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LE ROMAN DU RENARD - Bouquineux.com panthère dit à son tour : « Que servent les paroles et les plaintes ? elles sont de peu d’effet : le mal est assez notoire. Reineke est un

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Johann Wolfgang vonGoethe

LE ROMAN DURENARD

1794

Traduction par Jean-Jacques Porchat(1800 –1864)

Édition reproduite, Scripta Manent – 1929

CHANT PREMIER

Pentecôte, l’aimable fête, était venue ; les champs etles bois étaient verts et fleuris ; sur les hauteurs et lescollines, dans les bosquets et les buissons, les oiseaux,nouvellement éveillés, gazouillaient leurs joyeuseschansons ; chaque prairie se jonchait de fleurs dans lesvallons embaumés ; le ciel serein, la terre diaprée,brillaient avec un air de fête.

Noble, le roi, assemble sa cour, et ses vassaux,convoqués, se hâtent d’accourir en grande pompe ;beaucoup de fiers personnages arrivent de toutes parts :

Lutke, la grue, et Markart, le geai, et tous lesmeilleurs. Car le roi veut tenir cour plénière avec tous ses

barons. Il les fait convoquer tous ensemble, aussi bien lesgrands que les petits. Nul ne devait y manquer, etpourtant quelqu’un y manqua : ce fut Reineke, le renard,le fripon, qui, pour ses nombreux méfaits, s’abstint deparaître à la cour. Comme la mauvaise conscience craint lejour et la lumière, le renard craignait les seigneursassemblés. Tous avaient à se plaindre : il les avait tousoffensés, et il n’épargnait que Grimbert, le blaireau, le filsde son frère.

Ysengrin, le loup, fit sa plainte le premier. Accompagnéde tous ses cousins et partisans, de tous ses amis, il seprésenta devant le roi et fit sa déclaration juridique :

« Très-honoré seigneur et roi, entendez mes griefs.Vous êtes noble et grand et honorable ; vous faites àchacun justice et grâce : soyez donc aussi touché dudommage que Reineke, le renard, m’a fait souffrir avecgrande honte ; mais, avant tout, ayez pitié de ma femme,qu’il a tant de fois outragée insolemment, et de mesenfants, qu’il a maltraités. Hélas ! il les a souillésd’immondices, d’ordures corrosives, tellement que j’en aitrois encore à la maison qui sont au martyre, dans unecruelle cécité. À la vérité, tout le crime est notoire depuislongtemps ; un jour était même fixé pour faire droit à cesplaintes. Il offrait de prêter serment ; mais bientôt il achangé de résolution, et s’est enfui au plus vite dans sonfort. C’est là ce que savent trop bien toutes les personnesici présentes à mes côtés. Seigneur, quatre semaines neme suffiraient pas pour conter brièvement les souffrancesque le drôle me prépare. Quand toute la toile de Gand,autant que l’on en fabrique, serait changée en parchemin,

elle ne contiendrait pas tous ses mauvais tours, et je lespasse sous silence. Mais le déshonneur de ma femme medévore le cœur : je le vengerai, quoi qu’il puisse arriver. »

Quand Ysengrin eût parlé de la sorte, le cœur affligé,un petit chien, qui se nommait Wackerlos, s’avança et ditau roi, en français, comme quoi il était pauvre, et qu’il nelui était resté rien qu’un petit morceau de saucisse dansun buisson dépouillé ; que cependant Reineke le lui avaitpris. Le chat, en colère, s’élança et parut à son tour. Il dit :

« Noble maître, nul ne doit se plaindre des offenses duscélérat plus que le roi lui-même. Je vous le dis, il n’estpersonne dans cette assemblée, jeune ou vieux, à qui cemisérable ne cause plus de crainte que vous. Cependant laplainte de Wackerlos est futile. Il y a des années quel’affaire s’est passée. C’est à moi que la saucisseappartenait. J’aurais dû faire alors ma plainte. J’étais alléà la chasse. Sur mon chemin, je visitai un moulin pendantla nuit. La meunière dormait : je dérobai sans bruit unepetite saucisse, je dois l’avouer. Si Wackerlos avait sur ellequelque droit, il le devait à mon industrie. »

La panthère dit à son tour :« Que servent les paroles et les plaintes ? elles sont de

peu d’effet : le mal est assez notoire. Reineke est unvoleur, un meurtrier. Je puis l’affirmer hardiment. Lesseigneurs le savent bien ; point d’attentats qu’il necommette. Quand tous les nobles, quand l’augustemonarque lui-même, perdraient l’honneur et les biens, ils’en rirait, s’il y gagnait seulement un morceau de chapon

s’en rirait, s’il y gagnait seulement un morceau de chapongras. Sachez comme il maltraita hier Lampe, le lièvre. Levoici, le pauvret, qui n’a lésé personne. Reineke fit ledévot et voulait l’instruire en tout point brièvement, et dece qui concerne l’office de chapelain. Ils s’assirent l’undevant l’autre et commencèrent le Credo. Mais Reinekene put renoncer à ses anciennes ruses. Durant la paix denotre roi et le sauf-conduit, il saisit Lampe avec ses ongleset tirailla traîtreusement le brave homme. Je vins àpasser sur la route et j’entendis leur chant, qui, à peinecommencé, fut interrompu. Je prêtai l’oreille et je fus biensurpris ; mais, quand j’arrivai, je reconnus Reineke sur-le-champ. Il avait pris Lampe au collet, et lui aurait sansdoute arraché la vie, si, par bonheur, je n’étais passurvenu. Le voilà. Considérez les blessures du bravehomme, que nul ne songe à offenser. Si notre maître veutsouffrir, seigneur, si vous voulez permettre que la paix duroi, sa lettre et son sauf-conduit soient insultés par unbrigand, oh ! le roi et ses enfants entendront longtempsencore les reproches des gens qui aiment le droit et lajustice. »

Ysengrin dit là-dessus :« Il n’en sera pas autrement, et, par malheur, Reineke

ne nous fera jamais rien de bon. Oh ! fût-il mort depuislongtemps ! Ce serait le mieux pour les gens paisibles.Mais, s’il est pardonné cette fois, il trompera bientôt avecaudace tels qui s’en doutent le moins aujourd’hui. »

Alors le blaireau, neveu de Reineke, prit la parole etplaida hardiment en faveur de son oncle, quoique safausseté fût bien connue.

« Seigneur Ysengrin, dit-il, il est vieux et vrai leproverbe : À bouche ennemie jamais ne te fie. En vérité,mon oncle n’a pas non plus à se louer de vos paroles. Maisla chose vous est facile. S’il était à la cour, aussi bien quevous, et s’il jouissait de la faveur du roi, assurément vousauriez à vous repentir d’avoir parlé avec tant de malice, etrenouvelé de vieilles histoires ; quant au mal que vousavez fait vous-même à Reineke, vous le passez soussilence. Et cependant plusieurs de nos messieurs saventcomme vous aviez fait ensemble une alliance et promistous les deux de vivre en camarades. Il faut que je contela chose. Une fois, en hiver, il courut pour vous de grandsdangers. Un voiturier, qui menait une charretée depoissons, passait sur la route. Vous en eûtes vent, et vousauriez, à tout prix, voulu manger de sa marchandise : parmalheur, l’argent vous manquait. Alors vous persuadezmon oncle ; il se couche finement, comme mort, sur laroute. C’était, par le ciel, une audacieuse entreprise ! Maisécoutez quels poissons il eut en partage ! Le voiturierapproche, et voit mon oncle dans l’ornière. Il tire vite son

coutelas pour lui assener un coup. Le rusé ne s’émeut pas,ne bouge pas, comme s’il était mort. Le voiturier le jettesur le chariot, et, d’avance, il se réjouit à l’idée de lafourrure. Voilà donc ce que mon oncle risqua pourYsengrin. Le voiturier continua sa marche, et Reineke jetades poissons à bas. Ysengrin accourut de loin sans bruit : ilmangea les poissons. Reineke se lassa d’aller en voiture. Ilse leva, sauta de la charrette, et voulut aussi manger sapart du butin. Mais Ysengrin avait tout dévoré ; il s’étaitbourré plus que de raison et faillit en crever. Il n’avaitlaissé que les arêtes, et il offrit les restes à son ami. Unautre tour encore ! Je vous en ferai de même un récitfidèle. Reineke savait que chez un paysan était pendu aucroc un cochon gras, tué le jour même. Il en fit confidenceau loup. Ils partent, décidés à partager fidèlement le gainet le danger. Mais la fatigue et le danger furent pour luiseul, car il grimpa à la fenêtre, et, à grand’peine, jeta auloup la proie commune. Par malheur, les chiens n’étaientpas loin, qui le flairèrent dans la maison et lui déchirèrentla peau bel et bien. Il s’échappa blessé, courut à larecherche d’Ysengrin, lui conta ses souffrances et réclamasa part. Ysengrin lui dit : « Je t’ai réservé un friandmorceau. Mets-toi à l’ouvrage et me le dépèce de la bonnemanière. Comme la graisse va te régaler ! » Et il apportale morceau : c’était le bâton courbé auquel le boucheravait suspendu le cochon. L’excellent rôti, le loup glouton,injuste, l’avait dévoré. De colère, Reineke resta muet ;mais ce qu’il pensa, vous le pensez vous-mêmes. Ô roi, jevous assure que le loup a joué plus de cent tours pareils àmon oncle, toutefois je n’en dirai rien. Si Reineke lui-

même est assigné, il se défendra mieux. Cependant, trèsgracieux roi, noble monarque, je dois le faire observer,vous avez entendu, et ces seigneurs ont entendu, commele discours d’Ysengrin a follement blessé l’honneur de sapropre femme, qu’il devait protéger au péril de sa vie. Eneffet, il y a sept ans et plus, mon oncle donna une bonnepart de son amour et de sa foi à la belle Giremonde.L’affaire eut lieu dans un bal de nuit. Ysengrin était envoyage. Je dis la chose comme je la sais. Elle s’est souventprêtée à ses désirs, amicale et polie. Qu’y a-t-il de plus !Elle n’a jamais fait de plainte ; elle vit et se porte bien :pourquoi fait-il tant de bruit ? S’il était sage, il ne diraitmot de l’affaire. Il n’y gagnera que la honte. Je passe àautre chose, poursuivit le blaireau. Voici l’histoire dulièvre ! Vide et frivole commérage ! Le maître ne devraitdonc pas châtier l’élève, quand il est inattentif etinappliqué ? Si l’on ne pouvait punir les enfants, et si lalégèreté, l’indocilité, avaient pleine carrière, commentélèverait-on la jeunesse ? Puis, Wackerlos se plaintd’avoir perdu en hiver une andouillette derrière unbuisson. Il ferait mieux de souffrir son mal en silence, car,nous venons de l’apprendre, l’andouille était volée.Comme il vient, s’en va le bien. Et qui peut faire un crimeà mon oncle d’avoir enlevé au voleur le bien volé ? Lesgens nobles et de haute naissance doivent se montrerhostiles et redoutables aux voleurs. Et, s’il l’avait alorspendu, le cas serait excusable. Cependant il l’a laissé libre,par respect pour le roi, car il n’appartient qu’au roid’infliger la peine de mort. Mais mon oncle doit s’attendreà peu de reconnaissance, si juste qu’il soit et opposé aux

forfaits. Depuis que l’on a proclamé la paix du roi, nul nes’observe comme lui. Il a changé de vie ; il ne mangequ’une fois le jour, il vit comme un ermite, il se mortifie,porte une haire sur la chair nue et s’abstient tout à fait,depuis longtemps, de gibier et de bêtes privées, commehier encore me le disait une personne qui lui a fait visite.Il a quitté son château de Maupertuis, et se construit unermitage pour demeure. Comme il est devenu maigre etpâle de faim, de soif et d’autres sévères pénitences, qu’ilendure avec contrition, vous pourrez vous en convaincrevous-mêmes. En effet, que chacun l’accuse ici, quel tortcela peut-il lui faire ? Qu’il vienne seulement, il fera valoirson droit et confondra ses ennemis. »

Comme Grimbert achevait de parler, on fut biensurpris de voir paraître Henning, le coq, avec sa troupe.Sur un triste brancard était portée une poule sans cou etsans tête. C’était Grattepied, la meilleure des poulespondeuses. Hélas ! son sang coulait, et Reineke l’avaitrépandu ! On venait en informer le roi. Quand le vaillantHenning parut devant lui, dans l’attitude d’une afflictionprofonde, deux coqs, en deuil également, se présentèrentavec lui. L’un s’appelait Kreyant : il était impossible d’entrouver un meilleur de Hollande jusqu’en France. L’autre,qui pouvait soutenir avec lui la comparaison, s’appelaitKantart, vigoureux, hardi compagnon. Chacun d’euxportait un flambeau allumé ; ils étaient les frères de ladame égorgée. Leurs cris douloureux demandaient justicedu meurtrier. Deux jeunes coqs portaient le brancard, etl’on pouvait entendre de loin leurs lamentations. Henningprit la parole :

« Très-honoré seigneur et roi, nous portons plaintepour un dommage irréparable. Considérez aveccompassion le tort qui nous est fait, à mes enfants et àmoi. Vous voyez ici l’ouvrage de Reineke. Lorsque l’hivereut pris fin, que le feuillage et les fleurs nous appelèrentau plaisir, je me félicitais de voir ma famille passer avecmoi les beaux jours dans la joie. Je comptais dix jeunes filset quatorze filles, tous heureux de vivre. Ma femme,l’excellente poule, les avait élevés tous en un seul été.Tous étaient vigoureux et bien contents. Ils trouvaientleur nourriture journalière dans une place très sûre. La

cour appartenait à de riches moines ; le mur nousdéfendait, et six grands chiens, vaillants commensaux dulogis, chérissaient mes enfants et veillaient sur leur vie ;mais Reineke, le voleur, était fâché de nous voir couler enpaix d’heureux jours et échapper à ses ruses. Sans cesse ilrôdait, la nuit, autour de la muraille, et guettait par laporte. Les chiens le remarquèrent. Alors il lui fallutcourir ! Enfin ils le saisirent une fois bel et bien et luifrottèrent la peau ; mais il s’échappa, et nous laissaquelque trêve. Écoutez maintenant : peu de temps après,il vint, habillé en ermite, et m’apporta une lettre scellée.Je reconnus votre sceau sur la lettre. Elle portait que vousaviez proclamé une solide paix chez les bêtes et lesoiseaux ; et il m’annonça qu’il était devenu ermite ; qu’ilavait fait des vœux sévères, pour expier les péchés dont ils’avouait coupable ; que personne n’avait donc plus rien àcraindre de lui ; qu’il avait fait un vœu solennel de ne plusmanger de viande jamais. Il me fit remarquer son froc,me montra son scapulaire. En outre, il me produisit uncertificat, que le prieur lui avait donné, et, pour merassurer davantage, sous le froc, une chemise de crin. Puisil s’en alla en disant : « Que Dieu, Notre Seigneur, voustienne en sa garde ! J’ai encore beaucoup à faireaujourd’hui. J’ai à dire sexte et none et vêpres encore. » Illisait en marchant et méditait beaucoup de mal ; ilsongeait à notre perte. Moi, d’un cœur joyeux, jerapportai bien vite à mes enfants l’heureuse nouvelle devotre lettre. Tous se réjouirent. Reineke s’étant faitermite, nous n’avions plus aucun souci, aucune crainte : jesortis avec eux hors des murs, et nous jouissions tous de

la liberté. Mais, hélas ! il nous en prit mal. Il était blottitraîtreusement dans les buissons : il s’élança et nousbarra la porte. Il saisit le plus beau de mes fils etl’emporta. Et, une fois qu’il en eût tâté, plus de remède ; ilfaisait toujours de nouvelles tentatives. Ni les chasseurs niles chiens ne purent nous défendre jour et nuit contre sesruses. Il m’a ravi de la sorte presque tous mes enfants. Devingt je suis réduit à cinq. Il m’a volé tous les autres. Oh !soyez touché de notre douleur amère. Hier il a tué mafille. Les chiens ont sauvé le corps. Voyez, la voici. C’est luiqui l’a fait. Oh ! prenez la chose à cœur. »

Et le roi prononça ces paroles :« Approchez, Grimbert, et voyez : voilà comme jeûne

l’ermite ! voilà comme il fait pénitence ! mais, que je viveencore une année, et je l’en ferai sérieusement repentir.Au reste, que servent les paroles ? Écoutez, malheureuxHenning : de tous les honneurs qui sont rendus auxmorts, aucun ne manquera à votre fille. Je ferai chantervigiles pour elle : je la ferai ensevelir avec de grandshonneurs. Ensuite nous délibérerons avec ces messieurssur le châtiment du meurtre. »

Alors le roi commanda que l’on chantât vigiles.L’assemblée entonna Domine placebo ; ils chantèrenttous les versets. Je pourrais même rapporter qui chantales leçons et qui les répons ; mais ce serait trop delongueurs : j’aime mieux en rester là. Le corps fut couchédans une fosse, et l’on érigea dessus un beau marbre, policomme le verre, taillé en carré, grand et massif, sur lequelse lisaient distinctement ces mots :

GRATTEPIED,FILLE D’HENNING, LE COQ,LA MEILLEURE DES POULES,

PONDIT DES ŒUFS EN GRAND NOMBRE

ET SUT GRATTER LA TERRE HABILEMENT.HÉLAS ! ELLE EST ICI GISANTE,

RAVIE À SA FAMILLE

PAR LE CRIME DE REINEKE.QUE TOUT L’UNIVERS APPRENNE

COMME IL A MÉCHAMMENT

ET TRAITREUSEMENT AGI

ET QUE LA MORTE SOIT PLEURÉE.Voilà ce qui fut gravé sur le tombeau. Cependant le roi

fit convoquer les plus sages, afin de délibérer avec eux surla manière de punir le crime, qu’on avait exposé siclairement devant lui et devant les seigneurs. Ilsdécidèrent enfin qu’on enverrait un messager au rusémalfaiteur, pour qu’il ne se dérobât par aucune raison, et

malfaiteur, pour qu’il ne se dérobât par aucune raison, etpour le sommer de se présenter à la cour du roi, lepremier jour où les seigneurs se réuniraient. Brun, l’ours,fut chargé du message. Le roi dit à Brun :

« Je vous ordonne, moi, votre sire, de remplir lemessage avec zèle. Cependant je vous conseille laprudence ; car Reineke est faux et méchant. Il emploieratoutes sortes de ruses ; il vous flattera ; il vous mentira,vous trompera de son mieux.

– Nenni-da ! reprit l’ours avec confiance. Soyeztranquille. S’il osait s’y jouer seulement, et se permettrede me faire la moindre insulte, je le jure par Dieu, qu’ilveuille me punir, si je n’en fais de si terribles représailles,que Reineke ne puisse les endurer. »

CHANT DEUXIÈME

Ainsi donc Brun prit, avec un fier courage, le cheminde la montagne, à travers un désert qui était grand, longet large et sablonneux ; et, lorsqu’enfin il l’eût traversé, ilarriva aux montagnes où Reineke avait coutume dechasser. La veille même, il s’était diverti dans ces lieux.L’ours avança jusqu’à Maupertuis, où Reineke avait debeaux bâtiments. De tous les châteaux et de tous les fortsqui lui appartenaient en grand nombre, Maupertuis étaitle meilleur. Il y faisait sa résidence, aussitôt qu’il craignaitquelque mal.

Brun arriva au château, et trouva la porte ordinairesolidement fermée. Il passa devant, et, après un moment

de réflexion, il finit par crier :« Monsieur mon oncle, êtes-vous à la maison ? Brun,

l’ours, est arrivé ; il vient comme huissier du roi : car leroi a fait serment que vous devez comparaître à sa courdevant la justice. Je suis chargé de vous mander, afin quevous ne refusiez pas de soutenir vos droits et de rendreraison à chacun ; sinon il vous en coûtera la vie. Car, sivous faites défaut, vous êtes menacé de la roue et dugibet. Prenez donc le meilleur parti ; venez et suivez-moi.Autrement vous pourriez vous en mal trouver. »

Reineke entendit parfaitement ce discours, ducommencement à la fin ; il restait tranquillement auxécoutes et se disait :

« Si je pouvais payer à ce lourdaud ses orgueilleusesparoles ! Il faut que je rêve à la chose. »

Là-dessus il passa au fond de sa demeure, dans lessecrets réduits du château : car il était bâti avec beaucoupd’art. Il s’y trouvait des trous et des cavernes, avec centcorridors, étroits et longs, et diverses portes pour lesfermer et les ouvrir, selon le moment et le besoin.Apprenait-il qu’on le cherchait, au sujet de quelquemauvaise action, il trouvait là le meilleur asile. Souventaussi de pauvres bêtes s’étaient prises par simplicité dansces méandres : bonne capture pour le brigand. Reinekeavait entendu les paroles, mais il craignait sagement qued’autres personnes ne fussent en embuscade avec lemessager. Quand il se fut assuré que l’ours était venuseul, le rusé compère sortit et dit :

« Mon très cher oncle, soyez le bienvenu ! pardonnez-

moi, je disais vêpres, c’est pourquoi je vous ai faitattendre. Je vous remercie d’être venu : sans doute celame sera utile à la cour. J’ose l’espérer. À toute heure, mononcle, soyez le bienvenu ! En attendant, le blâme est pourcelui qui vous a imposé ce voyage, car il est long etpénible. Ô ciel, comme vous avez chaud ! votre poil estmouillé et votre respiration haletante. Le puissant roin’avait-il pas d’autre messager à m’envoyer que le nobleseigneur qu’il honore le plus ? Mais j’y trouverai monavantage. Je vous en prie, prêtez-moi votre assistancechez le roi, où l’on me calomnie indignement. Je mepropose, malgré ma situation critique, de me rendredemain librement à la cour, et c’est toujours ma pensée.Aujourd’hui seulement, je suis trop accablé pour faire levoyage. J’ai, par malheur, trop mangé d’un mets qui neme convient pas. J’en souffre de violentes douleurs. »

Brun, prenant la parole, lui dit :« Quel était ce mets, notre oncle ? »L’autre lui répondit :« À quoi cela vous serait-il bon, si je vous le disais ? Je

mène une misérable vie, mais je la souffre patiemment.Un pauvre homme n’est pas un comte. Et, quand il ne setrouve rien de mieux pour nous et les nôtres, il faut bienassouvir notre faim avec des rayons de miel, comme onpeut toujours en trouver. Je ne les mange que parnécessité. À présent, je suis gonflé. J’ai avalé cettevictuaille avec répugnance : comment pourrait-elle meprofiter ? Si je pouvais toujours m’en abstenir, ellen’approcherait pas de mon palais.

– Eh ! monsieur mon oncle, qu’ai-je entendu ? répliquaBrun. Vous dédaignez le miel, que tant de monderecherche ? Le miel, je dois vous le dire, est le meilleurdes mets, pour moi du moins. Oh ! procurez-moi du miel :vous n’aurez pas à vous en repentir. Je vous rendraiservice à mon tour.

– Vous raillez, dit l’autre.– Non, je vous le jure, répondit l’ours : j’ai parlé

sérieusement.– S’il en est ainsi, dit le rousseau, je puis vous servir :

car il demeure au pied de la montagne un paysan, nomméRusteviel. C’est lui qui a du miel !… Assurément, vous ettoute votre race, vous n’en vîtes jamais en si grandeabondance. »

Alors Brun sentit une convoitise immodérée de cemets favori.

« Ô mon oncle, s’écria-t-il, menez-moi vite chez cethomme : je m’en souviendrai. Procurez-moi du miel,quand même je n’en aurais pas de quoi me rassasier.

– Allons, dit le renard ; le miel ne manquera pas.Aujourd’hui, je suis, il est vrai, mauvais piéton ; maisl’affection que je vous ai vouée depuis longtemps merendra la marche moins pénible. Car je ne connaispersonne, parmi tous mes parents, que j’honore commevous. Venez donc ! À votre tour, vous me servirez à lacour du roi, par-devant nos seigneurs juges, en sorte queje confonde la violence de mes ennemis et leursaccusations. Je prétends vous repaître de mielaujourd’hui, autant que vous pourrez en porter. »

Le fripon avait dans la pensée les coups de bâtons despaysans irrités. Reineke courut en avant, et Brun le suivitaveuglément.

« Si je réussis, se disait le renard, je te mèneraiaujourd’hui dans un marché où tu trouveras du miel bienamer. »

Et ils arrivèrent à la ferme de Rusteviel. Cela renditl’ours bien joyeux, mais sans cause, comme il arrivesouvent aux fous de se tromper avec espérance.

Le soir était venu et Reineke savait qu’à cette heure,Rusteviel était d’ordinaire couché dans sa chambre.C’était un charpentier, un maître habile. Dans la cour setrouvait un tronc de chêne ; déjà, pour le diviser, il y avait

enfoncé deux coins épais, et, par en haut, l’arbre étaitouvert de près d’une aune. Reineke l’observa et il dit :

« Mon oncle, il se trouve dans cet arbre plus de mielque vous ne pensez. Fourrez dedans votre museau aussiavant que vous pourrez. Seulement je vous conseille den’en pas prendre à l’excès, avec gourmandise : vouspourriez vous en mal trouver.

– Croyez-vous, dit l’ours, que je sois un glouton ?Nullement. La modération est bonne en toutes choses. »

Il se laissa donc enjôler, et il fourra sa tête dans lafente jusqu’aux oreilles, et aussi les pieds de devant.Reineke se mit à l’œuvre, et, à force de tirailler, il arrachales coins, et l’ours fut pris, la tête et les pieds étroitementserrés. Ni reproches, ni flatteries ne servirent de rien ;Brun avait assez à faire, quoique vigoureux et hardi : etvoilà comme le neveu prit l’oncle au piège par adresse.L’ours hurlait et gémissait, et, avec les pieds de derrière,il grattait de fureur ; il fit tant de vacarme, que Rustevielaccourut. Le maître se demandait ce que ce pouvait être,et il apportait sa hache, afin qu’on le trouvât les armes à lamain, si quelqu’un songeait à lui faire tort.

Cependant Brun se trouvait dans une grandeangoisse : il était serré violemment dans la fente : il tiraitet se démenait, rugissant de douleur. Mais, avec toute sapeine, il ne gagnait rien ; il croyait ne jamais sortir de là.Reineke en avait aussi la joyeuse assurance. Quand il vitRusteviel s’avancer de loin, il cria :

« Brun, comment va-t-il ? Modérez-vous et ménagezle miel. Dites-moi, a-t-il bon goût ? Voici Rusteviel, qui

veut vous régaler. Il vous apporte, après le repas, un petitcoup à boire. Grand bien vous fasse ! »

Là-dessus Reineke s’en retourna à Maupertuis, lechâteau. Rusteviel arriva, et, quand il aperçut l’ours, ilcourut appeler les paysans, qui buvaient encore ensembleau cabaret.

« Venez ! leur cria-t-il, un ours est pris dans ma cour :je dis la vérité. »

Ils le suivirent et coururent ; chacun s’arme à la hâte,aussi bien qu’il peut. L’un prend la fourche à la main,l’autre son râteau ; le troisième et le quatrième accourentarmés de piques et de hoyaux ; le cinquième est munid’un pieu ; le curé même et le sacristain arrivent avecleurs outils. Enfin la cuisinière du curé (Madame Jeanne,qui savait apprêter et cuire la bouillie de gruau commepersonne) ne resta pas en arrière. Avec sa quenouille,auprès de laquelle elle avait été assise tout le jour, elleaccourut, pour frotter la peau du malheureux ours. Danssa détresse horrible, Brun entendait le vacarme croissant,et, par un effort violent, il arracha sa tête de la fente :mais la peau et les poils de la face, jusqu’aux oreilles,restèrent dans l’arbre. Non, il ne se vit jamais de bête plusà plaindre. Le sang lui coulait par-dessus les oreilles. Quelui servait-il d’avoir délivré sa tête ? Les pattes restaientprises dans le tronc. À force de tirer, il les dégage. Il étaitfurieux et ne se connaissait plus : les ongles et la peau despieds étaient demeurés dans la fente serrée. Hélas ! celan’avait pas le goût de ce doux miel que Reineke lui avaitfait espérer ; le voyage avait mal réussi ; Brun avait fait

une course malheureuse. Sa barbe, ses pieds, ruisselaientde sang ; il ne pouvait se tenir debout : il ne pouvaitramper ni marcher. Et Rusteviel accourait pour le battre.Il fut assailli par tous ceux qui étaient venus avec lemaître. Le tuer était leur désir. Le curé portait à la mainun long bâton et le frappa de loin. L’ours se tournait avecpeine de çà et de là ; la troupe le pressait, les uns par ici,avec des piques, les autres par là, avec des haches : leforgeron apportait tenailles et marteau : ceux-ci venaientavec des pelles, ceux-là avec des bêches ; ils frappaientsur l’ours et criaient, et frappaient tant que, saisi d’unedouloureuse angoisse, il se roulait dans ses ordures. Tousle pressaient : nul ne restait en arrière. Schloppe, lebancal, Ludolphe, le camus, étaient les plus acharnés, etGérold agitait dans ses mains crochues le fléau de bois : àses côtés était son beau-frère Kucklerei, le gros : l’un etl’autre frappaient au mieux ; mais Quack et MadameJeanne ne manquaient pas de faire leur devoir. TalkeLorden Quacks frappa de sa hotte le malheureux. Et ceuxque nous nommons n’étaient pas les seuls : hommes etfemmes accouraient en foule, et ils voulaient la vie del’ours. Kucklerei criait plus que les autres. Il se croyait unpersonnage : car Madame Willigetrude, qui demeuraitderrière la porte du village, était, on le savait, sa mère.Son père, on ne l’avait jamais connu : toutefois les paysanssupposaient que le noir Sander, le faucheur, fiercompagnon, quand il était seul, pourrait bien être sonpère. Les pierres volaient aussi comme grêle, menaçantde toutes parts Brun désespéré. Soudain le frère deRusteviel s’élança en avant, et, d’un épais et long gourdin,

il asséna un tel coup sur la tête de l’ours, qu’il n’y voyaitet n’entendait plus : cependant il se relève de ce rudecoup ; il se jette, furieux, au travers des femmes, quichancellent, qui tombent et crient ; quelques-unes sontprécipitées dans l’eau ; et l’eau était profonde. Le curépousse un cri.

« Voyez, dit-il, Madame Jeanne, la cuisinière, nage là-bas, dans sa fourrure, et voici la quenouille ! Au secours,mes amis ! Je donne, en récompense, deux tonneaux de

bière et force indulgences et pardons. »Tous laissèrent l’ours comme mort, et coururent à

l’eau après les femmes : on en tira cinq sur le bord. Tandisque les hommes étaient occupés sur la rive, l’ours, en sagrande détresse, se traîna dans l’eau, rugissant del’effroyable douleur qu’il sentait. Il aimait mieux se noyerque de souffrir si honteusement les coups. Il n’avaitjamais essayé de nager, et il espérait finir sur-le-champ savie. Contre son attente, il se sentit nager, et il futheureusement porté par le courant. Tous les paysans levirent et s’écrièrent :

« Voilà qui sera pour nous une honte éternelle ! »Ils étaient furieux ; ils maudissaient les femmes.« Qu’elles auraient mieux fait de rester à la maison !

Voyez-vous à présent ? Il nage, il s’en va. »Ils allèrent visiter la bille de chêne, et ils y trouvèrent

encore la peau et le poil de la tête et des pieds. On en ritet l’on crie :

« Tu reviendras sans doute : nous gardons tes oreillesen gage. »

C’est ainsi qu’ils ajoutaient la raillerie au dommage ;mais il était joyeux d’avoir du moins échappé à sa perte. Ilmaudissait les paysans qui l’avaient battu : il gémissait dela douleur qu’il sentait aux pieds et aux oreilles ; ilmaudissait Reineke, qui l’avait trahi. En faisant cesimprécations, il nageait toujours ; la rivière, qui étaitgrande et rapide, l’emporta, en peu de temps, presqueune lieue plus bas. Alors il rampa sur le rivage même tout

haletant. Jamais le soleil ne vit de bête plus tourmentée.Il ne croyait pas vivre jusqu’au lendemain ; il croyaitmourir sur-le-champ et s’écriait :

« Ô Reineke, traître félon ! méchante créature ! »Puis il pensait aux paysans qui l’avaient battu, il

pensait à l’arbre, et maudissait les ruses de Reineke.De son côté, le renard, après avoir, de propos délibéré,

conduit son oncle au marché, pour lui procurer du miel,courut après les poules. Il connaissait l’endroit, et il enattrapa une : il courut, et traîna bien vite sa proie vers larivière. Il la dévora aussitôt, et se hâta d’aller à sesaffaires, en suivant toujours la rive. Il but de l’eau et sedit :

« Oh ! que je suis charmé d’avoir mené cet oursstupide à la métairie ! je gage que Rusteviel lui aura faittâter sa hache. L’ours s’est toujours montré mon ennemi :j’ai pris ma revanche. Je l’ai toujours appelé mon oncle :maintenant il est resté mort à l’arbre, et je veux m’enréjouir tant que je vivrai. Il ne fera plus ni plaintes, nidommage. »

Comme il se promène ainsi, il regarde en bas vers larive et voit Brun qui se roule. Cela le blesse au cœur quel’ours ait échappé vivant.

« Rusteviel, s’écria-t-il, paresseux, grossier, bélître, tudédaignes un pareil morceau, qui est gras, et de bon goût,que tant d’honnêtes gens désirent, et qui était sicommodément tombé dans tes mains ! Mais l’honnêteBrun t’a laissé un gage pour ton hospitalité. »

C’est ainsi qu’il se parlait à lui-même, lorsqu’ill’aperçut affligé, épuisé et sanglant. Enfin il lui cria :

« Monsieur mon oncle, je vous retrouve ici ? Avez-vous oublié quelque chose chez Rusteviel ? Dites-moi, jelui ferai savoir où vous êtes. Mais, s’il faut le dire, je croisque vous avez volé à cet homme beaucoup de miel, oubien l’avez-vous honnêtement payé ? Comment les chosesse sont-elles passées ? Hé ! comme vous voilà fait ! vousavez une piteuse mine ! le miel n’était-il pas de bon goût ?Il s’en trouve encore à vendre pour le même prix. Or çà,dites-moi vite, mon oncle, à quel ordre vous êtes-voussitôt consacré, pour vous être mis à porter sur la tête unebarrette rouge ? Êtes-vous abbé ? Assurément le barbierqui vous a tondu le crâne vous a coupé les oreilles : vousavez perdu votre toupet, à ce que je vois, et de plus lapeau de vos joues et vos gants. Où donc les avez-vouslaissés ? »

Voilà les propos railleurs que Brun dut s’entendredébiter, et, de douleur, il ne pouvait parler ni prendre unparti, ni se tirer d’affaire. Pour n’en pas entendredavantage, il se traîna derechef dans l’eau, et, emportépar le courant rapide, il aborda sur une rive basse. Là il secoucha, souffrant et misérable, et, poussant des crisplaintifs, il se dit à lui-même :

« Oh ! si l’un d’eux m’avait donné le coup de grâce ! jene puis marcher, et je devrais achever mon voyage ; jedevrais me rendre à la cour du roi, et je reste en cheminavec ignominie, par la méchante trahison de Reineke. Sij’en réchappe, certainement je t’en ferai repentir. »

Cependant il se leva avec effort, se traîna pendantquatre jours, avec d’horribles douleurs, et arriva enfin à lacour. Quand le roi vit l’ours dans sa détresse, il s’écria :

« Bon Dieu ! Est-ce Brun que je vois ? Pourquoi arrive-t-il si maltraité ? »

Et Brun répondit :« Hélas ! elle est pitoyable la souffrance que vous

voyez. Voilà comme Reineke, le scélérat, m’aoutrageusement trahi. »

Alors le monarque irrité dit ces paroles :« Certainement je veux punir le forfait sans

miséricorde, Reineke oserait insulter un seigneur tel queBrun ! Oui, sur mon honneur, par ma couronne, je le jure,Reineke donnera à Brun toutes les satisfactions qu’ilexigera. Si je ne tiens pas ma parole, je veux ne plusporter l’épée ; j’en fais le serment solennel. »

Et le roi ordonne que le conseil s’assemble, délibère etfixe sur-le-champ la peine de ces attentats. Tous furentd’avis que, si tel était le bon plaisir du roi, Reineke fût citéde nouveau, qu’il eût à comparaître, pour soutenir sondroit contre la plainte et la réclamation. Hinze, le chat,pourrait porter le message à Reineke, parce qu’il étaithabile et prudent. Tel fut l’avis unanime.

Alors le roi rassembla autour de lui ses fidèles et il dit àHinze :

« Rappelez-vous bien la volonté des seigneurs. SiReineke se fait assigner une troisième fois, ce sera pourl’éternel dommage de lui-même et de toute sa race. S’il

est sage, il viendra sans tarder. Faites-lui bien sa leçon. Ilméprise les autres, mais il écoutera vos conseils. »

Le chat répondit :« Que ce soit pour le gain ou le dommage, quand

j’arriverai chez lui, comment devrai-je m’y prendre ?Faites ou ne faites pas, je m’en rapporte à vous, mais jeserais d’avis qu’il vaudrait mieux envoyer tout autre quemoi, car je suis bien petit. Brun, l’ours, est grand et fort, etil n’a pu le contraindre : de quelle manière en viendrai-jeà bout ? Oh ! veuillez m’excuser.

– Vous ne me persuadez point, répondit le roi : ontrouve maint petit homme plein d’une ruse et d’unesagesse étrangères à bien des grands. Sans avoir une taillede géant, vous êtes néanmoins savant et sage. »

Le chat obéit en disant :« Que votre volonté soit faite ! si je puis voir en chemin

un signe à main droite, mon voyage réussira. »

CHANT TROISIÈME

Hinze, le chat, n’avait fait encore qu’un bout dechemin, lorsqu’il aperçut de loin un oiseau de Saint-Martin, et il lui cria :

« Noble oiseau, salut ! oh ! tourne tes ailes et vole à madroite ! »

L’oiseau vola et vint se percher à la gauche du chat,sur un arbre, pour chanter. Hinze fut très affligé : ilcroyait entendre son malheur. Cependant il repritcourage, comme font bien d’autres. Il continua son cheminvers Maupertuis. Là il trouva Reineke assis devant lamaison. Il le salua et lui dit :

« Que le Dieu puissant et secourable vous donne lebonsoir ! Le roi menace votre vie, si vous refusez de mesuivre à la cour, et il me charge en outre de vous dire :« Venez répondre en justice à vos accusateurs :autrement, votre famille en souffrira. »

Reineke répondit :« Soyez le bienvenu, mon très cher neveu. Puisse Dieu

vous bénir selon mes souhaits ! »Or il ne pensait pas ainsi dans son traître cœur ; il

méditait de nouvelles ruses : il voulait renvoyer à la courle messager avec insulte. Appelant toujours le chat sonneveu, il dit :

« Mon neveu, quel souper vous servirai-je ? On dortmieux quand on est rassasié. Que je sois aujourd’hui votrehôte, nous irons demain ensemble à la cour. Tel est monavis. Je ne sais aucun de mes parents auquel je me fie plusvolontiers. L’ours glouton était venu chez moi fièrement.Il est colère, il est fort, et, pour beaucoup, je n’aurais pasosé voyager à ses côtés. Mais vous entendez bien que j’iraivolontiers avec vous. Nous partirons de bon matin. C’estce qui me semble le plus à propos. »

Hinze répondit :« Il vaudrait mieux nous rendre sur-le-champ à la

cour, tels que nous voilà : la lune brille sur la bruyère, leschemins sont bons. »

Reineke répliqua :« Je trouve qu’il est dangereux de voyager la nuit. Tel

nous salue amicalement pendant le jour, qui, s’il nous

rencontrait de nuit, pourrait bien nous faire un mauvaisparti. »

Mais Hinze reprit la parole :« Eh ! si je reste ici, mon neveu, apprenez-moi ce que

nous mangerons. »Reineke répondit :« Nous vivons chétivement : cependant, si vous restez,

je vous servirai des rayons de miel tout frais. Je choisirailes plus purs.

– Je ne mange jamais de ces choses-là, reprit le chaten murmurant. S’il ne se trouve rien à la maison, donnez-moi une souris. Rien de mieux pour me repaître : gardezle miel pour d’autres.

– Aimez-vous tant les souris ? dit Reineke. Parlezsérieusement : je puis vous en pourvoir. Mon voisin lecuré a dans la cour une grange, où se trouvent des souris,plus qu’une charrette n’en pourrait emporter. J’entendsle curé se plaindre qu’elles lui deviennent nuit et jour plusincommodes. »

Le chat dit étourdiment :« Faites-moi l’amitié de me conduire chez les souris,

car j’en fais plus de cas que du gibier et de tout aumonde : c’est mon plus friand régal. »

Reineke répondit :« Alors, en vérité, vous allez faire un festin magnifique.

Puisque je sais ce que je peux vous offrir, ne perdonspoint de temps. »

Hinze le crut et le suivit. Ils arrivèrent à la grange ducuré, à la muraille de terre. Reineke l’avait subtilementpercée la veille, et, par le trou, il avait volé au curédormant le meilleur de ses coqs. Le petit Martinet, le filschéri du prêtre, voulant en tirer vengeance, avait fixéadroitement, devant l’ouverture, une corde avec un lacet.Il espérait venger ainsi son coq du voleur, s’il revenait.Reineke s’en doutait et y prit garde. Il dit :

« Mon cher neveu, glissez-vous dedans parl’ouverture. Je ferai la garde devant, tandis que vous

chasserez aux souris. Vous les attraperez en masse dansl’obscurité. Oh ! entendez-vous comme elles sifflentgaiement ? Quand vous serez soûl, revenez, vous metrouverez ici. Il ne faut pas nous séparer ce soir, car nouspartirons demain de bonne heure, et nous abrégerons laroute par nos joyeux entretiens.

– Croyez-vous, dit le chat, qu’il soit bien sûr de seglisser là ? Les cafards ont quelquefois aussi de mauvaisespensées. »

Le fripon de renard lui répliqua :« Qui sait ? Êtes-vous si peureux ? Retournons : ma

petite femme vous fera un bon et honorable accueil ; ellevous apprêtera une nourriture succulente. Même sanssouris, nous souperons gaiement. »

Mais Hinze, le chat, s’élança dans le trou. Les parolesmoqueuses de Reineke le rendaient confus, et il tombadans le lacet. C’est ainsi que les hôtes de Reineketrouvèrent chez lui un mauvais accueil.

Hinze, ayant senti la corde autour de son cou,tressaillit d’angoisse et se hâta de frayeur, car il s’étaitélancé violemment. La corde se serra. Il appela, d’unevoix plaintive, Reineke, qui prêtait l’oreille hors du trou,se réjouissait avec malice, et dit ces mots à traversl’ouverture :

« Hinze, les souris sont-elles de votre goût ? Vous lestrouvez, je pense, engraissées. Si seulement le petitMartin savait que vous mangez son gibier, certainement ilvous apporterait de la moutarde. C’est un garçon poli.

Est-ce qu’on chante de la sorte à la cour en mangeant ?Voilà une singulière musique ! Si je savais Ysengrin dansce trou, comme je vous ai pris au piège, il me payerait toutle mal qu’il m’a fait. »

À ces mots Reineke passa son chemin. Mais il necourait pas le pays pour piller seulement. Adultère,brigandage, assassinat, trahison, ne lui semblaient pointdes actions coupables : et il avait justement méditéquelque chose de pareil. Il voulait faire visite à la belleGiremonde, dans un double dessein : d’abord il espéraitapprendre d’elle de quoi Ysengrin l’accusait proprement :ensuite le fripon voulait retourner à ses anciens péchés.Ysengrin s’était rendu à la cour, et Reineke voulait enprofiter. Qui doute en effet que l’amour de la louve pourl’infâme renard n’eût enflammé la colère du loup ?Reineke pénétra dans l’appartement de la femme, et ne latrouva pas à la maison.

« Dieu vous garde, mes beaux-fils ! » dit-il, ni plus nimoins.

Il fit aux petits un signe d’amitié et s’en alla à sesaffaires. Le matin, Madame Giremonde étant revenue aupoint du jour :

« Personne n’est-il venu me demander ? dit-elle.– Monsieur notre parrain Reineke ne fait que de

sortir. Il désirait vous parler. Tous tels que nous sommesici, il nous a qualifiés de beaux-fils.

– Il le payera, » s’écria Giremonde.Et sur l’heure elle courut venger cette insolence. Elle

savait où il avait coutume d’aller : elle l’atteignit et lui diten colère :

« Quel est ce langage ? et quels propos injurieux avez-vous tenus sans conscience, en présence de mes enfants ?Vous en serez puni. »

Ainsi dit-elle en colère, et elle lui montrait un visageirrité. Elle le prit par la barbe : il sentit la force de sesdents, et se mit à courir, pour lui échapper. Elle le suivitlestement à la piste. Alors il se passa de singulièresaventures.

Un château en ruine se trouvait dans le voisinage.Tous deux le gagnèrent à pas précipités. La muraille

d’une tour s’était fendue de vétusté. Reineke se glissadans l’ouverture : il dut faire effort, parce que la crevasseétait étroite. La louve, grande et forte comme elle était,fourra à la hâte sa tête dans la fente. Elle pressait,poussait, perçait, tirait et voulait suivre Reineke, et seprenait toujours plus avant, et ne pouvait avancer nireculer. Quand Reineke vit la chose, il courut de l’autrecôté, par un détour. Il vint et lui donna de l’ouvrage. Maiselle ne se faisait pas faute de paroles et lui criait avecinsulte :

« Tu te conduis comme un vaurien, un voleur. »Et Reineke lui répliqua :« Si cela ne s’est jamais vu, cela se voit maintenant. »On se fait peu d’honneur à ménager sa femme aux

dépens des autres, comme Reineke faisait alors. Leméchant n’avait souci de rien. Lorsque enfin la louve se

fût dégagée de la crevasse, Reineke était déjà loin etpassait son chemin. Et la femme, qui avait prétendu sefaire justice elle-même et défendre son honneur, l’avaitdoublement perdu.

Mais retournons à Hinze. Le pauvre malheureux, sesentant pris, poussa des cris lamentables, à la manière deschats. Le petit Martin l’entendit et sauta à bas de son lit :

« Dieu soit loué ! J’ai placé à la bonne heure le lacetdevant l’ouverture ; le voleur est pris. Je pense qu’il vabien payer le coq. »

Ainsi dit Martinet triomphant, et il alluma vivementune chandelle (les gens dormaient dans la maison) ; iléveilla père et mère, et tous les valets, en s’écriant :

« Le renard est pris, allons lui faire son compte. »Ils accoururent tous, grands et petits ; le curé lui-

même se leva, se couvrit d’un petit manteau : sacuisinière le précédait avec deux chandelles ; Martinetavait pris à la hâte un gourdin, et tomba sur le chat, lui endonna sur la peau, sur la tête, et lui arracha un œil. Tousfrappaient sur le chat ; le curé accourut avec une fourche,et se flattait d’égorger le voleur. Hinze se crut mort : ils’élança, furieux et résolu, entre les jambes du prêtre, lemordit et l’égratigna dangereusement, outragea l’hommed’une façon terrible et vengea cruellement son œil. Lecuré pousse des cris et tombe par terre sansconnaissance. La cuisinière vocifère étourdiment que c’estle diable qui lui joue à elle-même ce méchant tour. Ellejure deux et trois fois qu’elle donnerait volontiers tout sonpetit avoir, pour que cet accident ne fût pas arrivé à son

petit avoir, pour que cet accident ne fût pas arrivé à sonmaître. Elle jura même que, si elle avait un monceau d’or,elle ne le regretterait pas, et qu’elle y renonceraitvolontiers. C’est ainsi qu’elle déplorait la disgrâce de sonmaître et sa cruelle blessure. Enfin on le porta au lit,faisant beaucoup de plaintes : on laissa Hinze à la corde eton l’avait oublié.

Lorsque Hinze, le chat, se vit seul dans sa détresse,cruellement battu et grièvement blessé, si près de lamort, par amour de la vie, il saisit la corde et la morditvivement.

« Pourrais-je, se disait-il, me délivrer peut-être de cegrand mal ? »

La chose lui réussit ; la corde rompit. Qu’il se sentitheureux ! Il se hâta de fuir le lieu où il avait tant souffert.Il s’élança vivement hors du trou, et prit en diligence lechemin de la cour du roi, où il arriva le lendemain. Il sefaisait à lui-même des reproches amers.

« Voilà donc comme le diable devait triompher de toipar les artifices de Reineke, le méchant traître ! Quand tureviendras avec ta honte, avec un œil perdu, et chargé decoups douloureux, quelle confusion pour toi ! »

La colère du roi fut extrême : il menaça le traître de lamort, sans rémission. Il fit assembler ses conseils. Sesbarons, ses docteurs arrivèrent. Il demanda comment l’onpourrait enfin mettre en jugement le criminel, qui avaitdéjà fait tant de mal. Comme il s’élevait contre Reinekeplaintes sur plaintes, Grimbert, le blaireau, prit la parole :

« Il peut se trouver aussi dans ce tribunal beaucoup de

seigneurs mal disposés pour Reineke ; mais personne nelèsera les droits de l’homme libre. Il faut le citer pour latroisième fois. Cela fait, s’il ne vient pas, la justice peut ledéclarer coupable. »

Le roi répondit :« Je crains que, de tous mes sujets, aucun ne veuille

porter la troisième citation à ce perfide. Lequel a un œil detrop ? Qui aurait la témérité de risquer son corps et sa viepour ce méchant traître ? de jouer le salut de sesmembres, sans parvenir enfin à faire comparaîtreReineke ? Je pense que personne ne voudra l’essayer. »

Le blaireau s’écria :« Sire, si vous le demandez de moi, je m’acquitterai

sur-le-champ du message, quoi qu’il puisse arriver.Voulez-vous m’envoyer d’office, ou bien irai-je comme sije me présentais de moi-même ? Vous n’avez qu’àcommander. »

Le roi le chargea du message et lui dit :« Allez donc. Vous avez entendu toutes les plaintes, et

vous irez prudemment en besogne, car c’est undangereux personnage. »

Grimbert répondit :« Je veux faire une tentative, et j’espère enfin

l’amener. »Il se mit donc en chemin pour Maupertuis, le château.

Il y trouva Reineke avec sa femme et ses enfants, et luidit :

« Oncle Reineke, je vous salue ! vous êtes un habile etsage et savant homme ; nous sommes tous ébahis commevous méprisez la citation du roi ; je dis, comme vous vousen moquez. Ne jugez-vous pas qu’il serait temps d’obéir ?Les accusations et les mauvais bruits se multiplient detous côtés. Je vous le conseille, venez à la cour avec moi :tarder plus longtemps est inutile. On a fait au roi plaintessur plaintes. Vous êtes cité aujourd’hui pour la troisièmefois. Si vous ne comparaissez pas, on vous condamne.Alors le roi amènera ses vassaux pour vous bloquer, pourvous assiéger dans ce château de Maupertuis : et vouspérirez corps et biens, avec votre femme et vos enfants.Vous n’échapperez pas au roi : le mieux est donc de mesuivre à la cour. Vous ne manquerez pas de manœuvreshabiles ; vous en avez de toutes prêtes, et vous saurezéchapper. Car vous avez eu souvent avec la justice desaffaires bien plus grandes que celle-ci, et vous en êtestoujours sorti heureusement, comme vos adversaires àleur confusion. »

Grimbert ayant cessé de parler, Reineke lui répondit :« Mon oncle, vous me conseillez sagement de me

présenter devant la cour pour défendre ma cause moi-même. J’espère que le roi me fera grâce. Il sait combien jelui rends de services, mais il sait aussi combien, pour cetteraison, je suis haï des autres. Sans moi, la cour ne peutsubsister. Et, je le sais d’avance, quand je serai dix foisplus coupable, aussitôt que je me montrerai à sa vue etque je lui parlerai, il sentira sa colère vaincue. Sans doutebeaucoup de gens accompagnent le roi et siègent dans sonconseil, cependant les choses ne vont jamais à son gré : ils

ne trouvent, tous ensemble, aucune ressource, aucuneidée. Chaque fois que la cour est convoquée, où que je sois,on remet la décision à mon jugement. Et, si le roi et lesseigneurs se rassemblent, pour imaginer un sageexpédient dans des affaires épineuses, il faut que Reinekele trouve. Beaucoup de gens m’en veulent du mal. Je doisles craindre : car ils ont juré ma mort, et les plusméchants sont justement réunis à la cour. C’est ce quim’inquiète. Ils sont plus de dix et puissants : commentpuis-je résister seul à tant de monde ? C’est pourquoi j’aitoujours temporisé. Cependant je trouve plus à propos deme rendre avec vous à la cour pour défendre ma cause.Cela me fera plus d’honneur que de précipiter, par meslenteurs, ma femme et mes enfants dans la détresse et ledanger. Nous serions tous perdus : le roi est trop puissantpour moi, et, quoi que ce fût, je devrais le faire aussitôtqu’il l’aurait commandé. Nous pouvons essayer deconclure peut-être un accommodement avec nosennemis. »

Reineke dit ensuite :« Ermeline, ma femme, gardez bien nos enfants (je

vous le recommande), surtout Reinhart, le plus jeune detous. Sa petite bouche est si joliment endentée ! j’espèrequ’il sera toute l’image de son père. Voici encore Rossel, lefripon, qui ne m’est pas moins cher. Oh ! prenez soin denos enfants pendant mon absence : j’en seraireconnaissant, si je reviens heureux et si vous m’avezobéi. »

Il partit donc avec Grimbert, son compagnon ; il laissa

dame Ermeline avec ses deux fils et fit diligence. Ilquittait la maison sans prendre conseil : la renarde enétait affligée.

Les deux piétons n’avaient pas fait une petite lieue,que Reineke dit à Grimbert :

« Mon très cher oncle, mon digne ami, je vous leconfesse, je tremble de crainte. Je ne puis me défaire de lapénible et alarmante pensée que je vais assurément au-devant de la mort. Tous mes nombreux péchés sereprésentent devant moi. Ah ! vous ne pouvez croirel’inquiétude que je sens. Laissez-moi me confesser.Écoutez-moi. Il n’y a pas d’autre prêtre dans le voisinage.Quand j’aurai déchargé mon cœur, je ne m’en présenteraipas devant mon roi avec plus de désavantage.

– Commencez, dit Grimbert, par confesser les vols etles brigandages, toutes les mauvaises trahisons et vosautres artifices ordinaires, sinon la confession ne pourravous servir.

– Je le sais, répondit Reineke. Laissez-moi donccommencer, et m’écoutez attentivement.

« Confiteor tibi, pater et mater, que j’ai joué bien desmauvais tours à la loutre et au chat et à d’autres encore.Je l’avoue, et je me soumettrai volontiers à la pénitence.

– Parlez français, afin que je comprenne, dit leblaireau.

– En vérité, dit le renard, comment pourrais-je lenier ? je me suis rendu coupable envers tous les animauxqui vivent aujourd’hui. Mon oncle, l’ours, je l’ai pris dans

l’arbre ; il en a eu la tête saignante, et il a reçu cent coupsdc bâton. J’ai mené Hinze à la chasse des souris ; mais,pris au lacet, il a dû souffrir bien des maux, et il a perduun œil. Henning se plaint aussi justement : je lui ai ravi sesenfants, grands et petits, selon que je les attrapais, et jem’en suis régalé. Je n’ai pas même épargné le roi : je lui aijoué hardiment de malins tours, et à la reine elle-même.Elle n’en prendra pas son parti de longtemps. Je dois leconfesser encore, j’ai fait à Ysengrin, le loup, tous lesoutrages que j’ai pu. Tout dire, je n’en trouverais pas letemps. Je l’ai toujours appelé mon oncle, par plaisanterie :nous ne sommes point parents. Une fois, il y a bientôt sixans, il vint chez moi au couvent d’Elkmar, où jedemeurais, et me demanda mon assistance, parce qu’ilsongeait, disait-il, à se faire moine. C’était, à son avis, unmétier fait pour lui ; et il tira la cloche. Le son l’amusaittant ! J’attachai ses pieds de devant à la corde : il trouvacela fort bon, et, ainsi debout, il tirait et se divertissait, etsemblait apprendre le métier de sonneur. Mais cet artdevait tourner à sa honte, car il ne cessait de sonnercomme un fou et un possédé. Les gens, effrayés,accoururent par tous les chemins, croyant qu’il étaitarrivé un grand malheur. Ils vinrent et le trouvèrent là,et, avant qu’il eût expliqué qu’il voulait embrasser l’étatecclésiastique, il fut presque assommé par la fouleimpétueuse. Cependant l’imbécile persista dans sonprojet, et me pria de lui procurer l’honneur de la tonsure.Je lui brûlai le poil sur le crâne, au point qu’il en eût lapeau toute ridée. Voilà comme je lui ai ménagé forcecoups, force bastonnades, avec ignominie. Je lui appris à

prendre des poissons, mais il s’en est mal trouvé. Un jour,il m’accompagnait dans le pays de Juliers : nous nousglissâmes chez un curé, le plus riche de la contrée.L’homme avait un cellier garni d’excellents jambons : il ygardait aussi des flèches de lard fort délicat, et, dans uneauge, se trouvait de la viande fraîchement salée. Ysengrinfinit par s’ouvrir avec les ongles, à travers le mur depierre, un passage, où il pouvait se couler commodément.Je le poussai à la chose, et sa convoitise ne l’y poussait pasmoins. Mais, au sein de l’abondance, il ne put secontraindre : il se gorgea outre mesure, et le trou,arrêtant de force son corps enflé, empêcha son retour.Ah ! comme il invectiva le trou perfide, qui l’avait laisséentrer affamé et qui lui refusait la sortie, étant rassasié !Là-dessus, je fis un grand bruit dans le village, pourdonner l’éveil aux gens et les mettre sur la trace du loup.Je courus chez le curé et le trouvai à table. On venait delui servir un chapon gras, bien rôti. Je le happe etl’emporte. Le curé veut me poursuivre précipitamment etfait du vacarme : il heurte et renverse la table, avec lesplats et les bouteilles. « Qu’on le frappe, qu’on l’assomme,qu’on le prenne, qu’on le tue ! » criait le prêtre furieux.

Mais il tomba, et rafraîchit sa colère dans une mare,qu’il n’avait pas aperçue sous ses pieds. Tout le mondeaccourait et criait : « Qu’on l’assomme ! » Je m’enfuis,ayant à mes trousses tout ce monde, qui voulait me fairele plus mauvais parti. Le curé criait plus fort que tous lesautres. « Quel effronté voleur ! il a pris le chapon « sur matable ! » Je courus en avant jusqu’au cellier : là je laissai, àregret, tomber la volaille par terre. Elle était devenue à lafin trop pesante pour moi. Ainsi la foule me perdit. Maisils trouvèrent le chapon, et, quand le curé le releva, ilaperçut le loup dans le cellier ; la foule aussi le vit. Leprêtre leur crie : « Ici, et qu’on le tue ! Un autre voleur,

un loup, est tombé dans nos mains. S’il échappait, ceserait à notre honte, et certes, dans tout le pays de Julierson rirait à nos dépens. » Le loup ne savait où il en était.Les coups, les atteintes douloureuses, lui pleuvaient sur lecorps de toutes parts. Les gens criaient tous à plein gosier.Les autres paysans accoururent, et le laissèrent pourmort sur la place. De sa vie il n’avait souffert un plusgrand mal. Si quelqu’un représentait l’aventure sur latoile, ce serait une chose étrange, de voir comme il payaau curé son lard et ses jambons. Ils le jetèrent à la rue, etle traînèrent à travers champs. Il n’avait plus apparencede vie. Il s’était sali : on le jeta avec dégoût hors duvillage. Il était gisant dans un fossé fangeux : car chacun lecroyait mort. Il resta dans cette misérable défaillance, jene sais combien de temps, avant qu’il eût le sentiment desa détresse. Comment il finit par en échapper, je ne l’aijamais su. Cependant il jura depuis (il peut y avoir uneannée) de me rester toujours fidèle et dévoué. Mais celan’a pas duré longtemps. Et je pouvais deviner sans peinepourquoi il faisait ce serment : il aurait volontiers mangéune fois des poules tout son soûl. Afin de l’attraper commeil faut, je lui fis gravement la description d’une poutre, surlaquelle un coq venait, d’habitude, percher, le soir, avecsept poules ; puis je le menai sur la place en silence : ilavait sonné minuit. Le volet de la fenêtre, appuyé d’unelatte légère, était encore ouvert : je le savais.

Je fis semblant de vouloir entrer, mais je me pliai et jelaissai l’oncle passer le premier. « Entrez sans gêne, luidis-je. Si vous voulez réussir, soyez alerte. Il en vaut lapeine : vous trouverez des poules grasses. » Il se glissadedans avec précaution ; il tâtonnait doucement çà et là,et dit enfin avec colère : « Oh ! que vous me conduisezmal ! je ne trouve pas une plume de poule. » Je dis :« Celles qui se perchaient en avant, je les ai gobées moi-

même : les autres sont perchées en arrière. Avancez, sansvous rebuter, et marchez avec précaution. » La poutresur laquelle nous marchions était étroite, il faut le dire. Jele laissais avancer toujours, et me tenais en arrière ; jereculai jusqu’à la fenêtre et j’enlevai la cheville. Le voletse ferma et battit. Le loup tressaillit, il prit peur, et,tremblant, il tomba lourdement par terre de l’étroitesolive. Les gens s’éveillèrent avec effroi. Ils dormaientauprès du feu. « Dites-moi, qu’est-il tombé par la fenêtreici dedans ? » s’écria tout le monde. On se lève ensursaut ; on se hâte d’allumer la lampe. Ils trouvèrent leloup dans un coin, et le rossèrent et lui tannèrent la peaurudement. J’admire qu’il en soit réchappé. Je vousconfesse encore que j’ai souvent visité en secretMme Giremonde, et aussi ouvertement. Cela, j’aurais dûsans doute m’en abstenir. Plût au ciel que la chose ne fûtjamais arrivée, car, tant qu’elle vivra, elle aura de la peineà digérer cet affront. À présent je vous ai confessé, autantque je puis m’en souvenir, tout ce qui pèse sur mon âme.Donnez-moi l’absolution, je vous en prie. Je subirai avechumilité la pénitence la plus dure que vousm’imposerez. »

Grimbert savait se conduire en pareille rencontre. Ilrompit, au bord du chemin, une petite branche, et il dit :« Mon oncle, donnez-vous sur le dos trois coups de cetteverge, et posez-la par terre, comme je vous le montre.Sautez ensuite trois fois par-dessus, puis baisezdoucement la verge et montrez-vous obéissant. Telle estla pénitence que je vous impose : sur quoi je vous déclareexempt et affranchi de tous péchés et de toutes peines ; je

vous pardonne, au nom du Seigneur, tout le mal que vousavez fait. »

Quand Reineke eût accompli de bon gré la pénitence,Grimbert lui dit :

« Mon oncle, faites paraître votre amendement parvos bonnes œuvres : récitez les psaumes ; visitezassidûment les églises, et jeûnez dans les jours prescrits.Indiquez sa route à qui vous la demande ; donnez auxpauvres volontiers, et jurez-moi de renoncer à lamauvaise vie, à tout vol et larcin, à la perfidie et à lacriminelle séduction. Par cette conduite, il est certain quevous obtiendrez grâce. »

Reineke répondit :« C’est ainsi que je veux me conduire : je le jure. »La confession était accomplie, et ils poursuivirent leur

chemin, pour se rendre à la cour du roi. Le pieuxGrimbert et son compagnon traversaient de grasses etfertiles campagnes. Ils voyaient, à la droite du chemin, unmonastère. Là des religieuses servaient le Seigneur soir etmatin, et nourrissaient dans la cour beaucoup de poules etde coqs, avec maints beaux chapons, qui, après la pâture,se répandaient quelquefois hors des murs. Reineke avaitcoutume de les visiter souvent. Il dit à Grimbert :

« Notre plus court chemin passe le long de ce mur. »C’est qu’il songeait aux poules, qui se promenaient en

plein air. Il mena son confesseur de ce côté. Ilsapprochèrent des poules. Le fripon roulait les yeux deconvoitise. Il trouvait surtout à son gré un coq jeune etgras, qui se promenait derrière les autres ; il ne le quittaitpas des yeux ; il fondit par derrière sur lui : les plumes

volèrent.Mais Grimbert, courroucé, lui reprocha cette honteuse

rechute.

« Pouvez-vous agir de la sorte, malheureux oncle, etvoulez-vous déjà, pour un coq, retomber en faute, aprèsvous être confessé ? Voilà un beau repentir ! »

Reineke répondit :« Je l’ai fait par boutade, ô très cher oncle ; priez Dieu

qu’il veuille, dans sa grâce, me pardonner ce péché. Je n’yreviendrai plus ; j’y renonce de bon cœur. »

Ils firent le tour du monastère pour gagner leurchemin. Ils devaient passer un étroit petit pont, etReineke se retournait encore du côté des poules. Il faisaitde vains efforts sur lui-même. On lui aurait coupé la tête,qu’il eût toujours volé après les poules, si violent était sondésir.

Grimbert l’observait, et il s’écria :« Mon neveu, où laissez-vous encore vos yeux se

promener ? En vérité, vous êtes un odieux glouton ! »Reineke répondit :« Vous avez tort, monsieur mon oncle. Point de

jugements précipités, et ne troublez pas mes prières.Laissez-moi dire un pater. Elles en ont besoin, toutes lesâmes des poules et des oies que j’ai dérobées, par monadresse, à ces nonnes, ces saintes femmes. »

Grimbert se tut, et Reineke ne détourna pas les yeuxde dessus les poules, aussi longtemps qu’il put les voir.Enfin ils rejoignirent la bonne route, et ils approchèrent dela cour. Et, quand Reineke aperçut le château du roi, il futtroublé au fond du cœur, car il était gravement inculpé.

CHANT QUATRIÈME

Quand on eut appris à la cour que Reineke venait eneffet, chacun se hâta de sortir pour le voir, les grandscomme les petits. Bien peu étaient favorablementdisposés ; presque tous avaient à se plaindre. Mais cela nesemblait à Reineke d’aucune conséquence. Telle était dumoins sa contenance, lorsque, avec Grimbert, le blaireau,il s’avança d’un air gracieux et hardi, par la haute avenue.Il s’approcha, courageux et calme, comme s’il eût été lepropre fils du roi, exempt et pur de tous péchés. Il seprésenta même devant Noble, le roi, et se mêla dans lepalais parmi les seigneurs. Il savait prendre un airtranquille.

« Auguste monarque, gracieux seigneur, dit-il d’abord,vous êtes noble et grand, le premier en honneur et endignité ; c’est pourquoi je vous prie de m’entendreaujourd’hui loyalement. Votre majesté n’a jamais trouvéde serviteur plus fidèle que moi, je puis l’affirmerhardiment. Je sais beaucoup de gens à la cour qui m’enveulent pour cela. Je perdrais votre amitié, si lesmensonges de mes ennemis vous paraissaient croyables,comme ils le désirent. Heureusement vous pesez ce quechacun vous débite ; vous écoutez l’accusé aussi bien quel’accusateur, et, s’ils ont beaucoup menti par derrière moi,je demeure tranquille dans cette pensée, que ma fidélitévous est assez connue et que c’est elle qui m’attire lapersécution.

– Taisez-vous, dit le roi ; le babil et la flatterie neservent de rien. Votre crime est manifeste, et la peinevous attend. Avez-vous observé la paix que j’ai imposéeaux animaux ? que vous avez jurée ? Voici le coq :menteur et méchant larron que vous êtes, vous lui avezravi ses enfants l’un après l’autre ; et l’affection que vousavez pour moi, vous prétendez, je crois, la prouver eninsultant à ma grandeur et offensant mes sujets. Lepauvre Hinze a perdu la santé ; combien de temps, avantque l’ours blessé soit guéri de ses maux ! Mais je faistrêve aux reproches, car vos accusateurs sont ici en foule ;beaucoup de faits sont prouvés ; il vous serait difficiled’échapper.

– Gracieux seigneur, suis-je coupable pour cela ?répliqua Reineke. En puis-je mais, si Brun est revenu le

crâne saignant ? Il s’est risqué, et il a voulu hardimentpiller le miel de Rusteviel. Et, si les lourds paysans lui sonttombés sur le corps, certes il a les membres forts etvigoureux ; si ces gens le battaient et l’outrageaient, avantde se jeter à l’eau, il aurait dû, en robuste champion, tirerde l’outrage une juste vengeance ; et, si Hinze, le chat, quej’ai reçu honorablement et traité selon mon pouvoir, nes’est pas abstenu de voler ; s’il s’est glissé, de nuit, dans lademeure du curé, malgré tous mes avis fidèles, et s’il y asouffert quelque mal, ai-je mérité d’être puni, parce qu’ilsont agi follement ? En vérité, ce serait un affront pourvotre couronne royale. Cependant vous pouvez agirenvers moi selon votre volonté, et, toute claire que lachose paraît, décider ce qu’il vous plaira, que ce soit pourmon salut, que ce soit pour ma perte. Si je dois être bouilli,rôti, aveuglé ou pendu ou décapité, ainsi soit-il ! Noussommes tous en votre pouvoir, vous nous tenez dans vosmains. Vous êtes fort et puissant : comment le faiblerésisterait-il ? S’il vous plaît de me mettre à mort, ce serapour vous assurément un petit avantage ; mais advienneque pourra, je me présente loyalement en justice. »

Alors Bellin le bélier s’écria :« Le moment est venu : portons plainte. »Et Ysengrin se présenta avec ses parents, Hinze, le

chat, et Brun, l’ours, et des bêtes en foule. On vit encorel’âne Beaudouin, et Lampe le lièvre, Wackerlos le petitchien, et Ryn le dogue, la chèvre Metke, Hermen le bouc ;puis l’écureuil, la belette et l’hermine. Le bœuf et le chevaln’étaient pas non plus restés en arrière. Avec eux on vit

les bêtes sauvages, comme le cerf et le chevreuil, etBockert le castor, la martre, le lapin, le sanglier, et tous sepressaient à l’envi. Bartolt la cigogne, et Markart le geai,et Lutke la grue, vinrent à tire-d’ailes ; se présentèrentaussi, Tybbke le canard, Alheid l’oie, et d’autres encore,exposant leurs griefs. Henning, le triste coq, avec le peud’enfants qui lui restaient, faisait des plaintesvéhémentes ; il vint des oiseaux sans nombre et des bêtesaussi. Qui pourrait nommer cette multitude ? Tous, ilstombaient sur le renard ; ils espéraient publier ses crimeset contempler son supplice. Ils se pressaient devant le roi,avec des discours violents ; ils entassaient plainte surplainte, et produisaient les histoires vieilles et nouvelles.On n’avait jamais entendu, en un jour d’audience, tant deplaintes devant le trône du roi. Reineke se tenait làtranquille, et savait se conduire avec beaucoup d’adresse.Car, s’il prenait la parole, ses discours pleins de grâcecoulaient, pour sa justification, comme vérité pure, Ilsavait tout écarter et tout établir. Qui l’entendait étaitémerveillé et le croyait justifié. Il avait même des droitsen sa faveur et bien des plaintes à faire. Mais enfin il seprésenta, pour accuser Reineke, des gens honnêtes,véridiques, qui témoignèrent contre lui, et tous ses crimesse trouvèrent éclaircis. C’en était fait ; Car, dans le conseildu roi, l’on décida, d’une voix unanime, que Reineke, lerenard, était passible de mort.

« Il faut le saisir, il faut l’enchaîner et le pendre par lecou, afin qu’il expie par une mort infâme ses gravesattentats. »

Alors Reineke lui-même crut la partie perdue. Ses

habiles paroles avaient eu peu d’effet. Le roi prononça lasentence. Quand l’effronté malfaiteur fut pris et enchaîné,sa fin lamentable plana devant ses yeux.

Lors donc qu’à teneur de la sentence et de la loi,Reineke fut mis aux fers, que ses ennemis s’ébranlèrentpour le mener promptement à la mort, ses amis furentconsternés et douloureusement affligés : c’étaient Martinle singe, avec Grimbert et beaucoup de gens de la cliquede Reineke. Ils avaient entendu le jugement avec chagrin,et ils étaient tous affligés plus qu’on ne l’aurait cru. AussiReineke était un des premiers barons, et maintenant on levoyait dépouillé de tous ses honneurs et dignités, etcondamné à une mort infâme. Combien ce spectacledevait révolter ses parents ! Ils prirent tous ensemblecongé du roi, et, tous tant qu’ils étaient, ils s’éloignèrentde la cour. Le roi fut affligé de voir que tant de chevaliersle quittaient. On voyait la foule des parents quis’éloignaient, très mécontents de la mort de Reineke, Et leroi dit à un de ses confidents :

« Reineke est sans doute méchant, mais on devraitréfléchir que beaucoup de ses parents sont indispensablesà la cour. »

Cependant Ysengrin, Brun et Hinze, le chat, faisaientdiligence autour du prisonnier ; ils voulaient faire subir àleur ennemi la peine infâmante, comme le roi l’avaitordonné ; ils l’entraînaient à la hâte, et voyaient de loin legibet, Alors le chat courroucé dit au loup :

« Rappelez-vous, seigneur Ysengrin, comme Reineketravailla de toutes ses forces, comme sa haine réussit à

voir votre frère au gibet ; qu’il fut aise de l’accompagner !Ne tardez pas à le payer selon son mérite. Et vous,seigneur Brun, il vous a outrageusement trahi ; il vous aperfidement livré, dans la cour de Rusteviel, à une troupefurieuse et grossière d’hommes et de femmes, aux coups,aux blessures et à la honte enfin, qui est connue en touslieux. Prenez garde et tenez ferme. S’il nous échappaitaujourd’hui, si son esprit et ses méchantes ruses ledélivraient, jamais l’heure de la douce vengeance ne nousserait donnée. Hâtons-nous, et vengeons les maux qu’il afaits à tout le monde.

– Que servent les paroles ? dit Ysengrin. Trouvez-moivite une bonne corde. Abrégeons son supplice. »

C’est ainsi qu’ils menaçaient le renard, et ils suivaientleur chemin. Reineke les écoutait en silence ; enfin il pritla parole :

« Puisque vous me haïssez si cruellement, et que vousdemandez une vengeance mortelle, ne pouvez-vous envenir à bout ? Combien vous m’étonnez ! Hinze devraitsavoir se procurer une bonne corde, car il en a faitl’épreuve, lorsqu’il a couru à la chasse des souris dans lamaison du curé, d’où il ne s’est pas tiré avec honneur.Mais vous, Ysengrin, et vous, Brun, vous traînezviolemment votre oncle à la mort, et vous croyez fairemerveilles. »

Et le roi se leva, avec tous les seigneurs de la cour,pour voir exécuter la sentence. La reine se joignit aucortège, accompagnée de ses femmes. Derrière euxaffluait la multitude des pauvres et des riches. Tous

désiraient la mort de Reineke et voulaient en êtretémoins. Cependant Ysengrin, s’adressant à ses parentset à ses amis, les exhortait à serrer les rangs, et à veillerattentivement sur le renard enchaîné, car ils craignaienttoujours que le rusé ne parvînt à se sauver. Le loup faisaitdes recommandations particulières à sa femme :

« Sur ta vie, prends garde ; aide à tenir le scélérat. S’iléchappait, ce serait pour nous tous un affront sensible. »

Et il disait à Brun :

« Songez comme il s’est joué de vous. Vous pouvezmaintenant lui payer tout avec usure. Hinze sait grimper ;à lui de nous attacher la corde là-haut. Tenez-le etassistez-moi, j’avance l’échelle. Quelques minutes encore,et c’en est fait de ce vaurien. »

Brun répondit :« Placez seulement l’échelle, je le tiendrai bien.– Voyez donc, lui dit Reineke, comme vous êtes pressé

de mettre votre oncle à mort ! Vous devriez plutôt leprotéger et le défendre, et, s’il était dans la détresse, avoirpitié de lui. Je demanderais grâce volontiers, mais de quoicela me servirait-il ? Ysengrin me hait trop ; il ordonnemême à sa femme de me tenir et de me fermer le cheminde la fuite. Si elle se rappelait le temps d’autrefois,assurément elle ne pourrait me nuire. Cependant, si jedois y passer, je voudrais que ce fût vite fait. Mon pèreaussi s’est vu dans cette affreuse extrémité, mais cela finitpromptement. Moins de gens, il est vrai,l’accompagnèrent à la mort. Que si vous vouliezm’épargner plus longtemps, assurément la chosetournerait à votre honte.

– Entendez-vous, dit l’ours, comme le méchant parleavec insolence ? Qu’on le pende ! qu’on le pende ! Sonheure est venue. »

Reineke se disait avec angoisse :« Oh ! si, dans cette grande détresse, je pouvais vite

imaginer quelque bon moyen, pour que le roi me fît grâcede la vie, et que ces trois ennemis furieux en

éprouvassent honte et dommage ! Il nous faut toutconsidérer, et vienne à notre aide ce qui pourra servir !Car il s’agit de mon cou ; la nécessité est pressante ;comment pourrai-je échapper ? Tous les mauxs’amassent sur ma tête. Le roi est courroucé, mes amissont partis et mes ennemis sont acharnés. Rarement j’aifait quelque chose de bon ; à vrai dire, j’ai peu respecté lapuissance du roi, la sagesse de ses conseils ; j’ai commisbien des crimes, et pourtant j’espérais détourner de moice malheur. Si seulement je pouvais obtenir la parole,certainement ces gens ne me pendraient pas. Je ne veuxpas renoncer à l’espérance. »

Là-dessus il se tourna de l’échelle vers le peuple ets’écria :

« Je vois la mort devant mes yeux et je n’échapperaipas. Mais je vous adresse, à vous tous qui m’écoutez, unepetite prière avant que je quitte ce monde. Je voudraisbien, pour la dernière fois, me confesser encore par-devant vous publiquement, en toute vérité, et reconnaîtreloyalement tout le mal que j’ai fait, afin qu’un autre ne soitpas acculé quelque jour de tel ou tel crime inconnu que j’aicommis en secret. Par là j’empêcherai encore quelquesmalheurs, et je puis espérer que Dieu m’en tiendracompte dans sa miséricorde. »

À ces paroles, beaucoup de gens furent touchés decompassion. Ils se dirent les uns aux autres :

« La prière est de peu de conséquence ; le délai qu’ildemande est bien court. »

Ils intercédèrent auprès du roi, et le roi consentit.

Reineke se sentit le cœur un peu soulagé : il espéraitune heureuse issue. Il profita sur-le-champ du répit quilui était accordé et parla en ces termes :

« Que l’esprit du Seigneur me soit en aide ! Je ne voispersonne dans cette grande assemblée, que je n’aieoffensé de quelque manière. Je n’étais encore qu’un petitcompagnon, et j’avais à peine appris à sucer la mamelle,que déjà je m’abandonnais à mes désirs parmi les jeunesagneaux et les chevrettes, qui se dispersaient en rasecampagne à côté du troupeau ; j’écoutais trop volontiersles voix bêlantes ; je sentais l’envie d’une pâture délicate ;j’appris promptement à la connaître. Je mordis un agneauà le faire mourir ; je léchai le sang et lui trouvai un goûtdélicieux. Ensuite je tuai quatre des plus jeuneschevrettes et les mangeai, et je continuai à m’exercer dela sorte. Je n’épargnai ni les oiseaux, ni les poules, ni lescanards, ni les oies, où que je les trouvasse, et j’ai enterrésouvent dans le sable ce que j’avais égorgé, et qu’il ne meplaisait pas de manger tout à fait. Alors il m’arriva, unhiver, aux bords du Rhin, de faire la connaissanced’Ysengrin, qui était aux aguets derrière les arbres.D’abord il m’assura que j’étais de sa famille ; il sut mêmecompter sur ses doigts les degrés de la parenté. Je melaissai persuader ; nous conclûmes une alliance, et nousnous jurâmes de voyager en fidèles compagnons. Jedevais, hélas ! m’attirer par là bien des maux. Nousparcourûmes ensemble le pays. Il volait le gros, je volaisle petit. Ce que nous avions attrapé devait nous êtrecommun. Mais cela ne le fut pas comme l’équité ledemandait : le loup partageait au gré de son caprice.

demandait : le loup partageait au gré de son caprice.Jamais je ne recevais la moitié. Il m’a fait bien pis. S’ilavait dérobé un veau, enlevé un mouton, quand je letrouvais dans l’abondance, dévorant la chèvre qu’il venaitd’égorger, tenant dans ses pattes un bouc couché à terreet palpitant, il ricanait à ma vue, prenait un air morose etme chassait en grondant. Ainsi ma part lui demeurait. Etvoilà ce qui m’attendait toujours, si gros que fût le rôti. S’ilnous arrivait même de prendre un bœuf ensemble,d’attraper une vache, aussitôt paraissaient sa femme etses sept enfants, qui se ruaient sur la proie etm’écartaient du repas. Je ne pouvais obtenir une côte,qu’elle ne fût polie et rongée absolument. Il fallait merésigner à tout cela. Mais, Dieu merci, je ne souffraispourtant pas de la faim : je me nourrissais en secret demon magnifique trésor, de l’or et de l’argent que je gardecachés dans un lieu sûr. J’en ai en suffisance. Point devoiture qui pût l’emmener, quand elle y viendrait à septreprises. »

Le roi, qui l’écoutait, entendant parler du trésor, sepencha en avant et lui dit :

« D’où vous est-il venu ? Expliquez-vous… Je veuxdire le trésor. »

Reineke répondit :« Je ne vous tairai point ce secret. À quoi pourrait-il

me servir ? Je n’emporterai avec moi aucune de ceschoses précieuses. Et, puisque vous l’ordonnez, je vousconterai tout. Il faut parler enfin ; pour aucune raison jene voudrais, en vérité, cacher ce grand secret pluslongtemps. Le trésor fut volé. Beaucoup de gens avaient

conjuré, sire, de vous assassiner, et si, à la même heure, letrésor n’avait été subtilement dérobé, la chose était faite.Prenez-y garde, gracieux seigneur, car votre vie et votresalut tiennent à ce trésor. Et le vol qu’on en fit devint,hélas ! pour mon propre père la source de grandescalamités ; il en fut amené de bonne heure au tristepassage, peut-être aux peines éternelles. Mais,monseigneur, cela est arrivé pour votre bien. »

La reine entendit avec saisissement ces parolesmenaçantes, le mystère confus de l’assassinat médité surson époux, de cette trahison, du trésor et de tout le reste.

« Reineke, s’écria-t-elle, songez que vous êtes enprésence du grand voyage ; déchargez votre conscienceavec repentir ; dites la pure vérité et parlez-moiclairement de l’assassinat. »

Le roi ajouta :« Que chacun se taise. Reineke, descends, et viens (car

la chose me concerne moi-même), viens plus près de moi,afin que je l’entende. »

À ces mots, Reineke se sentit rassuré ; il descenditl’échelle, au grand chagrin de ses ennemis ; il s’approchadu roi et de son épouse, qui lui demandèrent avecempressement comment les choses s’étaient passées.

Alors il se disposa à faire, sur nouveaux frais, defurieux mensonges.

« Si je pouvais, se dit-il, regagner la faveur du roi et dela reine, et si, par mes artifices, je parvenais en mêmetemps à perdre les ennemis qui m’ont amené en face de la

mort, cela me sauverait de tous dangers. Certainement ceserait pour moi un avantage inattendu ; mais, je le voisd’avance, il faut des mensonges, il en faut sans mesure. »

La reine interrogea de nouveau Reineke avecimpatience.

« Sachons clairement comme la chose s’est passée.Dites-nous la vérité, veillez sur votre conscience, délivrezvotre âme de ce fardeau. »

Reineke répondit :« Je vous instruirai volontiers. Je vais mourir ; plus de

moyen d’échapper. Si je voulais charger ma conscience àla fin de ma vie, encourir les peines éternelles, ce seraitagir follement. Il vaut mieux que j’avoue, et si, parmalheur, je dois accuser mes chers parents et mes amis,hélas ! je n’en puis mais : je suis menacé des tourments del’enfer. »

Pendant cet entretien, le roi se sentait déjà le cœuroppressé. Il dit :

« Parles-tu selon la vérité ? »Reineke répondit, en composant son visage :« Certes, je suis un homme coupable ; cependant je dis

la vérité, Que me servirait-il de vous mentir ? Jeprononcerais moi-même ma condamnation éternelle.Vous le savez bien, il est résolu que je dois périr : je suisen face de la mort et je ne mentirai pas, car il n’est ni bienni mal qui puisse me venir en aide. »

Reineke prononça ces paroles en tremblant ; il parut

saisi de crainte, et la reine dit :« J’ai pitié de son trouble, Monseigneur, je vous en

prie, regardez-le avec miséricorde, et, songez-y bien,après son aveu, nous éviterons beaucoup de maux.Sachons, le plus tôt possible, le fond de l’histoire.Ordonnez à chacun de se taire, et laissez Reineke parlerpubliquement. »

Sur l’ordre du roi, toute l’assemblée fit silence, etReineke prit la parole.

« Si tel est votre plaisir, monseigneur, apprenez ce quej’ai à vous dire. Bien que mon exposé se fasse sans plumeet sans papier, il n’en sera pas moins exact et fidèle. Vousconnaîtrez la conjuration, et je me propose de n’épargnerpersonne. »

CHANT CINQUIÈME

Apprenez maintenant la ruse, et par quels détours lerenard sut cacher de nouveau ses crimes et nuire à autrui.Il imagina des abîmes de mensonge ; il outragea son pèreau delà du tombeau ; il chargea de grandes calomnies leblaireau, son plus loyal ami, qui l’avait serviconstamment ; il se permit tout pour donner créance àson récit, pour se venger de ses accusateurs.

« Monsieur mon père, dit-il, avait été assez heureuxpour découvrir un jour, par des voies secrètes, le trésordu puissant roi Emmeric ; mais cette trouvaille lui fut peuprofitable, car il s’enorgueillit de sa grande richesse, et dèslors il n’estima plus ses égaux ; il fit beaucoup trop peu de

compte de ses compagnons ; il chercha des amis plusillustres ; il envoya Hinze, le chat, dans les sauvagesArdennes, pour chercher Brun, l’ours, auquel il devaitpromettre fidélité ; il devait l’inviter à passer en Flandre,où il deviendrait roi. Quand Brun eut fait lecture de lalettre, il sentit une grande joie. Courageux et hardi, il serendit bien vite en Flandre, car il avait eu dès longtempsde pareils desseins. Il y trouva mon père, qui le vit avecjoie, manda sur-le-champ Ysengrin et Grimbert, le sage,et ces quatre personnages traitèrent l’affaire ensemble.Mais le cinquième, qui les assistait, était Hinze, le chat, Làse trouve un petit village nommé Ifte, et c’est justementlà, entre Ifte et Gand, qu’ils se concertèrent. Une nuitlongue et ténébreuse enveloppa l’assemblée. Mon Dieu, cene fut pas le diable, ce fut mon père, qui les subjugua avecson or funeste. Ils résolurent la mort du roi ; ils sejurèrent une ferme, une éternelle alliance. Ainsi jurèrenttous les cinq sur la tête d’Ysengrin. Ils voulaientproclamer roi Brun, l’ours, et, sur le trône d’Aix-la-Chapelle, avec la couronne d’or, lui assurer l’empiresolennellement. Si quelqu’un des amis ou des parents duroi voulait s’y opposer, mon père devait le persuader ou lecorrompre, et, si cela ne réussissait pas, l’expulser sur-le-champ. Je vins à le savoir, parce que Grimbert, s’étantamusé à boire un matin, en était devenu babillard.L’imbécile conta tout le mystère à sa femme, en luiordonnant de se taire. Il croyait la précaution suffisante ;mais, bientôt après, elle rencontra ma femme, qui dut luipromettre solennellement, par les noms des trois rois, luijurer sur son honneur et sa foi, que, par amour ni par

crainte, elle n’en dirait pas un petit mot à personne ;après quoi, elle lui découvrit toute l’affaire. Ma femme netint pas mieux sa promesse. Aussitôt qu’elle m’eût trouvé,elle me conta ce qu’elle avait appris, me donna un signe,auquel je reconnaîtrais aisément la vérité de ses discours.Ma situation n’en était que plus mauvaise : je mesouvenais des grenouilles, dont le coassement était enfinparvenu dans le ciel aux oreilles du Seigneur, Ellesvoulaient avoir un roi, et voulaient vivre dans lacontrainte, après avoir joui de la liberté dans toutes leursprovinces, Dieu les entendit, et leur envoya la cigogne, quiles poursuit constamment, et les déteste et ne leur laissepoint de paix. Elle les traite sans pitié. Maintenant lesfolles se plaignent, mais, hélas ! c’est trop tard, car le roiles tient sous le joug. »

Reineke parlait à haute voix, devant toutel’assemblée ; tous les animaux entendaient ses paroles ; ilpoursuivit son discours en ces termes :

« Je craignais cela pour tout le monde. Il en seraitarrivé de même. Monseigneur, je veillai pour vous, etj’espérais une meilleure récompense.

« Les intrigues de Brun, son naturel perfide, me sontconnus ; je sais aussi de lui plus d’un méfait. Je craignaistout ce qu’il y a de pire. S’il devenait le maître, nous étionstous perdus. « Notre roi est de noble race et puissant etgracieux, me disais-je en silence ; ce serait un tristeéchange, d’élever sur le trône un ours, un méchantlourdaud. » Je rêvai à la chose quelques semaines, et

cherchais à l’empêcher. Je compris, avant tout, que, simon père restait maître de son trésor, il réuniraitbeaucoup de monde ; il gagnerait sûrement la partie, et leroi nous serait ravi. Alors mes pensées tendirent àdécouvrir le lieu où se trouvait le trésor, afin de le dérobersecrètement. Si mon père, le vieux madré, se mettait encampagne ; s’il courait au bois, de jour ou de nuit, par lagelée ou le chaud, par le sec ou l’humide, j’étais à sestrousses, et je guettais sa marche. Un jour, j’étais couché,blotti dans la terre, cherchant et rêvant par quel moyen jepourrais découvrir le trésor, dont je savais tant demerveilles. Tout à coup j’aperçus mon père qui se glissaithors d’une fente ; il sortait d’entre les rochers et montaitd’une profondeur. Je restai là immobile et caché. Il secroyait seul ; il jeta les yeux de tous côtés, et, ne voyantpersonne ni près ni loin, il commença son jeu. Il faut vousle faire connaître. Il recouvrait le trou avec du sable, etsavait adroitement l’aplanir comme le sol d’alentour. Quin’avait pas vu la chose ne pouvait le reconnaître.

Et, avant de s’éloigner, il savait balayer entièrementavec sa queue la place où ses pieds s’étaient posés, et il enfouillait la trace avec son museau. Voilà ce que m’apprit,ce jour-là, mon rusé de père, qui était passé maître enmalices, fourberies et toute sorte de tours. Cela fait, ilcourut à ses affaires. Alors je me demandai si lemagnifique trésor ne se trouvait point dans le voisinage.J’accourus, et m’étant mis à l’œuvre, j’eus bientôt ouvertla crevasse avec mes pattes ; je me traînai dedans aveccuriosité. J’y trouvai de précieux trésors, de l’argent fin etde l’or vermeil en abondance. En vérité, le plus vieux decette assemblée n’en a jamais tant vu. Je me mis àl’ouvrage avec ma femme ; nous portâmes, noustraînâmes, jour et nuit ; nous ne possédions ni charrettes,ni voitures ; il nous en coûta beaucoup de peine et defatigues ; dame Ermeline les supporta fidèlement, et nousfinîmes par emporter les joyaux à une place qui nousparaissait plus commode. Cependant mon père avaitjournellement des conférences avec ceux qui trahissaientnotre roi. Ce qu’ils résolurent, vous le saurez et vous enfrémirez. Brun et Ysengrin envoyèrent sans délai deslettres circulaires dans plusieurs provinces, pour engagerdes mercenaires. Ils n’avaient qu’à venir par troupes auplus vite ; Brun leur donnerait du service ; il voulaitmême bonnement payer d’avance les mercenaires. Monpère courut les provinces et produisit les lettres,comptant sur son trésor, qui dormait, croyait-il, ensûreté. Mais, c’était fait : avec tous ses compagnons, ilaurait eu beau chercher, il n’aurait pas trouvé un denier.Il ne regretta aucune fatigue ; il courut, en diligence, tous

les pays entre l’Elbe et le Rhin. Il avait trouvé et gagnébien des mercenaires : l’argent devait prêter aux parolesbeaucoup de poids. Enfin l’été revint ; mon père rejoignitses compagnons. Il eut bien des choses à conter sur sespeines, ses dangers et ses frayeurs, surtout, comme ilavait failli perdre la vie devant les hauts manoirs de Saxe,où les chasseurs le poursuivaient journellement avec leurschevaux et leurs chiens, si bien qu’il en avait àgrand’peine sauvé sa peau. Là-dessus il produisit avec joieaux quatre félons la liste des camarades qu’il avait gagnésavec son or et ses promesses. Brun fut bien joyeux decette nouvelle ; les cinq firent lecture ensemble du papier,qui portait : « Douze cents parents d’Ysengrin, gensaudacieux, viendront, la gueule ouverte, les dentsacérées ; en outre, les chats et les ours sont tous gagnéspour Brun ; tous les gloutons, tous les blaireaux de Saxeet de Thuringe se présentent. Mais ils demandent qu’ons’engage à leur payer d’avance un mois de solde, etpromettent, de leur côté, d’être prêts au premiercommandement. » Dieu soit béni à jamais, que j’aiedéconcerté leurs desseins ! En effet, lorsqu’il eut toutdisposé, mon père courut à travers champs et voulutrevoir son trésor. Alors les angoisses commencèrent ; ilfouilla et chercha ; plus il creusait, moins il trouvait ; lapeine qu’il se donna fut inutile, comme son désespoir ; letrésor avait disparu ; il ne put le découvrir nulle part : et,de chagrin et de honte (que ce souvenir est pour moi nuitet jour un affreux tourment !) mon père se pendit. Voilàtout ce que j’ai fait pour empêcher le crime. Cela tournemal pour moi maintenant, mais je ne dois pas m’en

repentir. Cependant Ysengrin et Brun, les gloutons,siègent aux côtés du roi dans le conseil ; et toi, pauvreReineke, comme on te remercie aujourd’hui d’avoirsacrifié ton propre père pour sauver le roi ! Où trouvera-t-on des gens qui se sacrifient eux-mêmes, uniquementpour prolonger votre vie ? »

Le roi et la reine avaient senti une grande envied’acquérir le trésor ; ils se retirèrent à l’écart, et ilsappelèrent Reineke, pour l’entretenir en particulier. Ils lequestionnèrent vivement.

« Parlez, où gardez-vous le trésor ? Nous voudrions lesavoir. »

Reineke répondit :« Que me servirait-il de signaler ces richesses

magnifiques au roi qui me condamne, puisqu’il aimemieux croire mes ennemis, les voleurs et les meurtriers,qui vous enveloppent de mensonges pour m’arracher lavie ?

– Non, répliqua la reine, non, il n’en sera pas ainsi.Mon seigneur vous laisse la vie et il oublie le passé. Il sesurmonte et il n’est plus en colère. Mais, à l’avenir, agissezplus sagement, et soyez toujours le fidèle serviteur duroi. »

Reineke répondit :« Noble dame, engagez le roi à m’assurer en votre

présence qu’il me reçoit en grâce ; qu’il ne me gardeaucun ressentiment de tous mes crimes et méfaits, et detout le mécontentement que j’ai eu le malheur de lui

causer, et certainement aucun roi ne possédera de nosjours une richesse pareille à celle qu’il acquerra par mafidélité. Le trésor est grand. Je vous montrerai l’endroit :vous serez étonnés.

– Ne le croyez pas, repartit le roi : mais, s’il parle devols, de mensonges et de brigandages, à la bonne heure,vous pouvez le croire : car, en vérité, il ne fut jamais deplus grand menteur. »

La reine reprit la parole :« Certes, jusqu’à ce jour, sa conduite lui a valu peu de

confiance ; cependant songez qu’il a inculpé cette fois sononcle le blaireau et son propre père et déclaré leurscrimes. S’il l’avait voulu, il pouvait les épargner ; il pouvaitfaire sur d’autres animaux de pareils contes. Il nementirait pas si follement.

– Si c’est votre avis, reprit le roi, et si vous pensez quece soit le plus sage, pour qu’il n’en résulte pas un plusgrand mal, je veux faire ce que vous désirez, je veuxcouvrir de ma grâce royale les crimes de Reineke et sesdéportements. Je me fie encore à lui, mais pour ladernière fois. Qu’il s’en souvienne. Car, je le jure par macouronne, s’il retombe à l’avenir dans le désordre et lemensonge, il s’en repentira éternellement. Tous les siens,quels qu’ils soient, ne fussent-ils ses parents qu’audixième degré, en porteront la peine ; aucun nem’échappera ; ils seront plongés dans le malheur, dans lahonte et dans de terribles procès. »

Quand Reineke vit comme le roi changeaitpromptement de pensée, il prit courage et dit :

« Serais-je assez insensé, monseigneur, pour vousconter des histoires dont la vérité ne se pourraitdémontrer dans peu de jours ? »

Et le roi crut ses paroles et lui pardonna tout, d’abordla trahison du père, puis ses propres méfaits.

Reineke en sentit une joie excessive. Bien à propos, ilavait échappé à la puissance de ses ennemis et à sadestinée.

« Noble roi, gracieux seigneur, dit-il. Dieu veuille vousrendre et à votre épouse tout ce que vous faites pour moi,indigne ! Je m’en souviendrai, et j’en montrerai toujoursune profonde reconnaissance. Car assurément il n’estpersonne sous le ciel, dans tous les pays et les royaumes,que je visse plus volontiers possesseur de cesmerveilleuses richesses. Quelles grâces ne m’avez-vouspas faites ! En reconnaissance, je vous donne, de bon gré,le trésor du roi Emmeric, tel qu’il l’a possédé. Où il setrouve, je vais vous l’indiquer : je dirai la vérité. Écoutez-moi : à l’est de la Flandre est une plaine déserte, où setrouve un bocage isolé, qu’on appelle Husterlo : retenezbien ce nom ; ensuite il se trouve une fontaine du nom deKrekelborn, vous m’entendez, non loin du bocage. Pas unhomme, pas une femme, ne viennent en ce lieu de toutel’année. Là ne séjournent que les hiboux et les chouettes,et c’est là que j’ai enfoui les trésors. L’endroit s’appelleKrekelborn : retenez bien cette indication et profitez-en.Allez-y vous-même avec votre épouse. Il n’y auraitpersonne d’assez sûr pour être envoyé comme messager,et la perte serait trop grande. Je n’oserais vous le

conseiller. Il faut aller vous-même. Vous passerez devantKrekelborn, vous verrez ensuite deux jeunes bouleaux, et,prenez garde, l’un d’eux n’est pas loin de la fontaine. Allez,monseigneur, droit à ces bouleaux, car les trésors sontdessous. Grattez et fouillez : vous trouverez d’abord de lamousse sur les racines, puis vous découvrirez aussitôt lesplus riches bijoux, en or, artistement travaillés ; voustrouverez aussi la couronne d’Emmeric. Si les désirs del’ours avaient été satisfaits, c’est lui qui l’aurait portée.Avec cela vous verrez des joyaux, des pierres précieuses,des ouvrages en or. On n’en fait plus de pareils. Quivoudrait les payer ? Quand vous verrez toutes cesrichesses assemblées, ô noble sire, je suis assuré que vouspenserez à moi avec estime. « Reineke, honnête renard,direz-vous en vous-même, toi qui as si prudemmentenfoui ces trésors sous la mousse, en quelque lieu que tuhabites, oh ! sois toujours heureux ! »

Ainsi parla l’hypocrite, et le roi répondit :« Vous m’accompagnerez. Comment pourrais-je en

effet trouver seul la place ? J’ai bien ouï parler d’Aix,comme aussi de Lubeck et de Cologne et de Paris ; maisde ma vie je n’entendis une fois le nom de Husterlo, nonplus que celui de Krekelborn. N’ai-je pas lieu de craindreque tu ne nous trompes et que tu n’inventes ces noms ? »

Reineke n’entendit pas avec plaisir ces parolescirconspectes du roi, et il dit :

« Je ne vous adresse pourtant pas loin d’ici, et ce n’estpas comme si vous aviez à chercher au bord du Jourdain.Pourquoi vous semblé-je suspect à présent ? Je maintiens

ce que j’ai dit : tout près d’ici, en Flandre, on trouveratout. Interrogeons quelques personnes : un autre pourravous le garantir. Krekelborn ! Husterlo ! vous dis-je : cesont là les noms. »

Là-dessus il appela Lampe, et Lampe hésitait ettremblait. Reineke s’écria :

« Venez sans crainte ; le roi vous demande. Il exigeque vous disiez la vérité, au nom du serment et del’hommage que vous lui avez prêté récemment. Indiquezdonc, pour autant que vous le savez, où se trouventHusterlo et Krekelborn ! Écoutons ! »

Lampe répondit :« Je puis le dire. Ils se trouvent dans le désert :

Krekelborn est près d’Husterlo. Les gens appellentHusterlo ce bocage où demeura longtemps Simonet lecambré, pour fabriquer de la fausse monnaie avec sestéméraires compagnons. J’ai beaucoup souffert en ce lieude la faim et du froid, quand je fuyais en grande détressedevant Ryn, le chien. »

Reineke dit alors :« Vous pouvez retourner auprès des autres. Vous avez

suffisamment informé le roi. »Et le roi dit à Reineke :« Ne soyez pas fâché que j’aie été prompt, et que j’aie

douté de vos paroles. Préparez-vous maintenant à meconduire sur la place. »

Reineke répondit :« Que je m’estimerais heureux, s’il m’était permis

d’accompagner aujourd’hui le roi et de le suivre enFlandre ! mais cela vous ferait tomber dans le péché. Touthonteux que j’en suis, il faut que je le dise, malgré toutemon envie de tenir encore la chose secrète. Il y a quelquetemps, Ysengrin a pris l’habit de moine, non point pourservir le Seigneur, mais pour servir son ventre. Ildévorait, peut s’en faut, le couvent ; on lui servait à

manger comme pour six. C’était toujours trop peu. Il mecria misère et famine. Enfin j’eus pitié de lui, le voyantmaigre et malade. Je le tirai de là en ami fidèle : il est monproche parent. Maintenant j’ai encouru pour celal’excommunication du pape. Je voudrais bien sans retard,à votre connaissance et avec votre permission, pourvoirau salut de mon âme, et demain, au lever du soleil, merendre à Rome en pèlerinage, pour chercher grâce etabsolution, et, de là, passer outre-mer. Ainsi seront abolistous mes péchés, et, quand je reviendrai chez nous, jepourrai marcher avec honneur à vos côtés. Mais, si je lefaisais aujourd’hui, chacun dirait : « Comment le roi peut-il encore être en commerce avec Reineke, qu’il vient decondamner à mort, et qui, par dessus tout cela, estexcommunié du pape ? » Monseigneur, vous voyez bienque nous ferons mieux de nous abstenir.

– Vraiment, répliqua le roi, je ne pouvais savoir cela. Situ es excommunié, je serais blâmé de te mener avec moi.Lampe ou un autre pourra m’accompagner à la fontaine.Cependant, Reineke, je trouve utile et bon que tucherches à te relever de l’excommunication. Je te donnela permission de partir demain matin ; je ne veux pasmettre obstacle à ton pèlerinage : car il me semble quevous voulez vous convertir du mal au bien. Dieu bénissevotre projet et vous permette d’accomplir votrevoyage ! »

CHANT SIXIÈME

C’est ainsi que Reineke regagna la faveur du roi. Et leroi s’avança sur un lieu élevé, parla du haut de la roche, etcommanda à tous les animaux de faire silence. Ils eurentl’ordre de s’asseoir sur le gazon, selon leur dignité et leurnaissance. Reineke était debout à côté de la Reine. Le roiprononça ces paroles, avec beaucoup de gravité :

« Taisez-vous et m’écoutez, vous tous, oiseaux etbêtes, pauvres et riches ; écoutez-moi, petits et grands,mes barons, commensaux et courtisans. Reineke est ici enmon pouvoir ; on pensait tout à l’heure à le pendre, mais ila révélé à la cour tant de secrets, que je le crois, etqu’après mûre délibération, je lui redonne ma faveur. La

reine, mon épouse, m’a aussi beaucoup prié pour lui, ensorte que je lui ai rendu ma bienveillance royale, que je l’aicomplètement reçu en grâce, et le laisse en possession dela vie et de ses biens. Dès ce jour, ma paix le protège et legarantit. Soit donc ordonné à chacun, sous peine de la vie :vous devrez respecter en tous lieux Reineke et sa femmeet ses enfants, où que vous les rencontriez, de jour ou denuit. Je ne veux plus entendre de nouvelles plaintes surles faits et gestes de Reineke. S’il a fait du mal, c’est chosepassée. Il s’amendera et il y travaillera sans doute. Car,dès demain, il prendra le bâton et le sac ; il partira, pieuxpèlerin, pour se rendre à Rome, et, de là, il passera la mer.Il n’en reviendra pas avant d’avoir obtenu pleineabsolution de ses péchés. »

Là-dessus Hinze se tourna, en colère, vers Brun etYsengrin :

« Voilà nos peines et nos travaux perdus ! s’écria-t-il.Oh ! fussé-je loin d’ici ! Si Reineke est rentré en faveur, ilmettra en œuvre toutes les ruses pour nous détruire toustrois. J’ai perdu un œil : je crains pour l’autre.

– Le cas est difficile, dit Brun, je le vois. »Ysengrin répliqua :« La chose est étrange ! Allons droit au roi. »Aussitôt il se présenta, tout chagrin, avec Brun, devant

le roi et la reine. Ils parlèrent beaucoup contre Reineke ;ils parlèrent violemment. Le roi leur dit :

« Ne l’avez-vous pas entendu ? Je l’ai de nouveau reçuen grâce. »

Le roi parlait ainsi avec colère, et, à l’instant, il fitsaisir, lier et garotter l’un et l’autre. Car il songeait à cequ’il avait appris de Reineke et à leur trahison. Ainsi futentièrement changée à cette heure la situation deReineke. Il se tira d’affaire et ses accusateurs se virentconfondus. Il sut même, par sa ruse, amener les choses aupoint qu’on enleva à l’ours un morceau de son cuir, d’unpied de long et un pied de large, afin de lui en faire unpetit sac de voyage. Ainsi équipé, il avait assez l’air d’unpèlerin. Mais il pria la reine de lui faire avoir aussi dessouliers et il dit :

« Vous me reconnaissez, cette fois, tout de bon, nobledame, pour votre pèlerin : aidez-moi donc à faire levoyage. Ysengrin a quatre bons souliers : l’équité voudraitqu’il m’en cédât une paire pour ma route. Faites, nobledame, que je les obtienne par mon seigneur le roi.Madame Giremonde pourrait bien aussi se passer d’unepaire des siens : car, en bonne ménagère, elle reste le plussouvent dans sa chambre. »

La reine se montra favorable à cette requête.« Ils peuvent bien, dit-elle gracieusement, se passer

chacun d’une paire. »Reineke la remercia et dit, avec une joyeuse

révérence :« Puisque j’obtiens encore quatre bons souliers, je ne

veux pas tarder. Toutes les bonnes œuvres que je pourraifaire comme pèlerin, vous en aurez votre partcertainement, vous et mon gracieux roi. Pendant lepèlerinage, nous sommes obligés de prier pour tous ceux

pèlerinage, nous sommes obligés de prier pour tous ceuxqui nous ont jamais secourus. Que Dieu récompense votrecharité ! »

Le seigneur Ysengrin perdit, en conséquence, sessouliers aux pieds de devant, jusqu’aux chevilles ; onn’épargna pas davantage Madame Giremonde : elle dutrenoncer à ceux de derrière.

Ayant ainsi perdu tous deux la peau et les ongles despieds, les misérables étaient gisants avec Brun etpensaient mourir, mais l’hypocrite avait gagné les soulierset le sac. Il survint et se moqua d’eux encore, surtout dela louve.

« Ma chère, ma bonne, lui disait-il, voyez comme vossouliers me vont bien ! j’espère aussi qu’ils seront dedurée. Vous vous êtes donné beaucoup de peine pour meperdre ; j’ai fait de mon côté ce que j’ai pu, et cela m’aréussi. Si vous avez eu du plaisir, c’est enfin mon tour d’enavoir. Ainsi va le monde. On sait prendre son parti. Si jevais en voyage, je pourrai me souvenir chaque jour, avecreconnaissance, de mes chers parents : vous m’avezobligeamment fourni de souliers, et vous n’aurez pas àvous en repentir. Ce que je mériterai de pardons, je lepartagerai avec vous : je vais les chercher à Rome etoutre-mer. »

Madame Giremonde était couchée par terre, souffrantde grandes douleurs ; elle ne pouvait presque parler ;cependant elle fit un effort, et dit en soupirant :

« Pour nous punir de nos péchés, Dieu permet quetout vous réussisse. »

Ysengrin était gisant de son côté et gardait le silenceavec Brun. Ils étaient tous deux assez misérables,enchaînés, blessés, et raillés par leur ennemi. Il nemanquait plus que Hinze, le chat : Reineke désirait fort luijouer aussi quelque tour.

Le lendemain, l’hypocrite s’occupa d’abord à cirer lessouliers que ses parents avaient perdus. Il courut seprésenter au roi et lui dit :

« Votre serviteur est prêt à entreprendre le saintvoyage : veuillez ordonner, par grâce, à votre chapelain deme bénir, afin que je parte d’ici avec confiance, et que masortie et mon entrée soient bénies. »

Ainsi dit-il. Le roi avait pour chapelain le bélier. C’étaitlui qui avait le soin de toutes les affaires ecclésiastiques.Le roi l’employait aussi comme secrétaire. On le nommaitBellin. Il le fit appeler et lui dit :

« Lisez-moi vite quelques saintes paroles en faveur deReineke, que voici, pour le bénir dans le voyage qu’ilmédite. Il se rend à Rome et outre-mer. Attachez-lui lesac de voyage et mettez-lui le bourdon à la main. »

Bellin répliqua :« Sire, vous avez, je crois, ouï dire que Reineke n’est

pas relevé de l’excommunication, et j’aurais à souffrir unchâtiment de mon évêque, qui l’apprendrait aisément etqui a le pouvoir de me punir. Mais je ne veux moi-même àReineke ni bien ni mal. Si l’on pouvait arranger l’affaire, etsi je ne devais essuyer aucun reproche de l’évêque, MgrOhnegrund, si le prieur, M. Losefund, ou le doyen

Rapiamus, ne s’en fâchait point, je le bénirais volontiers,selon votre commandement. »

Le roi répliqua :« Que signifient toutes ces chansons ? Vous nous

débitez beaucoup de paroles, et je vois peu de chosesderrière. Si vous ne me lisez rien, droit ou tortu, en faveurde Reineke, au diable qui m’en soucie ! Que m’importel’évêque dans sa cathédrale ? Reineke fait le pèlerinage deRome : voulez-vous l’empêcher ? »

Bellin se gratta derrière les oreilles avec inquiétude ; ilcraignait la colère de son roi, et se mit sur-le-champ à lire,dans son livre, pour le pèlerin, qui n’y faisait guèreattention. Aussi cela eût-il, comme on pense, l’effet quecela pouvait avoir.

La bénédiction était achevée ; on lui donna ensuite lesac et le bourdon : le pèlerin était prêt. C’est ainsi qu’ilfeignait le saint voyage. Des larmes hypocrites coulaientsur les joues du scélérat, et lui baignaient la barbe, commes’il avait senti le plus douloureux repentir. Sans douteaussi il était affligé de ne les avoir pas précipités dans lemalheur tous tant qu’ils étaient, et de n’en avoir outragéque trois. Cependant il se leva et demanda en grâce quetous voulussent bien prier fidèlement pour lui du mieuxqu’ils pourraient. Il se disposait donc à partirpromptement. Il se sentait coupable et il avait lieu decraindre.

« Reineke, dit le roi, vous êtes bien pressé ! Pourquoicela ?

– Qui fait une bonne entreprise ne doit jamais tarder,répliqua Reineke. Je vous demande congé ; l’heure estvenue, monseigneur, laissez-moi partir.

– Je vous donne congé, » dit le roi.Puis il ordonna à tous les seigneurs de la cour de

cheminer quelque peu avec le faux pèlerin et del’accompagner. Cependant Brun et Ysengrin étaient tousdeux prisonniers, dans l’affliction et les douleurs.

Reineke avait donc regagné toute la faveur du roi, et ils’éloignait de la cour avec de grands honneurs. Il semblaitpartir avec le sac et le bourdon pour le Saint-Sépulcre,quoiqu’il n’y eût pas plus affaire qu’un bouleau dans Aix-la-Chapelle. Il avait dans l’esprit des projets toutdifférents. Il avait eu l’adresse de façonner pour son roibarbe de lin et nez de cire ; tous ses accusateurs durentl’accompagner à son départ et l’escorter avec honneur.Mais il ne pouvait renoncer à la ruse, et il dit encore, aumoment de partir :

« Prenez garde, monseigneur, que les deux traîtres nevous échappent, et tenez-les bien enchaînés en prison.S’ils étaient libres, ils ne renonceraient pas à leurcriminelle entreprise. Votre vie est menacée, Sire, veuillezy songer. »

Il se mit donc en chemin, avec un maintien tranquilleet dévot, avec un air candide, comme s’il n’avait fait autrechose de sa vie. Puis le roi revint à son palais, et tous lesanimaux le suivirent. Selon ses ordres, ils avaient d’abordaccompagné Reineke à quelque distance, et le fripon avaittémoigné tant d’angoisse et de tristesse, qu’il avait excitéla compassion de maintes bonnes gens. Lampe, le lièvre,était surtout fort affligé.

« Il faut, cher Lampe, dit le fripon… Et faut-il nousséparer ?… Ah ! s’il vous plaisait aujourd’hui, et à Bellin, lebélier, de cheminer encore avec moi ! Votre société meferait le plus grand bien. Vous êtes une agréablecompagnie et d’honnêtes gens. Chacun ne dit que du biende vous : cela me ferait honneur. Vous êtes ecclésiastiques

et de sainte conduite ; vous vivez justement comme j’aivécu étant ermite ; les plantes suffisent à votrenourriture ; vous apaisez votre faim avec des feuilles et del’herbe, et ne vous souciez ni de pain ni de viande nid’autres mets. »

Il sut donc abuser par ses louanges la faiblesse desdeux personnages. Tous deux le suivirent dans sademeure, et, quand ils virent le château de Maupertuis,Reineke dit au bélier :

« Restez dehors, Bellin, et régalez-vous à souhait deplantes et de gazon. Ces montagnes produisent enabondance des herbes salutaires et de bon goût. Je prendsLampe avec moi ; mais priez-le de consoler ma femme,qui déjà s’afflige, et qui sera au désespoir, quand elleapprendra que je m’en vais à Rome en pèlerinage. »

Le renard usait de douces paroles pour les trompertous deux. Il fit entrer Lampe. Il trouva la triste renardecouchée avec ses petits, accablée d’inquiétude, car elle necroyait plus que Reineke dût revenir de la cour.Maintenant elle le voyait avec le sac et le bourdon : celalui parut étrange et elle dit :

« Reineke, mon ami, apprenez-moi donc ce qui vousest arrivé. Que vous a-t-on fait ? »

Et il répondit :« J’étais déjà condamné, pris, enchaîné ; mais le roi

s’est montré clément, il m’a délivré, et je suis particomme pèlerin. Brun et Ysengrin sont demeurés pourgage. Ensuite le roi m’a donné Lampe en expiation, etnous pouvons en faire ce que nous voudrons, car le roi afini par me dire pour ma gouverne : « C’est Lampe qui t’atrahi ! » Il a donc mérité un grave châtiment et il va mepayer tout. »

Lampe entendit avec effroi ces paroles menaçantes ; ilfut troublé, il voulut se sauver et il prit la fuite. Reinekelui ferma vite la porte ; le meurtrier saisit à la gorgel’infortuné, qui appelait au secours, avec des cris affreux.

« À l’aide, Bellin ! Je suis perdu ! Le pèlerinm’assassine ! »

Mais il ne cria pas longtemps ; Reineke lui eut bientôtdéchiré la gorge. Et voilà comme il reçut son hôte.

« Venez, dit-il, et mangeons vite, car le lièvre est graset de bon goût. En vérité, c’est la première fois qu’il estbon à quelque chose, le sot imbécile. Je l’avais juré dès

longtemps. Voilà qui est fait. À présent le traître peut medénoncer. »

Reineke se mit à l’œuvre avec sa femme et sesenfants. Ils se hâtèrent d’écorcher le lièvre et s’enrégalèrent à plaisir. La renarde le trouvait exquis, et necessait de s’écrier :

« Grand merci au roi et à la reine ! Nous faisons, parleur grâce, un repas délicieux. Que Dieu les récompense !

– Mangez, mangez, dit Reineke. C’est bien assez pourcette fois. Nous sommes tous rassasiés, et je me proposed’en attraper davantage : ils finiront tous par me payerleur écot, ceux qui s’attaquent à Reineke et qui songent àlui faire tort. »

Dame Ermeline prit la parole :« Je voudrais apprendre de vous comment vous êtes

sorti d’affaire.– Il me faudrait bien des heures, répondit-il, pour

vous raconter comme j’ai subtilement tourné le roi, etcomme je l’ai trompé lui et son épouse. Oui, je ne vous lecache pas, mon amitié avec le roi est fragile et nesubsistera pas longtemps. Quand il saura la vérité, ilentrera dans une furieuse colère. S’il me tient de nouveauen son pouvoir, ni l’or ni l’argent ne pourront me sauver ;il me poursuivra certainement et tâchera de me prendre.Je ne puis attendre aucune grâce, je le sais parfaitement.Il ne manquera pas de me pendre. Il faut nous sauver.Fuyons en Souabe. Là nous ne serons connus depersonne. Nous nous conformerons aux usages du pays.

Le ciel nous aide ! C’est là qu’on trouve une doucenourriture et tous les biens en abondance : des coqs, desoies, des lièvres, des lapins, et le sucre, et les dattes, lesfigues, les raisins secs, et des oiseaux de toute sorte et detoute grandeur ; et, dans le pays, on cuit le pain au beurreet aux œufs ; l’eau est limpide et pure, l’air est agréable etserein ; il y a des poissons en abondance, qu’on appellegallines, et d’autres qu’on nomme pullus et gallus etanas : qui pourrait les nommer tous ? Voilà des poissons àmon goût ! Je n’ai pas besoin de les pêcher dans l’eauprofonde. C’était ma nourriture ordinaire, quand jemenais ma vie d’ermite. Oui, ma petite femme, si nousvoulons enfin jouir de la paix, partons, suivez-moi. Maisécoutez-moi bien : le roi m’a laissé échapper cette fois,parce que je lui ai débité d’étranges impostures. J’aipromis de lui livrer le trésor magnifique du roi Emmeric ;j’ai dit comme il se trouvait près de Krekelborn : quand ilsiront le chercher, ils ne trouveront ni ceci ni cela ; ilsfouilleront vainement la terre, et, quand le roi se verratrompé de la sorte, il sera horriblement furieux. Car, ceque j’ai imaginé de mensonges, avant d’échapper, vouspouvez vous le figurer. Vraiment, j’avais déjà la corde aucou. Je ne fus jamais dans un plus grand péril, ni pluscruellement tourmenté. Non, je ne souhaite pas de merevoir dans un pareil danger. Bref, quoi qu’il me puissearriver, je ne me laisserai jamais persuader de retournerà la cour, pour me remettre au pouvoir du roi. Certes ilme faudrait être bien habile pour tirer à grand’peine monpouce de ses mâchoires. »

Madame Ermeline dit tristement :

« Que deviendrons-nous ? Nous serons étrangers etmisérables dans tout autre pays. Ici nous avons tout àsouhait. Vous êtes le maître de vos paysans. Et vous est-ilsi nécessaire de risquer une aventure ? En vérité, quitterle certain pour chercher l’incertain n’est ni sage niglorieux. Nous vivons ici en sûreté. Combien le châteaun’est-il pas fort ? Quand le roi nous envahirait avec sonarmée, quand il occuperait la route avec ses forces, nousavons tant de portes dérobées, tant d’issues secrètes, quenous échapperons heureusement. Vous le savez mieuxque moi, pourquoi faut-il que je le dise ? Avant de noustenir par force dans ses mains, il aurait bien à faire. Celane m’inquiète point. Mais, que vous ayez juré de passer lamer, voilà ce qui m’afflige. Je me possède à peine.Comment cela finira-t-il ?

– Chère femme, ne vous affligez pas, répondit Reineke.Écoutez-moi et retenez bien ceci : mieux vaut jurer quepleurer. Voici ce que me dit une fois un sage auconfessionnal : « Un serment forcé signifie peu de chose. »Cela ne m’arrête pas plus que la queue du chat. C’est leserment que je veux dire : vous m’entendez. Qu’il en soitcomme vous avez dit : je reste à la maison. À vrai dire, j’aipeu de chose à espérer de Rome, et, quand j’en aurais faitdix fois le serment, je ne voudrais jamais voir Jérusalem.Je reste auprès de vous, et certes j’y serai plus à monaise. Je ne trouverais pas ailleurs mieux que je n’ai. Si leroi veut me faire de la peine, il faut que je l’attende. Il estfort et trop puissant pour moi, mais je réussirai peut-êtreà l’attraper encore, à le coiffer du bonnet à grelots. Que jevive, et il trouvera pis qu’il ne cherche. J’en fais

serment. »Bellin, impatient, se mit à vociférer à la porte.« Lampe, ne voulez-vous pas partir ? Venez donc. Il

faut nous en aller. »Reineke l’entendit crier, il accourut et dit :« Mon ami, Lampe vous prie fort de l’excuser : il se

divertit là-dedans avec madame sa tante. Vous voudrezbien, dit-il, le lui permettre. Prenez les devants à petitspas. Madame Ermeline ne le laissera pas aller de sitôt. Degrâce, ne troublez pas leur plaisir. »

Bellin répondit :« J’ai entendu crier : qu’était-ce donc ? J’ai entendu

Lampe, il me criait : « Bellin, au secours ! au secours ! »Lui avez-vous fait quelque mal ? »

L’habile Reineke répondit :« Écoutez donc : je parlais du pèlerinage dont j’ai fait le

vœu ; ma femme en a été tout à fait désespérée ; unemortelle frayeur l’a saisie ; elle est tombée dans mes brassans connaissance. À cette vue, Lampe a eu peur, et, dansson trouble, il s’est écrié : « Au secours, Bellin ! Bellin !Oh ! ne tardez pas : certainement ma tante va mourir. »

– Tout ce que je sais, dit Bellin, c’est qu’il a poussé descris d’angoisse.

– On ne lui a pas touché un poil, jura le menteur.J’aimerais mieux qu’il m’arrivât malheur à moi-mêmequ’à Lampe. Avez-vous entendu, ajouta Reineke, que leroi m’a demandé hier, quand je serais arrivé chez moi, de

lui communiquer, dans quelques lettres, mes idées surdes affaires importantes ? Mon cher neveu, veuillez vousen charger. Elles sont toutes prêtes. Je dis dans ces lettresde belles choses, et je donne les avis les plus sages. Lampes’est diverti à l’excès. J’avais du plaisir à l’entendre serappeler avec sa tante de vieilles histoires. Comme ilsjasaient ! Ils ne pouvaient finir. Ils ont bu et mangé et sesont réjouis, tandis que j’écrivais les lettres.

– Mon bon ami, dit Bellin, veuillez garder vos lettres :je n’ai pas une petite poche pour les mettre. Si je brisaisles sceaux, je m’en trouverais fort mal.

– Je sais un bon remède, dit Reineke. Le sac que l’onm’a fait avec la peau de l’ours fera justement l’affaire. Ilest épais et fort ; je mettrai les lettres dedans, et le roivous donnera une bonne récompense ; il vous recevraavec honneur ; vous serez trois fois le bienvenu. »

Bellin, le bélier, crut tout cela. L’autre courut dans lamaison, prit le sac et y fourra bien vite la tête de Lampeégorgé. Il songea en même temps au moyen d’empêcherle pauvre Bellin d’ouvrir la gibecière, et il dit, comme ilsortait :

« Suspendez le sac à votre cou, et n’allez pas, monneveu, prendre fantaisie de jeter les yeux sur les lettres :ce serait un fâcheux désir ; car je les ai soigneusementfermées, et vous ne devez pas y toucher. N’ouvrez pasmême le sac. J’ai entrelacé les nœuds artistement, ainsique j’en ai la coutume, dans les affaires importantes entrele prince et moi. S’il trouve les cordons entrelacés commed’habitude, vous mériterez sa faveur et ses cadeaux, en

qualité de messager fidèle. Même, aussitôt que vousverrez le roi, si vous voulez vous mettre encore auprès delui en meilleure posture, faites-lui entendre que vous avezdonné vos bons avis pour ces lettres ; que vous avez prêtésecours à l’écrivain ; vous y gagnerez honneur et profit. »

Bellin fut ravi, et, dans sa joie, il s’élança de la place oùil était, bondissant à droite et à gauche.

« Reineke, dit-il, mon neveu, mon seigneur, je vois àprésent que vous m’aimez, que vous voulez me mettre enhonneur. Cela me vaudra des louanges devant tous lesseigneurs de la cour, d’avoir arrangé de si bonnes idées,de belles et charmantes paroles. Car, à la vérité, je ne saispas écrire comme vous ; mais ils vont le croire, et c’est àvous seul que j’en serai redevable. C’est pour mon plusgrand bien que je vous ai accompagné jusqu’ici.Maintenant, dites-moi, qu’en pensez-vous ? Lampe nes’en vient-il pas à cette heure avec moi ?

– Non, m’entendez-vous ! dit le rusé. C’est encoreimpossible. Prenez l’avance doucement. Il vous suivra,aussitôt que je lui aurai confié et commandé certainesaffaires d’importance.

– Dieu soit avec vous, dit Bellin, je vais donc partir. »Et il fit diligence. Vers midi il arrivait à la cour.Dès que le roi l’aperçut, et qu’en même temps, il

remarqua le petit sac :« Parlez, Bellin, dit-il, d’où venez-vous ? Où donc

Reineke est-il resté ? Vous portez le sac de voyage :qu’est-ce que cela veut dire ?

– Monseigneur, dit Bellin, il m’a prié de vous apporterdeux lettres. Nous les avons méditées ensemble. Voustrouverez les affaires les plus importantes subtilementtraitées ; et, ce qu’elles renferment, je l’ai conseillé. Ellesse trouvent dans le sac ; Reineke a serré les nœuds. »

Le roi fit appeler sur-le-champ le castor. C’était lenotaire et le secrétaire royal. On le nommait Bokert. Sonoffice était de lire devant le prince les lettres difficiles etimportantes, car il savait plusieurs langues. Le roi fit aussiappeler Hinze, et voulut qu’il fût présent. Lors donc queBokert eut délié le nœud aidé de Hinze, son confrère, iltira du sac, avec étonnement, la tête du lièvre assassiné,et s’écria :

« Voilà ce que j’appelle des lettres ! C’est fortsingulier ! Qui les a écrites ? Qui peut expliquer cela ?C’est la tête de Lampe : nul ne peut la méconnaître. »

Le roi et la reine furent saisis de frayeur. Mais le roidit, en baissant la tête :

« Ô Reineke, si je vous tenais encore ! »Le roi et la reine éprouvaient une douleur extrême.« Reineke m’a trompé ! s’écria le roi. Oh ! si je m’étais

défié de ses infâmes mensonges ! »En faisant ces cris, il paraissait troublé, et les autres

animaux étaient confondus comme lui. Lupardus, procheparent du roi, prit la parole :

« Par ma foi, je ne vois pas pourquoi vous êtes sitroublés, vous et la reine. Éloignez ces pensées. Prenezcourage. Cela pourrait vous faire honte aux yeux de toutle monde. N’êtes-vous pas le maître ? Tous ceux qui sontici vous doivent l’obéissance.

– Et justement ! reprit le roi, vous ne devez pas êtresurpris de mon chagrin. Je me suis, hélas ! fourvoyé. Carle traître m’a poussé, avec une ruse infâme, à punir mesamis. Brun et Ysengrin sont accablés d’ignominie, et je nedevrais pas en éprouver un vif repentir ? Cela ne me faitpas honneur, d’avoir si maltraité les premiers barons dema cour, d’avoir donné tant de créance au menteur etd’avoir agi sans prévoyance. J’ai trop vite écouté mafemme ; elle s’est laissé séduire ; elle m’a prié et suppliépour lui. Oh ! que n’ai-je été plus ferme ! À présent, lerepentir est tardif et tout conseil inutile.

– Sire, reprit Lupardus, écoutez ma prière : ne vousaffligez pas plus longtemps. Le mal qui s’est fait peut seréparer. Donnez à l’ours, au loup, à la louve, le bélier endédommagement. Car Bellin a confessé ouvertement eteffrontément qu’il a conseillé la mort de Lampe. Il fautmaintenant qu’il l’expie. Ensuite nous marcheronsensemble contre Reineke ; nous le prendrons, si nouspouvons, puis nous le pendrons bien vite. Si on lui donnela parole, il se sauvera par son bavardage et ne sera pas

pendu. Non, je le sais parfaitement, ces gens se laisserontapaiser. »

Le roi entendit avec plaisir ces paroles, et dit àLupardus :

« Votre avis me plaît. Allez donc sur-le-champ mequérir les deux barons. Je veux qu’ils reprennent avechonneur leur place à mes côtés dans le conseil. Convoqueztous les animaux qui se trouvaient à la cour : il faut qu’ilssachent tous comme Reineke a menti honteusement ;comme il s’est échappé, et comme ensuite, avec le secoursde Bellin, il a tué Lampe. J’entends que chacun traite avechonneur l’ours et le loup, et, comme vous le conseillez, jedonne à ces seigneurs, en expiation, le traître Bellin et sesparents à perpétuité. »

Lupardus fit diligence, jusqu’à ce qu’il eût trouvé lesdeux prisonniers, Brun et Ysengrin. Ils furent déliés, puisil leur dit :

« Apprenez de moi une bonne nouvelle. Je vousapporte de la part du roi, paix assurée et sauf-conduit.Entendez-moi, seigneurs : si le roi vous a fait du mal, il ena du regret ; il vous le fait savoir, et il désire que voussoyez contents : en expiation, vous recevrez Bellin avec sarace, et même avec tous ses parents à perpétuité. Sansautres façons, vous pouvez les assaillir, que vous lestrouviez dans les bois, que vous les trouviez dans leschamps ; ils vous sont tous livrés. Mon gracieux seigneurvous permet en outre de faire toute sorte de maux àReineke, qui vous a trahis. Vous pouvez le poursuivre, lui,sa femme, ses enfants et tous ses parents, où que vous les

trouviez : nul ne s’y oppose. Cette précieuse liberté, jevous l’annonce au nom du roi. Lui, et tous ceux quirégneront après lui, la maintiendront. Oubliez seulementce qui vous est arrivé de fâcheux ; jurez de lui êtredévoués et fidèles : vous le pouvez avec honneur. Jamaisil ne vous fera plus aucun tort. Je vous le conseille,acceptez la proposition. »

Ainsi fut conclu l’accommodement. Le bélier dut lepayer de sa vie, et depuis lors tous ses parents sontpoursuivis sans cesse par la redoutable engeanced’Ysengrin. Ainsi commença la haine éternelle.Maintenant les loups continuent à sévir, sans pudeur etsans crainte, contre les agneaux et les moutons ; ilscroient avoir la justice de leur côté ; leur courroux n’enépargne aucun ; ils ne se laissent jamais fléchir. Mais, enfaveur de Brun et d’Ysengrin, et pour leur faire honneur,le roi tint sa cour douze jours de plus ; il voulait montrerpubliquement combien il avait à cœur de satisfaire lesbarons.

CHANT SEPTIÈME

On vit alors la cour magnifiquement ordonnée etdisposée ; maints chevaliers arrivèrent ; les quadrupèdesfurent suivis d’innombrables oiseaux, et tous ensemblerendirent de grands honneurs à Brun et Ysengrin, quioublièrent leurs souffrances. Ils se virent fêtés par lameilleure compagnie qui se fût jamais rassemblée.Trompettes et timbales résonnaient. Le bal de la cour futdu meilleur goût. On servit avec profusion ce que chacunpouvait désirer. Messagers sur messagers coururent lepays et convièrent les hôtes. Oiseaux et bêtes se mirenten chemin ; ils venaient par couples, voyageaient de jouret de nuit, et se hâtaient d’arriver. Mais Reineke, le

renard, resta chez lui aux écoutes ; il n’avait pas desseinde se rendre à la cour, le faux pèlerin ; il attendait peu demerci. Le fripon ne trouvait pas de plus grand plaisir qued’exercer sa malice selon son vieil usage. On entendit à lacour les plus beaux chants ; on servait aux hôtes, enabondance, à boire et à manger ; on vit des tournois et desjoutes ; chacun s’était rapproché des siens ; on dansait, onchantait, puis on entendait le sifflet par intervalles, onentendait le chalumeau. Le roi regardait, avecbienveillance, des fenêtres du salon ; il se plaisait à cegrand tumulte ; ses yeux en étaient réjouis.

Huit jours étaient passés ; le roi s’était mis à table avecses premiers barons ; il était assis à côté de la reine,quand le lapin sanglant se présenta devant le roi, et lui dittristement :

« Sire, sire, et vous tous, seigneurs, ayez pitié de moi :car vous avez rarement oui parler d’une trahison aussiperfide et d’actes aussi sanguinaires que ceux dontReineke m’a rendu victime. Hier matin je le trouvai assis ;c’était vers six heures ; je passais sur la route devantMaupertuis, et je croyais aller mon chemin en paix. Vêtu

en pèlerin, il était assis devant sa porte, et semblait lireses prières du matin. Je voulais passer vite, pour merendre à votre cour. Quand il me vit, il se leva soudain etvint à ma rencontre. Je crus qu’il voulait me saluer, maisil me saisit avec ses pattes en véritable assassin : je sentisses ongles entre mes oreilles, et je crus, en vérité, avoir latête arrachée : car ses ongles sont longs et pointus. Il merenversa par terre. Heureusement je me dégageai, et,comme je suis leste, je pus m’échapper. Il grondait aprèsmoi, et jura qu’il me trouverait : moi, sans répondre, jem’éloignai ; mais, hélas ! je lui ai laissé une de mesoreilles ; j’arrive la tête sanglante. Voyez, j’en rapportequatre plaies. Vous jugerez avec quelle violence il m’afrappé. Il s’en est peu fallu que je ne sois resté sur laplace. Songez maintenant au péril, songez à votre sauf-conduit ! Qui peut voyager, qui peut se rendre à votrecour, si le brigand occupe la route et insulte tout lemonde ? »

Il finissait à peine, que Merkenau, la corneille bavarde,vint dire à son tour :

« Noble seigneur et gracieux roi, je vous apporte detristes nouvelles. Je ne suis pas en état de parlerbeaucoup, étant saisie de douleur et d’angoisse, et jecrains, à le faire, que mon cœur ne se brise, car il m’estarrivé aujourd’hui une chose lamentable. Ma femmeScharfenebbe et moi, nous passions ensemble ce matin.

Reineke était gisant comme mort sur la bruyère, les yeuxtournés, la bouche ouverte et la langue pendante. Je memis à crier d’horreur ; il ne bougeait pas. Je criais et leplaignais, disant : « Ah ! ah ! hélas ! » et je recommençaismes plaintes. « Ah ! il est mort ! Que j’en suis affligé ! Quej’en suis désolé ! » Ma femme aussi se lamentait ; nousgémissions tous deux. Je tâtai le ventre et la tête ; mafemme s’avança de même, et s’approcha du museau, poursavoir si la respiration n’indiquerait point quelque vie ;mais elle observait en vain : nous en aurions juré tousdeux. Or, écoutez le malheur !

Comme, dans sa tristesse, elle approchait, sansdéfiance, son bec de la gueule du scélérat, il l’observa, letraître, la saisit horriblement, et lui emporta la tête.Combien je fus effrayé, je ne veux pas le dire. « Oh !malheur à moi ! oh ! malheur à moi ! » m’écriai-je. Ils’élança, et voulut aussi me happer. Je tressaillis etm’enfuis au plus vite. Si j’avais été moins agile, il m’auraitsaisi tout de même. J’échappai à grand’peine aux pattes

du meurtrier ; je volai sur un arbre. Oh ! je voudraisn’avoir pas sauvé ma triste vie. Je voyais ma femme sousles ongles du scélérat. Ah ! il eut bientôt mangé la pauvrebonne ! Il me semblait aussi glouton, aussi affamé, que s’ilavait voulu en manger encore quelques-unes. Il n’a paslaissé le plus petit membre, pas le moindre osselet. Je n’airien vu d’aussi lamentable. Il partit, et moi, je ne pusm’empêcher de voler vers la place, la tristesse au cœur.Je ne trouvai que du sang et quelques plumes de mafemme. Je les apporte, comme preuve du crime. Hélas !ayez pitié de moi, monseigneur. Si vous deviez cette foisépargner le traître, différer une juste vengeance, ne pasdonner force à votre paix et votre sauf-conduit, on feraitlà-dessus bien des discours qui pourraient vous déplaire.Car les gens disent : « Il est coupable du fait, celui qui a lepouvoir de punir et qui ne punit pas. Alors chacun fait lemaître. Votre dignité en souffrirait : veuillez y songer. »

La cour avait entendu la plainte du bon lapin et cellede la corneille. Noble, le roi, entra en colère et s’écria :

« J’en fais serment par ma foi conjugale, je punirai ceforfait, et l’on s’en souviendra longtemps. Se moquer demon sauf-conduit et de mes ordonnances ! Je ne veux pasle souffrir. Je me suis fié au scélérat et l’ai laissé échapperbeaucoup trop aisément. Je l’ai même équipé en pèlerin,et l’ai vu partir d’ici comme se rendant à Rome. Que dechoses le menteur ne nous a-t-il pas fait accroire ! Commeil a su gagner aisément l’intercession de la reine ! Elle m’apersuadé ; maintenant il est échappé. Mais je ne serai pasle dernier qui se soit repenti d’avoir suivi les conseils desfemmes. Et, si nous laissons plus longtemps le scélérat

courir impuni, c’est pour nous une honte. Il fut toujoursun fripon et le sera toujours. Or, messieurs, délibérezensemble sur les moyens de l’arrêter et de lui faire sonprocès. Si nous y mettons de la vigueur, la choseréussira. »

Ysengrin et Brun entendirent avec joie le discours duroi. « Nous serons enfin vengés, » se disaient-ils l’un etl’autre ; cependant ils n’osèrent prendre la parole : ilsvoyaient que le roi était troublé et irrité à l’excès. La reinedit enfin :

« Il ne faudrait pas, monseigneur, vous courroucer siviolemment, ni jurer si aisément : votre dignité en estcompromise et vos paroles en ont moins de poids. Nous nevoyons point encore la vérité dans tout son jour ; il fautcommencer par entendre l’accusé. S’il était présent, telqui parle contre Reineke resterait muet. Il faut toujoursentendre les deux parties. Plus d’un téméraire porteplainte pour couvrir ses crimes. J’ai tenu Reineke pourhabile et sage ; je ne songeais pas à mal et n’avais quevotre intérêt devant les yeux, bien que les choses aienttourné autrement. Car ses conseils sont bons à suivre, sisa vie mérite quelque blâme. Il faut d’ailleurs bienconsidérer l’étroite alliance de sa race. La précipitation nerend pas les choses meilleures, et, ce que vous résoudrez,vous finirez toujours par l’accomplir comme maître etsouverain. »

Là-dessus Lupardus prit la parole :« Vous écoutez tant d’avis, écoutez aussi celui-là que

Reineke comparaisse, et, ce que vous résoudrez, qu’on

l’exécute sur-le-champ. C’est là probablement ce quepensent tous les seigneurs, comme votre noble épouse. »

Ysengrin dit à son tour :« Que chacun conseille pour le mieux. Seigneur

Lupardus, écoutez-moi. Quand Reineke serait ici à cetteheure, et quand il se disculperait de la double plainte queportent ces deux personnes, il me serait toujours facile demontrer qu’il a mérité de perdre la vie. Néanmoins, jepasse tout sous silence, jusqu’à ce qu’il soit dans nosmains. Et avez-vous oublié comme il a trompé le roi avecle trésor, disant qu’il devait le trouver à Husterlo, près deKrekelborn, et autres grossiers mensonges ? Il a trompétout le monde, et il nous a outragés, Brun et moi, mais j’ymettrai ma vie. Voilà comme le menteur se comporte surla bruyère : il rôde, il pille, il tue. Si le roi et les seigneursle trouvent bon, eh bien, que l’on procède ainsi.Cependant, s’il avait voulu tout de bon se rendre à la cour,il se serait présenté dès longtemps. Les messagers du roiont couru le pays pour convier les hôtes, et il est restéchez lui. »

Là-dessus le roi prononça ces paroles :« Pourquoi l’attendre longtemps ici ? Préparez-vous

(telle est ma volonté), préparez-vous tous à me suivredans six jours ; car, en vérité, je veux voir la fin de cesdébats. Qu’en dites-vous, seigneurs ? Ne serait-il pascapable enfin de ruiner un pays ? Préparez-vous aussibien que vous pourrez, et venez sous le harnois ; venezavec des arcs, des piques et toute sorte d’armes, etcomportez-vous vaillamment ; et tous ceux que j’armerai

chevaliers en campagne, qu’ils en portent le titre avechonneur. Nous assiégerons Maupertuis, le château. Nousverrons ce que Reineke renferme dans sa maison. »

À ces mots, tous s’écrièrent :« Nous obéirons ! »Le roi et ses guerriers songeaient donc à prendre

d’assaut le château de Maupertuis, à punir le renard ;mais Grimbert, qui avait assisté au conseil, s’éloignasecrètement et courut chez Reineke pour lui annoncer lanouvelle. Il cheminait, le cœur affligé, faisant des plaintesà part lui, et disant :

« Hélas ! que deviendra mon oncle maintenant ? C’estavec raison que toute la famille te pleure, ô toi, le chef detoute la famille ! Quand tu plaidais notre cause devant lajustice, nous étions tranquilles : personne ne pouvait tenirdevant toi et ton adresse. »

En parlant ainsi, il atteignit le château, et il trouvaReineke assis en plein air. Il venait de prendre deuxjeunes pigeons. Ils s’étaient risqués hors du nid pouressayer de voler ; mais leurs plumes étaient trop courtes :ils tombèrent, et ne furent pas en état de se relever, etReineke les saisit, car il chassait souvent aux environs. Ilvit de loin Grimbert approcher et l’attendit. Il le salua etlui dit ces mots :

« Mon neveu, soyez le bienvenu plus que toute autrepersonne de ma famille ! Pourquoi courez-vous si fort ?Vous êtes haletant ! M’apportez-vous quelquenouvelle ? »

Grimbert lui répondit :« La nouvelle que je vous annonce n’est point

rassurante. Vous le voyez, j’accours plein d’angoisse.Votre vie, vos biens, tout est perdu. J’ai vu la colère duroi. Il jure de vous arrêter et de vous faire subir une mortinfâme. Il a ordonné à chacun de paraître ici en armesdans six jours, avec l’arc et l’épée, avec l’arquebuse et leschariots. Tout le monde vient vous assaillir : hâtez-vousde faire vos réflexions. Ysengrin et Brun sont de nouveaudans la confidence du roi, mieux que moi dans la vôtre, etl’on fait tout ce qu’ils veulent. Ysengrin vous proclame leplus affreux des meurtriers et des brigands, et, par cesdiscours, il anime le roi. Il sera maréchal ; vous verrez lachose dans peu de semaines. Le lapin est survenu, puis lacorneille : ils ont fait contre vous de grandes plaintes ; et,si le roi vous prend cette fois, vous n’aurez pas longtempsà vivre ; j’ai lieu de le craindre.

– Voilà tout ? répliqua le renard. Tout cela nem’inquiète pas le moins du monde. Quand le roi, avec toutson conseil, aurait promis et juré deux fois et trois fois, ilme suffira de paraître pour triompher de tout. Ilsdélibèrent, ils délibèrent, et ne savent jamais toucher aubut. Mon cher neveu, laissez aller la chose ; suivez-moi, etvoyez ce que je vous servirai. Je viens d’attraper là despigeons jeunes et gras. C’est toujours mon plus friandrégal. Ils sont faciles à digérer ; on les avale toutdoucement, et les petits os ont si bon goût ! Ils se fondentdans la bouche. C’est moitié lait, moitié sang. Cet alimentléger me convient, et ma femme a le même goût. Venez,elle nous fera un bon accueil. Mais ne lui dites pas

pourquoi vous êtes venu : chaque bagatelle la saisit etl’inquiète. Demain, je vous suivrai à la cour. Là, mon cherneveu, vous me seconderez, j’espère, comme il conviententre parents.

– Je mets à votre service mes biens et ma vie, dit leblaireau. »

Et Reineke reprit :« Je m’en souviendrai. Que je vive longtemps, et cela

tournera à votre profit.– Présentez-vous avec assurance devant les seigneurs,

dit le blaireau, et soutenez au mieux votre cause ; ils vousécouteront. Lupardus a déjà opiné qu’on ne doit pas vouspunir avant que vous vous soyez suffisamment défendu.La reine elle-même a partagé cet avis. Remarquez cettecirconstance et tâchez de la mettre à profit.

– Soyez tranquille, dit Reineke, tout s’arrangera.Quand le monarque irrité m’aura entendu, il changera desentiment, et je finirai par gagner mon procès. »

Alors ils entrèrent tous deux, et furent gracieusementreçus par la dame du logis. Elle servit tout ce qu’elle avait.On partagea les pigeons ; on les trouva succulents, etchacun en mangea sa part. Les convives ne furent pasrassasiés, et ils en auraient sans doute dévoré une demi-douzaine, s’ils les avaient eus.

Reineke dit au blaireau :« Avouez, notre oncle, que j’ai des enfants délicieux et

qui doivent plaire à chacun. Dites-moi comment vousplaisent Rossel et Reinhart, le petit. Ils multiplieront un

plaisent Rossel et Reinhart, le petit. Ils multiplieront unjour notre race, et commencent peu à peu à se former. Ilsfont ma joie du matin jusqu’au soir. L’un prend une poule,l’autre attrape un poulet. Ils plongent aussi dans l’eaubravement, pour atteindre le canard et le vanneau. Je lesenverrais volontiers à la chasse plus souvent encore, maisil faut que je leur enseigne avant tout la sagesse et laprévoyance ; comme ils doivent prudemment se garantirdes pièges, des chasseurs et des chiens. Quand ils saurontbien se conduire, quand ils seront dressés comme il faut,ils iront chaque jour quérir et apporter de la nourriture, etrien ne manquera dans la maison, car ils marcheront surmes traces et joueront de terribles tours. Si une fois ils semettent à l’œuvre, les autres bêtes auront le dessous.L’ennemi se sentira pris à la gorge et ne se débattra paslongtemps. C’est la manière et le jeu de Reineke. Ilssaisiront vivement et ne feront pas faux bond. C’est là,selon moi, l’essentiel.

– Cela fait honneur, dit Grimbert, et l’on peut seféliciter d’avoir des enfants tels qu’on les désire, quis’accoutument de bonne heure au métier pour aider leursparents. Je me réjouis sincèrement de les savoir de mafamille, et j’espère merveilles.

– Restons-en là pour aujourd’hui, reprit Reineke.Allons nous coucher, car nous sommes tous fatigués, etGrimbert surtout est accablé. »

Ils se couchèrent dans la salle, qui était jonchéeabondamment de foin et de feuilles, et ils dormirentensemble. Mais l’inquiétude tint Reineke éveillé. La choselui semblait exiger de sages mesures, et le matin le trouvadans ses réflexions. Il se leva de sa couche et dit à safemme :

« Ne vous affligez pas. Grimbert m’a prié de le suivre àla cour. Restez tranquillement à la maison. Si quelqu’unparle de moi, donnez aux choses le tour le plus favorable,et gardez le château : comme cela, tout ira bien pournous. »

Madame Ermeline dit alors :« Cela me semble étrange ! Vous osez retourner à la

cour, où l’on est si mal disposé pour vous ! Êtes-vousforcé ? Je ne conçois pas cela. Songez au passé.

– Assurément, reprit Reineke, ce n’était pas uneplaisanterie. Beaucoup de gens me voulaient du mal ; jeme suis trouvé dans une grande détresse. Mais il se passebien des choses sous le soleil. Contre toute apparence, onéprouve ceci et cela, et qui pense tenir une chose en estprivé tout à coup. Laissez-moi donc aller. J’ai mainteschoses à faire là-bas. Demeurez tranquille, je vous en prie,vous n’avez nul besoin de vous tourmenter. Attendez :vous me reverrez, ma chère, si du moins cela m’estpossible, dans cinq ou six jours. »

À ces mots, il partit, accompagné de Grimbert, leblaireau.

CHANT HUITIÈME

Grimbert et Reineke marchaient ensemble à travers labruyère, droit au château du roi, et Reineke disait :

« Quoi qu’il arrive, j’ai, cette fois, le pressentiment quele voyage aura une heureuse issue. Mon cher neveu,écoutez-moi : depuis que je vous ai fait ma dernièreconfession, je me suis de nouveau rendu coupable depéché. Écoutez le gros et le menu et ce que j’ai alorsoublié.

« Je me suis procuré un bon morceau du corps del’ours et de sa peau ; le loup et la louve m’ont cédé leurssouliers ; de la sorte j’ai satisfait mon petit ressentiment.Ce sont mes mensonges qui m’ont valu cela. J’ai su exciter

la colère du roi, et, en outre, je l’ai affreusement trompé :car je lui ai fait un conte, et j’ai su inventer des trésors.Cela ne m’a pas suffi ; j’ai tué Lampe ; j’ai fourré dans unpaquet la tête du mort, et j’en ai chargé Bellin. Le roi l’aregardé avec colère : il a dû payer l’écot. Pour le lapin, jel’ai pressé rudement derrière les oreilles, si bien qu’il afailli en perdre la vie, et j’ai eu regret de le voir échappé.Je dois avouer aussi que la corneille ne se plaint pas àtort : j’ai mangé sa petite femme, Madame Scharfenebbe.Voilà les péchés que j’ai commis depuis ma confession.Mais alors j’avais oublié une chose, une seule, et je veux laconter. Il faut vous dire une malice que j’ai faite. Je nevoudrais pas avoir pareille chose à souffrir. Je l’ai misedans le temps sur le dos du loup. Nous cheminionsensemble entre Kackys et Elverdingen, et nous vîmes deloin une jument avec son poulain, l’un et l’autre noirscomme les corbeaux. Le poulain pouvait avoir quatremois. Ysengrin était tourmenté de la faim, et il me fitcette prière : « Veuillez demander à la jument si elle nousvendrait son poulain et à quel prix. » Je me rendis auprèsd’elle et je risquai la drôlerie. « Ma chère dame la jument,lui dis-je, le poulain est vôtre, je pense : le vendriez-vouspeut-être ? Je voudrais bien le savoir. » Elle répondit :« Si vous le payez bien, je pourrai m’en dessaisir ; et lasomme pour laquelle je consens à le vendre, vous pourrezla lire : elle est écrite sous mon pied de derrière. » Jedevinai ce qu’elle voulait et je répliquai : « Je dois vousavouer que je ne sais guère lire et écrire, comme jevoudrais. D’ailleurs je ne demande pas l’enfant pour moi-même. C’est Ysengrin qui voudrait proprement savoir vos

conditions ; c’est lui qui m’envoie. – Faites-le venir, dit-elle ; il apprendra la chose. » J’allai vers Ysengrin, quirestait à sa place et m’attendait. « Voulez-vous faire unbon repas ? lui dis-je. Allez, la jument vous cédera lepoulain ; le prix est marqué sous le pied de derrière… Jen’avais qu’à voir moi-même, a-t-elle dit ; mais, à mon vifchagrin, j’ai déjà manqué mainte aubaine, parce que je n’aipas appris à lire et à écrire. Essayez, mon oncle, et voyezl’écriture : vous la comprendrez peut-être. » Ysengrinrépondit : « Que ne lirais-je pas ? Je le trouveraisétrange ! Je sais l’allemand, le latin, le welche et même lefrançais : car j’ai fréquenté l’école à Erfurt, sous leshabiles et les doctes ; j’ai formulé des questions et dessentences avec les maîtres en droit ; j’ai pris mes licencesen forme ; et quelques écritures que l’on trouve, je puisles lire comme si ce fût mon nom. Aussi la chose ne peut-elle manquer aujourd’hui. Demeurez, je vais et je lirail’écriture : nous verrons bien. Il alla et dit à la dame :« Combien le poulain ? Faites un prix raisonnable. » Ellerépondit : « Vous n’avez qu’à lire la somme : elle est écritesous mon pied de derrière. « Faites que je vois, reprit leloup. – C’est ce que je fais, » dit-elle. Puis elle leva le piedde dessus l’herbe. Il était nouvellement garni de six clous.Elle frappa juste et ne s’écarta pas d’un poil. Ellel’atteignit à la tête ; il tomba par terre tout de son long,étourdi, comme mort.

Mais elle s’enfuit au plus vite. Il resta longtemps ainsigisant et blessé. Au bout d’une heure, il revint à lui ethurla comme un chien. Je m’approchai et lui dis :« Monsieur mon oncle, où est la jument ? Le poulainavait-il bon goût ? Vous vous êtes rassasié ; vous m’avezoublié. Ce n’est pas bien fait à vous ; c’est moi qui vous aiporté le message. Après le repas, il vous a plu de faire unpetit sommeil. Que portait, dites-moi, l’écriture sous lepied ? Vous êtes un grand savant. – Ah ! répliqua-t-il,vous raillez encore ? Que j’ai été malheureux cette fois !Une roche même serait attendrie. Oh ! cette jument aux

longues jambes ! Que le bourreau le lui rende ! Le piedétait garni de fer : voilà l’écriture ! Des clous neufs. J’en aisix blessures à la tête. Il faillit en perdre la vie. À présentj’ai tout confessé : cher neveu, pardonnez-moi mesmauvaises œuvres ! Comment les choses tourneront à lacour, c’est douteux ; mais j’ai déchargé ma conscience, etme suis purifié de péché. Dites-moi comment je puis mecorriger, afin que j’obtienne grâce. »

Grimbert lui répondit :« Je vous trouve encore sous le poids du péché ; mais

les morts ne reviennent pas à la vie. Il vaudrait mieuxsans doute qu’ils vécussent encore. Je veux donc, mononcle, en considération de l’heure épouvantable, enconsidération de la mort prochaine qui vous menace, vousremettre vos péchés, comme serviteur du Seigneur : caron vous poursuit avec violence ; je crains tout ce qu’il y ade pire, et l’on vous reprochera avant tout la tête dulièvre. Ce fut une grande témérité, avouez-le, deprovoquer le roi, et cela vous nuira plus que ne le pensaitvotre légèreté.

– Je n’y perdrai pas un poil, repartit le fripon, et, s’ilfaut vous le dire, c’est un talent tout particulier de savoirse tirer d’affaire dans le monde. On ne peut se garderaussi saintement que dans un cloître, vous le savez. Siquelqu’un fait commerce de miel, il se lèche de temps entemps les doigts. Lampe me séduisait fort ; il sautait par-ci par-là, me tournait devant les yeux ; son embonpointme plut, et je mis à part l’amitié. Je voulais aussi peu debien à Bellin. Ils ont le dommage ; j’ai le péché. Mais ils

sont parfois si stupides, si lourds et si grossiers en touteaffaire ! Devais-je faire tant de cérémonies ? Je m’ysentais peu disposé. Je m’étais sauvé de la cour avecangoisse, et leur enseignais une chose puis une autre :peine inutile ! cela n’avançait pas. Sans doute chacundevrait aimer le prochain, je dois en convenir ; cependantje les estimais peu, et mort est mort, vous le dites vous-mêmes. Parlons d’autre chose. Les temps sont dangereux.En effet, comment cela va-t-il du haut en bas ? Il ne fautpas causer : pourtant, nous autres, nous observons ce quise passe, et nous faisons nos réflexions. Le roi lui-mêmevole aussi bien qu’un autre, nous le savons. Ce qu’il neprend pas, il le laisse emporter aux ours et aux loups, et ilcroit que c’est juste. Il ne se trouve personne qui ose luidire la vérité, si profond est le mal ; point de confesseur,point de chapelain. Ils se taisent ! Pourquoi cela ? Ils ontpart aux profits, quand ils ne feraient qu’attraper unesoutane. Que l’on vienne ensuite se plaindre : on gagneraitautant de happer l’air ; on tue le temps, et l’on feraitmieux de chercher de nouveaux profits. Car ce qui estperdu est perdu, et ce qu’une fois un puissant te ravit, tune le rattraperas plus ; on prête peu l’oreille à la plainte,et elle fatigue à la fin. Notre seigneur est le lion, et il tientpour conforme à sa dignité de tirer tout à lui. Il nousappelle d’ordinaire ses gens : en vérité, il semble quenotre bien lui appartienne.

« Oserai-je le dire, mon oncle ? Le noble sire aimesurtout les gens qui apportent, et qui savent dansercomme il chante. On le voit clairement. Que l’ours et leloup soient rentrés au conseil, cela va nuire encore à bien

des gens. Ils volent, ils pillent ; le roi les aime ; chacun levoit et se tait : on espère avoir son tour. Il s’en trouveainsi plus de quatre aux côtés du roi ; distingués entretous, ils sont les plus grands à la cour. Un pauvre diable,comme Reineke, attrape-t-il quelque poulet, aussitôt ilsveulent tous fondre sur lui, le poursuivre et le prendre, et,à grand bruit, d’une voix unanime, ils le condamnent àmort. Les petits voleurs sont pendus sans façons ; les grosont un grand privilège : ils gouvernent à leur gré le payset les châteaux. Voyez-vous, mon oncle, lorsque j’observeces choses et que je médite là-dessus, je joue aussi monjeu, et me dis souvent à part moi : « Il faut que ce soitbien, puisque tant de gens le font ! » À la vérité, laconscience s’éveille aussi, et me montre de loin la colère etle jugement de Dieu : elle me fait considérer la fin ; le bienillégitime, si petit qu’il soit, il faut le restituer. Alors jesens dans mon cœur le repentir, mais cela ne dure paslongtemps. Eh ! que te sert d’être le meilleur ? Lesmeilleurs n’échappent pas aujourd’hui à la médisance dupeuple. La foule sait parfaitement s’enquérir de chacun ;elle n’oublie guère personne ; elle découvre ceci et cela. Ily a peu de bien dans la société ; et, véritablement, peu degens méritent d’avoir de bons et justes seigneurs ; car ilsdisent et ils chantent toujours, toujours le mal, et le bienque peuvent faire les seigneurs, grands et petits, ils lesavent sans doute, mais ils s’en taisent ou n’en parlentque rarement. Cependant je trouve pire que tout le restel’outrecuidance de l’aveugle erreur qui s’empare deshommes, que chacun, dans le délire de sa volontépassionnée, peut gouverner et juger le monde. Si chacun

tenait du moins dans l’ordre sa femme et ses enfants,savait contenir d’insolents domestiques, pouvait êtreheureux sans bruit, dans une vie modeste, tandis que lesfous dissipent leurs biens ! Mais comment le monde sepourrait-il amender ? Chacun se permet tout, et veutcontraindre les autres par violence. Et voilà comme noustombons toujours plus avant dans le mal. Calomnies,mensonges, trahisons, larcins, faux serments, meurtre etpillage, on n’entend plus parler d’autre chose ; des fauxprophètes et des hypocrites trompent outrageusement leshommes. Voilà comme les gens passent leur vie, et, si l’onveut leur adresser des avis fidèles, ils prennent la chose àla légère et disent même : « Eh ! si le péché était grave etfuneste, comme çà et là nous le prêchent maints docteurs,le curé éviterait lui-même le péché. » Ils s’excusent sur lemauvais exemple, et ressemblent tout à fait à la race dessinges, qui, née pour imiter, parce qu’elle ne choisit ni nepense, éprouve de sensibles maux. »

« Certes, messieurs du clergé devraient se mieuxconduire. Ils pourraient faire bien des choses, à conditionde les faire en secret. Mais ils ne nous ménagent point,nous autres laïques, et font tout ce qui leur plaît devantnos yeux, comme si nous étions frappés d’aveuglement.Cependant nous voyons trop clairement que les vœux deces bons messieurs ne leur plaisent pas plus qu’ils nesourient à l’ami coupable des œuvres mondaines. Car, au-delà des Alpes, les moines ont d’ordinaire une bonneamie ; et il n’en est pas moins dans nos provinces quis’abandonnent au péché. On m’assure qu’ils ont desenfants comme les personnes mariées ; qu’ils se donnent

beaucoup de mouvement pour les doter, et qu’ils lesélèvent aux dignités. Ces enfants ne songent plus ensuited’où ils sont venus ; ils ne cèdent le pas à personne ; ilspassent fièrement, la tête haute, comme s’ils étaient denoble race, et restent persuadés que leur position esttoute régulière. Avant ce temps, on ne faisait pas grandcompte des enfants de prêtres ; maintenant on les qualifietous de seigneurs et de dames. Certes l’argent peut toutfaire. On trouve peu de principautés où les prêtres nelèvent des péages et des impôts, et ne tiennent enusufruit des villages et des moulins. Ils corrompent lemonde ; la paroisse apprend le mal, car on voit qu’ainsifait le prêtre : alors tout le monde pèche, et un aveugle endétourne un autre du bien. Aussi, qui remarquerait lesbonnes œuvres des prêtres pieux, et comme ils édifient lasainte Église par leur bon exemple ? Qui les imite dans savie ? On se fortifie dans le mal. Voilà ce qui se passe chezle peuple : comment le monde se pourrait-il amender ?

« Mais écoutez encore : quelqu’un est-il de naissanceillégitime, il ne doit pas s’en émouvoir. Que peut-il faire àla chose ? Voici mon avis, écoutez-moi : si une tellepersonne se comporte avec humilité, et ne provoque pasles autres par une conduite vaine, on n’est point choqué,et l’on aurait tort si l’on causait de ces gens-là. Lanaissance ne nous rend pas nobles et bons ; elle ne peutnon plus faire notre honte. C’est la vertu et le vice quidistinguent les hommes. Les ecclésiastiques bons etsavants sont tenus, comme de raison, en grand honneur ;mais les mauvais donnent un mauvais exemple. Si un telhomme prêche la vertu, les laïques finissent par dire : « Il

dit le bien et il fait le mal ; lequel faut-il choisir ? Il ne faitnon plus aucun bien à l’Église. Il prêche à tout le monde :« Donnez de l’argent et bâtissez l’église. Je vous leconseille, mes amis, s’il vous plaît de mériter la grâce et lepardon. » Voilà comme il conclut son discours, et il donnepeu de chose pour l’œuvre, ou même il ne donne rien dutout, et, s’il ne tenait qu’à lui, l’église tomberait en ruine.Il estime que la meilleure vie consiste à se vêtir d’habitsprécieux et à manger des morceaux friands. Et lorsqu’unhomme s’inquiète ainsi outre mesure des chosesmondaines, comment veut-il prier et chanter ? Les bonsprêtres sont chaque jour, à chaque heure, occupésdiligemment au service du Seigneur, et ils font le bien, ilssont utiles à la sainte Église ; ils savent, par un pieuxexemple, conduire les laïques à la bonne porte sur lechemin du salut. Mais je connais aussi les frocards : ilscrient et bavardent toujours pour l’apparence, et toujoursils cherchent les riches ; ils savent flatter les gens etn’aiment rien tant que la table. Si l’on convie l’un, l’autrevient aussi, et aux premiers s’en joignent encore deux outrois. Et, dans le couvent, qui sait bien jaser est élevé endignité : on le fait lecteur ou custode ou prieur. On laisseles autres de côté. Les plats sont servis de la manière laplus inégale : en effet les uns doivent chanter, officier, lanuit, dans le chœur, visiter les tombeaux ; les autres ontla bonne part et le loisir, et mangent les fins morceaux. Etles légats du pape, les abbés, les prieurs, les prélats, lesbéguines, les nonnes… c’est là qu’on aurait beaucoup àdire ! Partout la même chanson : « Donnez-moi le vôtre etlaissez-moi le mien. » Il s’en trouve peu vraiment, il ne

s’en trouve pas sept, qui, selon les règles de leur ordre,mènent une sainte vie. Et voilà comme l’étatecclésiastique est faible et chancelant.

– Oncle, dit le blaireau, je trouve que vous confessezsurtout les péchés d’autrui. Qu’est-ce que vous ygagnerez ? Il me semble qu’il suffirait des vôtres. Etdites-moi, mon oncle, ce qui vous pousse à vous inquiéterdu clergé, et de ceci et de cela ? Que chacun porte sonfardeau, et que chacun dise et fasse voir comme ils’efforce de remplir les devoirs de son état : nul ne doit s’ysoustraire, ni vieux, ni jeune, ni dans le monde ni dans lecloître. Mais vous discourez trop sur mille chosesdiverses, et vous pourriez à la fin m’induire en erreur.Vous savez parfaitement comme va le monde et commetout est disposé : nul ne serait meilleur curé. Je viendrais,avec les autres ouailles, me confesser chez vous, pourentendre vos leçons, pour apprendre votre sagesse ; car,en vérité, il faut que je l’avoue, la plupart d’entre noussont grossiers et stupides, et ils en auraient besoin. »

En discourant ainsi, ils s’étaient approchés de la courdu roi.

« Le sort en est jeté, » dit Reineke, en recueillant toutesa force.

Et ils rencontrèrent Martin, le singe, qui venait de semettre en chemin pour se rendre à Rome. Il salua lesdeux voyageurs.

« Cher oncle, dit-il au renard, prenez courage. »Là-dessus il lui fit des questions sur ceci, sur cela,

quoique la chose lui fût connue.« Ah ! que la fortune m’est contraire aujourd’hui !

reprit Reineke. Quelques voleurs m’ont de nouveauaccusé ; ce sont tels et tels, entre autres la corneille et lelapin. L’un a perdu sa femme, à l’autre il manque uneoreille. Cela ne m’inquiète guère ; si je pouvais seulementparler au roi en personne, tous deux le sentiraient. Maisce qui me gêne le plus, c’est que je suis encoreexcommunié du pape. Et le prévôt du chapitre, qui est encrédit chez le roi, a plein pouvoir dans cette affaire. Et jeme trouve excommunié pour l’amour d’Ysengrin, quis’était fait moine un jour, et qui s’est enfui du couventd’Elkmar, où il a demeuré. Il jurait qu’il ne pouvait pasvivre comme cela ; qu’on le tenait trop serré ; qu’il nepouvait jeûner longtemps ni prier toujours. Alors je vins àson aide. J’en ai du regret, car il me calomnie maintenantauprès du roi, et cherche sans cesse à me nuire. Dois-jeme rendre à Rome ? Mais dans quelle perplexité lesmiens seront-ils au logis ? Ysengrin ne manquera pas deleur nuire, où qu’il les trouve. Il y a tant de gens encorequi me veulent du mal, et qui s’en prendront aux miens !Si j’étais relevé de l’excommunication, ma situation seraitbien meilleure : je pourrais à mon aise tenter de nouveaula fortune à la cour. »

Martin répondit :« Je puis vous aider ; cela se rencontre bien : je vais

justement à Rome, et je vous y servirai avec adresse. Jene vous laisserai pas opprimer. Comme secrétaire del’évêque, je me flatte d’entendre la chose. Je ferai en sorte

que l’on cite à Rome directement le prévôt du chapitre ; làje bataillerai contre lui. Laissez, mon oncle, je feraimarcher l’affaire et je saurai la conduire. Je fais exécuterla sentence ; vous obtenez certainement l’absolution ; jevous la rapporte. Vos ennemis n’auront qu’une faussejoie ; ils perdront en même temps leur argent et leurpeine. Je connais le train des choses à Rome, et je sais cequ’on doit faire et ne pas faire. Là M. Simon, mon oncle,est puissant et considéré ; il vient en aide aux bonspayeurs. Et Schalkefund, voilà un seigneur ! Et le docteurGreifzu, et Wendemantel, et Losefund !… Ils sont tousmes amis. J’ai envoyé mon argent à l’avance : car, voyez-vous, là-bas, c’est ainsi qu’on se fait le mieux connaître.Ils parlent bien de citer, mais ce n’est que l’argent qu’ilsveulent. Et, si tortueuse que soit l’affaire, je la redresseavec de bon argent. Apportez-vous de l’argent, voustrouvez de la faveur ; sitôt qu’il vous manque, les portesse ferment. Restez tranquille au pays, je me charge devotre affaire, je délierai le nœud. Allez sans crainte à lacour ; vous y trouverez Madame Ruckenau, mon épouse.Elle est aimée du roi, notre maître, et de la reine aussi ;elle a l’esprit vif et prompt ; elle sait parler sagement ; elles’emploie volontiers pour les amis. Vous trouverez làbeaucoup de parents. Ce n’est pas toujours un avantaged’avoir raison. Vous trouverez auprès d’elle deux sœurset mes trois enfants et bien des gens encore de votrefamille, prêts à vous servir, comme vous pourrez lesouhaiter. Et, si l’on vous refusait justice, vousapprendriez ce que je puis. Que si l’on vous opprime,mandez-le-moi promptement. Je fais lancer

l’excommunication sur le pays, sur le roi et tous leshommes, les femmes et les enfants. J’envoie un interdit :on ne pourra plus ni chanter, ni dire la messe, ni baptiser,ni ensevelir personne. Soyez tranquille, mon neveu : lepape est vieux et malade ; il ne s’occupe plus des affaires,on le respecte peu. À sa cour, tout le pouvoir estmaintenant dans les mains du cardinal Ohnegenuge, jeunehomme actif, ardent, prompt et résolu. Il aime une femmede ma connaissance. Elle lui portera une lettre. Ce qu’elledésire, elle sait parfaitement en venir à bout. Sonsecrétaire Jean Partey connaît aussi, au plus juste, lesmonnaies vieilles et nouvelles. Horchenau, son compère,est un courtisan ; Schleifenundwenden est notaire,bachelier in utroque, et, s’il exerce seulement encore uneannée, il sera accompli dans la pratique. Là se trouventencore deux juges, qui s’appellent Moneta et Denarius.S’ils condamnent, c’est une chose dite. Voilà comme onpratique à Rome maintes ruses et finesses, dont le papene sait rien. Il faut se faire des amis. Par eux on pardonneles péchés et l’on relève les peuples de l’anathème.Reposez-vous là-dessus, mon digne oncle. Le roi saitdepuis longtemps que je ne vous laisserai pas tomber. Jeviendrai à bout de votre affaire : j’en ai le pouvoir. Il peutd’ailleurs songer que les singes et les renards ontbeaucoup de parents, qui sont ses meilleurs conseillers, etcela vous servira certainement, quoi qu’il arrive. »

Reineke répondit :« Cela me rassure beaucoup. Je vous en témoignerai

ma reconnaissance, pourvu que j’en réchappe cette fois. »

Ils prirent congé l’un de l’autre. Reineke, sans autreescorte que Grimbert, le blaireau, se rendit à la cour duroi, où l’on était mal disposé pour lui.

CHANT NEUVIÈME

Reineke était arrivé à la cour ; il songeait à détournerles accusations qui le menaçaient : mais lorsqu’il vitassemblés ses nombreux ennemis, comme tous étaient là,et comme ils demandaient tous qu’on les vengeât et qu’onle punît de mort, le courage lui manqua ; il hésita.Cependant il passa tout droit avec audace au milieu desbarons ; Grimbert s’avançait à ses côtés. Ils parvinrent autrône du roi, et Grimbert dit tout bas :

« Ne vous laissez pas intimider, Reineke. Songez que lepoltron n’a pas le bonheur en partage ; l’audacieuxcherche le danger et y prend plaisir : le danger l’aide àsortir d’embarras. »

Reineke répondit :« Vous me dites la vérité ; je vous rends mille grâces

pour ces précieux encouragements ; si je recouvre laliberté, je saurai les reconnaître. »

Il jeta les yeux autour de lui ; il se trouvait dansl’assemblée beaucoup de ses parents, mais peu departisans : il avait souvent rendu à la plupart de mauvaisservices ; même parmi les loutres et les castors, parmi lesgrands et les petits, il avait exercé sa malice. Cependant ildécouvrit encore bon nombre d’amis dans la salle du roi.

Reineke s’agenouilla devant le trône et dit avecretenue :

« Dieu, à qui toutes choses sont connues, et quidemeure puissant en éternité, veuille vous gardertoujours, mon seigneur et roi ; veuille garder aussiMadame la reine, et puisse-t-il vous donner à tous deux lasagesse et les bonnes pensées, afin que vous reconnaissiezavec discernement le juste et l’injuste ; car il règneaujourd’hui beaucoup de fausseté parmi les hommes ;beaucoup de gens paraissent au dehors ce qu’ils ne sontpas. Oh ! si chacun portait écrit sur le front ce qu’il pense,et si le roi le voyait, on reconnaîtrait que je ne mens pas etque je suis toujours prêt à vous servir. Il est vrai que lesméchants m’accusent avec emportement ; ils voudraientme nuire et me ravir votre faveur, comme si j’en étaisindigne. Mais je sais quel est, chez mon seigneur et roi,l’austère amour de la justice : nul ne pourrait l’induire àrestreindre jamais la voie du droit, et sa volontésubsistera. »

Tout le monde approchait et se pressait ; chacunadmirait l’audace de Reineke, chacun désirait l’entendre.Ses crimes étaient connus, comment voulait-il échapper ?

« Reineke, scélérat, dit le roi, pour cette fois, tesparoles effrontées ne te sauveront pas ; elles ne t’aiderontpas plus longtemps à déguiser le mensonge etl’imposture : tu es arrivé au terme. Apparemment tu asmontré comme tu m’es fidèle, dans ta conduite avec lelapin et la corneille ! Cela serait suffisant : mais tu exercesla trahison en tous lieux ; tes malices sont perfides etsoudaines. Elles ne dureront pas plus longtemps : car lamesure est comble. Je ne m’arrêterai pas davantage auxremontrances. »

Reineke se dit à lui-même :« Que vais-je devenir ? Oh ! si je pouvais seulement

regagner ma demeure ! Où trouverai-je un moyen dedéfense ? Quoi qu’il arrive, il faut aller en avant ; essayonstout. Puissant roi, noble prince, dit-il, en élevant la voix, sivous estimez que j’ai mérité la mort, vous n’avez pasconsidéré la chose du bon côté. C’est pourquoi je vous priede vouloir bien d’abord m’entendre. Je vous ai donnéautrefois d’utiles conseils ; dans l’adversité, je suisdemeuré auprès de vous, quand d’autres s’éloignaient, quise placent maintenant entre vous et moi pour ma perte,et qui profitent de l’occasion, quand je suis éloigné. Noblesire, quand j’aurai parlé, vous pourrez terminer l’affaire.Si je suis trouvé coupable, assurément je dois en porter lapeine, Vous avez peu songé à moi, tandis que j’ai fait, dansle pays, la garde la plus fidèle de nombreuses places et

frontières. Pensez-vous que je fusse venu à la cour, si jeme sentais coupable de grands ou de petits méfaits ? Jefuirais prudemment votre présence, et j’éviterais mesennemis. Non certainement, tous les trésors du monde nem’auraient pas induit à quitter mon château pour venirdans ces lieux. Là j’étais libre et sur mes terres ; mais jen’ai aucune mauvaise action sur la conscience, et c’estpourquoi je suis venu. Comme j’étais à faire la garde, mononcle est venu m’apporter la nouvelle qu’il fallait merendre à la cour. J’avais de nouveau réfléchi aux moyensde me soustraire à l’anathème : là-dessus Martin m’a faitbeaucoup de promesses, et m’a juré solennellement qu’ilme délivrerait de ce fardeau. « J’irai à Rome, m’a-t-il dit,et, dès ce moment, je prends toute l’affaire sur mesépaules. Allez seulement à la cour, vous serez relevé del’anathème. » Voilà le conseil que Martin m’a donné. Ildoit s’y connaître, car l’excellent évêque, Mgr Ohnegrund,l’emploie constamment. Voilà cinq années que Martin lesert dans les affaires juridiques. C’est ainsi que je suisvenu, et je trouve plaintes sur plaintes. Le lapin, mauvaissujet, me calomnie ; eh bien, voici Reineke à présent : qu’ilse produise devant mes yeux ! C’est chose facile d’accuserles absents, mais il faut entendre la partie adverse avantde juger. Ces imposteurs, sur ma foi, ils ont reçu de moiun bon accueil, la corneille comme le lapin. Avant-hiermatin, au point du jour, le lapin vient à moi et me saluepoliment. Je venais de m’asseoir devant mon château, etje lisais les prières du matin. Il m’annonça qu’il se rendaità la cour ; alors je lui dis : « Dieu vous accompagne ! » Là-dessus il dit en gémissant : « Oh ! que j’ai faim ! Que je

suis fatigué ! » Je lui dis avec amitié : « Désirez-vousmanger ? – J’accepte avec reconnaissance, » répliqua-t-iI. Moi, je dis : « Je vous donnerai de quoi volontiers. » Jel’emmenai donc, et lui servis avec empressement descerises et du beurre. J’ai coutume de ne pas manger deviande le mercredi. Il se rassasia de pain, de beurre et defruits. Mais mon fils, le plus jeune, s’approcha de la table,pour voir s’il n’était rien resté, car les enfants ont toujoursbon appétit. Et le petit garçon happa quelque chose. Lelapin lui porta vivement un coup sur le museau : les dentset les lèvres en saignèrent. Reinhart, mon autre fils, vit lachose et prit le drôle à la gorge ; il joua son jeu et vengeason frère. Voilà ce qui s’est passé, ni plus ni moins. Je netardai guère, j’accourus, je punis les enfants, et je séparai,non sans peine, les combattants. S’il y a gagné quelquechose, qu’il le garde, car il avait mérité plus encore, et lesjeunes lurons, si j’avais eu de mauvais desseins, l’auraienteu bientôt dépêché. Et voilà comme il me remercie ! Je luiai, dit-il, arraché une oreille ? Il a joui de l’honneur, et il ena gardé une marque. Ensuite la corneille est venue chezmoi, et s’est plainte d’avoir perdu sa femme, qui s’était,par malheur, étouffée en mangeant ; elle avait avalé unassez gros poisson avec toutes les arêtes. Où cela estarrivé, le mari le sait mieux que personne. Maintenant ilvient dire que je l’ai tuée. Il l’a fait peut-être lui-même,et, si on lui faisait subir un interrogatoire sérieux, si j’osaisle faire, peut-être parlerait-il autrement. Mais ils volentdans les airs plus haut que tous les sauts ne peuventatteindre. Si désormais quelqu’un veut m’accuser depareils délits, qu’il le fasse avec d’honnêtes et valables

témoins. C’est ainsi qu’il convient d’agir avec les gensd’honneur. Jusque-là je devrais attendre. Que s’il ne s’entrouve point, il est un autre moyen. Me voici prêt àcombattre. Que l’on fixe le jour et le lieu. Qu’il se présenteun digne adversaire, mon égal en naissance ; que chacunsoutienne son droit, et, qui en aura l’honneur, quel’honneur lui demeure. Telle fut la loi de tout temps, et jene demande pas mieux. »

Tout le monde écoutait, et l’on était grandementsurpris des paroles que Reineke avait si fièrementprononcées. La corneille et le lapin s’effrayèrent tousdeux ; ils vidèrent la cour, et n’osèrent plus dire lemoindre mot. Ils s’en allèrent, se disant l’un à l’autre :

« Il serait imprudent de plaider contre lui davantage.Nous aurions beau tout essayer, nous n’en viendrions pasà bout. Qui l’a vu ? Nous étions tout seuls avec le drôle :qui pourrait témoigner ? À la fin le dommage sera pournous. Que le bourreau l’accommode pour tous ses crimes,et le récompense comme il l’a mérité ! Il veut combattreavec nous ? Nous pourrions nous en mal trouver. Non, mafoi, nous aimons mieux le laisser quitte, car nous le savonsagile et menteur et méchant et perfide. En vérité, cinq,tels que nous, seraient trop peu contre lui : il nousfaudrait le payer cher. »

Cependant Ysengrin et Brun étaient fort mécontents.Ils virent avec déplaisir la corneille et le lapin se glisser

hors de la cour. Le roi dit alors :« Quelqu’un a-t-il encore des plaintes à faire ? qu’il

vienne ; qu’on l’entende. Hier beaucoup de gens faisaient

des menaces ; voici l’inculpé : où sont-ils ? »Reineke prit la parole :« Ainsi vont les choses ; on accuse, on inculpe celui-ci

et celui-là ; mais, qu’il se présente, on reste chez soi. Lelapin et la corneille, méchants traîtres, auraient bien voulum’infliger honte et dommage et châtiment : ils medemandent pardon, et je pardonne, puisque, à monarrivée, ils rentrent en eux-mêmes et se retirent. Les ai-je assez confondus ! Vous voyez comme il est dangereuxd’écouter les méchants calomniateurs de serviteurséloignés. Ils faussent la justice et sont odieux auxhonnêtes gens. C’est pour les autres seulement que jem’afflige : pour moi je m’en soucie peu.

– Écoute-moi, méchant traître, reprit le roi, qui t’apoussé, dis-moi, à tuer indignement Lampe, le fidèle, quiavait coutume de porter mes lettres ? N’avais-je paspardonné tout le mal que tu avais jamais fait ? Tu as reçude moi le sac de voyage et le bourdon ; tu étais équipé ; tudevais te rendre à Rome et passer la mer ; je t’avais toutaccordé ; j’espérais ton amendement, et je vois, pourdébut, que tu as égorgé Lampe ! Bellin t’a servi demessager ; il a apporté la tête dans le sac, et a déclarépubliquement qu’il m’apportait des lettres que vous aviezméditées et écrites ensemble ; qu’il en avait conseillé lameilleure part. Et dans le sac s’est trouvée la tête, ni plusni moins. C’est pour m’insulter que vous l’avez fait. J’airetenu aussitôt Bellin pour gage ; il a perdu la vie : il s’agitde la tienne, maintenant. »

Reineke s’écria :

« Qu’entends-je ? Lampe est-il mort ? Et netrouverai-je plus Bellin ? Que vais-je devenir ? Oh ! fussé-je mort ! Hélas ! avec eux je perds un trésor, un trésor degrand prix. Car je vous envoyais par eux des joyaux aussibeaux qu’on puisse en trouver sur la terre. Qui pouvaitcroire que le bélier tuerait Lampe et vous déroberait lestrésors ? Qu’on se tienne sur ses gardes, où nul nesoupçonne la ruse et le danger ! »

Le roi, courroucé, n’entendit pas jusqu’au bout ce quedisait Reineke ; il se retira dans son appartement, et iln’avait pas clairement saisi le discours du renard. Ilsongeait à le punir de mort. Il trouva justement la reinedans sa chambre avec Madame Ruckenau. La guenonétait singulièrement chérie du roi et de la reine. Celadevait profiter à Reineke. Elle était instruite et sage etsavait parler. Où qu’elle parût, chacun portait les yeuxsur elle et l’honorait infiniment. Elle remarqua le chagrindu roi et dit avec réserve :

« Monseigneur, quand vous avez quelquefois prêtél’oreille à mes prières, vous ne vous en êtes jamaisrepenti, et vous m’avez pardonné mon audace, de vousfaire entendre, quand vous étiez en colère, un mot d’avistranquille. Cette fois encore, soyez disposé à m’entendre,car enfin il s’agit de ma propre race ! Qui peut renier lessiens ? Quel qu’il soit, Reineke est mon parent, et, à cequ’il me semble de sa conduite, je dois le déclarerfranchement, puisqu’il se présente en justice, j’ai lameilleure opinion de sa cause. Son père, qui avait la

faveur du vôtre, eût beaucoup à souffrir aussi desmauvaises langues et des fausses accusations ; mais il lesconfondait toujours. Aussitôt qu’on examinait l’affaireavec plus de soin, elle se trouvait claire. Les malinsenvieux cherchaient même à faire passer ses servicespour des crimes. Comme cela, il se maintint sans cesse à lacour en plus grand crédit que Brun et Ysengrin ne s’ytrouvent maintenant : car, pour eux, il serait à souhaiterqu’ils fussent capables aussi d’écarter tous les griefs qu’onélève souvent contre eux. Mais ils entendent peu de choseau droit : c’est ce que prouvent leurs conseils, c’est ce queprouve leur vie. »

Le roi répondit :« Comment pouvez-vous être surprise que je sois

irrité contre Reineke, le voleur, qui m’a tué Lampenaguère, qui m’a séduit Bellin, et qui, plus effronté quejamais, nie tout, et ose se vanter d’être un loyal et fidèleserviteur ; tandis que toutes les plaintes s’élèvent à la foiset ne prouvent que trop clairement qu’il viole mon sauf-conduit, et qu’il désole le pays et mes fidèles par ses vols,ses meurtres et ses brigandages ? Non, je ne le souffriraipas plus longtemps. »

La guenon répondit :« Assurément il n’est pas donné à beaucoup de gens

d’agir sagement et de délibérer sagement dans toutes lesoccasions, et celui à qui cela réussit gagne la confiance :mais les envieux cherchent à lui faire tort en secret, et,s’ils deviennent nombreux, ils se produisentpubliquement. Ainsi est-il arrivé plusieurs fois à Reineke :

néanmoins ils ne vous feront pas oublier les sages conseilsqu’il vous a donnés dans des cas où tout le monde restaitmuet. Vous le savez encore (l’aventure est récente),l’homme et le serpent se présentèrent devant vous, et nulne savait démêler l’affaire : Reineke lui seul en trouva lemoyen, et, ce jour-là, il fut loué de vous plus que tous lesautres. »

Le roi répondit, après un moment de réflexion :« Je me rappelle bien l’affaire, mais j’en ai oublié

l’enchaînement : elle était embrouillée, il me semble. Sivous la savez encore, faites que je l’entende : cela me feraplaisir.

– Si monseigneur l’ordonne, répondit-elle, il serasatisfait. Voilà juste deux ans qu’un serpent vint fairedevant vous, monseigneur, des plaintes violentes. Unpaysan, un homme, que deux jugements avaientcondamné, ne voulait pas se soumettre à la justice. Lereptile appela le paysan devant votre tribunal et rapportale fait avec un flot de paroles véhémentes.

« Le serpent avait voulu se glisser par un trou dans lahaie, et il s’était pris dans un lacet posé devantl’ouverture ; le lacet se serrait plus fort et le serpent ylaissait la vie, quand, par bonheur, un passant survint, etle serpent cria avec angoisse :

« Aie pitié de moi et me délivre ! Laisse-toi fléchir ! »L’homme répondit :« Je veux te délivrer, car ta détresse me fait pitié :

mais tu commenceras par me jurer que tu ne me feras

point de mal. »« Le serpent se déclara prêt ; il fit le serment le plus

sacré, qu’il ne lèserait en aucune manière son libérateur,et ainsi l’homme le dégagea.

« Ils cheminèrent ensemble quelque temps, et leserpent sentit une faim cruelle ; il se jeta sur l’homme etvoulait l’égorger, le dévorer. Le malheureux lui échappaavec frayeur, avec peine. « Voilà mon salaire ? Voilà ceque j’ai mérité ? s’écria-t-il, et n’as-tu pas fait le sermentle plus sacré ? » Le serpent répondit : « La faim metourmente ; je suis sans ressource, nécessité n’a point deloi : cela me justifie. » L’homme répliqua : « Épargne-moiseulement jusqu’à ce que nous trouvions des gens quinous jugent avec impartialité. » Le reptile répondit : « Jeprendrai patience jusque-là. »

« Ils passèrent plus loin et ils trouvèrent, de l’autrecôté de l’eau, Pfluckebeutel, le corbeau, avec son fis, qu’onappelle Quackeler. Le serpent les appela et leur dit :« Venez et écoutez. » Le corbeau écouta l’histoire avecattention, et il jugea aussitôt qu’il fallait manger l’homme.Il espérait en attraper lui-même un morceau. Le serpentfut très joyeux. « À présent, j’ai gagné. Personne ne peutme blâmer. – Non, reprit l’homme, je n’ai pascomplètement perdu. Un brigand devrait-il condamner àmort ! et un seul juge devrait-il statuer ? Je demande unenouvelle information, selon les voies du droit. Portons lacause devant quatre, devant dix juges, et entendons-les.

– Allons, » dit le serpent. Ils allèrent et ilsrencontrèrent le loup et l’ours, et ils se réunirent tous

ensemble. L’homme craignait tout maintenant, car il étaitdangereux de se trouver parmi les cinq personnages,parmi de tels compagnons. Il se voyait entouré duserpent, du loup, de l’ours et des corbeaux. Il était fortinquiet, car le loup et l’ours s’accordèrent bientôt àprononcer l’arrêt en ces termes : « Le serpent pouvaittuer l’homme ; la faim cruelle ne connaissait point de loi ;la nécessité déliait du serment. » Le voyageur fut saisi desouci et d’angoisse, car tous ensemble ils voulaient sa vie.Alors le serpent s’élança avec un sifflement furieux ; ilvomit son venin contre l’homme, qui s’écarta avecfrayeur. « Tu commets, s’écria-t-il, une grande injustice.Qui t’a fait maître de ma vie ? » Le reptile répondit : « Tuas entendu : les juges ont prononcé deux fois, et deux foisils t’ont condamné ! » L’homme répliqua : « Ils volent etpillent eux-mêmes. Je les récuse ; allons au roi. Qu’ilprononce, je me soumettrai. Si je perds, j’aurai encoreassez de mal, toutefois je le supporterai. » Le loup etl’ours dirent avec moquerie : « Tu peux essayer, mais leserpent gagnera ; il ne peut demander mieux. » Ilspensaient que tous les seigneurs de la courprononceraient comme eux. Ils se présentèrent donchardiment ; ils amenèrent le voyageur, et devant vousparurent le serpent, le loup, l’ours et les corbeaux. Mêmele loup se présenta, lui troisième, avec deux enfants : l’unse nommait Eitelbauch et l’autre Nimmersatt. Ils luidonnaient tous deux beaucoup à faire ; ils étaient venuspour manger leur part. Car ils sont toujours affamés ; ilshurlaient alors, en votre présence, avec une insupportablegrossièreté : vous interdîtes la cour à ces deux manants.

« L’homme invoqua votre grâce ; il rapporta comme leserpent méditait sa mort ; comme il avait oubliécomplètement le bienfait ; comme il se parjurait.L’homme implorait le salut. Le serpent convint du fait :« La force toute-puissante de la faim me fait violence ; ellene connaît point de loi. » Monseigneur, vous fûtesembarrassé. La chose vous parut fort délicate et difficile àdécider juridiquement. Il vous semblait dur decondamner ce bonhomme, qui s’était montré secourable.D’un autre côté, vous preniez en considération la faimoutrageuse. Vous appelâtes vos conseillers. Par malheur,les avis de la plupart étaient défavorables à l’homme ; carils désiraient le repas, et ils songeaient à aider le serpent.Vous envoyâtes des messagers à Reineke. Tous les autrestenaient force discours, et ne pouvaient décider la choseconvenablement. Reineke vint, il entendit l’exposé du fait,vous le laissâtes maître de prononcer : ce qu’il statueraitferait loi. Reineke dit, après mûre réflexion : « Je trouve,avant tout, nécessaire de visiter le lieu. Quand j’aurai vule serpent lié comme l’a trouvé le paysan, le jugementsera facile à prononcer. » On lia de nouveau le serpent à lamême place, de la même façon que le paysan l’avaittrouvé dans la haie. Là-dessus Reineke dit : « Les voilàtous les deux replacés dans leur première situation ;aucun n’a gagné ni perdu. Maintenant le droit me sembles’expliquer de lui-même. Si cela plaît à l’homme, ildélivrera encore une fois le serpent du lacet ; sinon, il lelaissera pendu. Il peut librement, avec honneur, passerson chemin et aller à ses affaires. Le serpent s’étantmontré infidèle après avoir reçu le bienfait, il est juste que

l’homme puisse choisir. Tel est, à mon avis, le véritableesprit de la loi. Qui l’entendra mieux, nous le fasseconnaître. » La sentence vous plut alors, comme à vosconseillers. Reineke fut loué. Le paysan vous remercia, etchacun vanta la sagesse de Reineke ; la reine elle-mêmelui donna des louanges. Il se dit alors bien des choses :Ysengrin et Brun seraient de meilleur emploi dans laguerre ; on les craignait tous deux au loin ; ils setrouvaient volontiers aux lieux où l’on dévorait tout. Ilsétaient l’un et l’autre grands et forts et hardis, on nepouvait le nier ; mais, dans le conseil, ils manquaientsouvent de la sagesse nécessaire, étant trop accoutumés àse prévaloir de leur force. Cependant que l’on entre encampagne, et qu’on se mette à l’œuvre, cela marche fortmal. Il ne se peut voir personne de plus courageux aulogis ; dehors ils se tiennent volontiers en embuscade.Qu’une fois on en vienne aux coups, on les reçoit aussibien que les autres. Les ours et les loups dévastent lepays ; ils s’inquiètent peu de savoir à qui appartient lamaison que la flamme dévore ; leur coutume ordinaire estde se chauffer au brasier, et ils n’ont pitié de personne,pourvu que leur gorge s’emplisse. On avale les œufs ; onlaisse la coque aux misérables, et l’on croit toujourspartager loyalement. Reineke, le renard, au contraire, etsa race ont de la sagesse et des ressources, et, s’il a faitquelque faute, monseigneur, il n’est pas de pierre. Maisvous n’aurez jamais un meilleur conseiller que lui. C’estpourquoi, pardonnez-lui, je vous en prie. »

Le roi répondit :« Je veux y réfléchir. Le jugement fut prononcé

comme vous dites : le serpent fut puni. N’importe,Reineke n’en est pas moins un fripon achevé. Commentpourrait-il se corriger ? Si l’on fait un accord avec lui, onfinit par être trompé ; il se tire d’affaire avec une adresseque nul ne saurait égaler. L’ours et le loup et le chat, lelapin et la corneille, ne sont pas assez alertes pour lui ; illeur fait souffrir honte et dommage. À l’un, il attrape uneoreille, à l’autre un œil ; il ôte la vie au troisième. Envérité, je ne sais comment vous pouvez parler en faveurde ce méchant et défendre sa cause.

– Monseigneur, répondit la guenon, je ne puis ledissimuler, sa race est noble et grande ; vous devez ysonger. »

Alors le roi se leva et sortit : tous les courtisans étaientréunis et l’attendaient. Il vit dans l’assemblée beaucoupdes plus proches parents de Reineke : ils étaient venuspour défendre leur cousin. Il serait difficile de lesnommer. Il considéra cette grande famille, et, de l’autrecôté, les ennemis de Reineke : la cour semblait separtager. Le roi prit la parole :

« Écoute-moi, Reineke : peux-tu te justifier du crimed’avoir mis à mort, avec le secours de Bellin, mon fidèleLampe, et d’avoir, vous deux, téméraires, logé sa têtedans le sac, comme on ferait des lettres ? C’est pourm’insulter que vous l’avez fait. J’ai déjà puni l’un descoupables ; Bellin a expié son crime : attends-toi au mêmesort.

– Malheur à moi ! s’écria Reineke. Je voudrais êtremort ! Veuillez m’entendre, et qu’on me traite selon mes

mérites. Si je suis coupable, faites-moi mourir surl’heure : je ne serai d’ailleurs jamais délivré d’angoisse etde souci ; c’en est fait, je suis perdu, car le traître Bellinm’a dérobé les plus grands trésors ; jamais créaturemortelle n’en a vu de semblables. Hélas ! ils ont coûté lavie à Lampe. Je les avais confiés à tous deux, et voilà queBellin a volé ces trésors ! Si pourtant l’on pouvait endécouvrir la trace ! Mais je crains que personne ne lesretrouve, et qu’ils ne soient perdus pour toujours. »

Là-dessus la guenon prit la parole.« Pourquoi désespérer ? Pourvu qu’ils soient sur la

terre, il reste encore de l’espérance. Tôt ou tard nousirons, et nous interrogerons diligemment laïques et clercs.Cependant faites-nous le détail de ces trésors. »

Reineke répondit :« Ils étaient si précieux que nous ne les retrouverons

jamais. Qui les tient, les garde assurément. CombienMadame Ermeline n’en sera-t-elle pas désolée ! Elle me lereprochera sans cesse ; car elle me déconseillait deremettre à ces deux personnages les précieux joyaux.Maintenant on forge des mensonges sur mon compte, etl’on vient m’accuser : mais je soutiendrai mon droit,j’attendrai mon arrêt, et, si je suis libéré, j’irai courir lespays et les royaumes ; je chercherai à recouvrer lestrésors, dussé-je y perdre la vie. »

CHANT DIXIÈME

Ô mon roi, dit ensuite l’artificieux orateur, souffrez,très noble prince, que j’énumère, en présence de mesamis, tout ce qui vous était destiné par moi d’objetsprécieux. Bien que vous ne les ayez pas reçus, monintention était cependant louable.

– Parle, répondit le roi, et parle en peu de mots.– Le bonheur et l’honneur sont perdus. Vous saurez

tout, dit tristement Reineke. Le premier de ces précieuxjoyaux était une bague. Je la donnai à Bellin, qui devait laremettre au roi. Cet anneau était agencé d’unemerveilleuse manière ; il était d’or fin, et digne de brillerdans le trésor de mon prince. Sur la face intérieure, quiest tournée vers le doigt, étaient gravées et fondues des

lettres : c’étaient trois mots hébreux d’une significationtoute particulière. Personne, dans nos contrées,n’expliquait aisément ces caractères ; maître Abryon deTrèves pouvait seul les lire. C’est un savant juif, qui saittoutes les langues, tous les dialectes qui sont parlés depuisle Poitou jusqu’à Lunebourg, et le juif a une connaissanceparticulière des herbes et des pierres.

« Quand je lui montrai l’anneau, il dit : « Des chosesprécieuses sont cachées là-dedans. Ces trois mots gravésfurent rapportés du paradis par Seth, le pieux, lorsqu’ilcherchait l’huile de miséricorde ; et qui porte à son doigtcet anneau est à l’abri de tous dangers : ni le tonnerre, nil’éclair, ni la magie ne peuvent l’atteindre. » Le maîtredisait encore avoir lu que celui qui gardait la bague à sondoigt ne pouvait geler par un froid rigoureux, et passeraitcertainement une tranquille vieillesse. Il se trouvait endehors une pierre précieuse, une brillante escarboucle,qui éclairait la nuit, et faisait voir distinctement les objets.Cette pierre avait beaucoup de vertus : elle guérissait lesmalades ; qui la touchait se sentait libre de toute infirmité,de toute souffrance : la mort seule ne se laissait pasvaincre. Le maître signala encore d’admirables vertus dela pierre ; le possesseur voyage heureusement par toutpays ; ni l’eau, ni le feu ne lui peuvent nuire ; on ne sauraitni le prendre ni le surprendre, et il échappe à toutes lesattaques de l’ennemi ; s’il regarde la pierre étant à jeun, ilpourra triompher de cent adversaires, de plus encore ; lavertu de la pierre enlève leurs effets au poison et à tousles sucs malfaisants ; elle extirpe également la haine, et, siquelqu’un n’aime pas le possesseur, il se sentira bientôt

changé. Qui pourrait énumérer toutes les vertus de cettepierre, que j’avais trouvée dans le trésor de mon père etque mon dessein était d’envoyer au roi ? Car je n’étais pasdigne d’un si précieux anneau ; je le savais très bien. Ildevait appartenir, me disais-je, à celui-là seul qui seratoujours le plus noble de tous. Notre bonheur et notrefortune ne reposent que sur lui, et j’espérais préserver savie de tout mal.

« Le bélier Bellin devait aussi offrir à la reine un peigneet un miroir, afin qu’elle se souvînt de moi. Je les avais unjour tirés, pour mon plaisir, du trésor de mon père. Iln’était point sur la terre de plus bel ouvrage. Oh ! que defois ma femme les a-t-elle essayés et comme elle désiraitles posséder ! Elle ne demandait rien de plus parmi tousles biens du monde, et c’était entre nous un sujet dedispute. Elle n’a jamais pu m’ébranler. J’envoyai, croyantbien faire, le peigne et le miroir à ma très honorée dame,la reine, qui m’a toujours comblé de biens et m’a préservéde malheur. Souvent elle a dit pour moi un petit motfavorable ; elle est noble, de haute naissance, parée devertu, et son antique origine se manifeste en œuvres et enparoles. Elle était digne du peigne et du miroir. Hélas ! ellene les a pas vus de ses yeux ; ils sont à jamais perdus.

« Parlons du peigne maintenant. L’artiste avait pris,pour le fabriquer, de l’os de panthère, débris de ce nobleanimal qui séjourne entre l’Inde et le paradis. Toutes lescouleurs ornent sa fourrure, et de doux parfums serépandent partout où il s’avance. C’est pourquoi lesanimaux suivent si volontiers sa trace par tous leschemins ; car ils sont guéris par cette odeur ; ils le sentent

et le déclarent tous. De ces ossements, le beau peigneétait fabriqué avec beaucoup de travail : clair commel’argent et d’une blancheur, d’une pureté inexprimable ;ce peigne avait une odeur plus douce que l’œillet et lacannelle. Quand l’animal vient à mourir, l’odeur passedans tous les os, y demeure fixement et les empêche de secorrompre. Elle dissipe tous les miasmes et tous lespoisons. On voyait en relief sur le dos du peigne les plusadmirables figures, entrelacées avec d’élégants rameauxd’or, mêlés d’outremer et de corail. Dans le milieu étaitreprésentée artistement l’histoire de Pâris, le Troyen, qui,étant assis un jour près d’une fontaine, vit devant sesyeux trois femmes divines : on les nommait Junon, Pallaset Vénus. Elles commencèrent par disputer longtemps :car chacune voulait posséder la pomme, qui jusqu’alorsleur avait appartenu en commun. Enfin elles convinrentque Pâris donnerait la pomme d’or à la plus belle : elleseule la posséderait. Le jeune homme les considérait avecune grande attention. Junon lui dit : « Si j’obtiens lapomme, si tu me déclares la plus belle, tu seras le plusriche des hommes. » Pallas dit à son tour : « Songes-ybien, donne-moi la pomme, et tu seras l’homme le pluspuissant de la terre ; tout le monde te craindra ; ton nomsera proclamé par les amis et les ennemis. » Vénus prit laparole : « Que sert la puissance ? Que servent lestrésors ? Le roi Priam n’est-il pas ton père ? Tes frères,Hector et les autres, ne sont-ils pas riches et puissantsdans le pays ? Troie n’est-elle pas défendue par sonarmée, et n’avez-vous pas subjugué le pays d’alentour etles peuples lointains ? Si tu me déclares la plus belle, et, si

tu m’adjuges la pomme, le plus magnifique trésor de laterre fera ton bonheur : ce trésor est une femmeexcellente, la plus belle de toutes, vertueuse, noble etsage. Qui pourrait la louer dignement ? Donne-moi lapomme, tu posséderas le trésor des trésors, l’épouse duroi grec, je veux dire Hélène, la belle. » Et il lui donna lapomme et la déclara la plus belle des trois. Elle l’aida enrécompense à ravir la reine admirable, l’épouse deMénélas : elle devint la sienne dans Troie. On voyait cettehistoire en relief au milieu du champ, et, alentour, desécussons, avec des inscriptions ingénieuses. Chacunn’avait qu’à lire et il était au fait de la fable. Écoutezmaintenant ce que j’ai à vous dire du miroir, où la place duverre était occupée par un béryl d’un grand éclat et d’unegrande beauté. Tout s’y reflétait, la chose se fût-ellepassée à des lieues de distance, et de jour ou de nuit. Et siquelqu’un avait un défaut à la figure, quel qu’il fût, unetache dans l’œil, il n’avait qu’à se regarder dans le miroir :à l’instant même disparaissaient tous ses défauts, toutesses difformités étrangères. Est-ce merveille que je soisaffligé d’avoir perdu ce miroir ? On avait pris pour lecadre un bois précieux, qu’on appelle Sethim, boiscompacte et brillant, Nul insecte ne l’attaque : aussi est-il,on le comprend, beaucoup plus estimé que l’or : la seuleébène en approche. Avec ce bois, un artiste excellentfabriqua un jour, sous le roi Krompardès, un cheval douéd’une merveilleuse puissance. Il ne fallait qu’une heure,une heure sans plus, au cavalier pour faire cent milles. Jene saurais maintenant conter à fond la chose, car il ne sevit jamais pareil cheval, depuis que le monde existe. Le

cadre, dans toute sa largeur, d’un pied et demi, était ornéd’élégantes ciselures, et, sous chaque figure, l’explicationétait inscrite en lettres d’or. Je vous conterai les histoiresen peu de mots. La première était celle du cheval jaloux.Il voulut disputer avec un cerf le prix de la course ; mais ilse vit dépassé, et il en eut un violent dépit. Il couruts’adresser à un berger et lui dit : « Tu feras une bonneprise, si tu veux me croire. Monte sur mon dos, je teporterai. Un cerf vient de se cacher dans la forêt : tu peuxen faire ta proie. Tu vendras à grand prix la chair, la peauet le bois. Monte sur mon dos : nous le poursuivrons. –J’essayerai volontiers, » dit le berger, et il se mit àcheval : ils coururent. Ils découvrirent bientôt le cerf : ilssuivirent sa trace vivement, et lui donnèrent la chasse. Ilavait de l’avance ; le cheval n’en pouvait plus ; il dit àl’homme : « Descends un peu, je suis fatigué, j’ai besoin derepos. – Non vraiment, répliqua l’homme : tu m’obéiras,tu sentiras mes éperons. C’est toi-même qui m’asenseigné cette allure. » Et voilà comme le cavalier ledompta. C’est ainsi qu’il s’attire beaucoup de mal pour sarécompense, celui qui, pour nuire aux autres, s’impose àlui-même peine et tourment.

« Je vous dirai encore ce qui était sculpté sur le miroir.On voyait comme un âne et un chien étaient ensemble auservice d’un riche. Le chien était naturellement le favori.Il prenait place à la table du maître, et mangeait avec luichair et poisson ; même il reposait aussi sur les genoux dumaître. L’âne Baudouin voyait le bonheur du chien, et ilen devint triste en son cœur. Il se dit à part lui : « À quoipense notre maître de faire tant de caresses à ceparesseux animal ? Le chien saute sur lui et lui lèche la

barbe… Et moi, il faut que je travaille, et que je porte lessacs péniblement. Qu’il essaye une fois de faire avec cinqchiens, même avec dix, autant d’ouvrage en une annéeque j’en fais en un mois ! Et pourtant on lui sert lesmeilleurs morceaux, tandis qu’on me nourrit de paille ; onme laisse couché sur la terre dure ; et, en quelque lieuqu’on me pousse ou qu’on me monte, on se moque de moi.Je ne veux et je ne puis le souffrir plus longtemps ; jeveux gagner aussi la faveur du maître. » Comme il parlaitainsi, le maître vint justement à passer. L’âne leva laqueue, et se jeta sur l’homme en bondissant ; il criait etchantait et brayait de toute sa force ; il lui lécha la barbe,et voulut, à la manière du chien, se coller contre ses joues,et lui fit quelques bosses. Le maître, effrayé, s’écarta encriant : « Prenez-moi cet âne, et qu’on l’assomme. » Lesvalets accoururent, et les coups de bâton commencèrent àpleuvoir. On le chassa dans l’écurie, où il resta un âne. Il yen a beaucoup encore de son espèce, qui envient auxautres leur prospérité, et qui ne s’en trouvent pas mieux.Mais que l’un d’eux parvienne une fois à la richesse, celava aussi bien que si le cochon mangeait la soupe avec lacuiller ; pas beaucoup mieux du moins. Que l’âne porte lessacs, qu’il couche sur la paille et se nourrisse de chardons.Si l’on veut le traiter autrement, il n’en reste pas moins cequ’il était auparavant. Quand un âne parvient à l’empire,cela produit peu de bien. Ces gens cherchent leuravantage, mais ont-ils d’autre souci ? Il faut, mon roi,vous conter le reste : ne vous lassez pas de m’entendre.Sur le cadre du miroir se trouvait encore artistementciselé et clairement représenté, comme mon père avait

fait autrefois alliance avec Hinze, pour courir lesaventures, et comme ils s’étaient juré tous deuxsolennellement de tenir ferme ensemble avec couragedans tous les dangers, et de partager chaque proie.Lorsqu’ils se furent mis en campagne, ils aperçurent, nonloin de la route, des chasseurs et des chiens. Alors Hinze,le chat, se prit à dire : « Un bon expédient viendrait àpropos, ce me semble. » Mon vieux répliqua : « Oui, le cassemble étrange, mais j’ai mon sac plein de bonsexpédients, et nous songerons à notre serment ; noustiendrons ferme ensemble avec vaillance ; c’est toujoursl’essentiel. » Hinze répliqua : « Quoi qu’il arrive, je saistoujours un moyen, et je vais l’employer. » Puis il s’élançalestement sur un arbre pour se sauver de la fureur deschiens, et voilà comme il laissa son oncle. Mon père était làdans l’angoisse ; les chasseurs arrivèrent ; Hinze lui dit :« Eh bien, mon oncle, comment cela va-t-il ? Ouvrez doncle sac ! S’il est plein d’expédients, faites-en usage à cetteheure : le moment est venu. » Les chasseurs sonnèrentdu cor, et s’appelèrent l’un l’autre. Mon père courut, leschiens coururent ; ils le suivirent en aboyant. Il suaitd’angoisse et laissait échapper ses fumées en abondance.Il se trouva le plus léger, et il se déroba aux ennemis.Vous l’avez entendu, il fut trahi d’une manière infâme parson plus proche parent, auquel il s’était fié plus qu’à toutautre. Il y allait pour lui de la vie ; car les chiens étaientagiles, et, s’il ne s’était pas souvenu, en courant, d’unecaverne, c’en était fait de lui. Il se glissa dedans, et lesennemis le perdirent. Il en est beaucoup encore de cesdrôles, tels que Hinze se montra cette fois à mon père.

Comment le pourrais-je aimer et honorer ? Je lui aipardonné à demi, il est vrai, cependant il en reste encorequelque chose. Tout cela était ciselé sur le miroir, enimages et en paroles.

« On y voyait encore une malice particulière du loup,et comme il est disposé à reconnaître le bien qu’il a reçu.Il trouva dans un pâturage un cheval, dont il ne restaitplus que les os. Mais il avait grand’faim ; il les rongeagloutonnement, et un os pointu se plaça en travers de sagorge. Le voilà dans l’angoisse ; son cas était fâcheux. Ilenvoya messagers sur messagers, pour appeler lesmédecins ; nul ne pouvait le secourir, bien qu’il promît àchacun une grande récompense. Enfin la grue se présenta,la barrette rouge sur la tête. Le malade la supplia :« Docteur, tirez-moi vite de ce péril ; je vous donne, sivous retirez l’os, tout ce que vous demanderez. » La grue,se fiant à ses paroles, introduisit son bec et sa tête dans legosier du loup et retira l’os. « Malheur à moi, hurla leloup, tu me blesses ! Quelle douleur ! Que cela ne t’arriveplus ! Pour aujourd’hui, je te pardonne. D’un autre que toi,je ne l’aurais pas souffert patiemment. – Réjouissez-vous,repartit la grue, vous êtes guéri. Donnez-moi larécompense : je l’ai méritée, je vous ai secouru. Entendez-vous la folle ? dit le loup. J’ai le mal, elle demande larécompense ; elle oublie la grâce que je viens de lui faire !N’ai-je pas laissé échapper sans dommage son bec et satête, que j’ai sentis dans ma gueule ? La friponne ne m’a-t-elle pas blessé ?

S’il est question de récompense, c’est moi-même, envérité, qui pourrais d’abord en demander une. » C’estainsi que les drôles ont coutume d’en user avec leursserviteurs. Ces histoires, et bien d’autres, artistementsculptées, ornaient le cadre du miroir, ainsi que maintornement gravé, mainte inscription en lettres d’or. Je neme jugeais pas digne de ce précieux joyau ; je suis tropchétif : aussi je l’envoyais à Madame la reine. Je voulaislui témoigner par là, comme à son époux, mes sentimentsrespectueux. Mes enfants, les gentils garçons, s’affligèrentfort quand je livrai le miroir : ils avaient coutume desauter et jouer devant la glace ; ils s’y regardaientvolontiers ; ils regardaient leurs petites queues pendanteset riaient à leur petit museau. Hélas ! je ne m’attendaispas à la mort de l’honnête Lampe, quand je recommandaisolennellement, à lui et à Bellin, sur leur parole et leurbonne foi, ces trésors ; je les tenais tous deux pourd’honnêtes gens ; je ne croyais pas avoir jamais eu demeilleurs amis. Que maudit soit le meurtrier ! Il faut queje sache qui peut cacher ces objets précieux. Aucunmeurtrier ne reste caché. Quelqu’un dans cette assembléepeut-être saurait dire où les trésors sont restés etcomment Lampe a été mis à mort.

« Mon gracieux seigneur, il se présente chaque jourdevant vous tant d’affaires importantes, que vous nepouvez tout vous rappeler ; mais peut-être voussouvient-il encore du service signalé que mon père renditau vôtre à cette place. Votre père était malade : le mienlui sauva la vie. Et pourtant vous dites que ni moi ni monpère ne vous avons jamais fait aucun bien. Veuillez

m’entendre jusqu’au bout. Soit dit avec votre permission,mon père vivait à la cour du vôtre en grandeconsidération et dignité, comme habile médecin. Il savaitobserver avec discernement l’eau du malade ; il aidait à lanature ; si les yeux, si les nobles membres du sireéprouvaient quelque infirmité, il savait les guérir ; ilconnaissait les sels émétiques ; il s’entendait bien aussi àsoigner les dents, et savait extraire, en se jouant, cellesqui faisaient mal. Je me doute bien que vous l’avezoublié ; ce n’est pas merveille : vous n’aviez que trois ans.Dans ce temps-là, votre père se mit au lit, durant l’hiver,avec de grandes douleurs. Il fallait le lever et le porter. Ilfit appeler tous les médecins d’ici à Rome, et tousl’abandonnèrent. Enfin il manda mon vieux père, qui se fitrendre compte du cas et observa la dangereuse maladie.Mon père en fut très affligé. « Monseigneur, dit-il, que jedonnerais volontiers ma propre vie pour vous sauver !Mais faites-moi voir de votre eau dans un verre. » Le roise prêta aux désirs de mon père ; cependant il se plaignaitqu’il allait toujours plus mal. On voyait représenté sur lemiroir comme heureusement votre père guérit surl’heure. Le mien dit avec réserve : « Si votre santé l’exige,résolvez-vous, sans balancer, à manger le foie d’un loup ;mais il faudrait qu’il eût au moins sept ans. Mangez-le-moi ; ne l’épargnez pas, car il y va de votre vie. Votre eauest comme du sang : décidez-vous bien vite. »

Le loup se trouvait dans l’assemblée, et il n’entenditpas la chose avec plaisir. Votre père dit là-dessus : « Vousl’avez entendu, seigneur loup : vous ne me refuserez pasvotre foie pour ma guérison. » Le loup répondit : « Je n’aipas cinq ans : quel bien peut-il vous faire ? – Vainsdiscours ! repartit mon père. Cela ne doit pas nousarrêter. Je le connaîtrai tout de suite au foie. » Le loup futtraîné sur-le-champ à la cuisine, et le foie se trouva telqu’il fallait. Votre père le mangea incontinent, et à lamême heure il était délivré de toute maladie et de toute

infirmité. Il ne manqua pas de témoigner à mon père sareconnaissance. À la cour, chacun dut le qualifier dedocteur ; on ne se permettait jamais d’y manquer ; ilmarchait constamment à la droite du roi. Votre père, je lesais fort bien, lui fit ensuite présent d’une agrafe d’or etd’une barrette rouge, qu’il portait devant tous lesseigneurs, et tous le tinrent en grande considération.Mais, hélas ! les choses ont bien changé pour le fils, et l’onne pense plus au mérite de son père. Tous les fripons lesplus avides sont élevés en dignité ; on ne songe qu’àl’intérêt et au profit ; la justice et la sagesse sont endiscrédit. Les valets deviennent de grands seigneurs, etd’ordinaire le pauvre doit en pâtir. Quand de telles gensont la puissance, ils frappent en aveugles sur la foule ; ilsne se souviennent plus d’où ils sont venus ; ils songent àtirer leur avantage de tous les jeux : il s’en trouvebeaucoup de cet acabit autour des grands. Ils n’écoutentaucune prière, si elle n’est pas d’abord accompagnée d’unriche cadeau ; et, quand ils assignent les gens, c’est pourleur dire : « Apportez, apportez une fois, deux fois, troisfois. » Ces loups voraces gardent volontiers pour eux lesmorceaux délicats, et, quand il s’agirait de sauver par unpetit sacrifice la vie de leur maître, ils feraient difficulté.Le loup ne voulait pas renoncer à son foie pour le servicedu prince ! Et quel foie ! Je le dis franchement : quandvingt loups perdraient la vie, si celle du roi et de sa chèreépouse était sauvée, le mal serait petit. Car une mauvaisesemence, que peut-elle produire de bon ? Ce qui estarrivé dans votre enfance, vous l’avez oublié : mais je lesais parfaitement, comme si la chose était d’hier.

L’événement était gravé sur le miroir : ainsi l’avait voulumon père ; des pierreries et des rameaux d’or décoraientl’ouvrage. Je donnerais mes biens et ma vie pour savoiroù trouver ce miroir.

– Reineke, dit le roi, j’ai compris tes discours ; j’aientendu tes paroles et tous les récits que tu as faits. Si tonpère était à notre cour un grand personnage, et s’il a faittant de choses salutaires, il y a, je pense, de cela fortlongtemps. Je ne m’en souviens pas et personne ne m’ena informé. Vos actions, au contraire, viennent souvent àmes oreilles ; vous êtes sans cesse au jeu, du moins jel’entends dire. Si l’on vous fait tort et que ce soient devieilles histoires, je voudrais entendre une fois quelquechose de bon : c’est ce qui n’arrive guère.

– Sire, répliqua Reineke, je puis bien m’expliquer là-dessus devant vous, car la chose me concerne : je vous aifait moi-même du bien. Ce n’est pas un reproche, Dieum’en garde ! Je me reconnais obligé de faire pour voustout ce qui est en mon pouvoir. Assurément vous n’avezpas oublié l’affaire. Je fus un jour assez heureux, avecYsengrin, pour attraper à la chasse un pourceau : il criait,il périt sous nos morsures. Vous vîntes, faisant beaucoupde plaintes, et disant que votre femme arrivait sur vospas, que, si quelqu’un voulait partager avec vous sanourriture, ce serait pour vous et pour elle un réconfort.« Faites-moi part de votre capture, » disiez-vous alors.Ysengrin consentit, mais il murmurait dans sa barbe, defaçon qu’on l’entendait à peine. De mon côté, je répondis :« Monseigneur, nous vous offrons volontiers lespourceaux, fussent-ils sans nombre. Parlez, qui doit faire

le partage ? – Le loup, avez-vous répondu. Ysengrin enfut charmé. Il fit le partage sans pudeur et sans gêne,selon sa coutume, et vous servit justement un quartier, àvotre épouse l’autre, et il se jeta sur la moitié, la dévoragloutonnement, et, avec les oreilles, il me donnaseulement le museau et une moitié de poumon. Il gardatout le reste pour lui, vous l’avez vu. Il nous montra danscette occasion peu de générosité. Vous le savez, mon roi.Vous eûtes bientôt mangé votre part, mais j’observai quevous n’aviez pas apaisé votre faim : Ysengrin seul nevoulait pas le voir ; il ne cessa de manger et mâcher, sansvous offrir la moindre chose. Alors vous lui portâtesderrière les oreilles un violent coup de patte, qui luidéchira la peau. Il s’enfuit, le crâne pelé et sanglant, avecdes bosses à la tête, et hurlant de douleur. Et vous luicriâtes encore : « Reviens, apprends à rougir. Si tu fais denouveau le partage, que je sois mieux servi, sinon jet’apprendrai ton devoir. Maintenant, va-t’en bien vitenous chercher encore de quoi manger. – Vous l’ordonnez,seigneur, vous dis-je. Je vais donc le suivre, et je suis sûrque je vous apporterai bientôt quelque proie. » Vousapprouvâtes la chose. Ysengrin faisait alors une tristefigure : il saignait, soupirait, gémissait : cependant je le fismarcher. Nous allâmes chasser ensemble ; nous prîmesun veau. Vous aimez ce gibier. Et quand nousl’apportâmes, il se trouva gras. Cela vous fit sourire, etvous dîtes à ma louange mainte parole amicale. J’étais,disiez-vous, excellent à mettre en campagne à l’heure dubesoin, et vous me dîtes encore : « Partage le veau. » Jerépondis : « Une moitié vous appartient et l’autre

appartient à la reine. Ce qui se trouve dans le corps,comme le cœur, le foie et les poumons, revient de pleindroit à vos enfants. Je prends les pieds, que j’aime àronger, et le loup aura la tête, morceau délicat. » Aprèsm’avoir entendu parler de la sorte, vous me dîtes : « Quidonc t’a instruit à partager ainsi, à la manière de la cour ?Je voudrais bien le savoir. » Je répondis : « Mon maîtreest proche : celui-ci, avec sa tête rouge, son crâne pelé etsanglant, m’a ouvert l’esprit. J’ai fort bien vu comme il apartagé le cochon ce matin, et j’ai appris à comprendre lefin d’un pareil partage. Veau ou cochon, je saurais m’entirer aisément et je n’y manquerai pas. » Honte etdommage punirent le loup et sa convoitise. Ses pareilssont assez nombreux. Ils dévorent les fruits des richesdomaines et les vassaux en même temps. Ils détruisentd’abord toute prospérité ; il ne faut espérer d’eux aucunménagement, et malheur au pays qui nourrit de telshôtes !

« Sire, je vous ai souvent témoigné mon respect. Toutce que je possède et que je puis acquérir, je le consacre debon cœur à vous et à notre reine ; que ce soit peu de choseou beaucoup, vous en prendrez la plus grande part. Sivous songez au veau et au pourceau, vous reconnaîtrez lavérité et où se trouve la fidélité sans reproche. Ysengrinoserait-il peut-être se mesurer avec Reineke ? Mais, parmalheur, le loup est en haute considération, comme grandprévôt, et il opprime tout le monde. Il ne veille pas trop àvos intérêts. Il sait avancer les siens à merveille. Etmaintenant il prendra sans doute la parole avec Brun, et,ce que Reineke aura dit, on en fera peu de cas.

« Monseigneur, le fait est que l’on m’accuse, et je necéderai pas, car je dois poursuivre l’affaire jusqu’au bout ;et voici ce que je dis : Est-il quelqu’un ici qui pense meconvaincre ? Qu’il se présente avec des témoins ; qu’ils’attache constamment au fait, et qu’il mette en gagejuridique son bien, ses oreilles, sa vie, pour le cas où ilviendrait à perdre, et j’en fais autant de mon côté. Tel futtoujours l’usage. Qu’on l’observe encore, et que toutel’affaire, telle qu’elle sera exposée pour et contre, soitloyalement traitée et jugée : j’ose le demander.

– Quoi qu’il en soit, reprit le monarque, je ne veux etne puis gêner les voies du droit ; je ne l’ai jamais souffert.Tu es gravement suspect, il est vrai, d’avoir pris part aumeurtre de Lampe, le fidèle messager. Je l’aimaissingulièrement, et sa perte m’a été sensible ; je fustroublé affreusement lorsqu’on tira, sous mes yeux, satête sanglante de ton sac. Bellin, le compagnon perfide,expia le crime sur-le-champ. Tu peux maintenantdéfendre ta cause en justice. Pour ce qui me regardepersonnellement, je pardonne tout à Reineke, car il m’atémoigné son attachement dans mainte occasiondangereuse. Si quelqu’un avait à l’accuser encore, nousl’entendrons. Qu’il produise des témoins irréprochables,et qu’il porte contre Reineke une plainte régulière : il seprésente en justice. »

Reineke prit la parole :« Monseigneur, je vous rends grâce. Vous entendez

chacun, et chacun jouit du bénéfice de la loi. Laissez-moidéclarer solennellement avec quelle tristesse je vis partir

Bellin et Lampe. J’avais, je crois, le pressentiment de cequi devait arriver à tous deux. Je les aimaistendrement. »

C’est ainsi que Reineke arrangeait habilement sesrécits et ses paroles. Chacun le croyait. Il avait siagréablement décrit les trésors, il s’était comporté sigravement, qu’il semblait dire la vérité. On cherchaitmême à le consoler. C’est ainsi qu’il trompa le roi, à qui lestrésors plaisaient. Il aurait bien voulu les posséder. Il dit àReineke :

« Rassurez-vous, vous irez voyager, et vouschercherez de toutes parts à retrouver les objets perdus ;vous ferez votre possible. Si vous avez besoin de monsecours, il vous est assuré.

– Je suis reconnaissant de cette faveur, dit Reineke.Ces paroles me réconfortent et me donnent del’espérance. Punir le meurtre et le brigandage est votredroit suprême. La chose est encore obscure pour moi,mais elle s’éclaircira. Je m’en occuperai avec la plusgrande diligence ; je voyagerai sans relâche, de jour et denuit, et je questionnerai tout le monde. Si je découvre oùse trouvent les trésors, sans pouvoir les recouvrer moi-même ; si je suis trop faible, j’invoquerai votre secours.Vous me l’accorderez, et certainement la chose réussira.Que je produise heureusement les trésors devant vous,ma peine sera enfin récompensée et ma fidélitéreconnue. »

Le roi entendit ces paroles avec plaisir, et donna entout point son approbation à Reineke, qui avait si

artistement arrangé ses mensonges. Tous les assistants lecrurent aussi. Il pouvait de nouveau s’en aller et courir oùbon lui semblerait et sans demander permission.

Alors Ysengrin ne put se contenir davantage, et il dit,en frémissant :

« Monseigneur, vous croyez donc encore le voleur quivous a menti deux et trois fois ! Qui n’en serait pasétonné ? Ne voyez-vous pas que le scélérat vous trompe,et nous offense tous ? Il ne dit jamais la vérité, et ilinvente de frivoles mensonges. Mais je ne le laisse pasquitte si aisément. Il faut que je vous montre qu’il est unfourbe, un hypocrite. Je sais trois grands crimes qu’il acommis. Il n’échappera point, nous fallût-il combattre. Onnous demande, il est vrai, des témoins : à quoiserviraient-ils ? S’ils étaient là, et s’ils parlaient etremplissaient l’audience de leurs témoignages, cela serait-il bon à quelque chose ? Il n’en ferait pas moins à safantaisie. Souvent on ne peut produire des témoins : lescélérat devrait-il pratiquer ses ruses après commeauparavant ? Qui donc ose parler ? Il joue à chacunquelque tour, et chacun craint le dommage. Vous et lesvôtres, vous le sentirez aussi et tous ensemble.Aujourd’hui je prétends le tenir : qu’il ne branle ni nerecule, et qu’il plaide contre moi. Il n’a qu’à prendre gardeà lui. »

CHANT ONZIÈME

Ysengrin le loup, porta sa plainte, et dit :« Vous le reconnaîtrez, monseigneur, Reineke fut de

tout temps un fripon, il le sera toujours, et il vient dire deschoses infâmes, pour m’insulter moi et ma famille. C’estainsi qu’il m’a toujours fait, et plus encore à ma femme, desensibles outrages. Un jour, il l’engage à passer dans unétang, à travers le marécage : il lui avait promis qu’elleprendrait ce jour-là beaucoup de poissons. Elle n’avaitqu’à plonger la queue dans l’eau et la laisser pendre : lespoissons viendraient y mordre, et seraient pris. Elle nepourrait, elle et trois autres, les manger tous. Elle

s’avança donc, pataugeant et nageant, vers le bout, vers labonde. En ce lieu, l’eau avait plus de profondeur, etReineke dit à ma femme d’y laisser pendre sa queue. Versle soir, le froid fut grand, et il commença de geler très fort,en sorte qu’elle ne pouvait presque plus y tenir, et bientôtsa queue fut prise dans la glace. Elle ne pouvait laremuer ; elle croyait que c’était la pesanteur des poissons,et qu’elle avait réussi. Reineke, l’infâme voleur, s’enaperçut, et, ce qu’il fit, je n’ose le dire. Il vint, hélas ! et luifit violence. Il ne m’échappera pas ! Il faut qu’aujourd’huimême ce forfait coûte la vie à l’un de nous, tels que nousvoilà : car il ne pourra se tirer d’affaire par son babil : jel’ai pris moi-même sur le fait. Le hasard m’amena vers lacolline. J’entendis ma femme crier au secours. La pauvredupe était prise dans la glace et ne pouvait résister àReineke. Je vins et je dus tout voir de mes propres yeux.C’est un miracle vraiment que mon cœur n’ait pas éclaté.« Reineke, m’écriai-je, que fais-tu ? » Il m’entendit venir,et il prit la fuite. Je m’approchai tristement. Il me fallutmarcher dans l’eau gelée, et j’eus beaucoup de peine àrompre la glace pour délivrer ma femme. Hélas ! la chosene réussit pas heureusement. Elle tira violemment, et unbout de la queue resta pris dans la glace. Elle gémissait etpoussait de grands cris : les paysans l’entendirent. Ilsparaissent, ils nous découvrent, et s’appellent les uns lesautres. Ils accourent, furieux, sur la digue, avec des picset des haches ; les femmes viennent avec leursquenouilles, et font un grand vacarme. « Prenez-les !frappez ! tuez ! » Ainsi se criaient-ils les uns aux autres.Je ne sentis de ma vie une pareille angoisse. Giremonde

dira les mêmes choses. Nous sauvâmes à peine notre vie.Nous courûmes : notre poil fumait. Un jeune garçon nouspoursuivait, méchant drôle, armé d’un pic. Léger à lacourse, il nous en faisait sentir la pointe et nous pressaitrudement. Si la nuit ne fût pas venue, nous y laissions lavie. Et les femmes criaient toujours, les sorcières, quenous avions mangé leurs agneaux. Elles nous auraienttués volontiers, et nous poursuivaient de leurs insultes etleurs injures. Mais nous revînmes de la campagne versl’étang, et nous nous glissâmes vite entre les joncs. Lespaysans n’osèrent pas nous poursuivre plus loin, parceque la nuit était devenue sombre. Ils retournèrent chezeux. Voilà comme, à grand’peine, nous échappâmes. Vousle voyez, sire, violence, meurtre et trahison, voilà lescrimes dont il s’agit. Mon roi, vous les punirezsévèrement. »

L’accusation entendue, le roi dit :« Qu’il soit statué juridiquement sur le cas, mais

entendons Reineke. »Reineke prit la parole :« Si la chose se fût ainsi passée, elle me ferait peu

d’honneur ; et Dieu me préserve qu’on la trouve tellequ’Ysengrin la raconte ! Je ne veux point nier que j’aienseigné à Giremonde le moyen de prendre les poissons,et le meilleur chemin pour arriver à l’eau, et que je l’aiconduite à l’étang, Mais elle courut avec une ardeur sigrande, dès qu’elle entendit parler de poisson, qu’elle enoublia la manière, la mesure et la leçon. Si elle demeuragelée dans la glace, c’est qu’elle était restée beaucoup trop

longtemps assise : car, si elle avait retiré sa queue àpropos, elle aurait pris assez de poisson pour un excellentrepas. Une convoitise trop forte est toujours funeste. Si lecœur s’accoutume à l’intempérance, il doit éprouverbeaucoup de privations. Qui a l’esprit avide vivra dans decontinuels soucis : nul ne peut le rassasier. MadameGiremonde l’a éprouvé, lorsqu’elle était prise dans laglace. Maintenant elle me remercie mal de mes efforts.C’est ma récompense, pour l’avoir honnêtement aidée.Car je la poussais, et voulais, de toutes mes forces, lasoulever : mais elle était trop pesante pour moi. C’est aumilieu de ces efforts qu’Ysengrin me trouva, en passant lelong du bord. Il s’arrêta et cria, et me chargead’imprécations furieuses. J’eus peur, je l’avoue, à l’ouïe deces bénédictions. Une fois, deux fois et trois fois, il vomitcontre moi les plus horribles menaces ; il poussait des crisde fureur, et je me dis : « Va-t’en d’ici, et n’attends pasdavantage. Mieux vaut courir que pourrir. » Mon affaireétait faite, car, à ce moment, il m’aurait déchiré. Lorsqu’ilarrive que deux chiens se mordent pour un os, il faut bienque l’un soit battu. Il me parut donc aussi que le meilleurétait de céder à sa colère et à son sens égaré. Il étaitfurieux et l’est encore : qui peut le nier ? Interrogez safemme : qu’ai-je à faire avec ce menteur ? Aussitôt qu’ilvit sa femme prise dans la glace, il blasphéma et invectiva,puis il vint et l’aida à s’en tirer. Si les paysans lespoursuivirent, ce fut pour le mieux, car cela mit leur sangen mouvement, et ils cessèrent d’avoir froid. Que dirai-jeencore ? C’est mal se conduire, de déshonorer sa proprefemme par de semblables mensonges. Interrogez-la elle-

même : la voici. S’il avait dit la vérité, elle n’aurait pasmanqué de porter plainte elle-même. Cependant jedemande une huitaine, pour conférer avec mes amis surla réponse que je dois faire au loup et à sa plainte. »

Giremonde prit ensuite la parole :« Il n’y a dans votre conduite et votre caractère que

malice, nous le savons bien, et mensonge et tromperie,scélératesse, fourberie et insolence. Qui ajoute foi à vosdiscours insidieux en souffre toujours à la fin. Vous usezconstamment de paroles fausses et ambiguës. J’en ai faitl’épreuve vers le puits. Car deux seaux y pendaient. Vousvous étiez placé dans l’un, sais-je pourquoi ? et vous étiezdescendu au fond. Vous ne pouviez vous reguinder vous-même, et vous faisiez de grandes plaintes. Je vins au puitsle matin, et je vous demandai qui vous avait mis làdedans. Vous me dîtes : « Venez vite, chère commère : jevous fais part volontiers de tous mes avantages. Mettez-vous dans le seau qui est là-haut, vous descendrez ici etvous mangerez du poisson autant qu’il vous plaira. »J’étais venue là pour mon malheur : je vous crus. Vous mejurâtes même que vous aviez mangé du poisson jusqu’àvous incommoder. Je me laissai séduire, folle que j’étais,et je me plaçai dans le seau. Il descendit, et l’autreremonta. Vous veniez à ma rencontre. Cela me parutsingulier, et je vous en témoignai ma surprise. « Dites,comment cela se fait-il ? » Vous me répondîtes : « Haut etbas, ainsi va le monde, ainsi allons-nous. Tel est le coursdes choses. Les uns sont abaissés et les autres élevés,selon le mérite de chacun. » Vous vous élancez du seau etvous partez bien vite. Moi, j’étais dans l’angoisse au fond

du puits, où je dus attendre tout le jour et souffrir, lemême soir, assez de coups avant de m’échapper.Quelques paysans vinrent au puits. Ils me remarquèrent.Tourmentée d’une faim cruelle, j’attendais dans latristesse et l’angoisse ; j’étais dans un état pitoyable. L’undisait : « Vois-tu là-bas dans le seau l’ennemi qui mangenos moutons ? – Guinde-le en haut, répliqua l’autre : jeme tiendrai prêt et le recevrai sur le bord. Il nous payeranos agneaux. » Mais, comme il m’accueillit, ce fut unepitié. Les coups me tombèrent sur le dos comme unegrêle. Je n’avais pas vu de ma vie un plus triste jour, etj’échappai avec peine à la mort. »

Reineke réplique :« Réfléchissez plus attentivement aux conséquences,

et vous reconnaîtrez sans doute combien ces coups vousfurent salutaires. Pour ce qui me regarde, j’aime mieuxm’en passer, et, dans la circonstance, il fallait qu’un denous deux reçût une volée : nous ne pouvions échappertous deux. Si vous gardez souvenir de la chose, elle vousservira, et, à l’avenir, en pareil cas, vous n’écouterezpersonne aussi aisément. Le monde est plein de fourberie.

– Oui, répliqua le loup, qu’est-il besoin d’autrespreuves ? Personne ne m’a fait plus de tort que ceméchant traître. Je n’ai pas encore conté comme un jour,en Saxe, il m’attira, parmi les singes, honte et dommage.Il me persuada de me glisser dans une caverne, et ilsavait d’avance qu’il m’en arriverait mal. Si je ne m’étaisenfui promptement, j’y perdais les yeux et les oreilles. Ilm’avait prévenu, avec des paroles trompeuses, que

Madame sa tante se trouvait là-dedans. Il voulait dire laguenon. Il fut bien fâché, le drôle, de me voir échappé. Ilm’avait envoyé perfidement dans ce repaire abominable :je crus que c’était l’enfer. »

Là-dessus Reineke dit, en présence de tous lesseigneurs de la cour :

« Ysengrin parle confusément : il semble n’être pasentièrement dans son bon sens. S’il veut parler de laguenon, qu’il dise la chose clairement. Il y a deux ans etdemi qu’il se rendit, avec grand étalage, en Saxe, où je lesuivis. Cela est vrai, le reste est mensonge. Ce n’est pointde singes, c’est de marmots, qu’il a parlé, et jamais je neles reconnaîtrai pour mes parents. Martin, le singe, etMadame Ruckenau, sa femme, sont de ma famille ; je leshonore, elle, comme ma tante, et lui, comme mon cousin.Il est notaire et versé dans la jurisprudence. Mais cequ’Ysengrin dit de ces autres créatures est une insultepour moi. Je n’ai rien à démêler avec elles ; elles ne furentjamais de ma famille, car elles ressemblent au diabled’enfer. Et, si j’appelai alors la vieille ma tante, je le fis depropos délibéré. Je n’y perdis rien, je l’avoueraivolontiers ; elle me traita bien : autrement fût-ellecrevée !

« Messieurs, veuillez m’entendre. Nous nous étionsécartés du chemin ; nous passâmes derrière la montagne,et nous y remarquâmes une sombre caverne, longue etprofonde. Ysengrin se trouva, comme d’ordinaire, maladede faim. Personne l’a-t-il jamais vu rassasié au pointd’être satisfait ? Et je lui dis : « Il se trouve dans cette

caverne assez de nourriture. Je ne doute pas que leshabitants ne partagent avec nous volontiers ce qu’ils ont :nous arrivons à propos. » Ysengrin repartit : « Je vousattendrai, mon oncle, ici, sous l’arbre. Vous êtes, à touségards, plus habile à faire de nouvelles connaissances, et,si l’on vous sert à manger, faites-le-moi savoir. » Le drôlevoulut donc attendre d’abord, à mes risques, ce quiarriverait. J’entrai dans la caverne. Ce ne fut pas sansfrissonner que je parcourus la longue et tortueuse galerie ;elle ne finissait pas. Mais ce que je trouvai ensuite, je nevoudrais pas, pour beaucoup d’or, le revoir de ma vie.Quel repaire d’affreuses bêtes, grandes et petites ! Et lamère encore !… Je crus que c’était le diable. Une grandeet large gueule, garnie de longues, horribles dents ; desongles longs aux mains et aux pieds, et une longue queuependante. Je ne vis de mes jours quelque chose d’aussieffroyable. Ses noirs et misérables enfants étaientsingulièrement bâtis, comme on dirait de jeunes fantômes.Elle me jeta un regard affreux. Je me dis : « Fussé-je horsd’ici ! » Elle était plus grande qu’Ysengrin lui-même, etquelques-uns de ses enfants presque de même taille.

« Je trouvai l’horrible engeance couchée sur le foinpourri, et barbouillée d’ordures jusqu’aux oreilles. Ilrégnait dans leur domicile une puanteur pire que la poixinfernale. Pour dire la pure vérité, je me plaisais peu là-dedans ; car ils étaient nombreux, et je me voyais seul. Ilsfaisaient d’horribles grimaces. Alors je me recueillis et jecherchai un expédient. Je leur donnai le bonjour (cen’était pas ma pensée), et je sus me présenter avec grâceet familiarité. Je qualifiai la vieille de madame ma tante,

et appelai cousins les enfants. Les paroles ne me firent pasdéfaut. « Que le bon Dieu vous ménage de longs jours debonheur ! Sont-ce là vos enfants ? En vérité, je ne devraispas le demander. Comme ils me plaisent ! Ô ciel ! qu’ilssont éveillés ! Qu’ils sont jolis ! On les prendrait tous pourles fils du roi. Que je vous loue mille fois d’avoir accrunotre race de ces dignes rejetons ! J’en ai une joieinconcevable. Je me trouve heureux d’avoir appris àconnaître de pareils cousins ; car, dans les tempsd’adversité, on a besoin de ses parents. » Quand je lui eusmontré tant de politesse, quoique mes pensées fussentbien différentes, elle me fit les mêmes civilités ; ellem’appela son oncle et prit des airs d’intimité, si peu que lafolle appartienne à ma famille. Mais il ne pouvait menuire, pour cette fois, de l’appeler ma tante. En attendant,je suais d’angoisse des pieds à la tête. Pour elle, avec unair amical : « Reineke, me dit-elle, digne parent, soyez letrès bien venu. Êtes-vous bien aussi ? Je vous seraiobligée toute ma vie d’être venu chez moi. Vousinculquerez à l’avenir de sages pensées à mes enfants, afinqu’ils se fassent honneur. » Voilà comme ils me parlèrent.Je l’avais largement mérité par ce peu de mots, enl’appelant ma tante et en ménageant la vérité. Toutefoisje me serais vu aussi volontiers en rase campagne ; maiselle ne me donna point congé, et elle dit : « Mon oncle,vous ne pouvez partir sans avoir pris quelque chose.Attendez, laissez-vous servir. » Elle apporta des mets enabondance. Je ne saurais, en vérité, les nommer tous àprésent. Je me demandais, avec la plus grande surprise,comment ils avaient pu se procurer tout cela. Je mangeai

du poisson, du chevreuil et d’autre bon gibier, que jetrouvai d’une saveur exquise. Quand je fus rassasié, ellem’apporta encore une pièce de cerf, dont elle me chargea.Je devais la porter à ma famille. Là-dessus je pris congéfort poliment. « Reineke, dit-elle encore, venez me voirsouvent. » J’aurais promis tout ce qu’elle aurait voulu. Jeréussis à partir. L’odorat et la vue n’étaient pas flattésdans ce lieu. J’aurais presque voulu être mort. Je mehâtai de fuir, et courus bien vite, le long de la galerie,jusqu’à l’ouverture, au pied de l’arbre. Ysengrin s’ytrouvait encore gisant et gémissant. Je lui dis :« Comment va, mon oncle ? – Pas bien, répondit-il ; jevais mourir de faim. » J’eus pitié de lui, et lui donnai leprécieux rôti que j’avais apporté. Il le mangea de grandappétit. Il me fit alors beaucoup de remercîments : àprésent, il ne s’en souvient plus. Lorsqu’il eut achevé, ilme dit : « Apprenez-moi qui habite la caverne. Commentvous êtes-vous trouvé là-dedans ? Bien, ou mal ? » Je luidis là-dessus la plus pure vérité ; je l’instruisis bien. Lenid était mauvais, mais il s’y trouvait beaucoupd’excellentes provisions. Du moment qu’il désirait enavoir sa part, il n’avait qu’à entrer hardiment, et, avanttout, se garder de dire la franche vérité. Afin que toutsuccède selon vos désirs, ménagez la vérité, lui répétai-jeencore ; car, si quelqu’un l’a sans cesse à la boucheinconsidérément, il souffre la persécution, où qu’il seprésente. Partout on le laisse en arrière ; les autres sontconviés. » Voilà comme je le congédiai : je l’exhortai, quoiqu’il trouvât, à dire de ces choses que chacun est bien aised’entendre. De cette manière, il serait bien reçu. En cela,

mon seigneur et roi, je lui parlai en bonne conscience : s’ilfit ensuite le contraire, et s’il y attrapa quelque chose,qu’il le garde. Il devait me croire. Son poil est gris, il estvrai, mais c’est en vain qu’on cherche dessous la sagesse.Ses pareils n’estiment ni la prudence ni les fines pensées.Le prix de toute sagesse reste caché au peuple lourd etgrossier. Je lui recommandai fidèlement de ménager,cette fois, la vérité. « Je sais bien moi-même ce quiconvient, » me répondit-il fièrement, et il trotta dans lacaverne. Il y trouva son affaire. Au fond était assisel’horrible femelle : il crut voir le diable devant lui ; et lesenfants encore ! Il s’écria tout saisi : « Au secours !Quelles bêtes abominables ! Ces créatures sont-elles vosenfants ? On les dirait, en vérité, de la bande infernale.Allez vite les noyer, c’est le mieux, afin que cetteengeance ne se répande pas sur la terre. S’ils étaientmiens, je les étranglerais. Vraiment, on pourrait s’enservir à prendre de jeunes diables : il suffirait de les lier,dans un marais, sur les roseaux, ces vilains et salesgarnements ! Oui, on devrait les appeler singes demarais ; ils seraient bien nommés. » La mère répliquavivement et dit en colère : « Quel diable nous envoie cemessager ? Qui vous pousse à venir nous insulter ici ? Etmes enfants, qu’ils soient beaux ou laids, qu’avez-vous àdémêler avec eux ? Reineke, le renard, vient de nousquitter ; c’est un homme d’expérience, qui doit s’yconnaître : il affirmait bien haut qu’il trouvait tous mesenfants jolis, bien élevés et de bonnes manières. Il seplaisait à les reconnaître avec joie pour ses parents. Il y aune heure qu’il nous assurait tout cela à cette place. S’ils

ne vous plaisent pas comme à lui, personne ne vous a priéde venir. C’est là, Ysengrin, ce qu’il vous faut savoir. »Aussitôt il lui demanda de quoi manger et dit : « Apportezvite, sinon je vous aiderai à chercher. » À quoi bon en diredavantage ? Il se mit à l’œuvre, et voulut tâter de forceaux provisions. Cela lui réussit mal ; car elle se jeta sur lui,le mordit, lui déchira le cuir avec les ongles, le griffa et letirailla violemment. Les enfants firent de même ; ils lemordirent et l’égratignèrent horriblement. Il hurlait etcriait, les joues sanglantes. Sans se défendre, il courut àtoutes jambes vers l’entrée. Je le vis venir tout déchiré,dévisagé, avec des lambeaux de chair pendante, uneoreille fendue et le nez sanglant. Ils lui avaient faitmaintes blessures et laidement froissé la peau. Je lui dis,comme il sortait : « Avez-vous dit la vérité ? » Il merépondit : « Comme j’ai rencontré, j’ai parlé. La méchantesorcière m’a traité indignement. Je voudrais qu’elle fût icidehors ; elle me le payerait cher. Qu’en pensez-vous,Reineke ? Avez-vous jamais vu des enfants pareils, silaids et si méchants ? Je le lui dis, et, dès ce moment, je netrouvai plus grâce devant elle ; et j’ai mal passé montemps dans ce trou. – Êtes-vous fou ? lui dis-je. Je vousavais donné des avis plus sages. Je vous salue de tout moncœur, ma chère tante, deviez-vous dire. Comment allez-vous ? Comment se portent vos gentils, vos chersenfants ? Je me félicite fort de revoir mes grands et mespetits cousins. » Mais Ysengrin repartit : « Appeler tantecette femelle, et cousins ces vilains enfants ? Que le diableles emporte ! J’ai horreur d’une semblable parenté. Fi decette abominable canaille ! Je ne les reverrai de ma vie. »

C’est pour cela qu’il fut si mal traité. Maintenant, sire,jugez. Dit-il justement que je l’ai trahi ? Il peut leconfesser : la chose n’est-elle pas arrivée comme je larapporte ? »

Ysengrin repartit résolûment :« Nous ne sortirons pas de ce procès avec des paroles.

Que nous sert-il de quereller ? Le droit est toujours le

droit, et qui l’a pour lui, c’est ce qu’on voit à la fin. Vousvous présentez fièrement, Reineke ; vous l’avez doncpeut-être. Combattons l’un contre l’autre, l’affaire seravidée. Vous savez dire beaucoup de choses : comme j’aisouffert d’une grande faim devant la demeure des singes,et comme vous m’avez alors fidèlement nourri. Je sais ceque vous voulez dire. Ce n’était qu’un os que vousm’apportâtes ; la chair, vous l’aviez sans doute mangéevous-même. Où que vous soyez, vous me raillez, et voustenez effrontément des discours qui m’offensent. Par desmensonges infâmes, vous m’avez rendu suspect d’avoirmédité une coupable conspiration contre le roi, et d’avoirdésiré de lui ôter la vie. Vous, en revanche, vous lui parlezfastueusement de trésors… Il aurait de la peine à lestrouver. Vous avez traité outrageusement ma femme, etvous me le payerez. Voilà de quoi je vous accuse. Jeprétends combattre pour les offenses anciennes etnouvelles, et, je le répète, vous êtes un meurtrier, untraître, un voleur. Nous combattrons vie pour vie ; et quefinissent les querelles et les injures ! Je vous jette le gant,comme le fait tout appelant en justice. Recevez-le en gage,et nous nous trouverons bientôt. Le roi l’a entendu, tousles seigneurs de même, j’espère qu’ils seront témoins ducombat judiciaire. Vous n’échapperez pas que la chose nesoit enfin décidée, et nous verrons ! »

Reineke se dit à lui-même :« Il y va de la fortune et de la vie. Il est grand et je suis

petit, et, si j’essuyais cette fois un échec, toutes mes rusesm’auraient peu servi. Mais attendons l’événement ; car,lorsque j’y pense, j’ai l’avantage. Il a déjà perdu ses ongles

de devant. Si le fou n’est pas devenu plus calme, il n’aurapas ce qu’il veut, quoi qu’il en puisse coûter. »

Là-dessus Reineke dit au loup :« C’est vous-même, Ysengrin, que j’estime un traître,

et les griefs dont vous prétendez me charger sont tous desmensonges, Voulez-vous combattre ? J’accepte le défi, etje ne branlerai pas. Il y a longtemps que je le désirais.Voici mon gant. »

Le roi reçut les gages, que les deux championsprésentèrent hardiment, puis il parla en ces termes :

« Vous devez me donner caution que vous nemanquerez pas de vous présenter demain pour le combat,car je trouve de part et d’autre la cause embrouillée. Quipeut comprendre tous ces discours ? »

Brun, l’ours, et Hinze, le chat, se présentèrent sur-le-champ comme cautions d’Ysengrin ; et, pour Reineke,s’engagèrent de même son cousin Monèque, fils deMartin, le singe, et Grimbert.

« Reineke, dit là-dessus Madame Ruckenau, demeureztranquille et de sang-froid. Votre oncle, mon mari, qui estmaintenant à Rome, m’apprit un jour une prière quel’abbé de Schlouckauf avait composée, et qu’il donna parécrit à mon mari, auquel il voulait du bien. Cette prière,disait l’abbé, est salutaire pour les hommes qui vont aucombat. Il faut la réciter à jeun, le matin, et l’on estexempt tout le jour d’accidents et de dangers, à l’abri dela mort, des souffrances et des blessures. » Rassurez-vous, mon neveu : demain matin, au bon moment, je veux

la dire pour vous, et vous pourrez marcher sans crainte etsans inquiétude.

– Chère tante, dit le renard, je vous remercie de boncœur. Je vous en témoignerai ma reconnaissance.Cependant la justice de ma cause et mon adresse devrontm’aider plus encore que tout le reste. »

Les amis de Reineke restèrent assemblés toute la nuit,et ils dissipèrent ses inquiétudes par de joyeux entretiens.Madame Ruckenau fut plus attentive et plus empresséeque tous les autres : elle fit bien vite tondre Reineke entrela tête et la queue, sur la poitrine et le ventre, et le fitfrotter avec de la graisse et de l’huile. Reineke parut graset rond, et en bon état. Ensuite elle dit :

« Écoutez-moi, et considérez bien ce que vous avez àfaire. Écoutez les conseils d’amis intelligents ; rien n’estplus salutaire. Buvez largement, et gardez votre eau ; etdemain, quand vous paraîtrez dans la lice, usez d’adresse :arrosez partout votre queue touffue, et tâchez d’enfrapper l’adversaire. Si vous pouvez lui en frotter lesyeux, rien de meilleur ; sa vue en sera troublée, ce quivous viendra fort à propos et le gênera fort. Commencez

aussi par prendre un air craintif, et à fuir contre le ventd’une course rapide. S’il vous poursuit, soulevez lapoussière, afin de lui aveugler les yeux avec l’ordure et lesable ; puis, jetez-vous de côté, observez chaquemouvement, et, lorsqu’il se frottera les yeux, prenezvotre avantage et mouillez-les encore avec l’eaucorrosive, afin qu’il soit complètement aveuglé, qu’il nesache plus où il en est, et que la victoire vous demeure.Mon cher neveu, prenez un peu de sommeil. Nous vouséveillerons quand il en sera temps. Mais, pour vousfortifier, je veux d’abord réciter, à votre intention, lessaintes paroles dont je vous ai entretenu. »

Elle lui posa la main sur la tête et dit ces mots :

« Nekraest negibaul geid sum namteflih dnudna meintedachs !

À présent, courage ! vous êtes préservé. »L’oncle Grimbert dit la même chose, et puis ils le

menèrent coucher. Il dormit tranquillement. Au lever dusoleil, la loutre et le blaireau vinrent éveiller leur cousin.Ils le saluèrent amicalement et lui dirent :

« Préparez-vous bien. »Puis la loutre lui présenta un jeune canard et lui dit :« Mangez-le. J’ai bien sauté pour vous l’attraper, le

long de la digue, près de Hunerbrot. Veuillez vous enrégaler, mon cousin.

– Voilà de bonnes arrhes, repartit Reineke joyeux. Jene dédaigne pas chose pareille. Que Dieu vous

récompense d’avoir songé à moi ! »Il se régala du canard et but un coup, puis il se rendit

avec ses parents dans la lice, sablée, bien unie, où l’ondevait combattre.

CHANT DOUZIÈME

Quand le roi vit Reineke, et comme il se présentait rastondu dans le champ clos, frotté, sur tout le corps, d’huileet de graisse glissante, il fut pris d’un rire immodéré.

« Renard, qui donc t’a enseigné cela ? s’écria-t-il. Onpeut bien t’appeler Reineke, le renard ; tu es toujours lemadré ; tu trouves partout quelque issue, et tu sais tetirer d’affaire. »

Reineke fit au roi une profonde révérence, une plusprofonde encore à la reine, et il entra dans la lice avec dessauts joyeux. Le loup s’y trouvait déjà avec ses parents.

Ils souhaitaient au renard une honteuse fin. Il entenditmainte parole colère et mainte menace. Cependant Lynxet Lupardus, les juges du camp, produisirent les chosessaintes, et les deux combattants, le loup et le renard,jurèrent avec recueillement ce qu’ils maintenaient.

Ysengrin jura en termes violents, et avec des regardspleins de menace, que Reineke était un traître, un voleur,un meurtrier, et coupable de tous les crimes ; qu’il avaitété pris en flagrant délit de violence et d’adultère ; qu’ilétait faux en toute chose ; que lui, loup, mettait, pour lesoutenir, sa vie contre celle de son ennemi.

Reineke, de son côté, jura sur-le-champ qu’il ne sesentait coupable d’aucun de ces crimes ; qu’Ysengrinmentait comme toujours ; qu’il jurait faussement commed’habitude, mais qu’il ne réussirait jamais à faire de sesmensonges des vérités, et cette fois moins que touteautre.

Et les juges du camp dirent alors :« Que chacun fasse ce qu’il est tenu de faire, le droit

s’ensuivra bientôt. »Grands et petits quittèrent la lice, pour y laisser seuls

les deux champions. La guenon se hâta de dire à voixbasse :

« Rappelez-vous ce que je vous ai dit ; n’oubliez pas desuivre mes conseils. »

Reineke répondit gaiement :« Cette bonne exhortation me fait marcher avec plus

de courage. Soyez tranquille ; je n’oublierai pas dans ce

moment l’audace et la ruse, par lesquelles j’ai échappémaints périls plus grands où j’étais souvent tombé,lorsque j’allais faire telle ou telle emplette qui ne sont paspayées jusqu’à ce jour, et que je risquais hardiment mavie. Comment ne tiendrais-je pas maintenant contre lescélérat ? j’espère fermement le couvrir d’opprobre, lui ettoute sa race, et faire honneur aux miens. Tous lesmensonges qu’il dit, je vais les lui faire expier. »

Alors on laissa les deux champions dans la lice, et tousles regards se fixèrent sur eux avidement.

Ysengrin se montrait farouche et furieux : il allongeales pattes, il s’avança, la gueule ouverte, avec des sautsviolents. Reineke, plus léger, échappa à son adversaire quifondait sur lui, et mouilla vite de son eau corrosive saqueue touffue, et la traîna dans la poussière pour laremplir de sable. Ysengrin croyait déjà le tenir, quand lerusé lui donna sur les yeux un coup de sa queue, qui lui fitperdre la vue et l’ouïe. Ce n’était pas la première fois qu’ilpratiquait cette ruse ; bien des animaux avaient déjà

ressenti l’effet nuisible de l’eau mordante, C’est ainsi qu’ilavait aveuglé les enfants d’Ysengrin, comme on l’a dit audébut. Maintenant il songeait à marquer aussi le père.Lorsqu’il eut ainsi humecté les yeux de son adversaire, ils’élança de côté, se plaça au-dessus du vent, remua lesable, et chassa beaucoup de poussière dans les yeux duloup, qui se frottait et s’essuyait à la hâte, avecmaladresse, et augmentait ses douleurs. Reineke savait,au contraire, manœuvrer habilement avec sa queue, pourfrapper de nouveau son ennemi et l’aveuglercomplètement. Le loup s’en trouva fort mal. Le renardprofita de son avantage : dès qu’il vit les yeux de sonadversaire baignés de larmes douloureuses, il se mit endevoir de l’assaillir avec des bonds impétueux, avec descoups violents ; de l’égratigner et de le mordre, encontinuant toujours de lui baigner les yeux. Le loup, àdemi égaré, marchait à tâtons, et Reineke se moquait delui plus hardiment, et disait :

« Sire loup, vous avez, je pense, avalé autrefois maintagneau innocent ; vous avez dévoré, dans votre vie,mainte bête irréprochable : j’espère qu’à l’avenir ellesjouiront du repos. En tout cas, résolvez-vous à les laisseren paix, et recevez en récompense la bénédiction. Cettepénitence sera profitable à votre âme, surtout si vousattendez patiemment la fin. Pour cette fois, vousn’échapperez pas de mes mains. Vous devriez m’apaiserpar vos prières ; je vous épargnerais volontiers, et je vouslaisserais la vie. »

Reineke disait ces choses à la volée ; il avait saisifortement son ennemi à la gorge ; et il espérait ainsi le

vaincre. Mais Ysengrin, plus fort que lui, se secouaviolemment, et, en deux coups, il se délivra. Reineke luisauta au visage, le blessa grièvement et lui arracha un œil.Le sang lui coula le long du museau. Le renard s’écria :

« Voilà ce que je voulais ! J’ai réussi. »Le loup sanglant se désespérait ; son œil perdu le

rendait furieux ; oubliant ses blessures et ses douleurs, ilse jeta sur Reineke et le coucha par terre. Le renard setrouvait en fâcheux état, et sa ruse lui servait de peu. Unde ses pieds de devant, dont il se servait comme de main,fut saisi vivement par Ysengrin, qui le tenait entre sesdents. Reineke était gisant, fort en peine ; il s’attendaitsur l’heure à perdre sa main, et il avait mille pensées.Ysengrin lui murmura ces mots d’une voix sourde :

« Voleur, ton heure est venue. Rends-toi sur-le-champ, ou je te mets à mort pour tes actes perfides. Jevais te payer maintenant. Tu n’as pas gagné grand’choseà soulever de la poussière, à faire de l’eau, à te tondre lecuir, à te frotter de graisse. Malheur à toi ! Tu m’as faitbien du mal ; tu as menti contre moi ; tu m’as arraché unœil ; mais tu ne m’échapperas pas. Rends-toi, ou jemords ! »

Reineke se dit en lui-même :« Cela va mal pour moi. Que dois-je faire ? Si je ne me

rends pas, il me tue, et si je me rends, je suis déshonoré àjamais. Oui, je mérite mon châtiment, car je l’ai tropmaltraité, trop gravement offensé. »

Là-dessus il essaya de douces paroles pour attendrir

son ennemi.« Cher oncle, lui dit-il, je me déclare avec joie votre

vassal dès ce moment, avec tout ce que je possède. J’iraivolontiers pour vous, comme pèlerin, au saint sépulcre, enterre sainte, dans toutes les églises, et j’en rapporterai despardons en abondance. Ils serviront au bien de votre âme,et il en restera pour votre père et votre mère, afin qu’ilsprofitent aussi de ce bienfait dans la vie éternelle. Quin’en a pas besoin ? Je vous honore, comme si vous étiez lepape, et je vous fais le serment le plus sacré d’être dès cejour et pour jamais entièrement à vous avec tous mesparents. Tous ils vous serviront sans cesse. Je le jure. Ceque je ne promettrais pas au roi lui-même, je vous en faishommage. Acceptez-le, et vous aurez un jour lasouveraineté du pays. Tout ce que je sais attraper, je vousl’apporterai : oies, poules, canards et poissons, avant d’enmanger moi-même la moindre part ; je vous laisseraitoujours le choix, à vous, à votre femme et à vos enfants.Je veux en outre veiller assidûment sur votre vie : aucunmal ne vous atteindra. On me dit malicieux et vous êtesfort : nous pourrons donc accomplir ensemble de grandeschoses. Si nous restons unis, l’un ayant la force, l’autrel’adresse, qui pourra nous vaincre ? Si nous combattonsl’un contre l’autre, nous avons tort. Je ne l’aurais jamaisfait, si j’avais pu convenablement éviter le combat. Vousm’avez défié, et l’honneur me faisait une loi de m’yrésoudre. Mais je me suis conduit avec courtoisie, et,pendant le combat, je n’ai pas montré toute ma force.« Tu te feras un grand honneur, me disais-je, enépargnant ton oncle. » Si je vous avais haï, les choses

seraient allées autrement. Vous avez souffert peu de mal,et si, par inadvertance, je vous ai blessé un œil, j’en suisaffligé sincèrement. Mais j’ai une excellente ressource : jeconnais le moyen de vous guérir, et je vous lecommuniquerai : vous m’en ferez des remercîments.Quand même l’œil serait perdu, pourvu d’ailleurs quevous soyez guéri, ce sera toujours pour vous une facilité.Quand vous irez dormir, vous n’aurez à fermer qu’unefenêtre, tandis que nous autres nous devons en fermerdeux. Pour vous apaiser, mes parents s’inclineront sur-le-champ devant vous ; sous les yeux du roi, en présence decette assemblée, ma femme et mes enfants vous prierontet vous supplieront de me faire grâce et de me donner lavie. Ensuite je déclarerai publiquement que j’ai parlécontre la vérité, et que je vous ai outragé par desmensonges, que je vous ai trompé autant que j’ai pu. Jepromets de jurer que je ne connais de vous aucun mal, etque je ne songerai plus à vous offenser de ma vie.Comment pourriez-vous jamais demander une plusgrande expiation que celle à laquelle je suis prêt ? Si vousme mettez à mort, qu’est-ce que vous y gagnerez ? Vousavez toujours à craindre mes parents et mes amis. Aucontraire, si vous m’épargnez, vous sortirez du champ closavec honneur et gloire ; vous paraîtrez à chacun noble etsage : car personne ne peut s’élever plus haut quelorsqu’il pardonne. Une occasion pareille ne s’offrira pas àvous de sitôt : profitez-en ! Au reste, il m’est, à cetteheure, tout à fait indifférent de vivre ou de mourir.

– Renard trompeur, répliqua le loup, que tu seraisjoyeux de m’échapper ! Mais, quand le monde serait d’or,

et que tu me l’offrirais dans ta détresse, je ne te lâcheraipas. Tu m’as déjà fait tant de frivoles serments, perfidecamarade ! Certainement, si je te laissais aller, je n’enaurais pas une coquille d’œuf. Je me soucie fort peu de tesparents. J’attendrai l’effet de leur puissance, et jeporterai, je pense, assez facilement le poids de leur haine.Méchant, qui te plais à nuire, comme tu te moquerais demoi, si je te relâchais sur ta parole ! Qui ne te connaîtraispas serais trompé. Tu m’as épargné, dis-tu, aujourd’hui,méchant voleur : et n’ai-je pas un œil pendant hors de latête ? Scélérat, ne m’as-tu pas déchiré la peau en vingtendroits ? Et pouvais-je seulement reprendre haleine,quand tu avais l’avantage ? Ce serait agir follement det’accorder, pour le dommage et l’opprobre, grâce etmiséricorde. Traître, tu nous as causé, à moi et à mafemme, honte et préjudice : il t’en coûtera la vie. »

Ainsi disait le loup, Cependant le fripon avait porté sonautre patte entre les cuisses de son adversaire : il le saisitpar les parties sensibles, et le pressa, le tiraillacruellement… Je n’en dis pas davantage. Le loup se mit àcrier et hurler pitoyablement, la gueule béante. Reinekeretira vite la patte de ses dents, qui l’avaient serrée. Avecles deux pattes, il saisit le loup toujours plus fort ; il pinça,il tira. Le loup hurlait et criait avec une telle violence, qu’ilcommença de cracher le sang. De douleur, il suait par toutson corps ; il fientait d’angoisse. Le renard en fut bienjoyeux : maintenant il espérait le vaincre. Il tenaittoujours, avec les pattes et les dents, le loup, qui sentaitde grandes souffrances, de grandes tortures. Il se jugeaitperdu. Le sang coulait de sa tête, de ses yeux ; il tomba

par terre, ne se connaissant plus. Le renard n’aurait pasdonné ce moment pour tout l’or du monde. Il tenaittoujours le loup serré, le traînait, le tirait, en sorte quetout le monde voyait sa détresse ; il pinçait, pressait,mordait, égratignait le malheureux, qui, poussant deshurlements sourds, se roulait dans la poussière et dansson ordure, avec des convulsions et des gestes étranges.

Ses amis poussaient des gémissements ; ils prièrent leroi d’arrêter le combat, si tel était son plaisir, et le roirépondit :

« Si vous le jugez tous convenable, si vous désirez tousqu’il en soit ainsi, je le veux bien. »

Et le roi commanda que les deux juges du camp, Lynxet Lupardus, se rendissent auprès des deux champions ;et ils entrèrent dans la lice, et, s’adressant à Reinekevainqueur, lui dirent que c’en était assez ; que le roidésirait arrêter le combat, et voir la lutte finie.

« Il demande, poursuivirent-ils, que vous luiabandonniez votre ennemi, que vous laissiez la vie auvaincu. Car, si l’un des adversaires était tué dans cecombat singulier, ce serait fâcheux pour chaque parti.Vous avez l’avantage ; petits et grands, tout le monde l’avu. Les personnes les plus distinguées vous donnent elles-mêmes leur approbation : vous les avez gagnées pourtoujours. »

Reineke répondit :« Je leur en témoignerai ma reconnaissance. Je me

soumets de bon cœur à la volonté du roi, et je fais avec

plaisir ce qui convient. J’ai vaincu, et je ne souhaite pasavoir de ma vie un plus beau triomphe. Que le roi mepermette seulement de consulter mes amis. »

Alors tous les amis de Reineke s’écrièrent :« Il nous paraît bon d’accomplir sur-le-champ la

volonté du roi. »Et tous les parents du vainqueur, le blaireau, le singe,

la loutre, le castor, accoururent par troupes auprès de lui.Au nombre de ses amis furent dès lors aussi la martre, labelette, l’hermine et l’écureuil, et beaucoup d’autres, quil’avaient haï, qui ne voulaient pas autrefois articuler sonnom, accoururent tous à lui. Il s’en trouva même quil’avaient accusé jadis, et qui venaient comme parents, etamenaient leurs enfants et leurs femmes, grands,moyens, petits, et jusqu’aux tout petits : chacun lefélicitait, le flattait et ne pouvait en finir.

Il en va toujours ainsi dans le monde. On dit à l’hommeheureux : « Soyez longtemps en santé ! » Il trouve desamis en foule. Mais, s’il tombe dans la disgrâce, qu’ilprenne patience ! C’est ce qui arriva dans cetteconjoncture. Chacun voulait être le plus proche et sepavaner à côté du vainqueur. Les uns jouaient de la flûte,les autres chantaient, sonnaient de la trompette oubattaient des timbales. Les amis de Reineke lui disaient :

« Réjouissez-vous : vous avez relevé en ce momentvous et votre race. Nous étions fort affligés de vous voirsuccomber, mais la chance a tourné bientôt ; la pièce étaitexcellente. »

Reineke répondit :« J’ai réussi. »Et il remercia ses partisans. Ils s’avancèrent ainsi en

grand tumulte, et, à leur tête, Reineke, avec les juges ducamp. Ils arrivèrent devant le trône du roi. Le vainqueurse mit à genoux. Le roi lui ordonna de se relever, et il diten présence de tous les seigneurs :

« Vous avez bien défendu votre vie ; vous avezsoutenu votre cause avec honneur : c’est pourquoi je vousdéclare absous. Vous êtes exempt de toute peine. Je veuxen conférer prochainement dans le conseil avec mesnobles serviteurs, aussitôt qu’Ysengrin sera guéri.Aujourd’hui je déclare l’affaire terminée.

– Monseigneur, répondit Reineke avec modestie, il estsalutaire de suivre vos conseils. Vous le savez fort bien,quand je vins ici, beaucoup de gens m’accusaient. Ilsmentaient, pour flatter le loup, mon puissant ennemi, quivoulait me perdre, qui me tenait presque en son pouvoir.Les autres criaient : « Crucifie-le. » Ils m’accusaient aveclui, uniquement pour me réduire à l’extrémité, pour luicomplaire. Car ils pouvaient tous observer que le loupétait mieux placé auprès de vous que moi ; et nul nesongeait à la fin, ni à ce que pouvait être la vérité. Je lescompare à ces chiens qui avaient coutume de se tenir enfoule devant la cuisine, espérant que le cuisinier, biendisposé, songerait aussi à leur jeter quelques os. Leschiens qui attendaient virent un de leurs camarades, quiavait dérobé au cuisinier un morceau de viande bouillie, etqui, pour son malheur, ne s’était pas enfui assez vite : carle cuisinier l’arrosa par derrière d’eau bouillante, et luiéchauda la queue, Cependant il ne laissa pas tomber saproie ; il se mêla parmi ses frères, qui se dirent entreeux : « Voyez comme le cuisinier le favorise plus que tous

les autres ! Voyez quel excellent morceau il lui a donné ! »Et le chien répliqua : « Vous n’êtes pas bien au fait : vousme félicitez et me vantez par devant, où vous êtes séduitssans doute, à la vue de la chair succulente ; maisobservez-moi par derrière, et déclarez-moi heureux, sivous ne changez pas d’avis. »

L’ayant considéré, ils le virent horriblement brûlé, lespoils tombaient, la peau se ridait sur le corps. Ils furentsaisis d’un frisson ; nul ne voulut approcher de la cuisine ;

ils s’enfuirent et le laissèrent seul. Monseigneur, ce sontles gens avides que j’ai ici en vue. Aussi longtemps qu’ilssont puissants, chacun désire de les avoir pour amis ; onles voit à toute heure porter de la chair à la bouche ; quine s’accommode pas à leurs façons en doit pâtir ; il faut leslouer sans cesse, si mal qu’ils agissent, et, par là, on ne faitque les affermir dans leur coupable conduite : ainsi faittoute personne qui ne considère pas la fin. Mais, le plussouvent, ces personnages sont punis, et leur puissancefinit tristement. Personne ne les souffre plus ; les poilsleur tombent du corps à droite et à gauche : je veux direque les anciens amis, petits et grands, les abandonnent,les laissent dépouillés, comme tous les chiens quittèrentsur-le-champ leur camarade, quand ils virent son mal etla moitié de son corps outrageusement blessée.Monseigneur, vous m’entendez, on ne parlera jamais ainside Reineke : mes amis ne rougiront pas de moi. Je suisinfiniment obligé à Votre Grâce, et, si seulement jepouvais toujours connaître votre volonté, je l’accompliraisavec joie.

– Beaucoup de paroles sont inutiles, répondit le roi.J’ai tout entendu et j’ai compris votre pensée. Je veuxvous revoir, noble baron, vous revoir, comme autrefois,dans le conseil ; je vous fais un devoir de visiter à touteheure mon conseil secret ; je vous rétablis pleinementdans vos honneurs et votre crédit, et vous le mériterez,j’espère. Aidez-moi à tout conduire pour le mieux. Je nepuis me passer de vous à la cour, et, si vous unissez lavertu avec la sagesse, personne ne vous surpassera endignité, et ne donnera des conseils et des directions plus

habiles et plus sages. Je n’écouterai plus à l’avenir deplaintes contre vous. Vous parlerez toujours à ma place etvous agirez comme chancelier du royaume. Que monsceau vous soit donc remis. Ce que vous ferez, ce que vousécrirez, restera fait et écrit. »

C’est ainsi que Reineke s’est élevé honnêtement à laplus haute faveur : on obéit à tout ce qu’il conseille etrésout pour favoriser ou pour nuire.

Reineke remercia le roi et dit :

« Mon noble sire, vous me faites trop d’honneur : jeveux le reconnaître, comme j’espère conserver lejugement. Vous en ferez l’expérience. »

Que devenait le loup sur ces entrefaites ? Quelquesmots nous l’apprendront. Il était gisant dans la lice, blesséet maltraité.

Sa femme et ses amis accoururent ; Hinze, le chat,Brun, l’ours, et ses enfants, et sa séquelle, et ses parents,le placèrent, en gémissant, sur un brancard (on l’avaitrembourré de foin pour tenir au chaud le malade) etl’emportèrent hors du champ clos. On examina lesblessures : on en compta vingt-six.

Il vint des chirurgiens en nombre, qui le pansèrentsur-le-champ et lui firent prendre des élixirs. Tous sesmembres étaient paralysés. Ils lui frottèrent aussi l’oreilleavec des herbes ; il éternua violemment par devant et parderrière. Ils se disaient entre eux :

« Il faut le baigner et le frotter d’onguent. »Ils consolaient comme cela le triste entourage du loup.

Ils le mirent au lit avec grand soin. Il dormit, mais peu detemps ; il s’éveilla troublé et s’affligea ; la honte, ladouleur, le poursuivaient ; il faisait de grandsgémissements et semblait désespéré. Giremonde leveillait avec soin, le cœur dolent : elle songeait à sa grandeperte. Agitée de peines diverses, elle pleurait sur elle, surses enfants et ses amis ; elle observait son mari souffrant.Il ne pouvait absolument se surmonter. La douleur lerendait furieux ; la douleur était grande et les suitesdéplorables.

Mais Reineke était fort satisfait ; il causait gaiementavec ses amis, et s’entendait vanter et louer. Il partit de làavec une fière assurance. Le gracieux roi le fitaccompagner d’une escorte, et lui dit, avec bienveillance,en lui donnant congé :

« Revenez bientôt. »Le renard se prosterna devant le trône et répondit :« Je vous remercie de tout mon cœur, ainsi que ma

gracieuse dame, et votre conseil, et les seigneurs. QueDieu vous conserve, mon roi, pour vous combler degloire ! Ce que vous ordonnerez, je le ferai avec joie. Jevous aime certainement, et je vous dois mon amour.Maintenant, si vous le permettez, je me dispose à merendre chez moi, pour voir ma femme et mes enfants. Ilssont dans l’attente et le deuil.

– Allez, répondit le roi, et ne craignez plus rien. »C’est ainsi que Reineke s’éloigna, après être parvenu à

la plus haute faveur. Il en est beaucoup de son espèce, quisavent employer les mêmes artifices. Ils ne portent pastous barbe rousse, mais ils sont en bonne position.

Reineke partit fièrement de la cour avec sa famille,avec quarante parents, qui mettaient en lui leur honneuret leur joie. Il s’avançait le premier, comme un seigneur ;les autres le suivaient. Il se montrait de joyeux courage ;sa queue s’était élargie. Il avait gagné la faveur du roi ; ilétait rentré au conseil, et songeait à la manière d’en tireravantage.

« Ceux que j’aime s’en trouveront bien et mes amis en

« Ceux que j’aime s’en trouveront bien et mes amis enprofiteront, se disait-il : la sagesse est plus à respecterque l’or. »

Accompagné de tous ses amis, il prit donc la route deMaupertuis, le château. Il témoigna sa reconnaissance àtous ceux qui l’avaient favorisé, qui étaient demeurés àses côtés dans les temps difficiles. Il leur offrit ses servicesà son tour. Ils le quittèrent, et chacun rejoignit sa famille ;et lui, il trouva, dans sa demeure, sa femme Ermeline. Ellele salua avec joie ; elle lui demanda des nouvelles de safâcheuse affaire, et comment il avait encore échappé.Reineke répondit :

« Eh bien, j’ai réussi ! J’ai regagné la faveur du roi.J’assisterai au conseil comme autrefois, et cela tournera àl’honneur de toute notre race. Il m’a nommé, devant toutle monde, chancelier du royaume, et m’a remis le sceau.Tout ce que Reineke fera et écrira sera, pour toujours,bien fait et bien écrit. Que chacun en garde mémoire.

« J’ai fait au loup sa leçon en quelques minutes, et il nem’accusera plus. Il est éborgné, blessé, et toute sa racecouverte d’opprobre. Je l’ai marqué. Il ne sera désormaisguère utile au monde. Nous avons combattu et je l’aivaincu. Il aura même de la peine à se guérir. Eh ! quem’importe ? Je demeure son supérieur, comme celui detous ses amis et ses partisans. »

La femme de Reineke éprouva beaucoup de joie. Leursdeux petits garçons sentirent aussi croître leur courage,en voyant l’élévation de leur père. Ils se disaient l’un àl’autre, gaiement :

« Nous allons passer d’heureux jours, honorés de toutle monde. Cependant nous songerons à fortifier notrechâteau et à mener une vie joyeuse et tranquille. »

Reineke est maintenant très honoré.

Que chacun se convertisse promptement à la sagesse,évite le mal, honore la vertu ! C’est le sens de l’ouvrage,dans lequel le poète a mêlé la fable avec la vérité, afin quevous puissiez distinguer le mal du bien et priser lasagesse, et aussi pour que les acheteurs de ce livreapprennent tous les jours à connaître le train du monde.Car c’est ainsi qu’il est fait, ainsi qu’il restera.

Et voilà comme finit notre poème des faits et gestes deReineke.

Veuille le Seigneur nous recevoir dans sa gloireéternelle ! Amen.

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