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Magisteruppsats Le roman historique contemporain est-il convaincant ? Une analyse sur l’interaction entre la fiction et le factuel dans trois Prix Palatine Författare: Caroline Ekström-Sotto Handledare: Liviu Lutas Examinator: Kirsten Husung Termin: VT 2015 Ämne: Franska Nivå: Avancerad nivå Kurskod: 4FR2E

Le roman historique contemporain est-il convaincant819058/FULLTEXT01.pdf · ! 2! Abstract The focus of this study is to analyze in what way the historical novel can be convincing

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Magisteruppsats

Le roman historique contemporain est-il convaincant ? Une analyse sur l’interaction entre la fiction et le factuel dans trois Prix Palatine

 

 

 

 

 

Författare: Caroline Ekström-Sotto Handledare: Liviu Lutas Examinator: Kirsten Husung Termin: VT 2015 Ämne: Franska Nivå: Avancerad nivå Kurskod:  4FR2E  

     

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Abstract

The focus of this study is to analyze in what way the historical novel can be convincing and if

the interaction between fictional and factual narration within this genre influences the degree

to which it can be convincing. The three novels chosen are Les Naufragés De L’Île Tromelin

by Irène Frain, Les Enfants d’Alexandrie by Françoise Chandernagor and Bison by Patrick

Grainville, for which all three authors received Le Grand Prix Palatine. In the introduction are

presented the general characteristics of the genre as well as its capability of being convincing,

outlining that there is a possibility for a fictional work to seem more convincing than a purely

factual one. Also defined are differences between the contemporary and the classical

historical novel. This is done in order to take into account in the analysis what might be learnt

from the contemporary historical novel.

The theoretical framework consists of the semantic definitions of fictional versus factual

narration as presented by Jean-Marie Schaeffer, as well as theory of how the reader’s

immersive experience enables ontological crossings. What the analysis is able to show is that

all three novels include four types of truth claims, that the reader can be convinced of all four

and that this conviction is connected to the context to which the reader associates the

historical/literary character. The analysis also brings forth what can be thought of as the

historiographical pact, a term analogous with Philippe Lejeune’s term ‘the autobiographical

pact’, which establishes a referential link with history. What is in the end considered the most

convincing literary device is the inclusion of factual markers referencing real-world sources.

In all three novels, it is also possibly to identify truth claims concerning human nature.

Key words: contemporary historical novel, truth claim, immersion, factual narration, fictional

narration, ontological metalepsis.

     

  3  

La Table des matières

1 Introduction____________________________________________________________ 4

1.1 L’objectif_________________________________________________________ 4

1.2 But et méthode_____________________________________________________ 5

1.3 Le roman historique classique et le roman historique contemporain____________ 6

2 Cadre théorique_________________________________________________________8

2.1 La définition sémantique de la narration fictionnelle et de la narration factuelle__ 8

2.2 L’immersion______________________________________________________ 12

3 Analyse sur l’interaction entre la fiction et le factuel_________________________ 14

3.1 Les descriptions avec des trous ontologiques____________________________ 14

3.2 Les vérités référentielles au monde réel________________________________ 19

3.3 Les personnages à la fois littéraires et historiques________________________ 23

3.3.1 Castellan_________________________________________________ 23

3.3.2 Séléné___________________________________________________ 25

3.3.3 George Catlin_____________________________________________ 27

4 Conclusion___________________________________________________________ 30

Références______________________________________________________________ 32

Annexe________________________________________________________________ 34

     

  4  

1 Introduction

1.1 L’objectif

L’objet de l’étude de ce mémoire est d’analyser comment dans le genre du roman historique

interagissent l’Histoire (l’écriture sur le passé réel) et la fiction, « [p]roduit de l’imagination

qui n’a pas de modèle complet dans la réalité » (Trésor de la langue française). Au fond cette

analyse est faite pour répondre à la question de savoir : Comment le récit fictif qui représente

l’Histoire peut-il être convaincant et est-ce que l’interaction entre la fiction et le factuel

influence la façon dont le récit arrive à convaincre ? Nous prenons aussi en compte à quel

degré le lien qui existe entre la fiction et le réel (ici définit comme le plan où existe le lecteur)

influence la réception quand il est possible pour le lecteur de se sentir ‘transporté’ dans la

fiction.

Les trois livres choisis sont Les Naufragés de l’Île Tromelin (2009) par Irène Frain, Les

Enfants d’Alexandrie (2011) par Françoise Chandernagor et Bison (2014) par Patrick

Grainville. Pour ces trois romans chaque auteur a reçu le Grand Prix Palatine. Ce prix est

distribué selon les critères suivantes: « une grande rigueur historique, un sens aigu du

romanesque et une évidente qualité littéraire » (palatine.fr). Ces critères-là pointent vers une

fusion d’une bonne qualité entre l’Histoire et la création littéraire, à savoir pourquoi les livres

étudiés ont été choisis.

Comme cette analyse sera faite dans le champs du genre du roman historique, il faut se

poser la question : quels sont les traits du roman historique ? D’abord, selon Heta Pyrrhönen

(2007), un genre littéraire est un groupement de textes qui ont en commun certains traits et

caractéristiques. La notion du genre suggère qu’il est possible de décrire des textes en

dégageant des composants textuels qui le classifient. En outre, ‘genre’ dirige la façon dont les

textes sont écrits, lus et interprétés. Ces conventions génériques sont normatives. Elles

décident ce que les auteurs peuvent et ne peuvent pas faire. Pyrrhönen constate aussi que

‘genre’ permet une évaluation des œuvres littéraires (2007 : 109).

Névine El Nossery (2009) présente les traits généraux du roman historique ainsi :

premièrement, le genre se caractérise par la présentation des personnages et des événements

empruntés à l’Histoire ; deuxièmement, la logique narrative (le sujet du livre, les descriptions,

la focalisation et les plans narratifs) reste la création de l’auteur ; finalement, elle note que

grâce à la conformité des événements de l’œuvre fictive à « une logique de l’Histoire », le

roman historique « pourrait paraître plus authentique qu’un manuel historique » (2009 : 274).

De son côté, Isabelle Durand-Le Guern soulève le degré d’information référentielle qui existe

     

  5  

dans l’intersection entre le roman et l’Histoire : « un roman historique est un roman, c’est-à-

dire un récit fictif, qui intègre à sa diégèse une dimension historique. Sa première particularité

serait donc sa dimension référentielle, dans la mesure où la réalité vécue vient nourrir le récit

proposé » (2008 : 9). La dimension référentielle doit être comprise comme : référentielle à

notre monde, donc opposée à la fiction dans le sens ‘venu de l’imagination’. Deux remarques

faites sont importantes à soulever pour cette recherche : qu’une œuvre fictive peut paraître

plus fiable qu’une œuvre factuelle et qu’il existe une « dimension référentielle ». Durand-Le

Guern ajoute que « [l]’enjeu essentiel du roman historique est bien celui de la représentation.

Il s’agit de faire voir, de faire comprendre le passé » (2008 : 91). Il est problématique de

constater que l’enjeu d’un roman est ‘de faire comprendre’. Plutôt, il est important de

constater que l’imagination est capable de construire une image ou une représentation du

passé, qui le rendrait ‘vivant’.

Notre hypothèse est que l’interaction entre la fiction et le factuel établie un lien entre le

monde fictif et le ‘réel’ en incluant des vérités qui sont référentielles à notre monde. Cela

influence la réception parce que cela rend en quelque sort le récit fiable ainsi que l’élément

d’instruction qui est attribué au roman historique.

1.2 Le but et méthode

Le but est d’analyser comment l’interaction entre la fiction et le factuel influence la réception

possible de l’ouvrage, ainsi que d’analyser à quel point cette même interaction influence dans

quelle mesure l’ouvrage peut être convaincant.

Premièrement, sera présenté le genre du roman historique contemporain. Plus

précisément, les différences entre le roman historique classique et le roman historique

contemporain pour cerner les traits spécifiques des trois livres analysés. Deuxièmement la

définition sémantique de Jean-Marie Schaeffer sera mise à l’examen pour clarifier les types

de prétention à la vérité qui sont possibles en parlant de ce genre en exemplifiant par regarder

les livres analysés. Troisièmement, l’immersion sera discutée dans le but d’extraire comment

c’est possible pour un lecteur d’entrer dans les pages d’un récit fictif et de souligner qu’il

existe des frontières ontologiques qui séparent le plan réel et le plan ‘imaginé’/’fictif’.

Finalement, l’analyse profonde de l’interaction entre la fiction et le factuel se fera en trois

parties : La création du monde fictif, les prétentions à la vérité référentielle au monde réel et

la représentation des personnages à la fois littéraires et historiques.

     

  6  

1.3 Le roman historique classique et le roman historique contemporain

Une clarification sur le choix de corpus reste à ajouter pour répondre à la question ‘Pourquoi

seulement des romans contemporains ?’ El Nossey (2009) propose que le roman historique

classique et le roman historique moderne diffèrent sur plusieurs niveaux. Le premier

désaccord concerne le passé et le présent. Le roman historique du XIXe siècle, une tradition

dérivée de Sir Walter Scott, était captivé par « le passé, source inépuisable de modèles et

d’instruction. En d’autres termes, c’est le passé et non pas l’avenir qui détermine l’Histoire, et

qui donne sens à la destinée humaine» (El Nossey, 2009 : 274). Le roman historique moderne

est préoccupé par le présent du lecteur : « [l]e passé n’est utile que dans la mesure où il sert à

mieux comprendre le présent et aide à trouver des réponses aux questions qui nous

concernent » (El Nossey, 2009 : 274). Alors, il y a toujours un élément d’instruction par le

passé, mais qui sert à la compréhension du présent.

Le deuxième désaccord concerne la façon dont le roman historique communique avec le

« ‘métarécit’ qu’est l’Histoire » (El Nossey, 2009 : 275). À l’époque de Scott l’Histoire

n’était pas encore une science, en d’autres termes pas encore un domaine codifié. Le roman

historique était simplement une façon alternative d’éduquer. Cela est une conséquence du fait

que le romancier consultait les mêmes sources que l’historien et que leurs travaux ne se

différaient que sur le point de la qualité littéraire. Duran-Le Guern (2008) souligne que ce rôle

éducatif est central : « [e]n effet, [il] permet de comprendre la portée souvent didactique et

morale des romans historiques, et le rôle social qui leur est assigné » (2008 : 21). Regardons

Balzac qui se proposait deux exigences : « se différencier des ouvrages historiques et

respecter la vérité des faits » (2008 : 90). Unir ces exigences ne laisse pas beaucoup de place

pour manœuvrer, constate Duran-Le Guern qui propose une solution : « [l]a liberté se trouve

peut-être dans les marges de l’histoire » (2008 : 90). Les marges de l’histoire sont des parties

des sociétés peu représentées dans le métarécit, ceux qui manquent de voix : par exemple des

femmes et des esclaves. Le roman historique moderne, qui intègre également des éléments

éducatifs, utilise plutôt « un métalangage et une critique du discours historiographique » (El

Nossery, 2009 : 274) en signalant des lacunes ou des interprétations alternatives de l’Histoire.

Dans les marges de l’histoire les auteures trouvent la porte à ce type de critique.

Le troisième et dernier désaccord concerne le fait que les marges de l’histoire sont plus

marquées dans le roman historique moderne que dans le roman historique classique. Le roman

historique classique s’intéressait plutôt aux grands personnages historiques : « [S]i le roman

historique classique met en scène de grands hommes ou des héros historiques ayant marqué

l’Histoire […] la fiction historiographie contemporain donne souvent voix au peuple, aux

     

  7  

sujets anonymes […] qui ont subi l’Histoire plutôt d’en être les acteurs. (El Nossey, 2009 :

275). Une raison derrière cette exploration des marges pourrait être la solution proposée par

Duran-Le Guern : que les marges laissent beaucoup de place à l’imagination. Une deuxième

raison serait l’intérêt du roman historique contemporain de comprendre notre ‘maintenant’ en

regardant notre passé (2008 : 90).

Comme il y a donc des traits différents qui séparent le roman historique classique du

roman historique contemporain, la classification des textes doit être faite en vue de cela. La

particularité intéressante à mettre à l’épreuve est qu’en commentant notre présent par notre

passé, le roman historique contemporain arrive à transmettre un message. Le message est le

commentaire sur notre présent par notre passé. L’analyse des ouvrages se focalisera donc sur

ce ou ces ‘message/messages’ comme présenté(s) dans les livres. Est-ce que le/les message(s)

est/sont convaincant(s) et pourquoi ? Est-ce que l’interaction entre la fiction et le factuel

influence le/les message(s) ?

Avant de continuer l’exploration de ces questions, il nous semble important de soulever

des traits de ce genre qui sont communs avec ceux du genre autobiographique et

biographique, tel que défini par Philippe Lejeune. La ressemblance la plus saillante est la

dimension référentielle qui existe dans les trois genres.

Les trois genres traitent la même difficulté : la représentation du passé. La

représentation du passé commence, comme constate Paul Ricœur, avec la récollection : la

mémoire (2009 : 730). Où, dans la représentation de la mémoire, est-ce qu’il y a de la place

pour la fiction ? D’après Lejeune, la fiction est exclue de l’autobiographie parce que les

personnes qui connaissent l’auteur, peuvent signaler des mensonges dans le récit (1975 : 30).

Lejeune constate donc que la frontière entre la fiction et la vérité référentielle est le

mensonge. Par contre, la mémoire n’est pas parfaite et il y a la possibilité qu’on ne se

souvienne pas de la vérité ‘absolue’ du passé. L’autobiographie fait alors une recherche dans

la mémoire qui a la possibilité d’être plus ou moins vraie, c’est-à-dire : sans ou avec

mensonges.

Le pacte autobiographique concerne l’accord entre le nom du personnage principal, le

narrateur et l’auteur. Il faut, selon Lejeune, qu’ils partagent le même nom (Lejeune, 1975 :

35). Considérons le nom d’un personnage historique, comme par exemple Cléopâtre, juste par

employer ce nom un romancier fait référence à l’Histoire parce que ce nom existe dans les

pages des manuels historiques. Il existe dans ces pages-là parce qu’elle a vécu et laissé des

traces, des sources, qui confirment son existence. Il y a un lien référentiel avec l’Histoire par

ce renvoie, juste par employer le même nom. Est-ce que c’est par ce type de référence que le

     

  8  

roman historique est, précisément, historique ? Par contre, ce n’est pas tout à fait correct de

comparer avec l’autobiographie qui concerne l’auteur, mais il faut plutôt regarder le genre

biographique, où il est possible de vérifier les références avec ‘l’épreuve de vérification’

(Lejeune, 1975 : 36).

Lejeune introduit ici le ‘pacte référentiel’ qui peut être implicite ou explicite. Au fond

de ce pacte il y a l’assomption que l’œuvre en question essaie de décrire la réalité et qu’on

peut donc mettre l’œuvre à l’épreuve sur la validité des informations là-dedans (Lejeune,

1975 : 36). Quant au roman historique, comme nous avons déjà constaté, il s’agit de

représenter l’Histoire de manière vraisemblable, alors l’épreuve de vérification semble

applicable à ce genre. Le pacte ‘historiographique’, nous pouvons proposer, serait que le récit

soit référentiel à l’Histoire. Dans cette recherche je vais examiner si le ‘pacte

historiographique’ se base sur l’inclusion de citations et de références dans les trois romans

choisis. Nous approchons ici aussi la question du vrai.

Lejeune soulève trois critiques, André Gide, François Mauriac et Albert Thibaudet, pour

discuter la question de fiction et le type de vérité qu’elle soulève. Ces trois auteurs postulent

que la fiction est plus proche de la vérité de la condition humaine que la biographie, comme la

mémoire contient des trous, une reproduction exacte de la vie n’est pas possible (Lejeune,

1975 : 41). Par contre, la fiction pourrait faire naître une expérience émotionnelle chez le

lecteur, donc capter une ‘vérité’ émotionnelle. Il est aussi possible pour la fiction de capter en

mots une vérité que le lecteur, pas chaque lecteur bien-sûr, a senti mais jamais été capable de

rendre explicite. Ce genre de vérité concerne la condition de l’humanité. La définition

sémantique de Schaeffer sera problématisée parce que le roman historique unit le factuel, la

prétention à la vérité référentielle du monde réel et la fiction, la prétention à la vérité du

monde fictif. Selon ces théoriciens, la dernière prétention concerne la vérité émotionnelle et

humaine, cela est bien la conclusion si on suit cette logique.

2 Cadre théorique 2.1 La définition sémantique de la narration fictionnelle et de la narration factuelle

Les deux acteurs qui représentent le passé, le romancier et l’historien, ont deux buts

différents, même si les deux emploient l’outil qu’est la narration. Leurs narrations différentes

sont de type fictionnel et factuel. Jean-Marie Schaeffer présente des définitions de la narration

fictionnelle ainsi que factuelle dans « Fictional vs. Factual Narration » (2013). Il souligne

toutefois que le degré d’opposition entre les deux types est encore débattu. Il y a, constate-t-il,

trois définitions majeures : la définition sémantique, la définition syntactique et la définition

     

  9  

pragmatique. La première définition, la définition sémantique, postule que la narration

factuelle est référentielle tandis que la narration fictionnelle ne l’est pas, pas au monde réel.

Pour clarifier : la fiction a un système de références dans l’œuvre fictionnelle. Ces prétentions

à la vérité1 sont référentielles seulement dans le monde fictif et non dans le monde réel.

Schaeffer vise un problème débattu qui touche à notre sujet : le fait que le roman historique

« contain[s] a fair amount of factual information » (Schaeffer, 2013), donc de l’information

référentielle à notre monde et pas à un univers fictionnel n’existant qu’entre les pages du livre

même. Cette problématique sera discutée dans le but de préciser quels types de prétentions à

la vérité font les trois romans choisis.

La définition postule, encore, que la narration factuelle est référentielle au monde réel

tandis que la narration fictionnelle ne l’est pas (Schaeffer, 2013). Il s’agit de deux types de

prétentions à la vérité. La narration factuelle présente des prétentions à la vérité référentielle

au monde réel, un exemple de ce type de prétention serait ‘X écrit cela, alors c’est l’opinion

de X’. La vérité, que cela est l’opinion de X, est donc dépendante de l’existence d’une

référence dans le monde réel. La narration fictionnelle n’emploie pas des prétentions à la

vérité de ce type selon cette définition. Il s’agit d’une prétention à la vérité du monde fictif, et

qui n’existe qu’entre les pages du livre où il y a un système référentiel unique pour le roman

en question.

Dans Les Enfants d’Alexandrie, à propos de la personnalité de Marc Antoine,

Chandernagor écrit : « Antoine peut être diplomate, mais c’est d’abord un soldat » (2011 :

89). La question se présente : est-ce que le nom du Romain fait référence au romain du livre

où au romain de l’Histoire ? Selon « [t]he principle of ‘minimal departure’ » (Schaeffer,

2013) le nom propre fait référence au Romain ‘personnage historique’ parce que ce principe

postule que le lecteur interprète le message d’un monde proposé en recréant ce monde aussi

proche du monde réel que possible. Par contre, « the holism of the possible worlds approach »

suggère que le nom fait référence au Romain personnage littéraire uniquement parce que ce

nom fait référence à un monde possible, parallèle au nôtre (Schaeffer, 2013). Schaeffer

soulève que cela semble paradoxal concernant le roman historique parce que, comme il

constate : il est important pour le lecteur d’un roman historique que « les noms propres qui

font référence aux personnages historiques, vraiment font référence aux personnages

historique comme il les connaît en dehors de la fiction » (Schaeffer, 2013). Malheureusement,

Schaeffer ne développe pas pourquoi cela est important, mais il est clair qu’un roman                                                                                                                1 Traduction de ’truth claim’ après avoir consulté http://www.linguee.fr/anglais-francais/traduction/truth+claim.html.

     

  10  

historique ne peut pas être historique justement, sans faire référence à l’Histoire. Ce lien

référentiel est le pacte historiographique, pour employer le terme lejeunien.

Arrêtons-nous un moment pour constater que le nom propre, Marc Antoine, a trois

références : une entre chaque mention du Marc Antoine dans le livre même, une entre la

représentation fictive du Marc Antoine et le métarécit qu’est L’Histoire où existe aussi ce

nom, et entre le récit fictif par l’Histoire et le passé réel. Quant aux personnages qui ont des

références dans l’Histoire, il existe donc un lien possible au passé ‘réel’. Le passé ‘réel’ est

compris ici comme la prétention à la vérité ‘C’était comme cela’. Il y en a donc trois

prétentions possibles à discuter quant au roman historique contemporain : ‘C’était comme

cela’ (prétention à la vérité du réel), ‘Parce qu’il y a cette référence, c’était comme cela’

(prétention à la vérité référentielle au monde réel) et ‘Je m’imagine que c’était comme cela’

(prétention à la vérité du monde fictif).

Pour faire le lien entre l’historiographie, qui est la narration factuelle de l’Histoire, et la

définition sémantique il est pertinent de soulever le propos de Lubomír Doležel dans Possible

Worlds Of Fiction and History : The Postmodern Stage (2010 : 37-39). Il postule que la

narration factuelle peut être distinguée de la narration fictionnelle par le type de trous que les

deux laissent. Les trous dans la narration historiographique sont épistémologiques et peuvent

être remplis par de nouvelles sources ou de nouveaux arguments. Les trous dans la narration

fictionnelle, par contre, sont ontologiques, comme il n’y a pas de référence hors du monde

fictif. Mais, où s’arrête le monde fictif ? Deux des trois romans incluent à la fin une banque

d’information : dans Les Naufragés De L’Île Tromelin il y a un postface de Max Guérout :

« La mission archéologique de Tromelin » ; dans Les Enfants d’Alexandrie il y a une note de

l’auteur où Chandernagor explique certains choix qu’elle a faits en représentant le monde

d’antiquité dans son œuvre.

Le texte de Guérout, n’est d’abord pas écrit par Frain qui note : « CE LIVRE EST

BASÉ SUR DES FAITS RÉELS historiquement mis à jour par MAX GUÉROUT » (Frain,

2009 : c’est l’auteur qui souligne). Il est aussi marqué ‘Roman’ dans une boîte sur la

couverture. L’inclusion du texte de Guérout donne une référence hors du monde fictif. Est-ce

qu’il s’agit de se présenter comme un roman qui contient un récit historiographique plus

qu’un récit fictif ? La réception de l’œuvre devient ainsi très importante parce que finalement,

il revient à chaque lecteur de répondre à la question de savoir si le livre, comme expérience

littéraire, est perçu comme ‘vrai’/’convaincant’.

Chandernagor, pour sa part, n’inclut pas de texte d’un autre auteur, mais trace de

manière structurée où elle s’est dirigée pour reconstruire en mots le monde de l’Antiquité.

     

  11  

Elle inclut des notes en bas de la page, renvoyant aux références hors du monde fictif et

souligne que pour les trois livres de la série « [c]ertaines sources étant communes aux trois

volumes de ce roman, l’ensemble de la bibliographie est rapporté à la fin du troisième

volume » (Chandernagor, 2011 : 401). Pourquoi inclure une bibliographie, quelle est sa

fonction ? Une bibliographie indiquerait un travail rigoureux pour représenter une époque

historique, le seul bénéficiant étant le lecteur. Donc, la réception reste un point de départ pour

répondre à la question comment et de quelle manière le roman historique peut être

convaincant.

Les deux livres problématisent la position qu’un livre fictif ne communique pas

directement avec le monde réel, qu’il n’en fait pas partie. Un trait spécifique du genre est qu’il

communique avec l’Histoire, le métarécit. Le principe de « minimal departure » (Scheffer,

2013) : projeter le monde réel sur le monde fictif, serait une position plus proche que « the

holism of possible worlds approach » (Schaeffer, 2013) de la discussion autour de ces deux

livres et il pourrait aussi aider à expliquer comment un roman arrive à paraître

plus « authentique qu’un manuel historique » (El Nossey, 2009 : 274). Le propos est simple :

en projetant le monde réel sur le monde fictif, le lecteur unit deux mondes, ou essaie de le

faire. Dès que cela est fait, comment défaire cet enchevêtrement ? Cette question pousse vers

un besoin d’examiner l’expérience de lecture possible en lisant un roman. Une expérience qui

va être discutée en bas dans la section ‘immersion’.

Pour exemplifier le lien entre le réel et la fiction, dans Les Naufragés de l’Île Tromelin,

Irène Frain inclut cette carte de l’île2 :

                                                                                                               2 Frain, 2009 : 197

     

  12  

La carte est expliquée, c’est-à-dire le narrateur remarque comment elle a été composée. Il y a

une référence et une comparaison avec une autre carte, ce qui indique un travail de diligence

pour représenter les images de l’île de manière juste. La carte elle-même est une copie de l’île

de Tromelin, nommée antérieurement l’île de Sable et un peu plus tard l’île de France. Cette

île existe, donc la carte est une copie de la réalité. Séparer l’image de l’île du reste du livre,

traiter cette partie séparément est difficile, car l’île est la place où l’histoire se déroule, elle est

en plus présentée avec des descriptions détaillées. Assumons que le lecteur peut se former une

image d’après ces descriptions uniquement, les cartes renforcent ou contredisent et reforment

l’image déjà formée chez le lecteur – il s’agit encore de l’immersion. Quand le lecteur subit

cette sensation – entre dans les pages de l’œuvre – quelles frontières ontologiques sont

traversées quand il voit la carte ? Est-ce que l’ouvrage devient plus convaincant, plus réel ?

La possibilité de l’ouvrage d’être convaincant est la raison pour laquelle il est

important d’analyser les types de prétentions à la vérité : au monde réel, référentielles au

monde réel et référentielles au monde fictif qui sont inclus dans le récit.

2.2 L’immersion

Selon Maria Angeles Martinez, l’immersion est une description intuitivement correcte de ce

qui est nécessaire pour apprécier un récit3, dans le sens qui est généralement exprimé par des

métaphores comme « READING IS A JOURNEY metaphor; with being “gripped” or

“engaged” – the READING IS CONTROL metaphor; and with “reward” and “value

satisfaction” » (2014 : 110, c’est l’auteur qui souligne). Il est possible de s’imaginer le passé

par la représentation fictive comme le lecteur a la possibilité de former en image les

descriptions en mots dans le récit. L’expérience immersive sera discutée en relation avec la

réception possible de la part du lecteur.

Martinez soulève comment un discours est structuré, les niveaux d’existence et la

métalepse en relation avec l’immersion. D’après elle, le discours narratif perçu comme une

situation de communication, entre par exemple le narrateur et le lecteur réel, intègre plusieurs

niveaux de représentation : chacun avec son destinateur/adressant et destinataire/adressé4,

séparés par des frontières ontologiques qui empêchent les participants du discours sur un plan

existentiel d’interagir avec les participants qui existent sur un autre plan. Cette séparation

ontologique entre le monde réel et le monde fictif a été mise à l’épreuve par Marie-Laure                                                                                                                3 Elle utilise le concept anglais de ’narrative’. 4 Elle emplie les termes ’adressor’ et ’adressee’.

     

  13  

Ryan qui étudie le concept de la métalepse dans Avatars of Story (2006). Martinez la cite pour

extraire sa définition de la métalepse ontologique : « In a narrative work, ontological levels

will become entangled when an existent belongs to two or more levels at the same time, or

when an existent migrates from one level to the next, causing two separate environments to

blend » (2014 : 112)..Pour répondre à la question de savoir si l’ouvrage est convaincant et

comment, il est important d’analyser si un ‘existant’ pourrait à la fois être personnage

historique et personnage littéraire, une représentation convaincante sur deux plans donc : dans

le monde fictif et dans l’Histoire. Cette question sera mise à l’épreuve par examiner les

lectures possibles et les convictions possibles puisque c’est le lecteur qui est ou qui n’est pas

convaincu.

Lisa Zunshine (2006) soulève les interactions des lecteurs avec l’œuvre fictive en

relation avec la théorie de l’esprit5 dans Why We Read Fiction: Theory of Mind and the Novel.

La théorie de l’esprit nous explique notre aptitude à interpréter ‘l’état d’esprit’ d’une autre

personne en observant son comportement (2006 : 6). C’est-à-dire que les actions d’un

individu disent quelque chose sur son état d’esprit – on voit une personne en train d’acheter

un sandwich et on suppose qu’elle a faim. Zunshine affirme que « [a]ttrbuting states of mind

is the default way by which we construct and navigate our social environment, incorrect

though our attributions frequently are » (2006 : 6).

Ce processus est fait inconsciemment et ne cesse pas parce que notre « architecture

cognitive évoluée nous ‘pousse’ vers apprenant et pratiquant la lecture de l’esprit tous les

jours, a partir du début de l’état/l’âge de conscience » (Zunshine, 2006 : 7). En plus, dans le

champ de l’anthropologie cognitive, les chercheurs sont de plus en plus conscients que cette

aptitude est particulière pour chaque contexte social différent. Par exemple, même si on

attribue des « mental states » (Zunshine, 2006 : 6) aux personnages littéraires par le même

processus cognitif comme aux personnes réelles, on reste conscient du fait qu’ils existent dans

un domaine fictif et ne sont pas vivants.

Le propos qu’on lit l’esprit de l’autre de la même manière pour des personnages fictifs

que pour des personnes réelles, mais en les séparant contextuellement, supporte la définition

sémantique selon Schaeffer (2013) de la narration fictionnelle qui postule qu’il y a un système

de références dans l’ouvrage même qui ne traverse pas des frontières ontologiques et qui est

unique pour le domaine fictif. La séparation semble donc être distincte entre l’univers d’une

œuvre de fiction et l’univers réel. Encore une fois, cette séparation n’est pas aussi claire                                                                                                                5 Traduction du terme ’Theory of Mind’ après avoir consulté ce site: http://dictionnaire.reverso.net/anglais-francais/Theory%20of%20Mind

     

  14  

quand il s’agit du roman historique contemporain parce que, pour employer l’exemple déjà

mentionné, Marc Antoine fait référence au personnage historique qui appartient au monde

réel et à l’Histoire. Il n’y a donc qu’une distinction à faire : celle entre Marc Antoine du

métarécit et Marc Antoine, personne réelle et morte. Vu de cette perspective, l’enjeu n’est pas

la représentation du Marc Antoine dans l’œuvre de Chandernagor, convaincante ou non, mais

où le lecteur place ce personnage, c’est-à-dire dans quel contexte : dans l’univers du texte-

même, dans le métarécit ou dans le passé réel. Le lien entre ces trois contextes est le nom

‘Marc Antoine’, comparable donc au pacte autobiographique, ici le pacte historiographique,

un pacte qui établit à la base une référence entre le personnage littéraire, historique et réel.

L’expérience d’entendre les pensées d’un personnage littéraire est présentée par Tony

E. Jackson dans The Technology of the Novel : « we seem to receive another’s thoughts

without their having passed through even the intervening medium of speech. We seem to

‘hear’ another’s thoughts, just as we ‘hear’ our own” (2009 : 21). Donc, selon Jackson, la

lecture est la façon la plus proche de lire l’esprit de l’autre (d’entrer dans les pensées de

quelqu’un d’autre). Cela sera problématisé quand Patrick Grainville inclut les mots, les

citations, venus des sources historiques pour présenter ses personnages. Encore, il s’agit de

savoir dans quel contexte le lecteur pourrait placer ces citations : dans le réel passé, dans

l’Histoire et dans le monde fictif. Cela sera aussi discuté par rapport à la notion de Ryan

qu’un existent peut migrer entre des frontières ontologiques et dans ce sens se trouver à

plusieurs niveaux simultanément. Puisque le passé doit, lui aussi, être imaginé, le lecteur peut

migrer à travers le personnage sur les trois plans mentionnés, et être ainsi convaincu sur ces

trois plans.

3 Analyse sur l’interaction entre la fiction et le factuel 3.1 Les descriptions avec des trous ontologiques

Les descriptions avec des trous ontologiques aident à la création de la « scène » où se déroule

l’histoire du livre et elles n’ont pas de référence au monde réel, comme propose Doležel

(2010 : 37-39). Donc ce type de description est une prétention à la vérité du monde fictif. Elle

est l’outil qu’emploie l’auteur dans le but de construire le monde fictif et non dans le but de

représenter l’Histoire, et une marque distincte de la narration fictionnelle parce qu’elle

présente une image complète sans trous épistémologiques. Ryan constate que « [fiction] must

create a world by means of singular existential propositions » (2006 : 31). Elle continue :

« Though the language of fiction is often indistinguishable from the language of nonfiction,

the reader’s recognition of the author’s act of pretense protects him from taking the assertions

     

  15  

within the text as information about the real world » (2006 : 32-33). La question examinée

dans cette partie est à quel point ces descriptions peuvent être convaincantes. Il s’agit non

seulement de la création d’un monde fictif vraisemblable mais aussi de transmettre quelque

chose au monde réel. Rappelons-nous que ce genre a eu un rôle éducatif, qu’il possède

toujours dans le sens où il aspire à élucider notre présent, comme le postule El Nossey (2009 :

274).

Regardons d’abord une description des tortues qui reviennent chaque année à l’île

Tromelin, leur place de naissance, pour pondre leurs œufs. Le narrateur signale que c’est un

comportement étrange parce que les premiers moments des tortues bébés sont périlleux à

cause de tous les prédateurs qui les mangent : « Le carnage est effroyable. Très peu de

nouveau-nés s’en sortent » (Chandernagor, 2009 : 19). Le narrateur souligne que le massacre

des bébés se répète : « Six, huit, parfois dix fois de suite dans la même saison. Tous les treize

jours, ponctuellement, à l’endroit exact où une faune avide s’est acharnée à trucider les siens.

Et encore là que, deux moins après la ponte, ses petits seront eux-mêmes exterminés »

(Chandernagor, 2009 : 20). D’un côté, cette description contient une vérité référentielle au

monde réel, le comportement de ces créatures qui peut être vérifié dans le monde réel. De

l’autre côté c’est aussi une description qui questionne. La question sous-entendue est :

Pourquoi retourner à l’endroit où les tortues savent que le destin de la plupart de leurs bébés

sera la mort ? Cela présuppose que les tortues en sont conscientes, ce qui n’est pas une vérité

référentielle à notre monde. Le narrateur soulève pourtant cette observation, pas dans le but de

décrire les tortues, mais pour décrire l’île – ses caractéristiques : « Mais c’est aussi cela, l’île.

D’un côté, la cruauté extrême. Et de l’autre, la résistance, l’obstination à vivre. Dans tous les

cas, l’acharnement » (Chandernagor, 2009 : 20). Il n’est pas possible de vérifier cette

description de l’île dans le monde réel, donc une description avec des trous ontologiques,

justement parce qu’elle sert à la construction d’un monde fictif. Il y a donc un système de

références unique pour ce récit et cette description est une prétention à la vérité du monde

fictif.

Dans Les Enfants d’Alexandrie, il y a une description d’un palais que les souverains ont

appelé le Palais Bleu parce qu’il est situé près de la mer. Déjà le narrateur remarque que cela

n’est pas le nom que les hommes de l’époque employaient. Elle déclare que « les Grecs

d’autrefois ne croyaient pas que la mer fût bleue, ils la voyaient verte ou violette – vineuse,

disait Homère –, mais bleue, jamais » (Chandernagor, 2011 : 21). Le narrateur cherche ainsi

une autre explication pour cette appellation. Elle conclut que c’est grâce aux « tesselles en

pâte de verre qui ornaient les murs » (Chandernagor, 2011 : 21) faites en employant une

     

  16  

technique égyptienne qui produisait la couleur bleue que ces souverains lui ont donné ce nom.

Cette fabrication était très difficile mais arrivait à « donner aux mosaïques et aux émaux la

couleur des plumes du paon, des saphirs ou du lapis. Une couleur porte-bonheur, croyait-on,

et dont les riches paraient aussi bien leurs corps que leurs maisons » (Chandernagor, 2011 :

21).

L’emploi du pronom ‘on’ indique que cela était la foi de tout le monde : une

généralisation et description avec des trous ontologique car il n’est pas possible de le vérifier

dans le monde réel. Et encore, cette couleur « repoussait la mort » (Chandernagor, 2011 : 21).

Il y a donc une magie dans la couleur. Cléopâtre, la mère de Séléné, vit sur une île,

Antirhodos, avec Césarion, l’enfant de César. Elle laisse ses jumeaux au cap Lokhais au

Palais Bleu et cela est commenté par le narrateur : « le médecin Olympos lui-même croyait le

bleu plus profitable à leur santé » (Chandernagor, 2011 : 22). L’implication est qu’il y a une

comparaison entre la vue moderne – que la couleur bleue n’est pas magique et que les enfants

ont besoin de leur mère contre la vue ancienne : que le bleu magique est plus important que la

présence maternelle. Cette comparaison est faite par la généralisation et par la référence aux

savants de l’époque, à savoir Olympos. D’un premier plan, il y a donc un élément éducatif,

trait spécifique du genre comme souligne El Nossey (2009 : 274). D’un deuxième plan il y a

des trous ontologiques parce que cette description décrit la scène où se déroule l’histoire en

même temps qu’elle décrit les circonstances de Séléné et son environnement sans la

possibilité de vérifier cette prétention à la vérité dans le monde réel, il n’y a que le monde

fictif comme source de référence. D’un troisième plan, pour tirer une conclusion sur la vue

moderne en conflit avec la vue ancienne sur l’importance de la couleur bleue, il est important

que la métalepse ontologique soit faite, comme définit par Ryan (Martinez 2014 : 112). En

d’autres termes, le lecteur est obligé de simultanément habiter dans le présent et dans le passé

comme représenté dans la fiction pour extraire la différence entre la philosophie moderne et

ancienne parce que c’est en appliquant le système de vérité référentielle au monde réel au

monde fictif que la différence se présente. La définition sémantique selon Schaeffer ne tient

donc pas, parce qu’il est possible pour le récit de transmettre cette différence au lecteur, une

information qui peut être considérée comme convaincante aussi dans le monde réel,

transportée au plan du lecteur par l’interaction entre la fiction et le factuel : les deux systèmes

de prétention à la vérité.

L’importance du bison pour les Indiens est soulignée avec force par le narrateur de

Bison. Les vies indiennes sont encerclées par les objets provenant du bison. Le narrateur ne

laisse pas d’espace pour un autre type de vie : « Tout est bon dans le bison, rien ne se perd.

     

  17  

[…] On fait l’amour entre les peaux. On naît dans des berceaux de peau. On meurt enseveli

sous des manteaux de cuir. Et les rêves sont peuplés de grands bisons solaires. » (Grainville,

2014 : 55) Cette description a des trous ontologiques – parce qu’elle décrit la vie de tout le

monde par l’emploi du pronom ‘on’, ce qui n’est pas vérifiable dans le monde réel. Cette

description permet au lecteur la possibilité de se former une image de la culture indienne, ce

qui facilite la sensation de l’immersion. Le lecteur pourrait donc se dire qu’il comprend

l’importance du bison pour les Indiens Sioux sur deux plans par la métalepse ontologique : le

plan réel et le plan fictif. Le plan réel est accessible par l’Histoire est la connaissance du

lecteur de ce système de prétention à la vérité référentielle au monde réel. Donc, il y a plutôt

trois plans : le passé réel, l’Histoire et le monde fictif. Pour clarifier : ‘Le bison était très

important pour les vies des Indiens Sioux’, ‘L’Histoire nous dit que le bison était très

important pour les vies des Indiens Sioux’ et ‘La fiction me permet de m’imaginer que le

bison était très important pour les vies des Indiens Sioux’.

Cette description devient plus importante quand le narrateur révèle que « [l]a nuit,

Catlin ne pouvait pas dormir. Il songeait à l’agonie de tous les bisons. En 1832, il était le seul

à prévoir l’extinction à venir. » (Grainville, 2014 : 61-62). Une description avec des trous

ontologiques. C’est une vérité référentielle à notre monde que les bisons étaient tués en masse

mais il serait impossible à déterminer si cette nuit-là, en 1832, Catlin était le seul à le savoir.

Deux descriptions – l’importance du bison pour les Indiens Sioux et la connaissance de

l’extinction de ces animaux – sont irréfutables parce que ces-deux sont vérifiables de la part

du lecteur. Par contre, le propos que tous les Indiens menaient des vies entourés par les objets

provenant du bison et que Catlin était vraiment le seul à prévoir l’extinction des bisons, ces

descriptions ne sont pas des vérités référentielles à notre monde. L’interaction entre ce qui est

référentiel au monde réel et ce qui ne l’est pas a un message sous-entendu : les Indiens, leur

culture, a été détruite par l’extinction des bisons. Cette conclusion est encore dépendante du

fait que le lecteur, dans le présent, applique sa connaissance sur le récit que représente le

passé. La définition sémantique ne tient donc pas comme le lecteur est forcé d’appliquer un

système de références des prétentions à la vérité référentielles au monde réel aux prétentions à

la vérité du monde fictif. Le principe de « minimal departure », comme présenté par Schaeffer

(2013), est donc important parce que sans la connaissance de la part du lecteur sur les deux

vérités référentielles, la conclusion n’est pas convaincante. La métalepse ontologique, encore,

permet au lecteur d’exister dans le présent mais en même temps de migrer vers le monde

fictif. Dans le plan du présent l’extermination est déjà faite, mais dans le plan passé représenté

elle est en train de se produire. Par le principe de « minimal departure » (Schaeffer, 2013), la

     

  18  

métalepse ontologique facilite l’application du système des prétentions à la vérité référentielle

au monde réel au monde fictif.

Qui est donc l’exterminateur des bisons ? Le narrateur donne la réponse :

L’illustre général Sherman, qui mènerait contre les Sudistes de la politique de la

terre brûlée, donnera plus tard l’ordre d’exterminer méthodiquement les bisons

qui était la ressource alimentaire des Indiens. Les bisons allaient mourir. Ils

étaient pour les Indiens le corps du cosmos, ils migraient selon les points

cardinaux sacrés, d’est en ouest et du nord au sud. Ils étaient le corps des tribus,

des villages, le corps des Indiens. (Grainville, 2014 : 62)

D’abord le titre de l’œuvre Bison semble signaler que tout le livre tourne autour de cette

créature. Par extension les destins des Indiens et des bisons sont liés. Comme si le narrateur

doit justifier son jugement il incorpore les mots de Sherman : « ‘Nous n’allons pas laisser

quelque voleurs indiens dépouiller, contrôler, stopper la progression des chemins de fer. Nous

devons agir avec une sérieuse détermination contre les Sioux, même jusqu’à leur

extermination, hommes, femmes et enfants.’ » (Grainville, 2014 : 63). Encore une fois, il n’y

a pas ici de référence à la source originale mais un lecteur perceptif aurait noté que Sherman

n’écrivait probablement pas en français, que cela est une traduction. Le message des mots

reste clair : tuer des êtres humains pour progresser économiquement à travers les chemins de

fer est préférable à la perte de l’or. Sherman, un blanc, a donc tué les Sioux pour le bénéfice

économique de l’Amérique. Le lecteur qui a la sensation d’être là par la métalepse

ontologique – pourrait-il accepter qu’ils seront tués, ces hommes, femmes et enfants vivants

dans la communication cognitive entre le récit et le lecteur, parce que l’homme blanc veut

détruire la grande prairie où vivent les bisons pour faire avancer les chemins de fer ?

L’instruction, le message, est belle et bien que le progrès économique n’est pas un argument

qui justifie le génocide. Ce message est aussi applicable aujourd’hui : ne tuez pas les hommes

à cause de l’avidité. Cette leçon est reçue par l’interaction entre la fiction et le factuel. La

fiction, parce qu’elle permet la possibilité de métalepse ontologique qui à son tour permet au

lecteur de migrer au plan des Indiens comme les représente la fiction ; le factuel parce que la

vérité référentielle au monde réel que les Indiens et les bisons étaient exterminés est appliquée

au récit. La leçon, que tuer à cause de l’avidité est une crime, est une prétention à la vérité

humaine comme Gide, Mauriac et Thibaudet, ont postulé est la prétention à la vérité que

propose finalement la fiction (Lejeune, 1975 : 41).

     

  19  

Arrêtons-nous un moment pour une réflexion : Est-ce que Sherman a existé ou est-ce

qu’il est inventé par l’auteur ? Si Sherman a existé, il est fortement condamné par ce

narrateur. Si Sherman n’a pas existé, cela n’est pas important pour le lecteur parce que le

destin des Indiens est connu. Ici Sherman représente l’homme blanc, le colonisateur,

l’exterminateur.

3.2 Les vérités référentielles au monde réel

En paraphrasant l’histoire des romans analysés il est possible de conclure qu’ils décrivent

aussi des événements historiques, donc des vérités référentielles au monde réel : Les Enfants

d’Alexandrie raconte la vie du seul enfant de Marc Antoine et Cléopâtre qui a survécu la prise

d’Alexandrie ; Les Naufragés De L’Île Tromelin raconte l’histoire de George Catlin pendant

ses séjours avec la tribu sioux ; Bison raconte l’histoire des survivants de L’Utile, un navire

français qui a fait naufrage sur l’île Tromelin. Quand un auteur décide de présenter un épisode

historique, comme  déjà proposé, il faut établir un lien référentiel avec l’Histoire : un pacte

historiographique. Un exemple d’un tel lien établi est quand est inclut un marqueur

scientifique. Des marqueurs scientifiques sont par exemple des références, des citations, des

notes en bas de la page et des cartes. Ces marqueurs indiquent qu’il s’agit d’une vérité

référentielle au monde réel. Est-ce que l’inclusion de ces marqueurs justifie les présentations

des faits historiques et les intentions, volontés et personnalités des personnages historiques ?

Est-ce qu’il s’agit d’un degré de tromperie ou est-ce que l’auteur/le narrateur veut de manière

honnête souligner que ce détail-là est un détail vérifiable dans le monde réel ? Est-ce que ces

marqueurs masquent uniquement la fiction en imitant l’historiographie comme postule

Doležel (2010 : 37-39)? Dans ce cas-là, il faut se la question de savoir ‘À quoi sert cette

imitation ?’

Pour commencer, dans Bison, il y a des citations : « Souvent, dans ses écrits [Catlin]

remarquait la beauté d’une femme,[…] « Parmi les femmes de cette tribu, il y en avait

beaucoup qui étaient fort jolies de visage et dotées d’un physique agréable, possédant

également de gracieuses expressions… » [sic] » (Grainville, 2014 : 101). Bien sûr qu’il est

possible de présenter l’argument que les guillemets fonctionnent comme   marqueurs

scientifiques. En revanche, sans références au texte d’où est tirée la citation il est presque

impossible pour le lecteur de trouver le passage et juger par lui-même comment l’interpréter.

La citation n’a donc pas pour but que le lecteur aille chercher le texte original. En effet, le

seul but identifiable est de signaler que ce sont les mots empruntés à Catlin. Ces citations

servent à présenter la personnalité de Catlin, ils servent à la construction d’un personnage

     

  20  

fictif. Voilà un instant où des mots écrits par l’homme vivant à l’époque se retrouvent dans ‘le

maintenant du livre’, des mots fictifs d’un homme en même temps vivant dans le passé réel,

en même temps existant dans la mémoire collective, en même temps vivant encore une fois

par la communication cognitive entre le texte et le lecteur : ce sont les trois niveaux où est

située cette citation. La proposition de Jackson est pertinente ici. Parce qu’il constate qu’un

lecteur ‘entend’ les pensées des personnages comme si elles étaient les siennes, cela établit

une intimité entre le personnage et le lecteur. Cette intimité existe donc dans ces trois

niveaux. Ces trois niveaux sont aussi les trois contextes où le lecteur pourrait placer cette

citation, pourrait être convaincu, et comme le remarque Ryan, l’existant peut se trouver sur

plusieurs niveaux simultanément. La séparation ontologique entre le monde fictif et le monde

réel qui reste assez démarquée par le consensus de chercheurs ne protège pas le lecteur contre

le fait que le passé réel doit également être imaginé. L’interaction entre la fiction et le factuel

engage l’imagination sur ces trois niveaux. L’ouvrage peut donc être convaincant sur ces trois

niveaux, sur trois types de prétention à la vérité : ‘Catlin était séduit par les femmes

indiennes’, ‘Dans ses écrits, Catlin admet qu’il était séduit par les femmes indiennes’ et ‘Je

m’imagine que Catlin était séduit par les femmes indiennes’.

Un autre exemple où le narrateur interprète les mots de Catlin est celui-ci : « Catlin

s’attendait à retrouver dans l’Ouest les Indiens de son enfance forcés à émigrer de l’autre côté

du Mississippi. Il ne les avait pas vus. Ils avaient disparu. Il le disait, il le répétait au fil de ses

écrits » (Grainville, 2014 : 64). Pourquoi encore mentionner que cela est remarqué par Catlin

plusieurs fois ? Justement pour signaler que cela était un rêve de Catlin du passé, accessible

dans l’Histoire et donc un rêve qu’a Catlin aussi dans ce livre. Le but semble encore être de

présenter le personnage comme vraisemblable dans ces trois contextes. Il n’y a pas de

marqueur scientifique, pas de guillemets. Tout de même, c’est un renvoi à des sources

historiques. Encore une fois, il faut tirer la même conclusion : que l’intention de cette mention

des textes de Catlin n’est pas là dans le but de pousser le lecteur à examiner les sources et les

questionner pour remplir des trous épistémologiques mais seulement pour signaler que cela

n’est pas une invention de l’auteur. Il faut également remarquer qu’une chose qui convainc est

que l’auteur connaît bien les sources historiques et à ce niveau-là l’œuvre est convaincante.

Dans Les Enfants d’Alexandrie, le narrateur Chandernagor déclare : « Est-ce à dire que

j’invente ? Oui. Que je viole l’Histoire ? Non. Je la respecte. Religieusement. Dès que

l’Histoire parle, je me tais. Mais que faire quand elle est muette ? » (Chandernagor, 2011 :

72). Il faut noter qu’elle (comme Chandernagor est le narrateur du livre) parle des marges de

l’histoire, les voix muettes ou des trous épistémologiques où l’imagination est le conducteur

     

  21  

des probabilités. Alors, le narrateur justifie son droit de raconter l’histoire de Séléné. Cette

justification suit un épisode où Séléné, qui a trois ans, ramasse des pommes de cyprès à

Daphné, où sa mère Cléopâtre s’est installée sur son retour à Alexandrie après une visite à

Jérusalem. Pendant ce voyage Séléné a été malade, et personne ne pouvait la guérir.

Deux mille ans après, nous le savons : le cyprès est allergisant et son fruit, même

sec, peut provoquer une conjonctive violente. Voilà pourquoi, cruelle

romancière, j’ai poussé Séléné à ramasser, dans le faubourg de Daphné quelques

pommes de cyprès – après tout, les cyprès de Daphné étaient célèbres et c’est à

Daphné que Cléopâtre avait installé sa suite… Pour autant, personne ne sait,

évidemment, à quoi jouait sa fille de trois ans dans les jardins de sa

résidence. (Candernagor, 2011 : 71-72)

Le roman propose une explication pour la maladie de la fille Séléné. L’œuvre communique ici

avec les trous épistémologiques dans le métarécit. Le narrateur semble être honnête et fiable

parce qu’elle admet que cela est une explication imaginée – un produit – et donc, de la fiction.

La définition sémantique ne tient donc pas, parce que cela est une épreuve sur le lien qui

existe entre le plan réel et la fiction, à savoir, le fait de remplir des trous épistémologiques qui

existent dans l’Histoire par la fiction.

Françoise Chandernagor finit son livre par une « Note De L’Auteur » (2011 : 371) et

commence par les mots suivants : « C’est une folie, sans doute, que d’espérer recréer le

monde antique par les images ou par les mots » (2011 : 371). Cette phrase est importante à

deux niveaux : premièrement il n’y a plus de narrateur parce que le lecteur lit maintenant les

mots de l’auteur-même ; deuxièmement cette phrase indique que le but de l’œuvre est de

tenter de recréer le monde antique même si cela est une folie. Elle commence par expliquer

que le langage de l’Antiquité était dès le début difficile à reconstruire. Pour les noms propres

elle a « choisi de faciliter leurs compréhension par le lecteur moderne tout en évitant les

anachronismes trop brutaux » (Chandernagor, 2011 : 372). Concernant les noms propres

géographiques, par exemple, elle a « opté souvent pour les appellations génériques modernes

de ‘Balkans’, ‘Danube’, ‘mer Noire’ ou ‘Asie Mineure’, sans toutefois mettre ces noms-là

dans la bouche ou l’esprit des personnages eux-mêmes » (Chandernagor, 2011 : 373).

Premièrement elle déclare qu’elle a activement tenté de rester fidèle aux vies intérieures des

personnages, à leurs façons de percevoir le monde autour d’eux. Elle l’a fait sur deux plans :

sur le plan que permet le lecteur moderne à se former une image de la géographie, donc rester

     

  22  

proche à la prétention de la vérité référentielle au monde réel qui facilite le principe de

« minimal departure » (Schaeffer, 2013) et sur le plan qui permet aux personnages de rester

probables selon deux critères : probable selon l’Histoire et probable selon leurs

représentations dans l’ouvrage-même.

Deuxièmement, ces choix sont faits pour faciliter la compréhension au niveau du lecteur

moderne. Activement donc, Chandernagor ne peut pas recréer de manière exacte le langage

de l’Antiquité, par contre ce qui est important pour le récit est plutôt que le lecteur puisse se

former une image de la géographie, que les noms renvoient à une connaissance déjà acquise

par le lecteur. Les deux systèmes de prétentions à la vérité, celui qui est référentiel au monde

réel et celui qui reste référentiel uniquement dans l’ouvrages sont ainsi respectés par l’auteur.

L’intention est que le système des références au monde réel facilite la reconstruction du

passé à travers l’imagination du lecteur.

Dans Les Naufragés De L’Île Tromelin, sont incluses quatre notes en bas de pages dans

ce récit : La première commente la position exacte de l’île qu’on n’a pas pu déterminer avant

1953 ; la deuxième souligne que Sémiavou est la prononciation française du nom malgache

Tsimiavo ; la troisième constate que « [p]ar souci de clarté, les mesures de l’époque (pieds,

toises, etc.) ont été le plus souvent convertis en système métrique » (Frain, 2009 : 97) ; la

quatrième commente justement des mesures et convertit quinze pieds en « [e]nviron cinq

mètres » (Frain, 2009 : 200). La dernière est nécessaire parce que l’auteur cite une source

originale et ne peut pas rédiger dans la citation-même. Comme Chandernagor s’adapte au

lecteur contemporain quant aux noms géographiques et les prononciations des noms propres,

le narrateur convertit des mesures et facilite la prononciation d’un nom propre. Mais il donne

aussi de l’information hors de l’histoire racontée, la détermination de la position exacte de

l’île. Elle renvoie donc à une vérité référentielle au monde réel qui peut être considérée

comme intéressante mais qui n’aide pas à la représentation de l’Histoire narrée dans

l’ouvrage-même. Il le remarque après et décrit le fait étrange que l’île change de latitude et de

longitude sur les plans de l’époque. C’est donc le lecteur qui doit interpréter l’inclusion de

cette information. Donc, le narrateur prétend être crédible aux yeux du lecteur. Rappelons-

nous les trois types de prétentions à la vérité, premièrement la possibilité d’en être convaincu

de la part du lecteur ; deuxièmement, si le lecteur fait confiance à l’auteur/narrateur ;

finalement, il est plus possible qu’il arrive à être convaincu sur plusieurs de ces prétentions à

la vérité.

     

  23  

3.3 Les personnages à la fois littéraires et historiques

Nous avons pu conclure qu’un des intérêts de la fiction est l’être humain. Cet aspect a été

soulevé en relation avec le type de prétention à la vérité que présente la fiction. Nous avons

aussi conclu que le personnage qui a un nom avec une référence dans l’Histoire a aussi par ce

métarécit, une référence au passé réel. Le personnage peut donc exister sur ces trois plans. La

métalepse ontologique permet aux lecteurs, à travers le personnage, de migrer aux ces trois

plans. Comment alors sont représentés ces personnages à la fois littéraires et historiques ?

Pour cette dernière étape nous allons regarder Castellan, Séléné et George Catlin. Cette

analyse prend en compte le message de l’ouvrage en relation avec l’interaction entre la fiction

et le factuel pour investiguer si cette interaction influence le message transmis au lecteur par

la métalepse possible à travers le personnage littéraire et historique.

3.3.1 Castellan

Barthélemy Castellan du Vernet est le premier lieutenant sur L’Utile. Le narrateur le décrit

comme « habile et brillant » (Frain, 2009 : 36). Castellan n’est pas d’accord avec le capitaine

sur la carte à respecter quant à la direction. Elles ne s’accordent pas sur la position de l’île de

Sable, une île entourée par des coraux et des courants, un danger. Ensemble avec les autres

officiers, Castellan essaye de forcer le capitaine Lafargue à changer de cap. Tous cela a été

observé par Keraudic « l’écrivain de bord » (Frain, 2009 : 43). Ils n’ont pas réussi à changer

l’avis de Lafargue. Le narrateur cite Keraudic, qui le jour avant le naufrage avait marqué,

après avoir noté la position du navire et la vitesse du vent : « ‘Très beau temps’ […] ‘Vu

quantité de oiseaux’ » (Frain, 2009 : 43, c’est l’auteur qui souligne). La mention des oiseaux

intrigue le narrateur qui élabore que « [l]a juxtaposition laissait place à toutes les

interprétations possibles, du pur Keraudic, tout dans le sous-entendu, l’insinuation, le faux-

fuyant. À croire qu’il avait pris lui aussi le parti de Castellan. Alors qu’à l’ordinaire, on le

retrouvait plutôt du côté des puissants » (Frain, 2009 : 43-44). Premièrement la présence des

oiseaux indique qu’il y a de la terre, une île par exemple. Deuxièmement, ce narrateur

interprète des sources historiques et commente la personnalité de Keraudic qui par habitude,

donc dans plusieurs de ses écrits, exprime de la loyauté envers l’autorité. Finalement, un

homme qui écoute les hommes puissants, et qui précise qu’il y a des oiseaux, peut-être de la

terre donc, est interprété comme s’il trouve que Castellan a raison. Cela renforce la

description déjà faite de Castellan, qui est maintenant « brillant » aussi dans le sous-entendu

d’un document historique.

     

  24  

Castellan va lui aussi, comme Lafargue, profiter de la cargaison des esclaves dont il n’a

« rien qu’une petite dizaine. Mais tout aussi frauduleux que ceux du capitaine » (Frain, 2009 :

57). Leurs affaires étaient frauduleuses, parce que pendant ce temps-là, l’esclavage était

presque aboli et mal vu. Castellan n’a jamais participé à une fraude massive, mais n’a plus le

choix – selon le narrateur – parce qu’il est ruiné. Il a choisi d’entrer dans la traite avec

Lafargue et il se fait « dicter sa conduite par Lafargue. Pire qu’un négrier. Un imposteur »

(Frain, 2009 : 58). Il faut poser la question de savoir qui est le juge des actions de Castellan :

l’auteur ou le narrateur, ou les deux ? Le jugement tombe finalement sur Castellan, le

personnage historique, personne du passé, qui a réellement commis ce crime. Le lien avec le

réel est l’auteur, et alors c’est le jugement de l’auteur.

Sur l’île il y a deux groupements : les noirs et les blancs. Entre eux, il n’y a qu’un

interprète et c’est à travers lui que se produit la communication autour de la construction de la

prame. La prame ne peut pas tous les supporter, alors il faut que Castellan prenne une

décision sur qui va être sauvé. Joseph, l’interprète, croit savoir que le plan de Castellan est de

laisser les noirs sur l’île pour revenir un jour les chercher et les libérer. Joseph a la peau

foncée mais la langue des blancs, il est donc le pont entre les deux. Castellan compte sur la

coopération des noirs pour réussir et sur Joseph pour les motiver à travailler. Sauvé de l’île,

Castellan essaye de tenir se parole. Dans les mains de la Compagnie, et « quand on travaille

pour la Compagnie, on n’a qu’un seul choix : obéir » (Frain, 2009 : 44), il demande des

nouvelles voiles pour la prame pour aller chercher les noirs. Le supérieur, Aiguille, se réfère

au Gouverneur (Desforges-Boucher) qui prendra la décision. Le narrateur constate que

Castellan « ne saisissait pas qu’il faisait fausse route, il pensait qu’Aiguille avait compris

l’enseignement de l’île, l’arasement des races et des conditions, la découverte de la fraternité

humaine dans le partage d’un identique dénouement » (Frain, 2009 : 259). Le résultat est que

le Gouverneur ne permet pas à Castellan d’y aller, l’abandon des noirs étant « pur et simple »

(Frain, 2009 : 259). Castellan ne peut pas oublier les noirs et sa promesse et ne cesse pas dans

ses efforts d’obtenir un bateau pour aller les chercher, mais le Gouverneur reste ferme dans

son avis. Un texte imprimé (celui d’Herga) commence à circuler et :

[C]omme Herga a promis à Castellan, la brochure fut assortie de la note

biographique qu’il lui avait demandée avant leurs adieux […] Pour suggérer les

avanies que Desforges-Boucher lui avait fait subir, et sa douleur de n’avoir pu

aller rechercher les Noirs, il tint aussi à préciser que cette attestation, outre la

gloire de Castellan, était ‘sa consolation’. (Frain, 2009 : 288)

     

  25  

Quand le texte est sous presse, le gouverneur consent à « armer un navire pour aller chercher

les esclaves » (Frain, 2009 : 289). À ce point l’éditeur inclut un astérix « *On a envoyé un

bâtiment de l’Ille [sic] de France, pour prendre ces infortunés » (2009 : 289). Mais aucun

navire n’est envoyé les sauver, ce que Castellan a soupçonné. Au ministère de la Marine on a

trouvé un exemplaire de ce texte où sont ajouté quelques mots à la main. Le narrateur précise

que « [c]e sont bien, comme sur la carte, les [lettres] de Castellan. Et donc la preuve

irréfutable que quelque chose en lui, longtemps, s’est refusé à renoncer » (Frain, 2009 : 292).

Il semble donc que la position de l’auteur, qui est le seul capable à comparer les sources et en

extraire une conclusion, soit que Castellan est arrivé à la conclusion que les noirs sont des

êtres humains. Le message de l’œuvre est donc celui-ci : Le passé nous dit que l’humanité

n’est pas uniquement une qualité des blancs mais partagée par nous tous. Comme cette leçon

concerne aussi le présent elle est belle et bien une défense contre le racisme présent

aujourd’hui comme au passé par une expérience humaine. L’interaction entre la fiction et le

factuel influence ce message parce que le narrateur présente cette transformation intérieure en

basant la représentation de Castellan sur des sources historiques. Par cette interaction, le

personnage Castellan semble vraisemblable. Par cette vraisemblance le lecteur peut être

convaincu d’une représentation vraisemblable dans le monde fictif ainsi que dans le monde

réel.

3.3.2 Séléné

En tant que très jeune fille, Séléné observe et suit ses parents Cléopâtre et Marc Antoine qui

mènent leurs vies dans le luxe, dans la splendeur et sur les champs de bataille. Après une

victoire du roi d’Arménie, la famille royale est faite prisonnière. Une des épouses du roi ne

cesse pas de regarder son bébé dans les yeux, elle le tient près de ses seins, même si elle est en

chaînes. Séléné l’observe et quelque chose dans la scène la touche au cœur. Elle demande à

son frère, et époux, Césarion ce qui va arriver aux prisonniers. Les hommes seront tués et les

femmes vont devenir des esclaves est la réponse qu’il lui donne. Séléné pose la question si les

mamans et les bébés resteront ensemble. « On les sépare » (Chandernagor, 2011 : 128),

constate son frère aîné, et puis on les vend comme esclaves. Séléné veut qu’on lui donne le

bébé, si adoré par sa mère. Elle est réprimée par un de ses enseignants, le Grec Nicolas qu’elle

déteste parce qu’elle préfère « étudier avec Diotélès et apprendre la langue des autruches »

(Chandernagor, 2011 : 126). Séléné, qui refuse de manger avant qu’on lui permette d’avoir le

     

  26  

bébé, n’arrive pas à convaincre ses nourrices, ni ses instructeurs. Alors, elle demande à voir

son père l’Imperator. Il est occupé mais on la rassure avec la promesse qu’elle sera reine

bientôt « la reine de Crète et de Cyrénaïque » (Chandernagor, 2011 : 131). Séléné, par contre,

n’est pas calmée, « dévorée d’angoisse, ne dormit pas. Au matin, les ornatrices [sic] durent

forcer sur le maquillage : elle avait l’air terne et froissé d’un papillon de nuit surpris en plein

jour » (Chandernagor, 2011 : 131). Rappelons-nous le fait que Cléopâtre vit séparée de

Séléné, qu’elle a à son côté uniquement un de ses enfants, à savoir Césarion. La fille voit une

mère qui aime tant son fils et cela ne lui échappe pas.

Pendant une cérémonie pour fêter les victoires de Marc Antoine et Cléopâtre à

Alexandrie, Séléné et ses frères deviennent rois et reine des provinces différentes. Ils sont

devant le peuple, une foule qui crie sa joie. Le plus jeune de ses frères commence à pleurer et

Séléné se sent très mal à l’aise : « Alors la foule exulte, la foule explose, la foule jouit ; et le

minuscule Philadelphe, effrayé, se met à pleurer ; et le corps de la petite fille se contracte…

Prémonition ? » (Chandernagor, 2011 : 138). Le commentaire qu’elle peut voir son destin, un

destin que le lecteur connaît déjà, crée une dimension de crainte. Il est aussi pertinent de

constater que ce destin est où le livre commence, avec Séléné et ses frères entourés par une

foule, comme prisonniers de Rome. Le narrateur nous explique qu’au moment où elle devient

reine de ces régions il reste « trois ans avant la défaite d’Actium, quatre ans avant la chute de

la ville. Ce n’est pas encore le commencement de la fin : l’échec n’est ni patent, ni même

prévisible » (Chandernagor, 2011 : 141). Alors, le fait que Séléné réagit avec de la terreur est

à ce moment-là très étrange car la notion de ‘défaite’ n’est pas considérée comme une

possibilité. Suit une réflexion autour du ‘commencement de la fin’ : « [I]l faudrait faire

commencer la fin dès qu’Antoine est battu par les Parthes ; ou bien plus tôt, quand il accepte

de partager le monde avec Octave ; ou encore avant, quand il ne supprime pas discrètement le

gringalet qui vient réclamer l’héritage de son grand-oncle… Quand commence ‘le

commencement de la fin ?’ » (Chandernagor, 2011 : 141). Ce sont des spéculations sur des

faits historiques. Pourquoi même commencer le livre avec une ‘fin’, pourquoi discuter où on

trouve le premier échec, celui qui commence la fin ? La réponse est donnée par le narrateur

qui nous explique que « [l]a fin commence dès le début. Pour les Anciens, tout était écrit. Il

fallait seulement savoir lire – dans les astres, les rêves, les entailles des victimes, le vol des

oiseaux, les flammes du feu et les menus incidents de la vie » (Chandernagor, 2011 : 141). À

partir de cette description absolue de la vue du monde des anciens, il est possible que Séléné

sache comment lire la scène devant elle et qu’elle voit la mort de son petit frère. Le livre est

     

  27  

donc composé à partir de cette attitude ancienne : que la fin commence dès le début, la fin ici

étant la fin des enfants d’Alexandrie.

Séléné qui n’a pas oublié le bébé demande finalement à son père de le lui donner. Il

pense que c’est parce qu’elle est devenue reine qu’elle veut maintenant sa propre esclave à

elle, mais un bébé ne sera pas une bonne esclave : « ‘Que peut-on demander à un bébé ?’ »

(Chandernagor, 2011 : 149). Elle continue à insister jusqu’au point qu’elle énerve son père

qui déclare : « ‘De toute façon, à l’heure qu’il est, les prisonniers sont tous morts ou vendus.

C’est la loi de la guerre. L’enfant d’hier n’existe plus.’ » (Chandernagor, 2011 : 149). Séléné

qui vit sans mère, fiancée à son frère aîné et reine à l’âge de six ans va bientôt elle-même

subir la loi de la guerre et deviendra l’enfant d’hier. Avant cette réalisation, ses parents

meurent. Ils se suicident.

Les mots qui finissent l’œuvre décrivent ce que voit, ou plutôt, ce que ne voit pas

Séléné sur le quai d’Alexandrie : « [D]éjà, elle revoit. Revoit l’assassinat du Dioïcète sur ce

même quai, et le bébé d’Arménie […] ce nouveau-né prisonnier qu’elle n’a pas sauvé… Elle

entend son père, l’Imperator […] ‘C’est la loi de la guerre, Séléné, l’enfant d’hier n’existe

plus’ » (Chandernagor, 2011 : 370) : le commencement de la fin, la fin commence dès le

début. Le début du livre même est qu’il commence par la fin de la guerre entre Octave et

Marc Antoine et la fin des enfants d’Alexandrie. L’auteur a construit son livre à partir de cette

vue ancienne. L’interaction entre le factuel et la fiction est donc la tentative de récréer cette

vue d’une manière tangible. Le message véhiculé par le passé est que la fille est d’abord reine

mais devient une esclave, comme les autres qui subissent la loi de la guerre, la loi cruelle. La

loi qu’a créé l’être humain.

3.3.3 George Catlin

Le peintre a développé un style de peindre pour vite capter l’image : « L’esquisse est vite

tracée à l’encre sépia. Catlin attaque directement à l’huile en traits minces, fluides. […] Il peut

peindre ainsi cinq, six tableaux par jour. Cet été 1832, il peindra cent trente-cinq tableaux »

(Grainville, 2014 : 33). L’auteur doit respecter la vérité référentielle que Catlin a réussi à

produire tant de nombreuses peintures cet été. L’estimation de cinq, six peintures par jour est

donc probable et cela donne l’impression d’un homme qui ne cesse de travailler. Cet esprit est

capté en mots par le narrateur :

[I]a accompli plus de quatre mille kilomètres précisément pour jouir de ce

moment de capture et de création. Un chasseur de visages d’Indiens dont il sait

     

  28  

depuis certaines découvertes poignantes de l’enfance que leur culture, leur

existence est menacée de destruction, d’extinction. Il peint le chef comme tous

les autres, contre la disparation, l’oubli. Il sait qu’il agit en historien. Mais il ne

monte pas sur ses grands chevaux. Il accomplit son boulot de témoin. Il est

joyeux. À sa place dans la prairie sioux. (Grainville, 2014 : 34)

Qu’est-ce qui peut pousser un homme à tout abandonner pour peindre une culture qui est en

train d’être détruite par les siens ? Le narrateur présente un homme heureux, qui a trouvé une

place où il est en paix et en même temps il collectionne des souvenirs. Cela est une dimension

sous-entendue, parce que c’est le travail de l’historien. L’interaction entre le factuel et la

fiction ici est basé sur la question : Pourquoi un homme choisirait-il de quitter sa famille, sa

sécurité privée pour une vie chez une culture à laquelle il n’appartient pas ? La réponse est

basée sur le fait que Catlin était très productif, à partir de la vérité référentielle au monde réel

de combien de tableaux qu’il a pu produire cet été-là. Catlin qui connaît le destin des Indiens,

le soupçonne au moins, choisit de collectionner des souvenirs plutôt que de faire un effort

pour arrêter la destruction de cette culture. Il est donc déjà un historien parce qu’il sait qu’il

raconte le passé.

Le chamane, Oiseau Deux Couleurs, remarque que Catlin ne peint pas ses visions, mais

qu’il imite plutôt les choses : « Catlin est très intéressé par la remarque inattendue […] car

elle touche au cœur de la question de l’art » (Grainville, 2014 : 38). Ce chamane, qui peint des

objets, anime les visions, ce qui lui apparaît, « l’image envoyée par le Grand-Esprit ! Telle est

la seule vérité » (Grainville, 2014 : 38). Dans le rencontre entre les deux dessinateurs, est

posée la question : Quelle réalité faut-il peindre ? La réalité mesurable par le regard ou la

réalité spirituelle ? La leçon sous-entendue est que ce point de rencontre entre les deux

cultures nous explique une différence : Ce qui est important pour les Indiens est la réalité

spirituelle et pour l’homme blanc c’est la réalité mesurable par le regard.

À travers Catlin est présentée la culture indienne. Un exemple est quand les Indiens

demandent à Catlin d’expliquer la signification de son nom. Catlin raconte l’histoire du saint

George qu’il explique ainsi : « George ! C’est le nom d’un saint, d’un voyant, d’un grand

homme-médecine qui a terrassé un dragon. Bogard explique un peu librement que le monstre

est un mélange de serpent, d’oiseau, de chèvre des montagnes » (Grainville, 2014 : 59). Cela

semble étrange aux yeux des Indiens qui veulent savoir pourquoi il ne s’appelle pas « Oiseau-

serpent-grande chèvre ? Ou Grande Chèvre ? » (Grainville, 2014 : 59). Pour les Indiens, le

nom ‘George Catlin’ est très drôle. Un autre exemple souligne l’importance des noms pour les

     

  29  

Indiens. Oiseau Deux Couleurs raconte à Catlin qu’il « v[ient] de donner son nom secret à un

petit garçon » (Grainville, 2014 : 95). Le chamane décrit d’abord l’histoire de la famille de

l’enfant, et de sa naissance. Son père a donné des cadeaux au chamane qui a consenti à donner

son nom secret à l’enfant « qui était une assurance de longévité » (Grainville, 2014 : 96).

Oiseau refuse de révéler le nom secret qui est trop obscène à Catlin, et le narrateur remarque

que « Catlin commençait à bien connaître les différences qui pouvait exister entre les

coutumes des Indiens et des Blancs. Mais le fait de prêter à un nouveau-né un nom indigne le

laissait perplexe » (Grainville, 2014 : 97). Il existe donc des troubles pour trouver une

compréhension complète de la culture indienne par le regard de Catlin. Après un soir autour

du feu est cité un passage des écrits de Catlin où il proclame son amour pour les Indiens :

« ‘Oh, combien j’aime ce peuple qui ne vit pas pour l’amour de l’argent’ » (Grainville, 2014 :

159). Malgré le fait que Catlin ne comprend pas tous les coutumes des Indiens, il les aime

parce qu’ils ne font pas comme les blancs, les blancs qui agissent par amour de l’or. Catlin ne

vit pas lui non plus pour l’amour de l’argent, mais pour l’amour de son travail.

Catlin observe une cérémonie, la Danse du Soleil, un rituel « de tortue, de prodigalité

sanglante » (Grainville, 2014 : 189), qu’il condamne. Le narrateur remarque que « [s]on esprit

humaniste, son esprit des Lumières l’emporte alors sur son romantisme. Il aime le monde

d’un autre amour que ces Indiens qu’il découvre, soudain, radicalement différents de lui »

(Grainville, 2014 : 189). Le narrateur souligne le fait que après ce rituel, est la seule fois que

Catlin appelle les Indiens « ‘ignorants et superstitieux’. Lui ! Catlin le curieux, le lucide, le

tolérant, le magnifique est touchant car il passe à côté du rituel le plus central et le plus pur

des Sioux » (Grainville, 2014 : 189). Puis le narrateur se penche sur l’autobiographie d’un

Indien sioux, Tacha Ushte ou Lame Deer, sur l’importance de la Danse su Soleil. Et en plus,

Lame Deer a lu et beaucoup apprécié les écrits de Catlin. Par contre, il souligne des lacunes et

des inexactitudes : « On devine qu’il a vu, parmi d’autres, les lacunes sur la Danse du Soleil »

(Grainville, 2014 : 190). Catlin, l’homme extraordinaire, est donc contre ce type de cruauté,

mais quelque chose d’important lui échappe. Il n’est donc pas un homme tout savant.

Le message est donc que vivre pour l’amour de l’argent est une attitude des hommes

blancs, et c’est par cette avidité qu’ils commettent des crimes contre l’humanité. Catlin qui ne

le fait pas devient ainsi extraordinaire. Dans un sens, il voit comme les Indiens qu’il y a

d’autres amours dans la vie, mais il n’est pas non plus totalement comme ces hommes. C’est

une histoire qui avertit le lecteur contre ce à quoi l’avidité peut mener par l’interaction entre la

fiction et le factuel.

     

  30  

4 Conclusion En ce qui concerne la création d’un monde fictif les trois romans incluent des descriptions qui

ne sont pas vérifiable dans le monde réel, donc des descriptions avec des trous ontologiques.

Ces descriptions peignent la scène où se déroule l’histoire et le lecteur peut se former l’image

de cette scène par la communication cognitive entre lui et le texte. Comme l’interaction entre

la fiction et le factuel établit un lien entre la fiction et l’Histoire, cette image pourrait être

convaincante sur le plan de la fiction, sur le plan de l’Histoire et sur le plan du passé réel.

L’exemple du Palais Bleu, dans Les Enfants d’Alexandrie a aussi pu conclure que par ce type

de description il est possible pour le lecteur d’extraire les différences entre une vue moderne

et une vue ancienne à travers la métalepse ontologique. Avec l’exemple de l’extermination

des bisons, il a aussi été possible de conclure que c’est grâce à l’interaction entre la fiction et

le factuel par le principe de « minimal departure » et la métalepse ontologique que le roman

historique contemporain arrive à transmettre un message au lecteur. En instruisant le lecteur

sur l’importance des bisons pour les Indiens, puis en citant une source historique, le message

était que les Indiens ont été exterminés par l’extinction des bisons qui était nécessaire pour la

progression des chemins de fer, donc par la progression économique de l’homme blanc. Ce

même exemple a aussi soulevé un type de prétention à la vérité humaine par une leçon

morale, que tuer des hommes à cause de l’avidité est un crime très grave. Cette leçon est

convaincante parce que le lecteur peut se dire qu’il connaît les Indiens tués, qu’ils sont des

êtres humains, et sait par une connaissance sur l’Histoire que les Indiens ont été presque tous

exterminés. L’interaction entre la fiction, la possibilité d’exister au plan des Indiens comme

représentés dans la fiction, et le factuel, la connaissance de l’extermination des Indiens, est

donc très importante pour la possibilité de convaincre

L’inclusion des marqueurs scientifiques établit le lien entre l’Histoire et la fiction, ce

que nous avons appelé le pacte historiographique. Les citations qu’inclut Grainville de Catlin

dans Bison se retrouvent sur trois niveaux : le monde fictif, l’Histoire et le passé réel. Ce sont

les trois niveaux sur lesquels le lecteur peut être convaincu par des prétentions à la vérité que

présente le récit. Donc, c’est grâce à l’interaction entre la fiction et le factuel que le lecteur

peut être convaincu sur ces trois plans.

Chandernagor, de sa part, est très honnête en ce qui concerne le fait qu’elle remplit des

trous épistémologiques qui existent dans l’Histoire par la fiction. Cela est une communication

directe entre les prétentions à la vérité référentielle au monde réel et les prétentions à la vérité

du monde fictif ce qui contredit la définition sémantique. Par l’explication de Chandernagor

sur comment elle a recréé le monde antique, il a aussi été possible de conclure que l’auteur a

     

  31  

activement tenté de faciliter la reconstruction du passé pour le lecteur en lui permettant

d’appliquer des vérités référentielles au monde réel sur le monde fictif, des noms

géographiques et des prononciations des noms des personnages en français. Irène Frain a fait

le même choix. Le fait de tout de même signaler comment ils se sont dirigés peut les rendre

crédibles aux yeux du lecteur, ce qui peut rendre à son tour, le récit plus crédible et donc,

convaincant.

Comme le lecteur peut placer les personnages avec un nom qui a une référence aussi

dans l’Histoire, les personnages sont à la fois littéraires et historiques. Dans le cas de

Castellan, le message transmis au lecteur grâce à l’interaction entre la fiction et le factuel,

était que l’humanité est partagée entre nous tous. Cela est un message qui à son tour est une

défense contre le racisme. Cela est convaincant parce que cette leçon est reçue par une

expérience humaine que le lecteur, grâce à l’immersion, peut se dire ‘j’ai vécu cette

expérience, donc je comprends que nous sommes tous des êtres humains’. Cela est aussi donc

une prétention à la vérité humaine. En représentant Séléné par contre, Chandernagor tente de

présenter d’une manière tangible la vue ancienne que la fin commence dès le commencement,

il faut juste savoir lire. L’interaction entre la fiction et le factuel est donc faite en pratique. Le

message de l’ouvrage concerne, par la vue de Séléné, la cruelle loi de la guerre que subissent

les vaincus. Cette loi qu’a inventé l’être humain, présente encore une prétention à la vérité

humaine. Catlin, à travers qui, est présenté une historie qui transmet le message que vivre

pour l’amour de l’argent est ce que font les hommes blancs. À cause de leur avidité ils ont tué

les Indiens, comme est vérifiable dans le monde réel. Cela est une leçon convaincante parce

que, comme dans le cas de Castellan, cela est une leçon reçue à travers une expérience

humaine. Cela est aussi une prétention à une vérité humaine.

Ce qui convainque le plus, nous avons trouvé, est l’inclusion des marqueurs

scientifiques qui établissent un lien référentiel avec l’Histoire. L’ouvrage qui les emploie le

plus est Les Naufragés De L’Île Tromelin. Dans ce sens-là, il est le plus convaincant parmi les

ouvrages analysés ici parce qu’il contient donc plus de prétentions à la vérité référentielle au

monde réel.

Une continuation de cette recherche serait une exploration des prétentions aux vérités

humaines qui existent dans le genre du roman historique contemporain. Cela serait intéressant

avec une perspective qui prend en compte l’élément d’instruction de ce genre et une critique

de type reader-response.

     

  32  

Références Sources primaires :

Chandernagor, Françoise. Les Enfants d’Alexandrie. Paris : Éditions Albin Michel, 2011.

Frain, Irène. Les Naufragés De L’Île Tromelin. Paris : Éditions Michel Lafon, 2009.

Grainville, Patrick. Bison. Paris : Éditions du Seuil, 2014.

Sources secondaires :

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Baltimore : The John Hopkins University Press, 2010.

Duran-Le Guern, Isabelle. Le Roman Historique. Paris : Armand Colin, 2008.

El Nossery, Névine. « Le Roman historique contemporain ou la voix/ voie marginale du

passé. » French Cultural Studies. 20: 273 (2009) : 273-85.

Jackson, E. Tony. The Technology of the Novel. Baltimore, Maryland : The John Hopkins

University Press, 2009.

Lejeune, Philippe. Le Pacte Autobiographique. Paris : Éditions du Seuil, 1975.

Martinez, Angeles, M. « Storyworld Possible Selves and the Phenomenon of Narrative

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Pyrrhönen, Heta. « Genre. » The Cambridge Companion to Narrative. Ed. David Herman.

Cambridge : Cambridge University Press, 2007. 109-123.

Ricoeur, Paul. « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé. » Annales. Histoire,

Sciences Sociales 2000 : 731. JSTOR Journals. 2 Mar. 2015.

Ryan, Marie-Laure. Avatars of Story. Minneapolis : University of Minnesota Press, 2006.

Ryan, Marie-Laure. « Narratology and Cognitive Science: A Problemantic Relationship. »

Johannes Gutenberg University, Mainz. 44 :4 (2010) : 469-495.

Schaeffer, Jean-Marie. « Fictional vs. Factual Narration. » In : Hühn, Peter et al. (eds.) : the

living handbook of narratology. Hamburg : Hamburg University Press. Disponible

à :http://wikis.sub.uni-hamburg.de/lhn/index.php/Fictional_vs._Factual_Narration

[page consultée le 8 juin 2015]

Zunshine, Lisa. Why We Read Fiction Theory of Mind and the Novel. Ohio : The Ohio State

University Press, 2006.

Source dictionnaire

Le trésor de la langue française, n.d. online. « Fiction ».

     

  33  

http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?11;s=133714350;r=1;nat=;sol

=0; [page consultée le 8 juin 2015].

Sources d’internet

Le Grand Prix Palatine n.d. disponible à : https://www.palatine.fr/nous-connaitre/nos-

engagements/prix-du-roman-historique.html. [page consultée le 8 juin 2015].

Librairie Mollat, 2011. Françoise Chandernagor – Les enfants d’Alexandrie. [Vidéo]

disponible à : https://www.youtube.com/watch?v=VF0DKe4AMRs [page

consultée le 8 juin 2015].

TV sud, 2010. Irène Frain : ‘Les naufragés de l’île Tromelin’. [Vidéo] disponible à:

https://www.youtube.com/watch?v=5TeuAuB9Rjo [page consultée le 8 juin

2015].

 

     

  34  

Annexe Résumés des ouvrages analysés

Le premier roman choisi est Les Naufragés De L’Île Tromelin par Irène Frain. L’île a une

surface d’un kilomètre carré. Il y a des oiseaux, des tortues, du sable. Elle est entourée par les

déferlants et harcelée par les ouragans – en vérité : inhabitable. En 1761, dans des

circonstances uniques, le navire français, L’Utile, a naufragé sur l’île. Il transportait dans sa

cale une cargaison clandestine d’esclaves. Le résultat est la cohabitation des noirs et des

blancs. La bataille pour survivre commence et finalement ils réussissent ensemble à construire

une prame. Le travail fait, les blancs laissent les noirs sur l’île avec la promesse qu’ils vont

retourner pour les chercher dès qu’ils obtiendront les moyens. Les abandonnés attendent

pendant quinze ans avant qu’un navire revienne les chercher. Seulement sept femmes et un

enfant ont survécu. Ce livre est écrit « [à] la mémoire des naufragés de L’Utile. » et « en

hommage particulier à la soixantaine de femmes et d’hommes qui furent abandonnés sur l’île

Tromelin » (2009 : 7, c’est l’auteur qui souligne).

À partir d’une visite sur l’île, que l’auteur considère comme le personnage principal de

l’œuvre (TV sud), et des documents de témoignage du naufrage, est présenté cet épisode de

l’Histoire. Notons un détail important : aucun des deux documents qui décrivent le naufrage

n’est signé. Le narrateur a donc dû deviner et a conclu qu’un des écrivains est Herga. Parce

que ce texte, un texte imprimé, est préoccupé par les « souffrances physiques des rescapés et

les symptômes des maux qui les assaillent » (2009 : 79) et Herga était le chirurgien sur le

navire. L’autre témoignage est un manuscrit et la seule explication donné pour la conclusion

qu’il était écrit par Keraudic est « [qu’]on identifie très vite son auteur » (2009 : 79).

Continuellement le narrateur interprète les sources historiques et les commente. Un exemple

pertinent est que les témoignages du naufrage ne mentionnent jamais la situation des esclaves

dans la cale : « À ce point des deux récits, dans la brochure d’Herga comme dans le manuscrit

de Keraudic, […] Pas un mot sur les esclaves. Ils ne sont pas plus mentionnés que les bœufs,

vaches et cochons vivants qui bêlent et meuglent dans un coin de l’entrepont » (2009 : 89). La

comparaison ici entre les noirs et les animaux reflète que les esclaves n’étaient pas considérés

comme des humains. En plus, le narrateur raisonne autour des réactions des esclaves pour

éclaircir ce que les auteurs de l’époque ont laissé de côté :

Ils ont bien dû crier, eux aussi, ces cent soixante hommes, femmes et enfants.

Supplier, hurler comme les matelots, à s’en déchire les poumons. Et sûrement

     

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encore plus fort : sous les panneaux cloués, ils n’ont pas la moindre idée de ce qui

arrive au bateau. D’autant qu’eux, ce n’est pas l’écume qui vient leur gifler la

face, ce sont leurs déjections. Enfin ils sont jeunes, ils veulent vivre. (2009 : 89)

Ce récit souligne alors qu’ils sont des êtres humains et qu’ils se comportent comme les

hommes blancs.

Les Enfants d’Alexandrie par Françoise Chandernagor raconte la vie de Cléopâtre

Séléné jusqu’à l’âge de 10 ans. L’auteur explique dans un entretien qu’elle a eu le même

cauchemar plusieurs nuits, où elle voyait une fille entourée d’une foule qui crie. La fille a

peur et il y a un garçon devant elle en train de mourir. La fille essaie de faire comprendre aux

gens autour d’elle l’état du garçon, qui est son frère : « vous ne voyez pas qu’il va mourir ? »

(2011 : 12). Avant d’écrire le roman, l’auteur a crié cette phrase, pendant son sommeil. Son

mari était obligé de la calmer. Finalement, Chandernagor a compris qu’il s’agissait de Séléné,

le seul enfant de Cléopâtre et Marc Antoine qui a survécu la prise d’Alexandrie par Octave

(César August) et les Romains. La scène vient du Triomphe6 qu’a donné Octave pour le

peuple romain après sa victoire où Séléné a participé comme prisonnière de Rome

(Librairie Mollat). L’histoire de cette fille est racontée à travers ‘le médium’ qui est

Chandernagor : [L]es morts aussi ont de grandes terreurs, ils craignent d’être oubliés.

Souvent, leurs fantômes m’assiègent, me pressent de les entendre. Ces êtres ‘devant moi’,

[…] me délivreront pas que je ne les aie d’abord ‘reconnus’, écoutés, compris et racontés »

(2011 : 14). Parmi ces morts il y a donc Séléné « [e]lle revenait pour que je ranime un monde

oublié, que je souffle sur les cendres » (Chandernagor, 2011 : 16).

Écrit par Patrick Grainville, le troisième roman choisi est intitulé Bison. Il raconte le

séjour de George Catlin chez une tribu indienne, les Sioux. Parallèlement figure une romance

interdite entre deux Indiens. Catlin abandonnait en 1828 sa carrière d’avocat, sa famille et sa

sécurité pour poursuivre son désir de peindre les Indiens. Il tentait de ramasser et sauvegarder

la culture indienne – il construira quelques années plus tard le ‘musée indien’. Ce musée

fascinera, entre autres, George Sand et Baudelaire. Le livre commence avec une citation de

Sand :

M. Catlin est parti seul, sans amis et sans conseil, armé de ses pinceaux et de sa

palette, pour fixer sur la toile et sauver de l’oublie les traits, les mœurs et les

                                                                                                               6 Une procession pour déclarer un général vainqueur.

     

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costumes de ces peuplades dites sauvages, et qu’il faudrait plutôt désigner par le

nom d’hommes primitifs. Il a consacré huit années à cette exploration, et visité, au

péril de sa vie, les divers établissements d’une population d’environ cinq cent

mille âmes, aujourd’hui déjà réduite de plus de la moitié, par l’envahissement du

territoire, l’eau-de-vie, la poudre à canon, la petite vérole et autres bienfaits de la

civilisation. (Grainville, 2014 : 7)

Ces lignes décrivent un homme extraordinaire, dans le sens où ce n’est pas tous les jours

qu’un homme laisse sa sécurité personnelle et financière pour faire des portraits des étrangers.