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U NIVERSITE DE L IEGE Faculté de Philosophie et Lettres Le sens de la visite La conception de l'exposition et le parcours de visite dans les musées d'ethnographie régionale et de société : analyse théorique et approche expérimentale Noémie DROUGUET Thèse présentée en vue de l'obtention du titre de Docteur en Philosophie et Lettres, orientation muséologie Sous la direction d'André GOB Année académique 2006-2007

Le sens de la visite - orbi.uliege.be sens de la visite... · m'apparaît plus que jamais que ce travail de longue haleine n’aurait pu aboutir si je n'avais eu la chance et le plaisir

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  • U N I V E R S I T E D E L I E G E Facult de Philosophie et Lettres

    Le sens de la visite

    La conception de l'exposition et le parcours de visite dans les muses d'ethnographie rgionale et de socit :

    analyse thorique et approche exprimentale

    Nomie DROUGUET Thse prsente en vue de l'obtention du titre de Docteur en Philosophie et Lettres, orientation musologie Sous la direction d'Andr GOB Anne acadmique 2006-2007

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    REMERCIEMENTS Dans quelques jours, je vais dposer cette thse au dcanat. A l'heure d'crire ces lignes, il m'apparat plus que jamais que ce travail de longue haleine naurait pu aboutir si je n'avais eu la chance et le plaisir de compter sur l'aide, la prsence et les encouragements de nombreuses personnes. Ces remerciements ne sont pas une simple formalit, c'est un cri du coeur! Merci Andr Gob, promoteur de cette thse. En 1999, aprs avoir prsent un mmoire de licence en histoire de l'art et archologie, consacr une tude sur un minuscule muse de la vie locale dont le promoteur est Andr Gob, j'ai t engage au Sminaire de musologie pour collaborer divers projets musographiques. L'ide du doctorat ne m'avait jamais effleure. Je fus tonne lorsque, deux ou trois ans plus tard, Andr Gob me proposa de rflchir un sujet de thse; je ne me croyais pas capable de raliser un tel travail, dont je ne mesurais d'ailleurs pas l'ampleur. Il ne fait pas l'ombre d'un doute que sans l'aide attentive, la patience et les encouragements permanents d'Andr Gob, je ne serais jamais parvenue relever un tel dfi. Il a contribu dfinir le thme de la recherche, il en a suivi avec beaucoup d'intrt toutes les tapes et n'a pas mnag ses efforts de relecture. Bien que nous partagions largement une mme conception de la musologie et du rle des institutions musales dans la socit, il se trouve toujours quelque divergence de vue prtexte de longues discussions; celles-ci sont enrichissantes et particulirement constructives. Elles ont contribu construire ma formation, forger ma passion pour ce domaine scientifique et faire aboutir le travail que je prsente aujourd'hui. Pour la bienveillance et la confiance sans faille qu'il m'a accordes durant ces annes, je tiens lui tmoigner toute ma gratitude. Merci Pierre-Jean Foulon et Robert Laffineur, membres du comit de thse, pour l'intrt qu'ils ont port mes recherches, pour leur disponibilit et pour leurs remarques judicieuses qui ont contribu orienter ce travail. Merci Marie-Paule Jungblut et Damien Watteyne, qui ont accept de se transformer en cobayes le temps d'une exprience musologique et musographique. Sans leur collaboration pleine d'enthousiasme et de bonne volont, cette thse serait ampute de tout un volet pratique et exprimental, et par l mme, d'une grande part de son intrt. Merci Jolle Mauerhan, Martine Thomas-Bourgneuf, Michel Allard, Michel Colardelle, Benot Coutancier, Jean-Claude Duclos, Alain-Grard Krupa, Jeannot Kupper (), Jean-Franois Leclercq et Martin Schrer, qui ont accept de me parler de leur exprience de mise en exposition. Merci aux nombreux musologues et conservateurs que jai t amene rencontrer durant mes recherches, aux enseignants du D.E.S. en Etudes et gestion du patrimoine culturel

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    orientation musologie ainsi qu mes collgues de la section de Conservation et restauration des uvres dart lEcole suprieure des Arts Saint-Luc Lige. Merci toutes les personnes qui ont hberg mes retraites d'criture : Andre et Marie-Louise Bodeux, Myriane Buyle, Stphanie Levecq, Franois Wollseifen, Anne Coyette et Paul Marchal. Merci Franois Bodeux pour ses conseils relatifs la mthodologie de l'enqute et l'utilisation des logiciels ad hoc. Merci toutes les personnes qui ont relu et corrig ce travail : Patricia Alen, Estelle Aubert, Samira Ben Hadi, Sophie Bodarw, Odile Drouguet, Julie Hanique, Stphanie Levecq, Bndicte Merland, Coline Pierret, et Brigitte Van den Bossche. Les fautes et coquilles qui subsistent me sont dues. Merci aux bonnes mes qui ont veill sur mes enfants, Lucien et Suzie. La liste est trop longue. Merci aux nombreuses personnes qui m'ont encourage par un coup de fil, un sourire, un souper ou un support logistique, famille, amis, collgues, voisins. Je remercie tout spcialement mes parents, Anne-Marie Foguenne et Erick Drouguet, ainsi que Annick et Fernand Bodeux, les parents de Philippe, pour leur disponibilit, leur gentillesse, leur bonne humeur ainsi que Stphanie Levecq, pour son amiti prcieuse. Merci Lucien pour ses encouragements et son porte-crayons en forme de chenille et merci Suzie pour ses sourires et ses clins. Mes enfants, aussi jeunes soient-ils, ont fait preuve d'attention et de comprhension l'gard de leur mre toujours occupe et un peu nerveuse... Leur prsence mes cts est pour moi une source de plaisir et de joie mais aussi le rempart contre un enfermement en haut de la tour d'ivoire. Merci Philippe pour sa patience, son attention, sa tendresse, ses pieds sur terre.

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    SOMMAIRE

    Sommaire ................................................................................................................................... 4

    Introduction ............................................................................................................................... 6

    Premire partie Les muses dethnographie rgionale et de socit. Histoire et analyse de la mise en exposition ................................................................................................................. 9

    Chapitre 1 Du folklore au muse de socit ................................................................................... 10 1. Dfinitions ................................................................................................................................................ 10 2. Histoire et volution de ces disciplines .................................................................................................... 25 3. Cration et volution des muses dethnographie .................................................................................... 44 4. Les muses de ................................................................................................................................. 61

    Chapitre 2 Sur la spcificit des muses dethnologie ................................................................. 70 1. Lethnologie et les autres sciences humaines ........................................................................................... 70 2. Le statut des objets ................................................................................................................................... 77 3. La proximit temporelle ........................................................................................................................... 86 4. Les tmoignages ....................................................................................................................................... 89 5. A la recherche de lidentit ....................................................................................................................... 92 6. Peut-on parler de spcificit ? ................................................................................................................. 96

    Chapitre 3 Evolution de la musographie ................................................................................... 101 1. Linvention des muses dethnographie : la recherche dun modle adquat ........................................ 102 2. Vers un modle traditionnel ............................................................................................................. 111 3. Georges Henri Rivire, les ATP un renouveau ? ................................................................................ 146 4. Le muse de socit, acteur culturel de son temps ................................................................................. 172 5. Contrepoint : les muses immuables ................................................................................................ 196 6. Vers un temple spectaculaire? ................................................................................................................ 200

    Chapitre 4 La mise en exposition: modlisation de pratiques actuelles ................................... 204 1. Mthodologie de lenqute ..................................................................................................................... 207 2. La mise en exposition ............................................................................................................................. 214 3. Le rle des diffrents intervenants .......................................................................................................... 253 4. Peut-on parler de mthodologie .............................................................................................................. 266

    Deuxime partie application de la logique hypertextuelle la mise en exposition. Une approche exprientale ........................................................................................................... 269

    Chapitre 5 Objectifs de la proposition mthodologique ............................................................ 270 1. Dpasser les dcoupages et cloisonnements ........................................................................................... 271 2. Un visiteur libre et actif, une rception optimale ................................................................................... 293 3. Je rve dune exposition ..................................................................................................................... 308

    Chapitre 6 Pour une approche hypertextuelle de l'exposition de socit ................................ 310

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    1. Le fonctionnement de lexposition comme texte ................................................................................... 312 2. Lhypertexte et l'activit de lhyperlecteur ............................................................................................. 313 3. Sinspirer de lhypertexte ....................................................................................................................... 316 4. L'invention simultane de l'hypervisiteur et de l'hyperexposition .......................................................... 354

    Chapitre 7 Elments dhypertextualit dans la musographie actuelle ................................... 360 1. Visites de muses : morceaux choisis ..................................................................................................... 361 2. Une exprience personnelle, Wanne ...................................................................................................... 388 3. Synthse .................................................................................................................................................. 396

    Chapitre 8 Deux expositions-laboratoires ................................................................................... 400 1. Le protocole et l'exprience .................................................................................................................... 402 2. L'exposition Aux abris ............................................................................................................................ 411 3. Luxembourg, sige des pouvoirs ............................................................................................................ 449 4. Comparaison des deux expriences ........................................................................................................ 504

    Conclusion ............................................................................................................................. 511

    Bibliographie ......................................................................................................................... 517

    Liste des illustrations ............................................................................................................ 534

    Tables des Matires ............................................................................................................... 539

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    INTRODUCTION A l'origine de ce travail, il y aurait pu y avoir un amour, une passion, un enthousiasme pour les muses d'ethnographie et de socit. Il n'en est rien. Car au dpart, cest plutt de la dception, de la tristesse voire du dgot que jprouve pour ces institutions. Pas toutes, non. Mais les muses qui m'ont plu, qui m'on mue, qui m'ont impressionne, je les ai visit au cours des dernires annes. Ce travail dbute donc sur un constat amer: il y a trop de muses poussireux et passistes, qui alimentent les plus horribles clichs. Des muses dont on se demande pourquoi ils sont si nombreux, pourquoi ils sont tous les mmes, pourquoi encore les visiter. Des institutions nes vieilles, figes, qui cultivent le got de l'accumulation de vieux objets, de reliques qui n'ont rien d'autre partager que leur propre existence. Des muses qui ne servent rien, sauf manifester tristement la crispation du temps qui passe et accueillir les runions caf-tarte au riz de quelques adeptes du c'tait quand mme mieux de notre temps . Je ne me cache pas dune certaine aversion pour ces institutions dont le projet musal et politique me parat contestable. Mon travail au Muse de Logbierm dans le cadre du mmoire et, par la suite, mes premires expriences pratiques ont suscit divers questionnements et ont aiguis mon intrt et ma curiosit pour ce type de muses, de collections et de problmatiques. Peut-on dgager une spcificit qui explique leur traitement musographique habituel? Comment fait-on une exposition? Quel est le rle du musographe et quelles sont les limites des autres intervenants? Et surtout, comment amliorer et renouveler la musographie de ces muses ? C'est alors que j'ai commenc visiter davantage de muses, et mme en apprcier quelques-uns ! Lectures et visites m'ont inspir une nouvelle approche de l'exposition d'ethnographie et de socit base sur la logique de l'hypertexte1. Le projet de ma thse est sous-tendu par une question existe-t-il une ou plusieurs mthodologies de mise en exposition qui soient spcifiques aux domaines de lethnographie et aux problmatiques de socit ? - et par une hypothse la logique de lhypertexte peut tre adapte la mise en exposition. La premire partie de mon travail tente de rpondre cette question, en retraant lhistoire de la mise en exposition et en analysant les pratiques

    1 Je dois ajouter que mon got pour la musologie est apparu en mme temps que mon intrt pour l'enseignement, car j'ai fait l'agrgation (AESS) en mme temps que le mmoire. Musologie et pdagogie se rejoignent parfois. 2 Voir par exemple lexcellent GOB, Andr et DROUGUET, Nomie, La musologie. Histoire, dveloppements, enjeux actuels, Paris (Armand Colin) 2003 et 2006 (deuxime dition). 3 Le Petit Larousse, 1994. 4 Le Petit Robert, 1990. 5 BELMONT, N., Folklore dans BONTE, Pierre et IZARD, Michel (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, 2me dition, Paris (P.U.F.), 1992, p. 283-284. LEGROS fait remarquer quau moment o Thoms invente le compos, les termes folk et lore sont dun usage archasant et obsolte. LEGROS, Elise, Sur les noms et tendances du folklore, Lige (Muse de la Vie wallonne), 1962, p. 6. 6 BELMONT, N., Folklore dans BONTE, Pierre et IZARD, Michel (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, 2me dition, Paris (P.U.F.), 1992, p. 283-284. En 1880, le folklore en France

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    actuelles, et la seconde partie tente de vrifier cette hypothse, de faon thorique dabord, exprimentale ensuite. Dans un premier chapitre, je propose de dfinir lobjet des muses dethnographie et de socit, en jetant un regard dans le rtroviseur pour comprendre lvolution parallle des disciplines concernes et des enjeux notamment politiques des muses spcialiss. La question de la spcificit de ceux-ci au regard des autres types dinstitutions fait lobjet du second chapitre. Le troisime chapitre brosse lhistoire des muses dethnographie rgionale et de socit sous langle de la mise en exposition. Janalyse lvolution de la structuration de lexposition et du parcours de visite propos au visiteur depuis linvention de ces muses jusquaux ralisations actuelles. Le rle jou par les collections, la recherche et lanimation est voqu pour examiner le poids quexercent ces fonctions sur lexposition proprement dite. Afin de mieux comprendre le processus et tenter de retracer les gestes de mise en exposition, le quatrime chapitre se base sur des entretiens raliss avec des conservateurs de muses et des concepteurs dexposition qui ont accept de partager leur exprience. Jai modlis et compar leurs pratiques afin de rpondre la question : existe-t-il une mthodologie applicable pour les muses dethnographie rgionale et de socit ? La deuxime partie de cette thse est consacre au dveloppement dune proposition mthodologique originale, dont les objectifs sont prciss au chapitre cinq. Il sagit de renouveler la conception de lexposition en dpassant les cloisonnements disciplinaires habituels, en proposant une alternative au parcours linaire et en rendant le visiteur libre et actif dans son cheminement. Pour rpondre ces objectifs, le chapitre six suggre une approche hypertextuelle de lexposition dethnographie rgionale et de socit. Jy dveloppe, de faon thorique, la mthodologie de mise en exposition base sur la logique de la fragmentation et de la reconstruction des thmatiques, en mettant en vidence les liaisons multiples qui existent entre les diffrentes facettes dun sujet. Lattention est porte simultanment sur les tapes de la conception de l hyperexposition et sur la prise en compte de la rception de cette dernire par les visiteurs. Afin de dmontrer ladquation entre cette mthodologie et les pratiques actuelles, le septime chapitre prsente de nombreux exemples de muses et dexpositions qui offrent des dispositifs proches, par certains de leurs aspects, de ma proposition. Enfin, le huitime et dernier chapitre constitue la partie exprimentale proprement dite : il prsente la ralisation et lvaluation de deux expositions-laboratoires ralises par les conservateurs de deux muses sur base du protocole mthodologique que jai rdig. Ce travail comporte des limites intrinsques. Il se concentre, je lai dit, sur les muses dethnographie et de socit dont les contours sont cependant assez lches, comme nous le verrons. Mme sil en est question certains gards, les muses dart et dart dcoratifs, les muses darchologie, de sciences naturelles et de sciences et techniques ne sont pas directement concerns par mes recherches. Ensuite, je me centre sur la fonction dexposition.

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    Les trois autres fonctions (recherche, conservation et animation) entrent en compte dans la mesure o elles ne peuvent tre dissocies de la premire. Elles ne constituent pas cependant le cur de ce travail. Enfin, cette thse traite essentiellement de la situation dans les pays francophones. Jai en effet choisi de limiter mes recherches par la taille du terrain plutt que par les questionnements. En outre, une partie consquente de mes sources provient des entretiens, qui se sont tous drouls en franais pour des raisons de commodit, duniformit et de comparabilit. Rien ne permet de penser que les discours et les mthodologies peuvent tre directement transposs dans dautres contextes culturels ou linguistiques. De la mme faon, la porte des conclusions que je dgage pour le domaine des muses dethnographie rgionale et de socit ne peut pas a priori tre tendu dautres catgories de muses.

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    PREMIERE PARTIE LES MUSEES DETHNOGRAPHIE REGIONALE ET DE SOCIETE. HISTOIRE ET ANALYSE DE LA MISE EN EXPOSITION

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    Chapitre 1 Du folklore au muse de socit

    Jai toujours trouv peu engageant de commencer un mmoire, un ouvrage2, un article, par des dfinitions, surtout quand elles comparent celle du Petit Larousse et du Petit Robert. Cette habitude a un relent de rdaction du dbut de secondaire, moment o il est de bon ton de montrer quon sait se servir de cet outil indispensable, le dictionnaire, dont on a justement reu le format poche Pques. Pourtant, il faut bien commencer cette thse par un bout et, du reste, je dois bien admettre que dans le cas prsent, un petit tour terminologique de la question simpose. Lorsquon tente dtudier les muses dethnographie rgionale, on se trouve immdiatement confront au problme de la dfinition du domaine que lon se propose de cerner. Avant de se poser la question de ce quon entend par muse de , il faut s'accorder sur la dfinition de ces quelques disciplines : ethnologie, ethnographie, folklore, arts et traditions populaires, anthropologie, etc. Ces termes, largement rpandus et utiliss par les spcialistes des sciences humaines, obscurs pour le grand public, sont relativement flous et portent souvent confusion; l'objet de la premire section de ce chapitre est d'en rappeler les dfinitions, pour tenter de dlimiter un champ d'tude. Ensuite, je retrace l'volution de l'ethnologie, depuis sa naissance au XIXe sicle. Enfin, avant d'analyser leurs dnominations actuelles, j'aborde l'histoire des institutions musales consacres cette discipline, dans la perspective de leur projet culturel et politique.

    1. Dfinitions

    a) Folklore Le mot folklore est on ne peut plus confus et malmen en raison de la connotation ngative quil a concentre sur lui au fil des ans, et plus particulirement semble-t-il, depuis 1968. La confusion tient surtout au fait quil peut tre utilis, encore aujourdhui, tantt dans

    2 Voir par exemple lexcellent GOB, Andr et DROUGUET, Nomie, La musologie. Histoire, dveloppements, enjeux actuels, Paris (Armand Colin) 2003 et 2006 (deuxime dition).

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    son sens premier, tantt dans son sens second, assez pjoratif, sans que les deux acceptions soient clairement diffrencies. Il existe une sorte de continuum entre les deux. Commenons par le Petit Larousse3 : - Folklore : n. m. (angl. folk, peuple et lore, science). 1. Ensemble des productions

    culturelles non matrielles (croyances, rites, contes, lgendes, ftes, cultes, etc.) des socits sans criture ou paysannes. 2. Manifestation dun pittoresque superficiel. Cest du folklore : a ne mrite pas dtre pris au srieux.

    - Folklorique : adj. 1. Relatif au folklore. Danse folklorique. 2. Fam. Pittoresque mais dpourvu de srieux. Personnage folklorique.

    - Folkloriste : Spcialiste du folklore. Notons aussi : - Folklo : adj. Inv. (abrv.). Fam. Folklorique, qui ne peut tre pris au srieux. Des ides

    folklo. Il est intressant de remarquer que, dans ces dfinitions, le folklore concerne le patrimoine (mme si ce mot nest pas cit) immatriel et en aucun cas, les productions matrielles qui en manent. Lvolution, ngative et railleuse, du terme est vidente. Dans le mme temps, on peut relever le manque de distance entre les dfinitions, loriginelle et historique (et non vieillie ) et la plus rcente, ngative, entre la culturelle et la pittoresque. Les exemples choisis en attestent. Une danse folklorique est bien souvent pittoresque et un personnage folklorique peut revtir une certaine importance. Voyons maintenant du ct du Petit Robert4 : - Folklore : n.m. (1877 ; angl. folk-lore (1846) science (lore) du peuple (folk) ). Science

    des traditions, des usages et de lart populaire dun pays. Par ext. Ensemble de ces traditions. Chants, lgendes populaires du folklore national, provincial. Aspect pittoresque mais sans importance ou sans signification profonde. Le folklore des prix littraires. Loc. fam. Cest du folklore, ce nest pas srieux.

    - Folklorique : adj. (1894 ; de folklore). Relatif au folklore. Danses folkloriques. Costume folklorique. Groupe folklorique. Fam. (1969) Pittoresque mais dpourvu de srieux. Une runion politique un peu folklorique. Abrv. Fam. FOLKLO. Une vieille dame folklo.

    - Folkloriste : n. (1885 ; de folklore). Didact. Personne qui tudie le folklore. Dans ces dfinitions, un brin plus prcises, le folklore se hisse au niveau de science, comme dans la version tymologique anglophone du mot, sans que ne soit spcifie la dsutude de

    3 Le Petit Larousse, 1994. 4 Le Petit Robert, 1990.

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    ce terme. Par ailleurs, la notion d art populaire est introduite, ce qui semble ne pas mettre de ct les productions matrielles, mme si lexemple ne mentionne que deux formes immatrielles du folklore (les chants et les lgendes). La signification seconde et ngative acquise par ce mot est galement trs claire. Cette dfinition ne prcise pas si le champ dtude se limite (ou non) aux socits sans criture ou paysannes . Le terme folklore , propos en 1846 par William John Thoms pour remplacer lexpression antiquits populaires utilise jusqualors, signifie le savoir du peuple 5. Adopt quelques annes plus tard en franais, il a t particulirement employ dans la deuxime moiti du XIXe sicle et dans la premire moiti du sicle suivant pour dsigner le domaine dtude et lactivit des premiers ethnographes , qui faisaient figure de pionniers bien avant linvention de ce mot. Ceux-ci, sils ont jet les bases de ces disciplines, ont aussi cr et entretenu certains strotypes lis leur objet dtude, et se sont cantonns aux images archaques, comme le prouve la dfinition donne en 1884 par A. Lang : Le folklore recueille et compare les restes des anciens peuples, les superstitions et histoires qui survivent, les ides qui vivent dans notre temps mais ne sont pas de notre temps. [Le folklore concerne les] dbris de civilisations mortes, mais ne sont pas de notre temps 6. Pour Saintyves, le folklore est la science de tout ce qui est transmis oralement, en particulier dans les couches populaires des pays civiliss 7. Il y voyait trois catgories thmatiques : la vie matrielle , la vie spirituelle et la vie sociale . Il insistait en outre sur le fait que le folklore tait une science qui incluait de nombreuses spcialits, comme la psychologie et la sociologie, dont laction conjugue ne devait jamais tre perdue de vue 8. Les folkloristes sont considrs comme des amateurs9, mme si certains dentre eux ont tabli une base scientifique de travail et de recherche. Leur regard, tantt nostalgique, tantt moralisateur, sur les traditions et faits de socits quils ont rcolts, de mme que leur dficit de mthodologies scientifiques, ont abouti au discrdit puis labandon (tout relatif) de ce vocable, du moins dans la sphre scientifique, aprs la Seconde Guerre mondiale, au profit d ethnographie ou d ethnologie . On reprochait alors au folklore de ne sintresser quaux cultures rurales et de ntre pas assez ouvert aux cultures urbaines et ouvrires, notamment. On lutilise parfois

    5 BELMONT, N., Folklore dans BONTE, Pierre et IZARD, Michel (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, 2me dition, Paris (P.U.F.), 1992, p. 283-284. LEGROS fait remarquer quau moment o Thoms invente le compos, les termes folk et lore sont dun usage archasant et obsolte. LEGROS, Elise, Sur les noms et tendances du folklore, Lige (Muse de la Vie wallonne), 1962, p. 6. 6 BELMONT, N., Folklore dans BONTE, Pierre et IZARD, Michel (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, 2me dition, Paris (P.U.F.), 1992, p. 283-284. En 1880, le folklore en France est entendu comme collecte et conservation de croyances et coutumes archaques, vestiges dun tat social depuis longtemps disparu , CHARUTY, Giordana, Anthropologie et psychanalyse , dans ALTHABE, Grard, FABRE, Daniel et LENCLUD, Grard (dir.), Vers une ethnologie du prsent, Paris, (MSH), 1992, p. 76. 7 GORGUS, Nina, Le magicien des vitrines, Paris (MSH), 2003, p. 151. 8 GORGUS, Nina, Le magicien des vitrines, Paris (MSH), 2003, p. 151. 9 Le folklore voquait encore dans les annes trente limage de professeurs de province zls et dynamiques qui travaillaient sur lhistoire locale. Ltude des thmes folkloriques ntait pas considre comme une activit scientifique, mais comme un travail damateurs . GORGUS, Nina, Le magicien des vitrines, Paris (MSH), 2003, p. 150.

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    pour dsigner des pratiques ethnographiques anciennes et dpasses, comme par exemple Valire propos de publications de traditions orales: Des collectes conduites avec des mthodes folkloriques, empruntes au XIXe sicle, ont t effectues dans les annes 1947-1957. Mais partir du milieu des annes 1960 de nouvelles approches plus ethnologiques et linguistiques ont t effectues 10. Malgr cela, le terme folklore semble jouir d'un peu de succs encore en Belgique. Ce mot na pas t totalement banni de notre langage scientifique, comme cela semble tre le cas en France11. On ne l'utilise plus cependant pour dsigner une discipline scientifique mais il est encore parfois employ pour dsigner le champ de recherche.

    b) Ethnologie et ethnographie Passons aux termes ethnologie et ethnographie . Non seulement associes rgulirement, tort, la science des socits exotiques, ces deux disciplines sont rgulirement confondues lune avec lautre et de nombreux spcialistes les utilisent quasi indiffremment. Si l'on comprend rapidement quethnologie et ethnographie ne sont pas de lhistoire (mme si elles peuvent se pencher sur ltude de textes anciens), ni de larchologie (mme si elles sintressent aux traces matrielles de lhomme), ni de la linguistique (mme si la langue est un lment capital dans ltude dune socit humaine), ni de la gographie (mme si lenvironnement de lhomme participe de la socit quil btit), ni de la dmographie (mme si elles tiennent compte des phnomnes la fois biologiques et sociaux de lespce humaine), ni de la psychologie (mme si elles sont amenes tudier et interroger des individus), on comprend dj moins ce qui les distinguent de lanthropologie ou mme de la sociologie. Je vais tenter de donner une dfinition singulire de lethnologie et de lethnographie ; la question des spcificits de ces disciplines, par rapport aux autres sciences humaines et pour ce qui concerne directement les muses, sera dbattue dans le chapitre suivant. Reprenons nos dictionnaires. Le Petit Larousse en donne les dfinitions suivantes : - Ethnographie : n. f. Branche des sciences humaines qui a pour objet ltude descriptive

    des ethnies.

    10 VALIERE, Michel, Ethnographie de la France. Histoire et enjeux contemporains des approches du patrimoine ethnologique, Paris (Armand Colin), 2002, p. 93. 11 On observe effectivement une certaine fidlit, si lon peut dire, au vocable folklore. Il suffit, pour sen convaincre de jeter un il sur la bibliographie : Sur les noms et tendances du folklore (E. LEGROS, 1962), Le folklore en Belgique (R. MEURANT et R. VANDERLINDEN, 1974), Histoire et folklore de lArdenne dautrefois (L. MARQUET, 1981), Mmoire davenir. Folklore en Belgique (ouvrage collectif, 1989), Artisanat et folklore au Pays de Chtelet (Tradition wallonne, 1992).

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    - Ethnologie : n. f. (du gr. ethnos, peuple). Etude scientifique des ethnies, dans lunit de la structure linguistique, conomique et sociale de chacune, dans leurs liens de civilisation propres et dans leur volution.

    - Ethnie : n. f. (gr. ethnos, peuple). Groupement humain qui possde une structure familiale, conomique et sociale homogne et dont lunit repose sur une communaut de langue et de culture.

    L'tude est dite descriptive, cest--dire qui repre et collecte des lments observables de signification (caractristiques dune ethnie) et les dcrit pour lethnographie et on parle d'tude scientifique pour lethnologie. Premire question souleve par ces dfinitions, forcment sommaires, issues de dictionnaires non spcialiss, lethnographie nest-elle pas une discipline scientifique ? Les outils et mthodes de collecte et de description ne sont-ils pas scientifiques ? Lethnographie dcrit une ethnie, lethnologie interprte le corpus runi par lethnographie, en formulant des hypothses, en inventant des gnralisations et en formulant des lois , en se rfrant lvolution de cette ethnie. Le facteur linguistique semble important. Voyons ce quen dit le Petit Robert. - Ethnographie : n. f. (1823 ; gr. ethnos peuple , et graphein dcrire ). 1 Vx.

    Classement des peuples daprs leur langue. 2 Mod. Etude descriptive des divers groupes humains (ethnies), de leurs caractres anthropologiques, sociaux, etc. Lethnographie tudie les usages de tous les genres des groupes dhommes vivant en socit (SEIGNOBOS).

    - Ethnologie : n. f. (1787 ; gr. ethnos peuple , et logos trait ). Etude des faits et documents recueillis par lethnographie (couvrant le domaine de lanthropologie* culturelle et sociale).

    - Ethnie : n. f. (1896 ; gr. ethnos peuple, nation ). Ensemble dindividus que rapprochent un certain nombre de caractres de civilisation, notamment la communaut de langue et de culture (alors que la race dpend de caractres anatomiques). Lethnie franaise englobe notamment la Belgique wallonne, la Suisse romande, le Canada franais.

    La langue et la culture sont nouveau les facteurs qui rapprochent des individus (le Petit Larousse parle de structure homogne ). Lexemple choisi pour illustrer cette notice me laisse perplexe, mais cest une autre question ! Tout comme les prcdentes, ces dfinitions distinguent lethnographie et lethnologie sur le fait que la premire est uniquement descriptive et que le fruit de cette observation est ensuite tudi et analys par la seconde.

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    Cette distinction est aussi celle propose par Michel Valire12 : Lethnographie dsigne tout travail descriptif (recensions, inventaires dobjets, de techniques, de savoir-faire, de rituels et dusages) sur une ou plusieurs populations donnes ; lethnologie correspond, en quelque sorte, au travail en laboratoire qui consiste en un travail danalyse, conu comme exhaustif, sappliquant une population ou un groupe de populations, au travers duquel tous les aspects techniques du mode de vie, tous les modes de fonctionnement de la socit, tous les registres de systmes symboliques doivent tre pris en considration et ajusts les uns aux autres dans une perspective globale qui met en vidence leurs ncessaires relations . Les deux termes apparaissent fin XVIIIe pour lethnologie et dbut XIXe pour lethnographie. La premire discipline possde un sens raciologique de classement des peuples et des races tandis que la seconde sintresse dabord au classement des langues13, ce qui explique limportance des ces dernires pour dfinir une ethnie. Nous voici confronts la question de lobjet et des terrains attribus , ou que sattribuent, ces disciplines. Historiquement, lobjet de lethnologie sest constitu autour de ltude des socits traditionnelles extra-europnnes, exotiques , qui se sont vues opposes, ds la Renaissance et lexploration de nouveaux continents, aux socits europennes, civilises 14. Dabord, les tudes volutionnistes et raciales du XIXe sicle se complaisaient sur ces terrains et ont contribu justifier la suprmatie de la civilisation occidentale et son expansion coloniale, cense diffuser les bienfaits des progrs techniques et sociaux pour sortir les socits sauvages de l enfance . Ensuite, on a voulu croire que seuls les terrains exotiques permettaient de faire lexprience de laltrit et, ds lors, dintroduire la distance ncessaire, gage dobjectivit, vis--vis des cultures traditionnelles. La diffrence de culture devait tre maximale pour devenir non seulement lobjet mais aussi la mthode de la recherche. Il eut fallu que les premiers ethnologues se dbarrassent dabord de leurs prjugs et de leur ethnocentrisme. Les dfinitions affirment que ces deux disciplines se penchent sur les ethnies. Mme si, en toute rigueur, ce terme nest pas lapanage des cultures extra-europnnes et quil sapplique aussi bien nos latitudes, il a tout de mme une connotation un brin exotique15, hrite de son 12 VALIERE, Michel, Ethnographie de la France. Histoire et enjeux contemporains des approches du patrimoine ethnologique, Paris (Armand Colin), 2002, p. 3. Il se rfre lui-mme HERITIER, Franoise, Masculin/Fminin : la pense de la diffrence, Paris, 1996, p. 31-35. 13 COPANS, Jean, Introduction lethnologie et lanthropologie, Paris (Nathan), 1996, p. 9. 14 GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 12. 15 Dans lusage scientifique courant, le terme ethnie dsigne un ensemble linguistique, culturel et territorial d'une certaine taille, le terme tribu tant gnralement rserv des groupes de plus faible dimension . Dans ces premiers mots de la notice ethnie (TAYLOR, A. C., dans BONTE, Pierre et IZARD, Michel (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, 2me dition, Paris (P.U.F.), 1992, p. 242), lambigut subsiste : on pourrait effectivement parler d ethnie wallonne , par exemple, mais le fait de comparer ce terme celui de tribu , qui nest pas du tout utilis dans le contexte de lEurope occidentale, lui enlve tout -propos.

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    acception ancienne. Bien quil soit consacr par lusage, il est contest et mal dfini. Daprs Valire, il est mme lun des concepts les moins bien thoriss de la discipline, et lun des plus difficiles manipuler 16. Introduite la fin du XIXe sicle, cette notion, marque par lethnocentrisme, a t utilise pour affiner les conceptions racialistes et nationalistes : lethnie (ou la tribu) dsignait les populations juges infrieures. Une fois dbarrasss de ces prjugs et au fur et mesure quils sintressaient des terrains et des objets plus proches, gographiquement parlant du moins, de leur socit dorigine, les ethnologues ont continu utiliser le mot ethnie, en lui confrant le sens quon lui connat aujourdhui, mme sil ne fait pas lunanimit. On lutilise surtout pour dsigner des groupes issus de limmigration (rcente), avec une connotation identitaire certaine (sentiment dappartenance au groupe) mais aussi pour remplacer le terme race dsormais banni s'agissant de groupes humains. Notons quen anglais, le compos ethnic group dsigne une minorit culturelle. Actuellement, on parle dethnographie ou dethnologie rgionale ou urbaine, quand on veut marquer que lon se penche sur des aspects ou des cultures de notre socit, que ce soit aux champs ou la ville. C'est dans ce sens que je l'ai utilis dans le sous-titre. La terminologie allemande est plus claire au niveau des terrains envisags par ces deux disciplines : la volkskunde est le domaine strictement rserv aux peuples germaniques tandis que la volkerkunde est ltude des peuples primitifs 17. Il existe un autre terme en allemand, le Volkstum ou Volksthum18, qui na pas dquivalent en franais, ce que Georges Henri Rivire dplorait : Les Allemands, eux, ont la chance de possder un vocabulaire qui dissipe toute quivoque : ils disent Volkskunde pour la connaissance scientifique du peuple, tandis que Volkstum exprime non seulement le savoir du peuple, mais aussi lensemble de ses ides, de ses sentiments et de ses comportements, en somme son tre profond . Il ajoutait : Est-ce une faute de navoir pas tent de donner dfinitivement au mot folklore le sens, quil a si souvent, de Volkstum tout en rservant notre science, en quivalence Volkskunde, lappellation ethnographie folklorique? 19. Georges Henri Rivire (GHR) apprcie ce concept, tout proche de celui d'identit, mais ne relve pas la coloration idologique du terme Volkstum dans lAllemagne nazie.

    16 GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 62. Lapparition du terme la fin du XIXe sicle (bien aprs ceux dethnologie et ethnographie) est concomitante avec le dplacement smantique des substantifs jadis utiliss : nation est dsormais rserv aux Etats civiliss de lOccident, peuple, en tant que sujet dun destin historique, est trop noble pour des sauvages (du moins en franais), race, centr maintenant sur des critres purement physiques, est trop gnral ; sorte de nation au rabais, lethnie se dfinit par une somme de traits ngatifs (TAYLOR, A. C., dans BONTE, Pierre et IZARD, Michel (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, 2me dition, Paris (P.U.F.), 1992, p. 242). 17 GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 12. 18 Ce mot fut cr par le thoricien patriote Friedrich-Ludwig Jahn en 1810 pour remplacer Nationalitt. LEGROS, Elise, Sur les noms et tendances du folklore, Lige (Muse de la Vie wallonne), 1962 , p. 16. 19 Ms 74.124 BGHR, 21/11/1941, Archives du MNATP, cit par GORGUS, Nina, Le magicien des vitrines, Paris (MSH), 2003, p. 245.

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    En milieu anglo-saxon, cest le mot anthropologie avec sa connotation plus globalisante, qui fut systmatiquement privilgi, lethnologie se limitant ltude spculative de lhistoire des peuples telle que lavaient pratique notamment les volutionnistes 20.

    c) Anthropologie Ces premires dfinitions nous conduisent naturellement celle du terme anthropologie , qui simpose de plus en plus dans le vocabulaire et semble parfois supplanter les deux premiers dans le langage courant. Le Petit Larousse : n. f. 1. Anthropologie sociale et culturelle : tude des croyances et des institutions, des coutumes et des traditions des diffrentes socits humaines. 2. Anthropologie physique : tude des diffrentes caractristiques des hommes du point de vue physique (taille, couleur et rflectance de la peau, forme du nez, volume du crne, forme des yeux, proportions de la bouche, groupes sanguins, etc.). SYN. : anthropobiologie. Lanthropologie physique, ou anthropobiologie, tudie les caractristiques physiques des diffrents peuples de la Terre. Lanthropologie culturelle sintresse aux langues, aux mythes des peuples. Lanthropologie conomique tudie les formes de production et de rpartition des biens de subsistance. Lanthropologie politique tudie les formes de pouvoir et de contrle social, spcialement avant la formation de lEtat. Lanthropologie religieuse sattache aux croyances et aux rites des hommes. Les grands noms de lanthropologie culturelle sont Morgan, Lvy-Bruhl, Marcel Mauss, Radcliffe-Brown, Lvy-Strauss. Il y a deux parties cette dfinition, la seconde tant un approfondissement de type encyclopdique de la premire. Lanthropologie, selon cette notice, ne sintresse pas aux productions matrielles. Le Petit Robert : n. f. (1832 ; empr. all., science ou description de lhomme , 1516 ; de anthropo-, et logie). 1 Branche de lethnologie qui tudie les caractres anatomiques et biologiques de lhomme considr dans la srie animale. 2 Ensemble des sciences qui tudient lhomme. Anthropologie sociale, culturelle : branches de lanthropologie qui tudient les institutions et les techniques dans les diverses socits.

    20 GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 15.

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    La premire dfinition me parat correspondre ce qui est appel dans le Petit Larousse l anthropologie physique . La seconde dfinition dcrit lanthropologie comme une science plus globale que lethnologie : elle ne sattache pas un groupe particulier, ou une ethnie, mais lhumanit tout entire. Si cette discipline tudie les techniques, cest quelle sintresse galement aux productions matrielles des diverses socits. Michel Valire21 situe cette discipline par rapport lethnographie et lethnologie : Lanthropologie () se situe un autre niveau et () usant du comparatisme et visant la gnralisation a surtout pour objet une rflexion sur les principes qui rgissent lagencement des groupes et la vie en socit sous toutes ses formes . Dans le mme sens, pour Jean Copans, cest le terme le plus gnral, le plus englobant, et qui reflte la complexit des objets possibles de toute science de lhomme 22. Le projet de l'anthropologie est l'tude de l'homme tout entier, c'est--dire dans toutes les socits, sous toutes les latitudes, dans tous ses tats et toutes les poques 23. Il va mme plus loin : Dans le monde anglo-saxon, le terme anthropologie va recouvrir toutes les disciplines qui explorent le pass et le prsent de lvolution de lhomme : les sciences naturelles, archologiques, linguistiques et ethnologiques. Ce nest qu la fin du XIXe sicle que le terme prend un sens plus prcis, lorsque le qualificatif de sociale lui est accol en Grande-Bretagne et celui de culturelle aux Etats-Unis. Il faut donc bien distinguer lusage courant danthropology en anglais, qui peut dsigner aussi bien un ensemble de sciences humaines, naturelles et historiques quune discipline sociale ou culturelle plus ou moins proche de lethnologie 24. Au niveau technique et thorique, ethnographie, ethnologie et anthropologie semblent relever dun embotement progressif permettant de mener le processus de gnralisation et de comparaison de faon de plus en plus ample. Partant de lobservation et de la description qui se veulent objectives et neutres, vers linterprtation et lanalyse systmatique et comparative, on aboutit une rflexion, une mditation universelle, sur le devenir de lhumanit. Cette rpartition en tapes successives nest pas tout fait convaincante dans la mesure o toute description est dj interprtation Pour clore la discussion propos de ces trois termes, je dirais qu'ils sont peu prs synonymes. Depuis les annes 1960, on parle plus volontiers danthropologie que dethnologie en France cause de cette perspective plus globale.

    21 VALIERE, Michel, Ethnographie de la France. Histoire et enjeux contemporains des approches du patrimoine ethnologique, Paris (Armand Colin), 2002, p. 3. Il se rfre lui-mme HERITIER, Franoise, Masculin/Fminin : la pense de la diffrence, Paris, 1996, p ; 31-35. 22 COPANS, Jean, Introduction lethnologie et lanthropologie, Paris (Nathan), 1996, p. 7. 23 LAPLANTINE, Franois, La description ethnographique, Paris (Nathan), 2000, p. 7. 24 COPANS, Jean, Introduction lethnologie et lanthropologie, Paris (Nathan), 1996, p. 8 et GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 15.

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    Toutefois, les deux termes se maintiennent selon les institutions, les circonstances, les positions thoriques ou lorientation mthodologique25.

    d) Arts et traditions populaires Lappellation arts et traditions populaires a t cre en France par Paul Sbillot en 188626. Elle sapplique lobjet dtude et non la discipline scientifique elle-mme. Procdons par tapes et retournons aux dictionnaires courants. Tradition Le Petit Larousse : Petit Larousse : n. f. (lat. traditio, de tradere, livrer). 1. Transmission de doctrines, de lgendes, de coutumes pendant un long espace de temps ; ensemble de ces doctrines, lgendes, etc. 2. Manire dagir ou de penser transmise de gnration en gnration. () Le Petit Robert: n. f. (1291 ; lat. traditio, de tradere remettre, transmettre ). II. (Transmission non matrielle). 1 (1488). Doctrine, pratique religieuse ou morale, transmise de sicle en sicle, originellement par la parole ou lexemple. Non sur des croyances et des traditions populaires, mais sur la rvlation dune vrit (SEIGNOBOS). Ensemble de pratiques et doctrines ainsi transmises. La tradition juive (Kabbale, Talmud), islamique (hadits). Spcialt. (Relig. Cathol.) Traditions divines, relatives la foi et aux murs (considres comme fondes par Jsus-Christ). Traditions ecclsiastiques, coutumes pieuses (souvent passagres). La Tradition (par oppos. et paralllement lEcriture), ensemble des manifestations de la pense et de la vie chrtienne depuis les premires communauts fondes par les Aptres. 2 Information, plus ou moins lgendaire, relative au pass, transmise dabord oralement de gnration en gnration ; ensemble dinformations de ce genre. V. Lgende, mythe. Vers lan 750, selon quelques traditions, on faisait usage dun papier de coton (BALZ.). La tradition populaire. V. Folklore. 3 Manire de penser, de faire ou dagir, qui est hritage du pass. V. Coutume, habitude. Cette peinture rompait avec les traditions acadmiques (GAUTIER). Ce socialisme tait dans la tradition franaise (PEGUY). Loc. adj. De tradition, traditionnel.

    25 COPANS, Jean, Introduction lethnologie et lanthropologie, Paris (Nathan), 1996, p. 8-9. 26 LEMPEREUR, Francoise, Arts et traditions populaires en Wallonie, Universit de Lige, syllabus du cours, anne acadmique 2002-2003, p.4.

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    Ces dfinitions insistent sur les aspects de la transmission, sur la dure et sur la continuit de la tradition. Un mouvement, qui semble ininterrompu, permet un pass de persister et de rester agissant dans le prsent, accept par ceux qui le reoivent et qui leur tour le transmettent la gnration suivante. Ces notices voquent le ct lgendaire ou mythique qui peut colorer la tradition. Comment sopre la transmission ? Dabord oralement comme le prcise le Petit Robert, puisque les hommes sont supposs avoir rpt leur pass avant davoir invent ou eu accs lcriture. Par lexemple galement, quand il sagit de perptuer des pratiques, et par lcrit afin de recueillir ce quon juge digne ou ncessaire de conserver27. Nanmoins, les traditions sont la plupart du temps intriorises, implicites quand elles ne sont pas inconscientes : on constate celles de lautre, on ignore les siennes et, corrlativement, on est sensible chez soi au changement quon valorise, chez lautre au conservatisme qui nous permet de lidentifier 28. Voici qui pourra nous clairer sur le faon de stigmatiser les coutumes et le comportement des socits tudies par les ethnologues. Grard Lenclud affirme que la tradition est le pain quotidien des ethnologues et la marque distinctive de leur activit 29. Voici pourtant une notion bien difficile dfinir, dautant plus quelle est utilise des fins diverses (notamment commerciales) tors et travers ; tout le monde a ce mot la bouche, mais que range-t-on l-dessous ? Lenclud poursuit : Il arrive souvent que la frquence demploi de certains mots soit inversement proportionnelle la clart de leur contenu. On en use sans y penser (). Il nest pas sr en revanche, que lemploi presque oblig du terme traditionnel en ethnologie ne prsente quelque inconvnient. En effet, il contribue la consolidation dun cadre de rfrence intellectuel, constitu par un systme doppositions binaires tradition / changement, socit traditionnelle / socit moderne, dont la pertinence se rvle tout fait problmatique . propos de la chanson, Franoise Lempereur, dont cest le domaine de prdilection, nous dit que pour tre considre comme traditionnelle, elle doit () avoir t transmise oralement de gnration en gnration et surtout comporter un aspect social, li une activit partage par une communaut humaine (travail, pratiques magico-religieuses, ftes) ou un ge de la vie (enfance, amour, mariage). Elle ajoute que lexpression chanson traditionnelle ou folklorique dsigne moins un genre quun tat car une chanson dauteur peut devenir

    27 POUILLON, J., Tradition , dans BONTE, Pierre et IZARD, Michel (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, 2me dition, Paris (P.U.F.), 1992, p. 710. 28 POUILLON, J., Tradition , dans BONTE, Pierre et IZARD, Michel (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, 2me dition, Paris (P.U.F.), 1992, p. 711. 29 LENCLUD, Grard dans Terrain, n9, oct. 1987, p 110-123, cit par VALIERE, Michel, Ethnographie de la France. Histoire et enjeux contemporains des approches du patrimoine ethnologique, Paris (Armand Colin), 2002, p. 163.

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    traditionnelle par un processus particulier dappropriation, sorte de mise en fonction dans un milieu dtermin 30. Cette dfinition dpasse largement le cadre de la chanson et mme des traditions orales. Le rle social que revt la tradition peut tre gnralis : dans le domaine de lart populaire (voir dfinitions suivantes) et traditionnel, rien nest jamais gratuit et comporte, bien au contraire, une charge symbolique et sociale, active par la mise en fonction de lobjet, de loutil, du motif dcoratif Cette dfinition souligne en outre le contact qui existe avec les traditions spcifiques des milieux diffrents ; les changes existent, comme les importations de traditions qui sont appropries et niveles, adaptes, pour connatre un nouvel tat, dans un autre contexte. La tradition peut tre apprhende comme un systme , selon Balandier, cest--dire comme lensemble des valeurs, des symboles, des ides et des contraintes qui dtermine ladhsion un ordre social et culturel justifi par rfrence au pass et qui assure la dfense de cet ordre contre luvre des forces de contestation radicale et de changement 31. La notion de tradition sert par ailleurs qualifier un type de socit, la socit traditionnelle , ses coutumes et ses productions, objets dtude longtemps privilgi par les ethnologues. Aprs avoir t longtemps qualifies de sauvages , de primitives , d archaques , d ethniques , sans criture , plus rcemment de sous-dveloppes , non-industrielles , ou encore simples pour les distinguer des socits complexes , chasses gardes des sociologues, ces socits sont aujourdhui gnralement dsignes comme traditionnelles ou de la tradition , afin de les opposer aux socits civilises , occidentales et modernes. Dans le domaine de lethnographie rgionale, les socits traditionnelles sont opposes celles bourgeoises , savantes ou instruites . Bref il sagit surtout de la question de laltrit. Il est courant d'opposer tradition et modernit, socits traditionnelles et socits modernes. La rupture de la tradition est parfois perue comme l'intrusion de la modernit, sous la forme du mode de vie occidental . Or, la tradition est inhrente toute socit, ne serait-ce que par ce qui est transmis entre deux gnrations 32, toute culture est traditionnelle33, mme si les modes de transmission sont savants , codifis. Lobjet dtude de lethnologie ne

    30 LEMPEREUR, Francoise, Arts et traditions populaires en Wallonie, Universit de Lige, syllabus du cours, anne acadmique 2002-2003, p.40-41. 31 BALANDIER, G., Sens et puissance. Les dynamiques sociales, Paris, PUF, 1re d. 1971, 1986, p. 105. Cit dans GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 50. 32 GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 54. 33 Mme si elle se voit nouvelle, rompant avec un pass jusqualors maintenu, mme si elle se veut et est peut-tre issue de son prsent, elle vise se perptuer, devenir une tradition qui ne dmentira donc pas la dfinition initiale . POUILLON, J, Tradition , dans BONTE, Pierre et IZARD, Michel (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, 2me dition, Paris (P.U.F.), 1992, p. 711.

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    s'arrte donc pas aux marges de la modernit . En effet, le projet de lethnologie et de lanthropologie est de penser et comprendre lhomme travers la diversit des cultures. Ltude des socits dites complexes, modernes ou urbaines, participe part entire de ce projet et retient lintrt de nombreux ethnologues. Cette orientation de la discipline nest pas sans effet sur le devenir des muses qui nous intressent. Ajoutons que la socit traditionnelle est de plus en plus difficile cerner notamment en raison des phnomnes de mondialisation ou de globalisation. Il est clair dsormais quon ne peut plus analyser, comme on la fait par le pass, les socits de la tradition comme des isolats culturels. Il est bien plus pertinent dtudier larticulation du local au global, devenue lune des donnes majeures des recherches anthropologiques 34. Certains muses en ont fait leur spcialit, comme nous le verrons. Populaire (art, tradition, culture) Le Petit Robert : Populaire : ( ) 2 Propre au peuple. Croyance, traditions populaires. Le bon sens populaire. Ling. Qui est cr, employ par le peuple et nest gure en usage dans la bourgeoisie et parmi les gens cultivs. Mot populaire. Latin populaire. Expression, locution, tour populaire. lusage du peuple (et qui en mane ou non). Roman, spectacle populaire. Chansons populaires, art populaire (V. Folklore). (Personnes) Qui sadresse au peuple. Vous ne devez pas avoir de succs comme orateur populaire (MAUROIS). Qui se recrute dans le peuple, que frquente le peuple. Milieux, classes populaires. Ils ont trouv une nouvelle formule : travailler pour une clientle franchement populaire (ROMANS). Origines populaires. V. Plbien. Quartier populaire. Bals populaires. Soupes* populaires. () Ce qui est populaire appartient au peuple ou est employ par lui, par opposition ce qui relve de la bourgeoisie et des personnes instruites. Dans le domaine de la chanson, par exemple, celle-ci est dite populaire non seulement parce quelle plat au peuple (la chansonnette commerciale ou le bel canto lui plaisent sans doute davantage) mais parce quelle est interprte par et pour le peuple, en opposition une chanson savante ou littraire, rserve un groupe restreint de la socit et compose en fonction de principes esthtiques propres ce groupe 35. Art populaire 34 GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 13. 35 LEMPEREUR, Francoise, Arts et traditions populaires en Wallonie, Universit de Lige, syllabus du cours, anne acadmique 2002-2003, p.40.

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    Il sagit de productions dues, soit des amateurs, soit des professionnels, qui, en marge des grands courants artistiques, travaillent, au gr de leur fantaisie, la dcoration de tout objet usuel, avec le seul souci dun embellissement modeste et familier, et, gnralement, dans des matires, selon des techniques et daprs des modles, lgus par la tradition . Avec un commentaire supplmentaire dans le syllabus : Cette dfinition sapplique lart domestique (dcoration de la maison et des btiments collectifs, ustensiles et mobilier), loutillage, aux objets rituels (bnitiers, ex-voto), ludiques (marionnettes), aux vtements 36. Lart populaire a parfois t assimil lart paysan, li lartisanat et prsent uniquement la campagne ternelle , vue comme le lieu idal de survivance de la tradition. Cest faire fi de lart populaire typiquement urbain, dont les thtres de marionnettes sont peut-tre le plus bel exemple. Par art populaire , on dsigne une partie de la culture matrielle. Cette locution nest donc pas synonyme de folklore . Tandis que lexpression arts et traditions populaires , se rapproche de lacception de folklore en tant quobjet dtude. Nanmoins, par glissement smantique, lorsque lon parle des arts et traditions populaires, on vise parfois la discipline qui tudie les arts et traditions populaires. Et cette dernire ne peut se confondre avec le folklore car elle passe pour plus scientifique, plus mthodique, plus aboutie que le folklore en tant que discipline. Culture populaire Culture, terme constamment redfini par les auteurs37, nest pas propre lethnologie, ni mme aux sciences humaines, puisquil dsigne aussi laction de cultiver la terre, la mise en valeur agricole. Par mtaphore, il se rapporte la mise en valeur de la nature humaine, individuelle ou collective, aux aspects intellectuels dune civilisation. Pour leur part, les ethnologues entendent culture au sens que lun des fondateurs de lanthropologie, le Britannique E. Tylor, accordait ce concept ds 1871. La culture est cet

    36 LEMPEREUR, Franoise, Arts et traditions populaires en Wallonie, Universit de Lige, syllabus du cours, anne acadmique 2002-2003, p. 15. Cette dfinition est assez proche de celle de Konrad Hahm, directeur du Muse de Folklore Berlin, rapporte par Nina Gorgus. Il dfinissait lart populaire comme un art damateurs enracins dans le Volkstum, qui prend pour modle de vieilles crations traditionnelles et sintresse donc toujours des formes typiques . Pour lui, la force cratrice de lartiste se meut dans un cadre troit, fix par les ornements, couleurs et formes transmis par la tradition. Sont objets dart populaire tous les biens matriels fabriqus la main cela va des poteries aux ufs de Pques peints, en passant par les sculptures sur bois. Hahm ne tenait compte de lergologie que lorsque les objets de travail taient dcors (GORGUS, Nina, Le magicien des vitrines, Paris (MSH), 2003, p. 243). Dans la mesure o il considrait lart populaire comme porteur de symbole et limage du Volkstum, Hahm tait proche de lidologie nazie. 37 Envisager la diversit des dfinitions et des concepts qui se rapportent la culture dpasse le cadre de ce travail. On se reportera KROEBER, A. L. et KLUCKHOHN, C., Culture. A Critical Review of Concepts and Definitions, Cambridge (Harvard University Press), 1952 et CUCHE, D., La notion de culture dans les sciences sociales, Paris (La Dcouverte), 1996 (non-consults).

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    ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, lart, les murs, le droit, les coutumes, ainsi qui toute disposition ou usage acquis par lhomme en socit 38. Une culture peut tre prsente comme un ensemble de reprsentations et de pratiques agences en ordre symbolique (un ensemble de systmes symboliques, dit Lvi-Strauss) qui organise et donne sens au monde dans une configuration singulire, propre un groupe social et une poque dtermine 39. Que recouvre le concept de culture populaire ? Selon Nina Gorgus, les nouveaux rapports de la jeunesse la danse et la musique, les ftes du 1er Mai et le mobilier rural appartenaient, pour Rivire, une culture populaire . Il reliait donc le pass et le prsent par la culture populaire et du quotidien 40. Parler de culture populaire serait une faon de dire quon tient compte des nouvelles traditions, en train de se crer ou de se recrer sur base danciennes traditions, rinterprtes, rinvesties dun sens ou dune forme nouveaux. En ralit, chaque gnration (r)invente sa culture, parfois sans rien voir des emprunts quelle fait aux gnrations prcdentes, ou aux autres cultures. Culture populaire se dfinit par opposition culture savante d'une part, sans que cela n'empche des emprunts rciproques, et tradition populaire d'autre part. Par contre, on ne peut amalgamer culture populaire et culture de masse car elle s'en distingue par son vhicule. La culture de masse suppose un mdia qui colporte et impose ses modalits, aux risques souvent noncs d'uniformisation (...) La culture populaire ne peut avoir d'expressions que locales, alors que la culture de masse ou mdiatique est par dfinition expansionniste41. Ces dfinitions mettent en vidence deux dimensions importantes pour lethnologie : la culture est universelle, elle concerne toutes les socits humaines, tout groupe social ; par opposition la nature, la culture est acquise et non inne, inscrite dans les gnes. Claude Lvi-Strauss a propos quant lui une dfinition qui met plutt en avant ce qui diffrencie les cultures entre elles : nous appellerons culture tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de lenqute, prsente, par rapport dautres, des cart significatifs ou encore le terme culture est employ pour regrouper un ensemble dcarts significatifs dont les limites concident approximativement 42. Les notions de culture et, corollairement, de groupe culturel, semblent ds lors beaucoup plus relatives et fluctuantes, en fonction des questions que lanalyse ethnologique pose son objet dtude.

    38 TYLOR, E. B., La civilisation primitive, trad. fr., Paris, Reinwald, 2 vol. (1re d. En langue anglaise : 1871), 1876-1878, cit dans GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 86. 39 GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 90. 40 GORGUS, Nina, Le magicien des vitrines, Paris (MSH), 2003, p. 163. 41 CHAUMIER, Serge, Introduction , dans CHAUMIER, Serge (dir.) Du muse au parc d'attractions : ambivalence des formes de l'exposition, Culture et Muses n 5, Arles (Actes Sud), 2005, p. 13-36, p. 17. 42 LEVI-STRAUSS, Claude, Anthropologie structurale, Paris, PLON, 1958, p.351, cit dans GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 89.

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    2. Histoire et volution de ces disciplines S'il est hors de propos de retracer toute lhistoire de ces sciences humaines, il me parat indispensable den rappeler quelques jalons, car lintrt pour la collecte et la mmoire tout dabord, linvention et le dveloppement dinstitutions musales consacres ces disciplines ensuite, se sont faits en parallle de la formation et de la fortune notamment sur le plan idologique de la discipline. Le patrimoine scientifique de celle-ci, comme pour dautres sciences sociales, est charg dune historicit et dune situation sociale donne. Le contexte du XIXe sicle et les conditions dmergence de lethnologie en ont fortement marqu les dveloppements ultrieurs et davantage encore, je crois, la faon dont elle est perue, en particulier travers les muses. Ceux-ci naccuseraient-ils pas un certain retard par rapport aux dveloppements rcents de la discipline, qui se renouvelle et se remet en question chaque gnration ? Nest-ce pas le signe du dcouplage recherche-muse, consomm depuis trop longtemps, et du caractre par trop conservateur de l'institution ? Le regard port sur l autre dans les premiers muses spcialiss na pas beaucoup volu dans les dcennies qui en ont suivi la cration. Cette volution est plutt rcente, comme nous le verrons. De plus, lhistoire de lethnologie et des muses est parfois commune puisque certaines institutions ont rapproch et rapprochent encore la recherche scientifique, la collecte et la prsentation des rsultats. Je me concentre sur les travaux concernant nos propres socits, cest--dire lethnographie rgionale, mme si occasionnellement, j'voquerai des lments exotiques et la cration de muses consacrs au domaine extra-europen. Je vais en prsenter ici les lments les plus significatifs et expliquer en quoi ils concernent les muses dans la section suivante.

    a) Lethnographie depuis deux sicles

    Dcidment, il y a des Congolais blancs parmi nous43 Lethnographie est une science humaine qui est ne et sest dveloppe en tant que discipline scientifique autonome, comme nombre de ses cousines (histoire, sociologie, archologie, psychologie) dans la seconde moiti du XIXe sicle. Bien sr, on a connu avant cela un certain nombre de prdcesseurs, explorateurs, missionnaires, voyageurs, commerants et crivains en particulier, qui se sont intresss aux murs des autres . Les autres ont tout dabord t des ethnies peuplant des contres lointaines et exotiques , auxquels on sest

    43 Auguste Gitte, folkloriste wallon de la premire heure, sapercevant des points communs qui existent entre les sauvages dAfrique et les arrirs de chez nous, se demande o finit le folklore, o commence lethnographie ? (GITTEE, Auguste, Un muse de folklore , dans Wallonia, III, 1895, p. 37-40, p. 37).

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    intress souvent avec des ambitions qui dpassaient de loin la simple observation : coloniaux, vanglisateurs ont cherch connatre ces socits diffrentes et primitives pour mieux les soumettre, les convertir, les duquer ou les exploiter. Petit petit, l autre sest fait plus proche, gographiquement parlant du moins : les intellectuels, les bourgeois, les gens cultivs ont tourn leur curiosit vers les gens sans culture , les illettrs, les habitants des campagnes, les groupes loigns socialement. Il va de soi que les premiers ethnographes nen taient pas, cette discipline ntant simplement pas forme scientifiquement parlant. Ce sont, forcment, des gens instruits (notables, curs, fonctionnaires, rudits) qui ont les premiers rassembl des observations, descriptions et interprtations de faits sociaux relatifs aux classes infrieures. Afin de situer les prmisses de lethnographie rgionale, la premire grande enqute laquelle on se rfre, pour le domaine francophone, est celle de lAbb Grgoire en 1790-179444. Il sagissait dune consultation, adresse des correspondants rpartis sur tout le territoire de la nation, qui comportait quarante-trois questions relatives au patois et aux murs de la campagne . Le but affirm de cette vaste enqute sociolinguistique tait de connatre les idiomes rgionaux pour mieux les anantir. En effet, un des projets de la Rvolution tait de doter le pays dune langue unique, qui devait affermir lunit nationale. La proccupation de cette enqute tait avant tout patriotique, le souci ethnographique ntait que marginal45 et a surtout rvl une dichotomie ville-campagne, qui ne sexpliquait pas seulement par la pratique linguistique. Du reste, ce vaste travail na pas t accompli par des ethnographes mais par des notables et des ecclsiastiques. Disciple enthousiaste des ides de la Rvolution incarnes par Grgoire, Frdric Rouveroy (1771-1850) a galement cherch faire reculer lignorance , notamment en encourageant les Wallons apprendre et parler correctement le

    44 VALIERE, Michel, Ethnographie de la France. Histoire et enjeux contemporains des approches du patrimoine ethnologique, Paris (Armand Colin), 2002, p. 21-26. 45 En 1794, la Commission temporaire des arts de la Convention publie un texte, rdig en bonne partie par Flix Vicq dAzir, intitul Instructions sur la manire dinventorier et de conserver, dans toute ltendue de la Rpublique, tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et lenseignement, dans lequel on dcle galement un intrt pour les arts et traditions populaires: Il existe parmi les peuples modernes des restes vivants de lantiquit ; on les trouve surtout dans le costume et dans le langage des habitants de certaines contres : mais les progrs de la civilisation et des arts les attnuent chaque jour, de sorte que cest en gnral dans les pays peu frquents, et parmi les hommes simples et livrs uniquement au travail de lagriculture ou au soin des troupeaux, quil faut en chercher les traces . Bien conscient que luniformisation de la langue risque de faire disparatre ces archasmes , il ajoute, encourageant, en quelque sorte, les futures tudes folkloriques et ethnographiques : Aujourdhui que nos lgislateurs ont rsolu de substituer la langue nationale aux diffrents dialectes ou patois de quelques uns de nos dpartements, et que luniformit de notre ducation nationale va faire disparatre ces contrastes () il importe de recueillir tout ce qui concerne ces idiomes (). Les commissions des districts conserveront tous les dictionnaires, syntaxes et autres livres crits en patois, et ils runiront autant quil leur sera possible, les productions auxquelles sont attachs les plus anciens souvenirs, telles que les chansons, les cantiques, les contes, les fables, fabliaux et proverbes les plus rpandus sur les diverses parties de notre territoire, dont les habitants parlent un idiome qui leur est propre . Lintrt pour les langues et les traditions orales prime, et la passion pour les costumes rgionaux sannonce dj nettement. DELOCHE, Bernard, Un prcurseur de la musologie scientifique : Flix Vicq dAzyr , dans Musologie et ethnologie, Paris (RMN), 1987, p. 38-45, p. 41.

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    franais, considr comme la langue daccs la culture et la science. Pour ce faire, il rdigea un Vocabulaire ligeois-franais, commenc avant 1815 et rest inachev46. Une autre enqute, statistique et topographique 47, fut entreprise dans les premires annes du XIXe sicle et confie quant elle des fonctionnaires, les prfets de dpartement. Cette collecte est intressante car, bien souvent, les faits observs ont t interprts selon la thorie des climats48 , qui met en avant un dterminisme cologique, biologique, historique et culturel autant que social et qui permet aux prfets de dgager quelques strotypes infradpartementaux, des ethnotypes, dont certains se prolongeront jusqu la fin du XXe sicle 49. Cette thorie eut effectivement un certain succs50 et permit de discerner des races rgionales, caractrises par leur morphologie (forme du crne, couleur des cheveux ou des yeux51), par leur artisanat (motifs dcoratifs, costumes) et leur architecture (matriaux, types de toiture, etc.), par leurs coutumes (ftes locales) et leurs pratiques sociales et culturelles (langue, chanson). Elle fut invoque durant tout le sicle et mme au-del pour expliquer et stigmatiser les identits rgionales et servit asseoir les nationalismes . Elle influena galement les premires prsentations ethnographiques dans les muses et expositions, comme nous le verrons par la suite. Ces interprtations sont, faut-il le dire, largement dpasses52.

    46 BERTRAND, Jean-Pierre, PAQUE, Jeannine et WILLEMS, Martine, La vie littraire , dans Vers la modernit, Le XIXe sicle au Pays de Lige, Catalogue de lexposition, Lige, 2001, p. 225-256, p. 240-241 47 VALIERE, Michel, Ethnographie de la France. Histoire et enjeux contemporains des approches du patrimoine ethnologique, Paris (Armand Colin), 2002, p. 26-30. 48 Amorce ds lAntiquit par Aristote, cette thorie fut dabord nonce par Jean Bodin (1529-1596) qui mit en vidence linfluence des facteurs physiques et gographiques (altitude, latitude, ouverture ou non sur la mer, tendue du territoire, composition des sols, rgimes des vents, et mme la langue) sur les diffrents Etats et cits, en matire de forme politique comme sur les comportements et les qualits des populations. Elle sera reprise par Montesquieu en 1748, dans De lesprit des lois. (VALIERE, Michel, Ethnographie de la France. Histoire et enjeux contemporains des approches du patrimoine ethnologique, Paris (Armand Colin), 2002, p. 187). 49 VALIERE, Michel, Ethnographie de la France. Histoire et enjeux contemporains des approches du patrimoine ethnologique, Paris (Armand Colin), 2002, p. 28. 50 Charles-Victor de Bonstetten (1745-1832), crivain suisse, publie en 1824 un ouvrage au titre vocateur : Lhomme du Midi et lhomme du Nord ou linfluence des climats. En 1793, loccasion dune exposition de costumes populaires au chteau de Fredensborg au Danemark, il runit des btiments de diffrentes rgions dans un parc public. Il est considr comme un prcurseur des muses de plein air. (DECHARNEUX, Sophie, Le Fourneau Saint-Michel, tude dun muse de plein air, Mmoire de licence, Universit de Lige, anne acadmique 2002-2003, p.5) 51 Voici les propos en 1803 de Louis F. Jauffret, fondateur de la Socit des Observateurs de lHomme, marqus jusquau comique par certaines tudes danthropologie physique et par les thories de diffrenciation raciale : Il est de fait que, mme au premier coup dil, non seulement le Ngre diffre du blanc, mais le Juif du chrtien, lEspagnol du Franais, le Franais de lAllemand Bien plus, en se bornant une nation particulire et en la partageant en diverses rgions, on reconnat encore parmi les habitants des diffrences marques. Souvent les habitants dune ville ou mme dun village ont une coupe de tte, une physionomie hrditaire qui les sparent de tous leurs voisins , cit par NOEL, Marie-France, Du muse d'ethnographie du Trocadro au Muse national des Arts et Traditions populaires , dans Museologie et ethnologie, Paris (RMN), 1987, p. 140-151, p. 141. 52 Pourtant, les aspects culturels dune socit ou dun groupe ne sont en rien lis aux aspects physiologiques. Le fait culturel est universel et acquis. Avec une consquence simple : nous aurions tous pu tre des Bororo. Rien dans la physiologie ne nous prdispose telle forme culturelle plutt quune autre. () A

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    Ces premires enqutes, manations du pouvoir en place, avaient des ambitions politiques et moralisatrices. On nest pas loin des vises colonialistes et vanglisatrices qui avaient cours sous dautres latitudes et pour lesquelles on avait galement recours aux mthodes de lethnographie et de lanthropologie physique, alors en gestation. Ds la premire moiti du XIXe sicle, on saperoit que lindustrialisation de lEurope modifie, lentement mais srement, les modes de vie, tant dans les villes que dans les campagnes. Ces dernires sont affectes par lexode rural et par la modernisation progressive de leurs moyens de production et de leur mode de vie. Ds lors, on assiste, dans le chef des rudits, une prise de conscience dune rupture historique qui fait suite une longue priode dimmobilit du monde rural , notamment provoque par le dveloppement des moyens de transport et de communication qui ont rompu lisolement avec les campagnes 53. Des socits savantes, nouvellement constitues54, ressentent lurgence de rpertorier et denregistrer ce patrimoine tant quil est encore vivant afin den fixer la mmoire. Le dsir de collecter et de conserver les objets et la mmoire dune culture que lon croit finissante et que lon veut prsenter comme telle, sassortit aussi dune prise de conscience () de lintrt et de la fcondit dun savoir populaire quil sagit dinterroger et mme de rutiliser 55. Ds lors, la culture populaire pouvait tre considre comme un foyer de cration pouvant donner lieu des changes avec la culture savante. Cette nouvelle attitude par rapport lobjet dtude nest pas sans rapport avec le romantisme et la qute du bon sauvage ou plutt du bon paysan , de sa spontanit et de sa force cratrice, du gnie du peuple 56. LAngleterre et lAllemagne, notamment avec Jakob

    linstar de ce dterminisme racial ou gntique, dautres principes dexplication des formes culturelles, notamment de type cologique ont pu tre rfuts. Si la culture constitue lvidence une forme dadaptation au milieu naturel, on ne peut en aucun cas considrer quelle est strictement prfigure par lenvironnement., GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions cls de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxime dition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 87. 53 COLLET, Isabelle, Les premiers muses dethnographie rgionale en France dans Musologie et ethnologie, Paris (RMN), 1987, p. 68-99, p. 71. Elle fait rfrence Sbillot. 54 A titre dexemples, lAcadmie celtique, premire institution franaise qui ait imagin de recueillir la mmoire du peuple fut cre en 1804. La celtomanie joue un rle important dans la constitution des premires collections d'objets ethnographiques et la Bretagne restera toujours un terrain privilgi de l'ethnologie franaise. La Socit royale des Antiquaires de France fut fonde en 1814, la Socit des Antiquaires de lOuest en 1834, la Socit ethnologique de Paris en 1839 etc. A Lige, l'Institut archologique ligeois est cr en 1851 et la Socit ligeoise de Littrature wallonne (qui existe encore aujourdhui sous le nom de Socit ligeoise de Langue et Littrature wallonnes), est cre en 1856. Les membres fondateurs, issus de la bourgeoisie et de llite intellectuelle de Lige, lui assignent pour buts dencourager les productions en Wallon ligeois, de propager les bons chants populaires, de conserver sa puret notre antique idiome, den fixer autant que possible lorthographe et les rgles et den montrer les rapports avec les autres branches de la langue Romane (statuts, cits par BERTRAND, Jean-Pierre, PAQUE, Jeannine et WILLEMS, Martine, La vie littraire , dans Vers la modernit, Le XIXe sicle au Pays de Lige, Catalogue de lexposition, Lige, 2001, p. 225-256, p.240. 55 COLLET, Isabelle, Les premiers muses dethnographie rgionale en France dans Musologie et ethnologie, Paris (RMN), 1987, p. 68-99, p. 88. 56 Titre, trs significatif, dun livre dEmile Blmont (Paris, 1905).

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    Grimm, apparaissent comme deux foyers importants, qui lpoque du romantisme, du retour la nature, ont fait le plus pour ltude des traditions populaires 57, en associant littrature, philologie et popular antiquities ou Mytholologie und Sittenkunde. Ces deux nations sont suivies par la France. Ainsi, ds les annes 1840, Georges Sand sintresse-t-elle la posie rustique (lgendes, chansons etc.) des paysans du Berry, pour enrichir sa propre littrature ethnographique , entranant sa suite toute une ligne dethnographes berrichons 58. De mme, Grard de Nerval note les paroles en dialecte de chansons de vachers59 Mais que lon ne sy trompe pas , rappelle Isabelle Collet, si le savoir et les possibilits cratrices du paysan et de lartisan commencent tre reconnus, cest condition de situer ce savoir et cet art dans le champ limit des acquis gntiques, de lexprience pratique et des vertus ancestrales 60. Marcellin La Garde quant lui sinspire des contes et traditions de lArdenne ligeoise, son pays natal, pour alimenter les recueils de contes qui le rendront clbre61. Ceux-ci passeront alors pour dauthentiques relations scientifiques des traditions et seront accrdits par le folklore et lhistoire de la rgion, mais il semble que les rcits qui ont un fond vridique soient minoritaires62. Cest dans ce contexte, au milieu du XIXe sicle, que s'inventent le folklore et les folkloristes. Cette nouvelle discipline des sciences humaines, aux mthodes encore peu rigoureuses, consiste en un rassemblement dlments emprunts aux autres disciplines, mergentes ou confirmes (gographie, histoire, sociologie, linguistique, archologie). Les recherches des premiers folkloristes ont fait natre le strotype du paysan en particulier celui du paysan idal et immuable63. Les premires socits que lon peut qualifier dethnographiques relvent une prise en compte de la paysannerie, terme gnrique qui indique demble une vision homognisante du monde rural, ni gratuite, ni dsintresse, mais intimement lie aux besoins de la politique (entendons ce mot dans son sens le plus profond et le plus civique), () et un modle faire valoir face au monde ouvrier : pieux,

    57 LEGROS, Elise, Sur les noms et tendances du folklore, Lige (Muse de la Vie wallonne), 1962, p. 5. 58 VALIERE, Michel, Ethnographie de la France. Histoire et enjeux contemporains des approches du patrimoine ethnologique, Paris (Armand Colin), 2002, p. 70-71. 59 LEMPEREUR, Franoise, Arts et traditions populaires en Wallonie, Universit de Lige, syllabus du cours, anne acadmique 2002-2003, p. 5. 60 COLLET, Isabelle, Les premiers muses dethnographie rgionale en France dans Musologie et ethnologie, Paris (RMN), 1987, p. 68-99, p. 89. 61 Val de lAmblve. Histoires et scnes ardennaises en 1858 et Histoires et scnes du Val de la Salm en 1865. 62 BERTRAND, Jean-Pierre, PAQUE, Jeannine et WILLEMS, Martine, La vie littraire , dans Vers la modernit, Le XIXe sicle au Pays de Lige, Catalogue de lexposition, Lige, 2001, p. 225-256, p. 243. 63 La paysannerie et les campagnes en gnral sont prsentes dans les premires tudes comme empreintes dune incroyable inertie, quasi insensibles aux changements sociaux, conomiques et politiques. Lvolution est dcrite sur le long terme, faisant presque abstraction de lhistoire moderne et en dcalage complet avec la socit dont lethnographe est issu. On parle, du moins pour les tudes extra-europennes, dun prsent historique pour qualifier cette vision de cultures archaques . Voir, notamment, COPANS, Jean, Introduction lethnologie et lanthropologie, Paris (Nathan), 1996, p. 96. Cet aspect du travail des folkloristes ne fut pas sans effet, et encore rcemment, sur la prsentation du monde paysan dans les muses.

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    honnte, travailleur, respectueux des traditions, telle est limage du paysan qui prvaut alors 64. Il semble cependant que le paysan nest pas clbr pour lui-mme : il nest que le support de projection dun idal prn par la bourgeoisie savante et bien pensante, peut-tre critique vis--vis de lartificialit de sa propre socit. Nous verrons que bien des muses de cette poque prsentent cette image du paysan, tel le double invers de la culture des rudits; tantt on s'en moque, tantt on voudrait s'en inspirer. Les premiers vrais ethnographes furent principalement des linguistes et des dialectologues, qui ont effectu des travaux proches de celui de lAbb Grgoire mais dont le dessein tait tout autre. Les socits traditionnelles devenaient un objet scientifique. Les premires enqutes systmatiques, effectues lchelle dune rgion ou dun pays, ont consist recueillir et cartographier les diffrents idiomes ou patois et leurs variations. Le premier atlas linguistique est d Jules Gillieron65, Franais dorigine suisse, qui, ds 1897, entreprend des enqutes en vue dditer une srie de cartes montrant, po