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Nouvelle lauréate du concours 2014 organisé par la Médiathèque Amikuze.Le texte devait comporter obligatoirement les mots : roteur – alpestre – réaffronter – duveteuse – oursin – prognathisme – batmobile – amoralité – foulée – bibliothèque.
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Le sourire du pékinois
par Morgane Tellechea
Lauréate du concours de nouvelles 2014
Médiathèque AmikuzePlace de l’Eglise - 64120 Saint Palais- 05 59 65 28 72
[email protected]://mediathequeamikuze .fr
Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France.
Le sourire du pékinois
L’homme, attendu pour le dîner, était très important. M. et Mme F. désespéraient de marier
leur fille aînée, le seul moyen pour eux de s’en débarrasser. A 30 ans, la pauvrette était toujours
célibataire et vivait sous le joug d’une mère dominatrice, exigeante et indélicate. La demoiselle qui
répondait au doux nom de Madeleine, avait une jeune sœur, déjà bien mariée à un chirurgien de
renom, et qui semblait avoir hérité du meilleur potentiel physique que pouvait offrir leurs parents.
L’insignifiante Madeleine, aussi discrète et invisible qu’une plante verte dans ce milieu de
gens bien faits, n’avait pas eu cette chance. La nature s’était montrée particulièrement sévère à son
encontre.
Elle souffrait depuis sa naissance d’un strabisme convergent qu’aucune paire de lunettes
n’avait pu corriger convenablement. Les doubles foyers qu’elle portait en cas d’extrême nécessité,
suscitaient davantage les moqueries et les sarcasmes que l’intérêt de la gente masculine. Cette
imposante paire de binocles grossissait exagérément ses yeux, lui donnant un air de grenouille
effrayée.
De face comme de profil, la malheureuse ne pouvait guère dissimuler un prognathisme
prononcé de la mâchoire inférieure. Sa mère se montrait singulièrement mordante en répétant à qui
voulait bien l’entendre que son pékinois adoré et sa fille souriaient de manière étrangement
similaire. Mme F. ne faisait certes pas preuve de délicatesse, mais à y regarder de plus près, elle ne
mentait guère à ce sujet. Cette proéminence faciale victime de toutes les railleries imaginables, avait
cruellement entaché l’estime que Madeleine avait d’elle-même.
Elle disparut aussi vite des photos de famille que de toute vie sociale passant le plus clair de
son temps enfermée dans la bibliothèque familiale. Un lieu rassurant, loin du regard impitoyable du
monde, et où des êtres infâmes et monstrueux pouvaient être les héros des histoires qu’elle dévorait
avec avidité.
Mme F. habilla sa fille aussi élégamment que son corps bancal le permettait et dans la
foulée, pris soin d’atténuer les traits disgracieux de son visage sous une couche importante de
maquillage. Le résultat était loin de ses attentes mais résignée à l’idée que Madeleine ne serait
jamais jolie, elle ne s’en lamentait plus. Tout juste ressentit-elle une lassitude aussitôt chassée par la
perspective d’un futur mariage. Après tout, elle était en droit de l’espérer, le prétendant ayant fait
lui-même le premier pas, ce qui était assez inattendu. Tous les hommes que Madeleine avait
rencontrés jusqu’à maintenant, avaient consenti à la voir mais au prix de négociations acharnées
durant lesquelles M. et Mme F. y avaient souvent laissé quelques plumes. Tout cela pour ce résultat
terrible et implacable : Madeleine était toujours célibataire.
L’homme qui demandait aujourd’hui une entrevue à la jeune femme, était certes un original
mais à peser le pour et le contre, Mme F. en était venue à la conclusion qu’au vue de la situation,
être exigent n’était pas dans leur intérêt et qu’un homme susceptible de s’intéresser de près ou de
loin à Madeleine, méritait qu’on lui accorde sinon sa confiance, au moins son attention.
- Tu verras, il a un air très, comment dire …très alpestre ! certifia Mme F. à sa fille tout en
s’assurant que la cuisinière suivait à la lettre le repas qu’elle lui avait commandé.
Madeleine connaissait bien sa mère. Quand elle commençait à utiliser des mots à la place
d’autres, c’était qu’elle tentait de dissimuler la vérité. Comme la fois où Madeleine s’était essayée à
la cuisine. Mme F. avait gratifié le résultat d’un « C’est, ma foi, très divinatoire », signifiant
implicitement à sa fille que ses tartelettes aux citrons n’étaient pas franchement une réussite.
« Existait-il en ce monde personne plus maladroite dans l’art du mensonge ? » songeait Madeleine
que l’air alpestre de son prétendant inquiétait quelque peu.
On mit les petits plats dans les grands. M. F. dû se résoudre à porter une cravate à son grand
désarroi. « Cette horreur n’est qu’une proche cousine de la corde du pendu » claironnait-il pendant
que son épouse la nouait autour de son cou.
Enfin, le prétendant arriva, exactement à l’heure dite, dans ce qui ressemblait à un
croisement entre une 2CV et une batmobile. Un véhicule bien trop extravagant pour le quartier
résidentiel, huppé et terne où habitait la famille.
L’homme s’était paré de ses plus beaux atours. Il portait un haut de forme dont la hauteur
des plus improbables déséquilibrait dangereusement sa tête. Le bleu outremer de sa queue de pie
jurait avec le rouge flamboyant de son large pantalon. Cet accoutrement rappelait curieusement
l’oncle Sam des affiches de propagande de l’U.S Army.
Après une révérence qui fit rencontrer le haut de son chapeau avec le sol et un baise-main à
Mme. F., il se tourna pour accueillir Madeleine. Elle peinait à marcher depuis qu’elle souffrait
d’une crise de goutte qui rendait sa démarche aussi gracieuse que si elle se déplaçait sur un tapis
d’oursins. L’homme tapa dans ses mains d’un air satisfait, sourit de toutes ses dents jaunies par le
tabac et lâcha un « Magnifique !! ». Mère et fille échangèrent un regard ahurit et M. F., qu’une
féroce faim tiraillait depuis bien cinq minutes, invita la petite assemblée à prendre place autour de la
table du dîner.
- Je travaille dans les fêtes foraines, madame ! répondit l’homme lorsque Mme F. entreprit de faire
la conversation.
La cuillère de M. F. tomba bruyamment dans son assiette de soupe, éclaboussant la nappe
blanche et sa cravate en soie. Il existait deux genres de personnes qu’il répugnait à côtoyer en ce
monde, les banquiers et les forains.
- J’aime voyager de villes en villages pour y exposer aux yeux de tous mes êtres d’exception.
Disant cela, il posa son regard langoureux sur Madeleine qui peu habituée à de tels égards
rougit et détourna les yeux.
- Il est vrai que de nos jours, l’intérêt pour les monstres de foire est quelque peu démodé. Que
voulez-vous, autres époques, autres mœurs, seule l’exclusion reste immuable.
Il se tut et se plongea dans une sorte de réflexion philosophique à des lieues du dîner auquel
il était convié. Au bout de quelques instants, il revint parmi ses hôtes et reprit la parole, faisant ainsi
sursauter son auditoire aussi inquiet que décontenancé.
- Cependant, mon attraction rencontre un franc succès. L’année précédente j’ai fait fureur avec mon
perroquet roteur. Les enfants l’adoraient. Des rires et des rires à n’en plus finir. Il est mort pauvre
bête, paix à son âme. Figurez-vous que son ancien propriétaire était un amateur de bière. Ceci
explique cela.
Il continua de parler ainsi durant tout le repas, sans presque toucher à son assiette ce qui
déplut fortement à Mme F. et qui finit par le rendre totalement déplaisant à ses yeux. Quant à M. F.,
son idée sur cet énergumène s’était établi dès l’instant où il avait posé les yeux sur lui et, s’il n’avait
pas beaucoup d’estime pour sa fille, il n’aurait pas l’outrageante cruauté de la marier à un tel
homme.
Ce dernier, impassible au silence agacé des parents, continuait d’exhiber les nombreuses
photos de son petit préféré, un labrador court sur pattes à deux têtes, prénommé judicieusement
Cerbère 2/3. Intarissable, il enchaînait les anecdotes, parlant avec nostalgie des jumeaux dont il
avait dû se séparer à contrecœur.
- De vrais jumeaux, mais un totalement noir et l’autre complètement blanc. Un prodige de la nature.
D’abord curieux, le public n’y a pas cru. Pourtant la parfaite symétrie de leurs traits était évidente.
Leur présence mettait à mal la crédibilité de mon attraction et je perdais chaque jour un peu plus
d’argent. Les mettre à la porte a été un déchirement.
« Mais votre fille, mon Dieu, elle sera la clou de mon attraction. Elle est si parfaitement hideuse.
Quel régal pour les yeux.
Personne ne disait mot. Même l’homme ne parlait plus occupé à faire honneur à l’unique
plat du repas qui méritait son attention, le dessert. Etait-il parfaitement fou ou simplement
méchant ?
M. et Mme F. avaient cru à un prétendant, mais ils avaient en face d’eux un employeur. Leur
fureur était au-delà de leur déception et dissimulait la honte qu’ils éprouvaient. Car malgré tout,
commençait à germer en eux l’idée que cet homme venait de leur faire la seule sinon la meilleure
proposition à l’égard de leur fille. Feraient-ils preuve d’amoralité en acceptant ainsi de la laisser
courir le pays en s’exhibant en monstre de foire ?
Madeleine quitta la table. Elle en avait assez entendu. Toute sa vie était rythmée par les
railleries, les méchancetés, les maladresses et les sarcasmes des personnes qu’elle avait croisées.
Elle monta les escaliers quatre à quatre jusqu’ à sa chambre, repensant à tout cela et à tout ce qui
l’attendrait demain, quand sa mère partirait de nouveau à la recherche d’un prétendant. Elle n’avait
plus la force de réaffronter les regards écoeurés, effrayés ou faussement courtois.
Lorsqu’elle réapparut, elle traînait derrière elle sa valise. Sa décision était prise. Cet homme
aussi déplaisant qu’il puisse être à ses parents était le seul être au monde à l’avoir regarder avec des
yeux différents. Et lorsqu’elle s’endormit ce soir là, dans la chaleur duveteuse de sa couchette, elle
avait le sourire du pékinois de sa mère sur les lèvres.