %) et de l’automobile (7 %).

CONCLUSION

Selon certaines analyses, depuis les années 1980 et 1990, « le système françaisde recherche, à la fois dans ses composantes publiques et privées, a connu de pro-fondes transformations, qui ont déclassé la vision monochrome d’un système col-bertiste, qui était probablement une réalité il y a une vingtaine d’années » (Larédoet Mustar, 2002, p. 448). Les arguments avancés sont la disparition desgrands programmes technologiques, le rôle croissant des programmes euro-péens et des régions dans la politique technologique nationale, le rôle égale-ment croissant des organisations non-gouvernementales dans la définitiondes priorités (en particulier dans le domaine de la santé), et la disparitionprogressive des frontières entre le secteur public de recherche et les agencestechnologiques grâce à leur collaboration sur des programmes de recherche.

Il est vrai que le poids des grands programmes technologiques militairesdans les dépenses nationales de R&D a nettement diminué, ainsi que lemontant du financement sur contrats publics de la R&D des entreprises.Toutefois, ceci ne s’est pas accompagné d’une augmentation significative demesures d’aides incitatives à la R&D. Plus important, ainsi que l’indique letableau 1, les indicateurs relatifs à l’innovation technologique soulignent laplace essentielle du militaire. Selon nous, ils confirment la stabilité remar-quable de la structure qui sous-tend les relations entre le MSFA et le systèmenational d’innovation. De même, il a été noté la relative « inertie » du sys-tème productif de la France et de sa spécialisation internationale.

L’article a également essayé de montrer qu’il est nécessaire de contextua-liser l’analyse des relations entre innovation militaire et innovation civile.

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Ces relations font en effet intervenir cinq facteurs : l’histoire du pays, saposition dans les relations (géopolitiques et économiques) internationales,les secteurs industriels et les technologies qui sont concernées par l’analyse,la culture entrepreneuriale, enfin la contingence historique (Serfati, 2008).Ceci contredit l’idée qu’il existerait un « bon » modèle de transferts techno-logique du militaire vers le civil.

Enfin, l’environnement géopolitique et économique international sou-lève des questions intéressantes pour l’avenir du système de recherche etd’innovation de la France. Le nouvel agenda de sécurité nationale adoptépar les États-Unis en 2002, ainsi que la Stratégie européenne de sécurité adoptéen 2003, qui font suite au Concept stratégique de l’OTAN (Sommet deWashington, 1999) fournissent un cadre institutionnel dans lequel de nou-velles relations se développent entre les secteurs civils et de la Défense. Unetroisième étape fondée sur le militaro-sécuritaire s’ouvre, qui fera suite àcelle des retombées (spin-offs) et des technologies duales. Le rôle croissantjoué par les institutions européennes de recherche et de technologie est uneréalité incontournable pour les grands groupes français ainsi que pour lesagences technologiques (CEA, CNES, ONERA, etc.). Ils auront à démon-trer leur expertise s’ils veulent jouer un rôle leader dans les programmes deR&T de sécurité financés par la Commission. Le FP7 prévoit un budget totalde 1430 millions d’euros pour l’espace (dont 85 % destinés au programme sa-tellitaire Global Monitoring for Environment and Security) et 1350 millionsd’euros pour la sécurité 22. Ces deux programmes représentent 8,5 % du volet« coopération » du FP7, ce qui constitue une remarquable montée en puis-sance des questions de sécurité. Le financement de la recherche (distinctedu développement) dans le domaine de la sécurité augmentera égalementdans de fortes proportions, puisqu’il passera de 15 millions d’euros en 2004,25 millions d’euros en 2005 à 200 millions d’euros. L’Européanisation nepeut, moins encore dans les industries d’armement, être considérée commel’« horizon indépassable », elle s’inscrit dans le cadre plus large d’une inté-gration transatlantique 23.

22. Les thèmes de l’Espace et de la sécurité sont constamment cités ensemble dans les analyseset projets de la commission.23. Intégration signifie réunion dans un même ensemble de composantes qui gardent leurs par-ticularités.

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