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LE ROMAN

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D U M Ê M E A U T E U R

a u x m ê m e s é d i t i o n s

L a P o é s i e

col l . « P e u p l e e t C u l t u r e » , 1966

e n c o l l a b o r a t i o n :

L a L e c t u r e

p a r G e n e v i è v e C a c é r è s col l . « P e u p l e e t C u l t u r e », 1950

c h e z d ' a u t r e s é d i t e u r s

L e s M o t s e n t r e e u x , p o è m e s S e g h e r s , 1969

P a r o l e a u p i è g e , p o è m e s ( p r i x F r a n ç o i s V i l l o n , 1971)

J o s é M i l l a s - M a r t i n , 1971

S u r l e n o u v e a u r o m a n P e u p l e e t C u l t u r e , 1964

e n c o l l a b o r a t i o n :

L e L i v r e e t l a L e c t u r e e n F r a n c e

p a r J a c q u e s C h a r p e n t r e a u col l . « V iv re s o n t e m p s », Ed . o u v r i è r e s , 1968

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LE R O M A N PAR GEORGES JEAN

É D I T I O N S D U SEUIL 27, rue Jacob, Paris V I

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La loi du 11 mars 1957 in terd i t les copies ou reproduct ions destinées à une u t i l i sa to in collective. Toute représenta t ion ou reproduct ion Intégrale ou par t ie l le fa i te p a r quelque procédé que ce soit sans le consentement de l ' au teur ou de ses ayants cause, est illicite et consti tue une contrefaçon

sanct ionnée pa r les articles 425 et suivants du Code pénal .

© E d i t i o n s d u S e u i l , 1 9 7 1 .

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Pour N. Pour Suzanne, Claude et Henri-Michel Michel, Pierre-Phi l ippe Toujours pour P.E.C. Toujours pour les «pa lo t ins» .

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« Un peu plus, un peu moins, tout homme est suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la vérité multiple de la vie. Seuls ces récits, lus parfois dans les transes, le situent devant le destin ; nous devons donc chercher passionné- ment ce que peuvent être des récits — comment orienter l'effort par lequel le roman se renouvelle, ou mieux se perpétue. »

Georges Bataille, le Bleu du ciel, avant-propos,

Ed. 10/18, Paris, p. 11.

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Présentation

Ce livre est, avant tout, le livre d'un lecteur de romans. Présentant la Poésie dans un ouvrage de cette collec-

tion « Peuple et Culture », je m'étais efforcé de trans- mettre ma passion raisonnée et irréversible pour le lan- gage clair et multiple, qu'une pratique quotidienne me donnait à vivre.

Mais depuis bien longtemps, chaque jour, également, je me suis littéralement jeté dans les romans. Et au moment même de rédiger cette présentation, je quitte le dernier volume des Pardaillan de Michel Zévaco avec une sorte de nostalgie enfantine et le projet impur et sans doute un peu ridicule, de chercher à voir, le plaisir passé, comment ce feuilleton, foisonnant, naïf, mystifi- cateur et par certains côtés presque génial, peut fonc- tionner à tous les niveaux : langage, thèmes, obsessions, idéologies apparentes ou masquées, etc.

Car tout est là. Lecteur impénitent, j'ai été amené pour des raisons d'enseignement, et sans doute mû par le désir de comprendre mon plaisir pour mieux le mesurer, à observer parfois les romans « à distance », à m'inté- resser à ce que les romanciers disaient de leurs romans, à ce que d'autres lecteurs, critiques, historiens de la litté- rature, poètes, hommes d'action, militants, etc., cher- chaient dans les romans. Sans oublier bien sûr tous les lecteurs de tous les romans, de la lectrice de Delly et de photos-romans, à l'intellectuel amateur de « série noire » ou de science-fiction.

La rencontre dans les stages de « Peuple et Culture » d'hommes et de femmes désireux, pour eux et pour les autres, d'élargir et d'approfondir le champ de leurs lectures, m'avait depuis longtemps donné envie de « ren- dre compte » de mes lectures de romans et d'écrits sur les romans, comme j'avais tenté de le faire pour la poésie.

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T o u t le p rob l ème éta i t de décr i re à la fois la lec ture des r o m a n s et les r o m a n s , objets de ces lectures . P o u r r e s t r e i n d r e m o n travail , j ' ava is d ' abord pensé ne t ra i ter , dans ces pages, que des r o m a n s d ' a u j o u r d ' h u i . Mais c ' é ta i t t o m b e r d a n s le piège (que je n 'a i sans doute pas t o t a l e m e n t évité) de l 'h is to i re l i t t é ra i re ou de la c r i t ique é n u m é r a t r i c e . Je me suis a lors ape rçu que ce qui m ' in té - r essa i t à t r ave r s m a p rop re expér ience é ta i t t ou t a u t a n t le l ec teur que le livre. J e m e suis donc dé t e rminé à pren- d re c o m m e perspec t ive d ' ensemble le r o m a n « a u j o u r - d ' h u i » plus que le r o m a n d ' a u j o u r d ' h u i . E t j 'a i donc été a m e n é a p a r c o u r i r cet i t inéra i re , selon deux chemine - m e n t s c o m p l é m e n t a i r e s : dans un p r e m i e r t emps t rès bref, j ' a i essayé de décr i re une lecture, la lec ture des r o m a n s p o u r u n h o m m e d ' a u j o u r d ' h u i . Dans u n second temps , qui cons t i tue en fai t l 'essentiel de cet ouvrage, j ' a i ten té de voir c o m m e n t les romans , ceux d ' au t re fo i s et ceux de m a i n t e n a n t , pouva ien t être présents , et com- m e n t les t r a n s f o r m a t i o n s con t empora ine s du r o m a n lais- sa i en t en t revo i r de nouveaux types de re la t ions en t r e les h o m m e s et les textes de fiction.

Avan t d ' a b o r d e r ce « r o m a n des r o m a n s » qui cons t i tue la t ro i s ième par t i e de ce livre, et ce réci t d ' une lecture, qui couvre la cour te seconde part ie , j 'a i c ru bon de c o n s a c r e r une p r e m i è r e par t i e r ap ide à que lques aspects sociologiques de la p roduc t ion , de la diffusion, de la c o n s o m m a t i o n des r o m a n s en F rance .

On t rouve ra enfin, dans une b ib l iographie sommai re . que lques ouvrages qui peuven t a ider à lire et s u r lesquels je me suis assez souven t appuyé. Car, c o m m e pour p r é s e n t e r la Poésie, j ' a i cité un g rand n o m b r e de textes p o u r d o n n e r à mes p ropres lec teurs la possibil i té de se c o n f r o n t e r eux -mêmes avec les points de vue qui m ' a v a i e n t dé te rminé . Je n 'a i donc pas évité les redi tes ni les doubles c i ta t ions, mais je pense que l 'éclairage est a lors t o t a l e m e n t différent . J ' a i essayé d 'évi ter au maxi- m u m le « j a r g o n » l ingu is t ique ou c r i t ique ; ce n 'est pas t o u j o u r s possible et j 'a i t o u j o u r s préféré la précis ion à la p a r a p h r a s e .

Je me suis long temps demandé , et pa r t i cu l i è r emen t en mai 1968, si le t ravai l que j ' en t r ep rena i s n ' é ta i t pas dér isoire . N 'a l la is- je pas aux yeux de mes propres élèves, de mes enfants , des j eunes gens que je r encon t ra i s dans ces j ou rnées pass ionnées , passer pour un h o m m e qui

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cherche le refuge des livres pou r échappe r aux événe- ments ? La pour su i t e de ce t ravai l a l la i t peu à peu me pe r suade r qu ' i l n ' é t a i t pas t o t a l e m e n t désuet , ni réac- t ionnai re de che rche r à savoir c o m m e n t les his toires qui nous r acon t en t les h o m m e s et le monde , nous a r r a c h e n t aux h o m m e s et au monde, nous y r a m è n e n t , nous rassu- rent, nous inquiè tent , et ceci pa r le seul pouvoi r de mots écrits. E t ce que Marx ou Engels t rouva ien t dans Balzac, ce que Lénine t rouva i t dans Tolstoï, c 'é ta i t bien des argu- ments supp l émen ta i r e s pou r « c o m p r e n d r e » le m o n d e et pour le « t r a n s f o r m e r » . De plus, on s ' aperçoi t vite que les r o m a n s qui d é r a n g e n t l 'ordre, l 'o rdre des choses et l 'ordre des systèmes, son t éga l emen t ceux qui d é r a n g e n t l 'ordre des mots . Alors, on découvre que les romanc ie r s v r a i m e n t « c o n t e m p o r a i n s » : Rabelais, Cervantès, P rous t , Kafka, Joyce ou Musil p o u r ne p r e n d r e que ces exemples significatifs, t r a n s g r e s s e n t de que lque façon l ' équi l ibre s u r lequel une société é tabl i t auss i bien tous ses sys tèmes d 'a l iéna t ion et de répress ion, que les mythes , les réci ts et les r o m a n s qui les racon ten t , mais le p lus souvent pou r les m a s q u e r .

Lire des romans , ce peu t être auss i app rend re , en se d o n n a n t du plaisir, à m ieux ouvr i r les yeux p o u r agir demain .

Il me reste à r emerc i e r les c a m a r a d e s de « Peuple et Cul ture » qui m ' o n t encouragé dans ce travail , m a f e m m e et mes en fan t s qui ont eu d u r a n t que lques années la g rande pat ience d ' en t end re pa r l e r de romans , d 'en lire et de r end re compte de leurs lectures , et m o n neveu Er ic Dumesni l qui m ' a aidé bien souven t à m e t t r e de l ' o rdre dans mes fiches.

J ' e spère que ce livre d o n n e r a s u r t o u t à mes lec teurs le désir de l 'oubl ier pou r lire effect ivement les r o m a n s d 'h ie r et les r o m a n s d ' a u j o u r d ' h u i , ceux qui se font, ceux qui se cherchent , comme ceux qui d e m e u r e n t v ivants parmi nous. E t je l eur souha i te de découvr i r que la vra ie lecture est créatr ice, et qu ' en t an t que lecteurs ils assu- m e n t l 'œuvre a u t a n t que les romanc ie r s .

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I. La foire aux romans

Pour beaucoup de personnes le mot « roman » a le même sens que le mot «livre». C'est que dans tous les lieux où se trouvent des livres : librairies, bibliothèques publiques ou privées, la plus grande masse d'ouvrages est constituée par des romans. Presque toujours, le nom- bre moyen de romans y égale ou y dépasse la moitié du nombre total des livres. Cela est en tout cas vrai pour les pays développés, surtout si l'on s'en tient au nombre de titres publiés chaque année.

De toute façon, il est très difficile de faire une étude sérieuse et une analyse un peu fine de ce problème. En effet, les statistiques opposent en général les livres de «littérature générale» aux « documentaires ». Et dans la rubrique « littérature générale » se répartissent les romans, les livres de poésie, de théâtre, de critique, etc. Et dans la plupart des cas ne figurent pas dans ces statis- tiques certains romans « populaires », les photos-romans, etc., qui relèvent cependant, au même titre que les romans «littéraires», du phénomène que nous tentons d'étudier. D'autre part, si l'on peut avec une relative facilité isoler les problèmes concernant la poésie 1 l'opé- ration est beaucoup plus délicate et longue à entreprendre en ce qui concerne le roman. La diffusion de la poésie est caractérisée par un phénomène de pénurie ; la diffu- sion des romans par un phénomène de surabondance. Alors que les éditeurs ne publient les bons poètes qu'avec la plus grande réticence (la poésie se vend mal), ils hési- tent beaucoup moins à lancer sur le marché des romans de qualité moyenne ou médiocre. On ne peut certes pas affirmer que commercialement tous les romans « mar-

1. Voir : Georges Mounin, Poésie et Société, P.U.F., Paris, 1962. — Georges Jean, la Poésie, coll. « Peuple et Culture », Ed. du Seuil, Paris, 1966.

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chent » bien, mais certains ont un tel succès que l'on peut courir le risque de lancer sur le marché de jeunes roman- ciers ou des romanciers inconnus. Et comme les prix litté- raires importants ne récompensent pour ainsi dire que des romans, l'éditeur peut toujours espérer équilibrer les échecs par les «best-sellers».

D'où l'afflux des romans et l'impossibilité de saisir sans une enquête approfondie les données de ce fait économique et culturel. Aussi n'ai-je ni l'intention, ni la possibilité, de décrire scientifiquement ce que l'on pour- rait appeler le marché du roman aujourd'hui. Je me contenterai, en examinant presque exclusivement le «domaine français», de quelques considérations géné- rales situées à trois niveaux : celui de la production, celui de la diffusion, celui de la « consommation » des romans. Pour éclairer la situation actuelle, j'essaierai dans un premier temps de voir comment l'histoire peut contribuer dans ce domaine à éclairer le présent. Je pense utile d'examiner ce passé en deux étapes : avant le XIX siècle et, très globalement, ce qui évolue et se trans- forme dans le courant du XIX siècle.

I. Romans et lecteurs avant le XIXe siècle.

Avant la découverte de l'imprimerie, il est bien diffi- cile de parler de production de livres en général et de romans en particulier. D'autant plus que les romans avaient alors, comme nous le verrons, une très mauvaise réputation auprès des clercs et des lettrés. On ne peut même pas dire que « les romans courtois » eurent entre le XII et le XIII siècle (la Folie Tristan date approxima- tivement de 1160) une grande diffusion en dehors des milieux aristocratiques. Il en est de même du Roman de Renart (qui débute vers 1174). Ces textes, même dans les petites cours où ils étaient connus, ne l'étaient que par audition des conteurs, trouvères et troubadours.

Les effets de la découverte de l'imprimerie (entre 1436 et 1450) allaient très rapidement se faire sentir. On a pu établir qu'entre 1450 et 1500, dans une Europe d'en- viron 100 millions d'habitants (Russie comprise) paru- rent de 10 à 15 000 titres différents, le tirage moyen de

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ces livres é tan t de 500 exempla i res . Ces livres, « les incu- nables », sont pou r la p lus g r a n d e p a r t i m p r i m é s en la t in (77 %). Les livres en langue vulgai re ne cons t i t uen t que 4 ou 5 % de l ' ensemble (pour les l ivres en f rança i s ) e t sont su r tou t des l ivres rel igieux. On p e u t noter cepen- d a n t que très r a p i d e m e n t les livres de fiction se mul t i - plient. C'est ainsi q u ' o n peu t re lever en Italie, a u x XIV et XV siècles, 15 édi t ions de la Divine Comédie et 11 d u Décaméron de Boccace (chaque édi t ion c o m p o r t a n t de 500 à 1 000 exempla i res ) .

En France , au XV siècle, il y eut success ivement 8 édi- tions du R o m a n de la Rose (les deux par t ies , celle de Gui l laume de Lorr is et celle de J e a n de Meung) .

E n t r e le XV et le XVII siècle la s i tua t ion évolue assez peu. Les t irages va r i en t en t re 500 et 3 000 exempla i res , et les g r ands succès de l 'époque, les « sui tes » précieuses de Mlle de Scudéry et la Pr incesse de Clèves ne t ouchen t q u ' u n n o m b r e t rès r é d u i t de lecteurs . Ajou tons que les livres coû ta ien t for t cher. Si l 'on r a m è n e la m o n n a i e f rança ise du XVIII siècle a u x f r ancs actuels , on peu t évaluer que le pr ix d ' u n livre moyen, u n in-8°, va r ia i t ent re 15 ou 20 F actuels ( la Nouvelle Héloïse de J .-J . Rousseau c o m p o r t a i t p lus ieurs tomes de ce fo rma t ) . Or le sa la i re hora i re moyen d ' u n m a n o u v r i e r é ta i t de 0,70 F, ce qui équivala i t pou r un t ravai l quo t id ien de 15 heures à un sala i re mensue l d 'à peine 30 F. C'est d i re que p o u r acheter un r o m a n il fa l la i t p lus d ' u n mois de t ravai l . Ce r a i s o n n e m e n t est d 'a i l leurs a b s u r d e dans la m e s u r e où ce m a n œ u v r e ne savai t pas lire. Mais il ne f au t j a m a i s pe rdre de vue ces exemples l o r squ ' on évoque la litté- r a t u r e de ces époques. Les r o m a n s des XVII et XVIII siè- cles, lo r squ 'on les lit a u j o u r d ' h u i , ne p r e n n e n t leurs vraies d imens ions que si l 'on se souvien t qu ' i ls é t a i en t dest inés à un public e x t r ê m e m e n t res t re in t . D'ai l leurs , la condi t ion m ê m e des écr ivains étai t for t différente. Très peu écr ivaient pour vivre et les r omanc i e r s moins que les autres , moins q u ' u n Molière ou un Racine pa r exem- ple. Les r o m a n s é ta ien t des d ive r t i s sements que cer ta ins bourgeois cultivés, Sorel, Scarron, Fure t iè re , ou cer ta ines dames de la noblesse, Mlle de Scudéry ou Mme de Lafayet te , p roposa ien t à leurs pairs.

Il est c e p e n d a n t très i n t é r e s san t dans ce contexte de dire que lques mots des livres que Rober t M a n d r o u a étudiés dans son ouvrage sur la Cul ture popu la i r e en

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F r a n c e a u x X V I I et X V I I I siècles 1 Ce son t des livres édi tés p a r u n e fami l le de l ibra i res de Troyes en in-12" ou in-32° de couve r tu r e bleue (d 'où la dés ignat ion de l ' ensemble sous l ' appe l la t ion de « pet i te b ib l io thèque bleue de Troyes »). Ils é t a i en t vendus p a r les co lpor teurs et « merce ro t s » et des t inés essen t ie l l ement à a l imen te r les veillées et à f o u r n i r aux conteurs , curé, bedeau, so lda t r en t r é au pays qui sai t à peu près lire, les é léments d ' u n e lec ture à h a u t e voix. Les a u t e u r s de ces l ivres sont des

ouvr ie r s d ' i m p r i m e r i e , des typographes qui copient dans les fonds de la m a i s o n et les i m p r i m e n t le p lus souven t d i r ec t emen t , t r ad i t i on d o n t se souv iendra Rest i f de la Bre tonne . Une bonne par t i e de ces peti ts l ivres est const i tuée , en dehors de textes de piété, p a r des réci ts de f i c t ions ; des contes, contes borgnes, contes « bleus », insp i rés assez souven t de Pe r r au l t , de Mme d 'Aulnoy, ou d ' a v e n t u r e s de héros légendai res : les Qua t re Fils Aymon , Till Eulenspiege l , ou Gargan tua , des r o m a n s d ' a m o u r c o m m e la Pa t i ence de Griselidis, la Guingue t te de Su- res nes, des r o m a n s bu r l e sques c o m m e le D é j e u n e r de la Râpé, la P ipe cassée, etc. Au total de médiocres his toires , très naïves, reflet d ' u n c o n f o r m i s m e mora l e t social qui n 'es t pas sans évoquer ce que se ron t p lus t a rd ce r t a ins romans - f eu i l l e tons et les h is to i res de la « presse du cœur » . La présence du s u r n a t u r e l y est f r équen te ainsi q u e l e s s i t u a t i o n s l e s p l u s i n v r a i s e m b l a b l e s 2

L'étude de Robert Mandrou permet en tout cas de constater que le roman populaire d'aujourd'hui a des ancêtres, et que, si le nombre de lecteurs a considérable- ment augmenté, si la présentation de ces livres s'est améliorée, leur « fonction », elle, n'a pas changé. Et ce que Robert Mandrou écrit de ces livres peut encore s'appliquer à une foule de récits publiés de nos jours :

« ... Les petits livres à couverture bleue, contes, récits mythiques, n'en ont pas moins pu constituer, dans la réalité, un frein, un obstacle à la prise de conscience des conditions sociales et politiques aux- quelles étaient soumis ces milieux populaires. Cul-

1, Robert Mandrou, Sur la Culture populaire en France aux XVI I et XVI I I siècles, Stock. Paris, 1964.

2. Des extrai ts de ces textes viennent d'être publiés dans la collection «Archives» par G. Bollène (Julliard) sous le titre « la Bibliothèque b leue» .

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ture populaire certes ; elle est bien, dans le cas pré- sent, une forme d'aliénation. » (Robert Mandrou, op. cit., p. 163.)

II. Le XIXe siècle.

Au début du XIX siècle, le livre reste un bien coûteux. Un roman moyen, le Père Goriot (1835) par exemple publié en trois volumes in-8°, se vend 7,50 F le volume (toujours en ramenant aux francs actuels), soit 22,50 F. Le revenu individuel moyen d'un Français en 1835 est de 201 F, soit moins de 20 F par mois. Et l'ouvrier de manufacture doit faire vivre sa famille avec une somme variant entre 1,10 F et 1,75 F par jour. Les grands écri- vains romantiques, populaires aujourd'hui, n'écrivaient pas pour le peuple et les Misérables en leur temps furent lus par les bourgeois.

Quelques faits importants sont cependant à signaler : — D'abord l'initiative de l'éditeur Charpentier qui

lance le livre à 3,50 F et ces livres sont essentiellement des romans. En 1850 apparaît même le roman à 1 F.

— Ensuite, sous la monarchie de Juillet, Emile de Girardin et Dutace inventent le roman-feuilleton. Le 5 août 1836, le journal le Siècle commence en effet la publication d'une des œuvres romanesques les plus célè- bres alors de toute la littérature européenne : le Laza- rillo de Tormès. Cette formule rencontre un très grand succès auprès des lecteurs, surtout lorsque, sous le second Empire, les journaux passeront comme le Petit Journal à 5 centimes. Dès cette époque, les journaux de Paris tirent à 100 000 exemplaires par jour, et ces tirages iront en augmentant jusqu'à la fin du siècle. Dans ces journaux sont parus non seulement les romans de Gaboriau, d'Eugène Sue, de Ponson du Terrail, plus tard de Michel Zévaco, mais également d'Alexandre Dumas et de Balzac qui publia en feuilleton certains de ses romans comme la Vieille Fille, Béatrix, etc. Notons au passage que ces romans retrouvent parfois de singu- lières faveurs, soit sous l'influence de la télévision comme pour Rocambole de Ponson du Terrail, soit à la suite d'une relance astucieuse comme ce fut le cas récemment pour la série des Pardaillan de Michel Zévaco, dont le

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succès est foudroyant dans la série « Le livre de poche ». Il faut dire que cette œuvre méconnue et dans laquelle J.-P. Sartre découvrit (cf. les Mots) ce qu'était la litté- rature, méritait de sortir de l'ombre.

Le roman-feuilleton devait, selon Emile de Girardin, obéir à certaines règles qu'il est amusant de rappeler : « La lecture de chaque jour ne s'arrêtera pas sur une phrase inachevée, mais sur un sens complet, et même, sur un incident, dont l 'inattendu excite au plus haut point la curiosité du lecteur pour le feuilleton suivant. » Il conseille de veiller avec soin à la « chute », de ressus- citer au dernier moment le principal personnage ; et même de rechercher avec soin les formules finales de chaque livraison. Par exemple, il est bon de terminer par une question du type « Quelle était cette main ? », ou bien «Mais quelle était cette tête?».. .

Actuellement, le feuilleton n'a pas complètement dis- paru. On trouve dans la majorité des quotidiens de province des feuilletons qui se situent presque tous dans la tradition des romans de Delly, Magali, Max du Veuzit. Certains quotidiens parisiens comme l'Humanité publient des feuilletons de qualité et récemment on a vu le Monde revenir à cette tradition. Il faut dire que le plus souvent, les romans-feuilletons sont remplacés par de multiples séries de bandes dessinées de toute nature, bandes origi- nales de science-fiction, illustrations des biographies historiques ou de faits divers célèbres (cf. les Crimes de l 'amour) «remake» de romans policiers ou d'espion- nage à succès (cf. OSS 117 de Jean et Josette Bruce).

Pour revenir au XIX siècle, on peut dire avec Jean Hassenforder que « les tirages dans l'édition du livre ne peuvent se comparer à la diffusion du quotidien ».

Quelques exemples apportés par Jean H u g u e t nous éclairent sur ce point : l'Assommoir, succès foudroyant en 1877, avait à peine atteint dix ans plus tard les 150 000 exemplaires.

« Un autre triomphe de l'époque, Tartarin de Tarascon figurait en 1912 pour 212 000 exemplaires, mais sa date de publication remonte à 1872. La plupart des ouvrages de valeur, prônés par la cri- tique et que Valette édite au Mercure de France,

1. Jean Huguet, les Jeunes devant la l i t térature, Ed. de la Colombe, Paris, 1968, p. 76-77.

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n e se v e n d a i e n t a l o r s q u ' à 1 5 0 0 o u 2 000 e x e m - p l a i r e s . A p r è s 1918, l ' a d a p t a t i o n à u n r y t h m e i n d u s - t r i e l d e v a i t c o n d u i r e les é d i t e u r s v e r s d ' a u t r e s ex i - g e n c e s . E n 1930, B e r n a r d G r a s s e t s ' é c r i a i t : " L ' è r e d e s 100 000 e s t o u v e r t e " . » ( J e a n H a s s e n f o r d e r , « l e s L e c t e u r s e t l a L e c t u r e », d a n s le L i v r e e t l a L e c t u r e e n F r a n c e , co l l . « V i v r e à s o n t e m p s », E d . o u v r i è r e s , P a r i s , 1968, p. 19.)

M a l g r é les e f f o r t s d e c e u x q u e R o b e r t E s c a r p i t a p p e l l e les « f o r c e u r s d e b l o c u s » ( c a b i n e t s d e l e c t u r e , p r e m i è r e s b i b l i o t h è q u e s p u b l i q u e s , e t c . ) l a l e c t u r e r e s t e u n p r i v i - lège, m a i s il e s t i n t é r e s s a n t d e n o t e r q u e l a s e u l e l e c t u r e d e l a c l a s s e o u v r i è r e (si l ' o n e x c e p t e l e s j o u r n a u x ) e s t l a l e c t u r e d e s r o m a n s :

« L e s p o p u l a t i o n s u r b a i n e s , l i t - o n d a n s le c o m p t e r e n d u d ' u n e e n q u ê t e a u p r è s d e s p r é f e t s e n 1872, m o n t r e n t b e a u c o u p p l u s d e g o û t q u e l e s p o p u l a t i o n s r u r a l e s p o u r la l e c t u r e , m a i s l e u r c h o i x e s t p e u t - ê t r e e n c o r e p l u s m a u v a i s . L e s c l a s s e s o u v r i è r e s n e l i s e n t g u è r e q u e d e s r o m a n s e t s u r t o u t d e s r o m a n s p u b l i é s p a r les j o u r n a u x à b o n m a r c h é . L e s r o m a n s q u i se v e n d e n t le p l u s s o n t c e u x d ' A l e x a n d r e D u m a s , d e P a u l F é v a l , d ' E u g è n e Sue , d e P a u l d e K o c k . L e s p u b l i c a t i o n s i l l u s t r é e s d e 5 o u 10 c e n t i m e s e t t o u s les p e t i t s j o u r n a u x o b t i e n n e n t u n e g r a n d e f a v e u r . » (« N o t e s u r l ' é t a t d e l a l e c t u r e p o p u l a i r e e n F r a n c e », B u l l e t i n d e la S o c i é t é F r a n k l i n , 15 j u i n 1872, p. 188, c i t é p a r J e a n H a s s e n f o r d e r , op . c i t . , p . 20 . )

Q u a n t a u x c a m p a g n e s , l a s i t u a t i o n a p e u é v o l u é p a r r a p p o r t à c e l l e q u e n o u s s i g n a l i o n s p l u s h a u t . L e c o l p o r - t a g e s u b s i s t e e t j e c i t e à n o u v e a u a p r è s J . H a s s e n f o r d e r les r a p p o r t s d e p r é f e t s :

« D a n s les c a m p a g n e s s o n t l u s q u e l q u e s l i v r e s d e p i é t é , d ' a n c i e n s r o m a n s p o p u l a i r e s , d e s c o n t e s , d e s l é g e n d e s , d e s r é c i t s d ' a c c i d e n t s e t d e vo ls , d e s a l m a - n a c h s , d e s c h a n s o n s , d e s l i v r e s d o n t le t i t r e a t t i r e l a c u r i o s i t é d e s j e u n e s g e n s . » ( « N o t e s u r l ' é t a t d e l a l e c t u r e p o p u l a i r e e n F r a n c e », B u l l e t i n d e la S o c i é t é F r a n k l i n , 15 j u i n 1872, p. 188, c i t é p a r J . H a s s e n f o r d e r , op . ci t . , p . 20 . )

P l u s s i g n i f i c a t i v e e n c o r e e s t c e t t e r e m a r q u e d ' u n i n s t i - t u t e u r d ' I n d r e - e t - L o i r e :

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« O n l i t d a n s les c o m m u n e s les c o n t e s d e fées , l ' h i s t o i r e d e s Q u a t r e F i l s A y m o n , la C o m p l a i n t e d u J u i f e r r a n t , m a i s les b o n s l i v r e s m a n q u e n t . D e f o r t m a u v a i s o u v r a g e s , d e s r o m a n s se r é p a n d e n t . I l s s o n t p o u r a i n s i d i r e d o n n é s p o u r r i e n . » ( R o b e r t C h a r l e s , « l a L e c t u r e p o p u l a i r e e t l es b i b l i o t h è q u e s p o p u l a i r e s e n 1861 », B u l l e t i n d e la S o c i é t é F r a n - k l i n , 1 a v r i l 1872, c i t é p a r J . H a s s e n f o r d e r , op . c i t . , p . 100. )

O n r e m a r q u e q u e d a n s ce t e x t e les r o m a n s s o n t a s s i - m i l é s à « d e m a u v a i s o u v r a g e s ». Il n ' e s t p a s s û r q u e c e t t e n u a n c e p é j o r a t i v e a t t a c h é e d e p u i s l ' o r i g i n e a u x r o m a n s a i t t o t a l e m e n t d i s p a r u d e l ' e s p r i t d e c e r t a i n s . M a i s e n m ê m e t e m p s il f a u t n o t e r q u e c ' e s t p a r les r o m a n s , f u s s e n t - i l s d e m é d i o c r e q u a l i t é , q u e les q u e l q u e s l e c t e u r s a p p a r t e n a n t a u x c l a s s e s p o p u l a i r e s a b o r d e n t le l i v r e e t l a l e c t u r e .

O n p e u t d o n c d i r e e n s i m p l i f i a n t b e a u c o u p q u e la l e c t u r e d e s r o m a n s d a n s l e s d e u x p r e m i e r s t i e r s d u XIX s i è c l e s u i t l ' é v o l u t i o n d e l a l e c t u r e d e s l i v r e s e n

g é n é r a l . A u n e i m p o r t a n t e n u a n c e p r è s , a p p o r t é e p a r le p h é n o m è n e d u r o m a n - f e u i l l e t o n . P a r m i la t r è s p e t i t e q u a n t i t é d e l i v r e s l u s p a r l a c l a s s e p o p u l a i r e il s e m b l e q u e l e s r o m a n s l ' e m p o r t e n t . Il e s t d ' a i l l e u r s i n t é r e s s a n t d e v o i r q u e d a n s « la b i b l i o t h è q u e t y p e d e l ' o u v r i e r ». u n a u t o d i d a c t e , A g r i c o l P e r d i g u i e r , p r o p o s e q u e f i g u r e n t les l i v r e s s u i v a n t s : « E s t e l l e e t N u m a , r é c i t d e F l o r i a n , P a u l e t V i r g i n i e , L e t t r e d ' u n e P é r u v i e n n e d e M m e d e G r a f f i g n y , R o b i n s o n C r u s o ë , R o b i n s o n s u i s s e , Gil B l a s , les F i a n c é s d e M a n z o n i . les M y s t è r e s d e P a r i s , N o t r e - D a m e d e P a r i s , le T a i l l e u r d e p i e r r e s d e S a i n t - P o i n t , e t n a t u r e l l e m e n t l e s r o m a n s d e G e o r g e S a n d »

O n r e m a r q u e q u e les r o m a n s o c c u p e n t l a p l u s g r a n d e p l a c e d a n s c e t t e l i s t e o ù v o i s i n e n t c u r i e u s e m e n t N o t r e - D a m e d e P a r i s , R o b i n s o n C r u s o ë . e t l e s f a d e s r é c i t s d e F l o r i a n .

N o u s n ' a v o n s p a s p a r l é d e la c i r c u l a t i o n e t d e la l e c t u r e d e s r o m a n s a u n i v e a u d e ce q u e R o b e r t E s c a r p i t n o m m e « l e c i r c u i t l e t t r é » . Il e s t t r è s d i f f i c i l e d ' é t a b l i r d a n s c e d o m a i n e les d o n n é e s d ' u n e é t u d e p r é c i s e . Il f a u -

1. A propos des autodidactes, de leurs écrits, de leurs lectures, voir Bénigno Cacérès, les Autodidactes, coll. « Peuple et Culture », Ed. du Seuil, Paris, 1956.

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drait analyser les contenus des bibliothèques privées, les correspondances, la critique, les romans eux-mêmes où il est question de romans et de littérature.

Je ne pense pas cependant qu'un travail de ce type nous conduirait à des résultats très différents des consta- tations que le simple bon sens et l 'attention portée à la situation présente pourraient nous amener à faire. Les lettrés, les personnes instruites dont le nombre augmente progressivement au cours du XIX siècle, lisent de plus en plus de romans. Il est très significatif de constater à ce sujet que presque tous les grands poètes du roman- tisme, en Angleterre, en Allemagne, en France, ont à quelques exceptions près, écrit des romans. Alors qu'au XVII siècle, et plus encore au XVIII les poètes n'écri- vaient que de la poésie, les romanciers que des romans, les auteurs dramatiques des comédies ou des tragédies exc lus ivement les poètes romantiques français, par exemple, ont été romanciers, médiocres comme Lamar- tine, géniaux comme Hugo et Nerval. Est-ce parce que le roman était devenu un genre noble ? Est-ce parce que les poètes pressentaient un nouveau public ? Est-ce par suite du goût nouveau de leurs contemporains pour l'histoire ? Est-ce parce que le mélange des genres était un moyen de « s'affirmer » contre les « classiques » (cf. la Préface de Cromwell) ? Pour toutes ces raisons, sans doute, et pour quelques autres qu'il serait trop long d'exposer ici.

De toute façon, si l'on met à part les feuilletons, et malgré l'augmentation constante du nombre de lecteurs, le cercle des liseurs de romans est encore étroit. Ce que par contre on peut dire, c'est que les noms des grands romans ou des grands romanciers (les Misérables, Dic- kens, Tolstoï) ne sont pas inconnus du grand public. Et parmi les Parisiens qui assistaient aux obsèques de Hugo, la majorité n'avait sans doute pas lu ses œuvres, mais beaucoup savaient qu'il était l 'auteur de Notre- Dame de Paris et des Misérables. Enfin, il convient de remarquer que les héros et personnages de roman appar- tiennent de plus en plus fréquemment à des milieux

1. Molière, Racine, Corneille ont certes écrit des poèmes, La Fon- taine quelques comédies ; mais il faudra en France Voltaire pour voir apparaî tre un auteur «po lyva len t» . Encore le lui reprochera- t-on, comme Diderot qui disait de lui qu'il n 'était « que le second dans tous les genres».

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p o p u l a i r e s . Ce q u i n e v e u t p a s d i r e q u e ces r o m a n s ( l e s M i s é r a b l e s o u m ê m e l ' A s s o m m o i r , e t à p l u s f o r t e r a i s o n les P a y s a n s d e B a l z a c ) f u r e n t l u s p a r c e u x q u i e n é t a i e n t l e s h é r o s . I n v e r s e m e n t , il e s t i n t é r e s s a n t d e n o t e r q u e l e s p e r s o n n a g e s d e s r o m a n s « p o p u l a i r e s » e t d e s f e u i l l e - t o n s a p p a r t i e n n e n t p r e s q u e t o u j o u r s à d e s m i l i e u x a r i s - t o c r a t i q u e s o u b o u r g e o i s , o u e n c o r e à d e f a u x m i l i e u x p o p u l a i r e s c o m m e M a r x l ' a b i e n m o n t r é à p r o p o s d e s r o m a n s d ' E u g è n e S u e :

« A i n s i l ' a n a l y s e h i s t o r i q u e é c l a i r e l a s i t u a t i o n p r é s e n t e . S a n s d o u t e , l a l i b e r t é d e c o m m e r c e d u l i v r e a p r è s 1870 e n t r a î n e u n e r a p i d e a u g m e n t a t i o n d e s p o i n t s d e d i f f u s i o n d u l i v r e . S a n s d o u t e l ' a c h è - v e m e n t d e l a s c o l a r i s a t i o n n ' e s t - e l l e p a s s a n s i n - f l u e n c e ; m a i s l ' â g e d ' o r n ' e s t p a s là p o u r a u t a n t . » ( J . H a s s e n f o r d e r , op . c i t . , p . 22 . )

I I I . Au jou rd ' hu i .

a . P r o d u c t i o n .

S ' i l e s t r e l a t i v e m e n t f a c i l e d e c o n n a î t r e le n o m b r e d e

t i t r e s d e l i v r e s p r o d u i t s d a n s u n e a n n é e e t u n p e u p l u s a p p r o x i m a t i v e m e n t le n o m b r e d ' e x e m p l a i r e s , il e s t t r è s d i f f i c i l e d e s a v o i r q u e l l e e s t p a r m i ces l i v r e s la p r o p o r t i o n d e r o m a n s . L e p l u s s o u v e n t , les s t a t i s t i q u e s e n g l o b e n t , d a n s la m ê m e r u b r i q u e « l i t t é r a t u r e g é n é r a l e », r o m a n s , p o é s i e , t h é â t r e , c r i t i q u e , e t c . I l a r r i v e m ê m e q u e l ' o n t r o u v e d e s r u b r i q u e s s p é c i a l e s p o u r les r o m a n s p o l i c i e r s e t d ' a v e n t u r e s , c o n s i d é r é s c o m m e « h o r s l i t t é r a t u r e » .

E n a n a l y s a n t les c a t a l o g u e s d e q u e l q u e s g r a n d e s m a i - s o n s f r a n ç a i s e s d ' é d i t i o n n o n s p é c i a l i s é e s , o n p e u t d i r e q u e l a p r o p o r t i o n d e s r o m a n s , p a r r a p p o r t à l ' e n s e m b l e d e t o u s les a u t r e s , l i v r e s , e s t d e l ' o r d r e d e 63 à 65 % e n n ' e x c l u a n t , c e t t e fo i s , n i l es r o m a n s p o l i c i e r s n i les r o m a n s p o u r la j e u n e s s e . E n c o n s u l t a n t s u r u n e a n n é e l a p u b l i c a t i o n d u C e r c l e d e la l i b r a i r i e d e P a r i s d i t e le L i v r e d u m o i s q u i d o n n e u n e l i s t e p r e s q u e e x h a u s t i v e d e s l i v r e s p u b l i é s c h a q u e m o i s e n F r a n c e , o n c o n s t a t e q u e la p r o p o r t i o n d e s r o m a n s v a r i e e n t r e 20 e t 25 % , y c o m p r i s les r o m a n s p o l i c i e r s et l es r o m a n s p o u r e n f a n t s ; c ' e s t d e l o i n la r u b r i q u e la p l u s i m p o r t a n t e .

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O n r e l è v e p a r a i l l e u r s d e s v a r i a t i o n s s a i s o n n i è r e s d a n s ce p o u r c e n t a g e . E n o c t o b r e , n o v e m b r e , d é c e m b r e , il a p p r o c h e e t m ê m e p a r f o i s d é p a s s e 30 % . C o m m e l e s t i r a g e s d e r o m a n s ( e n c o l l e c t i o n s c o u r a n t e s ) s o n t p r e s q u e t o u j o u r s p l u s i m p o r t a n t s q u e c e u x d e s l i v r e s d o c u m e n - t a i r e s o u t e c h n i q u e s (à l ' e x c e p t i o n d e s l i v r e s s c o l a i r e s ) , il e s t é v i d e n t q u ' e n n o m b r e d ' e x e m p l a i r e s le r o m a n a r r i v e e n t ê t e .

L e c a t a l o g u e 1970 d e l a c o l l e c t i o n « le L i v r e d e p o c h e » f a i t d e s o n c ô t é a p p a r a î t r e s u r 1 700 t i t r e s p a r u s , 76 % d e r o m a n s ( e n c o m p t a n t b i e n e n t e n d u les « p o l i c i e r s » ) . L e c a t a l o g u e d e l ' é t é - a u t o m n e 1970 d e l a c o l l e c t i o n d e p o c h e « J ' a i l u » c o m p r e n d 304 r o m a n s s u r 4 3 6 t i t r e s , s o i t u n p o u r c e n t a g e d e 65 % . A j o u t o n s q u e l e s s é r i e s n o n r o m a n e s q u e s d e c e t t e c o l l e c t i o n : « L e u r a v e n t u r e », « L ' a v e n t u r e m y s t é r i e u s e » , c o n t i e n n e n t d e s t i t r e s d e l i v r e s q u i p o u r n ' ê t r e p a s d e p u r s r o m a n s s o n t c e p e n - d a n t p l u s d e s d o c u m e n t a i r e s r o m a n c é s , q u e d e s l i v r e s d ' h i s t o i r e o u d e s l i v r e s d e p u r e i n f o r m a t i o n .

O n p o u r r a i t é t e n d r e c e s s o n d a g e s e t l ' o n c o n s t a t e r a i t q u e s u r l ' e n s e m b l e d e s t i t r e s p u b l i é s e n F r a n c e a u c o u r s d e s c i n q u a n t e d e r n i è r e s a n n é e s , l es t i t r e s d e r o m a n s s o n t d e l o i n les p l u s n o m b r e u x . S u r le p l a n i n t e r n a t i o n a l , o n o b s e r v e d e s v a r i a t i o n s d a n s c e s p h é n o m è n e s , v a r i a t i o n s d i f f i c i l e s à p e r c e v o i r f i n e m e n t d a n s la m e s u r e o ù l e s s t a t i s t i q u e s f o n t r a r e m e n t , n o u s l ' a v o n s vu , l a d i f f é r e n c e e n t r e les r o m a n s e t l es a u t r e s l i v r e s « d e l i t t é r a t u r e ». I l

e s t i n t é r e s s a n t c e p e n d a n t d e r e g a r d e r l a l i s t e d e s l i v r e s les p l u s t r a d u i t s d a n s le m o n d e . O n c o n s t a t e q u e , p a r m i les a u t e u r s l e s p l u s t r a d u i t s , l es r o m a n c i e r s s o n t e n m a j o r i t é . E n t r e 1954 e t 1966, p o u r le c h i f f r e g l o b a l d e t r a d u c t i o n , o n n o t e e n e f fe t d a n s l ' o r d r e : L é n i n e (2 730 ) , l a B i b l e ( e n v i r o n 2 103) , S h a k e s p e a r e (1 395 ) , T o l s t o ï (1 387) , J u l e s V e r n e (1 330 ) , A g a t h a C h r i s t i e (1 053 ) , D o s - t o ï e v s k i (1 035 ) , S i m e n o n (972 ) , G o r k i (960 ) , E . B l y t o n (905) , M a r y (890) , E . S . G a r d n e r (862 ) , B a l z a c (773 ) , E n g e l s (772) , T c h e k o v ( 7 4 8 ) ) , M a r k T w a i n (745 ) , A n d e r - s e n (726) , D i c k e n s (696 ) , P e a r l B u c k (689 ) , S t e i n b e c k (657) , J . L o n d o n (649) ; p u i s v i e n n e n t T a g o r e , G r i m m , H e m i n g w a y , C r o n i n , D u m a s p è r e , Z o l a , G r a h a m G r e e n e , S. M a u g h a m . M a u p a s s a n t , T o u r g u e m e v , H u g o , e tc . , s o i t 27 r o m a n c i e r s s u r 32 n o m s ( d o c u m e n t a t i o n t r o u v é e d a n s l ' e n c y c l o p é d i e « Qu id ? » . é d i t i o n 1970) .

O n p e u t d o n c a f f i r m e r q u e les r o m a n s c o n s t i t u e n t l a

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catégorie de livres la plus importante en nombre de titres publiés chaque année.

b. La diffusion.

Le support le plus courant des romans est aujourd'hui le livre, si l'on excepte les feuilletons qui paraissent encore dans certains quotidiens et le fait que des revues, la N.R.F., les Temps modernes, les Cahiers du chemin, les Lettres nouvelles, etc., publient assez souvent des fragments de textes romanesques. Mais alors que les revues sont pour les poètes un des derniers refuges, elles ne sont ouvertes qu'à des romanciers consacrés. Si l'on excepte l'effort trop mal connu entrepris par les Cahiers du chemin, par exemple.

Il faut bien reconnaître que la revue n'est pas un bon support pour un roman. Nous verrons qu'un roman exige une lecture continue. Le roman-feuilleton, dont on lit chaque jour un épisode, respecte dans un sens cette continuité en ajoutant un élément d'attente qui n'est pas sans charme pour le lecteur. Mais une périodicité hebdo- madaire et à plus forte raison mensuelle détruit pour le lecteur un des éléments essentiels à la bonne lecture d'un roman.

Cela dit, il semble que la présentation matérielle du texte importe moins au lecteur de romans qu'au lecteur de poésie. En ce sens, les livres au format de poche desservent moins les romanciers que les poètes. Le futur lecteur est très sensible à l'aspect extérieur du livre, au dessin, à l'image qui se trouve sur la couverture, en particulier lorsque cette dernière reproduit les person- nages d'une adaptation cinématographique ou telévisée de tel ou tel roman. Il aime également lire sur la jaquette les quelques lignes qui amorcent ou résument « l'his- toire » et, dans ce sens, la présentation des « Livres de poche » est un encouragement à la lecture des romans. Mais il faut ajouter que par ailleurs le roman est assez peu propre, sauf dans certains de ses derniers développe- ments, a constituer des « livres-objets » particulièrement diffusés par les «clubs de vente directe».

1. Libraires. Dans près de deux cents librairies de toutes tailles choisies dans des lieux très différents

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grandes villes, petites villes, cité dortoir, etc., j'ai pu observer sur une période de deux ans — octobre 1967 à octobre 1969 — que la proportion des romans en devan- ture n'était, en moyenne, jamais inférieure à 40 % de l'ensemble des livres présentés. Il existe, bien entendu, de multiples variations, le plus souvent saisonnières, la période faste pour les romans se situant toujours entre octobre et janvier (période des prix littéraires qui dans leur majorité ne couronnent que des romanciers). Les circonstances de l'actualité (mort d 'un écrivain, prix Nobel, grand prix national des Lettres, etc.), certaines campagnes commerciales (semaine du livre technique, quinzaine de la Pléiade), modifient la proportion des romans. Mais on en trouve toujours, sauf dans les librai- ries très spécialisées. Les stocks de livres en rayons sont constitués pour moitié au moins de romans (si l'on excepte tous les livres scolaires). Comme seuls quelques romans « marchent » bien au cours d'une saison, le volant des romans contemporains présents dans certaines librai- ries est extrêmement mobile et les invendus sont nom- breux, que l'on retrouve très tôt parfois après leur sortie, dans les boîtes des bouquinistes ou dans les librairies d'occasion.

Sur un autre plan, dans toutes les librairies que je connais, et même dans les plus modernes, l'accès aux rayons « grands romans français » ou « romans étran- gers » est toujours plus facile que l'accès au rayon « poésie» ou «théâtre».

Enfin, en grande majorité les libraires interrogés se disent encombrés par les romans et par les livres au format de poche, et incapables, faute de temps de lec- ture, de conseiller leurs clients.

2. Bibliothèques. Il convient de distinguer soigneuse- ment les biblothèques d'études des bibliothèques de lec- ture publique. Dans les premières, le nombre de titres de romans est très faible et ce sont presque toujours des romans consacrés, des romans « littéraires » ou d'avant- garde. Dans les bibliothèques de lecture publique (biblio- thèques municipales et centrale de prêt) la proportion des romans, quant aux titres, varie entre 40 et 75 % de l'ensemble des livres. Dans la bibliothèque centrale de prêt d'un département moyen de l'ouest de la France, le nombre de titres de romans est de l'ordre de 40 % de

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l'ensemble des livres. Dans la bibliothèque municipale du chef-lieu de ce département la proportion de romans (policiers inclus, romans pour la jeunesse exclus) est de plus de 50 %. Dans la section «bibliobus urbain» de cette même bibliothèque, la proportion de romans atteint presque 75 %. Ce dernier chiffre est significatif. Le bibliobus urbain dessert, en effet, les quartiers neufs et les grands ensembles périphériques de la ville. Au début de la campagne, la bibliothécaire avait équilibré les genres de livres qu'elle proposait. Très vite, il a fallu augmenter la proportion de romans, et surtout de romans policiers, pour que la fréquentation du bibliobus s'ac- croisse.

Dans les bibliothèques privées, par exemple dans l'en- semble des dépôts de l'organisation « Bibliothèques pour tous », la proportion des romans est plus importante encore (70 à 80 %), avec une très forte proportion de romans traduits de l'anglais ou de l'américain. Un pour- centage de plus de 60 % de romans s'observe de même dans la vingtaine de bibliothèques d'entreprises que j'ai pu voir fonctionner de près.

En résumé, et pour la France, on peut dire que dans toutes les bibliothèques ouvertes au grand public, les romans constituent toujours le fond le plus important.

Mais quelle part occupent réellement les romans dans les lectures des Français ? C'est ce qui nous reste à envisager maintenant.

c. Les lecteurs.

On sait que grossièrement, plus de 58 % des Français de plus de 20 ans ne lisent jamais de livres, donc jamais de romans si l'on excepte bien entendu les feuilletons et sans doute les récits de toute nature : photos-romans, bandes dessinées, etc., à propos desquels il est très diffi- cile de faire une quelconque analyse. Les conclusions d'un sondage effectué entre octobre 1966 et janvier 1967 pour le Syndicat national des éditeurs permettent de mieux préciser ces données 1 :

1. L'ensemble de la population achète peu de livres et

1. Il ne s'agit ici que des livres achetés.

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53 % de la population n'ont acheté aucun livre en trois mois.

2. La jeunesse (de 15 à 19 ans) constitue pour le livre dans son ensemble le secteur le plus important du marché.

Si l'on excepte naturellement les livres scolaires, il est certain qu'à de très rares exceptions près (lecteurs de poètes ou fanatiques de livres de cinéma), les jeunes gens achètent (ou empruntent dans les bibliothèques) presque exclusivement des romans. Il est sûr en tout cas que les vieux lecteurs lisent de moins en moins de romans. Les raisons de cette désaffection progressive pour les romans sont nombreuses et relativement faciles à déterminer — les romans n'ont pas, et selon une très tenace tradition, la réputation de constituer une lecture sérieuse — on n'a plus de temps à perdre, donc il est nécessaire de lire des livres qui « apportent quelque chose ». Nous verrons également par la suite que beau- coup de vrais « liseurs » de romans préfèrent, en vieil- lissant, les relectures de récits ou de romans et, pour certains «amateurs », relire Stendhal est plus enrichis- sant que lire le dernier roman du jeune romancier à la mode. Enfin, il est certain qu'une certaine expérience fait parfois paraître futiles les « histoires » qui préten- dent refaire la vie ou la raconter.

3. L'achat de livres est très variable selon le niveau d'instruction et le niveau de revenus.

Cette constatation mérite une analyse plus fine. D'une façon générale et si on ne se contente pas d'observer le phénomène « achat » de livres, on peut dire que le pre- mier facteur « niveau d'instruction » est beaucoup plus important que le second. On le voit bien en étudiant la clientèle des livres au format de poche. Dans ce cas, le facteur « prix » n'intervient que très relativement. Par contre, entrent en jeu non seulement le niveau d'instruc- tion, mais encore, comme Bourdieu et Passeron l'ont bien montré dans leurs études, l 'environnement culturel. En ce qui concerne les romans, il convient de nuancer plus encore. Les gens qui achètent des romans — chez les libraires ou dans les divers points de vente de livres de poche — appartiennent effectivement à des catégories socio-professionnelles cultivées. Mais on ne peut en dire autant des acheteurs de romans policiers, ou de photos- romans, qui se rencontrent d'ailleurs dans toutes les

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couches de la société. De même, ou plutôt inversement, les romans d'avant-garde ne sont lus que par une petite catégorie de lecteurs, critiques, écrivains, étudiants. Et l'on pourrait à ce propos reprendre le mot d'Audiberti que je citais à propos des lecteurs de livres de poésie : « Nous lisons nos livres. »

Dans les bibliothèques de lecture publique, la catégorie des lecteurs de romans est assez bien délimitée : jeunes, femmes sans profession, rentiers, retraités, employés, le niveau d'instruction ne semblant intervenir que pour les romans «lit téraires» ou « d'avant-garde ».

4. En nombre de livres, les genres les plus demandés sont : les romans policiers, les romans d'aventures. Le livre d'enseignement occupe également une place privi- légiée.

Cette constatation vaut intégralement pour toutes les bibliothèques de lecture publique. Dans une importante bibliothèque centrale de prêt, la proportion de romans proposés aux lecteurs (essentiellement habitants de gros bourgs et de petites villes) est, nous l'avons vu, de 40 % par rapport à l'ensemble des livres. Or, le pourcentage des romans dans les livres demandés par les lecteurs est de plus de 60 % et dans ces 60 % la proportion des romans policiers et d'aventures dépasse les 50 %. On pourrait assez facilement généraliser ces données avec quelques nuances dues à des conditions locales particu- lières ou à des bibliothécaires soucieux, soit de faire lire autre chose, et dans ce cas ils tendent à réduire la pro- portion de romans de leur fonds — soit de répondre à la demande réellement — et alors ils l'augmentent.

L'enquête sur laquelle nous nous appuyons nous per- met d'obtenir des résultats plus fins encore. Les enquê- teurs avaient divisé la population interrogée en cinq groupes :

— Le premier groupe, non lecteurs, non acheteurs ruraux (36 % de la population) de faible revenu, de faible niveau d'instruction, lit peu et pour ainsi dire pas de livres.

— Le groupe 2, non lecteurs, non acheteurs urbains (21 % de la population) en majorité des citadins au revenu moyen, au faible niveau d'instruction, lit un peu plus, mais surtout des journaux et des hebdomadaires. C'est dans cette catégorie que l'on trouve surtout, et chez les femmes en particulier, les lecteurs de romans-