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Le Talisman Politique Vers le déclin du capitalisme, sur le chemin des sociétés intentionnelles collectives Faramir Garro v 2.05

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Le Talisman Politique

Vers le déclin du capitalisme,

sur le chemin des sociétés intentionnelles collectives

Faramir Garro

v 2.05

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Introduction.......................................................................................7

Capitalisme, les pseudo-justifications d'un système.......................12

Parce que nous ne sommes "que" des êtres humains.....................12

La vie n'est qu'un jeu, de préférence économique et amoral...........19

Donner un sens à notre vie nuit gravement au PIB de notre pays...27

La mort de la Politique, une autre victoire de l’argent roi.................32

Rien d'autre ne peut marcher on vous dit.........................................36

La tentation pour les gouverner tous ?.............................................41

L'égo, à la fois source du problème et solution...............................47

Le capitalisme, ou l'égo réduit à l'égocentrisme...............................47

Égocompatibles, l’équilibre pour la réussite collective.....................52

Plus fort que l'Amour pour changer le monde : l'amour-propre........53

Capables de l'horreur et du merveilleux...........................................56

La fierté de bâtir et de protéger........................................................59

L’égo égaré dans sa quête de sens, la religion................................65

Le Talisman politique, extension de la conviction............................72

Politique, conviction, culture et talisman...........................................72

La volonté n'est pas la panacée.......................................................74

Le désir, remède contre l'apathie et la résignation...........................78

L'empathie, une expression de notre nature collective....................84

L'intelligence collective, émanation des intelligences sociales positives, talisman du collectif..........................................................88

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De la société accidentelle aux sociétés intentionnelles...................96

La république capitaliste, cohabitation forcée d'une population en éternel désaccord........................................................................96

L'entière liberté, autodétermination réelle et autonomie politique....99

Les principes de la société intentionnelle.......................................103

Intentionnelle et collective, la quintessence de la société humaine..........................................................................................109

Quelle place dans la mosaïque des idéologies politiques ?...........112

Rencontres en sociétés intentionnelles collectives........................114

Découverte d'une communauté......................................................114

Invitation en commune intentionnelle collective..............................119

Discussion avec un collectif hors système.....................................134

Interview d'un porte-parole du Parti de la France Collective..........140

Débat sur la vie démocratique au sein des communautés.............155

À travers la cité intentionnelle collective.........................................160

La tolérance politique au sein de la Fédération Générale..............169

Histoire alternative........................................................................172

Cinquante années d'uchronie.........................................................172

Les premiers jours..........................................................................187

Aujourd'hui, des sociétés d'inspiration collective bien réelles........189

Mexique, le Chiapas autogestionnaire...........................................189

Syrie, le Rojava d'inspiration libertaire...........................................193

Les communautés intentionnelles collectives en France...............198

Les communautés intentionnelles ailleurs dans le monde.............205

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Pour chaque partisan.e, maintenant et concrètement...................210

La situation, le cadre de notre action..............................................210

Le temps, une ressource essentielle..............................................217

Cohérence, plaisir et mode de vie..................................................224

Faire et agir pour devenir...............................................................231

Se réapproprier le Social, refuser la sémantique antisociale.........253

Un désir politique nous obligeant à la vertu ?................................264

La révolution partielle.....................................................................274

L'association des individus et la vie collective...............................279

La naissance de l'intention collective.............................................279

Rejoindre une intention collective...................................................293

Le facteur humain, l'alchimie du reproche......................................298

Être et durer....................................................................................308

La place du Talisman......................................................................320

La spiritualité politique....................................................................325

Le besoin d'insouciance.................................................................329

Cultiver l’altérité sociétale, la révolution est au bout de la crédibilité................................................................................333

La sécession douce........................................................................345

Épilogue........................................................................................351

Ultime rencontre en société intentionnelle collective.....................360

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Introduction

Nous vivons pratiquement tous dans cette société capitaliste sedéclinant en différentes versions à travers le monde. Les êtreshumains qui en sont insatisfaits ou en souffrent sont nombreux,beaucoup ont de bonnes raisons de penser que ce modèle sociétalest mauvais pour leur vie et le monde qui les entoure.

Jusqu’à maintenant, ce système a très souvent su nous convaincrequ’il était « acceptable » ou simplement « le moins pire », que tousces drames humains et ces situations difficiles, conséquences dusystème lui-même, étaient une composante inévitable des sociétéshumaines. Pour rassurer les sceptiques, il leur donne l’espoir qu’ilpourrait être plus acceptable dans l’avenir. Pour rassurer lesdésespérés, il leur faire oublier que l’argent est roi, et que cela nechangera jamais...

Bien peu contestent le modèle en lui-même, une infime minoritéremet en cause ce « chacun pour soi économique » qui est sa règlede base. Beaucoup pensent que l’égalité, l'entraide et la solidaritésont des nécessités face aux mécaniques individualistes tissant nosvies capitalistes, ils arrivent souvent à se convaincre que la solutionest une surcouche de « social » sur ce système où l’économiquedécide de tout. Ils renoncent de fait à l’idée d’une autre société auxfondements équitables et solidaires, pensée pour être heureuse.

Vouloir vivre dans une autre société implique de remettre enquestion cet individualisme du quotidien. L'idée d'une société« collective », dans laquelle les individus ne sont pas enconcurrence économique, est probablement aussi vieille que lespremières sociétés humaines. L'anthropologie préhistorique nousamène à penser que nos premières tribus mettaient le partage aucœur de leurs fonctionnements, encore plus lorsque l'organisationsociale pouvait être dictée par un environnement hostile.

Les vainqueurs écrivent l'Histoire, il est logique que le progressismesocial remettant en cause l'individualisme économique ne fasse pasles titres de nos chronologies, sauf bien sûr lorsque les bonnesintentions du départ tournent au désastre. Les oligarchies,autoritarismes et autres monarchies ont toujours su soigner leursimages, en plus d’effacer les épisodes du passé marqués par larecherche d’une équité entre les êtres humains.

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Il existe toutefois quelques exceptions, même s’il s’agit à chaquefois de s’approprier la noblesse d’une cause ou d’une grandeurhistorique. Sur le thème de la gouvernance, il y a par exemple cettefameuse invention de la « démocratie grecque », inscrite de manièreindélébile dans nos livres d'Histoire.

Il y a plus de 2500 ans, bien avant par exemple les événementsfondateurs de la plupart des religions actuelles, une partie du peuplegrec a su faire preuve d'un progressisme politique défiant toutes lesformes d'organisation de son temps. Nous ne parlons pas là d'unepoignée d’oligarques qui décident « en bonne intelligence » desaffaires politiques d’une cité ou d’un pays, ou d’une petite etprétendue élite qui impose sa volonté à une population en usurpantla notion de démocratie, non, la volonté des penseurs athéniensétait de mettre le débat et la responsabilité au centre de la viepolitique. Les décisions de la cité devaient être le fruit d'unprocessus permanent d'échange collectif.

En réalité, la société athénienne n'était pas une démocratie, elleétait un environnement inégalitaire et injuste, où les femmes, lesesclaves et les « métèques » n'avaient pas leur mot à dire, ilssubissaient l’autoritarisme et l’arbitraire. Il n'en reste pas moins queceux qui possédaient le statut de citoyen, même s’ils étaient en faitminoritaires au sein de la population, faisaient de la politique d'unefaçon bien particulière pour gérer les affaires économiques, socialeset religieuses. Une assemblée de quelques centaines de citoyensétait tirée au sort pour se charger des lois. Une assemblée de tousles citoyens votait le budget, déclarait la guerre, la paix etl'ostracisme : le bannissement pour dix ans de tous ceuxsoupçonnés d'aspirer au pouvoir personnel. Elle tirait également ausort les juges et élisait ses chefs militaires. Les historiens nousdisent qu'Athènes aurait pu compter jusqu'à 40.000 citoyens pour untotal d'au moins 300.000 individus, une importante concentration depopulation pour l'époque.

Cette société était individualiste, et on ne peut évidemment pasqualifier une société esclavagiste de démocratie, mais ne peut-onpas objectivement se dire qu'à un moment donné de notre Histoire,un des peuples les plus développés du monde antique a clairementmis en place un ambitieux progressisme dans sa manière de penserla politique ? Peut-on imaginer que ces citoyens auraient remis enquestion l'esclavage, et remédié aux discriminations faites aux

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femmes et aux métèques à un moment ou à un autre ? Nous nesaurons jamais jusqu’où aurait pu mener l’aventure « pseudo-démocratique » athénienne : une épidémie et la guerre avec Sparteont mis fin à l'indépendance de la cité. Son idée de la démocratie aété étouffée à mesure qu’elle était condamnée à la tutellesuccessive des puissances voisines. Aujourd'hui, cette sociétéantique nous est présentée comme l'ancêtre des « démocratiesmodernes », comme si nos pseudo-démocraties parlementairesverrouillées étaient à la hauteur des idées institutionnelles de la citéathénienne, comme si la république capitaliste autorisait à unemajorité citoyenne de s'opposer aux dirigeants à tout moment endehors des élections, comme si on tirait au sort certains serviteursde l’État, comme si nous avions la possibilité de bannir pendant dixans de la vie politique tous ceux qui profitent de leurs postes pourleurs intérêts personnels...

Le propos ici n'est pas d'encenser les principes de ce modèlepseudo-démocratique qui a marqué l’Histoire, il avait par ailleursbien d’autres défauts, il s'agit simplement de commencer par direqu’un fonctionnement politique épargné par la domination despensées électoralistes, avec certaines responsabilités distribuéessans luttes de pouvoir ou copinage, a été la manière de faire d’unpeuple qui n’avait pourtant aucune volonté particulière deconvivialité ou d’équité générale. À partir de là, il n’y a qu’un pas àfaire pour imaginer ce que pourrait être une véritable démocratie,motivée par une ambition prosociale et collective d’envergure.

En voyant plus loin que d’éventuelles nouvelles règles prisonnièresdu carcan capitaliste, la possibilité que nous vivions autrement estbien réelle. En France, la philosophie des Lumières et la Révolutionfrançaise n'ont pas radicalement bousculé l'idéal démocratique etsocial, trop peu au-delà d’une remise en question de la monarchie etdu pouvoir de l’Église. La Commune de Paris en 1871 a su fairepreuve d'un réel renouveau politique et social, malheureusement, ila bien vite été réduit à néant par le chaos, la violence et lesautoritarismes de l'époque. Cette expérience politique progressistequi dura un peu plus de deux mois fut détruite trop rapidement pourque l’insurrection devienne une révolution.

Les progrès sociaux au sein des sociétés capitalistes se limitent àdes acquis régulièrement remis en question. Ils vont et viennent aurythme des alternances politiques ou des prises de conscience et

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réactions populaires de rue. Les fondements du modèle actuelseront toujours en contradiction avec les principes de base d'unesociété sereine : une société où les individus coopèrent réellementsur le plan économique. Bien que les modèles sociétaux reposantsur l'individualisme soient ultra-majoritaires aujourd'hui, les essaispour concrétiser des alternatives à cette domination idéologiquen’ont jamais cessé. La plupart des grandes tentatives structuréesont échoué ou ont été réprimées au cours des derniers siècles,pourtant, des oasis sociales subsistent ici et là, souvent éphémères,parfois pour plusieurs années, trop rarement durables. Le constatest amer, et il amène à plusieurs questions.

Les partisans du modèle collectif existent, pourquoi ne vivent-ils pasaujourd'hui dans des sociétés collectives ?

Sont-ils minoritaires au point d'être condamnés à faire avec lasociété individualiste qu'on leur présente ?

Sont-ils trop maladroits pour se donner les moyens de vivre dansune société où l'on partage le travail au lieu de se le disputer ?

Que manque-t-il donc pour que toutes ces idées de liberté et decoopération se matérialisent enfin d’une façon stable et sereine ?

Quels concepts peuvent contribuer à faire sortir cette aspirationcollective de la sphère expérimentale et militante, pour devenir unchoix concret offert à toutes et tous ?

En politique, l'être humain ne veut vraiment que ce qu'il croitpossible, il agit et se donne les moyens de ses ambitions lorsqu'ilvoit la possibilité d’un changement à l’horizon. Le premier objectif dece livre est de montrer que l’alternative collective est possible : lasociété capitaliste et individualiste n'est pas une fatalité. Un autretype de société est réaliste, il s'agit d'identifier les clés permettant deconstruire son existence durable.

La critique du système actuel est une posture qui ne suffit pas, touteseule elle reste stérile, l’alternative ne naît pas souvent de la révolte.Comprenons bien que les crises à l’intérieur du système nesignifient pas la crise du système, seules les prémices concrètesd’une ou de plusieurs alternatives, enviables et réussies, ferontnaître une révolte politique consciente et victorieuse contre lemodèle actuel. Il est vain de critiquer une réalité sans en avoir uneautre à mettre dans la balance, il est illusoire de vouloir mettre fin àcette société sans savoir précisément quoi mettre à la place.

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Certains trouveront ce texte un peu présomptueux, peut-être mêmeprétentieux, mais comment ne pas l'être puisqu'il affirme qu'un autrechemin est possible, ceci bien que le bulldozer capitaliste sembleavoir écrasé tout autre espoir et affirmé sa supériorité historique.

Ce livre n’est pas une énième critique de la société marchande, unénième « appel » se concluant par des pistes molles et l'énoncé dequelques initiatives pleines de bons sentiments...

Ce texte est une proposition concrète, elle a la prétention de croirequ'elle peut contenir des éléments permettant d'aller au-delà del'espoir pour construire d’autres sociétés. Après tout, s’il n'y avaitpas besoin de clés, si le chemin était bien visible, ne serions-nouspas déjà dans un monde meilleur que celui-ci ?

Ce ne sont pas d’autres règles ou d’autres lois qu’il nous faut, cesont une nouvelle culture du vivre-ensemble, un modèled’organisation et d’interaction radicalement différent, ainsi qu’unenouvelle façon de considérer l’aspect politique de nos vies.

Tous les chapitres qui suivent proposent des éléments pour penseret vivre une autre réalité sociétale. Nous nous approcherons decette meilleure façon de vivre au plus près de ce que peut permettreun texte : par le propos politique, par l’analyse, par l’Histoire, parl’imaginaire, et par l’énoncé de ce qui existe déjà concrètement, touten n’étant connu que d’une petite minorité de la population.

Le sommaire est très instructif sur ce que vous allez pouvoir trouverdans ce livre. Il est toujours plus cohérent de se laisser mener par lecheminement imaginé par l'auteur, mais vraiment, si vous vousdemandez encore si vous avez envie de le lire, si vous sentez quece désir n'attend qu'une diversion de votre environnement pourglisser en dehors de votre conscience, ou si vous doutez même devotre désir... alors choisissez la partie qui vous attire le plus etcommencez par elle.

Cette lecture ne se veut pas forcément linéaire. Si vous préférez debelles histoires pour découvrir le sujet, vous pouvez débuter votrevoyage par quelques rencontres en sociétés intentionnellescollectives, dans le chapitre du même nom...

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Capitalisme, les pseudo-justifications d'un système

Parce que nous ne sommes "que" des êtres humains

L'homme est un loup pour l'homme : cette locution toute faite étaitdéjà énoncée par Plaute il y a plus de deux mille ans. ThomasHobbes la reprend dans ses écrits au 17e siècle, son œuvre« Léviathan » (1651) prétend que l'être humain doté de son « droitnaturel » est d'une nature foncièrement violente, qu’il est dicté parsa bestialité et généralement indifférent ou ignorant de la morale.

Cette phrase est le leitmotiv d’une conception individualiste de l'êtrehumain, elle le dépeint comme une entité ayant pour premier objectifde satisfaire ses besoins et ses envies, sans considération oupresque pour les autres. Si Hobbes était d'une lucidité rare pour sonépoque en considérant la religion comme une passion reposant surla peur de l'inconnu, il était également l'objet d'un pessimisme totalquant à la capacité de notre espèce à s'organiser pacifiquement etsans contrainte. Son Léviathan, autrement intitulé « Matière, formeet puissance de l’État chrétien et civil », proposait une théoriescientifique de l'organisation politique, elle devait permettre laformalisation d'une autorité pouvant juguler par la contrainte lespassions humaines et leurs conséquences violentes.

Notre Histoire, et l'Angleterre de 1651 en est un bon exemple, agénéralement été ponctuée d’une succession de moments violentsqui ont permis à une force brutale d'imposer sa volonté à l'ensembled'un territoire et de sa population. Ces derniers temps, la« démocratie » semble parfois et par endroits pouvoir prendrel'ascendant sur la violence et la guerre. On se bat toujours, mais« politiquement », en vue de remporter des élections... dont lesperdants subissent encore la volonté politique des vainqueurs.

Selon l’idéologie individualiste, nous serions donc nos propresprédateurs. Aujourd'hui encore, nos semblables « libéraux » ou« apolitiques » appellent à la rescousse cette citation pour justifierles défiances et hostilités qui s'affichent décomplexées dans nossociétés, ceci lorsqu'elles ont besoin de l’être et ne sont pasconsidérées comme rien de moins que la norme sociale. Il ne s'agitmême plus comme chez Hobbes de trouver une raison aux

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violences « illégales », ces mots justifient maintenant l'existenced’une violence légale. Les agressions et les escroqueries sont biensûr punies par les institutions, mais la convoitise du Capital suscitela prédation économique à tous les niveaux de la société, elletranspire indubitablement dans les rapports sociaux et fait partieintégrante du système politique, économique et social proposé.

Dans une étude publiée en 1992, l'anthropologue Robin Dunbaranalysa la taille du néocortex chez différents primates et la comparaau nombre d'individus composant leur groupe social. Il a ainsiextrapolé ses résultats afin de déterminer la taille idéale d'un grouped'être humain. Le nombre de Dunbar est ainsi considéré comme lenombre maximum d'individus dans un groupe pour que chaqueindividu puisse entretenir une relation humaine stable avec tous lesautres. Cette limite est inhérente à la taille de notre néocortex : lapartie de notre cerveau qui est impliquée entre autres dans lesfonctions cognitives dites supérieures, comme les perceptionssensorielles, la conscience et le langage.

Le « nombre de Dunbar » a une valeur pratique admise de 150personnes. Au-dessus de 150 individus, la confiance mutuelle et lacommunication ne suffisent plus à assurer le fonctionnement dugroupe, il faut passer à une organisation plus structurée avec l'ajoutde nouvelles règles. Dunbar indique également que le langage joueun rôle décisif dans notre capacité à entretenir des relations socialesavec environ 150 personnes. Pouvoir parler à plusieurs individus enmême temps permet d'établir des rapports efficaces et durablesentre tous les membres du groupe. Sinon, chacun d'entre nouspasserait la moitié de son temps à entretenir individuellementchacun de ses liens sociaux.

Ce serait donc a priori à partir de 150 personnes que l'usage d’uneorganisation politique - un moyen d'organiser la société sans quetout le monde ne connaisse tout le monde - deviendrait nécessaire.C'est là qu'une réalité extrêmement dommageable à notre espècese manifeste : il n'y a pas en la matière de consensus naturelpouvant être considéré comme le résultat d'une logique universelle.En d'autres termes, l'Humanité semble condamnée à ne pas êtred'accord avec elle-même sur la façon de faire.

Les divergences politiques fondamentales tournent essentiellementautour de la notion de solidarité.

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Solidarité : lien social d'engagement et de dépendance réciproqueentre des personnes ainsi tenues au bien-être des autres,généralement les membres d’un même groupe liés par unecommunauté de destin (famille, village, ville, profession, entreprise,association, nation, etc.)

Cette notion de solidarité est au cœur du ressenti politique. Pourcertains, elle est importante et même parfois cruciale dans lareprésentation qu'ils ont d'une société désirable. Pour d'autres, ellene représente pas grand-chose si ce n'est même une contraintelorsqu'elle n'est pas cantonnée au strict cercle personnel. Lescourants de la solidarité se mêlent et interfèrent avec ceux d'autresnotions économiques et sociales, ce sont les interactions et lespondérations possibles qui forment les différents courants politiquesexistants.

Nous sommes bien obligés de constater que les organisationséconomiques et politiques contemporaines au pouvoir sont loind'affirmer la solidarité comme un pilier de leur société. Les dernierssiècles de notre histoire moderne ont vu le modèle capitalistes'imposer à l'ensemble du monde ou presque. Les adeptes dulibéralisme se sont attachés à théoriser et justifier ce modèle pouraffirmer sa légitimité dans l'organisation économique et sociale denotre espèce.

L'un des artisans de cette pensée est Adam Smith. Beaucoupestiment qu'il est, à travers son œuvre « La richesse des nations »publiée en 1776, un des fondateurs du « libéralisme » économique.Il écrit :

« Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand debière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien dusoin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas àleur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nosbesoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage »

La richesse des nations, Adam Smith

Cette description des relations économiques humaines reflète l'étatd'esprit du citoyen capitaliste et son fonctionnement intellectuelsupposé. L'individu n'envisage la relation économique que dans sonintérêt personnel, s'attachant à acquérir des biens et des servicessur le marché. L'idée du « chacun pour soi » est censée au bout ducompte provoquer la satisfaction de tous, c’est l’expression de la

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« main invisible ». Chacun assure sa présence sur le marché par lebiais de sa production personnelle et spécialisée. L'égoïsmeéconomique structure l'organisation de l’économie, les mécanismesconcurrentiels et monétaires sont censés ensuite régulerautomatiquement les événements pour préserver la « rationalité »du marché.

« Cette division du travail, de laquelle découlent tant d'avantages,ne doit pas être regardée dans son origine comme l'effet d'unesagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulencegénérale qui est en le résultat ; elle est la conséquence nécessaire,quoique lente et graduelle, d'un certain penchant à tous leshommes, qui ne se proposent pas des vues d'utilité aussi étendues :c'est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et deséchanges d'une chose pour une autre »

La richesse des nations, Adam Smith

Adam Smith évoque ici une idée centrale dans le clivage politiqueentre la vision individualiste et la vision collective des choses. C'estla croyance qu'il n'y aurait rien à attendre de notre nature humaine,à part de l’individualisme, en ce qui concerne l'organisationéconomique de nos sociétés. La répartition du travail ne pourraitêtre le fruit d'une volonté collective : nous ne sommes pas faits pourprendre en compte les intérêts de l'autre, en revanche noussommes faits pour commercer. Finalement, Dieu est probablementun capitaliste convaincu... En dehors de toute charité religieuse oulaïque, chacun agirait selon son propre égoïsme économique, ceserait un penchant naturel et donc forcément la meilleure façond'être. Elle ne pourrait être que « saine » et logiquement bénéfique,car permettant à l'être humain d'évoluer dans « l'ordre des choses »pour aller dans le sens de sa nature profonde.

Bien sûr, tout cela n'a rien de naturel, ce propos relève d'une visionidéologique de l'individu, c'est l'éternelle croyance que l'Hommeserait égoïste par nature. Cette posture est avant toute autreconsidération le résultat d'une fausseté intellectuelle bienconfortable. Elle permet de justifier nos propres actions, elle estencore le fondement inconscient des sociétés capitalistes modernesmalgré le fait qu'elle ne repose sur rien d'autre qu'une croyance.

Mettons de côté la croyance pour nous pencher sur l'anthropologie.Cette science qui étudie l'être humain sous ses aspects physiques

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et culturels nous permet d'avoir une idée de la façon dont vivaientnos lointains ancêtres, et il semble que notre état « naturel » soitbien loin d'un égoïsme généralisé. Dans nos premières sociétés(tribales), le troc n'a jamais été la base des échanges entreindividus. Qui peut croire que chacun avait sa réserve de nourriturepersonnelle, qu'il devait donner une contrepartie pour s'attacher lesservices de celui qui sait soigner la maladie ou la blessure ?Personne. Celui qui allait chercher le bois et s'occupait du feu sefaisait-il rétribuer pour son labeur ? Les chasseurs réclamaient-ilsune contrepartie immédiate pour le gibier ? Non, ces pratiquesauraient été particulièrement inadaptées. Certains de nos ancêtresavaient probablement bien compris que la mise en commun et lepartage étaient la façon la plus sereine et la plus efficace d'organiserla production et la consommation, autrement dit l’économie.

Pendant des milliers d'années, nous nous sommes développés etavons progressé en empruntant majoritairement le chemin de lacoopération dans le cadre sociétal de la tribu. Certes, c’était unecoopération nécessaire pour la survie, une coopération peut-êtreteintée de rapports de forces, mais une coopération quand même.Nous avons fonctionné par le principe de la contribution à lacollectivité sans autre calcul égoïste, ceci même si le partage n'étaitpas forcément équitable, ceci même si les participations de chacunétaient différentes avec d’éventuels jugements sociaux conférantune place particulière à certains individus dans le groupe. Le troc estapparu pour satisfaire le besoin d'échanger avec un interlocuteurqu'on ne connaît pas ou qu'on ne reverra peut-être jamais,l'échange éphémère ne permettant tout simplement pas uneréciprocité différée (qu'il y ait confiance ou non). La monnaie répondquant à elle au besoin de pouvoir donner (vendre) à quelqu'un quine possède rien qui nous intéresse, ou de pouvoir recevoir (acheter)alors que nous ne possédons rien qui puisse intéresser l'autrepartie. Son accumulation égoïste et le pouvoir produit par cetteaccumulation sont des conséquences collatérales d’une possibilitéde notre nature parmi d’autres.

Le capitalisme et le libéralisme ne sont pas des concepts inhérentsà notre espèce, ils représentent une voie qui a été prise pour desraisons qui seront abordées plus en détail par la suite. Lamarchandisation - le fait de donner une valeur économique àquelque chose qui n'en avait pas - n'est ni un phénomène logique ni

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un « progrès économique », elle est un choix idéologique appliqué àtous parce qu'il a été voulu par certains, généralement ceux quivoulaient accroître ou préserver une forme de pouvoir sur leurssemblables.

L’histoire du capitalisme est marquée par des coups de force qui ontpeu à peu instauré l'esprit de la propriété comme une norme. Àpartir du moment où certains ont accumulé par égoïsme, parcupidité ou par attrait pour le pouvoir de la possession, ils ont tentéde faire en sorte que l’argent puisse être le moyen de possédertoute chose. Avant l’avènement du capitalisme, certaines richessesont constitué des biens communs depuis l'aube de l'Humanité, à uneépoque où par exemple la propriété individuelle de la terre n’existaitmême pas.

C'est l'égoïsme économique, ce comportement qui consiste àprivilégier notre propre intérêt aux dépens de celui des autres qui estle fondement idéologique et problématique des sociétés actuelles.Le mouvement des enclosures au 16ème siècle en Angleterre en estun des exemples les plus révélateurs. Il a germé dans l'esprit deshommes de pouvoir dès le 12ème siècle, mais n’a réellement étéimposé aux populations que 400 ans plus tard. Dans certainesrégions, l'agriculture anglaise était à cette époque régie par unsystème de coopération et une communauté d'administration desterres. Le droit d'usage prévalait, les « communaux » étaient géréscollectivement, les terres étaient collectivisées de fait sans qu'uneidéologie politique n'en soit la raison, c'était simplement la façon laplus logique et la plus sereine de gérer les choses.

Les riches propriétaires fonciers ont arbitrairement transformé ceschamps ouverts et ces pâturages communs. Pour accroître leursprofits issus du commerce de la laine alors en pleine expansion, ilsont converti ces terres en pâturages pour leurs troupeaux demoutons. Peu importait à ces riches individus que la populationrurale subisse un très fort appauvrissement : ils étaient les plus forts,alors ils ont imposé leur volonté à toutes ces communautés pourl'être encore plus. Il y eut des révoltes, comme celle menée par lefermier et tanneur Robert Kett en 1549 à Norfolk. Ce sont 16.000personnes qui prirent Norwich, la deuxième ville d'Angleterre, enréclamant l'arrêt des enclosures et la possibilité pour toute personnede jouir des communaux.

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Les frères Robert et William Kett furent pendus pour leur rébellionanticapitaliste et la répression fit 3.500 morts : un véritable massacreà grande échelle compte tenu du niveau de population de l’époque.

C'est aussi sur les cadavres de nos ancêtres, du moins ceux quivoulaient préserver l'autogestion des biens communs, que notresociété du chacun pour soi et de l’arbitraire économique s'estconstruite. Nous sommes bien loin de la mécanique « logique etnaturelle » décrite par Adam Smith. La solidarité est intimement liéeà la justice sociale et aux valeurs morales qui l’accompagnent. Àson opposé, le capitalisme écarte cette notion de sa mécaniquefondamentale, tout en affirmant sans complexe la pauvreté de sonambition politique pour l'être humain.

Chose moins connue, Adam Smith a aussi écrit « La théorie dessentiments moraux » qui fut publiée 17 ans avant « La richesse desnations ». Dans cet ouvrage, il écrit sur les principes de la naturehumaine pour tenter de comprendre comment se forment lesinstitutions communes et le comportement social. Il admet lecaractère désintéressé de certains de nos jugements, ainsi quel'empathie (appelée sympathie, en tant que capacité des individus àcomprendre l'autre), elle est même un élément important de sondiscours. A priori donc, le professeur de philosophie morale AdamSmith n'était pas uniquement l'adepte idéologique d'une sociétémercantile, il semble plutôt avoir tenté d'établir que des principeséconomiques adossés à une autorité légale pouvaient contribuer àla maîtrise des passions humaines. C'est encore ce pessimisme àpropos de notre capacité à gérer socialement nos propres défauts,qui fabrique le besoin d'une mécanique économique déshumanisée.

Les adeptes capitalistes qui s'attachent à défendre leur système,souvent en le teintant d’une pseudo « morale individualiste », ontconnaissance de cette œuvre de référence qu'est « La richesse desnations », mais on supposera probablement à juste titre que bienpeu d’entre eux ont déjà entendu parler de « La théorie dessentiments moraux ».

Le plus grave dans cette pensée politique est peut-être qu'elleaffiche un manque total d'ambition pour notre espèce. À vrai dire,elle n'en a en fait aucune... elle nous condamne à évoluer sur lesseuls critères de la compétition économique et du développementtechnique.

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Parmi toutes les divergences existant entre la vision collective et lesmodèles prônant l'individualisme économique, il y a tout ce qui peutconcerner les notions d'idéal politique et d’ambition sociétale. Unefaçon d'être pour nos individualités, prétendument naturelle, nevalide aucunement la légitimité d'un système : c'est la pensée,l'intellect humain et son idéal progressiste qui doivent façonnerl'objectif politique. L'action politique se fait par conviction afin quenous devenions ce que nous voulons être, pas ce que la « nature »aurait prétendument prévu pour nous. C'est là que réside réellementla richesse des nations, dans l’envie de construire collectivement au-delà des possibles faiblesses humaines.

La vie n'est qu'un jeu, de préférence économique et amoral

Capitalisme : concept à la fois économique, sociologique et politiquequi caractérise un système s'appuyant sur la propriété privée desmoyens de production et sur l'initiative individuelle, la libreconcurrence et la recherche du profit.

La règle du jeu est plutôt simple, chacun se met en quête de cettechose qui permet toutes les autres : l'argent. Dix mille ans aprèsl'invention de l'agriculture, cinq mille ans après l'apparition del'écriture, à une époque où notre maîtrise technologique estexponentielle, une seule chose plongerait l'écrasante majorité denotre espèce dans une réelle confusion sociale difficilementdépassable : la disparition de l'argent. Tout est basé sur cette chosecar tout est convertible avec elle. Si vous et vos proches n'êtes pasen mesure de produire un service ou un bien, il existe entre vous etcette possibilité de consommer un prix, et ce prix s'apparente parfoisà un obstacle qui doit être surmonté pour pouvoir consommer.

Nous utilisons cette valeur marchande car nous avons abandonnél'idée de la concertation économique, nous avons choisi l'échangemû par l'intérêt individuel plutôt que la répartition d'une productionorganisée. Du fait d'être tributaire de ce que les agentséconomiques estiment devoir produire pour maximiser leurs profits,le marché a cette caractéristique particulière d'être possiblementassocié à une incertitude quant au manque ou à l'excès. Un nouvelacteur peut décider de prendre pied sur un marché (en croissance

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ou pas) pour y concurrencer ceux qui y sont déjà présents. Celapeut être motivé par une prise de profit à la partie adverse, ouconsécutif à une défaillance ou à un changement de stratégie chezl’un des autres acteurs. Toutes ces possibilités de changements, devictoires ou de défaites économiques, individuelles ou à grandeéchelle, maquillent l'ensemble d'une pseudo-liberté d'entreprendre.

Ces marchés n'ont rien de rationnels. Les objectifs de profitentraînent des manœuvres qui ne font qu'affirmer le pouvoir decertaines entités sur d'autres. Certains créent artificiellement lemanque pour augmenter les prix, d'autres se jouent des tensions etn'hésitent pas à instrumentaliser la survie d'autres acteurséconomiques. Dans divers domaines comme celui de l'agriculture,même les pseudo-politiciens européens qui gouvernent ont comprisqu'il fallait réguler et subventionner pour éviter la catastrophe. Dansune économie où il est bien difficile de trouver du sens au-delà decelui de la rémunération, on aurait pu penser que celles et ceux quicontribuent au secteur agricole, pour gérer nos terres et produirenotre nourriture, sont ces privilégiés pouvant trouver facilement unesatisfaction concrète à leurs actes quotidiens. Eh bien non, certes,certains ne sont pas à plaindre, mais on ne compte plus en Franceles paysans désabusés dans leurs exploitations au bord de la faillite.Malgré les aides et autres remises fiscales, des milliersd'exploitations sont menacées de disparition. Le marché fait souffrir,parfois pire encore lorsque nos campagnes pleurent les suicides depaysans surendettés.

Nous nous gardons bien de prendre conscience que cette loi del'argent est réellement mortifère. Nous contribuons tous à valider unsystème économique qui peut pousser ses « perdants » au suicide,nous le validons car nous ne le remettons pas en cause. Ne nousdédouanons pas de la conséquence finale sur l'affirmation officielled'une personnalité dépressive ou fragile. Ces dizaines ou centainesde paysans qui se sont donné la mort ces dernières années enFrance n'avaient aucune prédisposition à la dépression, biensouvent ils se sont suicidés après des années d'un travail redoubléd'efforts pour sortir la tête de l'eau. Acceptant les préceptes ducombat économique, ils ont « investi », se sont « battus », maisdevant ce mur impitoyable de chiffres et la fin qu'ils ont ressentiecomme inéluctable, ils ont décidé de disparaître.

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Le marché tue, sa loi se veut amorale, détachée de touteconsidération morale, mais à bien y réfléchir, seuls les plus cyniquesd'entre nous persisteront à affirmer qu'elle n'est pas immorale.

Côté consommateur, la loi du marché dissipe bien vite lesincertitudes, elle exclue les moins argentés de la possibilité deconsommer telle ou telle chose. Comble de la logique capitaliste quin'en est pas vraiment une : en cas de surproduction, on jette parfoisà la poubelle plutôt que d'en faire bénéficier les consommateurs.

Nous sommes tous des acteurs économiques en quête d'argent,c'est même notre fonction première dans la théorie capitaliste.Certains démarrent leur vie dite « active » (sous-entendu que vousêtes inactif ou inactive si vous ne vous employez pas à gagner cetargent) avec une quantité variable de ce précieux sésame, de zéro àpossiblement beaucoup. Nous sommes pratiquement toutes et tousobligés par la force des choses d'accepter les règles du marchésalarial, de l’entrepreneuriat ou du fonctionnariat. Le but du jeu étantd'en gagner pour le dépenser, il est généralement socialementassez mal vu de ne pas vouloir le faire, ceci dans toutes les stratesde la société. Que ce soit pour vivre dignement avec l'espoir depouvoir choisir plus tard sa consommation, ou pour gérer sa rente ets'assurer que son capital croît, dans tous les cas l'objectif estentendu : l'argent ne fait pas le bonheur, mais il y contribuefortement. Il influe directement sur notre propre liberté, les individussont supposément libres, mais seulement au regard de ce qu'ils sonten mesure de dépenser... Un salarié sans épargne qui boucle toutjuste ses fins de mois, et ne pourra plus payer son logement le moissuivant s’il perd son maigre salaire, est-il vraiment libre dedémissionner ?

Ne croyons pas que le système capitaliste promette un niveau devie acceptable à tout le monde. Condamnés à manger une pitancede mauvaise qualité mais bien emballée, condamnés à habiter deslogements vétustes et bruyants, condamnés à vendre leur force detravail pour maintenir la tête hors de l'eau : ceux qui perdent au jeucapitaliste (quand ils ne sont pas nés directement perdants) formentles strates du bas de la pyramide. Ces strates dessinées par lepouvoir d'achat sont le pilier du système. Le manque, l'inconfort oule besoin inassouvi sont des rouages essentiels de la pyramide desclasses. On nous montrera toujours ce qui se passe en dessouspour affirmer que notre condition n'est pas si mauvaise que ça.

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La victoire du Capital est totale lorsque ceux que nos dirigeantsqualifient comme appartenant à la « France d'en bas » se félicitenteux-mêmes de leurs besognes quotidiennes.

« Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c'est ma classe, laclasse des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train degagner. » Warren Buffet – célèbre investisseur milliardaire

Les comportements de l'être humain sont influencés par la sociétédans laquelle il vit, et on ne peut pas dire que le capitalisme soitparticulièrement enclin à provoquer l'expression des plus bellesqualités sociales humaines. Les individus qui prônentl’individualisme ne sont pas plus rationnels que ceux qui prennentégalement en compte les besoins de l'autre. Toutes les tendancespolitiques « démocratiques » peuvent être considérées par le biaisde notre statut « d'homo economicus ». On associe souvent à tortce terme à une caractéristique des individus adhérant aux principesde la société marchande.

Homo Economicus : issue des sciences économiques, cette notionaborde la question du comportement de l'homme. Elle énonce que,dans le cadre de la satisfaction de ses besoins, l'individu maximisel'utilisation de ses ressources et la satisfaction issue de saconsommation de biens et de services, ceci quel que soit le sens dubesoin. Pour parvenir à cet objectif, il sait analyser la situation etanticiper les événements de son environnement afin de prendre lesdécisions permettant cette maximisation.

Cette définition ne se limite pas à un fonctionnement économiqueindividualiste. Les sociétés collectives, où le partage et lacoopération sont intégrés à l’économie, sont composées d'individusqui souhaitent tout autant maximiser la satisfaction issue de leurconsommation de biens et de services. Ils ont compris que leursatisfaction générale individuelle pouvait être impactée positivementpar la qualité des relations et la satisfaction individuelle de l'autre(non-concurrence, rationalisation, mutualisation, partage intellectuel,échange social...). Lorsque les intérêts sont contradictoires, descritères utilitaristes peuvent être retenus : agir ou ne pas agir pourmaximiser le bien-être collectif lorsque celui-ci ne va pas forcémentdans le sens de la maximisation du bien-être individuel. Laréalisation de valeurs morales associées à la sérénité collective estencore un bienfait supplémentaire possible.

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L'égocentrisme capitaliste est définitivement problématique lorsquecette mécanique économique qui se voudrait amorale ne l'estclairement plus. Considérons le mensonge, à quel moment avons-nous accepté moralement qu'il puisse être utilisé pour faciliter lavente d'un bien ou d'un service ? Nous ne nous attardons mêmeplus sur le fait qu'un vendeur mente par omission. La justification estéconomique, les conséquences économiques excusent lesconséquences sociales et morales. Lorsque le mensonge permet àce brave vendeur d'atteindre enfin cet objectif mensuel qu'on lui afixé, le bonimenteur devient alors un winner respecté. S’il permet enplus d'élever le niveau de consommation de son foyer, il pourra alorsse targuer d'être un bon père de famille. Les mensonges répétésquotidiennement à de parfaits inconnus sont négligeables face à lajoie de son enfant gâté. Le baratin, quel que soit le nom techniquequ'on lui donne, est institué en allié de la réussite.

Du côté des braves acheteurs, on observe parfois qu'ils se résignentà penser qu'ils ont simplement été « un peu bêtes » d'avoir cru à cediscours avantageux lorsqu'ils constatent qu'on leur a menti.Finalement, certains s'en veulent même de s'être fait avoir. Lasociété marchande considère bel et bien la naïveté et la confiancecomme des faiblesses et des fautes. C'est comme si nous nous envoulions plus à nous-mêmes qu'aux menteurs responsables de cesdéconvenues. Nous sommes alors en colère et peut-être mêmehonteux d'avoir perdu au jeu du « commerce immoral ». Je suisperdant cette fois, je ne me ferai pas avoir la prochaine fois... et sij'avais moi-même quelques remords sur ce genre de pratiquesjusqu'à présent, ce ne sera plus le cas. Quel beau cercle vertueuxque cette société marchande...

En de rares occasions, lorsque la manipulation dépasse les limitesautorisées par le code de la consommation, on dispense undédommagement aux consommateurs abusés. La loi est là pourcontrebalancer cet appât du gain aiguisé par le système lui-même.Pourtant, la tentation de la falsification ou de l'escroquerie estrarement repoussée par les difficultés de sa mise en œuvre. Legéant de l'automobile Volkswagen a reconnu avoir installé un logicielde triche dans les moteurs de plusieurs millions de véhicules pourles faire passer pour moins polluants qu'ils n’étaient. Ce scandale du« dieselgate » est un exemple parmi tant d’autres, il nous montre àquel point la tricherie peut être la norme au sein d'une entreprise.

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Économiquement, tous ces jours qui passent sont de nouveauxchapitres de la bataille de l’argent. L'acheteur et le vendeur, le payéet le payeur, le débiteur et le créditeur, tous ne trouvent un accordque par la « négociation », le « prix du marché » ou tout autre termene désignant rien d’autre qu’un intérêt pécuniaire ou des rapports deforces entre individus ou groupes d'individus. Les codes ducommerce, de la consommation et du travail sont là pour fixer desrègles d’État visant à modérer l'ensemble de ces rapports de forces.L’image d'un capitalisme « moderne » ne pourrait perdurer si l'unedes deux parties était régulièrement, visiblement et totalementsoumise à la force de l'autre.

Les objectifs sont avant tout financiers, l'économique prédominesans complexes sur le social. Personne ne s'étonne encore qu'uneentreprise en bonne santé licencie des salariés pour augmenter sesbénéfices. « Nos vies valent plus que leurs profits » est une bellerevendication, mais malheureusement incompatible avec la logiquecapitaliste. On s'indigne, on en appelle à plus de moralisation,parfois à légiférer pour que l'être humain ne puisse plus être cettevariable d'ajustement à la merci des décisions de certains, mais il ensera toujours ainsi au royaume du Capital. Le système est fondé surla recherche de l'intérêt personnel, il nous scande que le bonheurest le résultat de notre réussite individuelle, qu’avoir plus d’argentest notre récompense légitime, que l'individualisme est liberté...Brider la réussite de l'un pour que l'autre ne subisse pas l'échec oula défaite serait un contresens.

Face à cette réalité déshumanisée, n'abandonnons pas non plus àl'Histoire passée cet esprit de classe qui fait que des individus et desgroupes convergent parfois vers une action solidaire. Il existeencore péniblement ici et là, généralement préservé par desmilitants syndicaux parfois lâchés par leur propre centrale syndicale.Il s'agit souvent de chercher au sein d'un groupe les convergencesque l'on ne peut pas trouver de façon naturelle au sein d'unensemble plus grand : on se regroupe pour renverser un rapport deforces défavorable et augmenter ses chances de gagner, à l’échelled’une entreprise ou d’un pays. Malheureusement, la pratique atendance à montrer que les cohésions ne se forgent souvent quedans l'adversité et le combat, il est bien loin le temps où lessyndicats étaient les organisateurs d'une cohésion et d’uneémancipation en dehors du travail.

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Cynisme : attitude ou état d'esprit caractérisé par une faibleconfiance dans les motifs ou les justifications apparentes d'autrui.Manque de foi ou d'espoir dans l'Humanité.

Les injustices assumées de la société de l'argent, les manifestationsdu peu de considération pour son prochain, ou tout autre exemplede cette défiance sociale institutionnalisée, nous rendent cyniques.Comment ne pas le devenir lorsque la souffrance de certains estéconomiquement justifiée à la une des médias, lorsqu’on nousannonce chaque année que les plus riches sont encore plus richeset les plus pauvres encore plus pauvres. Notre espèce s'est enlaidiedans la mécanique marchande, un seul être humain s'est-il déjà levéun matin du 21ème siècle en se disant qu'il pouvait être fierd'appartenir à notre espèce ? Il faut bien admettre que les motifs defierté sont assez rares ces derniers temps... Notre relation avecnotre environnement naturel est encore plus médiocre que le niveaupourtant déjà peu reluisant de nos relations humaines.

Loi du marché et course au profit détruisent des ressourcesnaturelles à une vitesse effarante. La surpêche est l’une despratiques détruisant des ressources à la base totalementrenouvelables, elle est un symbole de cette stupidité ataviquerévélée par le Capital. Le cas de la morue de Terre-Neuve figure aupalmarès historique de la médiocrité capitaliste dans ce domaine.Pendant cinq siècles, ce poisson a constitué une richessedurablement exploitée, un don de la nature en quelque sorte, et puisles gros chalutiers du profit sont arrivés à la fin des annéescinquante. La ressource a littéralement été pillée pendant trente ans,jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un seul pourcent de la biomasse demorue à la fin des années 80. Toute l'économie de la morue s'esteffondrée, ce fut un désastre économique et social. Pour éviter quel'industrie ne provoque l'extinction de l'espèce, la pêche a étéinterdite en 1992 par le gouvernement canadien. Vingt ans plus tard,seulement un tiers du stock initial était reconstitué... Qui sait quandles lobbies réussiront à faire revenir les chalutiers. La coopération etle partage peuvent créer l'intelligence collective, l'individualismeéconomique a réalisé l'exploit de réinventer l'idiotie collective.

Selon le World Resources Institute, 80% de la couverture forestièremondiale originelle a été abattue ou dégradée, essentiellement aucours des 30 dernières années. De 1990 à 2000, plus de 14 millionsd'hectares de forêts ont disparu chaque année avec des

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conséquences quasi irréversibles à notre échelle. La tendance n'estpas à l'amélioration, les sommets internationaux sont unesuccession de renoncements hypocrites à enrayer la catastrophe.Les lobbies de la croissance, de la loi du Capital et du profitcondamnent l'Humanité à n'être qu’une espèce parasite, détruisantencore et toujours pour satisfaire sa médiocrité économique etpolitique.

Le capitalisme n'anticipe pas, il s'adapte au désastre qu'il provoque.Nous vivons une époque où la société marchande s'empare de laquestion environnementale dans certains domaines. Ne croyons pasque ce soit par idéologie, par envie d'harmonie, par respect pourcette planète qui nous a vu naître, ou par fierté de voir nos citéscôtoyer une nature magnifique... Non, c'est uniquement parce quedes technologies « propres » sont prêtes pour la commercialisation.De nouveaux acteurs économiques y ont vu de nouveaux marchés àconquérir et de futurs profits à encaisser. La préservation del'environnement devient parfois rentable ? Proposons à cettepopulace consumériste de nouveaux produits, ils lui permettront defaire au mieux avec cette récente prise de conscience qu'il y aquelques problèmes écologiques urgents à gérer. Vendons-lui lapossibilité de croire qu’elle pourra s’éviter une réelle remise enquestion... Quelques coups de pouce législatifs permettront debousculer la « transition » vers un nouveau mirage vert : quelbonheur de pouvoir laisser penser à grands coups de greenwashingque le « marché » va s'adapter et nous sauver.

Seul le progrès technique nous est présenté pour tenter de jugulerles conséquences de nos pratiques économiques. Si notre espèceétait à la hauteur de son potentiel collectif, nous aurions énoncénotre responsabilité collective et pris les mesures nécessaires à lalimitation de notre impact sur cette planète. Cela aurait même faitnotre fierté, celle d'avoir fait honneur à nos principes deresponsabilité les plus élémentaires, mais nous ne sommesaujourd’hui qu'un attroupement d'individualités bornées dans lalogique du Capital. Certains se félicitent même de rejeter touteremise en question, peu importe les risques, leur pseudo-bonheurconsumériste passe avant l'avenir de tous.

Nous refusons tout autant de considérer les intérêts de cet inconnudans la rue que ceux des générations qui viendront après nous. Dela même manière qu'il ne sera jamais une idéologie du vivre-

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ensemble, le capitalisme est incapable d'être l'initiateur des mesuresqui éviteront les crises à venir. L'illusion est de croire que le systèmeest réformable, que la concurrence des objectifs économiquesindividuels peut être accompagnée d'un véritable vivre-ensemble. Ilne peut y avoir de convergence vers une réussite collective dansune société où les personnes et les structures divergent ous’opposent les unes aux autres sur le plan économique. Il fut untemps où une maxime populaire indiquait que le malheur de l'unpouvait faire le bonheur de l'autre, c’est aujourd’hui une mécaniqueomniprésente à tous les niveaux de notre organisation économique.

Donner un sens à notre vie nuit gravement au PIB de notre pays

Nos interrogations sur le sens de la vie peuvent être à la foismétaphysiques et complètement ancrées dans la réalitéquotidienne. « Qui sommes-nous ? » et « Que voulons-nous ? »sont les deux premières questions qui nous permettent de prendreune orientation intellectuelle et philosophique à propos de latroisième : « Où allons-nous ? ». Nos choix personnels spirituels etpolitiques sont autant de bases pour définir ce que nous sommes,ce que nous croyons être et ce que nous voulons être. Ils sont lespremiers jalons d'une cohérence individuelle, les bases logiques quisuggèrent des destinations possibles, ils ouvrent le chemin quenous choisissons de prendre. Arpenter une voie qui a du sens, c'estdéjà être en accord avec une destination et s'imprégner de celle-ci,mais encore faut-il déjà s'être posé ces questions.

« L’élément tragique pour l’homme moderne, ce n’est pas qu’ilignore le sens de sa vie, mais que ça le dérange de moins enmoins. » Vaclav Havel

La société marchande place l'économique au cœur de notrequotidien. Pour ceux qui ressentent le plus ses conséquencesdésagréables, généralement à travers les pressions économiques etantisociales qu'il génère, on peut même dire que l'économiqueécrase leur quotidien. Lorsqu'on le subit plus qu'on en profite, oulorsque ce contexte économique et social quotidien heurte nosvaleurs, il serait logique de se demander si tout cela a vraiment unsens, si c'est vraiment ainsi que nous souhaitons vivre.

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La mécanique consumériste n'est pas objectivement le terreau idéalde la lucidité. Sa propagande incite habilement à se concentrerseulement sur la consommation, le tableau affiché est une visiontronquée et magnifiée de son modèle économique, même si elle saittrès bien présenter de la négativité lorsque cela sert ses intérêts. Lacrise, le chômage, le plaisir consumériste et la « réussite » sontautant de justifications aux efforts, aux contraintes et auxsouffrances économiques que nous avons à endurer ou àcontempler. Pour un individu qui n’est pas en phase avec lui, lesystème n’offre que le choix de mener sa barque au mieux, de voterun peu plus à gauche, de s'investir dans des initiatives réformistes,ou de contribuer parfois à des causes humanitaires qui apaisentquelques symptômes en même temps que notre propre conscience.

Personne n'est hors de portée d'une remise en question de cemodèle. Certains aspects de cette société ne sont ni des causes nides conséquences, mais bel et bien des éléments du système lui-même. Il n'y a pas de crise, le chômage n'est pas le symptôme dequelque chose qui ne fonctionne pas bien et qui peut être amélioré,il est une nécessité du modèle. La pyramide du pouvoir d’achatassure le fonctionnement du tout, elle n'est pas prévue pour seconstruire et se maintenir autrement que par les différentes stratesde pouvoir et d'argent. L'argent est la propriété, la propriétédétermine le contrôle, et le contrôle donne le pouvoir. Directementou indirectement, les ultra-riches sont au pouvoir, mais ils ont besoinde pauvres, de moins pauvres, d'une classe moyenne, d'apprentisriches et de riches pour former les strates interdépendantes dusystème. Il serait fallacieux de présenter un système où les richesdominent et les pauvres subissent, la caricature du riche arrogantexploitant le gentil pauvre n'est pas représentative de la réalité. Laclasse sociologique ne fait plus l'individu, certains des plus aiséssont parfois les partisans sincères d'un progressisme social, alorsque certains qui figurent en bas de l'échelle de la richesse fontpreuve d'un zèle particulier dans les mécaniques d'exploitation et dedomination de leur prochain. Sans entrer dans le détail deschangements auxquels nous assistons dans le monde du travail,c'est bien aujourd'hui cette situation qui ne permet plus d’afficher lalutte des classes comme une possibilité émancipatrice centrale.

Le malheur et la contrariété économique sont des élémentsinévitables induits par les règles du jeu lui-même.

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La partie a commencé avant notre arrivée et continuera après notremort, nous sommes son carburant, ceux qui s'agitent pour qu'ellepuisse perdurer. Les classes dominantes ne font que s'attacher àmaintenir une hiérarchie pour continuer à jouir des avantages deleur position, de leur capital et de la propriété. Qui a cru qu'il pouvaity avoir des gagnants sans y avoir de perdants ? Le système necesse jamais de fournir médiatiquement ses explications techniquesou pseudo-politiques, elles permettent d'obtenir une acceptation etun consentement des individus. Par le biais de l’envie consuméristeou de la résignation, ils ne doivent pas vouloir se retirer du jeu. Leprincipal vecteur de la résignation est la peur d'un changement ànotre désavantage, qu’il soit d'ordre matériel ou immatériel. À défautde pouvoir envisager autre chose, nous nous raccrochons alors à cemythe qui nous énonce que le capitalisme est le moins pire dessystèmes, et nous tentons d'y trouver un pseudo-bonheur.

Bonheur : état durable de plénitude, de satisfaction ou de sérénité.État agréable et équilibré de l'esprit et du corps, d'où la souffrance,le stress, l'inquiétude et le trouble sont absents. Le bonheur n'estpas seulement un état passager de plaisir et de joie, il représente unétat d'équilibre qui dure dans le temps. Concept qui a été étudié enpsychologie, en sociologie ainsi qu'en philosophie.

Le bonheur, cet éternel objectif évident de nos vies, est bien difficileà appréhender dans toute cette confusion sociale. Il est assezétonnant d’observer parfois que certains de nos semblablesestiment pouvoir être heureux tout en constatant nombre de gensmalheureux autour d’eux. Cette posture est l'aboutissement d’unultra-individualisme consumériste, il mène certains à trouver leursatisfaction jusque dans le regard envieux des autres.

Avoir de l’argent et posséder des biens nous facilite souvent la vie.S’affranchir de barrières économiques n'est pas la seule conditionau bonheur, mais il est indéniable que les inquiétudes et le stresséconomique sont des facteurs nous empêchant de progresser verslui. Les difficultés et les blocages parviennent même à nous faireoublier notre besoin de sens, ils relèguent les questions sur notrenature et notre existence aux oubliettes de notre conscience.Beaucoup courent après une certaine vision de la réussite et dubonheur pendant une bonne partie de leur vie, ils se rendent compteune fois qu'ils ont atteint cette pseudo-réussite qu'ils ont privilégié unchemin pour leur existence qui ne satisfait pas leur désir de sens.

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Au royaume de l'argent, c'est naturellement ce dernier qui nous estindiqué comme gage de notre bonheur. Une expression populaire(capitaliste...) nous énonce pourtant que « l'argent ne fait pas lebonheur »... Ces mots sont surtout prononcés par ceux qui ontquand même un peu d'argent pour s'affranchir des inquiétudes, desmanques, des inconforts et des souffrances économiques. Il estcertain que l'argent est un des prérequis à la « liberté de faire »dans le système économique dominant, et la liberté estindispensable au bonheur. Cette maxime est finalement bien plusutilisée par les tenants du capitalisme que par ses détracteurs. Si lecapitalisme admettait que l'argent fait le bonheur, ce serait admettrequ’il ne souhaite aucunement dans sa feuille de route le bonheur detoute la population. Les riches ne sont riches que par rapport auxplus pauvres qu'eux, une liberté financière supérieure est ce qui lesdifférencie de ceux qui sont plus bas dans la pyramide, et il est bienévident que la théorie de l'individualisme économique ne prévoit pasun aplatissement de celle-ci. Affirmer que l'argent fait le bonheurserait affirmer qu'il n'est pas prévu que les moins argentés soientaussi heureux que les autres, à supposer même qu’ils puissent êtreheureux.

« On vit de ce que l’on obtient. On construit sa vie sur ce que l’ondonne. » Winston Churchill, homme d’État britannique, dans unmoment où la lucidité a pris le pas sur l'homme d’État capitaliste.

Sans autre possibilité que l'émancipation financière pour tenter desatisfaire nos besoins et nos désirs, nous stagnons dans cetteconsommation qui nourrit le système. Nous nous contentons devouloir être heureux en famille, en amour et avec nos amis. Nousespérons trouver un statut professionnel nous rapprochant d’unepseudo-liberté, celle qui s'apparente à vouloir subir le moinspossible notre environnement. On nous incite à profiter de la vie,nous nous focalisons sur cet objectif pour tirer un « profit » de notrepropre existence, pour vivre des plaisirs et des satisfactions qui sontcensés donner un sens à celle-ci. Nous ne nous rendons pascompte que le chemin sur lequel nous sommes ne fait que tourneren rond. Les hédonistes, pour qui le plaisir et l'évitement du déplaisirconstituent les objectifs de leurs vies, s'en contentent très bien, maispour d'autres, ceux qui ne rejettent pas le plaisir mais refusent de ledéclarer comme un aboutissement, il faut un sens plus profond ànos existences.

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À supposer que le contexte de notre mort puisse nous laisser letemps de prendre nos ultimes inspirations de manière consciente,combien d'entre nous auront la chance de pouvoir véritablement sesatisfaire d'avoir donné un sens à leur vie ?

Par son idéologie qui centre l'individu sur lui-même, le capitalismepose énormément de limites quant à nos possibilités de penser unsens à notre vie au-delà de notre personne et de nos proches. Pourréfléchir au sens de notre existence, il faut commencer par regarderle monde autour de nous : sauf à être le dernier humain vivant surTerre, ce questionnement implique forcément de considérer nossemblables dans le cadre de cette réflexion. À part si nous voulonsvouer notre existence à l'affrontement et à l'exploitation des autres,ou si nous souhaitons cultiver une indifférence vis-à-vis de ce quevivent nos semblables, cette considération ne peut être que positive.La quête de sens est souvent contraire à l’esprit des mécaniquesindividualistes de la société marchande : on ne trouve pas un sensqui dépasse nos propres intérêts dans une société où lefonctionnement de base repose sur des individualités cloisonnéesou luttant sur le plan économique ou humain. « Profiter »,« gagner » et « prendre un pouvoir pour diriger » resteront à jamaisdes objectifs centrés sur nos petites personnes. Même s’ils seréalisent parfois par une collaboration née de la convergence decertains intérêts, ils ne seront jamais ce qui donne un sens véritableà nos vies.

Non seulement la recherche de sens nous amène bien souvent à neplus vouloir faire le jeu de ce système économique, mais elle peutnous amener à vouloir remettre en question sa mécaniquefondamentale et sa pseudo-logique. Qu’il soit à connotationsenvironnementales, issu de réflexions réformistes ou complètementrévolutionnaires par rapport à la société consumériste, le chemin decette quête de sens est éminemment politique.

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La mort de la Politique, une autre victoire de l’argent roi

Le désintérêt d'une partie des citoyens pour la chose politique est laconséquence d’une défiance, celle de la population envers lesacteurs de cette mascarade électoraliste qui prétend s'appeler « viepolitique ». Doubles discours, retournements de vestesdécomplexés, fraudes, assemblées désertées, habituelleshypocrisies et langues de bois, etc., les élus qui sont réellementdignes de la fonction qu'ils représentent sont plutôt minoritaires. Lecorps électoral n’est pas non plus en grande forme, une partietoujours plus importante des électeurs qui se déplacent le jour J sedésintéresse même du programme des candidats, les idées laissentplace à la séduction et au marketing électoral. Le je-m’en-foutismeest la tendance politique majoritaire.

La Politique : ensemble des options prises individuellement oucollectivement par un groupe ou des représentants gouvernants.Manière concertée d'agir, de conduire une action. Moyens etdécisions mis en œuvre dans un domaine.Gouverner : diriger un navire et le faire évoluer, manœuvrer,maintenir un cap au moyen du gouvernail.

Le mot « politique » ne cesse de perdre son sens à mesure qu'il estdévoyé par l'idéologie du Capital. « Je ne m'intéresse pas à lapolitique », « on en a marre de la politique » : ceux qui prononcent lemot dans ce cadre ne se rendent pas compte de sa signification.Nos vies sont régies par les choix politiques, se désintéresser de lachose revient à considérer que l'économique et l’arbitraire doiventdécider de tout. Rejeter le mot, c'est accepter d'être réduit au statutd'acteur économique, c'est être celui qui suivra le chemin qu'on luipermettra de suivre en se contentant d'espérer mieux, c'estrenoncer à imaginer une autre façon de faire, c'est se réfugier dansla résignation confortable de l'inaction en pensant que « de toutefaçon ça ne changera jamais », bref, c'est faire exactement ce quesouhaitent les gouvernants du modèle dominant actuel.

Se détourner de l'objet politique plutôt que se le réapproprier, c’estaffirmer une soumission à la loi des plus riches et des plus forts.Qu'on le veuille ou non, la politique est ce qui définit les frontières denos vies, elle est ce qui façonne nos lendemains. Que l'on souhaiteparticiper ou non à son élaboration, c'est bien elle qui définit nospossibles, individuels et collectifs.

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Ne mettons pas dans le même sac ceux qui sont là pour servir lacollectivité et ceux qui n'attendent qu'une occasion pour se servir.Ne jetons pas la Politique en même temps que les pseudo-politiciens. L'offensive du Capital consistant à sabrer de l'intérieurl'idée politique est à l’œuvre depuis un moment déjà, lesmultinationales décident déjà de certaines lois dans les couloirs desassemblées. Elles peuvent avec leurs accords de commercedemander réparation aux États pour des lois nuisant à leurs profits.

Il est loin le Siècle des Lumières où la culture visait à promouvoir laconnaissance et la raison au sein de la population, le progressismen’apparaît encore que lors de rares intermittences. Non seulement leprogrès n'est plus visible sur les radars, mais son idée est attaquéepar le système, le citoyen sur le chemin de l'émancipation est enminorité, place à l'omniprésence du citoyen-consommateur.

« Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveauhumain disponible. », Patrick Le Lay, PDG du groupe TF1, 2004

Les pouvoirs économiques assument pleinement les régressionsqu'implique leur recherche du profit. Seuls les médiassubventionnés, ou possédant une autonomie financière, peuventencore résister à la mainmise de l'idéologie du Capital sur leur ligneéditoriale. Et encore... le sabotage méthodique des médias publicsest bien visible, les accointances entre acteurs du cirque politique etfonctionnaires-dirigeants sont dans la logique du système. Ils enbénéficient largement et se réjouissent de pouvoir diffuser sansopposition leur vérité à la masse des lecteurs, auditeurs ettéléspectateurs : la société marchande est l'avenir de notre espèce.

Le dogme capitaliste est en place, bien ancré dans l'esprit collectifdu panel de consommateurs qui préfigure la société de demain. Lesseules justifications qui valent sont économiques, la bataille pourl'acceptation de cette idée est aux avant-postes de l'affrontementidéologique. Ceux qui n'en ont pas conscience ou s'endésintéressent sont déjà empêtrés dans les filets de l'acceptation, ilsse résignent implicitement à ce que la loi marchande dirige leursvies. Qui s'étonne encore qu'une entreprise qui annonced'excellents résultats financiers licencie des milliers d'employés pourajouter quelques bénéfices supplémentaires aux milliardsexistants ? La condition humaine n'est définitivement plus le sujet.

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Les secteurs du marketing et de la communication commerciale sontdes vecteurs déterminants de la marchandisation des esprits.Améliorer l'image du produit ou de l'entreprise, et travailler à cequ’elle soit portée à l'attention du consommateur afin d'augmenterles ventes ou le capital sympathie : voici les seuls objectifs de cettebranche d'activité professionnelle. En France en 2016, entre lesemplois directs et les emplois induits, la « Com » serait cette sourcede laquelle 700.000 emplois tireraient leurs revenus. C'est unecolonne vertébrale du capitalisme, produire n'est qu'une étape sur lechemin qui mène à la vente. Du cadre supérieur qui s’applique àintégrer le neuro-marketing dans sa campagne de pub, à l'employéqui sillonne nos rues pour remplir nos boîtes aux lettres de ces kilosde prospectus qui finissent à la poubelle, ils sont les acteurs actifsou désignés de cette sollicitation consumériste qui tente d’influencernos comportements.

L'agitation n'est plus un état créatif ou productif, elle est l'objectif.Peu importe que cette agitation consumériste soit souvent stérile ousource d'un immense gâchis planétaire, elle fournit de manièresystémique une fonction, un revenu et un rang social : juste ce qu'ilfaut pour donner l'illusion d'un sens à tout ceci.

Quelle réussite que ce système qui arrive à créer tant d'emplois...Jamais une aussi grande proportion de la créativité et de laproductivité humaine n'a été consacrée à l'inutile. Fin 2017, le génievisionnaire s'est encore exprimé au sein de notre économiestimulante. Les villes de Bordeaux, Lyon et Nantes vont pouvoirtester des marquages publicitaires biodégradables et éphémères surles trottoirs. La créativité sans fin de l’entrepreneuriat fait honneur àcet esprit d'entreprise qui guide nos élites, les prospectives vont bontrain pour estimer le nombre d'emplois induit par ce nouveaubusiness. Merveilleux, en plus c'est écologique... Certes, certainss'indignent de cette pollution visuelle transformant encore un peuplus l'espace public en espace publicitaire, mais que valent cespréoccupations (politiques ?) face à ce petit bout de croissanceéconomique déjà palpable ? Rien, bien sûr. En ces temps dechômage, la « logique » du Capital tempère nos réactions et nosoppositions au développement d'une activité finalement bieninoffensive... Qui dira à ce nouvel employé anciennement chômeurlongue durée, que ce travail consistant à essaimer des sollicitationscommerciales sur nos trottoirs est une mauvaise chose ?

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Cette vision sociétale assume l’omniprésence de la publicité pourinciter à la consommation. Qui dira que c'est une régressiond'admettre le sens de ce nouvel « emploi » ?

« Il faut bien gagner sa vie » : c'est probablement ce que cetemployé bien conscient du problème répondra, et ce que nousdirions tous si nous étions à sa place. Ici apparaît l’une desperversions de ce modèle économique, il nous entraîne dans samédiocrité. C'est la définition même du nivellement par le bas, lesystème saura nous présenter cette « réinsertion » comme une belleréussite. Il semble au final dans ce cas précis que le pouvoir aitrétropédalé ( https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/01/08/l-experimentation-de-la-publicite-sur-les-trottoirs-suspendue-a-bordeaux-et-a-nantes_5239084_3234.html ), que les marchandsd’espaces publics se rassurent, ce n’est sûrement que partie remise.Le plus triste dans cette affaire est que bien peu seront ceux quiremonteront le fil de cette construction économique et politique pourremettre en cause le système dans sa globalité.

Les alternatives au capitalisme, et plus généralement les idées etles envies en faveur de la coopération entre les individus, sontreléguées chez une majorité de la population au rang de folklorepolitique. L'argent, le travail, la « gagne » et l'idée de se positionnersur le bon secteur pour « réussir sa vie », sont les repères d'unesociété individualiste acceptant la loi du Capital, ceci en partie pours’épargner les difficultés d'une construction commune visant lasérénité et le progrès.

« La politique est la science de la liberté. » Pierre-Joseph Proudhon

L'affirmation des sociétés de consommation en tant que modèledominant valide la stagnation, voire la régression, de notrecivilisation. Le fatalisme efface souvent l’envie d’autre chose. Vouloirle progrès et le « vivre et travailler ensemble » s’oppose àl’acceptation de ces rapports de forces économiques qui décident dela teneur de nos interactions et de la répartition des richesses.

Est-il si inconcevable de se projeter au sein d'une société où nousn’aurions plus à jouer des coudes, ou à tirer notre épingle du jeu,pour certaines consommations et certains aspects de notre travail ?

Est-il au-delà de nos capacités de nous réapproprier collectivementla politique pour qu’elle nous mène ailleurs ?

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Rien d'autre ne peut marcher on vous dit...

La grande force du capitalisme réside dans le fait que le système esttrès simple dans son fonctionnement de base. Chaque actionéconomique est envisagée par le point de vue individuel, aucunestructure ou institution n'est nécessaire à son fonctionnement danssa forme la plus « libérale » (comprenons la plus dure et la plusindividualiste), c'est même l'idéal recherché de cette idéologie : lesinstitutions étatiques et les trop grandes entreprises peuvent êtreconsidérées comme des ennemis du marché et de sa libreconcurrence. Dans l’absolu, peu importe l'individu que vous avez enface de vous, à partir du moment où vous estimez que les loisseront respectées, vous devenez cet agent économique évoluantpar le biais du marché : cette entité existant à partir du moment oùémerge la possibilité d’un échange intéressé.

Aucune construction sociale n'est nécessaire, il n'y a qu'un seulélément qui valide les interactions par un accord ou la synthèse del'offre et de la demande, c'est le prix. Le contrat, la facture et la loisont les tristes références d’une société qui a perdu l’envie dedonner du sens à l’équilibre, à la concertation, à la confiance et aupacte social. Il est bien plus simple pour un esprit individualiste delaisser faire le chacun pour soi né du désintérêt et de laméconnaissance de l'autre, nous ne sommes plus cette espèce quise regroupait instinctivement pour vivre, évoluer et partager.Envoyons quelques dizaines de milliers de nos contemporains surune autre planète confortable avec comme seul interdit la violence :à part une minorité qui travaillera à une construction socialesatisfaisante et bénéfique, les autres deviendront capitalistes pardéfaut, incapables de voir au-delà de ce stérile chacun pour soi.

Pour contredire toute aspiration à un système collectif, les adeptesde l’individualisme économique utilisent bien souvent le désastre del'URSS (l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques). Cetteunion « soviétique », qui n'avait de soviétique que le nom si onconsidère le sort réservé aux soviets, s'est révélée être un immensegâchis autoritaire qui a vu quelques dictateurs piétiner allègrementl'idée du Communisme. La révolution de février 1917 qui a mené àl’abdication du tsar Nicolas II avait pourtant posé les bases d'uneréelle émancipation du peuple russe. Les paysans s'emparent desterres, la volonté populaire prend consistance dans les soviets

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d'ouvriers, de paysans, de soldats ou de marins qui se créent àtravers tout le territoire. Expérimentés depuis 1905, ils exercent unpouvoir autonome par la démocratie directe. À travers tout le pays,le peuple prend la parole pour proposer et construire, la toléranceest bel et bien à l'ordre du jour : retour des exilés de toutes opinions,droit de vote accordé aux femmes, fin de la tutelle sur l'égliseorthodoxe, pas de persécution des anciens soutiens du tsar... Au-delà des attentes immédiates, le rejet de toute forme d'autoritéarbitraire est un sentiment répandu dans toute la population russe.Ironie du sort, avant la deuxième révolution d'octobre 1917 quisonna les prémices de la dictature, Lénine qualifia lui-même laRussie de « pays le plus libre du monde ».

Et puis les violences et les tensions politiques réapparaissent, legouvernement provisoire échoue à mettre fin à son engagementdans la 1ère guerre mondiale, il repousse également sans cesse lajournée de huit heures et la réforme agraire. C'est le retour de larépression lorsque le gouvernement que plus personne ne soutients'attaque au parti bolchevique. Le comité central du parti est alorsdivisé sur la conduite à tenir, certains souhaitent prendre le tempsd'une coalition avec les autres partis révolutionnaires. Lénine etTrotski, partisans de l’insurrection immédiate, l'emportent etorganisent cette deuxième révolution d'octobre 1917. Une journéesuffit aux forces bolcheviques pour prendre le pouvoir et mettre finau gouvernement provisoire de Petrograd, mais c'est le début d'uneguerre civile. La dissolution de l'assemblée constituante russe, et lamise en place d’une police politique pour opposer une « terreurrouge » à la « terreur blanche » (menée par des officiers del’ancienne armée tsariste), préfigureront la répression de toutedivergence politique. Les tendances socialistes révolutionnaires etlibertaires « concurrentes » seront sévèrement réprimées.

Cette journée aurait pu être un tournant majeur dans l'Histoire denotre espèce : une avant-garde communiste prenant le pouvoir surtout un territoire pour y appliquer l’une des formes de l'idéesocialiste. Les ouvriers, les soldats, les marins et les paysansétaient prêts pour le pouvoir des soviets, tous attendaient cetteconclusion émancipatrice qui viendrait conclure la révolutioncommencée en février. C'était sans compter sur le fait que lesbolcheviques autoritaires garderaient ce pouvoir centralisé pour eux,sans intention de le redonner aux soviets.

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Le militant communiste français d'origine russe Charles Rappoport(1865-1941) écrit à l’époque : « Lénine a agi comme le tsar. Enchassant la Constituante, Lénine crée un vide horrible autour de lui.Il provoque une terrible guerre civile sans issue et prépare deslendemains terribles », « la garde rouge de Lénine-Trotski a fusilléKarl Marx ». Et comme pour résumer la trahison idéologique que futl'URSS pendant soixante-douze ans, jusqu'à son effondrement en1989, on peut lire sur sa tombe du cimetière Montparnasse : « Lesocialisme sans la liberté n'est pas le socialisme, la liberté sans lesocialisme n'est pas la liberté ».

Peut-être pire encore que ce rendez-vous manqué avec l'Histoire,l’idée fallacieuse associant le Communisme à une atteinte auxlibertés perdure encore dramatiquement de nos jours, certainsn’hésitent pas à assimiler ce projet sociétal à un « fascisme rouge ».Les défenseurs de la théorie capitaliste s'empressent dès qu'ils enont l'occasion de dépeindre toute mécanique économique collectivecomme une atteinte aux libertés individuelles.

Pourtant, d'autres exemples existent pour prouver qu'une sociétécollective se réclamant ou non de l'idée communiste est possible. LaRévolution espagnole qui débuta en 1936 est probablement l’un desmeilleurs exemples concrets de ce type de société. Dans l'Espagnedes années 1930, les mouvements anarcho-syndicalistes etcommunistes sont fortement implantés et plébiscités par lapopulation, ils relèvent même parfois par certains aspects de« communautés intentionnelles ». Plus de 3 millions de personnesadhèrent aux deux syndicats les plus puissants. Lorsqu'uneinsurrection militaire nationaliste débute en juillet 1936, le pouvoirrépublicain est impuissant et ne peut pas se défendre contre lesfascistes et les conservateurs de la droite espagnole, c'est engrande partie la population militante anarcho-communiste quis’organise pour prendre les armes dès les premiers jours.

Presque trois ans plus tard, la chute de la Catalogne en février 1939marque la victoire des nationalistes. Non soutenue par l'URSSstalinienne qui s’oppose à la réussite d'un communisme libertaire etdémocratique, les révolutionnaires espagnols seront trahis par lesbolcheviques du parti communiste espagnol, ils s'attacheront àdétruire de l'intérieur le front anti-franquiste. En août 1937, desunités militaires staliniennes, prétendument « communistes », irontmême jusqu'à mettre fin à la collectivisation des terres en Aragon.

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Soutenu militairement par l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste,Franco remportera une victoire militaire sur l'armée républicaine etanéantira cette société libertaire qui s'étendait à travers des régionsentières du territoire espagnol.

Parmi ces différentes régions, la Catalogne et l'Aragon ont affichéles plus belles réussites du modèle communiste libertaire.Décentralisation, collectivisation, autogestion, libéralisme social etrationalisme éducatif étaient les piliers de cette société. Descentaines de collectivités rurales et d’usines autogérées par descomités de travailleurs ont fait fonctionner l'économie libertaire. EnCatalogne, 75% de l'industrie et 70% des terres étaientcollectivisées. Le syndicat CNT gérait de nombreuses usinestextiles, ainsi que les tramways et les autobus de Barcelone. Ilimplantait des entreprises collectives de production, mais assuraitégalement l'activité des petits commerces et des spectacles publics.Dans certaines communes libertaires, l'argent était totalement aboliet remplacé par des systèmes de répartition. La société libertaireétait également le lieu d'une révolution culturelle et éducative :éducation rationaliste avec application des méthodes de Ferrer et deMontessori, travail sur des sujets de santé publique, libération de lafemme, autorisation de l'avortement, débats politiques, bibliothèqueset théâtres gratuits pour tous, découverte des autres métiers, etc.Tous ces aspects étaient autant de manifestations d’un désir collectifde vivre autrement.

« Les milices de travailleurs, appuyées sur les syndicats,composées d’hommes et de femmes aux opinions politiquesdiverses, concentraient le sentiment révolutionnaire et lecanalisaient pour un projet déterminé. J’étais en train de m’intégrer,plus ou moins par hasard, dans la première communauté d’Europeoccidentale dont la conscience révolutionnaire et la haine ducapitalisme étaient plus normales que le contraire. En Aragon, desdizaines de milliers de personnes, pour la plupart d’origineprolétaire, vivaient en termes d’égalité. En théorie, c’était une égalitéparfaite, et en pratique, elle n’était pas loin de l’être. ».

Georges Orwell, écrivain britannique, dans « Hommage à laCatalogne », écrit pendant son propre engagement dans les milicesrévolutionnaires espagnoles début 1937. Bien avant d'écrire sonroman à succès « 1984 ».

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La falsification et la censure historique de l’idée collective sont unerengaine du système individualiste. À cela s’ajoute l’affirmation quele niveau de confort dont certains bénéficient aujourd'hui est enpartie l’une des conséquences de la société de consommation.« Regardez comment nous vivions il y a 50 ans, regardez commentla société de consommation a permis à nos parents et grands-parents d'accéder au confort moderne ». En fait, ces progrès n'ontrien à voir avec la société marchande, ils sont uniquement le résultatdu progrès technologique. Supprimons les téléphones portables,Internet, les nouveaux matériaux de construction, les progrèsénergétiques, les progrès de la médecine, etc., et nous reviendronsinvariablement à un confort de vie des années 60. Peut-être mêmequ’il sera inférieur si l’on considère des domaines où nous avonsparfois régressé, par exemple à cause de certaines évolutionsparticulières de nos modes de vie : management du burn-out,surpoids ou obésité, surconsommation d’antidépresseurs,d'antibiotiques et autres joyeuseries, etc.

Si notre Histoire politique récente avait été collective, nous pouvonsmême nous permettre d'imaginer un progrès technique ettechnologique bien plus important que dans la société du profit. Il n'ya qu'un « investisseur » ou un banquier pour encore penser quec'est le profit qui motive l’ingénieur, l'inventeur ou le chercheur.Quelle bêtise que ce mythe capitaliste du « risque » pris par desgénies qui inventent envers et contre tout des choses auxquellespersonne ne croyait. Dans une société collective où beaucoup desprofessions capitalistes actuelles n'auraient aucun sens ou aucuneutilité, combien de scientifiques de haut niveau aurions-nous forméen plus chaque année ? Combien d'inventions et de découvertesgéniales sont tombées dans l'oubli car étouffées par les intérêts d'unmonopole, ou parce que leurs auteurs n'ont pas su monétiser ouvendre leur travail ? Un génie visionnaire comme Nikola Telsa a finisa vie seul, sans un sou et couvert de dettes. Des dizaines d'annéesde sa vie ont été gâchées ou bridées par cette guerre des courantsélectriques qui l'opposa à Thomas Edison pour des raisonspécuniaires. Nous ne saurons jamais quelles merveilles auraient étéconçues si ces deux individus avaient continué à travaillerensemble. À combien de progrès techniques et technologiquesavons-nous inconsciemment renoncé en les sacrifiant sur l'auteld'un fonctionnement individualiste et marchand de la société ?

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Un autre modèle économique est plus que souhaitable : un gâchismonumental et une perte de temps considérable sur l’échelle denotre évolution technique sont à mettre dans le bilan de ce systèmeéconomique.

Que dire également de l’énorme gâchis social généré par cettesociété aux mécaniques individualistesY

La tentation pour les gouverner tous ?

Attardons-nous sur ce groupe d'humains rassemblé autour d'unediscussion informelle, certains se connaissent, d'autres non. Unensemble de gâteaux plutôt attirant a été déposé innocemment aumilieu de la petite assemblée par l'un des individus. La faim et lagourmandise se manifestent parmi l'assistance, ce sont dans lesdétails que se détermineront les mécaniques sociales de ce momenttotalement anodin de la vie humaine.

Seize gâteaux trônent au milieu d'une assemblée de neufreprésentants du genre Homo sapiens. Ils furent si nonchalammentdéposés que tous ne remarquent pas immédiatement leur présence.Les plus attentifs tentent-ils de se les approprier dès que lessavoureux objets de convoitise apparaissent dans leur champ devision ? À l'évidence non, et seuls les apôtres d'un « individualismenaturel » pourraient faire l'erreur de penser qu'il en a été ainsi auxpremières heures de notre espèce.

Tous sont sujets à la tentation, mais il y a cette tempérance, cecontrôle de l'envie, celui qui nous conseille et nous incite à ne pascomplètement faire abstraction de toute autre chose pour nousabandonner à la faim et à la gourmandise, ceci précisément aumoment où ces gâteaux se présentent à nous. Dans de rares cas,on pourra noter qu'un individu particulièrement affamé s'excuseraauprès de l'assemblée avant d'effectivement faire sien l’un desgâteaux, ceci avant tout assentiment collectif. Bien souvent, il nes'autorisera cette façon de faire qu'en présence d'individus qu'ilconnaît.

Le partage concerté paraît être le choix le plus serein, il représentesans aucun doute la meilleure possibilité pour colorer ce moment dela positivité la plus forte. Chacun prend donc un gâteau, faisant

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même passer ces objets du désir à ceux qui en seraient les pluséloignés. L'ensemble est dès le début considéré comme un biencommun. Aucun ne s'en attribue une partie trop importante, car celaserait considéré comme un acte ne prenant pas en compte les« autres », sous-entendu un acte à connotation sociale négative.

Et puis, parce que la vie n'est pas un long fleuve tranquille, uneréalité s'impose dans toute sa cruauté : il ne reste maintenant quesept gâteaux pour neuf individus...

Nous sommes en société capitaliste, le partage ne peut alors laisserla place qu'à une concurrence, ceci pour désigner ceux qui auront ledroit à un deuxième gâteau. Des rapports d'influences s'établissentpour dégager cette majorité de sept individus. Les gagnantslaisseront inexorablement deux perdants réfléchir aux raisons deleur défaite. Peut-être que pour ne pas subir l'humiliation et le rejet,ils prendront les devants en énonçant le fait qu'ils renoncent àprétendre à l'un des sept gâteaux. A contrario, certains auront peut-être misé sur la vitesse pour s’accaparer les premières pâtisseriesrestantes, comptant sans doute sur le fait que les individus pluslents se concentrent sur les derniers gâteaux, plutôt que sur lereproche de leur passage en force. Bien sûr, ces péripéties pourdésigner les heureux mangeurs d'un second gâteau se déroulerontdans un climat bon enfant, ce ne sont que des gâteaux après tout...Les éventuelles petites vexations et déceptions seront bien viteoubliées.

« C'est la vie » comme dirait l'autre... nous sommes ainsi faits, quoide plus normal que de faire en sorte de satisfaire notre envie. Ceuxqui en ressortent un peu frustrés peuvent toujours se dire qu'ils ontau moins essayé et qu'ils feront mieux la prochaine fois. Ainsi vanotre société, parfois le partage c'est bien, mais chassez le naturelet il revient au galop.

Si ce que vous venez de lire précédemment provoque en vous dessentiments contradictoires, c'est que vous savez pertinemment quela description du dénouement de cette situation à sept gâteaux n'estpas vraiment la norme. Malgré le fait que nous vivions dans uncontexte où nous devons souvent agir pour notre intérêt individuel,ce n'est pas cette façon de voir les choses qui domine les momentsà connotations positives, des moments qui ne sont d’ailleurs pasréservés aux contextes familiaux, amicaux ou associatifs.

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La raison est simple, dans ces contextes où nous ne sommes passoumis à une pression induite par les fondements de l’idéologieindividualiste, nous avons encore la possibilité de choisir, de définirles règles et ce que nous pensons être la meilleure façon de faire.Nous mettons de côté des normes sociétales pour nous en remettreà des habitudes et des comportements forgés par le lien social.Parce que nous voulons la meilleure option et parce que noussouhaitons rendre ce moment pleinement satisfaisant, nous allons àcontre-courant du dogme individualiste pour y appliquer une autrefaçon d'être que nous savons éminemment meilleure.

Le constat des sept gâteaux pour neuf individus va probablementcommencer par induire une période d'inaction vis-à-vis des objetsdu désir. Ceux qui souhaitent se resservir temporiseront biensouvent leur action, peut-être que les plus immatures mettront decôté la problématique du partage équitable des gâteaux restants, ilsagiront avant que la question n’apparaisse à l'ensemble del'assistance. Agir avant l'établissement du constat collectif diminueral'impact de l'appropriation par un esprit gourmand, mais susciteraensuite une certaine désapprobation concernant l'attitude del'individu vis-à-vis du bien commun, une désapprobation ou mêmeun jugement qui mettra peut-être l'individu de côté pour le prochainmoment convivial. Toutefois, il y a quand même de grandes chancespour que la quantité restante de ces délicieuses pâtisseries fassel'objet d'une évaluation rapide de la part de l'assistance.

Certains évoqueront alors le fait d'avoir été pleinement rassasiés parla première tournée. Plusieurs postures peuvent expliquer cetteréaction. Il peut s'agir d'un désistement au nom de la sereinesimplicité, la complexité potentielle de la situation étant alorsimmédiatement résolue. Cela peut être considéré et perçu commeun acte de générosité : l'individu qui renonce offre aux autres sapotentielle part du bien commun. Nous savons plus ou moins quedes « zones du bonheur » de notre cerveau sont activées aumoment d'un acte de générosité. Le don implique une certaineforme de reconnaissance sociale vis-à-vis du donateur : le plaisirgustatif laisse place à un plaisir social plus cérébral.

Suite au renoncement d'une petite partie de l'assistance, l’affairepourrait être classée, mais ce serait sans compter sur cet esprithumain peinant parfois à se contenter d'une solution de facilité quine serait pas pleinement satisfaisante. À la fois par équité mais

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aussi pour ne pas avoir à subir la conséquence empathique durenoncement de l'autre, l’un des convives énoncera l’évidence : « onpartage », et s'empressera d'aller chercher un couteau afin dediviser chacune de ces excellentes pâtisseries en deux. Les septgâteaux deviennent donc quatorze, puis cinq après que les neufpersonnes se soient de nouveau servies.

La satisfaction générale au terme de ce nouveau partage est plusimportante que si seulement sept des convives avaient bénéficiéd'un second gâteau. Objectivement, seul un individu égocentriqueestimerait que le bénéfice social pour le groupe ne compense paslargement le fait d'avoir dû se contenter d'un demi-gâteau. Aucunsujet n'a eu à renoncer, il n'y a eu aucun élément lors de cetterépartition qui a pu induire une négativité chez l'un ou l'autre, qu’ils’agisse d’une frustration, d’une colère ou d’une déception. Pourtant,cette négativité potentielle était bien visible et ressentie par legroupe, ne serait-ce qu’en tant que possibilité insatisfaisante pourl'ambiance sur l'horizon des événements. Nous pouvons mêmepenser que la démarche collective qui a permis d'écarter cettepotentialité socialement négative a renforcé la vision positive que legroupe a de lui-même.

La cohésion manifestée pendant ce partage renforce la sérénité ausein du groupe et augmente la satisfaction générale du momentprésent. Agir en faveur de l'harmonie sociale, quitte à se compliquerla vie, est dans ce cas le facteur clé d’une satisfaction à la foisindividuelle et collective. Cela paraît tout à fait évident à bon nombred'entre nous, mais alors pourquoi ce ne sont pas ces façons d'êtreet de faire qui prédominent au fonctionnement économique et socialde la société dans laquelle nous vivons ?

Le destin des cinq demi-gâteaux restants sera-t-il de la même façonle fruit d'une position commune ? Ou bien l'assemblée fera-t-elleabstraction de toute convenance sociale vis-à-vis de ce « reste àconsommer » ? Arrêtons maintenant les chichis pour ces quelquesrestes nous diront les compétiteurs, les plus rapides seront lespremiers servis, place enfin à ceux qui souhaitent s'affirmer engagnants ou en plus gourmands. Pourquoi pasY Après tout, lavision collective s'est déjà affirmée, est-ce que l'individualismenuirait alors à la satisfaction collective ? Probablement pas. Malgrétout, il est possible que les individus ne se jettent toujours pas surles demi-gâteaux restants...

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Tout finir précipitamment diffuserait inconsciemment un message demanque ou d'insuffisance vis-à-vis de la quantité de gâteaux mise àdisposition. En laisser un peu, c'est dire qu'il y en avait assez, maissi la durée de vie des gâteaux s'éternise, c'est un message moinspositif qui est signifié. À ce moment-là, on observera probablementun phénomène assez original au sein d’une assemblée passant unbon moment : ceux qui auront le plus envie de finir ces pâtisseriesauront tendance à proposer aux autres de les finir.... et les autresrépondront bien souvent « non, vas-y », comme si les premiers s'enremettaient aux seconds pour acter le fait qu'ils puissent finir cesgâteaux et satisfaire leur envie, ceci sans aucune appropriationunilatérale.

Certains affirmeront qu'il est normal que tout se passe de cettemanière puisque quelques gâteaux ne valent pas le coup d'une« concurrence », que ce n'est pas dans l'intérêt individuel d'être encompétition pour si peu. Ce raisonnement implique que l'individu aitquelque chose à perdre dans ce cas de figure s’il tente demaximiser sa satisfaction sans prendre en compte celle des autres.Cette « perte » est en fait associée aux notions de réputation et dejugement social. Ceux qui sont traversés à cette occasion par uneéventuelle idée de concurrence et d’appropriation font le choix de nepas la mettre en pratique, ils craignent d'être jugés comme n'étantpas à la hauteur des possibilités positives de ce moment convivial.

On sent bien que prêcher la concurrence avec nos semblables alorsqu'ils sont juste en face de nous est un peu contre-nature. Lorsquetirer le maximum d’une situation aux dépens d’autrui est unepossibilité, le modèle économique dominant nous incite plutôt à lefaire avec ceux que nous n'allons croiser que quelques instants pourne plus jamais les revoir, avec ceux qui n’ont aucun lien avec nous,ou ceux qui font partie de cette structure concurrente déclaréecomme adversaire de la nôtre.

Le consensus social est une possibilité réellement ancrée dans nosfaçons d'être, l'individualisme est loin d'être ce fil rouge qui hantenos vies. Nous préférons, parfois inconsciemment, avoir descomportements qui nous apportent une satisfaction et une sérénitésociale. Ils sont en opposition avec la manière capitaliste de voir etde considérer les autres, ils sont en contraste avec une société quidéfinit nos interactions économiques (et souvent sociales) par leprisme du chacun pour soi.

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Mais alors pourquoi ? Pourquoi ne vivons-nous pas dans unsystème économique et social où cette façon d'être et de faire seraitla norme ? Pourquoi ne pas aller bien au-delà de cette cohabitationhypocrite des luttes économiques et des bonnes manières qu’onnous présente comme un modèle « civilisé » ? Pourquoi ne pasgénéraliser la façon de faire que nous préférons ? Pourquoi ne pasvouloir faire exister dans tous les domaines économiques et sociauxcette paix et cette sérénité que nous essayons de cultiver dans noscercles de connaissances ?

« La grande chose de la démocratie, c’est la solidarité. La solidaritéest au-delà de la fraternité ; la fraternité n’est qu’une idée humaine,la solidarité est une idée universelle ; [S] Car le propre de lasolidarité, c’est de ne point admettre d’exclusion.[S] Rien n’estsolitaire, tout est solidaire. L’homme est solidaire avec la planète, laplanète est solidaire avec le soleil, le soleil est solidaire avec l’étoile,l’étoile est solidaire avec la nébuleuse, la nébuleuse, groupestellaire, est solidaire avec l’infini. Ôtez un terme de cette formule, lepolynôme se désorganise, l’équation chancelle, la création n’a plusde sens dans le cosmos et la démocratie n’a plus de sens sur laterre. Donc, solidarité de tout avec tout, et de chacun avec chaquechose. »

Proses philosophiques - Victor Hugo

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L'égo, à la fois source du problème et solution

Le capitalisme, ou l'égo réduit à l'égocentrisme

Dans une société où toute l'économie est basée sur l’argent, sonobtention et sa captation deviennent logiquement des objectifs àpart entière de nos vies. C'est ainsi que bon nombre d'entre nouss'adonnent à une activité professionnelle uniquement pour larémunération qu'elle procure. Par la force des choses, l'argent estdevenu la matière première façonnant nos vies. Même chez cettepartie de la population qui a une activité choisie, satisfaisante etrémunératrice, il est toujours surprenant de constater que ceux quisont « le plus à l’aise », comme par exemple ceux qui peuvent êtreconsidérés comme « riches et connus », sont parfois prêts à fairecertaines choses pour plus d'argent. Certains acceptent de vendreleur image à une société pour quelques liasses de billets au risquede futures moqueries justifiées. Il y a toujours cette tentation du« encore un peu plus », même si ce qu'il faut faire pour percevoircette rémunération prendra la forme d'une action faite à reculons, ouimpliquant une atteinte à l'égo.

Égo : désigne la représentation et la conscience que l'on a de soi-même.

À part pour nos ultra-riches, la sollicitation commerciale auratoujours comme objectif de nous faire dépenser notre capital actuel,pour ensuite nous stimuler afin d’atteindre un niveau deconsommation supérieur. Même certains luxes sont inaccessiblesaux riches, notre niveau de « réussite » est directement indexé surla progression de notre pouvoir d’achat : il est notre réussiteéconomique, et la réussite économique est considérée comme laréussite tout court. La « réussite sociale » est en fait économique,elle se résume au statut indiquant dans quelle classe économiquenous sommes, rien à voir avec un indicateur social...

« Si à 50 ans on n'a pas une Rolex, c'est qu'on a quand même ratésa vie », Jacques Séguéla, publicitaire

L'objectif désigné par le système est bien celui de s'élever dans lapyramide de la consommation. Certains de ceux qui pourraient sehisser plus haut qu'ils ne le sont refusent de jouer à ce jeu

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d'imbéciles, ils choisissent de ne pas participer à cette partie qui faitse côtoyer les prétentions individuelles. Ils rejettent l'objectifconsumériste proposé tout en cultivant pourquoi pas une réelleréussite sociale, c’est en quelque sorte un refus de cette pathétiqueaspiration générale à consommer pour exister. Il est probable que siune proportion non négligeable de la population affichait cetteposture, la croissance capitaliste et le système lui-mêmeconnaîtraient de sérieuses difficultés.

Revenons à cette population qui consomme parfois pour simplementrester dans le moule de ce grand jeu sociétal, celui des pseudo-réussites individuelles et des satisfactions consuméristessuperficielles. Les comportements engendrés par cet état d'espritnous amènent régulièrement sur les chemins de la consternation etde la colère. La société marchande a ses fêtes : soldes, journéespromotionnelles de folie et autres « black friday ». Parfois on y jouedes coudes, parfois on y prend des coups, parfois on y meurt...

« Un employé qui venait d'ouvrir les portes pour laisser entrer unefoule impatiente a été écrasé par les acheteurs qui se ruaient sur lesproduits. L'homme, âgé de 34 ans, est mort de ses blessures.

Au moins quatre personnes, dont une femme enceinte, ont étéhospitalisées après cet incident. D'autres employés du magasin ontégalement été blessés alors qu'ils tentaient de venir en aide à leurcollègue. Kimberly Cribbs, qui faisait partie des quelques 2.000personnes amassées devant le magasin Wal Mart, a affirmé que lesclients s'étaient comportés "comme des sauvages". "Quand on leura dit qu'ils devaient partir parce qu'un employé avait été tué, ils ontcommencé à crier : 'ça fait une journée que je fais la queue'. Et ilsont continué à acheter", a-t-elle confié à l'Associated Press. »

Article du journal Le Monde, https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2008/11/29/un-homme-meurt-ecrase-par-une-foule-d-acheteurs-a-new-york_1125103_3222.html

Cette mort prouve à tous points de vue l'existence bien réelle d'unindividualisme économique pouvant écraser toute vision collectivede l'instant. Chez certains, l'égocentrisme est alors si prononcé qu'ilefface toute autre présence ou affect ne se situant pas dans lechamp de leur consommation.

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Égocentrisme : tendance à ramener tout à soi. Les égocentriques sefocalisent sur leur propre intérêt, considèrent leur opinion comme laplus importante.

Moins dramatiques, les « émeutes du Nutella » ont fait l'actualitédébut 2017 en France. Dans plusieurs villes, les clients de différentsmagasins Intermarché se sont parfois battus pour des pots de pâteà tartiner trois fois moins chers que d'habitude. On nous dit que desgendarmes et des policiers sont intervenus pour ramener le calme,autrement dit, certains de nos semblables se sont insultés et battuspour quelques euros... Ce triste constat médiatique est bien sûr trèsréducteur et simpliste. Le « Nutella » est un produit qui bénéficie degros moyens en marketing et en publicité, ce n'est pas un produitparticulièrement bon marché en temps normal. Les plus pauvresd'entre nous renoncent bien souvent à acheter ce qui bénéficied'une image qualitative (à ne pas confondre avec la qualité réelle duproduit) pour lui préférer, critère du prix oblige, les marques demoins bonne qualité ou une marque de distributeur. En fait pour lesplus pauvres, cette pâte à tartiner que l'on voit à la télévisionreprésente un niveau de consommation qu'ils n'atteignent pashabituellement. Au fond, la plupart des gens qui ont participé à cettemêlée ne l’ont pas fait pour quelques euros, ils ont voulu gagnercette course à la bonne affaire pour avoir sur leur table ce produitqu'ils ne peuvent pas acheter habituellement, ou qu'ils se refusent àacheter dans un contexte où chaque euro compte. L'unique but pourcertains individus dans tout cela a été d'éprouver une satisfactionconsumériste particulière, celle conférée par le sentiment que pourune fois, eux aussi y avaient droit.

Cette foule qui joue des coudes a fait la une des médias en quêted'images à sensations. Certains en ont profité pour afficher leurmépris de ces « pauvres qui ne savent pas se tenir », ils oublientque cette compétition se joue dans toutes les strates de la pyramideéconomique. Cette concurrence pour gagner est aussi ce quifaçonne parfois les comportements dans l'environnement plus feutrédes populations plus aisées. Il ne s'agit plus de jouer des coudesdans les rayons d'un magasin, mais de jouer des hypocrisies et descoups dans le dos pour gagner quelques chances de saisir le poste,le statut ou la responsabilité supérieure qui élèvera le niveau derémunération et de consommation.

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Le chômeur et le cadre supérieur espèrent tous les deux pouvoirbénéficier de cette promotion à leur portée. Qu'elle se matérialisepar une étiquette sur un pot ou sur la porte d'un bureau, ellereprésente dans les deux cas leur progression dans la pyramide,ainsi que la satisfaction égocentrée qui va avec.

Comment ne pas tendre vers l'égocentrisme quand nous avons sisouvent à défendre nos intérêts contre d’autres dans le cadre denotre travail, pour un emploi, pour faire valoir nos droits, ou pourréagir dans toutes ces situations où les mécaniques du système ontprovoqué un contexte clivant ou concurrentiel. La société capitalistemultiplie les situations qui dégradent et altèrent nos égos.

D’une façon générale, le commerce et l'intérêt mercantile constituentl'élément de base, le rouage essentiel de l’organisation économique.Ils sont le moteur et la raison d'une bonne partie de nos interactionssociales, ils figent nos rapports aux autres dans le prisme del'individualisme. La rengaine consumériste espère constammentprovoquer le besoin et le désir. Le désir suscite l'anticipation duplaisir, j'achète donc je suis, je sors mon moyen de paiement carc'est le sésame de ma satisfaction. Au diable la rationalité, c'est un« achat plaisir ». C'est fait, c'est acté, j'ai acheté, j'ai consommé, j'aiexercé ce pouvoir que procure l'argent, je me suis affirmé en tantque consommateur actif. Cette affirmation est un aboutissement, lafin d'une messe dans l’un des temples de la consommation, un rituelqui transforme l'acte commercial en acte non pas social, mais enacte socialement reconnu.

L’agitation marchande existe par le désir de consommer ou deposséder des biens qu'on associe en permanence à une pseudo-réussite. La consommation est décisive dans la perception du plaisir,du confort et du rang économico-social de l’individu. Consommerc'est réussir, car c’est réussir à consommer. Les véritablesinteractions sociales sont souvent impactées par ce contexteindividualiste, nous sommes souvent très loin d'une sociabilitépositive, ceux qui jouent ce jeu de la « réussite » avec le plusd'entrain dans un esprit comparatif sont ceux qui cèdent à l'orgueil.

Orgueil : opinion avantageuse, le plus souvent exagérée, qu'on a desa valeur personnelle aux dépens de la considération due à autrui, àla différence de la fierté qui n'a nul besoin de se mesurer à l'autre nide le rabaisser.

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Dans cette posture, le niveau de réussite des autres est le jalon denotre propre réussite. Il est heureux et souriant, fier de sa réussite,jusqu'à ce que l'autre réussisse mieux en possédant plus. Cettecontrariété qui tombe comme un jugement de son propre statutrebat les cartes du « jeu ». Si l'individu en est affecté, c'est qu'ils'agit d'orgueil et non d’une sereine fierté personnelle. L’orgueil n’estqu’une des nombreuses postures cloisonnant les individus et lesressentis : l’environnement capitaliste restreint notre perception àcelle d’une vision auto-centrée qui facilite les erreurs de jugement,les préjugés et les inimitiés injustifiées.

« Ne pas aimer les autres, c'est s'aimer trop soi-même. »

Albert Camus, Remarque sur la révolte

Dans l’absolu, le but d’une organisation économique devrait être denous libérer de l'incertitude matérielle, or c'est exactement lecontraire de ce qui se produit. Les moins argentés subissent ladéception et le stress d'une consommation insuffisante ou nonchoisie, tandis que les plus aisés se livrent de leur plein gré à cetteattirance pour le toujours un peu plus, aussi superficielle soit-elle.C'est un fonctionnement qui nous pousse fondamentalement versl'égocentrisme, par habitude et même parfois de façon totalementinconsciente. Ce modèle individualiste ne prévoit que l'interactiondes intérêts, des intérêts qui sont dans ce contexte assez souventcontradictoires. Toute autre façon de se comporter demandera plusd'efforts et de construction, elle nécessitera même parfois de nagerà contre-courant. Nous traçons notre route en consacrant unegrande partie de notre temps de vie à une activité rémunératrice,ceux qui font un travail qui leur plaît peuvent continuer à le faireparce qu'il est rémunérateur, ils devraient en trouver un autre peut-être moins plaisant si celui-là ne l’était plus assez. Nous travaillonsparfois seul.e, parfois en coopération limitée au sein d'uneentreprise, mais toujours dans le but prioritaire de nous accomplirpar l'argent et ce qu'il permet. Ceux qui affirment qu’ils ne travaillentpas pour l’argent peuvent se demander s’ils resteraient dans leurtravail actuel s’ils étaient payés au salaire minimum légal.

Une économie collective de la répartition et du partage fait del'organisation économique une construction commune qui nouslibère. Avec elle, nous passerions d'une foule d'égos centrés sureux-mêmes à un collectif d'égos équilibrés entre eux, agissant demanière efficace pour nos satisfactions personnelles et collectives.

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Égocompatibles, l’équilibre pour la réussite collective

Cette société insère dans le processus marchand beaucoup de nosbesoins élémentaires (l’air que nous respirons résiste encore à cettetendance), cela provoque régulièrement des accrochages entre lesindividualités. De par le système en lui-même et du fait desinteractions avec les autres « joueurs », notre égo est chahuté parles courants individualistes qui tissent notre vie et celles de nossemblables. C'est souvent dans la réussite d'une activité ou d’unprojet qui n'a aucune chance d'interférer négativement avec autruique notre égo est pleinement satisfait. La fierté inconditionnelle etlibre de toute arrière-pensée procure cette dose de satisfaction quicomble notre égo, bien plus que toutes ces pseudo-victoiresindividuelles proposées par le système.

La société de consommation joue énormément avec l'égo de sesouailles. Trop souvent teinté d'un égocentrisme sans saveur parmanque de sens profond, ou source d'une réelle souffrance lorsqueles événements ne nous ménagent pas, l'égo est parfois considérécomme un élément problématique. Il est une chose que certainspensent pouvoir enfouir profondément au fond de leur individualitépour s’en « libérer », mais cela revient en fait à vouloir renoncer àune partie de nous-même parce qu'elle nous intègre parfois dans unjeu auquel nous ne voulons pas participer.

Certaines pensées philosophiques ou religieuses considèrent l'égocomme la représentation fausse que l'individu se fait de lui-même.Toutes les sensations attribuables à l'égo sont alors considéréescomme une vision tronquée de la réalité. Ces courants de penséeoptent pour un chemin visant à nous libérer de l'emprise de notreégo, ceci pour atteindre une forme d'éveil spirituel.

Pourtant, l'égo est aussi un élément contribuant au désir et à l’envie.Y renoncer peut s'accompagner d'un renoncement à certainesambitions, jusqu’à renoncer par exemple au refus réel et pratique decette société qui nous déplaît. Toute révolution est le fruit de nosambitions : plus encore qu'un ingrédient possible de la souffrance etde la dissension, l'égo est un catalyseur du changement. Désirer etcontribuer à un autre système est aussi notre fierté, cela renforcenotre estime de nous-même. Mettre en accord notre égo avec nospensées les plus structurantes paraît plus indiqué qu'une abstractionspirituelle.

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Façonner notre égo pour qu'il soit en capacité de s'harmoniser avecceux de nos semblables « compatibles » est un réel parti pris, il a lemérite de s'inscrire dans une démarche collective, il est donc toutindiqué lorsque l'on veut justement contribuer à une constructionsociale à dimension sociétale. L’équilibre intérieur et l’équilibre avecl’extérieur sont tributaires l’un de l’autre...

L’égo n’est pas l’égoïsme, que nous naissions à la fois égoïstes etaltruistes ou dépourvus de toute tendance, au fond peu importe,nous avons aujourd’hui le pouvoir sur notre positionnement dansl'échelle de ce rapport aux autres, c'est notre égo qui nous mène surce chemin, dans un sens ou dans l'autre. L'image que nous avonsde nous-même, et surtout l'image que nous voulons avoir de nous-même, sont aussi décisives dans notre comportement que laconviction politique.

Plus fort que l'Amour pour changer le monde : l'amour-propre

Les théories politiques et économiques n'ont jamais été lesdéclencheurs d'une transition politique. Seul un égo collectif : lareprésentation et la conscience qu'un groupe se fait de lui-même etd’un avenir commun, peut générer un mouvement collectif décisif.

Bienveillance : disposition d'esprit inclinant à la compréhension ets'autorisant l'indulgence compréhensive envers autrui.

Estime : appréciation favorable que l'on porte sur quelqu'un, bonneopinion qu'on en a : respect, considération.

Amour-propre : sentiment qu'on a de sa propre valeur, de sa dignité,et qui pousse à agir pour mériter l'estime d'autrui.

Entrevoir une autre façon de vivre amène à considérer cettepossibilité par rapport à nos envies et nos dispositions personnelles.En serons-nous satisfaits, mais aussi capables ? Nos convictions etnos désirs nous font vouloir être à la hauteur de l’enjeu, l’imagefuture que nous avons de nous-même contribue à allumer la flammede notre engagement. C'est notre égo qui peut nous faire rejeter unmodèle dominant en nous suggérant que cette façon de vivre n'estpas celle que nous voulons, c'est lui qui nous murmure à l'oreille quenous avons le droit de vouloir autre chose et de le concrétiser.

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Certains se satisfont très bien des mécaniques capitalistes pourrégir leurs vies : leurs égos s'en portent a priori très bien. Ils pensentque le capitalisme est plus simple à mettre en place qu'un autresystème : chacun centré sur lui-même et ses proches, et les lois del'argent pour dicter nos possibilités, pourquoi vouloir faireautrement ?

D'autres observent cette société avec le regard de ceux qui nepourront jamais en être fiers. L'image que nous avons de nous-même est impactée par celle que nous avons de « notre » société.Lorsque cette vision est positive, la situation sociétale et nosrelations avec autrui renforcent notre amour-propre, c’est le fruit del’équilibre des égos. L'amour-propre se construit par la recherched’une harmonie entre notre égo et celui des autres, ce travailn’entraîne aucune concession autre que celles qui produisent unesérénité collective dont l'individu bénéficie. L’harmonie est unconstat positif à propos de nos relations sociales, elle se nourrit dela satisfaction que nous apportent nos contributions à cet équilibre.Elle est le résultat de postures comportementales, un bien-êtresocial commun à différents éléments qui produit quelque chose debeau et d'une qualité supérieure. Le terme est utilisé en architecture,il ne tient qu’à nous de vouloir qu’il désigne une propriété structurelledes constructions sociales humaines.

L'amour-propre et l'estime sont des opinions positives. Quel plus belobjectif personnel et politique que d'avoir de l'estime pour soi-même,pour nos semblables et pour la société dans laquelle nous vivons età laquelle nous participons ? Quoi de plus indiqué pour faire un pasvers une situation personnelle heureuse ? L'amour-propre, cettepossibilité pour notre égo, possède la capacité extraordinaire depouvoir lier un objectif politique collectif à celui de notre propredéveloppement personnel.

Toutefois, il ne s'agit pas ici de prétendre que cette idée peutconcerner aujourd’hui l'ensemble des représentants du genrehumain. Déjà parce que certains n’en voudront tout simplement pas,ensuite, il ne faut pas avoir la naïveté de croire que certains de nossemblables objectivement « déplaisants » ne le seront pas toutautant en société non individualiste. L'environnement est un facteurimportant dans notre façon d'être, nous pouvons raisonnablementprévoir un recul de l'égocentrisme dans une population ne subissantplus les mécaniques capitalistes, cependant, ce type d'organisation

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sociale ne fonctionne qu'avec des individus qui adhèrent pleinementà son concept : toute participation à contre-cœur ne fait queperturber la mécanique sociale nécessaire au projet progressiste.

Il ne s'agit pas non plus de penser une société pleine de nos alteregos. La bienveillance, la cohésion, l’estime, la considération et lerespect ne fabriquent pas des sociétés « bisounours », lesdésaccords et les tensions sont une constante de l'espèce humaine.

Alter ego : personne à qui l'on donne toute sa confiance, amiinséparable, complice avec lequel on a beaucoup de pointscommuns.

Nos individualités sont le terreau de tout développement collectifconcerté et serein. Sur ce sujet, il peut être intéressant deconsidérer comment nous envisagerions notre rencontre avec unecopie de nous-même : serions-nous notre propre alter ego ?

Fondamentalement, ce double cesse d'être notre double dès lespremières secondes de son existence, le temps passant provoqueune différenciation des êtres. Ce double opère ses propresmouvements et a ses propres pensées, nous ne le contrôlons pas. Iln'est plus nous, même si nous partageons des dizaines d'annéesd'une vie identique, à présent il est un autre. Les pires crevures denotre espèce se réjouiront d'une perversité partagée... ou sesauteront à la gorge au moment où elles prendront conscience quec’est leur propre malveillance qui leur fait face.

Crevure : individu sordide, personne abjecte, qui a des sentimentsbas et est capable des pires actions.

Les plus individualistes ne seront pas forcément ravis etdurablement comblés par cette possibilité de pouvoir échanger avecleur double. Passé le temps de la curiosité et de la surprise, cettesituation pourrait mettre à mal un égocentrisme affirmé, un profondmalaise viendrait peut-être clore cette expérience assez particulière.On peut imaginer que l'enthousiasme pour une telle rencontre soitproportionnel au « niveau » d'amour-propre d’un individu. Unepersonne qui s'attache à cultiver harmonieusement son estime desoi et des autres ne pourrait qu'avoir une pleine confiance en sondouble. L'autre est à la fois elle et l'autre : double dose debienveillance, de compréhension, de considération et de respect...Difficile d'imaginer les détails et les possibilités d’une telle rencontre.

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Ces couples de doubles, dotés à divers degrés d'amour-propre etd'orgueil, feraient apparaître de manière vivante le contraste entre laposture individualiste et l’équilibre collectif induit par l’amour-propre.

Ce serait une illustration de la différence entre ce qui relève du fonddes choses (la pensée, un chemin choisi) et la simple forme(l’apparence), entre une cohérence souhaitée et le simple historiqued’un vécu aux motivations cloisonnées, entre une personnalitéfaçonnée par sa quête de sens et un caractère modelé par unepratique individualiste et égocentrée.

Capables de l'horreur et du merveilleux

D'innombrables horreurs ont traversé notre Histoire, la barbarie aécrit des chapitres entiers de notre passé, les massacres et lestueries de masse surgissent encore parfois dans nos actualités. Dela cruauté individuelle aux exactions, c'est comme si notre espèceétait condamnée à subir la survenue du « Mal » et ses souffrances.

L'Humanité a en elle les ingrédients d’une noirceur qui constituera àjamais, et a minima, une possibilité de voir resurgir dans ses rangsdes acteurs de l'horreur. Nous n'avons même pas atteint cettesituation qui nous verrait simplement devoir rester vigilants à touterésurgence de cette sombre facette de notre nature. L'horreur estbien là, annoncée par des fosses communes d'innocents assassinésou les agressions sordides qui rythment les faits divers. Sadismes,cruautés, dominations répressives, soifs sanglantes de pouvoir,violences et haines gratuites sont toujours là, en bonne place surl'affiche de la médiocre représentation offerte par notre civilisation.Ces tares de notre espèce sont inscrites en chacun de nous, on nepeut que supposer que bien des générations devront se succéderdans le cadre de sociétés bienheureuses pour qu'ellesdisparaissent. Et encore, ce serait croire sans aucune raison valableque cette potentialité pourrait un jour nous quitter.

Nous ne pouvons pas nous fermer à l'éventail des possibles ducomportement humain, mais il contient tout autant de possibilitéslumineuses que d'obscurité. Notre intellect, notre morale, mais aussinos principes de vie, nos convictions et nos visions politiques font denous les architectes de notre futur. La nature ne constitue clairementpas un modèle à suivre : la lionne qui tue avec une nonchalance

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dérangeante ce bébé antilope sortant à peine du ventre de sa mère,simplement parce que c'est l'option la plus facile, est là pour nous lerappeler. La vie « naturelle » n’est pas juste, c’est à nous de rendreautant que possible nos sociétés justes.

Face à cette ineptie capitaliste bien emballée qui sait acheter notrelucidité pour nous vendre son court terme, il est tentant, et plutôtconfortable au bout du compte, de s'en remettre à notre destininéluctable, quel qu’il soit. Notre égocentrisme stimulé nous faitéluder toute pensée politique, écartant bien vite toute radicalité quirisquerait d’impacter notre posture individuelle. C’est encore lui quinous fait rejeter tout affect en réaction à une noirceur loin de cheznous, le même qui nous rend indifférents à ce qui se passera dansun futur auquel nous n'appartiendrons pas. Après nous le déluge...

Si nous ajoutons à cela nos souffrances personnelles et celles quifrappent nos proches et nos connaissances, il est parfois biencompréhensible d'ériger un rempart pour que le malheur d'autrui nedéborde pas dans notre propre existence. Maladies graves, mortsprématurées, accidents qui ruinent des vies et brisent des famillesen l'espace d'un instant... la vie est injustice. Nos modèles desociété les plus progressistes ne font que pallier cette réalité par unesolidarité humaine et une limitation des risques. Même la plusheureuse des sociétés connaîtra son lot de souffrances :l'épuisement dépressif et les violences pathologiques, le combatincertain contre la maladie, le malheur indicible d'un proche quimeurt subitement, ou l'infinie tristesse d'un enfant qui décède... ceque peuvent subir nos corps restera la première cause de nossouffrances. Nous sommes des machines biologiques,structurellement fragiles, condamnées à devoir potentiellementsouffrir de coups du sort et de lois naturelles implacables, mais nerenonçons pas pour autant à l’expression de notre potentiel sociétal.

Profitons d’ailleurs du fait que la remise en question politique etl'alternative sociétale soient encore possibles. Qu'ils soient issus del'accumulation du capital ou d'un autoritarisme brutal, les pouvoirsarbitraires se renforcent. Il est probable que si les progrèstechnologiques futurs étaient à la disposition des idéologiesliberticides, ils permettraient d'instaurer un contrôle quasiindépassable, un pouvoir non contestable et tout-puissant, voirecarrément une tyrannie indestructible. La société du « Big Brother »est réellement une menace pour notre avenir, certains régimes

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autoritaires pratiquent déjà une répression systématique de leursopposants politiques. Dans certains pays parmi les économies lesplus « développées » au monde, comme par exemple en Chine, laclasse dominante surveille déjà systématiquement ceux quiexpriment une critique du pouvoir. On les intimide en attaquant leurvie et on les réprime en les détenant arbitrairement pour le seul faitd'avoir exprimé une opinion. Cette réactivité répressive estclairement facilitée par la maîtrise de certaines technologies. Lespouvoirs autoritaires s'attacheront à ce que personne ne puisseéchapper à leurs attentions et à leurs répressions lorsqu’ils lesvoudront discrètes et efficaces.

Le progrès technologique est le résultat d'un accroissement naturelde notre compréhension du monde, ceci grâce de notre intelligence.Sauf cataclysme, ces progrès continueront de survenir avec letemps, c'est une chose qui relève réellement de notre « destinnaturel », jusqu’à ce que nous ayons compris tout ce que noussommes en mesure de pouvoir comprendre. La vraie question estde savoir si le progrès social relève d'un cheminement identique.N'avons-nous qu'à nous laisser porter par les vagues de l'Histoirepour voir apparaître au détour d'une génération un véritable bonheurcollectif ? On peut objectivement en douter. Vouloir une sociétécollective et pensée pour être heureuse, c'est vouloir et imaginercette chose que l'univers et sa nature n'ont pas prévue pour nous.

La construction sociale progressiste n'est pas une découverte, elleest à inventer et à construire sans qu'aucune compréhensionsupplémentaire du monde ne puisse nous aider. Desexpérimentations et des concrétisations significatives ont existé àtravers l’histoire, certaines sont une réalité de notre époque et nesont plus expérimentales. Il ne tient qu'à nous de mettre nos égosen phase avec un objectif sociétal ambitieux, si nous ne le faisonspas, ni personne ni aucune entité ne le fera à notre place. Si nousne saisissons pas cette possibilité d'une réussite collective, nouscheminerons sur le tracé d'un développement logique sur le plantechnique, mais insatisfaisant, incertain, voire désastreux sur le plansocial. Si nous affirmons de nouvelles ambitions sociétales par lesactes, si nous parvenons à vivre dans un contexte construit qui soità la hauteur du plein potentiel de notre espèce, si nous saisissonsles clés de la sérénité collective et du progrès dans ce domaine,alors un avenir radieux pourra enfin se dessiner devant nous.

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La fierté de bâtir et de protéger

« L’envie de bâtir » symbolise peut-être le mieux cette facette denotre espèce qui lui interdit toute stagnation apathique. Des guerresdéclarées pour bâtir un empire à celles et ceux qui ont su bâtir lapaix, c'est le point commun à toutes les idéologies, ce qui aprovoqué certaines des horreurs de notre passé et permis unebonne partie des merveilles de notre Histoire. Ce terme a été leleitmotiv des grandes civilisations passées et restera celui desgrandes civilisations futures. En comparaison des visionsbâtisseuses qui ont pu ponctuer les dix derniers millénaires, lesdiscours des dirigeants capitalistes contemporains sont ridicules.Quelle régression de notre stature historique que cette résolution à« bâtir une nation plus compétitive » ou à « construire un modèle decroissance économique ».

En tant que citoyens capitalistes, nous nous contentons le plussouvent de « bâtir nos vies », tellement de possibilités nousapparaissent hors de portée depuis le carcan consumériste...Pourtant, nos technologies n'ont jamais été autant en mesure denous affranchir du travail-contrainte, le partage du travail à fournirpour assurer les services et les activités productives n'a jamaissemblé si accessible sur le plan pratique, la consommationraisonnée n'a jamais paru si près de pouvoir résoudre l'ensembledes besoins de notre espèce... Les étoiles nous tendent les bras,pourtant, un pourcentage anecdotique de nos ressources estconsacré à la conception des vaisseaux qui pourraient faire de nousune civilisation spatiale. Quelle honte historique que de voir notreespèce tributaire du bon vouloir de quelques entrepreneursmilliardaires pour la mise en œuvre de projets spatiaux aussidécisifs.

Nos scientifiques s’échinent à boucler des budgets pour penser etconstruire l'intégralité du voyage d'une sonde vers Mars, ceci alorsque nous pourrions posséder depuis un moment déjà un vaisseaucapable de voir la planète rouge depuis ses hublots. Nous sommesallés marcher sur la Lune il y a cinquante ans, pourtant, nous ensommes réduits aujourd’hui à subir la communication marketing deces firmes spatiales qui font le buzz sur un voyage sans retour versMars, cette planète à quelques mois de voyage de la Terre. Seul lepremier pas sur Mars sera éventuellement rentable et saura

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satisfaire les orgueils, le voyage ne sera qu’une charge financière,alors à quoi bon faire les choses dans l’ordre et respecter certainesétapes qui tombent sous le sens. Pourquoi ne pas décider de laconception d'un vrai vaisseau interplanétaire pour ce premier aller-retour vers Mars, sans prévoir d'y envoyer des gens en surface ?Risquons plutôt des vies avec un vaisseau-capsule à usage uniquequi devra subir à lui tout seul un décollage terrestre, un voyage deplusieurs mois et un atterrissage martien. Le pire est que personnen'a l'air de s'offusquer d'un projet qui consiste à l'embarquementd'individus pour un voyage sans retour et sans aucune possibilitéd'assistance, tout ça pour simplement gagner du temps et del'argent. La « logique » capitaliste ne se préoccupe décidément ni dulong terme ni des risques qu'elle fait encourir à sa ressourcehumaine.

En dehors d'une construction politique en contradiction avec ledogme capitaliste, bien peu de choses sont à bâtir collectivementdans cette société. Les pseudo-coopérations et les structuresprofessionnelles sont loin d’une envergure digne du terme. Lafamille, le travail, la carrière, la réputation et le patrimoine sontautant de briques de ce pseudo-bonheur qui semble la seule voie àsuivre. Cette réalité nous impose un triste constat, celui d’une fiertécollective n'existant plus que lors des victoires sportives, nous ensommes là : chacun pour sa gueule, tous derrière les bleus...

Dans un autre domaine, il est frappant de constater que finalementassez peu d’individus se sentent concernés par la questionenvironnementale. Lorsqu'on ne ressent pas déjà un petit sentimentd’indignation face aux dégâts humains flagrants du capitalisme, il estillusoire d'attendre une réaction significative face aux destructions etlourdes pollutions que nous infligeons à cette nature qui nous a vunaîtreY Lorsque c’est le cas, la posture « écolo-individualiste » estmalheureusement dans l’air du temps chez certains : les individusremettent rarement en question les fondements de ce système anti-écologique. De façon générale, nous pourrions penser qu’unengagement sincère en faveur de l’environnement serait plus facileà faire émerger : autant nous pouvons être envahis de préjugés, decritiques et de colère pour nos semblables, qu’ils soient en difficultéou non, autant nous pourrions penser que la relation avec notreenvironnement devrait être dénuée d’agressivité, qu’elle devrait êtreapaisée, dépendante et ludique. Apparemment nonY

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C’est à croire que nous avons réussi à développer une enviedestructrice à l’encontre de la branche sur laquelle nous sommesassis aujourd’hui, c’est à croire que notre bêtise consumériste nousmasque le fait que nous dépouillons notre environnement d’unemanière immature et indigne de toute espèce intelligente.

Depuis les années 1950, la teneur des sols en nutriments et enhumus a baissé d'un tiers selon les observations du GisSol (legroupement d'intérêt scientifique qui coordonne le programmed'inventaire de l'état des sols en France). Cela signifie que nos solssont en train de s’appauvrir en matière organique : notre façon decultiver appauvrit notre patrimoine agricole ( https://www.lesechos.fr/10/01/2016/lesechos.fr/021608908597_la-fertilite-des-sols-part-en-poussiere.htm ). L'agro-industrie et tous les partisans d'uneagriculture « conventionnelle » en sont les responsables, mais faceau constat évident d'un besoin urgent de changer la manière defaire et de penser la production alimentaire, ce sont encore lesintérêts économiques qui prévalent. Ce système sociétal estincapable de tirer la moindre fierté de l’harmonie et de l’équilibre. Cepesticide est un poison cancérigène qui se retrouve dans nosassiettes ? Attendons d’avoir vendu tous les stocks avant del’interdireS Ce ne sera définitivement pas cette société du Capitalqui nous permettra de bâtir un avenir durable.

Un rapport intitulé « les limites de la croissance » est sorti en 1972.Commandité par le Club de Rome réunissant des scientifiques, deséconomistes, des fonctionnaires nationaux et internationaux, ainsique des industriels de 52 pays, tous préoccupés par les problèmescomplexes auxquels doivent faire face toutes les sociétésindustrialisées ou en développement, il a été préparé par une équipede scientifiques du célèbre Massachusetts Institute of Technology.

Au sortir de cette période de croissance sans précédent (les trenteglorieuses) qui a vu l'affirmation d'une société de consommation,celle dans laquelle une partie du monde semblait trouver sonbonheur matériel, ce rapport annonce un futur inquiétant à horizon2030 sous la pression de la croissance démographique etindustrielle. En raison d'une pénurie prévisible des ressourcesénergétiques et minérales, et des conséquences du développementindustriel sur l'environnement, il suggère que le système planétairepourrait s'effondrer si l'humanité ne décide pas de stabiliser sapopulation et sa production. En 2012, la Smithsonian Institution a

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rendu publique une version actualisée du rapport de 1972. Lesinstruments d'analyse ont été modernisés pour tenir compte desprogrès accomplis dans les méthodes d'observation et de prévision :le rapport de 2012 confirme celui de 1972.

Depuis sa publication, ce rapport est critiqué entre autres par tousceux qui confondent croissance et progrès. Certes, on peut luireprocher les profils politiques parfois orientés très à droite de sescommanditaires, ou encore relever les défauts d'une approcheglobale sans différenciation entre les pays riches et les autres. Onpeut très bien imaginer que ce rapport fut commandité pour allerdans le sens d'un certain conservatisme économique mondialdevant le développement des pays « non occidentaux », nouveauxcandidats aux premières places de l'économie mondiale capitaliste.A contrario, la rédactrice du rapport, Donella Meadows, était unemilitante active pour un mode de vie sobre et soutenableécologiquement. Ce rapport écrit par les scientifiques du MIT a danstous les cas le mérite d'avoir posé dès les années soixante-dix laquestion de l'empreinte écologique et du développement durable.

La force de ce rapport est de s'affranchir de l'idéologie pour tirer uneconclusion à partir de statistiques et de modèles mathématiques.Les idéologies politiques du court terme ne s’embarrassentgénéralement pas de ce bon sens qui confronte l'idée politique àson propre avenir : pourquoi s'infliger l’inconfort de réfléchir à desproblèmes dont les conséquences graves ne se manifesteront quedans cinquante ans ? Le travail initié par le Club de Rome a permisde superposer une inconfortable vérité scientifique à une réalitébiaisée, celle affichée par les gouvernants de la classe dominante, ila mis en évidence la voie sans issue d'une croissance capitalistebasée sur la croissance démographique et technologique.

La société marchande ne signera pas sa propre fin idéologique enadmettant cette évidence : la recherche d'une croissanceéconomique continuelle est un concept inadapté dans la durée aubon fonctionnement des sociétés humaines. Ce PIB (produitintérieur brut) qu'on nous présente en augmentation pour affirmerque tout va bien est une ineptie, il n'est que l'expression d'uneéconomie irrationnelle où le gaspillage alimentaire (30 % de laproduction alimentaire sont perdus) et l'obsolescence programméesont les symptômes d’une obsession maladive pour une croissancedes profits mortifère.

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La croissance est fortement dépendante de l'augmentation de lapopulation, or elle ne peut évidemment pas augmentercontinuellement. Faudra-t-il accepter une démographie irraisonnéeet le bétonnage de toujours plus de terres cultivables pour desintérêts économiques ?

Ce sont la géographie, le contexte écologique, le niveautechnologique et les habitudes de consommation de ses habitantsqui déterminent quelle est la population raisonnable ou maximaled'un territoire. Bâtir, c'est construire et organiser toutes les structuresqui permettent à une population de vivre selon ses principes pourtoujours, ad vitam æternam. Une fois que les infrastructures sontfonctionnelles, il n'y a plus qu'à les maintenir, l'effort bâtisseur initiallaisse place à une gestion de la cité et à une réaffectation desressources à d'autres objectifs. La croissance n'est plus physique,économique, géographique ou démographique, elle est alorspleinement intellectuelle, culturelle, sociale et technologique, visantune augmentation de la qualité de vie.

Surpopulation : état démographique caractérisé par le fait que lenombre d'individus d'une espèce vivante excède la capacité decharge de son habitat.

En 2016, on a estimé que la population humaine mondialeaugmentait de 246.000 habitants par jour, résultat égal à ladifférence entre les 403.000 naissances et les 157.000 décèsquotidiens estimés sur Terre. Cela représente une hausse de 90millions de personnes par an. Le taux moyen annuel mondial de lacroissance démographique est de 1,2 %, il semblerait que cetteaugmentation de la population ralentisse avec une baisse mondialeplus ou moins importante de l'indice de fécondité. Selon l'ONU, lapopulation mondiale était estimée à environ 1,65 milliard en 1900.Un siècle plus tard en l'an 2000, nous étions 6,1 milliards, nousétions plus de 7,5 milliards au 1er juillet 2017.

Nous ne cessons jamais de croître, nous augmentons notrepopulation alors que, par exemple, 80 pays manquent d'eau. Unepersonne sur cinq n'a pas accès à l'eau potable sur notre planète, etce manque d’eau est l’une des causes de conflits violents à diversendroits du monde.

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L'Humanité n'est pas aujourd'hui dans un état de surpopulationglobale, mais il relève du bon sens le plus élémentaire qu'il existe unnombre d'habitants raisonnable pour chaque territoire, ceci afin quechaque être humain puisse y vivre sans subir les affres du manqueet de la surpopulation. Faire de la politique, c'est anticiper et prévoirles problèmes, mais c'est aussi imaginer des futurs enviables. Sansla maturité d’une politique qui envisage à la fois le court et le longterme, on ne fait que repousser les problèmes et les rendre chaquejour plus explosifs. Pour éviter une catastrophe, la Chine a dûrecourir en 1979 à la politique de l’enfant unique. Si elle avait décidéplus tôt de limiter par exemple les naissances à deux enfants parfamille, elle n’aurait sans doute pas eu à en venir à cette extrémité.

Si chacun accepte de vivre dans un environnement bétonné, deloger dans des tours de vingt étages et de se nourrir d'un gruau deprotéines synthétiques, alors nous pouvons considérer quel'Humanité ne sera pas en état de surpopulation avant d'atteindretrente milliards d’individus. A contrario, si nous souhaitons vivre dansune société qui préserve nos campagnes, nos forêts et nos terrescultivables, et où chaque foyer citadin ou rural vit dans une maisonindividuelle confortable, alors nous sommes dès aujourd'hui ensurpopulation : ce modèle n'est déjà plus possible.

Ce ne sont pas uniquement les limites physiques et écologiques denos environnements qu'il faut prendre en compte pour définir lesjalons de nos sociétés. Pour construire des sociétés durables etsatisfaisantes, il faut définir nos propres limites et objectifs enmatière de démographie, de production et de consommation. Nosréussites urbaines et rurales seront les reflets de notre maîtriseéconomique, démographique et écologique. Cette maîtrise nousapportera la stabilité et le progrès, et c’est de cet état sociétal quenous pourrons tirer la fierté de bâtir et de protéger. Maîtriser deséquilibres, concevoir, créer et faire perdurer forment la trame dessociétés désirables.

En parallèle de nos vies économiques, de nos activités et de nosinteractions sociales, les questions métaphysiques et spirituelles quinous animent sont également directement en lien avec l’image quenous avons de nous-même. Notre religion, notre athéisme ou notreagnosticisme sont le reflet d’une facette de notre égo, et il doit aussiparvenir à trouver son équilibre dans ce domaine.

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L’égo égaré dans sa quête de sens, la religion

Religion : rapport de l'homme à l'ordre du divin ou d'une réalitésupérieure, tendant à se concrétiser sous la forme de systèmes dedogmes ou de croyances, de pratiques rituelles et morales.

Dieu : être transcendant et créateur de l’univers pensé par lesreligions monothéistes.

La religion est cette croyance qu'une entité supérieure a créé notremonde, et souvent l'ensemble des formes de vie qui peuplent notreenvironnement. L'avantage de cette posture d'esprit est qu'ellerépond d'un coup à quelques questions existentielles d'une façonbien pratique.

Sa force et son principal attrait sont qu'elle nous permet de balayerassez simplement la possibilité que notre individualité soittotalement insignifiante dans cet univers. Il est plutôt confortable depouvoir se dire nous avons un créateur, que nos vies sont partiesprenantes d'un ensemble, qu'il y a une logique à tout ça. Si vousrajoutez à cela la promesse d'une vie après la mort, on comprendque le concept ait rencontré un franc succès.

Aux dernières nouvelles, la religion est encore une convictionessentielle pour bon nombre d’entre nous. Certains croient partradition, identité culturelle, par peur de la mort ou besoin de prierpour atténuer leurs souffrances, on observe parfois qu'il s'agit plusd'une habitude que d'une ferveur inébranlable. Cette foi donne dusens, elle guide plus ou moins le croyant sur un chemin spirituel quilui apporte un certain équilibre, ou lui fournit en tout cas quelquesrepères. Dans les moments difficiles, la religion est une force, unechaleur ou une conviction qui permet de résister et d'encaisser lessituations les plus malheureuses et négatives.

La religion sincère produit également la sensation d'être sur le bonchemin, celui du « Bien », nous protégeant de nos faiblesses et denos obscures tentations. À travers notre Histoire, la religion a été àla source de certaines barbaries, mais elle a également pu avoir parmoments les effets d’un élément protecteur, un rempart contre cettemême barbarie : cette dualité reflète bien le côté irrationnel duconcept religieux. Cette ambivalence s’illustre également par uneprétention à vouloir nous donner des repères, ceci tout en étantimprégnée par le mythe et la confusion issue du manque de logique.

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Pour tous ceux qui croient et suivent les préceptes de courantsreligieux que nous qualifierons de pacifiques et non obscurantistes,il est courant que la religion rende les individus « meilleurs » sur leplan social et personnel, c'est d'ailleurs en partie pour cela qu'elleest pratiquée. Les commandements religieux transforment desprincipes moraux en dogmes, en instructions divines qu'on s'attacheà suivre pour ne pas sombrer dans le péché. Mis à part chez lesfanatiques et les artisans de la haine, la croyance peut influencerpositivement le comportement, c'est même le désir de croire, et aufond d'être digne des préceptes de sa foi, qui façonne lescomportements. Le croyant sincère est avant tout un fidèle, l'objectifdu fervent fidèle est d'être un « bon » croyant. Au-delà même de lapromesse d'un ticket d'entrée au paradis, le fidèle cherche unaccomplissement quotidien, c'est une quête personnelle où l'individucherche à s'accorder à la parole divine pour se prémunir du péché.

Ce « lien divin » est-il vraiment un remède ou une protection contreles penchants négatifs et égocentrés de nos âmes fragiles ? Pasforcément, parfois la croyance dans le divin est même contre-productive dans ce domaine. À en croire une étude publiée ennovembre 2015 dans la revue Current Biology, une éducation nonreligieuse favoriserait la générosité et la clémence chez les plusjeunes. Conduite au Canada, en Chine, en Jordanie, en Turquie,aux États-Unis et en Afrique du Sud auprès de 1.170 enfants de cinqà douze ans, cette étude menée par le département de psychologiede l’université de Chicago, et financée par une fondationd'inspiration chrétienne, avait pour objectif de mesurer si la religionrenforce les comportements prosociaux. Les résultats desdifférentes expériences montrent que les enfants non croyantsseraient plus altruistes que ceux élevés dans une famille religieuse.

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2015/11/05/les-enfants-d-athees-sont-plus-altruistes-que-ceux-eleves-dans-une-famille-religieuse_4804217_1650684.html

https://dx.doi.org/10.1016/j.cub.2015.09.056

Ici s’illustre peut-être la conséquence d'un concept qui privilégie le« salut » par la relation au divin plutôt que par la relation sociale.L'individu qui n'a pas de Dieu est intimement seul avec saconscience, c'est dans sa relation avec l'autre qu'il peut aborder sesdilemmes, ses doutes et ses fautes. C'est en partie ce processus quiforge sa relation aux autres.

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Salut spirituel : notion qui signifie « délivrance et libération ». Lecroyant qui possède le salut se trouve ainsi délivré et libéré dupéché, de l'insatisfaction et de la condamnation éternelle (enfer). Ilbénéficie d'une relation avec Dieu et a ainsi accès au paradis. Lanotion de salut est présente dans le christianisme, le judaïsme,l'islam, l'hindouisme et le bouddhisme.

Spirituel (Philosophie) : qui est de l'ordre de l'esprit, considérécomme distinct de la matière.

Spirituel (Religion) : de l'âme, en tant qu'émanation d'un principesupérieur (notamment divin).

Les religions, comme beaucoup d’autres croyances mystiques,présentent leurs influences comme extérieures aux individus, ellessont les manifestations d'un Dieu ou d'un prophète s'en réclamant.C'est sur cette approche que reposent la facilité et la simplicité duconcept religieux dans son fonctionnement de base : beaucoup dechoses sont à destination ou proviennent du divin. Notre semblablen'est pas une entité pouvant être décisive dans cette quêtespirituelle, il est simplement notre « prochain », « Aimes tonprochain comme toi-même ». La prochaine entité vivante aveclaquelle nous allons interagir n'est pas source de salut, c'est notrecomportement avec elle qui peut l'être, à supposer que nousrespections les commandements divins. « L’autre » n’est passouvent une référence possible, sa parole n’est pas décisive, il n’y abien que Dieu ou l’un de ses représentants qui puisse donner labonne parole ou pardonner « officiellement ». Dans le conceptreligieux, c'est comme si nos semblables n'étaient que des travauxpratiques pour une âme s'attelant à réussir son examen divin.

Pour l'athée ou l’agnostique, à supposer que nous puissions parlerde salut spirituel, celui-ci passe par la recherche d'un remède à sesinsatisfactions immatérielles ou à ce qui lui pèse. Dans ce cadre, larelation sociale est tout aussi efficace que l'introspection, ce n'estpas le bénéfice « d'une relation avec Dieu », mais bien celui desrelations avec autrui qui libère l’individu et lui apporte le salut.

On nous présente trois grandes religions monothéistes qui sont parordre d'apparition historique le Judaïsme, le Christianisme et l'Islam.Nous pouvons supposer que les fidèles de ces trois religions prienten fait le même Dieu, sinon cela signifierait que de très nombreuxcroyants prient un Dieu qui n'existe pas... Mettons de côté les

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différences folkloriques et les diverses contradictions qui font qu'aumoins deux de ces religions majoritaires sont un peu à côté de laplaque sur le plan historique, et sur quelques restrictions imposées.Bref, supposons que Dieu existe et que nous avons tiré le bonnuméro, ou choisi le bon livre sacré pour être complètement enphase avec sa parole divine. Après réflexion, est-ce que ce statut de« fidèle membre du troupeau » est réellement quelque chose quipuisse satisfaire notre égo ? N'est-ce pas extrêmement froissantpour notre individualité d'être réduite à cette entité inférieuresoumise au jugement de la puissance divine ? N'est-ce pas frustrantde ne pas pouvoir sortir de ce jeu de la carotte et du bâton quiestime que la peur de l'enfer et l'envie du paradis peuvent façonnernos comportements ?

La religion est fondamentalement infantilisante, il n’y a pas besoinde consulter un manuel divin pour savoir ce qui relève d'une bonneou d'une mauvaise action. Pour ce genre de chose, nous possédonsun cerveau et une morale qui font ça généralement très bien, ilsnous permettent d'appréhender et d'anticiper les réactions etsentiments de nos semblables. Finalement, la quête religieuse estune tâche intéressée par son objectif final, il n'y a pas cettegratification personnelle inhérente au fait d'être en accord avec debelles valeurs simplement par conviction. Toute satisfaction estd'autant plus noble qu'elle est désintéressée.

Noble : qui a de la dignité, de la grandeur, qui manifeste del'élévation.

Quel triste état d’esprit que celui de vivre sa vie en la considérantspirituellement comme une épreuve ou un test moral, ceci parcequ’aucune évidence simple et rationnelle ou aucun sens ne s’offrentà nous par ailleurs. Choisissons plutôt de nous élever par descroyances politiques, celles qui recherchent l’équilibre et le salutavec nos semblables pour atteindre notre paradis sociétalY

La religion est une impasse intellectuelle : soit ce Dieu est tout-puissant et nous prions pour que notre créateur nous épargne ounous protège de lui-même, soit nous prions pour un créateur qui n'apas ou plus le pouvoir d'agir sur nos vies. C'est comme si la bellehistoire était écrite pour nous faire accepter l'inéluctable souffrancede ce monde. On nous fait espérer une vie meilleure après celle-ci,comme si vouloir autre chose pendant cette vie était hors sujet.

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On nous expose la vie de ce fils de Dieu, faiseur de miracles, maisacceptant la loi du puissant jusqu'à se faire clouer sur une croix. Onnous indique que souffrir est un acte d'humilité, que c'est en gardantla foi que nous supporterons l'injustice de ce monde. Dans dessociétés où les raisons de souffrir sont tout autant présentes quecelles de se réjouir, nous nous résignons à une soumissionsociétale, nous acceptons les limites que le système définit pournous. La religion est le refuge de notre fierté, elle est un excèsd'humilité forcé, un faux espoir qui nous fait parfois travestirl'acceptation résignée en l'expression d'une vertu. À chaqueépreuve, le croyant persévère dans le suivi du dogme divin, il seréfugie dans cette parole appelant au sacrifice de la revendicationsur l'autel d'un espoir post-mortem.

S’il y a un dieu, un bon, il attend de nous que nous cessions cesprières répétitives pour construire notre propre paradis sur Terre.Tout acte de création implique une capacité d'appréciation de sacréation : à supposer qu'il existe, Dieu espère sans doute lui aussipouvoir être fier de sa création.

Quel gâchis que cet égo s’il est condamné à rester trop centré, oùest son pouvoir émancipateur s'il n'est là que pour nous diriger versun espoir personnel ou une envie de satisfactions individuelles ? Ilpeut être bien plus que ça, notre égo est tout indiqué pour être lasource d'un désir de construction collective digne des plus bellesqualités de notre espèce. Création divine ou pas, finalement peuimporte, faisons en sorte de pouvoir être fiers de notre monde, si enplus cela rend fier notre éventuel créateur, il s'agira alors d’uneréussite supplémentaire.

Pour les plus courageux, acceptons qu'il n'y a probablement quenous, nous aurons ainsi déjà en grande partie appréhendé lesbienfaits du vivre-ensemble. Ne cessons pas de chercher le salut,mais cherchons-le ailleurs, dans cette croyance politique, sociale etspirituelle, que nous avons entre nos mains les clés de l'expressionde notre potentiel positif. Si toute la ferveur que l'espèce humaineconsacre à la croyance religieuse était exprimée au profit demeilleures sociétés humaines, nous vivrions dans un tout autremonde. Si nous cultivions le désir de croire en un futur radieux, si cedésir était aussi ancré dans nos esprits que ce désir d'une vie aprèsla mort, nous aurions bien plus de facilités à agir pour reprendrenotre destin en main.

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Ceux qui se proclament détenteurs de la parole divine ont biencompris que proposer une relation à sens unique, tout en promettantbien des choses, pouvait emporter l'adhésion de certains. Lesprophètes se sont succédé tout au long de notre Histoire, nousappelant à tourner nos espoirs vers un grand architecte, à acterdéfinitivement le fait que nos imperfections nous empêcheraient àjamais de pouvoir nous sauver nous-mêmes. Que d'énergiedépensée à nous faire accepter la résignation face à notre proprenature, que de stagnations subies à cause de ce statut immuable de« création d'une entité supérieure ».

Peu importe que Dieu existe ou pas, peu importe qu'aucun véritablesens ne soit offert à nos existences, nous pouvons combler ce videet donner un sens à nos vies par nous-mêmes. Ces « livres sacrés »ont malgré tout raison sur un point, l'être humain n'a pas forcémentcette propension à s'élever facilement de sa condition initiale etindividuelle. Il n'a pas automatiquement cet enthousiasme, ce solideet permanent désir de vouloir être plus qu'il n'est à la base. Il est toutautant sociable qu'asocial, tout autant disposé à saisir l'intérêt ducollectif qu'à en rejeter tous les inconvénients.

Pour ne rien arranger, le monde nous accable parfois de principeséminemment contre-productifs : les choix les plus faciles ne sontpas forcément ceux qui favorisent l'expression de nos plus bellesqualités sociales. Il faut parfois choisir entre l'option confortable dumoindre effort, celle de l'instantanéité pratique, et l'option vivante,celle qui peut requérir un effort ou un coût pour se réaliser, celle quiproduit en partie la qualité sociale.

C'est ici que se situent les premières causes du drame politiquehumain actuel : le mieux n'est ni le plus facile ni le plus simple. Pouravancer vers quelque chose qui soit beaucoup plus satisfaisant pournos vies, mais aussi plus complexe et plus difficile à appréhender, ilfaut y croire, et continuer d’y croire...

La foi (du latin fides, signifiant confiance) : désigne le fait d'avoirconfiance en quelque chose ou quelqu'un. La foi implique unepratique et des comportements traduisant cette confiance et cetteconviction.

Croire à un changement sociétal basé sur l’expression des qualitéssociales de notre espèce relève d’une foi politique...

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Que l’univers soit en mesure ou non de donner un sens à nos vies,ce sont nos individualités, nos communautés, nos sociétés, nosorganisations, voire notre espèce tout entière en tant qu’entitécohérente, qui ont à donner un sens à ce qu’elles sont, à ce qu’ellesfont et à ce qu’elles veulent.

Renoncer à la religion constitue un acte de raison et de courage,c'est décider de construire et de se construire sans filet, c’estprendre place dans cet univers du haut de nos qualités hésitantes etde nos défauts latents. Renoncer à la religion n'est pas renoncer àla foi, l'Histoire nous montre que la rationalité ne suffit pas à guidernos progrès politiques et nos sociétés, elle nous montre qu'il nousfaut plus que du bon sens, qu'il nous faut trouver un moyen de faireperdurer sans faiblesses cette envie de vivre et d’être autre chose,individuellement et collectivement.

Nous devons cultiver ce désir, l'apprivoiser pour qu'il soit plus queces prises de conscience éphémères, ces volontés passagères, cesrévoltes temporaires, ces coups de feu de l'Histoire qui provoquentles révolutions mais restent impuissants face à leurs récupérations.

Il faut intégrer à nos vies une croyance progressiste, nous entoureret nous parer de nos idées politiques d’une manière particulière.C’est ainsi qu’elles peuvent maintenir la flamme de notre volonté, denos envies et de nos désirs, d’autant plus lorsque la réalité prendune tournure qui nous accule ou nous incite à renoncer à nosambitions. La foi politique est une conviction du cœur, une croyanceactive et solide en la possibilité de sociétés collectives pleinementsatisfaisantes. Dans cette aventure politique, sociale et matérielle,l'échec peut prendre tellement de formes, la déception surgir partellement de biais, qu'il nous faut plus qu'une conviction politiquerationnelle pour résister aux influences contraires et auxrenoncements. Garder le cap et croire, contre vents et marées, quedes sociétés exprimant tout notre potentiel positif et collectif sontpossibles, et qu’elles seront la plus belle réussite de notre espèce :ceci constitue véritablement un acte de foi.

Beaucoup de croyants possèdent des symboles religieux, des objetsmatérialisant leur conviction, ils font office de balises matérielles, ilsancrent une foi immatérielle dans la réalité physique. Ce sont desrepères, des talismans spirituels bien réels qui donnent corps à lacroyance et la renforcent.

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Le Talisman politique, extension de la conviction

Politique, conviction, culture et talisman

Un objet est un talisman parce qu'il est considéré comme facilitantl'expression de possibilités bénéfiques, il favorise des potentialitéspositives sur l'individu, il éloigne les alternatives négatives de notrepropre personne. Dans l’imaginaire actuel et dans la plupart desdéfinitions, le terme talisman se réfère à un pouvoir magique.

Magique : dont les effets sont extraordinaires, sortent du rationnel.

Ne serait-ce pas magique, c'est-à-dire extraordinaire et sortant dece triste chemin individualiste qu'on nous présente comme rationnel,si des sociétés véritablement collectives devenaient réalité ? Unechose est magique lorsqu’elle s’invite dans la réalité malgré toutesles prévisions à son encontre, jusqu'à ce que la raison parvienne àl'expliquer. Lorsque de « nouvelles » sociétés existeront pour debon, les sciences économiques et sociales auront tout le loisir d'enanalyser les raisons et d'en comprendre la réussite...

Ces réalisations se maintiendront par la persistance des idéaux, ilest décisif de cultiver une conviction politique aussi bien sur lechemin de son accomplissement qu'au milieu de sa concrétisation.Les talismans politiques sont des éléments positifs qui peuventprotéger nos cohérences et nos désirs profonds dans le cadre denos humbles initiatives actuelles, comme ils le seront dans un avenirqui verrait l'apogée des sociétés intentionnelles. Ils ont vocation àfaire partie intégrante des cultures intentionnelles collectives, lessociétés humaines progressistes ne seront jamais à considérercomme des acquis ou des réussites définitives.

Il ne s'agit pas ici de sombrer dans un espoir superstitieux, mais detenter de pallier l'instabilité héréditaire de nos pensées et de nospersonnalités. Nous sommes changeants, soumis aux influences denotre environnement et à la multiplicité de notre nature humaine, ilest normal que nos aspirations politiques - qui sont aussi nosaspirations pour une vie meilleure - soient malmenées sous le poidsde nos faiblesses et des aléas, parfois même inconsciemment. Pourun objectif aussi ambitieux qu'un changement sociétal radical versune économie collective et une sérénité sociale, nous avons besoin

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de symboles et de repères nous rappelant pourquoi nous faisonscela, surtout lorsque nous sommes en difficulté ou affectés par ledoute. Face au renoncement et à la stagnation, nos vies sont toutsimplement trop courtes pour nous permettre une autre approche.

Un talisman peut nous permettre de ne pas lâcher prise face à unesituation négative qui nous bouscule jusqu'à pouvoir remettre encause nos valeurs et nos engagements. Il nous évite de subirl’influence de l’immédiateté facile, du « pourquoi je me donne autantde mal ? » ou du « pourquoi je ne me contenterais pas finalementplutôt de ça ? ». Dans ces moments où un autocentrisme de notreégo peut nous écarter de notre raisonnement intellectuel, desconclusions que nous interprétons comme justes à l’instant Tpeuvent diverger de notre conviction politique. Personne n'estprotégé contre cela par sa seule « volonté inébranlable », c'est notrefoi politique, cette confiance que nous avons dans notre idéal, cetterationalité que nous voulons pour notre existence, qui peut dépasserune envie négative née dans l’instant présent.

Ce besoin de pouvoir outrepasser nos doutes personnels et nosfaiblesses naturelles est aussi à prendre en considération demanière collective. Les possibilités négatives inhérentes aufonctionnement des groupes et des collectifs peuvent aussi êtreatténuées par l’action de talismans et de rituels politiques.

Rituel : ensemble d'actes, de paroles et d'objets codifiés, fondé surla croyance en l'efficacité de cet ensemble, et approprié à dessituations spécifiques de l'existence.

Cette fois encore, il peut être pertinent de s'approprier une partie duvocabulaire habituellement spirituel. Il est extrêmement profitable àun groupe d'avoir une histoire et une pratique commune au-delà desfondements basés sur l'idée politique. C'est dans la forme du vécuet dans les rouages du vivre-ensemble que se forgent aussi lescollectifs, les communautés et les sociétés. Il est toujours bénéfiquede réunir les membres d'une assemblée sous la bannière depratiques bien définies. Elles peuvent être une méthode dediscussion, l’utilisation d’une communication non verbale et d'actescodifiés pendant les échanges en assemblée, concerner unemanière de prendre la parole, être l’objet d’une tradition politique, ouencore se manifester par un contexte ou la présence de symboles.

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On imagine également très bien que l'énoncé oral d'une série derègles et de bonnes résolutions individuelles et collectives soit unpréambule rituel aux discussions importantes ou complexes.L’appellation « cérémonie rituelle » peut aussi désigner ce momentoù des individus se recentrent collectivement sur le désir de bienfaire : la pratique rituelle et culturelle renforce la cohésion et laprésence d'un état d'esprit serein chez chacun des participants.

La volonté n'est pas la panacée

La sécurité, l’argent, la possession de biens, l'espoir religieux, notredescendance, le contrôle, etc., sont les choses qui nous font« avancer » en société individualiste. Notre volonté est rarement auservice de choses qui vont plus loin que notre personne ou notrefamille. Qui se soucie réellement du statut futur de notre espèce ?En ce début du 21ème siècle, les problèmes environnementaux etleurs conséquences apparaissent au grand jour, mais y a-t-il unequelconque volonté collective de réaction à la hauteur de l'enjeu ?Celles et ceux qui d’une façon lucide et responsable mettent leurmode de vie et leurs opinions dans la balance sont encore bienminoritaires, la plupart des représentants actuels du genre Homosapiens sont centrés sur leur propre existence, ils vous répondrontqu'ils ont d’autres choses à faire et à penser.

La vie est trop courte, nous ne sommes que des individualitéséphémères, nous pensons subsister en partie par les gènes quenous avons reçus et que nous transmettons à notre tour si nousdevenons parents, nous ne sommes que les suivants quideviendront les précédents. Mis à part peut-être la famille etquelques structures qui s'attachent à enseigner des états d'esprit etdes valeurs particulières (pour combien de temps encore, et sont-elles progressistes ?), rien ne reste. Dans un avenir pas si lointainque nous ne connaîtrons pas, nous ne serons que ceux qui étaientlà avant, rien d'autre que des joueurs ayant fait partie du jeu avantune génération jouant à présent sa propre partie.

Aucune création commune et tournée vers l'avenir n'est là pour nousrendre fiers de ce que nous sommes, notre conception sociétaleactuelle du vivre-ensemble ne peut pas être une source desatisfaction.

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Nos volontés sont bridées, voire brisées, par un carcanconsumériste qui mène notre égo par le bout du nez. Les enviespassagères déterminent nos choix, la rapidité, et parfois la quasi-instantanéité, sont des conforts qui nous procurent une satisfactionet un contentement. Nous ne nous projetons plus dans l'avenir quepour appréhender des vacances, des questions familiales ou destransactions d'importance. Il est à noter que c’est souvent lorsquenous vivons des moments difficiles que nous gagnons enperspective et tentons timidement d’appréhender un sens plusprofond pour notre existence. Ce modèle sociétal relègue bien desaspects de nos vies parmi les choses à reprendre plus tard. Lesenvies à court terme monopolisent l'activité cérébrale au détrimentdes désirs profonds, ils sont toujours présents et ancrés dans nosindividualités, mais ils ne font plus partie que du décor de notrealiénation. Notre conscience de l’existence de ces désirs s'atténue àmesure de la constance avec laquelle nous les abandonnons dansle grenier de nos vies.

Volonté : désigne la faculté d'exercer un choix décidé par la raison,faculté d'agir en fonction de principes individuels.

À partir du moment où un individu parvient à un constat sociétal quile dérange et contrarie ses valeurs, où placer sa propre volonté surl'ensemble des possibles ? La volonté traduit souvent un esprit derésistance, elle repousse ce qui nous apparaît intellectuellementcomme négatif en regard de ce que nous voulons être et faire, oupar rapport à ce qui nous apparaît comme bien ou mal. C’estcomme si notre libre arbitre - l'expression de notre volonté sanscontrainte - se réveillait et reprenait les choses en main à traversune obstruction franche. La volonté peut aussi s'exprimer par lebiais d'une barrière de vigilance, elle est alors une action défensivequi vise à maintenir un choix en cohérence avec ce que noussouhaitons pour nous-même, malgré un courant contraire.

Nous sentons bien que les manœuvres de ce type imposent uneffort, que rester fidèle à notre code de conduite peut impliquer unsurcroît d'énergie. Le maintien en alerte d'un mécanisme intellectuel,s'activant dès que l'individu se retrouve confronté à la nécessité derésister, n'est pas envisageable ad vitam aeternam. La volonté peutêtre efficace, décisive, elle permet de fixer de manièrecomportementale le résultat d'un cheminement intellectuel, mais laposture peut trouver ses limites.

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Lorsque nous sommes sur la défensive, nous laissons parfoisl'initiative à un contexte qui teste notre volonté ou s'y oppose.Lorsque « l'adversaire », quelle que soit sa nature, revientrégulièrement à la charge, il peut arriver qu'une baisse de lamotivation - ce processus qui règle pour un organisme sonengagement pour une activité précise - puisse entraîner laréalisation d’un événement négatif redouté, comme par exemple unrenoncement.

La volonté peut être perçue comme une position contraire aurelâchement, surtout dans une société où elle sert bien souvent ànous soustraire avec efforts de sollicitations et de problèmespurement capitalistes. Cette posture peut relever d’une tension oud’une lutte que nous nous infligeons à nous-même, souvent pour unrésultat satisfaisant vis-à-vis de notre égo, mais parfois coûteux surle plan pratique et mental. Et lorsque consciemment ouinconsciemment, nous mettons de côté cette cohérence que noussouhaitons, ou le but initial, nous cédons alors bien naturellement àla facilité immédiate de l'instant. Il n'est pas question ici de vouloirtout contrôler dans nos vies, il s’agit de pouvoir tenter de faire le triautrement. L’objectif est d’essayer de passer outre ce qui nousparaît aliénant, c'est-à-dire associé à une perte de maîtrise sur notrepersonne au profit d'une autre entité, qu’elle soit un mécanisme, unprocessus, un individu, un groupe ou un système.

La détermination est un élément essentiel nous permettant decentrer notre égo sur un objectif a priori bénéfique, elle nous évited'être ballotté par ce qui ne relève pas de notre constructionpersonnelle. Que nous soyons dans la sphère politique ou purementpratique, les mécanismes sont les mêmes. Résister aux tentationset s'imposer des règles alimentaires lorsque l'on souhaite ménagernotre ligne, mettre des limites dans nos activités festives à la veilled'une journée importante, finir ce travail maintenant alors qu'il n'estpas intéressant et pourra encore être fait plus tard, remettre enquestion des éléments de notre mode de vie, etc., finalement laplupart du temps, la volonté est une rigueur affichée pour ne pasrenoncer à un objectif envisagé précédemment. Nous décidonsdans nos moments de faiblesse - même si certains diront que cen’est pas un choix - d’opter pour une possibilité plus attractive enmatière de plaisir et de confort à court terme, même si ce n'est pasce qui satisfait notre égo au bout du compte.

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La notion de volonté a une connotation politique lorsqu’elle est enrelation avec notre mode de vie choisi ou souhaité. D’un point devue politico-pratique, la volonté peut être sapée par des efforts àproduire sur la durée, ou des engagements qui nous éloignent denos « zones de confort ». Ces zones qui peuvent consister à ne rienfaire, ou à faire autre chose, nous procurent une satisfaction moinsintellectuelle ou stimulante pour notre amour-propre, mais trèsplaisante pour cette partie de nous qui ne demande rien d’autre quele fait d’être séduite par un divertissement facile, ou une absenced’effort à produire.

Lorsque nous sommes en opposition avec les choix politiques de lasociété dans laquelle nous évoluons, il n'est pas simple de penser àlong terme tout en se fixant un « code de conduite » plus enadéquation avec nos propres valeurs. À défaut de pouvoir la quitterou de s'y créer une bulle moins soumise aux règles et aux pratiquesen cours, nager en permanence à contre-courant nécessite uneinépuisable volonté. La fatigue fait tôt ou tard son apparition,accompagnée de concessions, de renoncements et de compromissubis. Au sein d'un contexte qui le contredit, l'être humain ne peutpas, avec le seul pilier de sa volonté, se maintenir éternellementdans des pratiques alternatives qui exigent parfois certaines chosesde lui, encore moins lorsqu'il constate des concessions et desrenoncements dans son entourage de même affinité politique.

La résolution, l'intention déterminée, le courage, la fermeté, lasolidité, la force d'esprit, l'obstination, etc., sont autant de mots quiprennent acte d'une volonté, on y discerne facilement un espritcombatif nécessaire. La volonté d'être, de faire ou de ne pas fairequelque chose, s’accroît ou se délite également par l'existence d'unobstacle ou d'une menace vis-à-vis de nos objectifs. Il n'y a pasbesoin de volonté pour faire quelque chose de facile, c'est aussi encela que la volonté est réductrice, elle n'existe parfois que par ladifficulté visible qu'on lui oppose. Lorsqu'elle est victorieuse, elle estle garant de notre cohérence, de ce que nous avons décidé pournous-même, mais elle n'est pas la source de cette cohérence.

Cette source se situe dans ce qui nous inspire, dans ce qui faitgermer en nous l'envie, dans ce qui stimule et écrit ce besoin d'êtreou de ne pas être, de faire ou de ne pas faire : le désir, le fruit del'imagination des possibles.

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Le désir, remède contre l'apathie et la résignation

Le désir est le ressenti conscient d’une aspiration ou d'une attirancepour un objet, une idée, un concept, un individu, etc. Cette prise deconscience devient un désir lorsque la sensation est positive, undégoût lorsqu’elle est négative. L'objet du désir, matériel ouimmatériel, se rapproche par la représentation mentale ducheminement pour l'atteindre. Dans nos sociétés marchandes, onréduit bien souvent le désir au sentiment succédant la découverted'une source de satisfaction potentielle, c'est la conséquence d'unsystème qui met en avant le désir dans sa forme la plus égocentrée.L'économie consumériste ampute le désir de toute sa dimensionprogressiste, elle le résume à l’envie de combler un manque,souvent issu d'un besoin qu'elle a elle-même créé.

Désir : mouvement instinctif qui traduit chez l'homme la prise deconscience d'un manque, d'une frustration. Tendance qui porte àvouloir.

Le désir est bien plus que ce à quoi il est restreint dans le contextedominant, celui qui se réduit souvent lui-même aux mécaniques deson triste système économique individualiste. Le désir est uncatalyseur de tous nos progrès, une manifestation de notre capacitéà nous projeter dans l'avenir armés d'un éventail infini d'espoirs, desuppositions et d'anticipations. En nous enfermant dans uneexistence individualisée, rythmée par la prise en compte des plusproches contraintes ou récompenses, ce modèle écrase le potentielde nos désirs. Sans construction intellectuelle et politique de l'avenir,sans un désir d’avenir qui englobe nos semblables compatibles, iln'y a pas de désirs autres que ceux qui relèvent des domainesmatériels et corporels.

Il va de soi que la synthèse du bien-être individuel et du bien-êtrecollectif nous mène invariablement vers ce qui pourrait se faire demieux pour nos vies. Mettons de côté ceux qui pourraient trouver uninconvénient à ne plus pouvoir contempler le mal-être d'autrui, ainsique ceux qui sont incapables de trouver un sens à leur vie autre quecelui de la compétition, cela nous laisse probablement encore enprésence d'une partie significative de l'espèce humaine. Cettepopulation vit aujourd’hui majoritairement selon les règlescapitalistes d'un monde qu'on ne peut pas considérer sincèrementcomme « le meilleur qui soit », elle devrait logiquement vouloir

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mieux que ce qu’elle a aujourd’hui. Même certains des plus riches etdes mieux lotis souhaitent un monde plus égalitaire, plutôt que cetimmense gâchis chaotique et instable qu’ils contemplent comme lesautres avec peur, tristesse ou colère.

Un monde meilleur est le résultat d'un modèle social plus enviable etd’un mode de vie plus satisfaisant que le nôtre. L'objectif politiqueest celui d'améliorer nos vies, nous revendiquons aux autres et avecles autres le droit de vivre dans une société meilleure, apaisée,saine, libre et tournée vers un avenir heureux. La politique est aussiun désir, celui qui met notre vie et notre mode de vie dans labalance, celui qui devient la source de la revendication et de l’enviede changement.

Un désir politique à consonances collectives, parfois toutsimplement un désir de paix, existe indubitablement chez une bonnepartie d’entre nous, mais notre contexte sociétal fait qu'il estnécessaire de lui redonner une visibilité : il faut susciter ouressusciter cette possibilité dans nos consciences. La sociétémarchande nous fait refouler en permanence cet éventuel désircollectif par les pseudo-justifications qui ont été abordées au débutdu livre, ce sont des obstructions qui se situent sur le planidéologique. D'une manière plus pratique, une autre mécaniqued'étouffement du désir de progrès politique est la multiplication desdésirs superficiels, ceux générés par la création artificielle etrégulière de besoins égocentrés.

La sollicitation marchande fait office de vecteur d'aliénation. Lessociétés inégalitaires « archaïques » s'exposent à la révolte induitepar le mécontentement, alors que les modèles inégalitairesmodernes s'exposent de moins en moins à ce risque populaire parla mise en place d'une diversion permanente. Plus besoin detoujours faire preuve d’autoritarisme et de répression pour contrer lacontestation, il suffit de canaliser le désir de la population vers autrechose. En proposant différentes strates de consommationaccessibles, quitte à aider financièrement les plus pauvres pourqu'ils puissent se projeter dans le catalogue, les classes du haut dela pyramide ont compris qu'on parvenait très bien à faire oubliertoute revendication d'envergure aux mécontents. Les empereursromains étaient très en avance sur leur temps dans ce domaine, ilsdonnaient « du pain et des jeux » au peuple pour s'assurer de sasympathie et de son indifférence politique.

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Le désir ne se suffit pas à lui-même, il est directement dépendantdes possibilités de sa propre concrétisation. Mis à part pour de raresexceptions, on ne désire pas très longtemps ce qui nous paraîtinaccessible ou lointain. La société consumériste ne cesse jamaisde nous mettre sous le nez des objectifs atteignables et sourcesd'une quelconque satisfaction, c’est une manière efficace dedétourner notre attention d'un désir non marchand plus ambitieux.

L'apathie politique est une conséquence possible de l’aliénation, elleest un manque total d'intérêt à l'égard du système qui régit notre vieet celle de notre entourage, ou une absence de sens critique et unefixation stérile, consentante ou subie, sur les carottes qu'on noustend. Le réveil peut difficilement venir de l'individu lui-même puisqu'ilne se mettra que très difficilement en position d'être bousculé danssa torpeur ou son aveuglement. Toutefois, il peut arriver qu'unévénement provoque l'interrogation ou la curiosité, possiblespréludes à un désir qui repoussera l'apathie.

La résignation diffère de l'apathie par le fait qu'elle relève d'uneacceptation plus négative de la situation. Elle est le résultat d'uneconcession beaucoup plus exposée à être remise en question parl'insatisfaction qu'elle engendre. Le résigné ne refuse pas forcémentla discussion, il peut garder une certaine ouverture d'esprit ou unintérêt pour tout élément qui pourra le faire douter de nouveau. C'estdans ce cas l'apparition de l'espoir qui peut être le prélude au désirde vivre autre chose.

Un autre élément utilisé pour saper notre désir d'une autre vie est lapeur, celle de l’insécurité, de l'inconnu et du changement. Il estparfois plus simple de s’investir et de prendre sa part de la révolte etde l’alternative lorsque nous n’avons rien à perdre ou à remettre enquestion. Le Capital bride l'affirmation de nos désirs à contre-courant en jouant avec notre besoin de sécurité et de stabilité, noussommes accrochés par des contraintes sur nos points d’appui dèsque nous n’allons plus dans le sens des rouages capitalistes.Pourtant, bien que les carottes et les bâtons du système continuentde vouloir nous faire jouer à ce jeu à temps plein, nous avons lapossibilité de mettre un pied en dehors en nous aménageant desparenthèses spatiales, ou temporelles, en contradiction avec lemodèle dominant, ceci sans forcément faire des choix radicaux quipeuvent nous mettre en risque de subir une répression ou unedégradation de notre situation pratique.

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L’idée du talisman peut être comparée avec un mécanisme naturelqui influe fortement sur le désir et le comportement humain. Quand ilest question de survie, notre organisme s'attache à faire naître parle biais instinctif une réaction en relation avec cet objectif.L'adrénaline est lâchée dans notre organisme et nous pousse à agiravant même que notre libre arbitre puisse faire émerger unedécision. De la même manière, les hormones sexuelles stimulent ledésir sexuel et augmentent la libido. C'est comme si la nature avaitprévu la possibilité que nous n'ayons plus envie de nous reproduireou de survivre aux situations critiques, comme si certains désirsnaturels étaient dotés d'un mécanisme pour les faire émerger dansnotre conscience s’ils étaient étouffés par une faiblesse ou uncontexte défavorable. N'est-ce pas quelque chose qui nousprotège ? N'est-ce pas un processus, un objet biochimique auquelnous pouvons attribuer un pouvoir protecteur face à une possibleapathie physique ou psychologique ? Cela ne peut-il pas êtreconsidéré comme un talisman biologique inscrit dans notre ADN ?

Les hormones sexuelles s’invitent dans les mécanismes de notreconscience pour nous faire considérer l’idée d’une possibledescendance ou d’un plaisir, il n'existe malheureusement pasd'hormones politiques stimulant notre désir d'une société meilleure...Ne serait-il pas hautement bénéfique de faire exister des objetsprotecteurs, des talismans qui nous feront ne jamais nous détournerde ce pouvoir d'enfanter des politiques collectives ?

Un des paradoxes du désir est qu'il peut être d'une grandepuissance tout en pouvant disparaître aussi vite qu'il a surgi. Il estparfois insaisissable, il nous traverse avec force pour s'évanouir parmanque de consistance et de ressenti physique immédiat (le bien-être, la satisfaction et la joie sont des ressentis qui induisent desréactions physiologiques). Un désir est d'autant plus instable qu'il seprojette loin dans l'avenir, il est proportionnellement précaire parrapport à son délai de concrétisation. Sans affects, sans émotions,sans sensations augurant de sa transformation en une réalité, ledésir se dissipe ou se disperse, c'est également sur ce point que letalisman politique trouve sa place. En le symbolisant, en donnantcorps à la croyance en son accomplissement, le désir s'en retrouvepérennisé et ancré dans la réalité. Nous n’avons plus alors à lemaintenir dans nos pensées, sous peine dans le cas contraire de nepas le voir réapparaître s'il sortait du champ de notre conscience.

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Grâce au talisman, le désir devient moins fluctuant, il est visible etpresque permanent, nous cultivons sa présence à côté de nous.

Quand il est cette sensation intérieure nous poussant à agir sansplus attendre pour ce que nous voulons, le désir peut soutenir nosavancées, nos décisions et nos choix. Il peut avoir besoin d’uncontexte ou d’un support pour exister et vivre en nous, mais il peutlui-même être un support dans certaines circonstances, il est alorsun talisman immatériel et impalpable qui préserve une envie, unevolonté ou une idée. Le talisman que nous pouvons voir ou toucherest également le symbole de ce désir, sa face visible et palpable quicontrebalance son caractère éthéré dans nos pensées.

Deux faces d’une même réalité forment un équilibre. D'un côté, undésir politique - un désir se rattachant à une aspiration ou à unmode de vie - nous met en mouvement tout en étant soumis à sapropre inconsistance et à nos potentiels affects négatifs. De l'autre,un élément de notre environnement matériel donne un corps à cedésir, il nous protège des aléas qui dissipent, des diversions, denotre inconstance, de nos abstractions négatives et de noséternelles faiblesses.

Le talisman est désir, le désir est talisman.

Un talisman peut aussi acter à notre niveau le fait qu'une penséepolitique soit stable et viable, que l'on peut agir sans avoir à garderen tête la construction de la réflexion et l'argumentation qui a forgéla pensée. Il est une réalité, il marque un pas bien réel vers laconcrétisation d’un objectif politique, il est un élément qui permet lesétapes suivantes. C'est un peu comme quand nous notons quelquechose sur un bout de papier pour ne pas l'oublier plus tard, lorsquenous écrivons une partie du futur souhaité dans la réalité présente.La différence réside dans le fait que l'écriture d'un rappel se basesur le fait que notre raison transformera cette inscription en uneaction réelle le moment venu, mais comme nous l'avons décritprécédemment, nous ne pouvons pas compter exclusivement surnotre rationalité et notre constance comme déclencheurs de l'actionsur le plan politique. Le talisman doit être imprégné d’un désir, c’estainsi qu’il peut devenir un repère et une boussole, un élément décisifdu décor, notre décor, celui que nous mettons en place dèsaujourd’hui mais qui pourra nous accompagner jusque dans cettesociété et cette vie que nous désirons.

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Parmi toutes les choses qui peuvent influer sur notre comportement,un autre élément peut nous faire sortir de notre cheminement : celuiqui consiste à considérer le peu d'impact d’une action. Cette penséeest peut-être même l’une des plus grandes menaces pour leprogrès. Aussi anecdotique que puisse être l’énoncé subjectif d’uneinefficacité supposée, il ne fait rien de moins que de contredire oudétruire le désir. Certains renoncements peuvent être justifiés, maismême les plus négligeables et les plus individuels sont un succèspour le modèle adverse. Il n’est pas pertinent de présenter la chosecomme un choix entre faire une action en accord avec nos idées etnos principes, et ne rien faire : ne rien faire, c'est être en désaccordavec nos idées et nos principes, c’est étouffer notre désir. Affirmerque « tout est politique » est une façon possible de résumer lachose, bien sûr, « tout » n'est pas toute chose, mais tout ce qui peutrevêtir un sens. C’est ainsi que nous agissons parfois uniquement« par principe », le résultat peut être totalement négligeable, mais ilva dans le sens de notre désir le plus profond, celui qui donne dusens à notre vie, celui qui est politique. Lorsque l'action et l'inactionentrent en résonance avec une conception de la vie, elles prennentautomatiquement une connotation politique.

Tout devient politique à mesure que l'on souhaite vivre comme on ledésire, tout est politique parce que tout est désir.

Lorsque le sujet est un mode de vie collectif, notre mode de vie,celui qui relève d’une situation communautaire, micro-sociétale ousociétale souhaitée, nous partageons les contours d’un désir avecd’autres. Le désir n’est plus alors seulement cet élan qui provient denotre personne, ce fil d’attraction qui trouve son origine dans notrefor intérieur, il est une vision collective, une image désirable quiprend forme au-dessus de tout un ensemble d’individus.

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L'empathie, une expression de notre nature collective

Mis à part chez ceux qui ont sombré dans la posture antisociale, ilest établi que chez la majorité d'entre nous, la souffrance des autresnous attriste ou nous révolte, tandis que la joie des autres estcommunicative. Nous nous sentons mieux en face de gens heureux,moins bien en face de gens malheureux.

Empathie : faculté de pouvoir ressentir les émotions d'un autre êtrehumain, possibilité intuitive de se mettre à sa place pour unesituation donnée.

Affect : état d'esprit correspondant à la manifestation des émotions,des sentiments, de la motivation. Les humeurs, au sens technique :déprime, optimisme, anxiété, etc., sont des affects ou ont desdimensions affectives.

Ne nous méprenons pas en réduisant l’empathie à des sentimentsde sympathie ou de compassion, elle est un canal émotionnel plusvaste, et nous ne pouvons pas ignorer ce que nous y recevons. Lasociété individualiste nous façonne à ne pas considérer les intérêtsde l'autre sauf si cela peut interférer positivement avec les nôtres,elle nous incite souvent à faire passer nos intérêts avant lesémotions d’autrui. Pourtant, même les individus faisant preuve d’unecertaine froideur émotionnelle le font parfois au prix d'un effort, voiremême d'un conflit intérieur. De la même manière que nous tentonsd’ignorer certains ressentis, nous nous protégeons, nouscloisonnons nos vies personnelles, familiales et professionnellespour que l’une ne subisse pas les affects de l'autre. Cecloisonnement est artificiel, les affects ne sont que partiellement« gérés », ils réapparaissent consciemment ou inconsciemmentdans les humeurs, les comportements et les rêves.

Tout ceci est inhérent à notre espèce, nous sommes câblés pour ça.Nous sommes dotés de cette capacité dès la naissance, lesneurosciences ont déjà montré à quel point cette faculté esttotalement détachée de notre libre arbitre. Des études se basant surles techniques d'imagerie cérébrale ont montré que face à unindividu victime d'une douleur physique accidentelle, les régions dela douleur du cerveau d'un observateur sont également activées.Deux corps, deux individualités, et pourtant les mêmes zonesprécisément impliquées dans le traitement de la douleur se mettent

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en fonction, à la fois chez la personne qui vit cette douleur commechez celle qui n'est que témoin de la scène. Les images IRM sontcomparables au même moment ou presque : nous sommesconnectés à ce que ressentent les autres... qu'on le veuille ou non.

Notre espèce est à ce point immature qu'elle a choisi de s'enremettre majoritairement à un modèle sociétal où le malheur desuns fait régulièrement le bonheur des autres, et inversement... Notreempathie est malmenée par cette « logique » économiqueindividualiste, froide et déshumanisée, elle subit le fait que demultiples raisons existent pour que l'autre soit considéré comme unconcurrent ou un adversaire plutôt qu’un partenaire ou uncollaborateur.

Les ressentis se répercutent, ce qui se passe de significatif chezl'autre résonne en nous à partir du moment où nous en sommestémoin. Nous considérons souvent l'empathie par la compassionqu'elle peut engendrer, c'est-à-dire son côté le plus triste, il estfinalement assez rare que notre empathie soit ressentie par le biaisdes émotions positives. En société individualiste, nous sommesrelativement peu enclins à nous réjouir de ce que peut vivre unepersonne que nous ne connaissons pas, il peut même arriver quenous éprouvions de la jalousie à son égard. Il n'y a vraiment qu'enprésence d'une personne pour laquelle nous avons un affectparticulier, un ami ou un membre de notre famille, que l'émotionpositive vécue par cette personne résonne en nous. Et encore, nosréflexes égocentrés conditionnés se propagent régulièrement ausein de nos zones supposées de confort social.

Dans une situation clairement négative, la résonance ne peutqu'être de la même polarité : par l'empathie, mais aussi par lasurcouche de stress ou de crainte qui peut imprégner l'observateur.Pour essayer d’éviter ce qui émane de l’autre, certains sombrentparfois dans une posture du « plutôt lui que moi », cela relève d’uncomportement pour le moins misérable vis-à-vis de notre égo, et quide toute façon ne pourra pas réellement satisfaire l'individu. Il nes’agira que d’une maigre consolation fugitive et crasseuse, face àune négativité émotionnelle qui résonnera de toute façon en lui.

L'individualisme est un inhibiteur du potentiel positif de l'empathie.Au sein d'une société qui ménage nos égos, dans le cadred’existences rythmées par une collaboration sereine et productive,

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une équité des droits et des devoirs, et les bienfaits procurés par lacroyance commune en un idéal politique, les réussites collectives etles joies d’autrui sont évidemment bénéfiques à l'individu. La gestiondes empathies négatives et des antipathies en est égalementgrandement facilitée. Même lorsque nous ne sommes pas le sujetcentral d'une situation qui nous touche, nous pouvons avoir besoinde considérer tout ce qui nous atteint. Face à une émotion trèsnégative, il est souvent préférable d’en parler, de relativiser quandc’est possible, et d’échanger avec nos semblables. Tenter de refuserou rejeter ces entrées émotionnelles ne fait que nous rendre aigrisou désabusés. Là encore, le collectif est un support bénéfique.

Les affects se mêlent et s'influencent. Si la majorité de nos buts sontcommuns ou ne se gênent pas et font partie d’un tout cohérent, ilsse concrétisent sans que l'un puisse se faire aux dépens d’un autre.Il y aura toujours des intérêts personnels contradictoires à prendreen compte, mais adopter une économie collective en lieu et placed'une économie de marché revient à faire disparaître l'immensemajorité des intérêts contradictoires. Le partage du travail et larépartition des biens font que les questions économiques sontgérées de manière à préserver une équité : cette dernière diminueénormément les affects négatifs dans le domaine économique.

La considération de l'autre et de son ressenti définit notre naturesociale progressiste. Nous sommes majoritairement des êtres quiaspirent à la paix et à la sérénité sociale, les sociétés collectives nenous affranchiront pas d'un malheur qui peut prendre de multiplesformes, mais l'harmonie sociétale est évidemment un terreau idéalpour le bonheur de l'individu. Dans nos sociétés individualistes, être« heureux » dans sa vie signifie bien souvent s'être développé, avoirévolué ou pouvoir se féliciter d'avoir atteint certains objectifs, cela serésume au final la plupart du temps à pouvoir s’applaudir tout seul.

À notre mort, nous laisserons bien sûr notre souvenir à ceux quiresteront, mais nous laisserons surtout nos contributions auxœuvres collectives, si elles existent. Ce parti pris apporte uneperspective supplémentaire à notre vie, il ne s'agit plus seulementde vivre sa vie, mais de vivre tout en faisant vivre quelque chose quia du sens et nous survivra. Le développement personnel n'est plusalors uniquement cette voie vers des objectifs personnels de vie, ilest un moyen de contribuer de manière heureuse et efficace à unefinalité qui dépasse notre personne.

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Le développement collectif démultiplie le développement personnel,et il est bien évident qu’il n’y a pas de meilleur héritage à laisserqu’une société sereine et pleine d’empathie positive.

L'empathie est un lien naturel qui peut renforcer tout groupes'attachant à construire quelque chose ensemble. Toutefois, ellepeut également parfois rendre certaines situations pluscompliquées. Dans le cadre d'une action commune, le renoncement,la lassitude, ou tout autre sentiment qui nous verrait ne plus avancersur le chemin de cette démarche collective, peut provoquer unesérie d’affects à connotations négatives. Ils sont d’autant plusmarqués chez ceux qui s'attendaient à ce que les autres soient plus« solides » sur la réalisation de cet objectif commun. Notre attitudepeut décevoir chez l'autre en plus de peut-être nous décevoir nous-même, cette déception ressentie par l'autre résonne en nous par lecanal empathique, et s’ajoute à notre propre déception...

Ce lien émotionnel existant avec ceux qui partagent nos idées et lesobjectifs associés peut être mis en avant par un talisman politique.Nous avons la possibilité de nous protéger de ces dissonances quipeuvent saper l'action collective : sans la prise en compte despossibles réactions individuelles et collectives face à ce type desituation, elles peuvent parfois faire émerger le doute politique et lasensation fallacieuse que le collectif est une faiblesse plutôt qu'uneforce. Le talisman est d'autant plus efficace s'il suggère toutl’éventail des émotions positives et négatives pouvant traverser ungroupe d'individus. La manière la plus efficace de se protéger dunégatif n’est sans doute pas celle qui arbore seulement le positif, lamise en relief de toute la dimension émotive peut être décisive danscertaines situations.

Les joies, les satisfactions et les fiertés partagées sont desbénéfices immédiats de l'action collective, mais elles constituentégalement des fondations émotionnelles pour l'action future.

Lorsque les interactions multiples au sein d’un groupe, d'unecommunauté, d’une micro-société ou d’une société génèrent desrésultats particuliers, des bienfaits et un équilibre général, nouspouvons alors réellement parler d'intelligence collective.

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L'intelligence collective, émanation des intelligences sociales positives, talisman du collectif

L'intelligence est la faculté de comprendre. Lorsqu'elle entre en jeudans le cadre de nos relations avec les autres, nous parlonsd'intelligence sociale : elle nous permet de comprendre les penséeset les sentiments des autres et de pouvoir agir ou réagir en fonctionde cette compréhension. Elle peut également permettre de discernerles mécanismes du comportement humain en général, cetteintelligence sociale peut être au service d'une bienveillance ou d'unemanipulation, voire d'une malveillance. Pour simplifier, nouspouvons considérer que ce que nous comprenons et ce que nousfaisons à partir de cette compréhension relèvent de l’appellation« intelligence sociale ». Vis-à-vis de nos semblables, elle peut doncêtre considérée comme positive, neutre ou négative. Sans tomberdans un manichéisme éludant la complexité des comportementshumains, nous avons toutes et tous la possibilité de faire des choixen rapport avec ce que notre intelligence sociale nous montre.

La compréhension des autres et des situations se nourrit de notreperception, de la communication verbale, corporelle, etc. Chacunpeut adopter un comportement neutre ou particulier en fonction deses besoins, de ses souhaits, du contexte ou de son propre étatd’esprit, cette posture est directement liée à notre égo et à la façondont nous concevons notre relation avec les autres. L'intelligencesociale peut très bien rester positive tout en servant nos intérêts, ils'agit plutôt de considérer les impacts négatifs s’il y en a, et leurjuste répartition entre les différents individus. Pour une situation, unediscussion ou une action, c'est au déséquilibre engendré que l'onpeut juger du caractère éventuellement négatif d’une intelligencesociale.

L'estimation positive, neutre ou négative est elle-même issue denotre faculté de compréhension sociale, elle relève d'uneconsidération personnelle ou concertée (que nous espéronsobjective) des impacts sur les personnes concernées. Une personnepeut faire preuve de « bêtise sociale » (un manque d’intelligence) etprovoquer de la négativité sans s’en rendre compte, ou du moinspas avant que le mal ne soit faitY Notre intelligence sociale abesoin de certaines choses pour progresser : notre lucidité, notreempathie, notre désir de comprendre les autres, et notre expérience.

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L'intelligence sociale ne réside pas uniquement dans lacompréhension et la considération des autres à un instant donné,elle relève aussi d’un discernement à propos des situationsprésentes et futures. Il s'agit de l'impact général de notre proprecomportement sur les autres, elle soutient la relation que nousvoulons maintenant et plus tard avec nos semblables. L'intelligencesociale positive est un investissement qui harmonise les relations etles égos, elle contribue à construire une cohésion. En sociétéindividualiste, nous entendons parfois parler d’un « vivre en bonneintelligence », il relève surtout d'une posture qu'on adopte lorsqueles impacts sur notre personne sont plutôt limités. On assimile lapréservation de bonnes relations avec les autres à une forme de« respect social », principalement basé sur l'engagement de ne pasnuire à autrui. Le respect de circonstance ne résiste que dans derares occasions aux intérêts contradictoires significatifs, il ne fait étatla plupart du temps que d'une négociation visant à éviter un blocageperdant perdant, nous sommes très loin d'une pratique socialevisant la sérénité et l'équilibre.

Comprenons bien que l'intelligence sociale positive est nécessaireau fonctionnement d’une société collective, il ne peut y avoir aucunecohérence politique et économique réelle si certains se mettent enretrait de la construction d'une cohésion. Tout cela nécessite auminimum une forme de cordialité sincère, ainsi qu’une prise deconscience de la nécessité politique d'une part de bonté dans lesrapports humains. C’est une condition indispensable pour envisagerle potentiel et la réussite de ce type de société.

Bien sûr, notre nature complexe et nos humeurs changeantes nepermettent pas cette bonté de tous pour tous tout le temps, mais encas de tension qui perdure entre deux individus, la défiance affichéede l'un, de l'autre ou des deux n'est pas cohérente avec la cohésionnécessaire au projet collectif. Pour que cette dissension n'influe passur la vie collective, une neutralité cordiale doit être la postureminimale adoptée par les protagonistes, elle doit s'accompagnerd'un comportement teinté de bienveillance si la situation lenécessite. Par exemple, on ne peut pas imaginer que deux individusne soient pas solidaires dans une situation importante : l’affichaged'une inimitié est incompatible avec une situation sociale positive,pour ses auteurs et pour ses spectateurs.

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Autant la qualité des rapports humains fait la force d'un groupe,autant l'incapacité de celui-ci à rétablir si nécessaire et sansambiguïté la sérénité sociale peut saper l'existence du collectif toutentier. C'est même l’une des plus grandes menaces pesant sur lui,toute fissure sociale qui ne parvient pas à se résorber héberge lesprémices d'un possible gouffre qui pourra engloutir un pan entier dela cohésion.

Il ne suffit pas de pouvoir penser que « l'ambiance est bonne », unêtre humain est le sujet d’insatisfactions franches et latentes. Lasérénité sociale au sein d'un ensemble d'individus doit êtreentretenue, elle commence parfois à s'effriter ou à se réduire sansmême que nous puissions nous en apercevoir : le seul rythme ducollectif peut impacter d'une manière souterraine le niveau desatisfaction et la construction sociale commune. Toute méthodepouvant permettre aux individus d’être en position d'affirmersimplement qu'ils font confiance aux autres, ne ressentent aucuneémotion sociale négative, et cultivent les comportementsnécessaires au maintien de cette ambition sociale, constitueprobablement un moyen pertinent pour confirmer, clarifier etmaintenir une sérénité collective.

Certains pourront penser que c’est trop demandé, que ce point devue peut être considéré comme infantilisant, ou que c’est uneapproche « naïve » du sujet, pourtant, c’est une chose qu’il estnécessaire de consentir à faire pour construire et entretenir unevéritable cohésion. Cette dernière a besoin d’une clarté sociale pourexister réellement, à nous d’affiner les différentes méthodes quisauront nous satisfaire pour y parvenir, à nous de mettre en avantles talismans qui nous aideront à le faire.

Cette nécessité sociale peut revêtir la forme d’une habitudesociétale, de moments choisis ou de pratiques pendant lesquelleschaque individu ressent son appartenance à un ensemble, en plusde permettre la mise en évidence d’éventuelles tensions. Certainsobjecteront peut-être que la mise en place de ce rituel - ces actescodifiés qui reposent sur la croyance en une nécessité - estdifficilement envisageable dans la réalité, c’est probablement parcequ’ils l’envisagent comme une routine ou une procédure, il peut êtreen fait d'une redoutable simplicité sociale, devenir aisément unehabitude attendue, un moment convivial, une tradition ou une fête.

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Que notre contexte principal soit la société capitaliste, un petitcollectif ou une communauté d’importance, nous sommes au centrede notre propre réseau social. Nous évoluons dans différentsgroupes parmi lesquels figurent par exemple la famille, les amis, lescollègues, les voisins, les membres d'une association, etc. Ceux-cisont les plus évidents parmi toute une liste illustrant l'ensemble desêtres humains avec lesquels nous avons des interactions. Nousconsidérons chacun de ces groupes comme actif ou passif, avecdivers degrés d’activité ou de passivité. Les sociologues parlentégalement de liens forts et de liens faibles, même si les liens fortsne sont pas forcément les plus actifs.

Dans un contexte sociétal d’une taille significative où la visioncollective à toute sa place, les groupes passifs sont le théâtre d'unecohésion de basse intensité. Cela ne signifie pas qu'elle estmauvaise, mais que la qualité n'est pas dans ce cas un objet depréoccupation central. Ils sont composés de gens que nous croisonsou connaissons de loin, ou avec lesquels nous avons relativementpeu d'interactions. Dans ce type de groupe, on peut comprendrequ'un individu ne fasse pas preuve d'une intelligence sociale la pluspositive qui soit, surtout si cela lui demande un effort en temps ou enressources. L'individu est sans doute moins avenant dans cecontexte, déjà parce qu'un être humain ne peut pas passer touteson existence à considérer l’aspect social, ensuite parce que notrepropre réseau ne peut pas comporter une infinité de relationsactives, enfin parce que les capacités et les envies en la matièrevarient en fonction de chacun.

Même si nous partageons des convictions et des principes de vie, iln'est pas crucial de cultiver d'une manière appliquée un haut niveaude sérénité sociale au sein de nos groupes passifs. Les défiancesmineures peuvent n'être traitées que partiellement, il est plus aisépour deux individus de faire preuve d’une neutralité cordiale lorsquerien n'implique qu'ils doivent coopérer d'une manière active ourégulière. D’un point de vue politique, il est toutefois important quedeux individus avec un passif négatif soient prêts à agir de façonbienveillante l'un pour l'autre si la situation l'exige. Un groupe passifne nécessite pas de vigilance particulière, les aléas ont peud'impact, sont peu « bruyants » et ne mettent pas en danger lacohésion du quotidien : le rapport investissement social / bénéficesocial est plus faible, y cultiver une certaine neutralité peut suffire.

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Naturellement, c'est à l’intérieur de nos groupes actifs qu'il fautprendre soin de cultiver des relations positives. D’un point de vuesociétal, les satisfactions individuelles et collectives sont à la mesurede l’intelligence sociale positive qui règne dans les groupes actifs.C'est au sein de ces entités que des rituels et des coutumesd'affirmation de la cohésion, de la confiance et de la bienveillancetrouvent leur place. Tout est imaginable, ils peuvent se fondre dansle mode de vie, constituer des pratiques « traditionnelles » ou seproduire simplement lorsque les personnes se réunissent. Lesressentis négatifs peuvent être intégrés à une exploration sereine etpositive de l’état du collectif, ils peuvent aussi se révéler par uneméthode particulière. Certaines choses sont a priori difficilementquantifiables sur une échelle commune à tous les individus, tout lemonde n'a pas la même façon de ressentir ou de juger une situationsociale, mais ne nous refusons pas pour autant la possibilité desituer notre ressenti sur une « échelle de sérénité collective ». Sedonner la peine de le faire manifeste déjà notre intention de cultiverune clarté sociale bénéfique.

La structure du réseau social personnel est plus complexe qu'unesimple juxtaposition de groupes classés par thématiques. Un rituelcollectif peut faire sens seulement si le groupe que l’individuconsidère correspond dans la réalité à un groupe qui s'est défini lui-même. Ça ne fonctionne pas si nous définissons un groupe d’amisdans lequel certains individus ne se connaissent pas entre eux. Cetexemple est d’ailleurs plutôt un mauvais exemple, on a d'autantmoins besoin de ritualiser une cohésion quand l'appartenance augroupe est entièrement flexible. Ce n’est pas le cas par exempled'un contexte professionnel où l’on ne choisit pas forcément noscollègues, et où il faut donc s'attacher à construire et entretenir unesérénité et des équilibres. Idem pour un groupe associatif danslequel un objectif commun fonde le lien entre les membres, mais oùceux-ci ne se sont pas forcément choisis. La sérénité n’est rien demoins qu’une partie de la réussite politique, ses aléas ne doiventpas être mis sous le tapis, ils doivent être clarifiés à défaut d’êtredissipés : le désaccord doit aussi trouver sa place dans le panoramade notre intelligence sociale positive.

Le fonctionnement des groupes d’amis est d’ailleurs parfois trèsparticulier. Lorsque deux amis sont en situation de défiance, ilspeuvent adopter à leur propre initiative une attitude plutôt neutre l'un

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envers l'autre, ceci pour préserver le fonctionnement et l'existencedu groupe en question. Ils passent en fait leur relation avec l'autreen mode passif, ce qui est probablement la manière la plusintelligente de faire si le retour de la sérénité entre les deux n’estpas encore à l’ordre du jour des émotions.

Concernant les problèmes personnels, ils ne nuisent au collectif ques’ils requièrent une réaction du groupe qui ne vient pas. Il s’agit dansce cas d’un manque d'intelligence sociale de la part des autrespersonnes par rapport à une situation donnée, et une baisse de lasérénité collective peut alors s'ajouter au problème personnel initial.En dehors de cette possibilité, les problèmes personnels peuventavoir une incidence empathique sur les autres, mais ils ne nuisentpas à la cohésion et à la sérénité collective (qui n'est pas la sérénitéindividuelle de chacun), ils peuvent même la renforcer si le collectifapporte un réconfort ou une solution à l'individu.

La sérénité et le bonheur sont des notions qui restent parfois trèsabstraites. Le fait de pouvoir ressentir que des sérénités socialesexistent (ou pas) dans nos groupes actifs peut nous permettred’appréhender pourquoi pas un « degré d’harmonie sociale » pournotre situation personnelle : libre à chacun d’imaginer commentestimer l’état de son cheminement sur le sujet... À lire ces lignes,chacun comprendra que cette façon de penser et de désirer larelation sociale est à l'opposé de ce qui est fait en sociétéindividualiste. Le capitalisme trouve rarement une motivation ou unesignification à la collaboration autre que celle de faire exister unenvironnement propice au profit-consommation. Les rituels sociauxy sont quasiment absents, ils relèvent du « management » et sontsouvent hypocrites dans le cadre professionnel, ils sont plutôtsuperficiels et se cantonnent à l’instant présent dans le cadrepersonnel. Le fait est qu’ils nécessitent non seulement un ensembled'individus partageant un objectif social commun, mais égalementune volonté de « vivre » cet objectif commun d’une manièrecollective.

L'intelligence collective est quant à elle un concept qui s'étend surplusieurs domaines, elle peut faire l'objet de plusieursinterprétations. Dans le cadre des sociétés humaines, on peutévaluer son existence au fait que les individus vont « plus loin »,leurs vies sont « meilleures » que s'ils évoluaient sans des principespolitiques particuliers de cette société.

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L’intelligence collective est une synergie : l’individu et le collectifaccomplissent plus, matériellement et socialement, que ce qui auraitpu être accompli sans des interactions et des organisationshumaines spécifiques. Cette valeur ajoutée regroupe à la fois ce quibénéficie directement à l’individu et ce qui lui ouvre de nouvellespossibilités. Il ne s'agit plus simplement d'une vie meilleure danscertains domaines, mais d'une autre vie, lorsque le bénéfice va au-delà de l'amélioration pour apporter les bienfaits du changement.

L'adhésion à des buts communs et la confiance mutuelle entre lesindividus étant des prérequis à son apparition, les collectifs, lescommunautés, les micro-sociétés et les sociétés intentionnellescollectives sont des environnements naturellement adaptés àl'émergence de l’intelligence collective.

Elle n'est pas quelque chose à construire directement ou à planifier,on ne peut pas l'organiser directement, on ne peut pas la décider,elle émerge si nous sommes nous-mêmes en cohérence avec sonexistence. Si le contexte est favorable, elle est la somme desintelligences sociales positives, et de toutes les autres intelligenceset créativités découlant d’un mode de vie construit. La synergieproduite est d'autant plus importante que les intelligences socialessont positives. L’intelligence collective est une idée foncièrementincompatible avec les sociétés individualistes, elles ne font parfoisque vouloir s’approprier le terme pour réemballer la notion demanagement ou de travail en équipe.

Elle est évidemment une bonne chose malgré son absencemanifeste dans le modèle majoritaire. Cette situation nous rappelleelle aussi que notre envie d’une société heureuse ne peut pas secontenter de notre fibre rationnelle et logique. Elle est politique carissue de nos opinions, mais elle relève également d'une croyancepuisqu’elle ne peut pas être envisagée comme une réalité évidente.Il faut y croire parce que ce n'est qu'une possibilité parmi d'autres, ilfaut y croire car la réalité nous montre d’une manière indiscutableque ce désir d'une société meilleure doit mobiliser l'ensemble despossibilités positives offertes par notre nature humaine. La sociétécollective est un chemin qui sort du processus évolutif standard denotre espèce, elle est une direction que nous devons choisir deprendre, simplement parce que les efforts et les remises en questionqu'elle nécessite sont négligeables par rapport aux immensesbienfaits matériels, sociaux et environnementaux qui en découlent.

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En attendant de pouvoir symboliser cette réussite sociétale par desmonuments à la hauteur de ce qu'elle représente, il nous faut dès àprésent symboliser cette envie d'y parvenir par des talismanspolitiques, ceux qui nous aideront à rester sur le chemin de saréalisation. Que ce soit en matérialisant l’existence de nos désirs etde nos convictions, en symbolisant certains aspects de notrecheminement, ou en préservant un regard lucide sur nos possibilitéssociales, individuelles et collectives, le talisman est la clé d’un futurchoisi et construit en pleine conscience.

Le talisman dessine et caresse le futur pour lequel notre intelligencesouhaite se mobiliser. Le talisman est politique, car ce que nousfaisons de notre intelligence sociale est politique.

La société intentionnelle collective ne se décrète pas, elle ne seprovoque pas par une prise de pouvoir quelconque, elle se jouedans le comportement de celles et ceux qui essaient d'être à lahauteur de l'enjeu. Dans cette aventure, dans cette constructionhumaine qui voit se côtoyer nos hauts et nos bas relationnels, notrecomportement peut être à tour de rôle, par notre cohérence dumoment et en toute humilité, un talisman pour l’autre, tout comme lecomportement des autres peut contribuer à un talisman de l’instantdont nous bénéficions. L’intelligence collective est le meilleur de cequi émane à chaque moment du fonctionnement collectif, c’est ainsique lorsqu’on peut la sentir, ne serait-ce que par ses liens sociauxmouvants qui tirent l’ensemble de la communauté vers le haut, elledevient elle-même un talisman, elle invoque ce que nous pouvonsêtre ou faire de mieux en rapport avec l’objectif politique que nouspartageons avec les autres.

Le progressisme se matérialise dès que les cohérencespersonnelles s’harmonisent, dès qu’elles se synchronisent pour unecohérence collective, dès que des individualités se regroupent etagissent de concert pour cultiver une cohésion, un mode de vie, etfaire vivre concrètement des idées.

Nos convictions et nos cohérences individuelles sont nécessairespour avancer vers le changement, mais elles ne sont que lapremière étape, les premiers ingrédients : rien ne peut émerger sansl’idée sous-jacente d’une construction sociétale adéquate.

La véritable pensée révolutionnaire n’a qu’un but : faire sociétéautrement.

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De la société accidentelle aux sociétés intentionnelles

La république capitaliste, cohabitation forcée d'une population en éternel désaccord

« Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on appelle Assembléenationale, pour concevoir comment les hommes qui ignorent le pluscomplètement l’état d’un pays sont presque toujours ceux qui lereprésentent. » Pierre-Joseph Proudhon

La république capitaliste est un régime politique où tout est questionde pouvoir, la notion de « démocratie » sert principalement à justifierla prise de ce pouvoir et son exercice. Les citoyens élisent desreprésentants qui ne les représentent finalement pas tant que ça.Tous les droits et les devoirs des citoyens, des associations, desentreprises et des institutions sont régis par le Droit : les litiges et lesdésaccords sont réglés par la Loi et nécessitent généralement de sefaire accompagner d’un professionnel, sous peine sinon d'en fairepossiblement l'expérience à ses dépens. Tous les individus quivivent dans un pays sont considérés comme devant se conformer àses lois, on ne peut pas rester sur un territoire sans accepterimplicitement de le faire. Les citoyens n’ont énoncé à aucun momentle fait qu’ils y adhèrent, pourtant, ils ne peuvent que quitter un payset changer de nationalité pour pouvoir quitter ses lois et adhérerautomatiquement à d’autres. C’est ce que font tous ceux qui fuientles dictaturesY ou les régimes fiscaux.

Quand un individu réside dans un pays où les lois sont « les moinséloignées » de ses propres opinions, il n’a pas d’autre choix que defaire avec, même si les plus hypocrites nous diront qu’il peut tenterde s’impliquer dans la vie politique de son pays pour « changer leschoses ». Une société capitaliste est accidentelle, l’immensemajorité de sa population s’est retrouvée bien malgré elle sur cegrand bateau avec les autres. Personne n'a réellement choisi devivre au sein de cet ensemble où nous côtoyons, parfois malgrénous, des individus avec lesquels nous n'avons aucune affinitépolitique, ceux-là même qui nous imposent parfois des décisions,des lois ou des gouvernants par une majorité de circonstance.

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Nous n'avons jamais accepté d'être inclus dans des décisions et desfaçons de faire qui sont contraires à nos valeurs. Nous n’avons pasaccepté d'évoluer dans une société où l’existence permanente desluttes de pouvoir et d'influence est la seule réponse aux divergencesprofondes des opinions. Qui peut réellement se prévaloir d'unsentiment d'appartenance dans ces conditions ? Nous constatonsque seuls des événements tragiques ou sportifs qui voient la nationaffronter un autre adversaire sont capables de générer une pseudo-cohésion nationale. Elle se délite ensuite aussi vite qu'elle estapparue : sans un adversaire ou un chauvinisme auquel seraccrocher pour justifier son existence, cette appartenance nousparaît vide de sens. Ceci est flagrant lorsqu'une question politiquerevêt une dimension morale : les consensus moraux n'existent pas,l’affrontement des différentes tendances morales provoque desbatailles politiques qui n'ont aucune chance de trouver une finsatisfaisante. Il n'y a pas d'arguments objectifs à fournir au sujet dece qui relève d'une certaine conception de la vie, il est peine perduede vouloir concilier deux points de vue opposés à propos de ce quiest « bien » ou « mal ». Régulièrement, des crevasses idéologiquesapparaissent au grand jour pour faire s’effondrer l'affirmation d'unerépublique une et indivisible. Les moments « d’union nationale »consécutifs à certains drames durent d’ailleurs de moins en moinslongtemps, chaque faction s’empresse de récupérer politiquement etmédiatiquement les événements dès qu’elle en a l’opportunité.

Les individus coexistent sans aucune convergence politiquegénérale. Il n'y a pas d'intérêt général, cette notion n’est qu’unélément de langage, il n’y a que des intérêts personnels, de groupesou de classes qui agissent pour pouvoir décider, prendre un pouvoirou imposer l’application d’un point de vue. Les diverses tendancespolitiques qui ont les moyens de le faire s'affrontent pour prendre lecontrôle des institutions et des assemblées qui contrôlent larépublique, ceci dans le seul but de décider des règles régissant lefonctionnement du pays tout entier. Les tendances politiquesminoritaires sont condamnées à subir des mécaniques et desdécisions qui ne les satisfont pas, la république capitaliste resteimmuable tout en hoquetant au gré d’une pseudo-alternance stériledu pouvoir. Dans des sociétés où le pouvoir est avant toutéconomique, les différentes factions politiques qui vont dans le sensdu Capital sont souvent les seules ayant les moyens financiers pourprendre les pouvoirs décisifs.

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Les institutions pseudo-politiques et les lois capitalistes laissent trèspeu de marges de manœuvre à des regroupements d'individus quivoudraient vivre selon d'autres règles. Il n'y a aucune possibilité deprendre du recul ou de se désolidariser en partie du système pourexpérimenter d'autres façons de faire. Toute initiative d'émancipationradicale doit accepter la possible confrontation légale ou policièreavec l'État, et bien anticiper les contraintes inhérentes à cettesituation. Cette rigidité impose une inclusion forcée et la dominationde tendances politiques sur d’autres. Les factions capitalistesveulent le pouvoir total, pas la simple et honnête possibilitéd’appliquer leurs idées au sein d’une population consentante.

Si l'État décidait d'autoriser pour une (toute petite) partie de sonterritoire une évolution politique au-delà du carcan de sa Loi, ils’exposerait de lui-même à une remise en question de son autoritétotale sur sa république une et indivisible. Il aura toujours peur delaisser s’exprimer de manière concrète une différence politiquemarquée, il n’y a qu’une lutte politique le mettant en difficulté quipourra produire ce résultat. La république est présentée commeentière et insécable, rien ne permet à ceux qui n’y adhèrent pasd'essayer d'être en phase avec leur propre désir politique. Cettesituation produit un nivellement par le bas, elle nous condamne àévoluer sur la trame d’un pouvoir capitaliste générant unecoexistence forcée, houleuse, stérile et parfois violente desopinions. Les apparences sont sauvées car ce modèle prétend qu’ilest « démocratique », pourtant, nous sommes toutes et tousenchaînés à sa doctrine, on ne peut pas décemment en faire unmodèle d'avenir pour notre espèce. Ce système interdit laconstitution de territoires politiques diversifiés, ceci alors qu’ils sontla meilleure solution pour permettre à tout le monde de pouvoir jugerconcrètement des différentes propositions sociétales réalisables.

Ce ressenti est directement lié à notre conception de la Liberté.Prenons une analogie : si je suis handicapé en fauteuil roulant, lefait que je ne puisse pas courir ne me fait pas me considérer comme« non libre » d’un point de vue politique. Je reste libre, dans le sensoù je peux évoluer dans l'intervalle que des aléas physiques ontposé pour moi. L'injustice de la vie ou un accident ne sont pas àconsidérer comme une oppression ou l’entrave d’un systèmepolitique, je suis libre si je peux évoluer au mieux dans cet intervalle.Cependant, si je vis dans une société disposant de la technologie

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médicale me permettant de remarcher, mais que je n'ai pas assezd'argent pour me la payer, alors je ne suis plus libre, c'est lesystème économique et politique dans lequel je vis qui me limite.

La république capitaliste ne souhaite pas par exemple que destendances politiques alternatives puissent s’affranchir de certainsschémas économiques. Il ne s’agit pas de vouloir échapper à l’impôtou à des mécanismes de solidarité économique, mais de pouvoir secouper de certaines pratiques qui n’ont aucun sens dans laperspective d’une économie locale collective. Paradoxalement, cesont même peut-être les sociétés les plus libérales et les plusindividualistes qui permettent au niveau d’une communauté d’allerau plus loin vers un mode de vie s’éloignant du dogme capitaliste.

L'entière liberté, autodétermination réelle et autonomie politique

Liberté : état d'une personne ou d'un peuple qui ne subit pas decontraintes, de soumissions ou de servitudes. État d'une personnequi n'est ni prisonnière ni sous la dépendance de quelqu'un, laliberté permet l’autonomie et la spontanéité. Possibilité de pouvoiragir selon notre propre volonté dans le cadre d'un système politiqueou social, dans la mesure où l'on ne porte pas atteinte aux droitsdes autres et à la sécurité publique.

La liberté s'inscrit dans un cadre physique mais aussi politique. Unêtre humain est-il politiquement libre s’il ne peut pas envisager des’éloigner d'un système politique pour vivre selon d'autres règles,avec d'autres individus qui partagent ses opinions ? On comprendbien que l'usage éventuel de cette liberté se heurte dans la pratiqueà certains obstacles, l'organisation nécessaire et les complexitésengendrées par son expression ne sont pas négligeables. Toutefois,un regroupement politique d'individus, surtout s’il est déjà d’unecertaine taille et forme un groupe organisé et structuré, devrait avoirle droit de disposer de lui-même. Pouvoir choisir a minima certainesmodalités politiques de notre environnement est un droitfondamental de la véritable démocratie. Le sujet ne concerne pasque les sociétés intentionnelles collectives, certaines tendancespolitiques subissent une mise en minorité systémique et ne verrontjamais la mise en pratique de leurs propositions politiques.

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Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, ou droit àl’autodétermination : principe issu du droit international selon lequelchaque peuple dispose d'un choix libre et souverain de déterminerla forme de son régime politique, indépendamment de touteinfluence étrangère. L'exercice de ce droit est en général lié àl'existence d'un État spécifique au peuple en question, État dont lapleine souveraineté est souvent envisagée comme la manifestationde la plénitude de ce droit. Il s'agit d'un droit collectif qui ne peut êtremis en œuvre qu'au niveau d'un peuple.

Mais alors, qu'est-ce qu'un peuple ? Plusieurs définitions sontpossibles, et elles sont éminemment politiques. Par exemple :

Peuple :

(1) Ensemble des personnes soumises aux mêmes lois et quiforment une nation.

(2) Ensemble d'êtres humains vivant en société et formant unecommunauté culturelle.

Ces deux définitions n'offrent pas la même liberté, nous devinonsbien laquelle est privilégiée par les oligarchies nationales. Quant audroit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les grandes puissancesont prévu de pouvoir le nier s’il n'était pas à leur avantage. LaCharte des Nations unies adoptée par l'ONU précise qu’il ne peutpas être compris « comme autorisant ou encourageant une action,quelle qu'elle soit, qui démembrerait ou menacerait, totalement oupartiellement l'intégrité territoriale ou l'unité politique de tout Étatsouverain et indépendant ». Pour résumer, tout est bel et bienverrouillé pour que les minorités politiques et les peuplesminoritaires restent soumis à un pouvoir central national. La peurd'une fragmentation est brandie pour maintenir un pouvoir établi.

Considérons le peuple comme un ensemble cohérent plutôt quegéographique. Il ne peut pas vraiment y avoir de démocratie, de« pouvoir du peuple », si le peuple n’est pas d’accord avec lui-mêmesur certaines questions : il faut une base politique commune.Différents peuples peuvent évoluer au sein d’un même ensembleinstitutionnel, les peuples capitalistes « de gauche » et « de droite »se satisfont très bien d’avoir des institutions communes au seind’une même république, tout comme les peuples qui ne sedifférencient que par l’aspect culturel. Pour d’autres, la vraiedémocratie signifie le pouvoir des peuples, et leur autonomie.

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Imaginons cinq cents personnes vivant sur un territoire, ellesforment une communauté qui rejette l'idéologie de la sociétémarchande. Elles ont mis en place collectivement des pratiquespolitiques et économiques particulières (un mode de vie) encontradiction avec ce qui se fait en dehors : ne forment-elles doncpas une communauté culturelle vivant en société, autrement dit unpeuple ? Bien que cette communauté soit ouverte et échange enpermanence avec l'extérieur, économiquement et socialement, elleforme une société intentionnelle qui se démarque politiquement dureste. Dans les faits, ce peuple détermine déjà sa forme politiqueinterne, il s’autogère, par contre, il se doit de gérer également toutesles contraintes légales et administratives liées à l’environnementcapitaliste extérieur, et l’on sait que certaines institutions onttendance à vouloir nuire à ce qui sort du lot en le soumettant àquelques complications... C’est sur ce point qu'il n'y a pas entièreliberté : la vision politique divergente est soumise à la contrainte« légale » de sa rivale, elle n'a pas de droit à l'autodéterminationpolitique, les pratiques économiques doivent par exemple rentrerdans le cadre des lois capitalistes. Toute micro-société alternativeest dans l'impossibilité de s'affranchir de ces règles si elle lesouhaite, elle doit composer avec, l'autonomie est réduite à ce quine contredit pas les règles et le pouvoir d’un système politiquedominant.

« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui :ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornesque celles qui assurent aux autres Membres de la Société lajouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent êtredéterminées que par la Loi »

Article 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de1789.

Cet article est contradictoire et hypocrite, la « liberté » décrite estamputée de la liberté de pratique politique. Prenons des principesde vie qui diffèrent du système politique majoritaire au point de sortirdu cadre prévu par ses lois, comment peut-on être libre de suivreces principes politiques (qui ne nuisent pas à autrui) si des loiscapitalistes nous en empêchent ? Les limites de notre liberté ne sontplus celles qui interdisent de nuire à autrui, elles sont des loisdécidées par une tendance politique au pouvoir qui impose desrègles à tout le monde (avec des lois permettant ou interdisant).

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Rien ne prévoit l’espace nécessaire à la liberté politique, ceux quirépondraient à cela que le vote et la liberté d'expressionreprésentent cette liberté n'ont pas vraiment compris le problème. Ilne s'agit pas d'essayer de convaincre en vue d'acquérir un pouvoirpermettant de légaliser de nouveaux principes politiques, il s'agitd'avoir la liberté de vivre en accord avec des principes qui nenuisent pas à autrui, sans rien avoir à demander ou à imposer àd’autres. Il n'y a pas de véritable liberté politique sans la possibilitéde pouvoir tenter d’autres modes de vie par la pratique. Nousn’avons aucune liberté de courir lorsque nous sommes dans la courd’une prison, aussi grande soit-elle.

L'entière liberté implique de pouvoir choisir son référentiel politiqueet moral, que ce soit en le créant avec d’autres ou en le rejoignants’il existe déjà quelque part. Mis à part les sociétés impérialistes,autoritaires, et leurs variantes forcément intolérantes et agressivesenvers leurs voisines, tous les modèles peuvent cohabiter. Dans lecas d’une proposition foisonnante de modèles politiques, il estmême probable qu’un marché (considéré ou non comme capitaliste)soit l'interface économique entre toutes ces entités sociétales auxschémas économiques différents. Ces sociétés seront d'autant plusstables qu'elles seront harmonieuses dans leurs politiquesintérieures et libres dans leurs relations extérieures. Nous toléronsd'autant plus les autres lorsque nous n’avons pas à être directementimpactés par leurs divergences morales et politiques. Le territoire dechaque peuple intentionnel pourra être le lieu d'expression d'uneidéologie particulière ou diversifiée, précise ou multiple. Lesindividus pourront avoir le choix de leur mode de vie, chaquemodèle politique « à succès » pourra former en fonction de lademande des sociétés locales dans chaque région du monde. Sedéplacer de quelques dizaines ou centaines de kilomètres nouspermettra ainsi d’adopter un autre mode de vie. Pour tous lesindécis et capitalistes convaincus, les républiques individualistespseudo-démocratiques continueront de faire l’affaireY

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Les principes de la société intentionnelle

Une société intentionnelle repose sur des fondements politiques etpratiques communs, ils permettent l'existence d'un mode de viechoisi, que ce soit au niveau économique, social ou autre.

Mode de vie : manière de vivre d'une personne ou d'un grouped'individus. Comportement quotidien, façon de vivre autour et pourcertaines valeurs. Un mode de vie reflète également l'attitude d'unindividu, ses valeurs, sa façon de voir le monde dans lequel il vit.Avoir un mode de vie particulier implique un choix, conscient ouinconscient, entre différents types de comportements.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Mode_de_vie

L’organisation sociétale est une composante du mode de vie : le lienstructurel entre tous les membres d’une société intentionnelle. Elleest l’un des aspects du quotidien, une part de notre contextepolitique choisi, le reflet de ce que nous voulons pour nous, lesautres et notre environnement, elle est en partie ce qui donne unecouleur politique à nos existences. Si nous pouvons adopter unmode de vie, il devient la réalité concrète, complète ou partielle, d’undésir de vie, la matérialisation d’une partie de notre désir politique.En société individualiste, notre liberté est dans la plupart des casdirectement proportionnelle à la taille de notre compte en banque,seuls ceux qui sont dans une situation le permettant peuvent sesentir libres d'adopter un mode de vie particulier. Il s’agitgénéralement de pratiques se résumant bien souvent à uneconsommation particulière, ou au pouvoir de se créer un cocon privéau sein duquel la réalité est plus proche des envies souhaitées.

Dans notre monde majoritairement composé de sociétés capitalistespseudo-démocratiques ou autoritaires, beaucoup subissent leurmode de vie plutôt qu'ils ne le choisissent. Seules les sociétésintentionnelles permettent aux individus de tenter de faire d'un modede vie souhaité une réalité, ceci au-delà des différences quicaractérisent chaque individu, c’est à dire au-delà des modes de vieindividuels, ceux qui peuvent aller dans toutes les directions tantqu’ils restent compatibles avec le mode de vie politique commun. Lapolitique est aussi la construction d'un mode de vie collectif, elle estl’envie de concrétiser une organisation et des pratiques individuelleset collectives.

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Une société intentionnelle n'est pas forcément collective. On peutimaginer par exemple qu’une partie de la population capitaliste ait lesouhait de vivre dans une société toujours individualiste, mais dotéede règles particulières. Il serait même peut-être dans la logique del'histoire qu'au bout de décennies de va-et-vient vers la « droite » ouvers la « gauche », les différentes factions politiques capitalistess'affrontent par la pratique en administrant chacune un territoire,plutôt que par l'électoralisme et les luttes de pouvoir. Avec unejuridiction dont la superficie serait allouée en fonction du nombred'individus adhérant à chaque modèle, ainsi que des règlespermettant de pallier les failles d'une telle juxtaposition, le résultatpourrait être assez surprenant... et surtout très instructif. Le nombredes adhésions, démissions et exclusions révélerait l'attrait véritabledes systèmes politiques proposés. Les différentes tendancescapitalistes préfèrent évidemment préserver l'unité institutionnelled'une république confortable pour leur statut, il vaut sans doutemieux pour elles qu’elles continuent à jouer au jeu électoraliste engoûtant au pouvoir une fois de temps en temps. Quel drame pourles pseudo-politiciens professionnels s’ils devaient pleinementassumer l'état d'une société et de sa population, ceci sans jamaispouvoir rejeter quoi que ce soit sur le gouvernement précédent, leblocage parlementaire, l’interminable crise, ou tout autre élémentextérieur à leur gouvernance.

Certaines considérations morales ou idéologiques peuvent amenerdes gens à vouloir vivre de façon intentionnelle sur des sujetsparticuliers. Ces aspects du mode de vie peuvent être économiques,sociaux, environnementaux ou autres. Prenons l’exemple de notrerelation au monde animal, certains se réclament de l'antispécisme etrefusent les pratiques issues de l'exploitation animale, cela concernela consommation de la chair animale, mais aussi l’ensemble de ceque peuvent produire les animaux dans un cadre « productif ». Onpeut être antispéciste et individualiste, végan et ultra-capitaliste,cette considération n'est pas liée à l'idée d'une société collective.

Nous pouvons comprendre qu'un partisan de l'antispécisme puissepercevoir la société actuelle comme mortifère : des centaines demillions d'animaux sont abattus chaque année après avoir étéélevés dans des conditions parfois abominables. Au-delà de ladiffusion d'arguments pour convaincre la population de ce point devue, il est tout naturel que certaines personnes souhaitent vivre

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dans un environnement où cette conviction n'est pas mise en défauten permanence par l'idéologie dominante. Pour celles et ceux quiconsidèrent que cette économie carnée n'est ni plus ni moins qu'ungrand massacre quotidien, quoi de plus logique que de vouloir s'enextraire en partie avec d'autres qui partagent la même conviction,ceci tout simplement pour vivre dans un contexte personnelquotidien plus compatible avec leurs opinions.

À partir du moment où un groupe est assez nombreux pour être enmesure de se constituer une « bulle » par le biais de lieux d’activitéou de vie, le faire et le vivre devient une source de satisfaction pourles individus concernés. Il n’est pas forcément nécessaire de toutremettre en cause pour cela, tout est question de seuils et demodalités pratiques : le but est d’avoir la sensation d'être plus enaccord avec des idées au sein d’un micro-contexte sociétalaffinitaire, aussi petit et imbriqué qu’il soit dans le modèle dominant.Le but est politique, car l’objectif est de façonner un mode de vie.

Les clivages ne sont pas le privilège des tendances politiques quetout oppose. Considérons une société intentionnelle plutôt autonomeet basée sur des principes de base qui ne concernent pas la relationaux animaux, le sujet peut quand même faire l’objet de différentespratiques affirmées au sein de la communauté. De la même manièrequ'un omnivore peut comprendre qu'un végan rejette l'idée demanger ce qui provient d'un animal, un végan peut comprendrequ'un omnivore, ayant par ailleurs une alimentation très peu carnée,puisse rejeter l'idée de renoncer par principe au plaisir du saucissonet du fromage. Dans ce cas, cet aspect ne constitue pas un motif descission, d’autres principes importants façonnent le mode de viecommun et soutiennent une cohésion, des compromis pratiques surle thème antispéciste sont trouvés pour maintenir l’unité. Il existeprobablement tout un tas de solutions permettant d'amoindrir lesimpacts de ce clivage.

Toutefois dans l’avenir, certains membres pourront vouloir formerune nouvelle société intentionnelle intégrant l'antispécisme dans sesprincipes de base, il deviendra alors un principe politique communnécessitant que tout le monde soit en adéquation avec lui au sein decette nouvelle communauté. Suite à cette scission, les deux sociétésintentionnelles seront sans doute très liées : leurs membrespasseront probablement de l'une à l'autre en fonction de leur désirspersonnels, et leurs territoires seront peut-être même en commun

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pour tout ce qui ne concerne pas la production animale. On peutimaginer également une société intentionnelle scindée en plusieurssous-groupes, chacun ayant des particularités quant à son mode devie. Ceci peut se traduire par certaines activités ou zones de viespécifiques, le tout étant toujours fédéré autour d’un tronc politiquecommun.

L’idéal « intégral » est rarement une réelle possibilité pratique.Pouvoir s’extraire d’un contexte subi, insatisfaisant et permanent,pour adopter un contexte se rapprochant un peu ou beaucoup denos opinions, est primordial pour notre satisfaction personnelle,même si c’est parfois de façon temporaire. La fragmentationpolitique est libératrice, à une échelle supérieure, elle provoquel'apparition de sociétés stables qui veulent construire un idéal, elledonne la liberté de pouvoir choisir plutôt que subir. L'entière libertédes individus réside dans la possibilité d’essayer de donner vie àdifférentes propositions politiques, quelle que soit la taille du résultatà partir du moment où il est viable et stable.

Une des idées politiques les plus clivantes est celle de l'organisationdu travail et de l'économie. Il y a deux grandes visions, la premièreest individualiste et organisée par la concurrence, la rémunération,le commerce et le profit, la deuxième est collective et organisée parla répartition et le partage du travail et de la production. Il existetoute une série d'arrangements possibles entre ces deux optionsbinaires : lorsque nous nous plaçons sur cet éventail de possibilités,il vient un moment où nous passons d'un modèle économique plutôtindividualiste à un modèle économique plutôt collectif. Interrogeons-nous sur une chose : nous pouvons très bien concevoir que certainsne veulent pas répartir le travail au niveau sociétal, ni partager lerésultat de ce travail ou sortir l’argent autant que possible de leurfaçon de produire et de consommer, mais pourquoi ceux qui lesouhaitent ne peuvent pas essayer de le faire ?

Nous ne parlons pas ici de répartir le travail au sein d'une seulestructure, association, coopérative ou entreprise, pour ensuiterecevoir une part du revenu ou un salaire, tout en restant leconcurrent de cette autre structure qui fait la même chose. Nousparlons d'une répartition à l'échelle d'un peuple intentionné, de cettesomme de travail nécessaire pour qu'une population puissesatisfaire à tous ses besoins, pour qu’une société puisse partagerentre tous ses membres les fruits d’une organisation économique

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collective et équitable. Ceux qui le veulent ne le peuvent pas carc’est incompatible avec le modèle dominant. Il n'y a qu'une solutionpour que tout le monde puisse être libre de choisir son mode de vie,pour que ni les démarches individualistes ni les démarchescollectives ne s’imposent aux autres, c'est que la sociétéindividualiste et la société collective cohabitent et appliquentchacune leurs principes politiques sur une population volontaire.

Il est possible que certains voient l'équivalent d'un replicommunautaire dans cette aspiration à vouloir sortir d'un systèmedominant pour trouver sa place dans un autre plus affinitaire. Ceserait confondre le repli communautaire avec l'épanouissementpersonnel et collectif, d'autant plus que nous tolérons plusfacilement l'autre et son mode de vie lorsque nous ne sommes pascondamnés à en être partie prenante ou colocataire.

Illustrons cela en considérant par exemple notre voisin qui habitel'appartement en face du nôtre depuis un certain temps. Il estdevenu notre ami, nous avions a priori peu de choses en commun,mais pourtant nous avons pris l'habitude de nous entraider et denous inviter à nos apéros respectifs. Nous passons de bonsmoments dans les mêmes soirées, c'est maintenant un très bonami, il est même devenu l'ami de nos amis. Un jour, nous décidonsde quitter nos petits appartements respectifs pour prendre ensembleune colocation dans un appartement trois fois plus grand. Et là, c'estle drame, nous ne nous supportons plus vraiment au bout dequelques semaines, car nous sommes en fait très différents dansnos modes de vie.

La façon de vivre de l'autre et sa façon de voir les choses sontvécues par moments comme une contrainte ou une gêne, et c'estréciproque... Nos envies particulières et nos opinions différentes nenous permettent pas de trouver un consensus sur des règles de vieen commun. Tout allait bien tant que nous n’avions pas à cogérercertains aspects du quotidien, nos affinités sont toujours là, maisnos souhaits personnels en matière de mode de vie sontincompatibles. Cette situation entraîne des compromis qui nuisentde fait à nos libertés respectives, ils nous conduisent à vivre dans unenvironnement dans lequel nous sommes très loin d'être aussi bienque nous le pourrions. Le pire dans tout ça, c'est que cettecolocation qui ne va pas tenir va peut-être même nuire à une amitiéà cause des tensions qu’elle provoque.

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La société capitaliste, dans laquelle l’immense majorité d’entre nousvit, est une colocation forcée dans laquelle des règles nousimposent une grande partie de notre mode de vie. N'est-il pas d'unelogique indiscutable, et progressiste, que nous avons tout à gagnerà vivre avec des colocataires qui sont compatibles avec le mode devie que nous souhaitons pour notre propre vie ? Nous n'en seronsque plus sereins pour considérer les modes de vie de nos voisins etéchanger positivement avec eux. Donner une souveraineté àchaque tendance politique en fonction de son poids dans lapopulation, c'est mettre un point final à des siècles de contestationset de luttes d’opinions, c’est dissiper un pouvoir qui n'a qu'en derares occasions servi les habitants d’un pays. Sans pouvoir central,sans une autorité qui impose à tout le monde sa façon de voir leschoses, l’échelle « nationale » devient la représentation desdifférentes sociétés présentes sur un territoire, il ne s'agit plus qued'organiser la gestion des infrastructures communes et dessystèmes mutualisés à tous les peuples. La souveraineté politiqueest majoritairement interne aux sociétés intentionnelles, l'échelonsupérieur garantit simplement la cohérence des interactions et leséquilibres de l'ensemble. Quoi de plus libertaire que cette fédérationde sociétés représentant l'ensemble des modèles politiquesauxquels des individus adhèrent ?

Cette façon plutôt succincte de présenter les choses peut appelercertains d'entre nous - surtout les réactionnaires - à imaginer unjoyeux désordre. Face à cette idée qui consiste à laisser desterritoires se gérer de façon autonome, ceci dans le but de juger surpièces de la proposition politique qui les anime, il est naturel quenous soyons bousculés dans nos modes de pensée issus d’unimmobilisme politique notoire.

N'en déplaise aux conservateurs et à ceux qui refusentl’autodétermination politique, cette idée risque bien de devenir unobjectif central pour celles et ceux qui souhaitent sortir de lamédiocrité sociétale actuelle. Nous parlons d'une chose qui neconnaît pas de compensation possible : la Liberté.

Il n’y a qu’un pas à faire pour que nos désirs et nos envies politiquesfassent de nous des individus et des peuples partisans de leurpropre société intentionnelle.

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Intentionnelle et collective, la quintessence de la société humaine

La société intentionnelle collective semble sans cesse échapper aupouvoir de transformation sociale du genre humain. L’intentioncollective est un modèle souhaité par tous ceux qui comprennent cequ’implique le souhait d’une paix et d’une sérénité à l’échellesociétale. Certains ne souhaitent pas une organisation sociale de cetype, d’autres la croient impossible, le fait est que la plupart desentreprises de cette nature ont échoué d’elles-mêmes ou ont étédétruites par une force extérieure. Pourtant, malgré la difficulté d’untel projet, les tentatives n’ont pas manqué : les bons sentiments, lesconvictions et les ferveurs politiques ont fait vivre concrètementcette conception de la société humaineY et ils la font vivre encoreici et là, comme nous le verrons dans la suite de ce texte.

Cet objectif collectif passe inévitablement par une solidarité internegénérale. L’idée d’une responsabilité commune et d’unedépendance réciproque doit être partagée par l’ensemble de lapopulation d’une société intentionnelle collective. Les problèmesrencontrés par un individu ne concernent pas l'ensemble, sauf peut-être pour les problèmes les plus graves, mais si le besoin s’en faitsentir, la solidarité doit conduire chacun à se comporter enadéquation avec l’existence des problèmes de l’autre. La cohésionvalide la réalité d’une société de ce type, elle n’existe toutsimplement pas sans une cohésion effective. Contrairement à notrerépublique qui continue d’annoncer fallacieusement « fraternité »dans sa devise nationale (« liberté, égalité, fraternité »), ceci alorsqu’il est clair qu’elle n’existe pas et qu’elle n’est même pas à l’ordredu jour, la fraternité est bel et bien un élément indispensable aufonctionnement d’une société intentionnelle collective.

Les liens sociaux positifs sont nécessaires à l’existence de cettecommunauté de destin. Les individus doivent essayer de faire aumieux pour tendre vers un bien-être collectif, la cohésion est vitaledans une communauté de vingt personnes où tout le mondeappartient plus ou moins au même groupe relationnel actif, alorsque, comme nous l’avons vu précédemment, nous pouvonssupposer pouvoir tolérer quelques aléas sociaux (qui durentéventuellement un peu dans le temps) quand il s’agit d’une sociétéde deux cents, deux mille ou deux cent mille membres.

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On peut imaginer les premiers prérequis suivants quant aufonctionnement d’une telle société.

- Des principes politiques et pratiques de base définissent desambitions, des envies, les règles et les opinions communes.- Une coopération sincère et une responsabilité partagée.- Des droits et des devoirs fondés sur un système économique etsocial déterminé.- La conscience du fait que la qualité du collectif repose sur lacohérence individuelle de chacun.e- La conscience du fait que la non-adhésion à l'intégralité desprincipes de base entraîne une incompatibilité avec le mode de viesouhaité. Si la société intentionnelle collective ne prévoit pas unstatut particulier pour un membre dans ce cas, les seulespossibilités sont la démission ou l'exclusion.- La conscience du fait qu’il n’y a ni droit du sol ni droit du sang, quetoutes et tous doivent affirmer cette adhésion aux principes de baserégulièrement, à leur entrée ou à leur majorité politique.

À l’énoncé de ces prérequis possibles, chaque individu intéressé parune participation à ce type de communauté, micro-société ousociété, se demande si tout cela va lui convenir... Quelle sera maliberté pratique ? Quelles seront concrètement les contraintesinduites par ce nouveau mode de vie ? Vais-je pouvoir fairecertaines choses ? Vais-je devoir faire certaines choses ? Quellesera mon autonomie ? Ce lien sociétal central sera-t-il parfoispesant du fait de l’omniprésence de sa justification sociale etpolitique ? Sera-t-il finalement quelque chose d’assez anodin etl’objet d’une réalité très classique ? Sera-t-il réellement une sourcede bien-être et le cœur d’une sérénité quotidienne ? Ces questionssont les premières parmi toute une série qu’il est logique de seposer, il serait même plutôt immature de sauter cette étape avant defaire un pas vers une aventure humaine collective de ce type.

Les réponses dépendent de chaque société, peut-être même quecertaines peuvent proposer plusieurs réponses pour certaines deces questions, si par exemple elles prévoient plusieurs statuts oudegrés d’implication dans le collectif. Toutes les modalités pratiqueset politiques sont possibles tant qu’elles restent compatibles avecles principes de base. La dimension collective elle-même peut êtrepartielle à propos de ce qui se situe en dehors de l’aspect social.

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Une communauté peut même prévoir une autonomie économiquesignificative pour ses membres, de la même manière, le rapportentre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif peut être très variabled’une société intentionnelle collective à une autre. D’une façongénérale, toute contrainte individuelle ne trouve sa justification quedans la mise en avant d’un intérêt collectif ou d’un principe politique.

Plusieurs concepts peuvent contribuer à définir les grandes lignesd’un fonctionnement communautaire ou sociétal. L’utilitarisme, parexemple, est une pensée politique qui prescrit aux individus et auxgroupes d’agir (ou pas) de manière à maximiser le bien-être collectif.C’est une éthique qui juge une action en fonction de son impact surle bonheur général, le sujet est vaste et ne peut pas bien sûr serésumer à cette seule description. Le degré d’utilitarisme au seind’une population varie selon chaque peuple politique, on peut y voirune manière d’aborder les différents rapports possibles entrel’intérêt individuel et l’intérêt collectif. Les variations dans la façon deconsidérer ces deux intérêts (lorsqu’ils sont contradictoires) font quela balance penche en faveur de l’un ou de l’autre selon la situation.

Cette balance impacte directement la vie des individus, c’est unpoint d’équilibre désiré et défini dans les principes de base, il peutfaire que certains préféreront vivre dans une société intentionnellecollective plutôt qu’une autre. D’autres notions comme par exemplele degré d’implication, l’initiative ou la planification collective peuventégalement être mises en avant. Les thématiques sont multiples, ils’agit d’une exploration de domaines pratiques tels que lapossession des biens ou l'organisation des tâches productives, etcelle de domaines purement immatériels comme l'expression de cebesoin d'insouciance qui est en chacun de nous, et sur lequel nousreviendrons par la suite.

Telle la composition d'une musique mélodieuse, la conception desprincipes de base d'une société intentionnelle collective peut serévéler être l'objet de tout un art. Il n’y a aucune limite, si ce n’estcelle qui fera échouer un collectif par le départ de ses membres.

Ce modèle sociétal trouvera sa place dans l’Histoire politique denotre espèce, comment pourrions-nous imaginer subir encore pluslongtemps ce monopole de l’individualisme mortifère, commentpourrions-nous accepter de continuer à sombrer dans l’impassecapitalisteY

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Quelle place dans la mosaïque des idéologies politiques ?

Pourquoi parler de société intentionnelle collective alors que nousavons à notre disposition tout un éventail de termes qui peuventqualifier les envies et les objectifs d'un collectif sur le plan politique ?

Je me définis socialiste (un vrai), écolo, écolo radical, anarchiste,collectiviste, communiste, anarcho-communiste, municipalistelibertaire, libertaire, etc., notre projet n'est pas une sociétéintentionnelle collective, c'est une société socialiste (une vraie),écolo, écolo radicale, anarchiste, collectiviste, communiste,anarcho-communiste, municipaliste libertaire, libertaire, etc., quenous désirons, c'est cela notre projet.

Oui et non... Les racines idéologiques sont importantes, mais cen'est pas la bonne méthode pour se projeter dans une dynamiqueconcrète qui portera ses premiers fruits à court terme. Lesidéologies systémiques sont essentielles et peuvent former le socledes principes de base d'un collectif, le problème est qu'elles nepeuvent pas correspondre à une réalité immédiate ou prochaine.Mieux vaut poser les choses en affirmant que le groupe part d'icipour arriver là-bas, plutôt qu'affirmer qu'il est ceci, mais qu'il doitpour l'instant concéder ceci, cela... et ceci, et aussi cela...

Les alternatives et autres façons de vivre qui émergentphysiquement au milieu du modèle dominant doivent se définirclairement par ce qu'elles sont maintenant. Il nous faut sortir de laprédominance du « nous voulons cela » pour mettre en avant le «nous sommes aujourd'hui ceci ». Le « nous voulons » (ou « noussommes un projet de ») est une possibilité, il est attaquable etcontestable par le doute et l'opinion non argumentée. Le « noussommes » est indiscutable, il est acté, il s'affiche à la vue de sesdétracteurs, il est une réalité concrète.

Dire que nous sommes un projet en devenir se réclamant de tel outel concept politique n'est pas ce qui nous fait exister dans le regarddes « autres ». Les convictions et les envies n'existent que pourcelles et ceux qui les formulent, elles n'ont pas de poids pourl'extérieur. Les mots qui ne collent pas avec une réalité pratique bienvisible ne sont pas vraiment entendus. Côté participants, encorefaut-il également que les réalités du début ne tranchent pas tropavec un idéal politique souhaité.

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Les communautés et les micro-sociétés ne doivent pas être desprojets, elles doivent simplement « être ». Elles doivent être desentités qui sont en phase avec leurs objectifs du présent, tout enpréparant les prochaines étapes et leurs objectifs futurs.

Une personne qui fait partie d'un petit ou d'un très grand collectifpeut se définir en tant qu'écolo, écolo radicale, anarchiste,collectiviste, communiste, anarcho-communiste, municipalistelibertaire, libertaire... ou tout autre qualificatif qui colle à ses idées, ils'agit d'opinions et de pensées, elles font état d'une réalitéintellectuelle. Les communautés et les micro-sociétés doivent sedéfinir et être perçues comme des réalités factuelles. Pouvoir direqu'elles sont aujourd'hui précisément ceci, que ce n'est clairementpas le bout du chemin, mais que ce n'est déjà plus un mode de viedicté par le dogme individualiste et capitaliste, c'est déjà existerdifféremment, c'est déjà être une alternative à connotation sociétalebien concrète, aussi petite soit-elle.

Les mots qui sont employés pour nommer la réalité présente d'uncollectif ne doivent pas non plus être trop vagues ou généralistes.Par exemple, l'appellation « écovillage » regroupe des initiatives trèsdisparates, cette expression n'est pas à elle seule la mieux adaptéepour décrire un projet progressiste. Même si l'écologie peut-êtreassociée à une dimension sociale positive, le fait est qu'un collectiftrès écolo peut logiquement se réclamer de cette appellation tout enétant, par exemple, l'objet de rapports humains très hiérarchiques,autoritaires ou patriarcaux. Se définir comme une communautéintentionnelle collective exprime une situation plus claire.

L'intention réellement collective, celle du progressisme social etsociétal, fait état d'une transition sociale au moins aussi importantedans le processus que la transition écologique.

Nous sommes ensemble sur un chemin, cela entraîne déjà deschangements dans nos vies. Nous avons l'intention collective decontinuer à avancer dans la direction choisie. Que sommes-nousd'un point de vue politique ? Une intention collective basée sur desprincipes de base. Que sommes-nous physiquement ? Une sociétéintentionnelle collective. Tout est dit, tout est clair, un changementest en cours, nous sommes intégrés au jeu politique, celui quitransforme les modes de vie. Nous modifions déjà la réalité localed'un territoire...

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Rencontres en sociétés intentionnelles collectives

Découverte d'une communauté

Journaliste : Bonjour, merci d'avoir accepté cette interviewdans le cadre de notre dossier sur les systèmes alternatifslocaux, pouvez-vous vous présenter rapidement ?

Assia : Bonjour, je m'appelle Assia, je fais partie de la communautédepuis quatre ans.

Tom : Bonjour, je m'appelle Tom, membre depuis cinq ans. AvecAssia, nous travaillons à la commission des relations extérieures.

J : Pouvez-vous me parler de la communauté, de son histoire ?

A : Elle s'est constituée il y a huit ans autour d'un collectif fondateurd'une dizaine de membres, elle était axée autour d'une zoned'habitation composée de trois maisons voisines en location. Pourrésumer, c'était simplement un groupe d'amis avec de fortes affinitéspolitiques anticapitalistes, ils avaient dans l'idée d'aller plus loinqu'une colocation où chacun paie sa part.

T : À l’origine, tout a commencé par la création d'une association quiest devenue propriétaire de certains biens, comme par exemple lesquatre voitures, puis locataire des trois maisons. Tous les membresétaient salariés à l'époque, ils ont accepté de verser une partie deleurs salaires sur le compte de cette asso tout en conservant chacunun pécule personnel de réserve. La ressource financière a été lapremière chose à nécessiter une gestion collective organisée.

J : Tout appartient à la communauté alors ?

A : Oui, le pécule personnel de réserve est nécessaire du fait qu'unmembre qui quitte la communauté ne repart qu'avec sespossessions d'usage. Nous préférons que l'association achète toutce qui est nécessaire au groupe. Nous nous interdisons de faire donde ce pécule à l'association, comme chacun pourrait décider de lefaire. Nous considérons que personne ne peut être sûr qu'il vit ausein de la communauté de manière définitive.

T : « Plus riche dehors que dedans », c'est comme ça que nousconseillons aux nouveaux membres de voir la chose.

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A : On ne sait pas de quoi demain sera fait, et il y a de toute façon lapossibilité d’une démission pour une raison indépendante de notrevolonté. Nous considérons également que cette façon de procéderpermet à un membre qui voudrait partir de vraiment pouvoir le faire :le fait que quelqu'un reste dans le collectif par obligation pratique,uniquement parce qu'il serait en difficulté économique en dehors,est une situation qui peut nuire fortement à la cohésion de lacommunauté.

J : Le fonctionnement interne mis en place à l’origine perdureencore aujourd'hui ?

T : Sur le principe oui, mais nous sommes maintenant un peu plusde soixante membres. Nous avons beaucoup évolué dans notreorganisation, mais ce qui se situe dans la communauté appartienttoujours à la communauté, sauf exception pour des objetsparticuliers ou relevant de la propriété d'usage.

J : Vous partagez tout ?

T : Non, pas du tout. Pour résumer la chose simplement, tout ce quiréside dans notre espace personnel relève de notre possessiond'usage, chacun en est propriétaire. Lorsque la communauté achètepar exemple des ordinateurs, ce sont des objets personnels quideviennent la propriété de ceux qui les reçoivent. Des biens sontrégulièrement alloués de façon définitive aux membres dans lecadre de la gestion collective de nos ressources.

A : Cela dépend vraiment de chacun, celui qui n'éprouve pas lebesoin d'avoir son ordinateur personnel peut se contenter d'utiliserceux des salles communes, il recevra ce qui lui fait plaisir parailleurs. Lorsque nous discutons de ce genre de choses, noussommes vraiment dans le cadre d’une gestion financière, nousparlons budget et essayons de tendre vers l'équité. Bien sûr, celaconcerne ce que nous ne produisons pas nous-mêmes, ce que nousdevons trouver à l'extérieur.

T : Notre fonctionnement général a dû évoluer à partir du momentoù les membres n'étaient plus tous salariés. Aujourd’hui, certainssont à temps plein, d'autres à temps partiel, alors que d’autresencore sont au chômage ou ont très peu de revenus.

J : Comment est gérée cette situation ?

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A : Nous essayons de quantifier le temps, l'effort, l'attrait et lapénibilité des activités de chacun, que ce soit dans le cadre d'uneactivité à l'extérieur ou au sein de la communauté. C'est un grostravail, mais il est nécessaire pour essayer de parvenir à un équilibreet une équité entre tous les membres. Nous définissons unequantité pour chacun, nous appelons ça la besogne. Cela impliqueune certaine forme de jugement sur le travail de l'autre, mais c’estfinalement un exercice qui permet d'affirmer la confiance et labienveillance des autres vis-à-vis de notre propre implication dans legroupe. Cela permet aussi d'avoir une vision collective de notreactivité personnelle. Dernièrement, l’un de nous a quitté un boulotde manutention plutôt dur et mal payé, le collectif a estimé que sabesogne était trop importante pour ce que ça rapportait à lacommunauté.

T : Ce serait beaucoup plus simple si personne ne travaillait àl'extérieur, mais nous tenons à ce que ceux qui ont descompétences particulières puissent les conserver par la pratique.Sans compter que l'argent est le seul moyen pour acquérir certaineschoses, la communauté serait beaucoup moins riche et hétérogènesi nous étions tous des néoruraux. Pour équilibrer la charge entretoutes et tous, chacun de nous complète avec du travail en internele mois suivant s’il est en dessous de la moyenne, il peut prendrequelques congés supplémentaires s’il est au-dessus.

J : Le but est que chacun travaille au même niveau ?

T : Oui, cela fait partie des principes politiques de base de notrecommunauté. Nos principes de répartition du travail sont équitablessur la quantité réelle et égalitaires sur la quantité ajustée. Mis à partlorsque des coefficients en rapport avec l'âge, la maladie ou lehandicap s'appliquent, tout le monde doit avoir la même quantité debesogne mensuelle à son actif. C'est une quantité horaire ajustée :si quelqu'un travaille une heure sur une activité difficile, elle peut parexemple compter pour deux heures.

A : Pour tout dire, nous avons même deux types de besogne : labesogne professionnelle et la besogne de fonctionnement interne.Ce sont deux quantités séparées, c'est pour éviter que ceux quitravaillent à l'extérieur ne s'impliquent plus vraiment dans les tâchesinternes à la communauté, ceci alors que ceux qui n'ont pas deboulot feraient toutes les tâches d’entretien par exemple.

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T : Autre point, ceux qui travaillent en interne reçoivent un montanten euros pour alimenter leur pécule personnel de réserve.

J : J’ai lu dans vos statuts qu’il y avait possibilité d'exclusion,est-ce que cela arrive ?

A : Oui, ça arrive. Nous essayons de bien nous assurer que les égosdes nouveaux membres sont compatibles avec notrefonctionnement, mais parfois ça ne marche pas. Nous avons euquelques cas ces derniers temps, par exemple un membre quibesognait en interne mais n'était clairement pas au niveau demotivation attendu. Son travail n'était vraiment pas bien fait, et onsentait qu'il avait envie d'en faire le moins possible. Il était plutôtsympa, ce qui a provoqué de longues discussions alors que sonattitude allait objectivement à l'encontre des principes de base.

T : À partir du moment où une personne ne remet pas en questionson comportement, il n'y a a priori pas à hésiter, pourtant dans cecas, il a fallu plusieurs semaines et malheureusement desdiscussions qui ont scindé le collectif en deux à propos del'exclusion. Le problème s'est encore compliqué lorsque cettepersonne a changé son comportement pour ne pas se faire exclureplutôt que par réelle envie de faire fonctionner la communauté.C'était vraiment difficile pour la commission de fonctionnementinterne, il a même fallu « contrôler » les activités de la personnepour s'assurer de sa sincérité. En l’occurrence, les doutes se sontavérés justifiés et il y a eu exclusion au bout du compte.

A : Nous avons un peu joué avec le feu sur ce « dossier »,l'important est que la communauté ait réaffirmé qu'on ne peut pastransiger avec les principes de base. Dans le cas contraire, nousmettons en danger la cohésion du groupe tout entier. Nous avons eud'autres cas menant à des départs, par exemple des membres quise définissaient « artistes », mais n'avaient pas compris que nousne considérons pas cette activité comme une besogne, à part en derares occasions et avec un tout petit coefficient de pénibilité.Certains voulaient également faire moins que les autres car ilsconsommaient moins, mais ce n'est pas notre façon de faire, cen'est pas gérable en pratique actuellement, c’est pour ça que noussommes plutôt égalitaires sur le travail demandé, et pas équitablescomme ce serait le cas si les gens pouvaient choisir leur quantité detravail ajustée en fonction de leur consommation.

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T : Certains ont sincèrement été surpris de se faire exclure, mais àpartir du moment où ils commencent à vouloir tirer sur le bout degras, ou s'arranger avec les principes de base, c'est qu'ils ne sontpas faits pour cette communauté. Parfois, nous leur disons qu'ilspourront réadhérer dans quelques mois si on sent qu'ils sontsincèrement déçus et compréhensifs, c'était peut-être juste trop tôtpour eux.

J : Vous fonctionnez encore en association ?

T : Il y a maintenant plusieurs associations et quelques structures à« but lucratif », comme on dit. Nous avons créé des sociétéscoopératives pour ne pas donner d'occasion à la société capitalistede nous chercher des poux dans la tête, on ne pourrait rien fairesans ces structures sous peine de s'exposer à des attaques du fiscou autres...

J : Quelle est la situation de la communauté aujourd'hui ?Quels sont vos projets ?

A : Au niveau économique, nous essayons de consolider le fonciertout en pérennisant nos différentes activités. Nous avons décidédernièrement d'être plus sélectifs sur les nouveaux membres letemps de stabiliser notre organisation actuelle. Nous rationalisonsbeaucoup de choses en ce moment, cela va nous permettred'atteindre un objectif que le groupe s’était fixé l’année dernière :faire que la quantité totale de besogne nous permette de touspasser à la semaine de quatre jours. Ce serait une belle réussite etune grande source de satisfaction individuelle et collective.

T : Nous allons aussi créer notre propre structure éducative pour lesenfants de la communauté, elle sera ouverte aux autres habitants dela commune. Nous allons également commencer à nous mêler de lavie politique municipale.

A : Et puis nous sommes très contents qu'une autre communautéintentionnelle collective se soit créée dans une commune voisine.Ses membres prévoient de fonctionner très différemment de nous,mais nous les soutenons dans leur installation et allons développerdes relations privilégiées avec eux, politiques et économiques.

J : Merci beaucoup pour cette interview très instructive, etbonne chance pour tous ces projets...

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Invitation en commune intentionnelle collective

Journaliste : Bonjour, merci de me recevoir dans le cadre decette semaine « portes ouvertes », c'est la première fois quevous organisez ce type d'événement ?

Anna & Kad : Bonjour,

Anna : Oui, c'est la première fois que notre société organise cetévénement sur une semaine complète, le but est d'ouvrir les lieuxaux curieux et à tous ceux que ce genre de société intéresse.

J : Quand vous parlez de « société », il s'agit d'une « sociétéintentionnelle collective », c'est ça ?

Kad : Oui, nous adhérons toutes et tous aux mêmes principespolitiques, ils mettent en avant une relation sociale positive et unfonctionnement collectif de l'économie, avec une répartition et unpartage du travail et des ressources produites.

J : On peut dire que le lieu est plutôt impressionnant, il trancheavec ce qu'on peut s'attendre à voir lorsqu'on arrive dans unecommune de trois mille habitants. Pouvez-vous commencer parme raconter l'histoire si particulière qui a précédé à tout cela ?

A : La communauté existe depuis bientôt vingt ans maintenant, elleétait constituée à l'origine d'une petite dizaine de membres. Elle sedéveloppait à son rythme, comme le font toutes les communautés,lorsqu’est arrivé cet événement auquel vous faites référence : undes membres du collectif a gagné plusieurs dizaines de millionsd'euros à une célèbre loterie européenne.

J : À ce moment-là, ce membre n'a-t-il pas eu la tentation detout quitter ?

K : Non, c'est un partisan convaincu de la société collective. Plutôtque de se vautrer dans une vie de consommation vide de sens, il y avu l'opportunité politique de pouvoir faire passer le développementde la communauté à la vitesse supérieure. Toutes les communautésqui se développent sont confrontées à des choix délicats par rapportà cette ressource importante qu'est l'argent. Il faut trouver la bonnemesure entre l'investissement dans le projet et le développementheureux du collectif.

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K : D’un côté, cela exige souvent une grande quantité de travail et lerenoncement temporaire à la qualité de vie souhaitée, de l’autre, il ya l’envie de commencer à vivre dans un environnement serein et uncontexte façonné pour être au service de notre qualité de vie. C'estle dilemme entre trimer pour grandir, mettre les bouchées doublespour construire notre changement de vie, ou vivre mieux dans lecadre d'un développement beaucoup plus lent et parfois frustrant.Ces millions nous ont évité d'avoir à faire ce choix, nous avons punous développer exactement comme nous le voulions très vite touten ayant une très bonne qualité de vie.

A : Nous nous étions fait une belle bulle collective, mais sa tailledépendait directement de notre capacité financière à nous affranchirde la société capitaliste. Ces millions d'euros nous ont donné lepouvoir de façonner l'environnement immédiat de la communauté.Nous avons tout de suite pu voir les choses en grand et prévoir dequoi augmenter sa taille. Après avoir créé les structureséconomiques nécessaires, nous avons commencé à racheter dansla commune de nombreux biens immobiliers.

K : L'idée de faire sortir de terre notre « habitat idéal » nous estapparue très vite, nous avons commencé à penser ce modèle debâtiment que vous voyez sur toute la commune maintenant.

A : Il fallait aussi préserver les terres agricoles. Le maire subissait lapression de promoteurs qui l'incitaient à transformer des champs enlotissements, nous avons pu tout faire capoter avec nos grosmoyens financiers.

J : N'était-ce pas paradoxal d'utiliser les méthodes du Capitalcontre un type de développement qui n'allait pas dans votresens ?

K : Non, les gens d'argent ne comprennent malheureusement que lepouvoir de l'argent : le gain et la perte sont les seuls paramètres deleur façon de penser. Face à ce genre de structure et leursactionnaires, il n'y a que le rapport de forces qui compte. C'était uncombat, et il a fallu se battre pour sauver ce territoire de leursappétits. De la même manière, nous n'avons pas hésité à mettre lepaquet pour que l'un des nôtres soit élu à la mairie.

A : À la vue du résultat, vous admettrez que c'est plutôt réussi ?(sourire)

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J : Oui c'est vrai. Expliquez-moi un peu pour commencer leconcept de ces immeubles.

A : Il est très simple en fait, nous avons fait des immeubles de cinqétages car cela correspond pour nous à un bon compromis. Nousavons choisi des bâtiments à étages pour préserver le maximum deterres agricoles et d’espaces verts sur la commune, tout enpermettant une augmentation significative du nombre de logements.Nous avons même « dégoudronné » certaines zones. Tous lesappartements sont bien isolés, spacieux, modulaires au niveau dunombre de pièces, ils possèdent une terrasse bien exposée et sansvis-à-vis, ainsi qu'une très bonne isolation phonique. Tous lesbâtiments sont conçus sur le même modèle, cela peut paraître unpeu uniforme, mais les couleurs et les peintures uniques font qu'onest plutôt d'accord sur le fait que c'est une réussite esthétique, lavégétation joue beaucoup également. D'ailleurs, nous n’avons paschangé la façon de construire après que les premiers immeublessoient sortis de terre.

K : C’est un réel bonheur de vivre dans ces appartements. Nousavons tous habité précédemment dans des bâtiments construitssans aucune considération pour certains aspects, la qualité de vieest incomparable ici. Nous nous demandons même si nouspourrions de nouveau supporter d'entendre nos voisins ou leurschasses d'eau. Nous pouvons sans problème faire un peu de bruitet mettre de la musique sans que nos voisins n'entendent quoi quece soit. Il y a en plus dans chaque sous-sol une salle insonorisée quipeut servir aux réunions, ateliers, fêtes et concerts.

J : C'est le grand luxe si je comprends bien ?

A : Non, c'est le logement de qualité que tout le monde pourraitavoir. L'urbanisme capitaliste est une catastrophe, très peu depromoteurs et d'architectes essayent de construire des habitationspratiques et confortables pour leurs habitants, ils ne réfléchissentpas à des bâtiments fonctionnels avec un entretien facile. Enstandardisant, en optimisant l'architecture et en pensant ledimensionnement des parcelles, on évite les surcoûts tout enpouvant augmenter la qualité des différents aspects du bâtiment.

K : Nous avons également pu confirmer par la pratique que laqualité du logement influe énormément sur l'état d'esprit et l'humeurdes gens.

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A : Le fait que cette qualité de vie soit directement liée à notreorganisation politique renforce notre sentiment d’appartenance à lacommunauté, c’est un bienfait collectif.

J : Tout le monde vit dans ces bâtiments ? Comment vousfonctionnez ?

A : Aujourd'hui oui, nous avons incité les habitants capitalistes àquitter la commune avec des offres d'achat à leur avantage. Il n'y aplus que des membres de la société qui vivent ici, et tout le mondevit dans ces immeubles. Nous avons détruit pratiquement tous lesanciens bâtiments pour repenser complètement l'urbanisme. Dèsqu'on devient membre, on se voit affecter un logement, il n'y a pasde loyer, nous avons une économie complètement collective. Mis àpart le pécule personnel de chacun et les enveloppes defonctionnement extérieur, les citoyens n'ont pas d'argent. À peinequelques dizaines de membres ont une activité rémunératrice endehors de la communauté, tous ces revenus sont mis en commun. Àson arrivée, chaque membre devient à la fois membre del'association principale et de la SCIC d'activité primaire (sociétécoopérative d'intérêt collectif).

J : Vous avez un montage économique qui vous permet devous passer complètement de l'argent au sein de lacommunauté ?

K : Oui, l'argent n'a plus sa place dans le fonctionnement interne denotre société intentionnelle collective. Certains membres n'ontd'ailleurs plus de compte bancaire, la communauté garde leurspécules personnels, d’autres ont tout converti eux-mêmes en crypto-monnaie.

A : Ce montage n'est pas de tout repos. Comme vous vous endoutez sûrement, la société capitaliste tente de nous mettre desbâtons dans les roues dès qu'elle le peut. Nous avons un groupejuridique qui compte quinze membres à temps plein pour faireévoluer le système, nous défendre et attaquer quand c'estnécessaire. Par rapport à d'autres sociétés qui sont en bons termesavec les municipalités capitalistes voisines, nous sommes icimalheureusement dans un rapport de forces permanent, noussommes préparés à la confrontation.

J : La confrontation ?

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A : La confrontation juridique. Nous sauvegardons tout, si les laquaisdu Capital débarquent pour une tentative de déstabilisation en nousaccusant de fraude, d'escroquerie ou de tout autre mensonge, noussommes prêts. S’ils embarquent nos ordinateurs, nos donnéesseront sauves, ils ne nous prendront que du matériel et ne nousempêcheront pas de refonctionner aussitôt. Nous avons déjà eu àsubir la pression de l’État et de certains pouvoirs financiers, nous nelaissons maintenant plus rien au hasard. Parmi les quinze membresdu groupe juridique, six sont avocats, l’un de nous sera mêmebientôt huissier...

J : Les rapports avec les différentes institutions ne sont pastoujours apaisés, mais quels sont vos rapports avec lapopulation de la grande ville à côté ?

K : Plutôt bons dans l'ensemble, nous ne serions pas trois millemembres sinon, la société est d'ailleurs en train de stabiliser sonimplantation en ville. Il nous reste encore quelques dizaines demillions d’euros pour ça... Certaines de nos structures économiquescapitalistes génèrent de l'argent, nous nous implantons en ville carnous avons atteint les limites environnementales de la commune.Nous ne voulons pas sacrifier des terres cultivables qui font notrerichesse et fournissent bien plus que notre consommation. Nousvoulons également que les nouveaux membres vivent et sefamiliarisent avec notre fonctionnement dans la commune, c'estl'endroit idéal pour faire ses premiers pas. Pour ça, il faut donc quedes membres plus anciens partent vivre « en ville ».

A : Après de nombreuses tentatives de la mairie pour nousempêcher de construire en ville, nous avons enfin lancé laconstruction du premier immeuble. Il fera huit étages cette fois, nousallons également rénover un autre bâtiment qui accueillera desbureaux, un bar-restaurant, une épicerie et de grandes salles. Nousvoulons en faire une vitrine de notre mode de vie accessible à tous.Il s’agira d’un lieu politiquement très vivant avec des conférences etdes débats, au-delà même de nos propres principes politiques.

J : Est-ce que cette façon de faire ne ressemblerait pas à de la« colonisation » ?

K : Non, nous nous étendons parce que des individus qui étaientjusqu'à maintenant capitalistes choisissent d'adhérer à notre société.

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K : Il est normal qu'un système politique qui ait du succès auprès dela population puisse augmenter la superficie de son territoire.

A : Aujourd'hui, environ deux cents personnes sont sur la listed'attente après avoir été acceptées par la commission derecrutement, ceci alors que nous avons plutôt compliqué les chosespour les candidats ces derniers temps.

J : Comment se passe le recrutement ? Demain, je viens vousvoir en vous disant que je suis intéressé, je passe un entretien,et si ça se passe bien je suis sur la liste d'attente ?

A : Non, c'était comme ça au tout début, mais pour diminuer lesdémissions et les exclusions, le processus de recrutement abeaucoup évolué. Vous passerez deux entretiens, le premier permetde faire connaissance, le deuxième est politique.

J : Quand même...

A : Et ce n'est pas fini... Ces entretiens sont revisionnés par lacommission recrutement. Si le candidat semble compatible avecl'état d'esprit de la société intentionnelle collective, il passe un testde personnalité et des mises en situations. Quand rien ne s’yoppose, on lui propose de venir nous rejoindre.

J : C'est assez intrusif quand même, non ? Vous cherchez unprofil bien particulier ?

K : Lorsque nous n’avons aucun doute et que nous connaissons lecandidat, c’est réglé en deux heures, mais nous suivons quandmême notre protocole. Parfois, c’est beaucoup plus long. Si l’égo ducandidat est malmené par cette façon d'être questionné, c'est qu'iln'est pas compatible, nous cherchons des gens qui soient lucides etréfléchis, mais aussi absolument disposés à se remettre en questionsi nécessaire. La maîtrise des bases de la communicationbienveillante est aussi une nécessité. La façon de se comporter estle principal motif d'exclusion de la communauté, ça ne sert à riend'accueillir un individu avec une personnalité jugée incompatible.Idem pour les idées politiques, c'est même encore plus strict.

J : Vous ne craignez pas une uniformisation de votre société ?

K : L’uniformité politique n'est pas une crainte, c'est un objectif, et cen’est pas une uniformité sociale. En ce qui concerne les principespolitiques de base, nous avons tous dans les grandes lignes les

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mêmes opinions, c'est ce qui fait que nous sommes une sociétéintentionnelle collective, il n'y a pas de dissension politique. Si tun'es pas d'accord avec la façon que nous avons de faire ou deconcevoir les choses, tu vivras mieux ailleurs et nous te souhaitonsde pouvoir vivre en accord avec tes convictions politiques. Tout lemonde évolue dans sa vie, pour certains membres ce sera au pointde quitter le modèle politique que nous proposons, pour d'autres, cesera au point de le rejoindre. L'important, c'est la liberté, c'est leprérequis indispensable à la vraie démocratie. Les sociétésintentionnelles collectives permettent au débat politique de sortir despromesses, des théories et des seules convictions. Si tu nousquittes, c'est avec plaisir que nous resterons amis si nous l'étions, etnous passerons encore de bons moments de détente ensemble...

J : Vous n'êtes pas un peu repliés sur vous-mêmes à cause dece mode de vie ?

A : Pas du tout, nous voyageons un peu si nous voulons, nousavons de l'argent de poche pour aller en ville, nous participons aussià des activités en territoire capitaliste. Au passage, lorsque nousnous baladons en dehors de la communauté, je peux vous assurerqu’il est vraiment agréable de discuter politique avec les gens. Quelplaisir de pouvoir balayer les malhonnêtetés intellectuelles, lescritiques et les préjugés en racontant simplement notre viequotidienneY Notre société est bien rodée maintenant, la seulequestion pratique à laquelle nous n'avons pas encore trouvé deréponse est celle du couple « mixte » : tous les membres viventdans la communauté, mais les extérieurs ne peuvent pas s'yinstaller.

K : Quand un membre de la communauté sort avec une personneextérieure, elle devient généralement candidate si la relationperdure... Bien sûr, l'amour n'est pas quelque chose de rationnel,mais parfois les tests psychos et politiques peuvent permettre devoir si notre relation avec une personne extérieure sera équilibrée...L'expérience montre que cette prédiction est plutôt efficace !

A : Oui, certains ont même parfois quitté la communauté par amourpour y revenir ensuite assez rapidement.

J : Si votre façon de vivre est « meilleure », comment expliquez-vous que vous n’êtes que trois mille ? Pourquoi ce modèle nese répand-il pas partout ?

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K : Il est en train de se répandre partout, le nombre decommunautés augmente constamment en France. Il est vrai que çapeut paraître plutôt lent, il y a sûrement beaucoup de raisons à ça.Certains ne veulent pas de cette vie par idéologie politique, mêmes’ils changeraient peut-être d'avis en venant ici, ou la rejettent parcaractère ou défiance vis-à-vis de la construction socialenécessaire. D'autres ont tout simplement peur du changement jepense, et puis surtout, nos statistiques de recrutement nousmontrent que beaucoup ne sont sans doute pas encore prêts pourêtre compatibles avec ce mode de vie. La cohésion sociale est uneconstruction quotidienne, elle nécessite une régularité dans laqualité des comportements, ce n’est pas encore à la portée de toutle monde. Nous allons d'ailleurs proposer toute une série de stagesgratuits dans ce domaine, on en espère beaucoup.

A : Et puis l'être humain a parfois ses raisons que la raison ignoreYDernièrement, un collectif ami est venu se faire son idée sur lacommunauté, certaines choses leur ont paru incompatibles avecleur vision politique.

J : Par exemple ?

A : Le fait que chaque membre possède une carte à puce ne leur apas plu du tout. Cette carte nous sert à utiliser les servicescommunautaires, les véhicules, à réserver le restaurant collectifpour éviter le gâchis alimentaire, ou à mettre en place lerationnement sur certains produits (il n'y a aucune limite deconsommation individuelle sur 99 % des produits alimentaires), bref,c'est très pratique. Elle est aussi utilisée par le système qui vérifieque tout le monde est à jour dans ses devoirs citoyens, comme lesdevoirs municipaux par exemple.

K : Nous avons développé nous-mêmes ce système informatique,nous savons ce qui est enregistré et pour combien de temps, ainsique ce qui est anonyme, ça nous simplifie beaucoup la vie danscertains domaines.

A : Pour nous, c'est juste un moyen efficace d'accéder à un systèmed'information, ils ont trouvé que c'était du flicage ou quelque chosede ce genre. De la même manière, quand on leur a dit qu'il existaitun groupe de vigilance dont l’une des fonctions peut être de faire la« police » si besoin, ils ont eu l'air très perturbés...

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K : C'est un peu la même chose parfois avec des militants qui ontune vision romantique du changement politique, on dirait que laréalité pratique les désarçonne.

J : Vous avez besoin d'une police ?

A : Surtout pour gérer les problèmes qui peuvent survenir lorsquenous organisons des événements ouverts à la population extérieure,les problèmes internes sont anecdotiques. Nous avons aussi à faireavec la délinquance externe, nous avons eu par exempledernièrement quelques cambriolages sur la commune, cela impliqueque nous prenions des mesures pour nous protéger de ce genre dechose.

J : Vous appelez la police « capitaliste » ?

K : Très rarement, même si nous pourrions le faire, nous payons desimpôts pour ça ! Nous préférons régler ça par nous-mêmes quandnous le pouvons. Et avant que vous ne posiez la question, sansviolence bien sûr, surtout quand la menace ne l’est pas elle-même...Ceci dit, la contrainte est parfois nécessaire.

J : C'est-à-dire ?

A : Disons par exemple que certains cambrioleurs ont pu repartiraprès quelques jours d’introspection forcée en cellule, tout en étantidentifiés et redevables pour les dégâts occasionnés.

K : Si nous avions une réputation de bisounours, nous aurionssûrement beaucoup plus de nuisances de ce genre, il faut bienqu'on marque le coup quand ça arrive (sourires). Le groupe devigilance ne gère pratiquement jamais de problème interne, sauf siun membre se comporte de façon problématique, ce qui se finit parune exclusion si le problème provient du membre et qu'il persiste.

A : Un processus d'adhésion plutôt strict nous évite d'avoir à faire lapolice en interne.

J : Ok. De nouveau vis-à-vis de l'extérieur, j'ai entendu dire quecertains vous reprochent votre attitude par rapport à lapopulation en difficulté ?

K : Je dirais que des gens nous reprochent de ne pas faire plusd'actions humanitaires avec la population « nécessiteuse »capitaliste, ceci alors que certains membres s'investissent dans desassociations qui font ça.

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K : Nous n'avons pas vocation à apaiser toute la misère capitaliste,notre but est de construire un autre monde, pas de nous investirénormément pour faire en sorte que celui-là soit plus acceptable.

A : Nous nous développons aussi vite que nous le pouvons tout enne prenant aucun risque avec la stabilité de notre société. Lorsqu'unSDF ou un réfugié n'ayant aucune affinité politique avec nous nousdemande de l'aide, nous ne pouvons rien faire de plus que luidonner un repas et éventuellement un toit précaire pour la nuit, nousn'avons déjà pas assez de logements pour les membres sur listed'attente. Parfois, nous ouvrons des salles collectives pour la nuit.

K : Et encore, il faut en principe être membre pour vivre sur lacommune. Nous ne souhaitons pas avoir à gérer des gens qui neconnaissent pas notre façon de vivre et vont potentiellement fairen'importe quoi. Si un membre ne respecte pas les règles, il finit parêtre exclu. Pour résumer, quand on vit ici avec quelques mauvaiseshabitudes ou mauvaises manières, on ne reste pas bien longtemps.Jamais nous ne renierons nos principes politiques et nos règles devie communes pour transformer notre communauté en structurehumanitaire, c'est ce que certains ne comprennent pas.

A : Nous avons des réfugiés politiques, des migrants et d'anciensSDF dans la communauté, ils ont passé les entretiens comme toutle monde. Faire des exceptions parce qu'une population est endifficulté reviendrait à mettre dans la balance nos principespolitiques de base.

K : Nous avons une ligne de conduite identique sur la questionreligieuse. Certains candidats nous disent « quel est le problème sije pratique ma foi sans rien demander à personne ? », on leurrépond que ça change tout, que ça ne se verra pas demain, niaprès-demain, mais que peut-être un jour cette foi sera plusimportante pour eux, ils auront alors besoin de l'exprimer ou demettre quelque chose en lien avec cette religion à l'ordre du jour denos discussions. L'athéisme fait partie des convictions nécessaires àl'adhésion, jamais aucune question religieuse ne sera à l'ordre dujour, c'est ce que veulent les membres. Pendant les entretiens derecrutement, nous ne demandons pas « Es-tu croyant ?», nousdemandons « Penses-tu que les religions sont une ineptie ?Quitteras-tu la société si tu venais un jour à croire en Dieu ? ».

J : C'est radical !

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K : C'est très radical, et c'est pour ça que la cohésion sociale etpolitique au sein de la communauté est énorme, même entre deuxmembres qui n'ont jamais discuté ensemble. Nous sommes plus detrois mille ici, pourtant, si demain je dois travailler avec un membrequi m'est inconnu, nous serons comme les doigts d'une main. Noussommes toutes et tous ici pour faire vivre notre projet politique, nousvoulons nous émanciper de toutes ces choses qui vont à l'opposéde nos idées. Quel choc si je voyais mon camarade faire une petiteprière à son Dieu en cas de coup dur, ce serait une régressionpolitique que de devoir faire avec cette situation. Nous refusons icice genre de concessions, ce qui n'empêche pas que d'autressociétés intentionnelles collectives soient religieuses ou laïques etmulticonfessionnelles. Cela relève de la liberté de chacun derejoindre l'une ou l'autre.

J : Liberté de chacun... pas tant que ça si vous refusezcertaines adhésions, non ?

A : Liberté pour chacun d'adhérer à une société dont la lignepolitique est clairement établie. Les refus d'adhésion sont motivéspar des principes ou des mises en situations précises. Lorsqu'il y aun petit doute sur la personnalité d'un candidat, on expose ce douteà la personne mais on lui laisse généralement sa chance. Je penseque personne ne peut sincèrement affirmer qu'il a trouvé qu'un denos refus était injustifié.

K : Grandir à notre rythme permet à la société de rester solide etrésistante face à un modèle politique capitaliste qui reste majoritaire.Dans certains endroits, il est d’ailleurs de moins en moins dominant,il commence à se comporter parfois comme une bête blessée...Cette rigueur nous permet aussi de mieux résister à nos propresfaiblesses internes, le premier risque est une atteinte à la cohésiondu collectif, le PFH (le p... de facteur humain) se manifesterégulièrement pour nous rappeler que rien n'est jamais acquis demanière définitive dans ce domaine.

J : Pouvons-nous revenir sur votre organisation économique,comment ça marche ?

A : C'est un vaste sujet, tout est plus compliqué que nous levoudrions, mais c'est le prix à payer pour interagir avec notreenvironnement capitaliste et rester dans sa « légalité ».

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K : Pour commencer, il y a une grande association pour gérer toutela partie économique qui peut être déclarée en fonctionnementbénévole, il y en a une autre qui fait office de parti politique. Nousavons ensuite une structure principale dans laquelle tout le mondeest coopérateur, elle regroupe divers secteurs économiques etpermet de nous mettre en conformité avec la législation du travail.Nous avons enfin plusieurs entités spécialisées dans des secteursd'activité précis comme le bâtiment, la production alimentaire,l'informatique ou le service à la personne. Dans ces structures, ilpeut y avoir des salariés qui ne sont pas membres de la sociétéintentionnelle collective.

A : De façon générale, pour l'organisation du travail et sa répartition,nous essayons de quantifier l'activité de chacun et de l'ajuster pourque ce soit à peu près équitable et équilibré entre tous les membres.Cette quantification se fait en cumulant les activités classées commesalariées et bénévoles. Les différentes catégories de travaux sontpondérées par des coefficients de pénibilité, etc. Tout est consignésur le réseau en accès public, chacun peut consulter sa quantitépersonnelle de travail par rapport à la moyenne de tous lesmembres de la commune. Ceux qui sont bien en dessous de lamoyenne sont crédités d'un malus, ceux qui sont bien au-dessusd'un bonus, le but étant que les membres concernés puissentajuster leurs activités le mois suivant, en plus ou en moins. Nousavons une commission d’équité qui est là pour s'assurer que lesystème fonctionne bien, un tiers de ses membres est renouvelé partirage au sort tous les deux mois. Cette commission peut aussilancer un projet si des membres sont en négatif sans avoir lapossibilité pratique de travailler plus le mois suivant.

K : Il y a également pour une partie des postes un marché du travailrégi par l'offre et la demande. Pour résumer son fonctionnement :chaque poste récurrent a un coefficient d’attractivité qui varie enfonction du nombre de volontaires, c'est un système qui permet deconcrétiser le fait que les heures passées sur une tâche ingratecomptent plus que sur un poste sympa.

A : Si ce « marché » ne résout pas complètement les plannings, il ya un petit système d'enchères de notre conception pour les tâchesqui trouvent difficilement un volontaire, ou celles pour lesquelles lesvolontaires se bousculent. En choisissant les tâches les plusingrates, certains membres travaillent très peu par rapport aux

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autres. Nous essayons également de faire en sorte que lescompétences et les titulaires tournent régulièrement : certainspostes sont réaffectés au hasard pour éviter qu’on s'endorme surune fonction particulière.

K : Pour la partie pécuniaire, nous sommes tous au salaireminimum, les salaires ne sont pour nous que des formalités légalesqui permettent de payer les cotisations sociales capitalistes.

J : Quelle est la durée de travail hebdomadaire au sein de lacommunauté ?

A : C'est très variable, en heures effectives (non ajustées avec lescoefficients de pénibilité et d’attractivité), ça va de vingt heuresjusqu'à trente-cinq heures pour certains de ceux qui travaillent àl'extérieur. En moyenne annuelle, nous sommes aux environs devingt-huit heures par semaine et par membre, hors congés.

K : Nous sommes dans une période d'activité normale en cemoment. Par le passé, lorsque nous étions au plus fort de nosprojets immobiliers, nous avons eu des moyennes beaucoup plusélevées. À certains moments, nous avons même fermétemporairement des postes municipaux et désactivé des services,ceci pour que la construction immobilière puisse bénéficier dumaximum de main-d’œuvre.

J : Comment faites-vous pour avoir accès aux biens deconsommation ?

A : Nous avons un système de points pour tout ce qui n'est pasprévu dans les dotations de base. Par exemple, tout le monde à unsmartphone et un ordinateur, mais si un membre souhaite unordinateur personnel plus puissant, une guitare, ou tout autre objetque notre société n'est pas en mesure de fournir à ses membres, ilpeut alors l'acheter à l'extérieur. Le système est comparable à celuide l'argent de poche, chacun a un compteur personnel quiaugmente régulièrement.

K : En pratique, les achats personnels sont assez rares, lacommunauté fournit déjà beaucoup de choses. Si nous prenons lesachats d'un citoyen capitaliste de la classe moyenne : après avoirenlevé les gros véhicules (mutualisés chez nous), le mobilier etl'électroménager (affectés aux logements), l'alimentation et lesvêtements (disponibles pratiquement sans limites), les dépenses de

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santé, et enfin tous les objets qui sont dans la dotation de base(téléphone, ordinateur, vélo...), il ne reste finalement pas beaucoupde choses à acquérir pour un citoyen qui refuse lasurconsommation. Les achats personnels sont en rapport avec lespassions et certaines occupations propres à chaque membre.

J : Vos appartements ne sont-ils pas tous un peu identiques ?

A : Non, nous avons le choix parmi différents modèles pour notremobilier, nous pouvons le faire modifier ou repeindre. On peut mêmele faire soi-même à la menuiserie si on sait bricoler... Ce n'est pasparce que nous gérons collectivement des biens qu'ils sont tousidentiques, même si c'est vrai que nous avons tous le même modèlede télévision étant donné qu’elles ont été achetées en gros par lacommunauté.

J : Comment voyez-vous l'avenir ? Vous me disiez tout à l'heurequ'il vous restait quelques millions, vont-ils encore soutenirvotre développement ?

K : Il y a aujourd’hui de plus en plus de sociétés qui dépassent lemillier de membres, mais n'oublions pas que le nombre decommunautés plus petites augmente encore plus rapidement. Lepouvoir capitaliste ne pourra rien faire contre cette lame de fond quis'apprête à remettre en cause sa domination. Contrairement àd'autres pays, nous avons la chance d'être dans une pseudo-démocratie qui ne pourra pas sombrer dans la persécution enversl'alternative que nous représentons. L'oligarchie prend peu à peuconscience de la menace que nous représentons pour son pouvoir,c'est à nous de lutter sur tous les terrains, et sans doute contre leslois qui ne tarderont pas à vouloir nous mettre sous un régimed'exception. Nous nous organisons pour cette lutte, la fédération dessociétés intentionnelles collectives a pour objectif de développer desliens entre les sociétés, elle devient également un acteur politiquedu monde capitaliste. S’ils ne veulent pas nous donner l'autonomienécessaire, nous nous mêlerons alors de ce cirque pseudo-politiqueauquel ils nous imposent de jouer.

A : La fédération grandit un peu plus chaque jour, elle recense lescommunautés qui le souhaitent, et elle a déjà permis à plusieursgroupes de fusionner pour former des communautés significatives.C'est au sein de la fédération que des liens se tissent au-delà desdistances qui séparent les communautés les unes des autres. Des

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projets inter-communautaires naissent parfois de ces rencontres :dernièrement, nous avons mis nos ressources en commun avec unecommunauté voisine pour acheter une zone forestière menacée.Pour la petite histoire, c'est une communauté religieuse aveclaquelle nous avons très peu de principes politiques partagés, maisavec laquelle nous nous sommes retrouvés sur cet objectif commun.

K : À propos des millions qui nous ont permis de nous développerrapidement, il en reste une bonne partie, sans oublier que certainesde nos structures génèrent de l'argent au point parfois d’être trèsexcédentaires. Nous finançons les communautés du départementpour qu'elles puissent très vite acquérir la propriété légale de leursterritoires. Nos dépenses immobilières en ville restent bien sûr notreplus gros budget, nous avons acquis les compétences qui vont nouspermettre de transformer tout un pâté de maisons en une zoneéconomique non marchande, ce sera un grand test vis-à-vis de nosobjectifs à long terme. Si nous arrivons à coexister et à développernotre modèle au cœur d’une ville capitaliste de cent cinquante millehabitants, nous aurons fait un pas de plus vers le changementglobal.

A : En fonction de ce que les gens penseront de notre mode de vie,peut-être que nous arriverons à mettre fin à la domination de lasociété de consommation dans le département. Le chemin est longsi nous ne voulons pas brûler les étapes, mais nous avons pourambition de prendre la main sur la gestion de certains territoires. Àpropos de l'argent, ça va sûrement vous paraître surprenant, maisdepuis que notre société et quelques autres bénéficient d'uneexistence médiatique, des dons très importants tombent dans nospoches régulièrement. Bien des gens ne supportent plus le systèmecapitaliste et croient en notre modèle en tant qu'alternativesouhaitable. Parmi eux, certains sont même plutôt riches, ils noussoutiennent pour accélérer notre développement.

K : L'argent se détourne parfois lui-même du système capitalistepour accélérer son déclin...

J : C'est une phrase qui conclut très bien cet entretien, mercibeaucoup pour votre accueil.

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Discussion avec un collectif hors système

Journaliste : Bonjour à vous, merci de prendre le temps derépondre à mes questions.

Camille-s : Salut, et bienvenue.

J : Si j'ai bien compris, vous vous faites tou.te.s appelerCamille ?

C : Oui, certains d'entre nous ont un rapport particulier avec lasociété marchande, ils ne veulent pas donner d'indices sur leuridentité aux autorités. Cette façon de faire évite également lapersonnification des discours et des idées, le débat s'en trouvefacilité.

J : Ok, pour commencer, qu'est-ce qu'un collectif horssystème ?

C : C'est une communauté intentionnelle collective comme lesautres, mais elle a la particularité de ne pas vouloir s'inscrire dansune relation économique normalisée avec la société capitaliste. Lesautres communautés sont obligées de se définir en tant qu'acteuréconomique marchand pour pouvoir cohabiter avec le modèledominant. Elles achètent et vendent des biens et des produits,payent des loyers, etc. Elles sont également tenues de payer desimpôts et de cotiser à des organismes capitalistes pour rester danssa « légalité ». Il n'y a pas du tout (ou très peu) de rapportsmarchands et monétaires à l'intérieur des communautésintentionnelles collectives, mais elles sont obligées d’en avoir avecl'extérieur.

C : Un collectif hors système est une communauté qui refuse desubir cette situation, il essaye de s'affranchir au maximum de touteobligation légale dans son organisation sociale et économique.

J : Concrètement, comment ça se passe ?

C : Pour ce qui est du logement et de nos lieux d'activités et deproduction, nous squattons. On s'éloigne de cette logiqueuniquement lorsqu'il s'agit d'un lieu que l'on veut pérenne et sécurisépar rapport aux autorités. Dans ce cas uniquement, on s'arrangeavec des individus ou des communautés évoluant dans la légalitépour qu'ils hébergent ce lieu de vie ou de production.

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C : Le squat entre alors dans le cadre d'un échange de bonsprocédés, ça reste un squat mais le propriétaire ami ne porte pasplainte. La justice et la police n'ont donc aucun droit d'y mettre lespieds, que ce soit en ville ou en campagne.

J : N'est-ce pas là une petite entorse à vos principespolitiques ?

C : Ce sont des concessions dues au fait que nous ne sommes pasencore assez forts pour pouvoir agir autrement, alors nous rusons.C'est une situation que nous n'avons pas choisie, le fait de pouvoirsanctuariser certains lieux nous offre également des bases de replilorsque la lutte contre le système ne tourne pas à notre avantage.

C : Le système dominant nous impose ses règles sur la propriété, ilnous refuse le droit de le quitter pour vivre selon nos règles. À partirdu moment où ça ne nuit à personne de respectable, et si lasituation le permet, nous lui prenons ce qui nous manque.

J : Selon quels critères estimez-vous qu'une action ne nuit àpersonne de respectable ?

C : Lorsque ce qui est en jeu est la propriété de l’État, d'unmarchand de sommeil, d'un spéculateur ou de tous ceux qui seplaisent à se définir comme membres d’une élite ou d’une classedirigeante. La lutte des classes nous rattrape bien malgré nous.

J : Vous m'avez parlé du logement, mais pour le reste ?

C : Pour ce qui est de la nourriture, nous produisons pas mal dechoses et nous échangeons avec certains ce que nous ne pouvonspas produire. Nous pouvons donner de la nourriture mais égalementdiverses choses que nous fabriquons. Lorsque nous n’avons rien àdonner, nous pouvons aussi offrir nos compétences et notre force detravail. Nous arrivons à obtenir à peu près tout ce dont nous avonsbesoin de cette manière, ensuite nous avons également de l'argentpour nous soigner ou acheter du matériel.

J : Où trouvez-vous cet argent ?

C : (Sourires) On ne peut pas tout vous dire...

C : Ce qu'on peut dire, c'est que nous travaillons parfois au noir ourevendons nos productions, ce qui revient à peu près à la mêmechose.

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C : Certains travaillent aussi de façon légale, d’autres touchent lechômage ou le RSA, c'est ce qui fait la différence entre les membresdes deux communautés qui sont ici ce soir.

J : Vous faites partie de deux communautés différentes ?

C : Oui, deux collectifs dont les principes politiques varient à proposdu système économique dominant. D'un côté, l'objectif est unerupture qui refuse totalement de jouer le jeu capitaliste, de l'autre,c'est une rupture qui accepte parfois de jouer le jeu quand çal'arrange.

C : Nous appelons ça la rupture totale et la rupture opportuniste.Ces deux principes impliquent d’importantes différences dans nosfaçons d'agir. Parmi les partisans de la rupture totale, certains n'ontpratiquement plus d'identité capitaliste et n'ont aucun papier, lesautorités seraient bien incapables de mettre une identité surcertaines personnes présentes ici ce soir. Le système est bienembêté lorsqu'il s'agit de mettre une amende à ces personnes, ouun nom sur un prélèvement ADN. A contrario, c'est une nécessitéd'être présents dans les bases de données de l’État pour lespartisans de la rupture opportuniste, même s’ils refusent bien sûr lesprélèvements ADN. Le système ne veut pas les lâcher, alors ilscomptent bien lui prendre tout ce qu'il y a à prendre. Après tout,l’État a mis en place le revenu minimum et les aides sociales pouréviter les bidonvilles et acheter la paix sociale. Ces deuxconceptions différentes dans nos rapports avec le système dominantfont que nous formons deux communautés distinctes.

J : Vous occupez les mêmes lieux ? Vous vivez ensemble ?

C : Ça dépend. Ici, c'est un lieu pérennisé que l'on partage entre lesdeux communautés, mais généralement nos activités et nos squatssont séparés. Notre différence politique nous amène parfois àadopter des comportements différents, nous sommes amenés àévoluer chacun de notre côté pour éviter la nécessité d'unconsensus mou et insatisfaisant pour les deux groupes, surtout sideux choix divergents étaient possibles à un moment donné quant àla gestion d'un lieu.

C : À la base, les deux communautés n'en formaient qu'une seule.Au fur et à mesure de l'augmentation du nombre de membres, nousavons constaté que certaines discussions s'éternisaient parfois à

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cause de cette divergence. Nous avons alors compris la nécessitéd'un recentrage politique par une division logique en deux collectifsintentionnels distincts.

C : Surtout que chaque communauté est elle-même divisée de factoen plusieurs groupes, il est plutôt rare que le collectif puisse vivre àun endroit pouvant accueillir tout le monde. Chaque sectionautogère son lieu de vie, mais nous visons une cohérence del'ensemble, nous essayons aussi de ne pas être trop éparpillés.

J : J'ai pu constater en ville que vous ne vous contentez pas desquatter des bâtiments inoccupés, j'ai vu une structured'habitation très impressionnante tout à l'heure.

C : Nous avons acquis un réel savoir-faire en habitats légers. Lamaison de ville que vous avez vue était un peu petite pour que lelieu soit intéressant pour nous, nous avons donc mis en place cettestructure légère à étages qui nous permet de loger une dizaine depersonnes en plus sur le terrain. Nous préservons ainsi une zoned'activités et un espace militant de bonne taille dans la maison.

C : La maison est plutôt humide la nuit, il est même plus confortablede dormir dans cette installation. La rapidité avec laquelle nousavons monté ça a surpris tout le voisinage, du coup nous avonssympathisé avec les voisins curieux. Depuis un mois, le lieu estdevenu très vivant et ouvert, nous avons trouvé le bon équilibreentre le côté festif et le calme souhaité par les habitants de cequartier pavillonnaire. Pour couronner le tout, les gens du quartiern'ont pas vraiment envie que le promoteur construise son immeuble,les voisins mitoyens ont déposé des recours administratifs etjuridiques, donc on est bien décidé à faire échouer son projet.

C : Le quartier est en train de naturellement nous intégrer. Lagrainothèque a du succès auprès des jardiniers amateurs, on lesinitie à la permaculture et à l'abandon des pesticides. Nousorganisons aussi des ateliers « constructions légères », surtoutdepuis qu'on a aidé un des voisins à construire le plus beau et leplus pratique abri de jardin du quartier. Nos voisins mitoyens nousfournissent un peu d'eau et d'électricité.

C : Tout n'est pas rose bien sûr, il y a aussi de sacrés c.... dans lequartier.

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J : J'ai entendu dire qu'un promoteur a récemment porté plaintecontre X pour malversation financière, ceci par rapport à unsquat précédent, pouvez-vous me raconter l'histoire ?

C : Nous avons squatté un lieu pendant quelque temps, ilappartenait à un promoteur du genre détestable, alors nous luiavons mené la vie dure. Il a fini par vouloir revendre le terrain quandnous n'étions plus son seul souci, sauf que personne n'en voulait vuque nous étions dessus. C'est une autre communauté intentionnellecollective qui a fini par racheter légalement le terrain. Ils sont venusnous voir avant en nous expliquant leur projet pour le terrain, et on adécidé de les soutenir, on a libéré les lieux une fois la transactionconclue. Le promoteur n'a pas pu obtenir le prix qu'il en voulait, ilprétend donc avoir été arnaqué, notre but aurait été de fairepression sur lui pour qu'il revende à petit prix à nos copains...

C : Donc la lutte continue, les copains de la société ont stoppé leurstravaux sur le site, au cas où la bataille juridique tournerait à leurdésavantage. Du coup, on squatte de nouveau le lieu ! Lacommunauté a demandé le soutien juridique et financier de lafédération. Pour notre part, nous avons décidé d'êtreparticulièrement attentifs aux différents chantiers de ce promoteur.

C : La coordination des collectifs hors système est aussi sur le coup.

J : Comment situez-vous votre action d'un point de vuepolitique ? Comment voyez-vous l'avenir ?

C : Nous nous voyons comme des agitateurs qui perturbent lamécanique consumériste et destructrice du système capitaliste. Ennous installant parfois au cœur de ses villes, nous avons lesentiment de contribuer à une transition vers un monde d'entièreliberté politique. Nous assumons complètement le fait d'être la têtede pont illégale des alternatives anticapitalistes, d'autant plus qu'êtredans le viseur du pouvoir permet de ménager les autres collectifsplus « légaux ». Individuellement, nous avons pris l'habitude derégulièrement nous mettre en retrait pour mieux revenir. Certainesluttes sont parfois très fatigantes, c'est un mode de vie forcémentmoins confortable que dans une communauté bien établie. Àl'inverse, certains membres d'autres communautés nous rejoignentparfois pendant quelque temps.

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C : Je nous vois personnellement un peu comme des électronslibres. Notre mode de vie actuel n’est pas une fin en soi, c’est unefaçon de faire qui correspond à une période de transition et de lutte.Nous avons toutes et tous vocation à faire partie de collectifs moinsmouvants et plus stables. C’est un mode de vie qui s’adapte aubesoin de faire bouger les lignes, à la nécessité d’imposer une lignede front imprévisible à nos adversaires, toujours pour progresservers la fin de la domination du modèle individualiste.

C : La propagande du Capital dispose de gros moyens, lescommunautés en développement n'ont pas forcément lesressources pour s'opposer à un discours individualiste bien rodé.C'est aussi notre « mission » que d’attaquer l'édifice de cettepropagande fallacieuse, surtout quand elle a pour objectif dedénigrer ou discréditer des organisations intentionnelles etcollectives. Certaines sections s'attachent de plus en plus à êtrebien visibles, elles s’affirment dans le paysage et tentent deconvaincre les gens de se (re)politiser. La lutte est parfoismédiatique, dire haut et fort que nous refusons ce système, quenous refusons de le changer de l'intérieur, et que nous réclamons ledroit de vivre en dehors de ses règles, c'est déjà quelque chose quien amène beaucoup à se poser les vraies bonnes questions.

C : Les partisans de l'individualisme ont le droit de vivre selon lesprincipes capitalistes, nous avons tout autant le droit de vivre selonnos principes politiques collectifs...

J : Nous allons finir sur ces belles paroles, merci beaucouppour votre accueil.

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Interview d'un porte-parole du Parti de la France Collective

Journaliste : Bonjour, merci de me recevoir pour cetteinterview.

Porte-parole : Bonjour.

J : Ces derniers temps, le Parti de la France Collective figurerégulièrement dans l'actualité politique et économique. Pourceux qui nous écoutent et qui connaissent peu le PFC, pouvez-vous nous le présenter en quelques mots ?

PP : Le Parti est l'émanation d'un mouvement politique beaucoupplus vaste. Il est la représentation vis-à-vis du système politiquefrançais des sociétés intentionnelles collectives. Avec l'apparitiond’importantes communautés au poids économique en constanteaugmentation, la fédération a décidé sous certains aspects de jouerle jeu institutionnel de la république capitaliste. Le but est d'existerdans l'espace républicain pour parvenir à acter l'existence de notremouvement politique, ainsi que son importance croissante aux yeuxde la population française.

J : Vous rejetez les principes de la république, mais l'un de vosmembres vient pourtant d'être élu député. N'est-ce pas là undouble jeu qui prête à confusion ?

PP : Nous jouons le jeu que l'on nous force à jouer, l’État refuseaujourd'hui le moindre statut particulier pour les citoyens dessociétés intentionnelles collectives. Cela fait maintenant un momentque certaines sociétés ont dans la pratique la gestion presqueintégrale d'un territoire. Comme vous le savez grâce à certainsreportages largement diffusés, quelques territoires ruraux necomptent plus qu’une population organisée collectivement : ellesouhaite vivre en dehors de la tutelle républicaine, mais cette étapesupplémentaire dans son cheminement politique lui est interdite. Ledernier recensement politique établi par un organisme indépendanta montré que le phénomène ne tardera pas à toucher descommunes de moyenne importance. L’État ne pourra paséternellement écarter le sujet, mais devant sa posture actuelle, nousn'avons pas d'autre choix que celui de nous inviter dans lesinstances républicaines, ceci malgré le fait que nous ne leurconcédons aucune légitimité démocratique pour diriger nos vies.

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J : Qu'est-ce que le PFC demande aujourd'hui ?

PP : Nous demandons un statut administratif particulier pour lesmembres des sociétés intentionnelles collectives qui le souhaitent.Le fonctionnement des communautés est considérablement alourdipar la nécessaire mise en conformité avec les exigencesadministratives de la république. Le droit du travail, les régimesfiscaux, et tout un tas d'autres normes et obligations n'ont plusaucun sens pour nous. La fédération compte aujourd'hui dans sesrangs pas loin de mille comptables pour s'acquitter des obligationssalariales et fiscales dans les communautés. Leur travail consisteessentiellement à procéder à des montages financiers, à déclarerdes activités fictives, et à faire de fausses fiches de paie, tout çapour que nos fonctionnements internes totalement démonétisés nepuissent pas être considérés comme de la fraude au sens des loiscapitalistes.

J : Quelles seraient les grandes lignes de ce statut ?

PP : Pour résumer simplement la chose, nous demandons que lesindividus et les coopératives puissent opter pour un nouveau statut,il permettrait de rattacher leurs droits et devoirs légaux à l’Union desCoopératives d’Activité de la Fédération. Les personnes et lesstructures renonceraient aux droits républicains et sortiraient de lajuridiction du travail et de certains impôts. Ce statut pourrait êtrerésilié par chaque individu, il redeviendrait alors de nouveau uncitoyen « classique », et bénéficierait de ses droits républicainsaprès une période de carence. Nous avons proposé un statut àl'impact financier avantageux pour l’État.

J : Dans ce cas, pourquoi vouloir ce changement si la balancefinancière n'est pas à l'avantage des communautés ?

PP : Parce que la vie est trop courte pour faire de la compta ! Vousn'imaginez pas à quel point cette corvée administrative et toutes lesautres nous pèsent. L’État a concédé il y a quelques années uneréforme des coopératives qui allait dans le bon sens, malgré le faitqu'il en a résulté une imposition plus forte pour nos activités. Nousne courons pas après les bénéfices financiers, notre priorité est depouvoir simplifier et rationaliser nos activités. Notre projet estpolitique, notre économie est un moyen, pas un but.

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J : Vous êtes optimiste sur cette revendication ?

PP : Les communautés sont en général très efficaces sur le planéconomique. Lorsqu'elles sont en concurrence avec des structurescapitalistes, ce sont généralement ces dernières qui en souffrent. Sil'État a l'intelligence d'adosser une simplification importante auxmesures fiscales et protectionnistes qu'il ne manquera pas d'ajouter,nous jouerons le jeu. Sinon, nous évoluerons dans le tissucapitaliste d’une manière plus « agressive », l'État aura alors àassumer les conséquences économiques induites pour lesentreprises concurrentes...

J : Merci pour ces précisions sur l'actualité. Revenonsmaintenant si vous le voulez bien au fonctionnement de lafédération, il s'agit pour être précis de la Fédération desSociétés Intentionnelles et Collectives du 1er mai.

PP : Oui, nous ne prétendons pas être la seule fédération ou lafédération regroupant toutes les communautés, d'où le rappel dujour où elle s'est constituée pour nous différencier.

J : J'ai cru comprendre que les communautés, mais égalementles individus, pouvaient y adhérer ?

PP : Oui, nous avons une charte pour les communautésadhérentes : des groupes de visites sont constitués avec desvolontaires pour valider chaque année le respect de celle-ci. Pourles individus, il s'agit d'une adhésion pour celles et ceux qui seretrouvent dans les principes politiques généraux des sociétésintentionnelles collectives, mais sans pour autant faire partie del'une d'elles.

J : Pourquoi ne font-ils pas partie de l'une d'elles ?

PP : Plusieurs raisons sont possibles, je suis personnellement dansce cas. Pour ma part, je me retrouve dans cette idéologie politique,mais aucune communauté ne semble me correspondre pour l’instantdans la région où j'habite, et je tiens à y rester. Comme certains, jene souhaite pas encore quitter ma ville et mes amis pour l'eldoradopolitique. Je ne me sens peut-être également pas encore tout à faitprêt pour faire le grand saut, bien que mon dernier séjour dans unecommunauté m'ait fait longuement hésiter. Celles et ceux quitemporisent cette étape de leur cheminement personnel ont àchaque fois leurs propres raisons.

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J : Est-ce que cette adhésion à la fédération change quelquechose pour vous ?

PP : Oui, nous faisons partie en quelque sorte d'une communautéinformelle. Même si c'est dans une moindre mesure par rapport ànos camarades vivant en communauté, nous sommes nous aussisur le chemin des sociétés intentionnelles collectives. Malgré le faitque nous évoluons dans la société capitaliste, il nous est plus faciled'adopter dans le cadre de cette adhésion certaines pratiques serapprochant de notre idéal, cela facilite notre révolution partielle.Sans compter que certains séjours en communauté ou dans deszones intentionnelles temporaires nécessitent une adhésion.

J : Qui peut adhérer ?

PP : Tout le monde peut demander à adhérer, c'est bien sûr gratuit.À l’issue d’un entretien politique, la personne devient tout d'abordadhérente avec le statut de « sympathisant », elle devient ensuitemembre de la communauté informelle après quelques séjours ouparticipations à des événements organisés par la fédération.Certaines communautés n'acceptent que des candidaturesprovenant des membres de la communauté informelle, ça leurpermet de valider certains points avant même leur premièrerencontre, par exemple si la personne connaît les rudiments de lacommunication paisible.

J : C'est le passage obligé pour faire partie d'unecommunauté ?

PP : Non, rien n'empêche une personne de contacter directementune communauté, mais effectivement ça aide beaucoup. Celapermet aussi à certains de se rendre compte qu'ils ne sont pas prêtsavant même de postuler à une communauté. Ce n'est qu'enexpérimentant concrètement les différents aspects de la viecollective qu'on découvre certaines réalités. En parallèle desimmersions classiques, des ateliers proposés par la fédérationplongent parfois les participants dans des situations de forte remiseen question, ils proposent de tester les limites sociales de nospersonnalités.

J : Il me semble que certains de ces ateliers ont pu fairepolémique dernièrement ?

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PP : Pour certains, oui. Quelques communautés ont conçu un atelierplutôt exigeant, il correspond en fait à leurs critères de recrutementspécifiques. Il consiste en une suite d'activités en adéquation avecleurs fonctionnements, l'atelier comporte entre autres des entretienspsychologiques pour tenter de faire ressortir des traits sociauxparticuliers. Le moins que l'on puisse dire est que ça marche plutôtbien, mais certains participants ont trouvé que ça allait trop loin : ilsse sont sentis stressés, bousculés, voire même « attaqués », selonleurs mots. Ce que je peux dire en ayant moi-même participé à l’unde ces ateliers, c'est qu'il est effectivement exigeant. J'aipersonnellement renoncé avant la fin, mais je n’ai pas trouvé qu’ilétait problématique, j'ai compris que je n'étais pas compatible avecles prérequis désirés par ces communautés, et que je ne souhaitaisd’ailleurs pas en faire partie. Il n'en reste pas moins que cet atelierteste des points cruciaux de la vie en collectivité. Il n'y a pas deviolence dans ces entretiens ou ces mises en situation, même sinotre égo peut être « chahuté », mais nous pouvons nous sentir misà mal, c'est ce qui peut induire cette « impression de violence »ressentie.

PP : Le postulat de ces ateliers est que certains affects, et certainesréactions à ces affects, sont la source d’une grande partie destensions au sein des collectifs, ils entrent négativement en comptedans ce que nous appelons « l’alchimie du reproche ». Pourrésumer les choses sans trop entrer dans les détails : si toutes lescommunautés s’appliquent à apaiser les tensions qui surviennent,les communautés qui ont mis en place cet atelier souhaitent faire ensorte que ces tensions surviennent le moins possible. Des tensionsnaissent parfois à tort chez les individus : en préférant accueillir desmembres moins susceptibles de faire naître de telles tensions, ellesespèrent atteindre un niveau de sérénité sociale supérieur.

J : Pas de problème donc ?

PP : Non, pas pour moi en tout cas. Pour en avoir discuté avecd'autres participants, nous avons trouvé cela très formateur au boutdu compte. Je ne garde aucune rancœur ou quoi que ce soit denégatif de cette expérience. Je suis en paix avec ce que je suis, jene suis pas aujourd'hui en adéquation avec les objectifs decertaines communautés, et tant mieux. C'est le principe des sociétésintentionnelles : on y adhère ou pas, on y est accepté ou pas, c'estce qui est garant de la liberté et du choix politique de chacun.

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PP : Chacun tente de trouver celle qui correspond à ses attentessociales, qu'elles soient exigeantes ou non. La vie sociale encommunauté intentionnelle collective n'est pas un compromis :certains attendent beaucoup des autres, ils n'ont pas à renoncer àcela, mais je n’ai pas non plus à renoncer à ce qu'on attende moinsde moi sur certains sujets si c’est mon souhait. Aucune communautén’a à renoncer à ses exigences comportementales, de la mêmemanière, aucun individu n’a à supporter un niveau d’exigencecomportementale qu’il ne souhaite pas. Chacun doit essayer detrouver le sous-ensemble collectif (la communauté) qui lui apportesatisfaction dans son fonctionnement. Il n'y a que dans lefonctionnement de la fédération, au niveau de regroupementsupérieur, que l'on peut être amené à penser des compromispolitiques et des concessions significatives.

J : Est-ce que les communautés de ce type n'ont pas tendanceà être plutôt repliées sur elles-mêmes ?

PP : Les critères d'entrée ne sont en rien révélateurs de l'état d’unecommunauté. Tout le monde peut quitter sa communauté à toutinstant : pour être adhérentes à la fédération, les communautésdoivent avoir prévu que les départs soient simples sur le planpratique. Cela passe en général par des pécules de sortie auprorata du temps passé, et la sécurisation de la somme d'argentpossédée par le membre à son arrivée. La plupart du temps, ce sontsa démographie et son implication dans la fédération qui sontrévélatrices de l'état d'une communauté. En l'occurrence,concernant celles qui se basent sur différents ateliers spécifiquespour décider d'accepter leurs nouveaux membres, elles semblentcroître continuellement tout en étant des moteurs de la fédération...

J : Est-ce que ce n'est pas une forme d'élitisme dans lasélection des membres ?

PP : L'élitisme renvoie à une notion de supériorité et de pouvoir,c'est contraire à toutes nos valeurs. Le niveau d'exigence socialevarie tout simplement en fonction des communautés et de leur projetpolitique, d'autres communautés fonctionnent aussi très bien tout enétant plus souples. En revanche, nous observons de manièrecertaine que les communautés qui déclinent sont celles qui n’ontpratiquement aucune exigence en la matière. L'intention initiale desindividus est une chose qui ne préfigure pas vraiment la volonté

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d'adaptation et de remise en question individuelle. Nous avonsacquis la quasi-certitude que les sociétés intentionnelles collectivesne se feront pas avec tout le monde, en tous cas dans l’immédiat.Certaines personnes qui possèdent pourtant une envie sincèresemblent parfois incompatibles avec la réalité souhaitée dans lescommunautés. Cela relève bien souvent du caractère et de lapersonnalité de l'individu, sans même que l’éducation ou lasocialisation puissent expliquer cela. Malheureusement danscertains cas, c'est une pathologie psychologique qui est à l'originedu problème, ce qui est au final bien plus facile à prendre en comptepuisque c’est une chose connue et acceptée. Chaque communautéest avant tout un projet social, et la sémantique capitaliste seconfronte directement à la nôtre.

J : C'est-à-dire ?

PP : Certains nous disent : « vous prétendez faire du social maisvous fermez la porte à des gens » : ce n'est pas que nous fermonsla porte, les communautés choisissent juste de ne pas ouvrir la leursi elles pensent que ça ne marchera pas avec la personne,généralement de façon temporaire. Nous concevons le Socialcomme un objectif ambitieux de vie, un idéal où les relationshumaines sont totalement sereines, et où les individus coopèrentdans énormément d’aspects de leur vie économique et pratique.Pour la société capitaliste, il s'agit la plupart du temps d'une béquilleéconomique ou de l'hypothétique relation positive entre lesindividus... Vous voyez bien le fossé sémantique qui sépare les deuxpoints de vue, le mot n’a tout simplement pas le même sens ensociété capitaliste et en société intentionnelle collective.

J : Votre proposition politique n'est pas applicable à l'ensemblede la population ?

PP : Nous n'avons jamais prétendu une telle chose. Déjà, certainscitoyens républicains sont des capitalistes convaincus, noussouhaitons qu'ils puissent vivre eux aussi dans la société qui leurcorrespond. De préférence quand même dans une société qui nedétruit pas notre environnement, mais il y a de la place pour toutesles propositions acceptables qui tolèrent la façon de faire de leursvoisines.

J : Sur ce point, certains vous accusent de vouloir « torpiller lasociété capitaliste ».

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PP : Les mêmes qui ne tolèrent pas notre façon de voir les chosesje suppose. Ils refusent le fait que nous ayons un droit bien naturel àvouloir sortir de la juridiction des institutions capitalistes, surtoutdans certains territoires occupés par d’importantes communautés.Que ceux qui ont un doute sur ce que nous voulons vraimentviennent visiter nos communautés... Il est vrai qu'à la vue desdégâts provoqués par la société de consommation, certainescommunautés sont clairement passées à l'offensive sur le planéconomique et politique. Face aux mercenaires de l'idéologiecapitaliste, nous avons nous aussi nos combattants prêts à endécoudre, selon les règles d'engagement légales bien sûr.

J : Ces « engagements » dépassent parfois le stade de la non-violence, non ?

PP : Si c'est le cas, ce n'est généralement pas de notre fait, même siça a pu arriver. Les membres concernés ont dans ce cas répondude leurs actes devant la justice républicaine, comme tous lescitoyens. Au passage, le nouveau statut administratif que nousproposons, et dont nous avons parlé tout à l'heure, ne change rien àcela. Par ailleurs, il faut bien comprendre que les communautés nesont généralement pas constituées uniquement de pacifistes quiencaissent les coups sans les rendre. Vous faites peut-êtreréférence à cette affaire où le maire d'un petit village, et quelques-uns de ses administrés, ont déclaré la guerre à une toute jeunecommunauté qui venait de s'implanter en rachetant une ferme. Lesnuisances provoquées par cet individu ont requis que lescommunautés de la région se mobilisent pour mettre hors d'état denuire la milice en question. L'individu et ses acolytes ne reculaientdevant rien dans leur « croisade », mais paradoxalement, cela apermis de régler le problème tout en restant dans le cadre d’uneriposte proportionnée. Aujourd'hui, l'individu en question n'est plusmaire, et depuis que son contrôle judiciaire a pris fin, il a comprisqu'il était sous surveillance et qu’il avait tout intérêt à passer à autrechose. Nous ne doutons pas toutefois que ce genre de personne agénéralement tendance à ruminer sa rancœur.

J : Pour revenir sur le développement des communautés, votreParti demande aujourd'hui des aménagements administratifs,en sera-t-il toujours ainsi ? Votre théorie politique parle de« sécession douce », qu'est-ce que cela signifie ?

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PP : Les communautés n'ont aucune volonté de « quitter laFrance », ou toute autre revendication de ce genre. Nous vivons surce territoire et nous souhaitons y vivre avec les autres, y comprisavec tous ceux qui n'ont aucune affinité politique avec nos idées.Nous pouvons cohabiter en bonne intelligence et gérer de manièrecollégiale les questions qui requièrent des décisions cohérentes àl’échelle régionale. La sécession douce signifie que nous vivonsselon des principes totalement différents de ceux des citoyenscapitalistes, mais en échangeant et en coexistant le plussereinement possible avec eux.

PP : Paradoxalement, la société capitaliste nous paraît être unenécessité, nous avons tout intérêt à ce qu'elle existe et répondedans une certaine mesure aux besoins de ses citoyens. La premièreraison est que nous la considérons comme la société par défaut. Ilserait difficile pour les communautés de refuser des personnes ensachant que cela les condamnerait à souffrir en sociétéconsumériste. Pour nous, la société marchande n'est pas une bonnechose, mais ce n'est pas non plus un enfer. La deuxième raison esttout aussi pragmatique : malgré que l'argent ait disparu de notrefonctionnement interne, nous en avons besoin pour commercer avecl'extérieur. Le commerce reste le moyen le plus pratique pouréchanger avec ceux qui ne font pas partie de notre ensembleéconomique. Si le capitalisme et le commerce n'existaient pas, ilfaudrait quand même les inventer pour échanger avec ceux qui nepartagent pas nos idées politiques.

J : J'avoue que je ne m'attendais pas à ce genre de réponse...

PP : Nous sommes réalistes. Nous voulons des sociétésintentionnelles collectives car nous estimons que c'est ce qu'il y a demieux pour nos vies. La politique n'a de sens que si elle va dans lesens des aspirations humaines. Même si les communautéss'imposent d’une façon ultra-majoritaire dans le paysage politique, ilfaudra de toute façon préserver une enclave capitaliste pour tousceux qui voudront ce mode de vie plutôt que le nôtre. Mais nousn’en sommes pas encore là...

J : Vous êtes très optimiste.

PP : Oui, toutes les semaines, des individus franchissent une étapesupplémentaire en démarrant un séjour au sein d'une communauté.

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PP : Dans les plus importantes, ce sont parfois des dizaines depersonnes qui sont accueillies tous les mois ou toutes les semainespour découvrir une nouvelle réalité. D'après nos chiffres, environ 50% de ces visiteurs trouvent et adhèrent à une communauté dansl'année qui suit, 40 % adhèrent à l'idéologie intentionnelle etcollective en déclarant qu'ils franchiront le pas tôt ou tard, enfin, 10% de ceux qui s'immergent dans une communauté dans le cadre deces séjours nous disent qu'ils ont été déçus : à cause de certainsaspects de cette expérience, ils n'envisagent pas, ou plus, ce modede vie pour l’instant. Même si nous ajoutons à ces chiffres le nombredes départs hors fédération, c'est-à-dire tous ceux qui retournent àla vie capitaliste ou intègrent une communauté ne faisant pas partiede la fédération, ce sont en ce moment des milliers de personnesqui nous rejoignent tous les mois.

J : Quelles sont les raisons avancées par les 10 % quirenoncent ?

PP : C'est très variable, ça dépend à la fois de la personne et de lacommunauté dans laquelle elle a séjourné. Ceux qui sont déçus nerentrent parfois pas dans les détails, mais c'est en pratique souventle résultat de la dure réalité de l'adaptation. Dans certains cas, c'estl’une des spécificités de la communauté qui pose problème, dansd’autres, c’est le pragmatisme de la gestion collective ou la simpleréalité de tel ou tel aspect qui bouscule les individualités.

J : Par exemple ?

PP : Deux exemples me viennent en tête. Le premier concernequelqu’un qui est boulanger dans la société capitaliste, il esttotalement en phase avec l'idéologie des communautés et débarquedonc logiquement dans l’une d’elles pour un séjour d'un moisenviron. C'est une communauté d'environ quatre cents personnesqui se situe dans sa région. Naturellement, cette personne rejoint lasection en charge de la production alimentaire, et plus spécialementl'équipe boulangerie. Il se trouve que cette personne exercehabituellement son métier avec passion et d'une façon trèstraditionnelle, c'est un artisan qui s'attache à la qualité et à lafraîcheur de sa production. Le problème est que l'équipe de lacommunauté n'est pas sur la même longueur d'onde, elle fait toutesles pâtes deux fois par mois et la production est mise au froid oucongelée pour être cuite au fur et à mesure. Le fait est qu'on ne

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change pas la manière de faire du pain pour quatre cents personnescomme ça : le pain est fait de cette manière suite à une décision dela communauté pour minimiser le temps de travail et les ressourceshumaines nécessaires. D'un côté, cette situation ne peut pas êtremodifiée sans remettre en question d'autres organisations, del'autre, il était inconcevable pour le visiteur de travailler de cettemanière, il est donc parti au bout de quelques jours. Ça vous montreà quel point il est parfois difficile de prédire la compatibilité d'unindividu avec une communauté, malgré pourtant des échangespréalables positifs, mais peut-être trop généraux.

J : Tout n'est donc pas que politique et social ?

PP : Non, cette personne trouvera sûrement son bonheur ailleurs sielle se remet de cette première déception. Le deuxième exemplerelève aussi d'une difficulté difficilement prévisible. Il s'agit d'unepersonne très militante et investie dans le milieu syndical,l'incompatibilité est apparue sur une chose toute bête, malgré desrencontres en amont. D'un côté, il est inenvisageable pour cettepersonne de travailler un 1er mai et de ne pas arpenter le pavé àcette occasion, de l'autre, les trente membres de la communauté enquestion refusent de prendre en compte cette tradition. Pour eux, letravail ne se fête pas ! Stopper leurs activités un 1er mai ne fait quechahuter leur planning inutilement en nécessitant de rattraper cejour plus tard. D'un côté, on trouve un état d'esprit et une traditionimportante pour l'individu, de l'autre, on constate une volonté de sedétacher de cette même tradition, ceci à travers un choix prenant lecontre-pied d'une manifestation qui n'a plus de sens pour eux. Noussommes typiquement dans une situation où un individu et lesmembres d'une communauté se découvrent une divergenced'opinion, dans ce cas sur un sujet touchant presque à l’affectif.

PP : Bien sûr, ces deux façons de voir le 1er mai cohabitent sansproblème dans énormément de communautés, mais en l’occurrencece n'est pas le cas dans celle-ci. Dans ce genre de situation, nosretours d'expérience nous montrent qu'il ne faut pas insister, il fautaccepter l'incompatibilité. Dans cet exemple, l'individu et lacommunauté se sont quittés bons amis, et la personne a depuistrouvé son bonheur communautaire ailleurs. Chaque communauté ason profil, certains diront son « âme » ou sa couleur, et c'est enl'affinant que le collectif façonne les piliers de sa cohérence et de sacohésion.

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J : La première cause d'incompatibilité n'est pas sociale aubout du compte ?

PP : Si, ne prenez pas ces deux exemples comme des références,ils tiennent plutôt lieu d'anecdotes sur la subtilité de la chose.L'intégration sociale est de loin la première cause d'insatisfaction.Malheureusement, une déception dans ce domaine est plusmarquante pour l’égo, elle laisse plus de traces sur la motivation despersonnes.

J : J'ai été un peu surpris lorsque vous avez dit tout à l'heureque le caractère et la personnalité pouvaient rendreincompatible une personne malgré ses idées politiques. Est-ceque les communautés rejettent toute forme d'accroc social oude friction entre les individus ?

PP : Non, il ne s'agit pas d'essayer de faire disparaître cet aspectinhérent à notre nature humaine, la réalité de nos rapports sociauxne nous permettra jamais d'atteindre cette « maîtrise ». Nous nesommes pas des robots, et ça tombe bien, nous ne voulons pas enêtre. Toutes les communautés sans exception sont le lieu d'unenécessaire et permanente conciliation entre les êtres humains.Celles qui sont les plus exigeantes sur les qualités sociales de leursmembres n'y échappent pas non plus, même si l’on peut parfois yobserver un grand niveau de sérénité et un taux de conciliationnécessaire très faible. Lorsque je parlais tout à l'heure de personnesincompatibles, mis à part les cas pathologiques pour lesquels noustrouvons d'ailleurs généralement des solutions, j'aurais dû parler depersonnes qui ne veulent pas prendre sur elles le prix de cettecompatibilité. C'est généralement purement une question d'égo.

J : Mais si elles souhaitent adhérer à une communauté, c'estqu'elles souhaitent se donner les moyens de s'intégrer, non ?

PP : Si nous avons bien découvert une chose, c'est que le domainedes relations sociales est soumis à des influences et des posturesparfois irrationnelles. Lorsque nous manifestons le souhaitd'expérimenter la vie en communauté, nous pouvons imaginer celacomme une prise de fonctions sur un poste de travail que nous neconnaissons pas. C'est probablement l’une des meilleures façons devoir les choses.

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PP : Au début, nous arrivons en territoire inconnu et nous acceptonsque les autres nous disent comment bien faire les choses, quitte ànous reprendre lorsque notre action n'est pas optimale. Nousacceptons cela et nous écoutons même attentivement ce que l'onnous dit, cela nous permet de progresser et de nous sentir plus àl'aise. Nous sommes débutants et nous acceptons l'expérience desautres, notre égo accepte très bien cette formation, elle nous permetde progresser en rapport avec le poste de travail et le savoir-faireassocié. Nous prenons même généralement très bien le fait qu'onnous répète les choses plusieurs fois : l'autre fait rarement ça pourle plaisir, la répétition est tout simplement une manière efficaced'assurer la transmission. Le problème est que le savoir-être et lesavoir-faire social relèvent d'une autre histoire.

J : Je vois l'analogie, mais qu'est-ce qui diffère alors ?

PP : Généralement, il n'y a que dans notre enfance que nos paroleset nos comportements sociaux ont pu être le résultat d'uneformation. Chez certain.e.s, les commentaires et les conseils à cesujet sont perçus comme des jugements, des « abus » ou desparoles moralisatrices. Ils n'acceptent pas d'être considérés commedes débutants ou des apprenants dans ce domaine, ceci alorsqu'absolument toute intégration dans une communauté passe parun apprentissage social spécifique. Personne, quel que soit son âgeou son expérience dans d'autres communautés, ne peut prétendreavoir la maîtrise du référentiel social correspondant à lacommunauté dans laquelle il arrive : chaque collectif à ses propresrepères, habitudes, savoir-être et savoir-faire sociaux. L'humilité dunouvel arrivant à ce sujet est essentielle, certains vous dirontqu'intégrer une communauté revient à prendre une vague poursurfer entouré d’inconnus, le tout sur une mer dans laquelle nousnous baignons pour la première fois. Il faut accepter d'ajuster notrecomportement en fonction des conseils des autres.

J : C'est là que réside l'incompatibilité ?

PP : La compatibilité (ou l’incompatibilité) réside souvent dans le faitqu'un individu se positionne par rapport aux autres, et par rapport àun esprit collectif préexistant, en acceptant (ou pas) les éventuelschangements que cela implique sur sa propre façon d'être et defaire, socialement parlant. C'est là que se situent les tenants et lesaboutissants de la phase d'adaptation.

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PP : Dans le pire des cas, certains pensent qu'ils sont pris de haut,alors que c'est bien l'opposé de ce qu'un membre d'unecommunauté digne de ce nom ferait. D'autres ne s'offusquent pasde ce qu'ils considèrent peut-être comme des consignes ou quelquechose de ce genre, mais ils pensent qu'on ne respecte pas leurfaçon d'être actuelle. Ils bloquent sur une éventuelle remise enquestion de certains aspects de leur savoir-faire social, pensant quece n'est absolument pas le sujet ou que la remarque n'est paspertinente. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'un nouveaumembre est forcément à l'origine de maladresses ou d'accrocssociaux lorsqu'il commence à évoluer au sein d’une communauté,que ce soit par ses actions ou ses inactions. Prendre sa part d'unecohésion ne se fait pas a minima sans quelques remous, la bonnevolonté et l'humilité doivent se relayer, les phrases toutes faites dugenre « ce n'est pas à mon âge que je vais changer » ou « je suiscomme je suis » n'ont pas vraiment la côte au sein descommunautés.

PP : Nous entendons parfois chez les « déçus » qu'ils refusentd'être formatés, qu'ils sont comme ils sont, et qu'une communautédigne de ce nom doit accepter chacun comme il est avec sesdéfauts. Ils ne comprennent pas que réussir une cohésionambitieuse nécessite que chaque individu s'accorde avec la sphèrecommunautaire. Ils s'imaginent qu'ils pourront trouver unecommunauté « plus accueillante », ou participer à une création, ilsfinissent la plupart du temps par mettre de l'eau dans leur vin.

PP : Les qualités sociales des individus font la réussite d'unecommunauté, mais l'expérience nous montre que ce n'est pas lamoyenne du tout qui compte, mais le niveau des individus les moinsadaptés au mode de vie collectif. En termes comportementaux, c’estle « 2+1=1 » : les dissonances tirent l’ensemble vers le bas.

PP : Chaque membre doit se considérer en apprentissage socialpermanent, qu'il soit un modèle de bienveillance ou pas, et soyonsclairs, il arrive régulièrement que le problème réside dans le savoir-faire de l'accueil au sein de la communauté. Certains nouveaux oucertains visiteurs sont déçus à juste titre, ce n'est pas parce qu'unepersonne fait partie d'une communauté depuis un moment qu'ellesait faire preuve de toutes les qualités sociales nécessaires. Parfois,c'est bien le comportement d'un ou de plusieurs membres qui poseobjectivement problème.

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J : En arrivant à la fin de cet entretien, j'ai l'impression quel'idée des communautés intentionnelles collectives devient uneréalité à travers le cheminement de chacun. Les évolutionsindividuelles sont-elles la clé permettant une cohésionsociétale ? Elle semble être à la fois le but et le moyen de faireexister ce type de société.

PP : C’est une bonne chose de cultiver notre capacité à faire semouvoir notre propre individualité. Souvent, nous avonsmalheureusement tendance à percevoir la remise en questionindividuelle comme un effort ou une contrainte, une chose qui nouscoûte et nous sort de notre zone de confort. S’il y a bien un cheminsur lequel l'être humain peut trouver une partie de sa liberté, c'estbien celui des sociétés intentionnelles collectives : le suivre nousamène à penser que notre personne possède le pouvoir de sechanger sur le plan de la personnalité. Refuser de croire que tel outel trait de notre caractère est figé est réellement émancipateur : nosindividualités sont ce que nous tentons d'en faire. Par rapport à noschoix politiques, surtout ceux qui sont les plus progressistes sur leplan social, il est crucial d'essayer de mettre notre personnalité enharmonie avec eux, sans cela, ils ne resteront que des vues del'esprit.

J : Merci beaucoup pour cet entretien.

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Débat sur la vie démocratique au sein des communautés

Rapporteur des débats de la Fédération : Bonjour, merci d'avoirrépondu si vite à ma demande d'entretien pour préparer le futurdébat en assemblée.

Porte-parole de la communauté en question : Bonjour, c'est normal,il est important de clarifier certains points en amont pour que lesdiscussions soient constructives.

R : Comme tu le sais, il a été demandé lors de la dernièrecommission garante du respect de la Charte, que soit ajouté àl'ordre du jour un point sur les particularités de votrecommunauté. Certains ont avancé qu’elle ne remplissait peut-être pas tous les critères actuels inscrits dans la Charte de laFédération. Comment avez-vous reçu cette nouvelle ?

PP : Nous avons bien sûr été surpris par cette annonce, nous avonslu le communiqué des demandeurs, et il est vrai qu'ils mettent ledoigt sur un point qui pose question. La question est éminemmentpolitique et mérite un débat en assemblée. Entre parenthèses, jetiens à dire que cette annonce a été faite dans les règles de labienveillance. Nous figurons parmi les plus grandes communautésde France, et nous sommes des contributeurs importants auxtravaux de la Fédération, je ne pense pas que quiconque puisseimaginer que nous en soyons exclus. Mais effectivement, notrepragmatisme en matière de fonctionnement doit trouver sa placedans les principes politiques des sociétés intentionnelles collectives,surtout dans le contexte de cette période charnière que nous vivons.

R : Je cite le point qui fait débat : « [...] La communauté nesemble pas être en conformité avec les principesdémocratiques généraux. Les différents statuts de citoyennetéconcernent chaque membre, quelle que soit son ancienneté, etprocurent certains droits et devoirs qui établissent de faitdifférentes classes au sein de la communauté [...] ». Peux-tuclarifier les éléments de votre fonctionnement qui semblent êtreau cœur de cette observation ?

PP : Nous avons effectivement plusieurs statuts de citoyenneté ausein de notre communauté. Nous avons tout d'abord comme danstoutes les communautés celui de visiteur, pour celles et ceux quitestent la vie chez nous. Ensuite, il faut savoir que nous avons fait le

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choix de diminuer nos critères d'adhésion : nous avons décidéd'intégrer des individus tout en considérant qu'ils ne sont pasforcément prêts pour tous les aspects de notre mode de vie. Tousnos membres passent donc par différents stades de citoyenneté. Enpremier, nous devenons des citoyens habitants si nous adhéronssans réserve à tous les principes politiques de la communauté, ilfaut également avoir été évalué compatible avec le niveau decohésion minimum par la commission d'adhésion. Nous préféronsque nos sympathisants nous rejoignent sans attendre de se sentirprêts pour une adaptation complète à nos pratiques démocratiqueset sociales. Toutes les communautés ont compris que l'intégrationau fonctionnement économique d'un collectif est bien plus facile quela pleine adoption du comportement social attendu. La pratique et labonne volonté suffisent généralement à ce qu'un individu trouve saplace dans l'organisation économique collective, mais c'est uneautre histoire en ce qui concerne sa contribution à la qualité socialecommunautaire. Comme partout, nous attendons de tous nosmembres une certaine qualité sociale, c'est ce qui fait la force descommunautés, ce n'est donc qu'une fois qu'un citoyen habitant a faitétat des qualités sociales adéquates qu'il peut devenir citoyensociabilis.

J : J'ai cru comprendre que seuls les citoyens sociabilisparticipent à certaines décisions économiques ou sociales ?

PP : Tout à fait. Nous estimons que ceux qui font preuve d'un certainniveau de sociabilité sont plus aptes à prendre certaines décisions.Nous avons également un statut de citoyen mandaté, ils sont élusau consensus par les citoyens sociabilis et font office de mandatéspolitiques. De fait, ils obtiennent un pouvoir de décision quis'affranchit d'une certaine manière de l'assentiment collectifpermanent. Ce sont eux qui par exemple décident de l’exclusion oudu retrait des différents statuts de citoyen. Ils ont en chargeplusieurs sujets, ainsi que des fonctions de justice et de policelorsque cela est nécessaire.

J : Un citoyen sociabilis peut perdre ce statut et redevenircitoyen habitant ?

PP : Oui, cela arrive lorsqu'une personne n'a pas un comportementà la hauteur de ce que la communauté attend des membres ayantce statut.

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J : C'est une sanction ?

PP : Il ne s'agit pas de punir mais de rester cohérent. Passercitoyen sociabilis n'est pas une récompense, c'est un changement àl'image du savoir-être de la personne. Il est normal qu'une personnesoit l'objet d'un tel retrait si pour une raison ou une autre, par sonaction ou son inaction, elle n'a pas un comportement social d'unequalité suffisante. De la même manière, nous attendons de noscitoyens mandatés qu'ils aient un comportement adéquate, poureux, il doit être irréprochable. Ils font un peu office de « sages »,dans le sens où leur appréciation des situations est souvent perçuecomme la plus en accord avec nos principes. Compte tenu de leurstatut, la moindre faute comportementale est une faute politique quinécessite un retrait, cela arrive parfois. Un citoyen mandaté peutégalement se retirer lui-même son statut s'il sent qu'il n'est pas encondition d'être ce qu'on attend de lui, cela arrive par exemplelorsque la personne rencontre quelques changements pasforcément positifs dans sa vie personnelle, elle peut choisir de semettre en retrait pendant un certain temps. Le statut de citoyenmandaté est loin d'être un privilège, même si c'est une grandesource d'amour-propre et un grand motif de satisfaction personnelle.

J : Ce sont donc ces statuts qui définissent les différentspérimètres démocratiques au sein de la communauté ?

PP : Exactement, cela définit également plusieurs aspects pratiques.Sur la répartition du travail par exemple : plus les individus sontintégrés aux processus décisionnaires et à la gestion de lacommunauté, plus la quantité de travail professionnel qu'ils ont àfournir diminue. C'est d'ailleurs sûrement ce point qui peut paraîtreproblématique pour un observateur pressé : des rangs decitoyenneté successifs, et plus on est « haut », moins on en fait... lacaricature est facile.

J : Ce n'est pas ça du tout ?

PP : Pas du tout. La baisse de la quantité de travail professionnelest largement compensée par un investissement bien supérieurdans la vie politique de la communauté. En réalité, le tempsvraiment libre diminue à mesure que le citoyen obtient les différentsstatuts. Nous observons également le retour d'une certaine« pression sociale », sans compter qu’un citoyen mandaté quirenonce peut vivre la chose d'une manière négative.

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PP : Certains de nos membres refusent même de devenir citoyenssociabilis à part entière, ils deviennent citoyens sociabilisabstenants. Ils ont toutes les qualités nécessaires et sont desacteurs équilibrés de la cohésion au sein de la communauté, maisils ne souhaitent pas s'impliquer plus qu'ils ne le font déjà. Lescitoyens en général sont force de proposition et peuvent participeraux débats publics, certains s'en contentent très bien, même s’ilsn'ont pas leur mot à dire dans l’étape de décision finale.

J : Le système ne peut-il pas permettre à une minorité deprendre une décision impopulaire ?

PP : Sur le papier oui, mais cela n'arrive jamais, même si ce risquedemeure une possibilité. Ce serait une décision qui serait d'ailleursincontestable : ce système démocratique est inscrit dans nosprincipes de base, tout groupe qui s'indignerait d'une décision etréclamerait son annulation par la contestation serait exclu de lacommunauté, ceci à cause du non-respect des principes fondateurs,comme dans toutes les communautés.

J : C'est déjà arrivé ?

PP : Non, les citoyens sociabilis restent nombreux et ont lapossibilité de révoquer les citoyens mandatés.

J : Comment est répartie la citoyenneté aujourd'hui ?

PP : 7 % des membres sont des citoyens habitants, 60 % descitoyens sociabilis abstenants, 30 % des citoyens sociabilis, et enfin3 % des citoyens mandatés. Le tout pour une population d'environquatre mille citoyens adultes.

PP : À noter quand même que nous avons plus d'exclusions que lamoyenne, il faut savoir que le statut de citoyen habitant n'est paspermanent : si le citoyen ne passe pas sociabilis au bout d'uncertain temps, il finit par être exclu s'il ne part pas de lui-même.C’est une règle qui n’est pas très agréable à appliquer, mais c’estune nécessité. Si nous ne pratiquions pas l'exclusion des citoyenshabitants au bout d'un certain temps, ils seraient à la longuemajoritaires et constitueraient un groupe « entre deux eaux ». Cen'est pas ce que nous voulons, d'autres communautés existent aveccette spécificité.

J : C'est l’inconvénient d'un recrutement moins restrictif ?

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PP : Une conséquence logique je pense. Certains citoyenshabitants, qui semblaient pourtant promis à s'impliquer pleinementdans notre communauté, n'ont jamais su renoncer à une partieégocentrée ou « contre-productive » de leur comportement (selonnos critères internes bien sûr). Nous remarquons en revanche quedes personnes qui ne semblaient pas prédisposées à contribuer defaçon active à notre cohésion sociale, sont devenues au bout ducompte des citoyens très investis, voire mandatés. C’est une façonde faire qui a ses défauts, mais nous avons l’impression qu’elledonne à chacun une chance de montrer ses qualités sociales.

J : Et sur le plan démocratique et politique ?

PP : Nous constatons plusieurs avantages à limiter le pouvoirdécisionnel à une certaine partie de la population. Cette organisationallège beaucoup l'exercice de la démocratie : tous les citoyenssociabilis ont validé, entre autres choses, une maîtrise destechniques de communication, un savoir-faire quant à laparticipation aux discussions assembléistes, et l'utilisation desméthodes argumentaires. Les discussions contradictoires sontgénéralement de très bonne qualité, ce qui rend le processus trèsproductif. Les problèmes ne sont pas tous résolus à la premièretentative, mais les sujets avancent. Ensuite, nous évitons la routinedémocratique, nous observons que la population sociabilis serenouvelle en permanence, les abstenants le sont rarement demanière prolongée. Au final, la charge du processus démocratiquene reste jamais très longtemps sur les mêmes épaules, nouspensons que c'est un très bon indicateur de santé démocratique.

J : Est-ce que ce mode de vie est moins collectif qu’un autre ?

PP : Non, nous ne pensons pas que notre société soit moinscollective parce que l'ensemble des citoyens n'est pas mobilisé surcertaines questions.

J : Merci beaucoup pour cet entretien, il éclairera j'en suis sûrle débat à venir...

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À travers la cité intentionnelle collective

Journaliste : Bonjour, je viens pour le reportage, vous êtes monguide ?

Guide : Bonjour, oui c’est moi, vous avez fait bon voyage ?

J : Oui, merci, juste un peu déçu d'avoir manqué mon premiertrain. J'avais prévu de commencer mon reportage par unvoyage sous pavillon « intentionnel et collectif »...

G : Comme votre voyage était offert, vous aviez été affecté à untrajet non capitaliste. Sur les trajets transfrontaliers, les trainsalternent entre la juridiction capitaliste et collective, mais le systèmefait que les citoyens capitalistes ont plus de mal pour réserver unbillet sous notre juridiction, et c’est pratiquement impossible audernier moment.

J : Je me suis résigné à embarquer sur le suivant pour ne pasarriver trop en retard. J'ai dû consentir également à m'offrir unsandwich SNCF, alors que je me réjouissais de pouvoir mangerl’un de ces fameux sandwiches fournis par votre compagnie detransport...

G : De ce point de vue, vous n'avez effectivement pas gagné auchange. Si vous avez faim, il y a un distributeur dans la zoned'attente sur le chemin pour sortir de la gare. J'ai ma carte decitoyen, c'est avec plaisir que je vous l'offrirai.

J : Merci beaucoup, je vous suis...

G : C'est votre première visite chez nous si j'ai bien compris, je vaisvous guider tout au long de votre voyage. N’hésitez pas à me posertoutes les questions qui vous passent par la tête, j’ai l’habitude(sourire)... Nous avons une voiture pour toute la durée de votreséjour, nous irons de cette manière à vos différents rendez-vous. Jepourrai également vous la laisser si vous souhaitez vous baladerseul. Je vous emmène dans un autre quartier pour la nuit, vousrencontrerez demain matin une personne des relations extérieures,vous pourrez discuter avec elle de votre programme.

...

J : Nous sommes en zone capitaliste pour l'instant, c'est ça ?

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G : Oui, la gare est effectivement située en « zone de vie semi-capitaliste ». C'est une zone dans laquelle vivent tous ceux qui n'ontpas le statut de citoyen de la société intentionnelle collective. Cesont des habitants permanents ou de simples visiteurs qui disposentd'un permis de séjour. La zone est en partie marchande, il faut doncde l'argent pour y vivre lorsqu'on n’est pas citoyen.

J : C'est un peu choquant cette distinction. Les non citoyensn'ont pas les mêmes droits que les citoyens ?

G : Non, ils n'ont pas les mêmes droits, en fait nous parlons plutôtde citoyens et de capitalistes dans le langage courant, cela éviteeffectivement le côté péjoratif du « non quelque chose ». Ils sontnon citoyens, comme vous l'êtes, car ils n'ont aucun droit politiquesur ce territoire, à part celui de vivre ici si on les y autorise. La zonereste sous contrôle économique collectif, tous les bâtimentsappartiennent à la société : les logements, bureaux et boutiquessont loués aux capitalistes, ils ne peuvent pas être propriétaires debiens immobiliers, de véhicules ou de certains biens qui pourraientêtre de mauvaise qualité ou polluants, ce qui nuirait de fait à nosobjectifs dans ces domaines. Le marché capitaliste se limite auxautres biens de consommation et au marché du travail.

J : Ils ne sont pas très libres en fait...

G : Ils sont libres de quitter la cité à tout moment, libres de prendreun train pour repasser la frontière et aller vivre au sein d'une sociétécapitaliste pleine et entière... Bizarrement, très peu le font (sourire),et j'ai entendu dire que la liste d’attente était longue pour obtenir unpermis de séjour.

J : Qui sont ceux qui vivent dans cette zone ?

G : Les profils sont plutôt variés, mais l'import-export est à la basede l'activité économique dans la zone. Nous passons des appelsd'offres et nous avons des produits à exporter, il faut donc descapitalistes pour gérer ça. Rares sont les volontaires chez nous àvouloir aller vivre en société marchande pour mener ces opérationsd'import-export, ce sont donc plutôt les capitalistes qui s'installentchez nous. Nous aurions pu fournir nourriture et autres à ces invités,mais la population capitaliste a développé ses propres activités.Historiquement, c'était aussi une zone dans laquelle habitaient ceuxqui n’ont pas voulu adhérer à nos principes politiques.

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J : À la suite des décrets d'autonomie qui ont suivi votre largevictoire à l'élection municipale, c'est ça ?

G : Tout à fait, il ne s'agissait pas d'expulser tous ceux qui n'étaientpas d'accord avec nous, il a donc fallu organiser cette cohabitation.D'ailleurs, c'est aussi dans cette zone que sont logés ceux quiperdent ou renoncent au statut de citoyen.

J : C'est-à-dire ?

G : Pour être citoyen, il faut adhérer pleinement aux principes denotre société intentionnelle collective, et surtout avoir uncomportement en adéquation avec cette adhésion. Dans le cascontraire, la société ne peut tout simplement pas fonctionner. Laqualité d'une société de ce type se mesure à la qualité de sesmembres : une organisation économique et sociale collective nepeut devenir une réalité que si chaque membre est à 100 % enaccord avec les règles et organisations qui en découlent. Quandnous nous répartissons le travail, quand nous nous partageonstoutes les ressources issues de la production et de notre commerceextérieur, nous ne pouvons pas nous permettre de gérer tout çaavec des personnes individualistes... Nous n’avons pas envie demettre en place des mesures de contrôle, ou de quotas, parce quecertains ne peuvent pas s'empêcher de tirer la couverture à eux,prennent plaisir à se battre pour le bout de gras, ou rechignent àfaire leurs heures de travail. Bien que nous soyons évidemmentcondamnés à l'imperfection, nous travaillons et agissons pour que labienveillance et la coopération sincère soient la norme. Nous avonstoutes et tous nos défauts, l'inconstance est dans notre naturehumaine, mais nous limitons énormément les problèmes sociaux ennous assurant que chaque citoyen agit sincèrement dans le sens denos principes politiques.

J : Cela implique donc parfois d'exclure des membres ?

G : C'est plus fréquent qu'on ne le croit. Nous sommes pratiquementdeux cent mille citoyens en comptant la cité et les communespériphériques. Même si toutes et tous ont adhéré à la société à lasuite d'entretiens et de mises en situation, essentiellement pourmontrer les implications de notre mode de vie, il arrive que descomportements portent atteinte à la cohésion et à la sérénitécollective.

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J : Que se passe-t-il dans ce cas ?

G : Une personne des commissions d'harmonie sociale pourra vousl'expliquer mieux que moi, mais pour résumer, il y a un système decritique et de remise en question citoyenne. Toute la difficulté résidedans le fait de pouvoir déterminer si le comportement d'un citoyenpose ou a posé problème, et si cela va au-delà de l'indulgenceinduite par le comportement bienveillant de ses concitoyens.Comme la qualité de nos relations sociales et de noscomportements est primordiale, nous prenons un soin particulier àclarifier et résoudre toute situation de tension sociale. Parfois, il estacté que le témoin a jugé un peu trop rapidement le comportementde l'autre, parfois, il est acté que l'auteur des faits a réellement euune attitude problématique. Dans un cas comme dans l'autre, si unepersonne apparaît de manière répétée, et à sa décharge, dans ceque nous appelons « le livre des remarques citoyennes », elle faitl'objet d'un point comportemental en commission. C'est là qu’uneperte temporaire ou définitive du statut de citoyen peut être décidée,que ce soit à cause de la répétition de jugements erronés, de larépétition de faits problématiques, ou les deux.

J : Que se passe-t-il ensuite ?

G : La personne perd les attributs du statut de citoyen, elle n'a pasd'autre choix que de déménager en zone de vie semi-capitaliste.Elle sort également du système de répartition du travail, ainsi que decelui du partage de la consommation, elle doit donc s'intégrer dansle marché du travail capitaliste.

J : Vous êtes en train de me dire que vous envoyez tous ceuxqui perdent leur statut de citoyen en zone capitaliste ? C'estl'endroit où l’on purge sa peine ?

G : (Rire) Il ne s'agit pas d’une peine, plutôt d'un besoin de formationsociale ou de remise en question personnelle. Une exclusion de lazone collective n’est décidée généralement qu’après plusieurscommissions de remise en question citoyenne. La zone semi-capitaliste peut-être un « purgatoire » pour ceux qui ont eu descomportements problématiques, ceci dit, c'est une situation qui restetrès minoritaire, la majeure partie de la population capitaliste est iciparce que c'est là qu'elle veut être. S’il n’y a pas de consensus lorsd’une remise en question citoyenne, il arrive que la personnechoisisse elle-même de passer en zone semi-capitaliste.

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G : Certains considèrent même cette zone comme une sociétéintentionnelle à part entière (sans le côté collectif). Elle est le lieud’expression d’une certaine forme d'individualisme économique, touten évitant de façon systémique certains excès. Les inégalitésproduites par la propriété immobilière et son accumulationprovoquent la spéculation, les marchands de sommeil, etc. Le faitque tous les gens soient égaux face à la question du logementpermet déjà d'effacer certains privilèges, cela permet de recentrer laconcurrence économique sur les activités productives. Lescapitalistes qui vivent ici viennent rarement dans l'optique de fairefortune, même si certains repartent effectivement avec beaucoupplus d'argent que lorsqu'ils sont arrivés.

J : Au sujet des comportements problématiques, il y a desactes de violence ?

G : Ils sont rares, pratiquement exclusivement liés à la prise d'alcoolou aux passions sentimentales, même s'il nous arrive très rarementd'être confrontés à des situations d'un tout autre niveau. Nous avonsdes sections de sécurité pour ce genre de problème, elles ont parailleurs d'autres fonctions, mais elles sont de toute façonindispensables pour gérer les éventuels désordres dans la zonesemi-capitaliste. Ce grand quartier compte un peu plus de cinq millehabitants non citoyens pour autant de citoyens : la zone regroupe5 % de la population, mais elle représente 99 % des interventions.

J : Ah oui d'accord...

G : Il faut énormément relativiser ces chiffres, notre zone semi-capitaliste reste un havre de paix au regard des statistiques dedélinquance de vos villes.

J : Je veux bien vous croire.

Y

J : Quel est ce véhicule devant nous ? Ce sont bien des armesque je vois ?

G : Oui tout à fait, mais je ne crois pas que ce soit un véhicule desforces de sécurité, plutôt probablement des jeunes qui partent enmanœuvre dans le cadre d’un cursus de formation. Chaque jeunesuit plusieurs formations au moment du passage à l'âge adulte, auxalentours des 18 ans.

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G : L'une d'elles est dédiée aux situations de crise : catastrophenaturelle, problèmes de sécurité, situations de guerre, etc. Ilsapprennent à soigner, à se soigner, à gérer le stress, à organiser leschoses en dehors du cadre d'une société, à survivre, à se battre,etc.

J : Ce qui explique les fusils.

G : Oui. Concernant les armes, il ne s'agira pour eux ici que d'uneinitiation, les formations de défense plus abouties ne sont suiviesqu'après le serment du citoyen.

J : Ces jeunes ne sont pas considérés comme des citoyens ?

G : Non, ils sont simplement enfants de citoyen jusqu'à leur majoritépolitique. Il n'y a ni droit du sol ni droit du sang chez nous, seuls lecomportement et l'adhésion sincère aux principes politiques sontimportants. Nous estimons que la compréhension de ce que celaimplique ne peut être une réalité avant les 18 ans.

J : Ce serment est en quelque sorte un rituel de passage à l'âgeadulte ?

G : Tout à fait, et même plus que ça. Ils doivent être jugés aptes austatut de citoyen s’ils veulent y accéder. A contrario, ils ont le choixd'aller vivre en zone semi-capitaliste à leur initiative. Pour lesapprentis citoyens, si la commission de citoyenneté estime quel'individu n'est pas prêt ou qu'il n’est pas compatible, il peut resterenfant de citoyen pour quelque temps, ou devenir capitaliste (parfoispar défaut). Il peut rester enfant de citoyen si la commission estimeque le problème peut venir d'une crise d'adolescence qui dure unpeu. Nous nous rendons compte parfois que certains ont besoin demettre un pied dans le capitalisme pour prendre conscience duprogrès que constitue notre société. Pour ceux qui prêtent serment,c'est un événement qui restera gravé dans leur mémoire, un ritueld'affirmation politique. Avant que vous ne demandiez, il vous seraimpossible de suivre ou de filmer cet événement, cette cérémoniedoit rester non documentée pour celles et ceux qui seront amenés àla vivre. Personne n'a le droit d'en faire une description, c'estdevenu une tradition pour nous, un élément de notre culture, et uneexpérience personnelle qui ne se partage qu’avec celles et ceux quil’ont vécu.

J : Dommage...

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...

J : Nous sommes sortis de la zone semi-capitaliste ?

G : Oui, comme vous le voyez, il n'y a pas une grande différence.

J : Au niveau de la rue non, mais quelle est la fonction de cestours qui vont bien plus haut que les autres ?

G : Ce sont des bâtiments qui étaient à la base prévus pour être àénergie positive, ils sont considérés aujourd'hui comme de petitescentrales électriques à part entière compte tenu de la quantitéd'énergie produite. Les trois tours forment un système qui permet dedéployer les structures volantes que vous pouvez voir là-bas, nousappelons ça des fermes électriques aériennes. Elles regroupentplusieurs systèmes d’énergie (solaire, éolienne, thermique, etc.),l'énergie est envoyée vers différents types de stockage dans lestours. Nous avons pu stopper notre approvisionnement électriquechez les opérateurs capitalistes depuis un moment déjà, c'était unepriorité à l'époque lorsque cela constituait notre principaledépendance vis-à-vis de l'extérieur. Ces structures utilisent destechnologies que nous voulons continuer à développer, maisl'essentiel de la production énergétique est réalisé dans lescommunes périphériques, c'est là que sont situées les centralessolaires thermiques qui fournissent l'essentiel de notreconsommation. Je suis moi-même technicien dans ces centrales, jepourrai vous faire visiter si vous le souhaitez.

J : Merci, je dois effectivement faire un sujet sur la questionénergétique. Vous êtes technicien ?

G : Oui, en électricité, bientôt également en équipementsthermiques.

J : Vous faites le guide à vos heures perdues ?

G : Pas du tout, vous conduire et répondre à vos questions pendantplusieurs jours est une de mes activités professionnelles. Notreorganisation du travail nous permet de diversifier nos activités sinous le souhaitons, beaucoup le font, cela permet de casser laroutine qui peut s'installer au bout d'un moment lorsqu'on travailletoujours dans le même domaine. Le système encourage égalementles gens à conjuguer une activité manuelle et une autre plusintellectuelle, et à maîtriser un savoir-faire technique.

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J : Vous travaillez combien de temps par semaine ?

G : En ce moment, je travaille environ trente heures par semaine,dont environ quatre heures de besogne. Les besognes sont toutesles tâches que nous ne considérons pas comme des activitésprofessionnelles : des travaux qui ne demandent pas un savoir-faireparticulier, et pour lesquels chacun doit faire sa part. Ça peut être duménage, de l'usine, du travail de force, de la manutention, de lamanipulation sur un chantier ou dans une exploitation agricole, aiderà l'entretien de bâtiments ou d'espaces verts, ou encore une activitéque personne ne souhaite faire en tant qu'activité principale. Tout lemonde s'y colle, c'est un devoir citoyen inscrit dans les principes debase.

G : Certains choisissent parfois d'en faire plus que la quantitéréglementaire, ils peuvent alors convertir ces heures de besognesupplémentaires en heures d'activité avec un coefficient depénibilité, le système est très flexible. L’un de mes amis consacreénormément de temps à la musique, mais ce n'est pas considérécomme une activité professionnelle en dehors de l'enseignement.Grâce à ce principe de conversion, il ne travaille au final qu'unequinzaine d'heures par semaine, il peut s’adonner à la musique toutle reste du temps s’il le souhaite.

J : Ses heures comptent double par rapport aux vôtres...

G : Pas exactement, ses quinze heures de besogne lui permettentde valider le premier palier d'activité, c'est-à-dire vingt-cinq heuresde travail. Chaque citoyen peut choisir un palier d'activité parmi ceuxqui sont ouverts : 25, 30 ou 35 heures. Ce sont ces différents paliersqui déterminent éventuellement des points de consommationsupplémentaires. Ces points peuvent être dépensés pour certainsloisirs, des voyages ou certains biens de consommation rationnés.C'est un système qui permet à ceux qui consomment peu detravailler moins s’ils le souhaitent. De la même manière, ceux quisouhaitent consommer plus que les quotas de base peuvent le fairesans remettre en cause notre système d'équité. Typiquement, sivous voulez voyager plus que la moyenne, ou vous équiper enmatériel très récent régulièrement, il vaut mieux opter pour les 35heures...

J : Ces points sont une somme d'argent à dépenser ?

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G : Pas forcément, cela peut être un achat capitaliste comme unbien que nous produisons en quantités limitées, cela peut être aussipar exemple des vacances dans une communauté au Mexique ouau Sénégal. Nous échangeons et avons des relations avec de plusen plus de sociétés intentionnelles collectives à travers le monde.C'est le SEG : le système d'échange global, il nous permetd'échanger avec d'autres cités sans passer par l'argent. La monnaiecapitaliste n'est plus l'intermédiaire obligatoire pour obtenir ce quenous ne pouvons pas proposer ou produire nous-mêmes. Passerdeux ou trois semaines de vacances à l'étranger est devenu assezcourant chez nous. Même ceux qui optent pour le palier de travailminimum peuvent s'offrir de temps en temps des voyages et desloisirs rationnés, comme des activités demandant plus deressources que les loisirs disponibles sans limite dans la cité et auxalentours. Parfois, nous pourrions même faire en sorte quebeaucoup plus d'entre nous partent pour certaines destinations,mais nous limitons ces voyages pour qu'ils restent des voyagesdépaysants, c’est-à-dire des voyages pendant lesquels nous avonspeu de chances de croiser des dizaines de membres de notre cité.Nous privilégions la qualité à la quantité.

J : Je vois.

G : Nous sommes arrivés, je vous laisse pour ce soir avec lapersonne qui vous attend et va vous accueillir pour la nuit. Jerepasse vous prendre demain matin. Bonne soirée...

J : Merci, à demain...

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La tolérance politique au sein de la Fédération Générale

Journaliste : Bonjour, merci de me recevoir dans votre bureaudu Parlement fédéral.

Mandaté rattaché à l’application du PIPCT : Bonjour, et bienvenue.

J : La Fédération a adopté dernièrement le PIPCT, il entraînedes obligations pratiques et des contrôles plus stricts. Pouvez-vous commencer par rappeler ce qu’est le PIPCT ?

M : Il s’agit de la dernière résolution ajoutée à la Charte de laFédération Générale, elle définit et met en place toutes lesmodalités du Programme d’Information Politique pour laConnaissance et la Tolérance.

J : Pourquoi ce programme ?

M : Il est né des retours d’expériences qui ont suivi les premièresvisites effectuées dans le cadre de la Charte des sociétésintentionnelles. La Fédération Générale regroupe aujourd’hui toutela population vivant en dehors de la juridiction capitaliste classique,quels que soient ses choix politiques. Elle est garante des principesde tolérance, ainsi que du respect des règles et des mécanismesdémographiques et territoriaux : ceux qui assurent l’équilibre etl’équité entre les différentes sociétés ou micro-sociétés. La plupartde celles-ci se réclament des principes de la société intentionnellecollective, il arrive que certaines se déclarent seulementintentionnelles, mais toutes doivent respecter les règles émises parla Fédération, sous peine sinon de retomber sous la juridictioncapitaliste. Le fait est que les commissions de visite ont parfoissoulevé des problèmes de fonctionnement ou d’idéologie par rapportà certains principes de la Charte. Ce programme définit des règlesobligatoires pour que le principe d’information et de tolérance puisseêtre effectif.

J : C’est-à-dire ?

M : Aussi désagréable que puisse être ce constat, nous avons puremarquer que quelques communautés sont imprégnées d’idéespolitiques problématiques. Qu’elles relèvent d’un obscurantismemystique ou religieux, d’idées d’extrême droite ou autres, cescommunautés cultivent de façon systémique les bases d’uneintolérance avec ce qui se passe en dehors de leur juridiction.

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M : Il est très rare que des communautés caractérisées par unautoritarisme, un gourou, des chefs ou des hiérarchies marquéessurvivent très longtemps, mais cela arrive parfois, même si lenombre de leurs membres reste très faible. La Fédération Généralen’a pas vocation à combattre ces communautés, cela serait encontradiction avec ses principes de tolérance politique : chacun doitpouvoir essayer de vivre comme il l’espère, aussi triste que soit sonespoir, tant qu’il respecte la Charte démographique et territoriale,ainsi que la Charte des principes intentionnels. Le principe d’uneliberté permanente de choix politique doit donc être respecté : toutindividu habitant dans une communauté doit avoir accès àl’information nécessaire pour se faire sa propre opinion sur ce quiexiste en dehors. C’est la fonction première de ce programme, elleest particulièrement importante pour les jeunes qui sont nés au seind’une communauté et n’ont rien connu d’autre.

J : Quelles sont les modalités concrètes de ce programme ?

M : Il s’articule autour de trois points. Premièrement, des cours deplusieurs jours sur les tendances politiques, ils doivent êtredispensés à tout le monde. Deuxièmement, la mise en place desséjours de découverte politique pour les membres descommunautés de petite et moyenne taille. Troisièmement, la mise àdisposition au sein de chaque communauté du média commun àtoute la Fédération Générale.

J : Pouvez-vous nous donner quelques précisions ?

M : Les cours sont divisés en deux, une partie est dispensée enprincipe à l’adolescence et structurée autour de l’histoire de laFédération Générale, une autre est donnée à l’âge adulte, elleprésente tout l’éventail politique existant. Ces cours sont donnés ausein d’une antenne locale de la Fédération, ils s’étalent à chaquefois sur une semaine complète. Les séjours de découverte sonteffectués à l’âge adulte, ils sont également obligatoires et durentgénéralement deux semaines. Les sociétés peuvent refuserd’accueillir des extérieurs, mais elles sont obligées d’envoyer leursmembres voir ailleurs ce qui s’y passe. De plus, un écart politiquesignificatif entre la communauté d’habitation et la communauté devisite doit être validé par la Fédération. Concernant le média, quelleque soit sa taille, chaque communauté ou société doit mettre àdisposition de ses membres un moyen d’y accéder sans limite.

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J : C’est un média classique ?

M : Oui, accessible par la télévision et Internet. Il a pour but derendre disponible à tout le monde une mosaïque des différentescultures politiques. Le contenu est composé de programmes fournispar toutes les sociétés. Généralement, les sociétés regroupées ausein d’une fédération politique mutualisent le contenu fourni. Unindividu qui regarde ce média doit pouvoir se faire une idée, mêmeparcellaire, de ce qui existe en dehors de l’environnement politiquedans lequel il vit. C’est un outil du quotidien qui espère pouvoircontribuer à garantir un principe fondamental des sociétésintentionnelles : que chacun puisse choisir dans laquelle il souhaitevivre. On y trouve de tout : des présentations de communautésatypiques, des rituels politiques, des assemblées, des reportages,des documentaires, des programmes à connotation spirituelle, desinterviews, des programmes d’information de différentes sociétés,des programmes capitalistes, etc. Les sociétés y diffusentgénéralement des programmes de qualité qui reflètent les aspectsles plus enviables de leur modèle selon leur point de vue.

J : Pourquoi des programmes capitalistes ?

M : La société capitaliste reste une possibilité de vie offerte à touteset tous, même si elle ne fait pas partie de la Fédération Générale.

J : Un groupe de média capitaliste vient d’annoncer justementqu’il diffusera cette chaîne. Vous avez trouvé un accord aveceux pour cette diffusion ?

M : Pas du tout. Que ce soit le canal de diffusion en direct ou leservice de vidéo à la demande, ce média est gratuit ettechniquement accessible à tout système de diffusion. Ils ont en faitété les premiers à se rendre compte qu’ils avaient la possibilité degagner quelques abonnés avec un nouveau contenu gratuit, ceci enmettant simplement de côté quelques réticences politiques.

M : Comme toujours, le profit dicte les choses en sociétécapitalisteY

J : Merci pour cet entretien et ces explications.

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Histoire alternative

Cinquante années d'uchronie

De la même manière que nous imaginons notre futur ou des réalitésalternatives à notre présent, imaginons ce qu’aurait pu être lepassé. Refaisons le monde et son Histoire avec quelques « si »…

France, 1944. Après avoir adopté en mars un programme commun,le Conseil National de la Résistance prépare sa mise en applicationet la prise du pouvoir politique en France. Lorsque vient laLibération, tous les collaborationnistes disparaissent des radars oufont profil bas. L'ensemble du patronat s'efface politiquement, lesmilices ont disparu, les groupes armés de libération tiennent leterritoire.

Le programme du CNR est très attaché à de profonds changementssociaux. Le rétablissement du suffrage universel, lesnationalisations, les services publics, les retraites et la Sécuritésociale font partie des premières mesures appliquées. Le PartiCommuniste Français prend la première place des élections ennovembre 1946, avec 28,6 % des suffrages.

Pour les combattants espagnols, la libération du sud de la Francen’est qu’une étape vers la libération de l’Espagne. Le mouvementanti-franquiste de l'Union Nationale Espagnole lance une attaquesur toute la frontière pyrénéenne, mais elle échoue devant lesimportants moyens déployés pour contrer son offensive. Les forcesanti-franquistes se replient dans les derniers villages montagnardsavant la frontière, hors de portée des blindés. L'UNE maintient sarésistance sur le territoire montagneux espagnol grâce à des lignesd’approvisionnements venues de France. La répression s'intensifieen Catalogne, des groupes armés libertaires prennent le maquispour résister aux milices.

En URSS, la volonté du Parti bolchevique d'avoir une mainmisecomplète sur les états satellites attise les tensions. Les purgesrécurrentes commanditées par Staline font naître une contre-propagande jusque dans les grandes villes : des tracts dénonçantles crimes du pouvoir sont affichés jusque sur la Place Rouge.

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Une résistance parvient à s’organiser face à la répression. Danscertaines villes de moyenne importance, des dirigeants locaux duParti et des policiers sont abattus par des groupes de vétérans del'Armée rouge. L'autoritarisme répressif du Parti ne passe plusauprès d'une grande partie du peuple, des mouvements d'oppositionstructurés se réclamant de l'anarchisme et du communismepopulaire appellent à la fin du Parti unique.

Le 1er janvier 1947 à l'aube, une cinquantaine d'hommes lourdementarmés attaquent la résidence de campagne de Staline, le dictateurest capturé et exécuté. Un groupe baptisé « les enfants deKronstadt » revendique l'exécution. À Moscou, des tracts appellent àla résistance, à la désertion et à l'union de toutes les mouvancespolitiques socialistes pour sauver la révolution communiste.

Les dignitaires du Parti bolchevique s’entre-déchirent pour lasuccession de Staline. Les rivalités apparaissent au grand jourlorsque la parole officielle du Parti fluctue dans les journaux depropagande, ceci au gré des prises de contrôle de ceux-ci par tel outel prétendant. En province, la résistance se structure loin de l’œil deMoscou. Les fidèles du régime et artisans des répressions localessubissent la résistance croissante des mouvements démocratiques.Certaines petites localités règlent leurs comptes avec lesreprésentants du régime sans que celui-ci ne s’en rende compte.

En mars 1947, les chefs de la police secrète imposent unsuccesseur à Staline. Pour garder le contrôle de l'armée, desgénéraux fidèles sont nommés aux plus hautes instances, mais il estdéjà trop tard. Les troupes d'infanterie de marine rejettent lesdirectives du nouveau commandement, elles refusent de rétablirl'ordre dans des localités opposées au Parti. Les défections semultiplient.

Alors que les officiers supérieurs de l'Armée rouge deviennent descibles politiques à mesure qu'ils choisissent leur camp, leMouvement Socialiste Communiste et Démocratique tient sapremière assemblée. Les forces staliniennes verrouillent la régionde Moscou, tandis que les forces du MSCD tiennent les provinces etse regroupent à Léningrad. Les états satellites du bloc soviétiquerallient les uns après les autres le MSCD, pourtant, les forcesdémocratiques renoncent à marcher sur Moscou, elles refusent unbain de sang au lendemain d'une guerre contre le fascisme.

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Considérant ce refus de combattre comme un aveu de faiblesse, etdevant la multiplication des actes de sabotage, ainsi que desassassinats touchant à présent les forces de la police politique aucœur même de Moscou, le régime stalinien ordonne l'offensive àses troupes restées loyales. C'est un échec complet, les colonnesbolcheviques subissent des désertions, et l'élan de l'offensive estbrisé aux abords de Léningrad. Le contingent stalinien dépose lesarmes après seulement une journée de combat.

Le 8 mai 1947, deux ans jour pour jour après la capitulation del'Allemagne nazie, la coalition anti-stalinienne entre dans Moscousous les acclamations de la foule. Le MSCD tient son premier sovietsuprême au Kremlin : la Fédération Communiste de Russie estcréée par déclaration du 10 mai, elle garantit à toutes les tendancespolitiques s'inscrivant dans un projet socialiste, communiste etdémocratique, le droit de presse et de mise en pratique de leursprincipes politiques sur le territoire soviétique.

En France, la situation économique tarde à s'améliorer. Letripartisme (PCF, MRP et SFIO) est dans une impasse. Devantl'opposition des ministres communistes à sa politique économique,le président du Conseil les renvoie du gouvernement. Les syndicatset le PCF en pleine reconstruction post-stalinisme appellent à lagrève générale. Les grèves ouvrières se radicalisent et trouvent unécho dans le jeune mouvement de protestation contre la guerred'Indochine. L'Union des gauches appelle à la démission dugouvernement, celui-ci continue de s'opposer aux revendicationsouvrières tout en continuant une guerre coloniale. Sur l'avis dugénéral de Gaulle qui a démissionné en 1946, l'armée refuse d'êtredéployée pour réprimer les luttes sociales. Les gouvernements sesuccèdent sur fond de crise politique permanente.

L'année 1947 voit le pays s'enfoncer dans la paralysie, le MRP et lePCF sont à couteaux tirés, la SFIO en voie d'implosion. Lesaffrontements avec la police se multiplient, les opposants augouvernement s'arment en réponse à la violence des compagniesde CRS envoyées pour les déloger. Deux ans après sanationalisation, une grève démarre à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt. Des milliers d'ouvriers rejettent la gestion de l'État, lesgrévistes refusent de céder aux propositions d'augmentationssalariales. Les syndicats libertaires qui ont contribué à lancer lagrève en appellent à l'expropriation autogestionnaire, cette nouvelle

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revendication se diffuse dans de nombreux mouvements grévistes àtravers tout le pays.

Jeunesse et classe ouvrière descendent dans la rue par centainesde milliers chaque semaine à partir de septembre 1947. Des dérivesautoritaires sapent l'image d'une CGT qui voit partir ses adhérentsen nombre, la Fédération des Syndicats Autogestionnaires devientle premier syndicat de France six mois seulement après sa création.Il compte trois millions d'adhérents : étudiants, chômeurs, employés,ouvriers et fonctionnaires.

Après deux mois de luttes et de blocages qui verront la mort degrévistes et de policiers, le gouvernement accepte enfin de négocieravec la FSA. Pour appeler à cesser la grève générale et lesblocages, elle réclame la création d'un ministère de l'autogestion etla mise en autogestion immédiate, avec l’assistance de ce nouveauministère, d'une dizaine des entreprises nationalisées par de Gaulleà la libération. Le gouvernement démissionne, les Françaiss'affrontent sur les points de blocage qui cristallisent cette fractureentre la France anti et pro-autogestion, les violences sontquotidiennes.

La FSA annonce fin 1947 qu'elle luttera jusqu'à bout pour quel'expérience autogestionnaire puisse exister en France : « L'année1948 commencera par l'acceptation de l'autogestion par legouvernement de gré ou de force, si celui-ci réprime le désird'autogestion de millions de Français, la FSA ne pourra lui répondreque par l'insurrection ».

Pour éviter une guerre civile, le premier président de la IVeRépublique récemment élu accepte la formation d'un gouvernementde « paix nationale ». Il inclut un ministère de l'autogestion auxmains de la FSA, et adopte la mise en autogestion du constructeurautomobile Renault, du Crédit Lyonnais, et de quelques sociétésd'assurance. La FSA appelle à la levée des blocages, elle demandeaux ouvriers de renoncer pour l’instant aux revendicationsautogestionnaires dans les autres entreprises. Pour certains, lapilule est amère, mais le comité de la FSA affirme, à l'unanimité deses représentants locaux, que le retour au calme et la réussite desexpériences autogestionnaires seront le meilleur argument àapporter aux Français opposés à cette idée politique émancipatrice.

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La base militante reprend le pouvoir lors du congrès du PCF de1948, le parti devient de fait l'organe politique d’une FSA qui compteà présent plus de 5 millions de membres. Les usines Renaultautogérées deviennent l'objet de toutes les attentions, autant chezleurs soutiens que chez leurs détracteurs.

Plus de cinquante délégations du monde entier sont présentes auKomintern de janvier 1949, il inaugure la IVe Internationalecommuniste. La Fédération Communiste de Russie présente sesdifférents courants politiques internes.

La République Léniniste, la Confédération Marxiste et la FédérationLibertaire exposent leurs structures politiques et les choixéconomiques et sociaux mis en place dans leurs territoiresrespectifs. Le comité de la Fédération Communiste de Russieprésente les structures régissant la zone capitaliste biélorusse, lesmécanismes mis en place pour faire évoluer les frontièresterritoriales au prorata de la population de chaque tendancepolitique, ainsi que la contribution des différentes sociétés auxinstitutions communes de la FCR : Armée rouge, infrastructuresnationales, recherche scientifique, relations diplomatiques et projetscommuns.

En Chine, Mao Zedong proclame le 1er octobre 1949 la Républiquepopulaire de Chine, la guerre civile prend fin.

Aux États-Unis, une période de « chasse aux sorcières » anti-communiste débute : le maccarthysme. Une forte augmentation desdépenses militaires coïncide avec le début de la guerre de Corée en1950, elle devient le premier conflit de la guerre froide. Il oppose unecoalition de l'ONU menée par les États-Unis pour venir en aide à laCorée du Sud, et une coalition communiste menée par la Chine pourvenir en aide à la Corée du Nord. La FCR fournit un soutien matérielaux forces communistes. La France se retire d'Indochine.

Après un million et demi de morts, la guerre de Corée se termine parun cessez-le-feu en 1953. Le pacte de non-agression restaure lafrontière au niveau du 38e parallèle, la même qu'au début du conflit.De nombreuses voix s'élèvent dans le monde entier contre cetteboucherie inutile.

En 1955, les États-Unis soutiennent le régime du Sud Viêt Nam,officialisé par des élections truquées. Les Américains et le Sud Viêt

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Nam refusent les élections annoncées pour 1956 par les accords deGenève - des accords qui prévoient la réunification du pays. Leprésident Eisenhower redoute que 80 % des Vietnamiens ne votentpour Hô Chi Minh et sa nouvelle société socialiste.

En France, les partis de gauche remettent en question l'adhésion auplan Marshall. Les entreprises autogérées se multiplient, le réseauRenault est un succès qui contrarie l'industrie automobile capitaliste.Soutenue par le gouvernement américain, l’entreprise Ford relanceses activités automobiles dans le pays pour tenter de contrecarrer lemodèle autogestionnaire. La chambre syndicale des constructeursautomobiles européens considère que le statut autogestionnaires'apparente à de la concurrence déloyale. Il réclame leplafonnement des salaires et l'interdiction des avantages en naturedans le secteur automobile, ceci pour enrayer la baisse des margeset des profits qui menace l'actionnariat et préfigure le risque d'unmonopole autogestionnaire.

Fin 1956, les Forces Communistes Libertaires Espagnoles mènentdes opérations de guérilla jusqu'à Saragosse, les forces franquistessont en territoire ennemi à Barcelone et à Bilbao. Soutenuesmatériellement par la Fédération Communiste Russe, des brigadesinternationales se forment avec pour intention de mettre un terme audernier État fasciste d’Europe.

En 1957, la FCR envoie le premier satellite Spoutnik en orbite, c'estle début de la course à l'espace entre Russes et Américains. Le 13septembre 1959, le module russe Luna-2 est la première sonde àatteindre la Lune. Le 7 octobre de la même année, la sonde Luna-3transmet les premières photos de sa face cachée.

En 1959, le Komintern condamne à la quasi-unanimité la situationen République populaire de Chine. Le régime est qualifié de pouvoirdespotique, refusant de prendre les mesures permettant desatisfaire les besoins élémentaires du peuple chinois. Le Partimaoïste refuse l'envoi de délégations du Komintern sur place.

En Russie, la République Léniniste s'apparente sur de nombreuxaspects à un capitalisme d'État, sa population est en constantediminution face aux réussites économiques et sociales de laConfédération Marxiste et de la Fédération Libertaire. En 1960, lecomité de la FCR entérine la dissolution de la République Léninisteau sein de la Confédération Marxiste.

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À partir de 1961, la Fédération Communiste Russe et les États-Unisenvoient leurs premiers astronautes dans l'espace. Le présidentaméricain Kennedy affirme que les États-Unis enverront un hommesur la Lune avant la fin de décennie.

En Chine, la toute jeune Garde rouge écarte Mao Zedong etl'ensemble de ses rivaux. Le pouvoir est décentralisé dans lesrégions, l'autogestion permet d'éviter une nouvelle famine.

En 1962, la biologiste américaine Rachel Carson publie le livre« Printemps silencieux », il fait éclater le scandale du DDT : unpesticide cancérigène et reprotoxique. Plusieurs enquêtesparaissent dans la presse pour dénoncer la corruption des pouvoirspolitiques par l'industrie chimique. Le succès du livre est mondial,l'administration américaine interdit le DDT et plusieurs autrespesticides, les mouvements écologistes se multiplient.

Une guerre totale débute en Espagne en janvier 1963. Elle opposeles Forces Communistes Espagnoles et l'Armée NationalisteFranquiste. Les FCE prennent rapidement le contrôle des régions del'Est de l'Espagne, mais l'offensive est stoppée aux portes de Madriden septembre. Soutenus par des brigades internationales etapprovisionnés en matériel par la FCR, les communistes repoussentles contre-attaques franquistes et maintiennent la pression sur lacapitale. Le début de l’année 1964 est le théâtre des premiersmouvements de populations. Les franquistes et pro-capitalistesquittent Barcelone pour rejoindre la zone franquiste, alors que lespro-communistes rejoignent les régions de l'Est. Une crise politiquesecoue la France au sein du gouvernement, ceci après que Renaultait envoyé des véhicules blindés aux forces communistesespagnoles en réponse aux envois de matériel américain à Franco.

À l'été 1964, les États-Unis déclenchent les incidents du golfe duTonkin, ils permettent au président américain Johnson de justifierl'engagement officiel des États-Unis dans la guerre du Viêt Nam.Début 1965, l'armée américaine initie des bombardements massifset recourt au napalm, les premiers combats terrestres avec l'arméedu Nord Viêt Nam ont lieu à la fin de l'année.

En juillet 1965, Franco meurt dans une attaque communiste.L'Ouest de l'Espagne devient une monarchie républicaine sousl'autorité du roi d'Espagne. La guerre civile prend fin en septembreavec les accords de Bilbao et l'ouverture de négociations de paix.

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Plus de 500.000 soldats américains sont engagés dans la guerre duViêtnam en 1967. En avril, plus de 100.000 personnes défilent àNew York contre la guerre, en octobre, 300.000 manifestantsmarchent devant le Pentagone. Des voix de tous bords politiquess'élèvent pour critiquer le soutien au gouvernement fantoche deSaïgon. Une offensive générale des forces communistes estrepoussée en 1968 par l’armée américaine, mais c’est une défaitedans l'opinion publique et la fin des espoirs d'une victoire finale pourles Américains.

En janvier 1969, la conférence de Paris s’ouvre à l'initiative duprésident des États-Unis. Le Komintern appelle à considérer le faitque le Parti communiste vietnamien remporterait les élections sielles avaient lieu. La victoire militaire des forces communistes nefaisant maintenant plus aucun doute, il propose un traité de paixavec la préservation d'un État capitaliste d’une superficie divisée pardeux : au prorata des estimations les plus avantageuses quant à lapopulation pro-capitaliste. Un traité est signé le 3 mars 1969, ilprévoit des élections démocratiques au sud sans la participation duParti communiste. Les États-Unis garantissent la fin des hostilités ducôté du gouvernement sud-vietnamien. La République populaire deChine et la Fédération Communiste de Russie garantissent la fin del'offensive communiste sur tout le territoire. C'est la fin de la guerredu Viêt Nam.

Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour l'Humanité. Le 21juillet 1969, Neil Armstrong est le premier homme à marcher sur laLune, les États-Unis gagnent cette manche de la course spatiale.Après l'échec de ses projets lunaires, le Soviet Spatial Russe lancele développement d'un programme de stations orbitales. Le 19 avril1971, Saliout-1 est lancée par les Russes, elle devient la premièrestation occupée par un équipage humain à être mise en orbite.

L’agence de protection de l'environnement des États-Unis estfondée en 1970, et le jour de la Terre est institué. En 1972, le clubde Rome publie un rapport scientifique sur les limites de lacroissance économique. Le choc pétrolier de 1973 provoque lespremières pénuries de carburant aux États-Unis. En France, leréseau Renault représente 70 % du marché automobile, il se doted'une commission d'innovation technologique destinée à penser lefutur de la voiture et du transport.

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Les États-Unis lancent en 1973 leur station orbitale baptisée Skylab.Le 18 juillet 1975, la première grande coopération spatiale entre lesUSA et la FCR aboutit à une poignée de main historique dansl’espace. L’astronaute Thomas Stafford et le cosmonaute AlexisLeonov se rejoignent quand le vaisseau américain Apollo et levaisseau russe Soyouz se rencontrent dans l’espace, la réussite estautant technique que politique. Un nouveau programme russedébute en 1976 pour la construction de la station spatiale Mir.

En 1978, le club de Rome remanié publie un nouveau rapportscientifique sur la situation mondiale. Cette étude compare un grandnombre de données, de facteurs et de statistiques concernant lapopulation des pays les plus développés. La qualité et la quantitédes biens et services accessibles, le niveau de consommation et deconfort, les taux de productivité, les durées moyennes de temps detravail et les données sanitaires figurent parmi toutes les donnéesindexées. Pour préserver la neutralité politique du rapport, lesconclusions des rédacteurs sont retirées de la version publiée, maiselle provoque une levée de boucliers des gouvernementscapitalistes à travers le monde.

Le rapport semble indirectement plébisciter le mode de viecommuniste. En prenant en compte les bornes les plus défavorablesdes données en territoires communistes, et les bornes les plusfavorables des statistiques en zones capitalistes, il apparaît que lescitoyens communistes ont un niveau de vie moyen supérieur auxcitoyens capitalistes. Les communistes travaillent moins, sont enmeilleure santé, et vivent dans un environnement de qualitésupérieure. Les attaques virulentes des leaders du mondecapitaliste contre le rapport assurent sa diffusion médiatique, ilprovoque une certaine remise en question idéologique au sein de laclasse ouvrière capitaliste.

En 1979, les retards sur le programme américain de navette spatialeempêchent la maintenance et la remontée en orbite de Skylab, cequi provoque sa destruction. En février 1980, le Soviet SpatialRusse annonce l'évolution du programme Mir prévu à l'origine pourla construction d'une station orbitale : les éléments assemblés enorbite auront pour objectif de construire un vaisseau interplanétaire.Le Komintern annonce le doublement des ressources allouées à sonprogramme spatial, il appelle à la formation d'un consortium spatialmondial regroupant les moyens américains, européens et russes.

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En novembre 1980, après de longues négociations, le présidentaméricain Jimmy Carter décide d'y associer la NASA et sonprogramme de navette spatiale.

Le 1er juillet 1981 en France, la loi de liberté politique officialise lestatut de territoire communiste détaché, elle permet à chaquecommune où évolue une population démonétisée de ne plus êtresoumise à certaines lois économiques et à certains impôtsnationaux et régionaux. Elle prévoit le transfert des propriétésfoncières et des infrastructures aux institutions politiques desterritoires. Elle instaure également le statut de citoyen communistecomme nouvelle situation administrative légale. Ce statut modulecertains droits et devoirs du citoyen français, il peut être librementchoisi par les habitants des territoires communistes détachés.

En 1982, les équipes internationales du Consortium Spatial Mondialfont abstraction des clivages politiques pour définir une feuille deroute. Dès 1983, les nouvelles navettes spatiales américaines sontopérationnelles, les plans techniques initiaux ont été repensés sansles compromis techniques retenus précédemment pour des raisonsbudgétaires. Le Soviet Spatial finalise la production des éléments duvaisseau Mir, différentes versions cargo automatisées de la navettesont conçues par l'Agence Spatiale Européenne.

Plus de cinquante lancements sont nécessaires entre 1983 et 1987pour acheminer en orbite les 700 tonnes du vaisseau. L'assemblagedébute autour des ports d'amarrage de Saliout-6, puis s'accélèreautour des ports d'amarrage du futur vaisseau interplanétaire. Le 2février 1985, les premiers systèmes de Mir sont activés et lespremières sections pressurisées. Au plus fort des opérations, dixspationautes travaillent aux dernières étapes de mise en étatopérationnel. Aussitôt achevé, le vaisseau procède à son premieraller-retour Terre-Lune en mai 1987 : il déploie en orbite deuxsatellites d'observation et de communication, et largue deux robotsd'analyse et de prélèvement. Le 7 juillet 1987, une seconde missionlargue du matériel sur le site de la future base lunaire.

Le 26 juillet, le vaisseau Mir est de retour en orbite lunaire pourlancer ses trois appareils de transport surface orbite. Septspationautes descendent à la surface pour construire les premièressections pressurisées de la base lunaire. Le 28 août, une interviewde deux spationautes de l'équipe est diffusée en direct et dans le

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monde entier. Ils répondent sans leurs scaphandres aux questionsdes journalistes depuis la lune, l'interview fait sensation... Un desscientifiques de la mission confirme en direct la découverted'importantes quantités d'hélium 3 sur la Lune, un gaz léger très raresur Terre qui possède un potentiel énergétique considérable. Fort dece succès qui valide vingt-cinq années de recherches spatiales et decoopération internationale, le Consortium Spatial Mondial lanceofficiellement le projet d'exploration et de colonisation martienne.

En septembre 1987, les premières différences significatives deplanification apparaissent entre la Confédération Marxiste et laFédération Libertaire. La baisse des tensions internationalesentraîne une baisse des besoins de production militaire, les plansquinquennaux d'infrastructure s'achèvent en ayant anticipé lesbesoins de la décennie à venir. La Fédération Libertaire opère unréaménagement économique d’envergure : l'assemblée desmandatés adopte une durée référence pour la semaine de travail àvingt-six heures, contre trente-deux précédemment, avec uneaugmentation de la majeure partie des coefficients de pénibilité.

En France, les territoires communistes détachés représentent 23 %de la superficie du pays fin 1987. Presque dix millions de Françaisvivent dans des zones économiques autonomes, une grande partiedu réseau Renault se situe dans ces zones, neuf millions d’habitantsont choisi d'adopter le statut de citoyen communiste. Toujours plusde territoires passent d'un fonctionnement coopératif à unecollectivisation quasi complète de l'économie.

Face à l'augmentation du nombre de Français souhaitant adopter lemode de vie collectif, le Parti Communiste appelle à de nouvellesmesures pour permettre l'expropriation des propriétés capitalistes enminorité géographique, elle doit débloquer le passage de grandeszones urbaines en territoire communiste détaché. Les comités deces territoires sont confrontés aux premiers cas d'expulsion pourincompatibilité politique, ils sont à mettre en lien majoritairementavec des citoyens français rejoignant les zones communistes parintérêt économique plutôt que par désir politique. Certains comitésde gouvernance ou assemblées de mandatés doivent mettre enplace des listes d'attente pour éviter la surpopulation. La droitefrançaise parvient à faire voter les premières mesures deprotectionnisme intérieur à l'encontre des biens produits en zonescommunistes.

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La situation française et sa cohabitation politique si particulière sontau centre des discussions du Komintern de janvier 1988.

Pour la première fois dans l'histoire des États-Unis, le congrès voitsiéger les premiers représentants du Parti communiste américain.De très nombreuses communautés intentionnelles collectivesapparaissent sur le territoire américain à la fin des années 80.

En février 1989, le projet Discover est lancé : il consiste à construireun vaisseau de 3.000 tonnes capable d'emporter vingt-cinqmembres d'équipage vers Mars en 120 jours de voyage. La NASAannonce ne pas pouvoir suivre le calendrier proposé pour desraisons financières. Pour ne pas remettre en cause les promessesfiscales de son candidat à la présidence, la majorité républicaine aucongrès refuse de voter le budget associé à la production de la 3egénération de navettes spatiales. Une partie des équipes deconception de la NASA démissionne pour intégrer le site français del'Agence Spatiale Européenne.

En France, l'année 1989 est marquée par une grande instabilitépolitique en zone capitaliste. Les modèles économiques capitalistesne tiennent plus face aux modèles autogérés et déprofitabilisés.Confronté à des conditions salariales qui amputent significativementles profits, le patronat projette une quantité importante dedélocalisations. Les déménagements de machines industrielles oud'unités de production figurent régulièrement à la une des médias.Le cas Whirlpool-Philips cristallise les tensions, un plan dedélocalisation massive fuite dans la presse le 13 octobre, il prévoit ledéménagement d'une grande partie des usines d’Europe de l'Ouest,et le licenciement de 12.000 salariés.

Les salariés se mettent en grève sur l'ensemble des sites françaisde la multinationale. Le 18 octobre, la direction confirme le projet dedélocalisation, elle invite les salariés à reprendre le travail contrel'ouverture de négociations sur les primes de licenciement. Lessyndicats bloquent les entrées des sites de production, les premiersincidents ont lieu dans la soirée du 26 octobre sur le site d'Amiens.Une société privée de sécurité force le piquet de grève pourreprendre le contrôle de l'entrée du site, elle escorte une importanteéquipe technique qui commence le démontage de la chaîne deproduction. Quinze camions arrivent pour charger le matériel, maisles salariés expulsés de l'usine ont alerté leurs collègues grévistes,

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ils reviennent sur le site pour empêcher la fin du démontage et lechargement. La police arrive sur place pour mettre fin auxaffrontements qui font plusieurs blessés. Une compagnie de CRSest dépêchée sur place face à l'arrivée sur site d'une foule soutenantles grévistes. Les salariés ne peuvent pas empêcher le démontageet le chargement des machines dans les camions, mais ils bloquenttoute sortie possible pour les véhicules.

Le 28 octobre, la direction de Whirlpool-Philips demande le respectdu droit et de la propriété privée, elle invite l'État à faire évacuer lebarrage des opposants au déménagement de l'usine. Une nouvelletentative de passage en force échoue face à la détermination desouvriers et de leurs soutiens. Tous les accès au site sont sabotés le30 octobre, ils sont rendus impraticables pour les poids lourds sansdes travaux de terrassement. Le secteur de l'usine d'Amiens prenddes allures de champ de bataille. Une foule importante se relaie nuitet jour pour empêcher les opérations qui permettraient auxmachines de quitter le site. Certains grévistes appellent à marchersur le dispositif mis en place par les compagnies de CRS. Le préfetordonne le déploiement d'un mur anti-émeute tout autour de l'usine,pour empêcher que la foule ne s'empare du site de production.

Les photos de cette usine en état de siège font le tour du monde. Le« Mur de la honte » fait la une des médias et déclenche de vivespolémiques, il devient le symbole de l'opposition entre la société duprofit et ses opposants. Le 9 novembre 1989 au petit matin, unegrande manifestation encercle le site, les porte-paroles dumouvement annoncent qu'elle va marcher sur l'usine. Les CRSinondent le périmètre de gaz lacrymogène, le préfet annonce que« l'état de droit » sera respecté coûte que coûte. Le mouvement desopposants est bien organisé, les renforts de CRS sont harcelés etimmobilisés à bonne distance par de petits groupes decontestataires et de saboteurs. Sur le site, les tirs de gomme cognefont leurs premiers blessés dans la foule, les premiers projectilessont jetés sur les CRS. La détermination du rassemblement et sonorganisation font craindre aux autorités la perte du contrôle de lasituation. Vers 15h, les CRS assiégés sont à court de gazlacrymogène et d'eau pour leurs canons à eau, les renforts sonttoujours dans l'impossibilité de rejoindre le site. À 16h, desopposants bien équipés parviennent au contact du mur pour ycrocheter des chaînes, des véhicules tirent aussitôt et ouvrent une

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brèche dans l'alignement des murs anti-émeute. Les affrontementssont violents, les CRS sont en difficulté. À 17h, face aux prémicesd'une bataille rangée, le ministre de l'Intérieur ordonne le retrait desCRS, ils évacuent à pied en abandonnant leur matériel. Le 9novembre 1989 en fin d'après-midi, une foule victorieuse fait tomberle « Mur de la honte »...

En juillet 1990, la guerre du Golfe persique voit les Kurdes et leschiites se soulever contre la dictature de Saddam Hussein en Irak.Visées par des bombardements de la FCR et des États-Unis, lesforces irakiennes majoritairement rassemblées à la frontièrekoweïtienne subissent de lourdes pertes. Le 21 août 1990, la mortde Saddam Hussein et des chefs du parti Baas provoque l'implosiondu régime irakien. L'Irak devient la fédération des États irakiens,regroupant les nouveaux États autonomes kurdes, sunnites etchiites. Une force internationale est déployée à Bagdad le temps dela transition démocratique. En 1991, les différents États tombentd'accord sur la répartition de la manne pétrolière. Afin de pacifier larégion à long terme en effaçant les tensions post-coloniales, l'ONUimpose au Koweït des mesures de compensations historiques. Ellesconcernent les préjudices consécutifs à l'établissement arbitrairedes frontières koweïtiennes du temps de l'Empire britannique. LeKoweït se voit imposer la cession aux États irakiens d'un accès plusimportant à la mer, ainsi que l'échange multilatéral de participationsentre les sociétés pétrolières koweïtiennes et irakiennes.

En 1992, les avancées du Consortium Spatial Mondial retiennentl'attention du monde entier. Le Soviet Spatial achève la constructiondes éléments du vaisseau Discover en juin. Des multinationalesaméricaines ont cofinancé la NASA pour ne pas subir de retardtechnologique par rapport aux industries russes et européennes, lespremières navettes de nouvelle génération sont opérationnelles enjuillet 1992. Les modules cargo automatisés de l'Agence SpatialeEuropéenne ouvrent le bal d'une série inédite de décollagesspatiaux. L'ampleur de la tâche est immense, un énorme chantiernaval prend forme en orbite au fur et à mesure des lancements. Lesimages des opérations d'assemblage font la une des médias, lebalai des navettes et des cargos en suspension dans l'espaceprovoque l'émerveillement des téléspectateurs. L'imposant vaisseauDiscover prend forme au fil des mois de construction.

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La fin de l'année 1992 est rythmée par des incidents techniques quiforment un feuilleton mondial quotidien. De nombreux reportagestraitent de l'envers du décor au sein des équipes au sol et en orbite.Forts des succès d'audience dans leurs pays d'origine, ils sonttraduits dans de nombreuses langues et diffusés dans le mondeentier.

La tension est palpable à l'approche de la phase finale qui prévoitl'allumage des moteurs du vaisseau. L'opération est reportéeplusieurs fois, mais le 24 décembre 1992 en direct sur lestélévisions du monde entier, l'équipage allume le premier des troismoteurs pour prendre le cap de l'orbite lunaire.

En janvier 1993, Discover s'aventure à 3 millions de kilomètres de laTerre, soit 5 % de la distance jusqu'à Mars. Une douzaine de cargosautomatisés chargés de matériel, de carburant et de vivres sontlancés vers l'orbite martienne. Le vaisseau Mir est équipé d'unenouvelle propulsion qui lui permettra de suivre et d'assister Discoveren cas de problème. Mir et Discover sont parés au voyage le 4 mars1993, une cérémonie diffusée dans le monde entier inaugure leurdépart et l'ère de la colonisation martienne. Pour la première foisdans l'histoire de l’espèce humaine, le tout nouvel hymne del'Humanité est chanté dans toutes les langues en même temps.

L'expédition gagne l'orbite martienne le 14 juillet 1993. Le sited'installation est identifié, l'équipage de Discover reprend le contrôledes cargos qui gravitent en orbite pour programmer leuratterrissage. Les véhicules sont largués à leur tour, les spationautesse préparent pour le moment tant attendu. Les modulesd'atterrissage sont parés au lancement, l’opération commence.

Quelques milliards de téléspectateurs retiennent leurs souffles...

Le 21 juillet 1993 à 13h26 GMT, pour la première fois dans l’Histoirede l’Humanité, un être humain pose le pied sur Mars !

Cette histoire aurait pu être notre HistoireS

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Les premiers jours

Une autre petite histoire, mais cette fois de la manière la plusutopique et la moins réaliste qui soit...

Ça y est, enfin nous y sommes. Après des millénaires dedominations religieuses, autoritaires, étatiques, matérialistes etpatriarcales, une partie de l'Humanité est enfin libre. Sans aucundoute possible le reste suivra. Maintenant que le peuple de ce paysqu'on appelait encore il y a quelques semaines « la France » s'estaffranchi et a prouvé par l'action que les utopistes avaient toutsimplement raison, qui voudra encore vivre sous l'ancien système ?C'est une nouvelle civilisation qui émerge des folies de laprécédente. Dans les esprits encore déstabilisés par tous ceschangements, les anciens dogmes s'effacent peu à peu. Des motsdisparaissent déjà du langage : profit, chômage, vendre et achetercommencent leur chemin vers l'oubli.

Qui aurait pu imaginer à quel point tout cela serait si facile ? Aulendemain des semaines de révolution sociale qui virent émergercette multitude de territoires autonomes - ceux qui forment à présentla Fédération - des millions de Français étaient restés désorientésavant que la nouvelle économie ne se mette en place. Ils avaient étéemployés de banque, financiers, commerciaux, vendeurs, agentsd'assurance, publicitaires, managers, caissiers de supermarché,agents immobiliers, fonctionnaires des impôts, ouvriers desfabriques de gadgets inutiles et jetables, ouvriers des imprimeries depublicité, ouvriers des usines qui ne produisaient rien de ce dont lasociété avait vraiment besoin... Par le jeu des dépendancesd'activité et des emplois indirects, et parce que la nouvelle économies'adaptait à présent aux besoins réels du peuple, les trois quarts dela population s'étaient retrouvés sans activité utile pour la société.Certains, encore trop fébriles pour s'extirper des comportements depeur et se rendre compte qu'ils étaient maintenant libres, avaientcontemplé avec effroi l'arrêt du monstre consumériste.

Et puis, libérés de leurs activités qui n'avaient de sens que celui defaire tourner l'ineptie capitaliste, plusieurs centaines de milliersd'individus avaient alors rejoint le secteur agricole, quelquescentaines de milliers les services de santé, et d'autres centaines demilliers les services de l'éducation, pour ne citer qu'eux...

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Partout, cette économie au service de l'être humain façonne lasociété, toutes et tous prennent conscience à quel point la force detravail a été tout autant gaspillée que les ressources matérielles. Laressource humaine paraît inépuisable, le temps de travail desactivités les plus difficiles a été réduit de moitié.

À part ceux qui souhaitent beaucoup s'investir dans leur métier,personne ne travaille à présent plus de 20 heures par semaine. Lavie associative se développe sur les idées progressistes quiapparaissent ici et là, l’autre grand changement sociétal est sansaucun doute l'explosion de la vie démocratique. Dans les quartiers,les communes, les lieux d’activité, les usines de production, lesespaces collectifs... cette autogestion impliquant la prise en comptedirecte des idées et des avis de tous, affirme la responsabilité et lesbesoins de chacun. Le consensus et les autres formes de prise dedécision collective assurent à présent la cohésion des groupes, ainsique le développement des qualités sociales anciennementatrophiées. La communication rationnelle et bienveillante est aucœur de l'organisation humaine.

Recevoir, prendre, donner et partager sont les nouvelles référenceséconomiques et sociales. Tel l'animal avançant prudemment endehors de son territoire, les plus capitalistes des anciensconsommateurs avancent encore fébrilement dans les allées desnouveaux espaces de consommation. Où sont affichés les prix ? Ya-t-il seulement de la nourriture de qualité ? Le simple fait de remplirson sac de produits, pour ensuite quitter les lieux sans plus deformalités, est encore un comportement non évident pour certains.Cela peut réveiller le souvenir d’une barrière psychologique, celle dela contrepartie immédiate, ou réactiver cette névrose provoquée etinculquée par la société mercantile passée.

L'appartenance des individus à cette société est à présent la sourced'une stimulation permanente. Les profiteurs des premiers jours sontallés d'eux-mêmes trouver une place positive dans ce nouveaumonde. Tous ont compris peu à peu qu'aucun être humain ne peutréellement vivre, et surtout s'épanouir, en restant à l'écart desactivités productives de cette société au service de toutes et tous.

Cela fait du bien parfois de se perdre pour quelques instants dans ladouceur d’une innocente naïveté...

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Aujourd'hui, des sociétés d'inspiration collective bienréelles

Autonomie : fait référence aux propriétés d'une entité qui estcapable de fonctionner de manière indépendante, sans êtrecontrôlée de l'extérieur, ou sans des apports matériels ouénergétiques en provenance de l'extérieur. Désigne également lacapacité d'un objet, individu ou système à se gouverner lui-même,selon ses propres règles.

Qui a déjà pu voir dans les médias, à une heure raisonnable, quoique ce soit concernant celles et ceux de nos semblables, dans notrepays ou à travers le monde, qui construisent un mode de vie biendifférent de la société consumériste ? Pas grand monde, il faut allerchercher ces informations dans les rares espaces télévisuels etradiophoniques qui en parlent, ou dans les méandres d’Internet.Mais encore faut-il avoir connaissance de leur existence pourpouvoir ensuite s’informer...

Mexique, le Chiapas autogestionnaire

« Déclaration de guerre à l'armée mexicaine, pilier basique de ladictature dont nous souffrons, monopolisée par le parti au pouvoir etdirigée par l'exécutif fédéral que détient aujourd'hui son chefsuprême et illégitime Carlos Salinas de Gortari. Conformément àcette déclaration de guerre, nous demandons que les autrespouvoirs de la nation s'engagent à restaurer la légalité et la stabilitédu pays en déposant ce dictateur. Peuple du Mexique, nous,hommes, femmes, intègres et libres, sommes conscients que laguerre que nous déclarons est un moyen ultime mais juste. Lesdictateurs appliquent une guerre génocidaire non déclarée contrenos peuples, c'est pourquoi nous te demandons ta fermeparticipation en appuyant ce plan qui est celui du peuple mexicainqui lutte pour le travail, la terre, un toit, manger, la santé, l'éducation,l'indépendance, la liberté, la démocratie, la justice et la paix. Nousdéclarons que nous ne cesserons de combattre jusqu'à l'obtentiondes demandes de notre peuple et d'avoir formé un gouvernementnational libre et démocratique. Rejoins les forces insurgées del'armée zapatiste de libération nationale. »

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Le 1er janvier 1994, l'EZLN (l'armée zapatiste de libérationnationale) occupe temporairement plusieurs chefs-lieux dans larégion du Chiapas au sud-est du Mexique, dont San Cristóbal de lasCasas qui compte 200.000 habitants. C'est une déclaration deguerre à l’État mexicain, la première Déclaration de la SelvaLacandona.

L’EZLN a vu le jour en 1983 en tant que guérilla d'inspirationmarxiste-léniniste. Tout en mettant peu à peu de côté les dogmespolitiques qui ont été les fondements de sa création politique, elleest devenue l'organisation armée des communautés indigènes.Dans les années qui précèdent le soulèvement de 1994, beaucoupde villages deviennent déjà zapatistes. Lorsque quatre villes sontoccupées, une grande partie de la population se mobilise pourrevendiquer son autonomie. En 1995, l'armée mexicaine tente unepremière fois d'éliminer la révolte en arrêtant les leaders rebelles,elle échoue grâce au soutien de la majeure partie de la populationdu Chiapas. C'est toujours ce soutien qui permet encore aujourd’huide contrebalancer l'infériorité en équipement militaire des zapatistes.

L'affrontement armé n'a pas duré très longtemps, des pourparlers depaix ont précédé un dialogue en vue de l'obtention de droits pour lesindigènes, ainsi que la reconnaissance de leurs cultures. Mais parceque le gouvernement mexicain n'a jamais accepté d'aller au bout dela reconnaissance de leur autonomie, les zapatistes ont décidé de laconcrétiser par la pratique en se passant totalement du concours del’État mexicain. Cette décision a acté le fait qu’ils n'attendent plus devictoire, qu’elle soit légale ou militaire, pour que le Chiapas et toutesles communautés indigènes puissent vivre selon leurs propresrègles : ils ont créé un système politique autogestionnaireremplaçant totalement les institutions politiques mexicaines.

Dès 1994, des municipalités autonomes et indépendantes de cellesgérées par le gouvernement sont constituées. L'organisationpolitique zapatiste commence au niveau des communautés et desvillages qui possèdent leurs assemblées. Ces entités localesforment des communes autonomes qui peuvent regrouper plusieursdizaines de villages : les communes ont pour objectif de permettreune meilleure coordination entre les villages et les communautés. Ilexiste ensuite depuis 2003 un conseil de bon gouvernement pourchacune des cinq régions zapatistes.

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Ces assemblées régionales s'apparentent à des fédérations decommunes dans lesquelles s’organisent la coordination, l'échangeet l'équilibrage économique. Les conseils de bon gouvernement ontégalement des fonctions plus politiques, ce sont eux qui gèrent lesrelations avec les non zapatistes et les autorités officielles. Lesmandatés municipaux gèrent les conflits et exercent la justice, maisils peuvent toutefois se décharger d'une affaire en sollicitant leconseil de bon gouvernement. À tous les échelons, les mandatésont le pouvoir de prendre des décisions urgentes et de proposer desinitiatives.

Administration autogestionnaire, mandats politiques révocables,services de santé gratuits, écoles et justice : le zapatisme seconcrétise dans tous les domaines, c'est un ensemble de structuresen cohérence qui fait exister de fait un système politique complet.L'organisation très horizontale de cette démocratie radicale crée unsystème en totale opposition avec celui de l'État-nation classique.Les gens participent ensemble ou à tour de rôle aux tâchesd'organisation de la vie collective. Le fonctionnement politique desassemblées et les travaux collectifs nécessaires sont l'affaire detoutes et tous. L'auto-gouvernement est une notion ancrée dans laculture zapatiste, des panneaux accueillent les visiteurs auxdifférentes entrées du territoire, on peut y lire : « ici le peuple décideet le gouvernement obéit ». Les élus mandatés se doivent d'obéir àceux qu'ils dirigent, ils ont la fonction opérationnelle, font preuved'initiative et donnent des instructions, mais la population restel’entité décisionnelle qui peut les révoquer. La politique concernetout le monde.

L'idée politique zapatiste rejoint la tradition amérindienne dans lafaçon de percevoir les « charges » inhérentes à l'intérêt collectif.Chacun a dans l'esprit de contribuer aux services rendus à lacommunauté. Les élus et les enseignants ne perçoiventgénéralement aucune rémunération, mais la communauté satisfait àleurs besoins et les aide à cultiver leurs terres, surtout lorsque cettecharge représente une quantité de travail significative. Dessystèmes de santé et d’éducation fonctionnent sans recourir ausalaire, les citoyens s'organisent pour faire fonctionner les cliniqueset les dispensaires. Les zapatistes sont parvenus à uneautosuffisance alimentaire pour les produits de base, ils cultiventégalement le café qui est commercialisé par des coopératives et des

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réseaux de distribution solidaire (au Mexique et dans plusieurs paysd’Amérique et d’Europe). La vente du café permet à la population dese procurer les biens élémentaires qui ne sont pas produits dans lescommunautés.

Le zapatisme est-il un mouvement anarcho-communiste ? Socialisteautogestionnaire ? Altermondialiste ? Au final peu importe, et il seraitplutôt hasardeux de vouloir mettre une étiquette sur un système quin'est pas figé. Les territoires zapatistes sont authentiques, lessymboles chrétiens y côtoient les symboles libertaires, ils necherchent pas à définir un modèle, ils fonctionnent simplement avecdes principes qui semblent adaptés, démocratiques, équitables, etsurtout majoritairement plébiscités par les populations de cesrégions. Cette expérience de transformation sociale et politiqueradicale a bien sûr ses défauts, le fonctionnement des assembléespeut être lourd, et les procédures consultatives longues. Lezapatisme a ses mécontents, il a aussi ses ennemis au sein mêmede certaines populations indigènes, mais il n'en demeure pas moinsun accomplissement politique majeur.

Cette réussite est menacée et attaquée par ceux qui veulent détruirece qu'elle représente. C'est au prix d’une résistance armée et d'uneconstante détermination que le zapatisme a repoussé ses ennemis.L'armée mexicaine et les groupes paramilitaires ne sont pas lesseules menaces permanentes, le gouvernement tente d'achetercertains à coup d'aides « sociales » (tout argent du gouvernementest refusé par le mouvement), et des groupes non zapatistes sontpayés pour expulser les zapatistes, s'emparer de leurs terres oupratiquer la politique de la terre brûlée. Le 2 mai 2014, le caracol deLa Realidad, l’un des cinq centres régionaux où siègent les conseilsde bon gouvernement, a été attaqué par un groupe local armé etmanipulé par les autorités mexicaines. Ils ont assassiné lecompagnon zapatiste Gaelano, l’un des responsables de « la Petiteécole zapatiste », une structure permettant de découvrir del’intérieur le mode de vie zapatiste et son auto-gouvernement.

Le mouvement lutte également contre l’exploitation et le pillage desespaces naturels. Sur tous les sujets, il ne se limite pas à sonterritoire, les zapatistes veulent faire évoluer toute la sociétémexicaine sur des bases plus démocratiques, ceci à travers unmouvement national appelé « l’Autre Campagne ». Les initiativessont également internationales : le « Festival mondial de la digne

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rage » en 2008, le « Festival mondial des résistances et desrébellions » en 2014, sont autant d'événements qui participent àl'existence d'un réseau mondial de luttes et de résistances. Depuis2012, « la Sexta » représente cette volonté de mondialiser la lutte.De nombreux collectifs et organisations européennes y adhèrent,comme le comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en luttehttp://cspcl.ouvaton.org/.

Tous ceux qui agissent pour l'idée politique zapatiste, indigènes etnon indigènes, ont créé et font maintenant perdurer et évoluer cettesociété à travers une construction intentionnelle et collective. Ils nese sont pas seulement affranchis de l'État mexicain pour décider deleurs règles de vie, ils sont parvenus à mettre en place une forme degouvernement non étatique.

La grande leçon du zapatisme, c’est que ce mouvement a créé sonpropre système politique sans attendre qu'on lui donne l'autonomiepour le faire. Il a su convaincre des populations de la valeur de sesprincipes politiques, et il les a mis en pratique au fur et à mesure,ceci tout en tirant des enseignements quand il le fallait de sespremières expérimentations politiques et sociales. Aujourd'hui, leszapatistes ne courent plus après une autonomie officielle et lareconnaissance qui va avec, leurs actions ont façonné une réalitébien concrète : ils ont cette autonomie.

Syrie, le Rojava d'inspiration libertaire

Le Moyen-Orient n'est pas forcément la première région du monde àlaquelle on pense en ce qui concerne la mise en avant des idéespolitiques progressistes, pourtant, c’est bien dans une région aunord-est de la Syrie qu’une partie de la population est à l'avant-garde du changement politique et de la démocratie.

Les quarante millions de Kurdes forment un peuple sans pays. LeKurdistan définit l'ensemble des zones historiques où vit la majoritéd’entre eux. Ces zones s'étalent sur des territoires en Turquie, Syrie,Iran et Irak. Les persécutions subies hier et aujourd'hui par lesdifférentes factions kurdes, mais aussi les affrontements entrecertaines d’entre elles, ont provoqué une fragmentation. Les Kurdessont politiquement divisés, plusieurs partis existent au sein desquatre pays limitrophes, et ils ne forment pas du tout un groupe uni

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et homogène. Leurs divergences politiques peuvent être profondeset sanglantes : le gouvernement du Kurdistan irakien est allié à laTurquie qui bombarde les positions tenues par les rebelles kurdesdu PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan de Turquie).

Abdullah Öcalan, leader historique de la rébellion kurde en Turquie,et cofondateur du PKK, a été arrêté en 1999. Au début des années2000, il s'imprègne depuis sa cellule de la pensée de l'anarchisteaméricain Murray Bookchin. L'idéologie politique du PKK setransforme alors pour passer de principes politiques d'inspirationmarxiste au confédéralisme démocratique : un modèle inspiré del’écologie sociale et du municipalisme libertaire. Ce virage politiqueest adopté par le PKK en 2005, il renonce à l'idée de vouloir créerpar l'affrontement avec la Turquie un État-nation du Kurdistan : ils'engage à créer une fédération fonctionnant sur les principes ducommunalisme libertaire. Alors que l'anarchiste américain meurt en2006, cette société du confédéralisme démocratique devient unobjectif concret pour le PKK.

De l'autre côté de la frontière turco-syrienne, le PYD (Parti kurde del'unité démocratique) est l'analogue Syrien du PKK turc, il sepositionne sur la même ligne politique du confédéralismedémocratique. Le PYD et le PKK sont tous les deux en guerrecontre la Turquie. Alors qu’une révolte éclate en Syrie au printemps2011, le régime est confronté à différentes factions armées à traverstout le pays. Suite au retrait de l’armée du régime de Bachar al-Assad du Kurdistan syrien à l'été 2012, les combattants kurdesprennent le contrôle quasi total de la région. En janvier 2014, lescantons du Rojava dans le Kurdistan syrien se fédèrentofficiellement en communes autonomes. En 2015, les forces arméesdu PYD, constituées des unités de protection populaires YPG(mixtes) et YPJ (féminines), s'allient à différentes milices anti-Daeshissues de tribus arabes, turkmènes, syriaques et autres, ainsi qu'àd’autres factions tout autant opposées à la dictature syrienne qu'aufascisme islamiste. Cet ensemble forme les Forces DémocratiquesSyriennes (FDS), ce sont elles qui libèrent Raqqa de l’État Islamiqueen octobre 2017.

Sur fond de guerre, le Rojava est bel et bien devenu un territoiredont le modèle politique s'inspire concrètement de la penséelibertaire, c'est un projet de société sans État.

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Un contrat social, faisant plus ou moins office de « constitution »,établit la démocratie directe et la gestion égalitaire des ressourcessur la base d’assemblées populaires. Conseils locaux et démocratiedirecte, égalité des genres, développement d’une éducationautonome, accès gratuit aux soins et comités de justice, sont autantde réalisations en accord avec l'idéologie politique de ce contratsocial.

Les quelques millions d’habitants du Rojava, même s’ils sont trèsloin de tous être des libertaires convaincus, vivent dans unenvironnement constitué de multiples structures autogérées. Desmilliers de communes auto-organisées (les komin), ainsi que descoopératives de production et de consommation, existent et formentun tissu économique fonctionnel. Ce n'est pas le seul puisqu’ilcohabite avec le capitalisme marchand, mais il est efficace.

Les assemblées économiques semblent se refuser à uneplanification qui pourrait être perçue comme une contrainte, la libreassociation des producteurs est privilégiée. L'objectif est que cettealternative au capitalisme classique soit intégrée graduellement, etconstruite en partie par l'initiative privée. Les coopératives luttentcontre les abus de certains marchands et tentent de supprimer lesmonopoles sur certains produits. Des terres sont collectivisées, maisla fédération ne souhaite pas de collectivisation arbitraire desmoyens de production : la méthode vise à ce que la populationadhère à ce modèle parce qu'il est dans son intérêt de le faire.L’objectif est que le « profit » - en tant que fruit du travail - soitsocialisé, autrement dit partagé au bénéfice de la communauté.C'est une transition qui se veut la plus « naturelle » possible : à lavue du nombre de coopératives, c'est une réalité effective. Lesquatre piliers du confédéralisme démocratique : l'économie sociale,les communes, l’autodéfense et la formation, assurent la cohérencepolitique et le fonctionnement du tout.

L'adhésion de la population est d'autant plus importante que cettesociété se paie le luxe d'un pluralisme ethnique et religieux. Elleconsidère sur un pied d'égalité les trois langues que sont l’arabe, lekurde et l’araméen pour son fonctionnement politique et éducatif.Les trois régions (Cizre, Kobanê et Afrin) disposent de leurs propresassemblées législatives multipartites et forment un gouvernementcantonal. Démocratie directe, fédéralisme, autogestion, respect dela position minoritaire, mandats précis, délégation révocableY

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l'exercice de la démocratie semble être une réalité. Les questionspolitiques et économiques sont débattues dans les assembléespopulaires communales, elles orchestrent la municipalisation del’économie, le fonctionnement politique des mandats, ainsi quel'aménagement du territoire et l'organisation des forcesd'autodéfense. Dans chaque zone conquise par les FDS, lagouvernance est remise entre les mains d'une assemblée locale quise greffe à la fédération.

Cette société alternative et progressiste a de nombreux ennemis,elle est encerclée par plusieurs régimes qui souhaitent sadestruction. Depuis début 2018, la Turquie attaque le Rojava syrien.La lutte contre le fascisme islamiste de Daech et les dictaturesnationalistes est une guerre qui prélève sans cesse des vies dansles rangs des combattants et de la population civile. La situationmatérielle est parfois critique, le territoire est soumis à un embargodes puissances voisines, mais aussi des factions kurdes rivales quirefusent l'idée d'une Fédération démocratique de Syrie du Nord. Lacirculation des marchandises est bloquée, le matériel médicalmanque parfois cruellement et la situation sanitaire est difficile.L'absence de raffineries industrielles empêche l'exploitationrationnelle et productive du pétrole, les pénuries entraînent desmécontentements et des manifestations.

Cette révolution au Rojava est née de l'action d'une force politiqueayant le contrôle militaire d'une région en guerre, elle doit gérer lestensions et se prémunir des dissensions, tout cela au sein d'unepopulation qui ne s'est pas construite sur l'idée unanime d'unesociété intentionnelle. Les multiples problèmes qui compliquentl'économie sont autant de possibilités de raviver des divergences,les habitants de ces régions ne sont pas tous attachés aux principesdu municipalisme. Ce sont le désir politique et une gestion de laréalité du terrain qui permettent aujourd’hui le fonctionnement del'ensemble.

Rien n'est acquis, la guerre est là. Ce qui se passe au Rojava estune révolution sociale, elle a ses défauts, et bien des aspects sontprobablement critiquables. N'ayons pas la prétention de croire quenous saisissons tous les tenants et les aboutissants de la situation,ne tombons pas dans un idéalisme béat, ne croyons pas que tousceux qui agissent du bon côté de cette révolution sont tousd'authentiques défenseurs solidaires de « l’écologie sociale ».

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Pourtant, soyons sûrs que ce qui se passe aujourd'hui dans le Nord-Est Syrien est la construction concrète d'une société démocratiqued'inspiration libertaire, anarchiste et écologiste. Il faut à tout prix quecette oasis de progressisme social puisse préserver ses frontièresdes agressions, il est vital qu’elle puisse pérenniser le modèle desociété qu'elle défend face à l'extérieur.

Plusieurs possibilités s'offrent à nous pour soutenir cette révolution.Le soutien médiatique est primordial, parlons du Rojava, diffusons etpartageons l'existence de cette société luttant contre les agressionsdes régimes turcs et syriens, ceci après avoir fait tomber l’ÉtatIslamique dans la région. Les soutiens financiers comptentégalement. Pour les plus courageux, un bataillon international crééen 2015 existe sous la houlette des FDS, il forme et a formé desvolontaires venus du monde entier, ils combattent ou contribuent ausoutien des forces en première ligne. Des brigades communistes etanarchistes font partie de ce bataillon international.

Le contexte géopolitique du Rojava peut être comparé à celui de1936 en Espagne : une originalité sociétale progressiste subit làencore les attaques de forces ennemies anti-démocratiques. Ceserait de nouveau une tragédie si cette révolution était détruite pardes régimes autoritairesY

https://www.youtube.com/watch?v=Js6PAWd202M : ROJAVA : uneutopie au coeur du chaos syrien, film de Chris Den Hond et MireilleCourt, juillet 2017

https://www.monde-diplomatique.fr/2017/09/COURT/57879

https://www.institutkurde.org/info/depeches/-10037.html - Kurdes deSyrie: hommage à Carhaix au combattant breton tué à Afrin

https://www.francetvinfo.fr/monde/revolte-en-syrie/qui-etait-kendal-breizh-le-francais-mort-en-combattant-aux-cotes-des-kurdes_2618594.html

https://www.france24.com/fr/20180220-syrie-turquie-kurdes-afrin-occidentaux-ultra-gauche-france-ypg-notre-dame-landes

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Les communautés intentionnelles collectives en France

Des communautés nées d’une démarche intentionnelle collectiveexistent aujourd’hui sur le territoire français. Vous n'en entendrezpas parler si vous ne faites pas vos propres recherches sur le sujet,très peu de médias font état de ces communautés alternatives quirejettent l'idéologie individualiste et consumériste. Des personnes seregroupent pour adopter des modes de vie (des principes politiques,économiques et sociaux) en contradiction avec le modèle capitaliste,elles mettent en place des communautés de vie, de travail, etrecherchent des rapports sereins, voire harmonieux, entre lesindividus. Ces espaces se veulent parfois bien plus que descohabitations affinitaires, des « écolieux » ou des « écovillages », ilspeuvent être imprégnés d’une dimension politique très forte.

Ces communautés intentionnelles sont réparties dans tout le pays,même si plus nombreuses dans la moitié sud de la France. Ellesforment des bulles politiques majoritairement rurales, et peuvent secomposer de quelques individus à plusieurs dizaines de membres.Chacune a ses spécificités politiques ou spirituelles, ses modes defonctionnement, ses objectifs et ses envies... Quelques-unes sedéfinissent même par des opinions politiques discutables, voirenauséabondes. Et nous ne parlerons pas des regroupementsd'individus faisant l'objet de dérives sectaires, ils ne peuvent pasprétendre à l'appellation de communauté intentionnelle collective : lamanipulation ne peut pas côtoyer l'intention réellement collective.

Il ne s'agit pas ici de tenter de faire un inventaire de tous lescollectifs d'individus pouvant correspondre à cette idée de« communauté intentionnelle collective ». Faites vos recherches survotre site d’hébergement de vidéos préféré, ou dans votre moteur derecherche favori, et vous découvrirez toutes celles qui ont été l'objetd'un mini-reportage ou ont choisi d'exister sur Internet. La questionn’est pas de se demander si des endroits et des groupes sociaux àcontre-courant de la société individualiste sont possibles, ils sontdéjà une réalité... Ils constituent même parfois des échantillons etles prémices d’alternatives politiques enviables et désirables parrapport au modèle dominant. Nous allons nous intéresser à l'uned'elles en particulier, une communauté créée dans les annéessoixante-dix qui refuse l'idéologie consumériste depuis plus dequarante ans.

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Comme d’autres aujourd'hui en France, cette communauté nousmontre qu'il est possible d’adopter une autre manière de vivre, etd’écarter par les idées et par les actes les principes de la société deconsommation individualiste.

C'est en 1973 qu'a été fondée à Limans, dans le département desAlpes-de-Haute-Provence, la coopérative « Longo maï »,l'expression signifie « que ça dure longtemps » en provençal. Grâceà une collecte de fonds, une trentaine de personnes, évoluantprincipalement dans les mouvements étudiants anarchistesSpartakus et Hydra, achètent à Limans un domaine de 270 hectares- dont 80 labourables - et ses trois ruines à flanc de colline, ilssouhaitent expérimenter un mode de vie inspiré du communismelibertaire. Dans le contexte d'une campagne désertifiée, tout est àfaire et à reconstruire sur le site. Les conditions de vie sont difficiles,mais le groupe composé de militant.e.s germanophones etfrancophones envisage ce projet de vie comme la créationnécessaire d'une alternative viable aux modèles existants. Sansattendre l'hypothétique affirmation populaire d'un autre modèle desociété, ou l’éventuelle révolution provoquée par l'une desdifférentes théories politiques de gauche de l’époque, ce bastion estpensé comme la concrétisation d'une résistance et d'un refus desmodèles individualistes et autoritaires. L'objectif est de construirepar l'expérimentation immédiate, et avec le peu de moyens dont ilsdisposent, une communauté d'individus qui pourra tenir et exister àlong terme.

Plus de quarante années ont passé depuis la création de cet espaceen contradiction avec son environnement capitaliste, les « longos »font maintenant partie du paysage. Après des débuts difficiles oùelle a dû se faire accepter, mais aussi apprendre de la partie la plustolérante et accueillante de la population locale, la coopérative estdevenue un acteur économique à part entière de la région, ceci touten affirmant ses principes politiques fondateurs. L'autogestion, lapropriété collective et l'idée du consensus sont les supports de cetteréussite, et elles n'ont jamais été remises en question.

Aujourd'hui, environ une centaine de personnes vivent sur le site deLimans. Toutes les tâches sont réparties entre les membres, leschoses s'organisent pour la semaine qui vient lors d’une réunionhebdomadaire. Ceux qui partent et ceux qui arrivent s'annoncent, lavie du groupe reprend forme en s'adaptant à l'état du collectif, aux

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nécessités de la communauté et aux impératifs qui apparaissent surle planning. Ce sont des principes libertaires qui structurent lacommunauté et façonnent le fonctionnement politique, économiqueet social de cette micro-société. Les individus ne possèdent rien ausein de la communauté à part des possessions d'usage etpersonnelles. Quelques dizaines d'euros par mois peuvent faireoffice d'argent de poche, même si chacun peut demander plus pourvoyager ou satisfaire un autre besoin individuel par un achatpersonnel. Chaque membre bénéficie en principe de la couverturemaladie universelle (CMU), c'est généralement la seule chose pourlaquelle les membres de la communauté consentent à utiliser leurs« droits républicains ». Ils refusent pour la plupart le RSA et lesalariat.

La coopérative Longo maï ne se limite pas aux individus qui habitentet se coordonnent sur le site de Limans. Les longos sont répartisaujourd'hui à travers dix coopératives en France, en Allemagne, enAutriche, en Suisse, en Ukraine et au Costa Rica. Longo maïcompte au total plus de deux cents individus sans compter lesenfants. Parmi les autres sites, nous pouvons citer la filature deChantemerle qui transforme chaque année plusieurs tonnes delaine, ou un domaine viticole dans le Luberon(https://www.prolongomaif.ch/les-cooperatives). Cet ensemble decoopératives est la propriété collective et inaliénable d'une fondationbasée en Suisse, elle est gérée collectivement et financée en partiepar un réseau de soutiens.

Longo maï est une communauté qui s’affiche ouvertement en tantque telle et communique vers l’extérieur. En constatant le petitnombre de vues de cette vidéo au combien instructive à propos duréseau de coopératives Longo Maï : « Expo Forcalquier 40 ansLM » https://www.youtube.com/watch?v=31dGECx9m6g - 1400vues au moment où sont écrits ces mots, on peut imaginer à quelpoint nombre de personnes, en découvrant simplement que cegenre de communauté existe, pourraient sortir de la résignationcapitaliste et prendre conscience qu'un autre mode de vie trèsdifférent est réaliste...

Longo maï a créé Radio Zinzine en 1981, sa propre radio. Un desobjectifs était de pouvoir communiquer directement avec les gens,entre autres pour casser les préjugés et contrebalancer parfois lesrumeurs. Ces dernières n'ont pas manqué de fleurir chez les plus

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méfiants et les plus hostiles représentants de la population locale,« gens de gauche » compris. La communauté a subil'instrumentalisation de la guerre froide, ainsi que le harcèlement etla répression policière. Elle a aussi fait l'objet d'accusationsjudiciaires, ce n'est qu'en 1996 que Longo maï a gagné son dernierprocès contre ceux qui l'accusaient d'être une secte. Par le passé,certaines pratiques ont stigmatisé la communauté, les rapports entreparents et enfants ont été par moments considérés par un biaisidéologique plutôt malheureux. Pendant un temps, la communauté avoulu majoritairement se défaire de la relation privilégiée parent-enfant : les enfants étaient élevés par tranches d'âge dans l'idéed'une « famille élargie ». Cette idée n'a plus cours depuislongtemps, mais ces pratiques ont amené des critiques et provoquédes polémiques. Par ailleurs, le militantisme de la communauté aété décisif pour la réouverture de l'école de Limans.

Certains partent tandis que d'autres arrivent, les nouveaux venusqui n’abandonnent pas un éventuel point de vue égocentré repartentgénéralement d'eux-mêmes. A priori, rien n'empêche non plus que legroupe puisse avoir à discuter du fait de mettre quelqu'un dehors.La vie collective est d'autant plus source de satisfaction que le désirde vivre en groupe est fort, c'est ce désir qui contrebalance parfoisles conflits ou l'expression des caractères les plus « difficiles ». Larecherche du consensus implique aussi la possibilité d'une inertie degroupe, ainsi que l'apparition de lourdeurs ou de fatigues defonctionnement. Les principes politiques de base assurent unecohérence, mais des points de vue divergents peuvent évidemmentavoir à trouver un équilibre. La cohésion n'est pas un long fleuvetranquille, les tensions sont une réalité, elles peuvent mêmeprovoquer parfois des insatisfactions qui mènent à des départs.Comme partout, le facteur humain s’invite pour tester cet ensembled'individus qui se veut équilibré et socialement serein.

Les nouveaux membres amènent parfois avec eux certainesremises en question, la façon de communiquer et de débattre aévolué en quarante ans. Sur le plan économique, il arrive qu'unecertaine forme d'individualisme puisse pointer le bout de son nezpour rompre avec certains principes, il se manifeste alorsprobablement comme la réponse à une divergence, ou à uneincapacité à satisfaire pleinement tout le monde par la réflexioncollective. Certains font alors parfois des choses « dans leur coin ».

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Des milliers d'individus ont fait un séjour plus ou moins long au seinde la communauté, ils sont venus et viennent toujours pourconstater par eux-mêmes et expérimenter une autre façon de vivre.Tout le monde n'est pas longo-compatible, les bobos simplement enquête d’une verdure sympa, les babas cools manquant de curiositéet d’entrain, les doux rêveurs en quête du village idéal ou trop portéssur l'intellectualisation, ou les jeunes entrepreneurs d'une économiequ'on qualifie souvent abusivement de « sociale et solidaire »... netrouveront probablement pas leur bonheur dans ce mode de viecollectif. Il paraîtrait même que certains membres prennent plutôtmal la visite de ceux qui débarquent tout en qualifiant lacommunauté d'écovillage... Tous les longos sont a priori plus oumoins d'accord entre eux sur le sujet : ce mode de vie peut êtreexigeant et n'est pas fait pour tout le monde.

Longo maï est toujours aujourd'hui ce bastion où des gens vivent endehors du salariat, sans propriété privée et sans hiérarchie. Lacommunauté n'est plus menacée par le système extérieur, elle s'estimposée comme une réussite même pour ses ennemisidéologiques. Une exposition a vu le jour pour fêter les 40 premièresannées d'existence : « L'utopie des indociles ». Elle était exposée àForcalquier au mois d'août 2014. Forcalquier est d’ailleurs cettepetite ville de presque cinq mille habitants, à une dizaine dekilomètres de Limans, qui a choisi comme maire pendant plus dequinze ans un certain Christophe Castaner. Conseiller régional,député, porte-parole du gouvernement puis ministre, c'est bien ceproche du président Macron qui a côtoyé pendant des années lacoopérative révolutionnaire. Lors du vernissage de « l'utopie desindociles », quel plaisir d'entendre les paroles pleines d'humilité decet apôtre de la société individualiste, ceci face aux propos dequelques révolutionnaires locaux. Par la magie d'Internet, une pépitesonore est disponible et accessible sous la forme d'une émission deradio libertaire, « Si Vis Pacem » du 13 octobre 2014, animée parBernard Baissat. Elle inclut des enregistrements de Radio Zinzineeffectués dans le cadre de cette soirée d'inauguration.

1ère partie : https://www.youtube.com/watch?v=GX9PY3pIcvk

2ème partie : https://www.youtube.com/watch?v=hill0Qmk1yo

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Cette émission est très instructive sur l'histoire de Longo maï, sur larichesse de ses rapports humains, et sur la force de son collectifdans lequel l'adhésion à des principes politiques arrive àcontrebalancer les difficultés humaines. Jamais cette communautén'a cessé de revendiquer une envie de vivre autrement, de resterindocile face à l'aberration capitaliste. C'est dans la deuxième partiede l'émission que nous pouvons écouter Christophe Castaner, ilprend la parole pour dire quelques mots en présence de cette« force politique » de la région. Ne voulant bien évidemment pasparler du fond des choses, il revient sur le « compagnonnage entreForcalquier, Limans, ce territoire [..] qui existe avec Longo maï ». Ilévoque ensuite ses anecdotes personnelles, la découverte du« fameux dossier Longo maï des renseignements généraux » dansles années 1998 ou 1999, lorsqu'il opérait dans les ministères avantd'être élu maire, et dans lequel « on le prévenait des risques à seconfronter et à côtoyer ces gens-là ». Longo maï était encore l'objetde « notes surréalistes et caricaturales » à cette époque.

Comme le veut la tradition des pseudo-politiciens capitalistes quin'ont pas vraiment grand-chose à dire, il affirmera lors de cettesoirée qu'il est « intimement convaincu que vous faites partie del'histoire de ce territoire, Forcalquier, Limans [S] ne seraient pas ceque nous sommes sans Longo maï [S] vous représentez la réalitéde ce territoire ». Comme c'est touchant, il conclura son interventionpar le seul élément de langage que permet la pauvreté de sonidéologie dans de telles circonstances : il rappellera qu'il est « unaffreux social-démocrate qui se bat pour des utopies réalistes »,comme s’il ne réalisait pas qu'il avait en face de lui des individus quifont ce qu'il y a de mieux en la matière...

Nous pouvons nous consoler en constatant au moins qu'il a comprisque Longo maï durera encore longtemps, tout en confirmant unefois de plus qu'il n'y a rien à attendre des arrivistes qui peuplent lecirque « politique » capitaliste.

Longo maï relève plus que jamais d’une réalité concrète, celle danslaquelle des individus refusent la mécanique capitaliste et font ensorte que leurs existences aient un peu plus de sens. Cette micro-société, qui se veut sans aucun doute intentionnelle et collective,soutient d'autres initiatives et projets alternatifs par ses moyensfinanciers et ses compétences.

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Elle n'est plus en marge, luttant pour tenir et conserver ses principespolitiques au milieu d'un océan capitaliste, elle est maintenant unealternative visible qui parfois en inspire d'autres.

À travers toute la France et dans le monde entier, des communautéspolitisées, animées de leurs propres intentions et d'une visioncollective, se créent et se développent. Tout n’est pas que réussitedans ce domaine, et parfois elles disparaissent aussitôt qu’unecohésion qui a lié des individus prend fin. Cela se produit rarementdans le fracas d'une désillusion politique, plus souvent dans lacompréhension des leçons sociales et humaines de cetteexpérience...

Les réussites économiques et politiques sont les conséquencesd’une réussite sociale. La bonne santé sociale d’un collectif est uneénergie qui permet de faire fonctionner et avancer tout le reste.

L'idée politique progressiste et l’envie sociale forment un terreau surlequel s’exprime la volonté d'être et d'agir ensemble, elles sont lesubstrat sur lequel le Social, puis tout le reste, peuvent grandir.

Le mode de vie collectif n'est pas un but, c'est l’une des premièrespierres, un prérequis pour la construction d'une vie meilleure. Il estl’élément d’une organisation sociétale, celle permettant l'explorationdu champ des possibles concernant un objectif politique élémentairede notre espèce : une société heureuse.

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Les communautés intentionnelles ailleurs dans le monde

Même si des communautés intentionnelles existent sur chaquecontinent, l’Amérique du Nord est probablement celui qui en comptele plus. L’expression ne date pas d’hier, elle est très utilisée outre-Atlantique. Le site ic.org est révélateur de l’ampleur du phénomène,même si l’appellation « communauté intentionnelle » est parfois unpeu exagérée en ce qui concerne certains collectifs ou certainesstructures. Il existerait sur le territoire américain des centaines decollectifs d’individus se définissant eux-mêmes en tant quecommunauté intentionnelle. Ces communautés seraient pour moitiéà vocation religieuse, les autres étant séculaires (non religieuses).Le moins que l’on puisse dire est qu’il y en a pour tous les goûts,toutes les spiritualités et toutes les affinités politiques. Toutes lescommunautés ne sont pas présentes sur la carte du site ic.org, maisparmi celles qui le sont figurent des collectifs que nous pouvonsqualifier sans hésitation de communauté intentionnelle collective« réussie ».

Parmi elles se trouve la « Twin Oaks intentional community »(https://www.twinoaks.org), elle a été fondée en 1967 et regroupeaujourd’hui environ une centaine de personnes. Pratiquement toutesles ressources sont collectivisées, le degré de partage et depropriété commune - ou d’absence de propriété - est très important.Chaque membre s’acquitte d’une durée de travail hebdomadaire,ceci dans le cadre du fonctionnement interne et des activitéséconomiques procurant des revenus à la communauté, certainsmembres sont pratiquement déconnectés du monde de l’argent.Twin Oaks a développé son propre modèle pour maintenir l’égalité,les équilibres et les bonnes relations entre ses membres, elle formeune bulle communautaire qui s’intègre économiquement dans larégion, tout en étant l’antithèse de la « mainstream society ». Il n’y apas de chefs mais des mandatés, ils gèrent au mieux les différentesactivités économiques en fonction des moyens affectés par lacommunauté à chacune d’elles.

Chaque membre a ses propres raisons, et ses propres points devue, sur ce qui le fait vouloir rester à Twin Oaks pour un temps oupour longtemps. Les profils sont aussi variés que les visionspolitiques et spirituelles compatibles avec la vie dans lacommunauté.

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Le collectif est en équilibre avec les individus, c’est en tout cas à lafois l’objectif et le moyen pour essayer de parvenir entre autres àune bonne qualité de vie. Nous ne nous étendrons pas ici sur unedescription précise du mode de vie d’une communauté comme TwinOaks : les reportages sur les communautés américaines sont plusnombreux que sur les communautés européennes, ils permettent dedécouvrir différents fonctionnements tout en se faisant notre propreopinion. À la vue de certaines vidéos, constatons objectivement quecette façon de faire société fonctionne très bien...

Twin Oaks an Egalitarian Community (sous-titres FR) :https://www.youtube.com/watch?v=XgVvFhGIXQo

Interview d’une membre de Twin Oaks :https://www.youtube.com/watch?v=t_LVNiL5dfQ

American Story, Small-scale communism in Twin Oaks :https://www.youtube.com/watch?v=0UIvSltuY_k

Twin Oaks Labour & Governance || Valhalla Movement Trippin'USA : https://www.youtube.com/watch?v=1uAyqeTvQVM

Un autre exemple intéressant qui peut être cité en matière deréussite collective est celui de la Fédération de Damanhur. Il s’agitd’une communauté intentionnelle située dans le nord de l’Italie, elleest composée d’environ 600 membres répartis sur plusieurshameaux. Chaque citoyen décide des modalités de sa participation :d’une vie à temps plein sur le territoire à une présence à tempspartiel, du partage des ressources à une contribution régulière ouépisodique, différentes catégories reflètent le degré d’investissementet d’implication dans la vie de la communauté. Elles définissentd’une certaine manière le mode de vie choisi par chaque citoyen.

Sur le plan idéologique, la Fédération de Damanhur est unefédération de communautés spirituelles plutôt orientées « NewAge » et « ésotérisme ». Quelques croyances et certains proposlaisseront probablement une (bonne) partie d’entre nous perplexes,voire dubitatifs... Toujours est-il que cette forme de spiritualité figuredans les principes de base de la communauté, elle fait partie desintentions communes sur lesquelles s’appuient la cohésioncommunautaire et la vision collective du lieu. La Fédération a rédigésa propre constitution, des élections désignent très régulièrementles individus qui ont la charge de gérer et de coordonner les activités

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sociales et économiques. La population élit également son « collègede justice », il est chargé de résoudre les éventuels antagonismes ettensions entre les membres. Le site internet de la communauté esttrès complet et vaut la peine d’être parcouru, ne serait-ce que pour ylire différentes présentations et les détails de la constitution,http://www.damanhur.org/fr/vivre-en-communaute/la-constitution-de-damanhur. Cette dernière présente notamment les conditionsd'appartenance et aborde certaines règles de vie.

La préoccupation écologique et environnementale est au cœur de lapolitique damanhurienne. La Fédération se définit comme unensemble d’éco-communautés, elle pose clairement sa définition dudéveloppement durable : « l'auto-suffisance économique ou lacapacité de générer des revenus et du travail pour le soutien desDamanhuriens », « l'auto-suffisance sociale ou la capacité degarantir les conditions pour le bien-être humain en termes desécurité, santé et instruction des citoyens et des enfants » et« l'auto-suffisance environnementale ou la capacité de maintenir laqualité et la reproductibilité des ressources naturelles ».

En tant qu’individus rationnels souhaitant une alternative audésastre capitaliste, certains s’attarderont plus que nécessaire surl’aspect mystique, et surtout ésotérique, de Damanhur pour se faireleur opinion, et malheureusement s’en désintéresser sans tarder. Ceserait une erreur de ne pas s’attacher à cultiver a minima unecertaine neutralité bienveillante pour cette communauté. Au-delà denotre compatibilité personnelle avec ce type d’intention collective, iln’en reste pas moins que cette construction sociétale est uneréussite : elle fonctionne et sa population en est satisfaite, que cesoit en matière d’organisation sociale ou économique.

Un autre résultat de cette réussite intentionnelle et collective estsans aucun doute l’existence des « Temples de l’Humanité ». Ils’agit de huit temples souterrains creusés et aménagés par lesmembres de la communauté, ils se veulent à la fois des endroitssacrés et laïques, où les arts s’emparent de valeurs universelles àl’Humanité. Ils sont ouverts au public et figurent aujourd’hui dans laliste des lieux touristiques de la région, les vidéos à leur sujet nemanquent pas sur Internet. Que nous adhérions ou pas aux idéesésotériques qui constituent une partie du socle commun de cettecommunauté, le moins que nous puissions dire est que ces templessont absolument magnifiques...

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Secret Temple Hidden Underground In Mountains (Damanhur) -https://www.youtube.com/watch?v=EjnqS05ZeXs

Au-delà du cas particulier de Damanhur sur le plan idéologique, lesujet n’est plus de se demander si un mode de vie particulier, nerentrant pas dans le modèle individualiste et consumériste, peutfonctionner et satisfaire aux besoins de ceux qui y participent : le faitest que ça marche, et même plutôt très bien à certains endroits.

Une des questions qui se pose est la suivante : que manque-t-il pourque les alternatives politiques concrètes se multiplient et grandissentau point de devenir des micro-sociétés d’importance, puis dessociétés ?

Plusieurs débuts de réponse peuvent être avancés. La dimensionpolitique est peut-être parfois justement trop « accessoire ». Laplupart des communautés considèrent leur fonctionnement commeun modèle alternatif en tant que tel, et s’attachent à accueillir desvisiteurs et des candidats. Un « Meet the communities » a lieu tousles ans à Twin Oaks : chaque communauté, petite ou grande, peutse présenter, annoncer si elle cherche de nouveaux membres, etc.Toujours est-il que la vie communautaire et la pratique socialeprogressiste ont sans doute tendance à éluder un éventuel travailpolitique vers l’extérieur, ne serait-ce que parce qu’il prend dutemps. S’ouvrir à l’extérieur représente une activité à part entière,sans compter que vouloir augmenter le nombre de membres seheurte tôt ou tard à la nécessité d’augmenter la capacité d’accueil.

Le caractère rural des communautés peut également contribuer àcette situation où l’expansion, la dissémination et la prise enconsidération par l’extérieur restent « timides ». Même si ellesexistent également, les communautés urbaines sont plus petites etbeaucoup moins fréquentes. Elles n’ont généralement pas lacapacité de s’afficher en tant que modèle alternatif, elles sontsouvent activistes et militantes au cœur de la ville, mais ontbeaucoup plus de mal à pouvoir se définir en tant qu’alternativesociétale. Par ailleurs, l’aspect financier est évidemment un élémentqui peut vite devenir bloquant. Le contexte des implantations est unpoint crucial pour l’émergence de sociétés intentionnelles collectivesd’importance, elles doivent et devront en partie s’intégrer oucoexister de façon rapprochée avec le milieu urbain, sinon, elles neseront pas perçues comme un modèle réalisable à grande échelle.

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La visibilité des bulles communautaires, les contraintes induites pourles rejoindre, les quelques raisons qui peuvent faire qu’un individuquitte une communauté malgré le fait qu’il s’y sent bien, laconsidération politique de ce changement de vie, ou encore lesdifficultés qui peuvent émerger face à cette transition vers uneréalité bien différente de la société majoritaire : les raisons quiexpliquent la croissance « très mesurée » des communautésintentionnelles sont en fait très diverses et variées...

Et puis, pour se lancer sur ce chemin, encore faut-il s’y préparer etl’envisager comme une succession d’étapes individuelles etcollectives. Savoir que la vie « communautaire » ou « collective »est possible et sujette à différentes variantes économiques etsociales est une chose, se décider à projeter notre propre personnedans un autre mode vie en est une autre.

L’envie d’un changement politique pour notre vie, la constructionindividuelle de la transition qui va avec, ainsi que l’ensemble deséléments qui composent sa dimension collective, sont autantd’aspects qui forment les étapes et les jalons d’un cheminement qu’iln’est pas forcément aisé d’initier et de suivre...

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Pour chaque partisan.e, maintenant et concrètement

La situation, le cadre de notre action

Nous n’avons pas le pouvoir, mais nous avons toutes et tous uncertain pouvoir, celui de faire. C'est bien sûr plus facile à dire depuisun pays pseudo-démocratique que depuis un État autoritaire, mais ilest intéressant de constater que les sociétés alternatives les plusactives ou les plus avancées, comme celles citées précédemment,le sont parfois face à des oppressions armées et autoritaires. Avantde passer à l'action, les individus concernés n'ont peut-être pas eu àse demander si le jeu en valait la chandelle. Sans vouloir nouschercher d'excuses, il est indéniable que la société capitalistepseudo-démocratique nous endort, elle nous anesthésie en nousberçant dans le consumérisme, elle nous amadoue avec sesperspectives rassurantes. Paradoxalement, nous ne sommessoumis à aucune violence physique comparable à ce que d'autressubissent, pourtant, ce système nous contrôle autant que d’autres,moins brutalement, mais plus insidieusement.

L'idéologie capitaliste se défait peu à peu de son habillage pseudo-social au gré de « réformes » pour revêtir son habit « libéral » final,elle rogne sans cesse d’éventuels progrès acquis de longues luttes.Comprenons une fois pour toutes qu’elle ne recherchera jamais unelégitime et raisonnable satisfaction pour tout le monde. Dans saversion moderne, elle a intégré le fait que le pouvoir doit contrôlerles envies quotidiennes au lieu de soumettre arbitrairement, qu'il estpossible d'élever les mécaniques capitalistes en tant qu'autoritésconsenties de nos vies. Les chances pour que le progressismesocial réapparaisse par le jeu institutionnel paraissent trèsminoritaires. La contestation grogne lorsque le pouvoir tente dedétruire des principes qui contredisent une omniprésence du chacunpour soi, malheureusement, ces contestations ne sont bien souventque des actes de défense dénués de toute pensée sociétaleapprofondie. Elles peuvent malgré tout sembler pouvoir peserlorsque la convergence des luttes est là, soutenue par des foules demanifestants et des caisses de grève à la hauteur des enjeux.Lorsque les membres d'une génération de travailleurs et d'étudiantsfont grève et bloquent la machine, pour que ceux qui seront

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étudiants ou travailleurs après eux aient les mêmes possibilités etdroits qu'eux, on peut effectivement garder l'espoir d'une défensedes acquis sociaux. Malheureusement, les victoires sont rares ettoujours temporaires, l’arbitraire s’exprime aussi dans la répétition etl’usure de ceux qu’il vise.

Le pire est que nous devrions nous estimer heureux de ne subir quecette forme de contrôle. Le fichage high-tech des « citoyens » durégime chinois nous montre à quel point l'arbitraire peut assezsilencieusement mettre en place les bases d'un fascisme de velours.Les dirigeants chinois nous expliquent sans détour que la censureomniprésente est une bonne chose pour préserver l'ordre. Ils notentà présent les individus : les mal notés chinois se voient refuserl'achat de certains billets d'avion, ils ne peuvent pas poursuivre leursétudes ou inscrire leurs enfants dans certaines écoles. Évidemment,ils ne peuvent pas non plus exercer des postes de direction dans lesentreprises. Ce n'est que le début, ce système de points serapleinement opérationnel en 2020, nous avons déjà compris quecritiquer le gouvernement fait perdre des points, dénoncer son petitcamarade « déviant » permet sûrement d’en gagner... N’oublionspas qu’en Chine, des gens sont emprisonnés et assassinés à petitfeu pour le simple fait de critiquer le gouvernement dans des articlesde presse (https://rsf.org/fr/actualites/chine-deces-du-blogueur-yang-tongyan-nouvelle-victime-de-pekin-par-absence-de-soins). Lerégime chinois n'est pas le seul à mettre en place les outilspermettant un contrôle de sa population, l'Inde est également surcette voie, elle s'attache elle aussi à se doter du pouvoir desurveiller et d’influencer les opinions et les comportements de sesbraves citoyens (https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2018/06/12/l-inde-s-apprete-a-jouer-les-big-brother_5313379_4497186.html). Lasociété marchande autoritaire est plus que jamais sur le point des'imposer en divers endroits du monde.

Certains pensent que le capitalisme file droit vers un effondrementqui nous obligera à une profonde remise en question du système.Pourtant, s’il y a bien un système économique résistant, c'est celui-là : il subsistera aux crises les plus graves, la guerre et la misèreseront toujours là pour limiter la population à un niveau acceptablepour ceux qui sont dans les strates les plus élevées de la pyramide.Aux États-Unis, les plus pauvres meurent déjà de leurs diabètesparce qu’ils n'ont pas les moyens de se soigner. Même dans les

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pays les plus riches, la population sera violemment régulée en casde crise majeure. Il n’y aura peut-être tout simplement jamais cette« inévitable » remise en question du système... Passé le drame desquelques dizaines ou centaines de millions de morts provoquées parle désastre écologique, le changement climatique, la montée deseaux, les famines, les black-out et les guerres, la situationretrouvera un cours « normal », ils oseront même nous dire que lacroissance est de retour... Si nous ne construisons pas un autremodèle dès maintenant, il n'y aura jamais autre chose que lecapitalisme et son chacun pour soi.

Il est dit au début de ce chapitre qu'il est plus facile d'agir dans lecadre d'un État pseudo-démocratique comme la France, n'oublionspas pour autant le fiasco judiciaire de l'affaire de Tarnac. Il a étéétabli qu'une ministre, et des services « antiterroristes », ontsciemment tenté de manipuler l'opinion publique pour lancer lamachine à broyer judiciaire sur des gens qui ne faisaient que penserautrement. Regardons également ce qui se passe à Notre-Dame-des-Landes après la victoire des partisans du Non à l'aéroport :l’État invoque le « droit républicain » contre des gens qui pensentdifféremment, simplement pour détruire ce qu'ils ont construit sur lesterres qu’ils ont défendues. Au regard du monde que le Capital etceux qui veulent le pouvoir sur leurs semblables nous préparent, ilest urgent d'agir lorsqu'on adhère à une autre vision de la société. Ilne suffit pas de tenter de résister, il faut concrétiser les premièrespierres d’un autre modèle, et agir pour qu'augmente le nombre desindividus qui tentent de s'affranchir concrètement de ce système.Ceux qui souhaitent s'en extraire pour vivre dans le cadre desociétés intentionnelles collectives auront peut-être demain un autresystème bien concret à proposer à tout le monde.

« Créer c'est résister, résister c'est créer », ces mots du ConseilNational de la Résistance sont toujours d'actualité. S'agit-il de créerdes lois ou de réformer des institutions ? C’est une contributionpossible, mais l’on ne peut pas considérer cela comme un objectiffinal. Il nous faut créer d'autres modes de vie, ceci pour ne pascontinuer à subir celui que les partisans du système actuel veulentimposer. Créer, c'est résister à ce destin uniforme qu’un pouvoircentral prévoit pour nous, il n'est plus temps de se réfugier dansl'espoir, ni de se réconforter dans la douceur des bons sentiments :oui, l'espoir fait vivre, mais c'est en fin de compte une vie bien triste.

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Rien n’est plus décisif que l'action individuelle et collective quiimpacte réellement le quotidien. La satisfaction réside dans le faitd'être acteur d'un changement de scénario pour notre propre vie,tout en l'associant à une vue d'ensemble, à un projet de société.

De bien belles choses ont été dites à propos des modalitésd’expression de notre volonté de changement. Gandhi : « vousdevez être le changement que vous voulez voir dans ce monde »,ou encore Sénèque : « ce n’est pas parce que les choses sontdifficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pasqu’elles sont difficiles », nous ont donné ces mots qui sont empreintsd'une certaine force, et rappellent la nécessaire implicationpersonnelle pour avancer. Ils suggèrent également l'éventuel besoinde devoir sortir de sa zone de confort pour y arriver. Il faut aussiadmettre que les choses sont parfois difficiles sans que cela nerelève d’un manque de confiance en nous. Devenir « l'ensembledes changements que nous voulons pour ce monde » peutégalement sembler présomptueux, ou risquer de nous laisservégéter dans un certain flou artistique : nous nous éloignons d’uneambition réaliste qui consiste à vouloir penser le changementcomme une succession d'étapes intermédiaires bien réelles.

Parfois, on parle de « déclic » pour exprimer le fait qu'une personnese décide à changer son comportement. Elle devient proactive surun sujet donné, elle prend en main la responsabilité de sa vie, etabandonne la posture qui consiste à exclusivement rechercher descauses dans les circonstances ou les personnes extérieures. Elle seconsidère alors comme un acteur pouvant faire évoluer le scénario :un élément ou une pensée émerge pour contrebalancer l'influenceapathique d'un autre paramètre de la situation, un talisman dissipeune influence négative ambiante pour que s’exprime un désir ou unepotentialité positiveY

Que ce talisman politique soit matériel ou immatériel, rationnel ouirrationnel, émotionnel ou purement physique, l'état de consciencede la personne change... Quelle chance si de bons mots pouvaientfaire office de talismans repoussant l'indifférence et la résignation...À tout hasard, puisque vous êtes là, voici deux autres citations quiméritent d'être (re)découvertes.

« Le meilleur moyen de réaliser ses rêves, c'est de se réveiller »,Paul Valery

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« On a deux vies, et la deuxième commence quand on se rendcompte qu'on n'en a qu'une », Confucius

Où nous situons-nous ? Chez les individus qui souhaitent vivre dansune société réellement différente, ceux qui sont prêts à soutenir parles actes cette idée et à agir pour la faire exister ? Ou bien chez lesautres : les globalement satisfaits du système actuel, lesdésespérants, les désespérés, les résignés, ou plus souvent lesapathiques ? Passer des idées aux actions est le révélateur d'undésir arrivé à maturité, cela marque la sortie de l'individu de satorpeur politique. C'est une prise de conscience de l'insignifiance dela posture du commentateur spectateur : ce que nous sommestoutes et tous si nous ne nous projetons pas en dehors de ceschéma pseudo-démocratique, celui qui ne remettra jamais enquestion l’autorité centrale et le pouvoir indiscutable de l’argent.Accepter la vérité dérangeante de notre apathie politique souventcoupable, c’est comprendre que notre passivité est unconsentement pour le système en place.

Si nous n’adoptons pas un point de vue radical, c’est-à-dire un pointde vue imaginant au bout du chemin l’existence (pour celles et ceuxqui le souhaitent) d’une société dénuée des mécaniquescapitalistes, nous ne serons jamais autre chose qu’une espèceempêtrée dans la médiocrité consumériste. À partir de l’instant oùnous souhaitons commencer à nous détacher concrètement de cesystème, la moindre parcelle d'action peut contribuer à unesatisfaction libératrice, elle nous permet de commencer à être unhumble partisan actif d'une société différente. Aussi petite que soitnotre contribution effective, elle nous définit comme acteur réfléchide notre environnement, nous ne sommes déjà plus dans la posturedu consentement souriant, résigné ou indifférent, ni un membre dutroupeau ne montrant aucune remise en question visible de lasociété individualiste et marchande.

Les possibilités sont nombreuses, qu'elles relèvent d'une démarcheindividuelle ou collective, qu'elles soient structurées ou informelles,qu'elles se fondent sur des idées politiques en totale opposition avecla société actuelle, ou qu'elles ne puissent parfois s'inscrire a priorique dans le cadre d'un réformisme un peu naïf, elles doivent toutesêtre considérées pour ce qu'elles sont : un pas de plus vers dumieux. Sauf à pouvoir intégrer dès demain un important collectifradical déjà existant, le changement qui nous voit passer de notre

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situation actuelle vers une autre ne peut être que le fruit de plusieurstransitions : une succession d'étapes qui nous mène vers ce quenous voulons être, ou nous en rapproche. Faire un pas de côté dansce modèle qui s’impose à nous, c'est parfois se préparer à fairemouvement vers un autre. Sortir du système n'est pas une nécessitépour déjà commencer à en créer un autre, nous y reviendrons plusloin avec l'idée de la révolution partielle.

Parmi celles et ceux qui bougent dans ce sens, il y en a qui pourrontd’ailleurs très bien se satisfaire de s'arrêter en chemin, ils pourrontpeut-être se contenter d'une situation semi-capitaliste la pluséloignée possible du cœur libéral, une espèce de post-capitalismeplus tolérable. Pourquoi pas. Dans ce cas, il faudra peut-être qu'ilspuissent voir d'autres personnes aller plus loin d’une manièreenviable, ceci pour se décider à continuer d'avancer vers unprogressisme plus abouti.

Vouloir vivre différemment signifie vouloir « vivre ensemble »différemment. Le capitalisme et son individualisme structurel ne sontrien d’autre que l’expression d’un degré de considération très faiblepour le vivre-ensemble. Malgré les quelques couches artificielles desolidarité (la plupart du temps forcément économique) que certainstentent d’obtenir par la lutte ou la « démocratie », ce systèmerestera toujours basé sur un individualisme économique transpirantdans tous les aspects de la société. Vouloir autre chose, c’estvouloir remettre en question ce point fondamental dans notre visionsociétale d’un futur désirable. Construire une alternative implique devouloir faire en sorte qu’une population (un peuple intentionnel) soitunie, solidaire, et organisée de manière collective dans tous lesgrands aspects de son fonctionnement sociétal. Ne pas vouloir ceci,c’est vouloir se contenter d’un capitalisme, quelle que soit la saucechoisie, quelle que soit l’intensité de son chacun pour soi, qui nenous mènera nulle part si ce n’est dans un mur.

Nous ne pouvons pas construire quelque chose de significatif toutseul, et la qualité d'un collectif dépend des qualités sociales de sesmembres. La réussite sociale collective est liée à des états d'espritindividuels adéquats : dépasser le mode de vie capitaliste impliquede dépasser certains comportements. Lorsque les différentesindividualités qui semblent prêtes se retrouvent, lorsqu’elles seregroupent dans un espace déjà bien en bordure du système, ellespeuvent alors s'associer pour tenter d'aller au-delà de ce que

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permettent les actions individuelles concertées. Il faut être prêt etcohérent individuellement pour être prêts et cohérentscollectivement. Au risque d’énoncer une banalité, c'est bien encommençant par travailler sur nous-mêmes, dans divers domainesde nos vies, que nous commençons à nous ouvrir un passagecollectif vers le changement, qu’il s’agisse de créer ou de rejoindrequelque chose.

Certain.e.s sont encore en phase de réflexion, peut-être isolé.e.s etne trouvant aucun écho à leurs convictions autour d'eux. D'autresont la satisfaction de pouvoir refaire le monde avec certains amis oucertaines connaissances, mais sans que cela ne débouche surquelque chose de concret. D'autres encore ont eu la possibilité des'intégrer ou de participer à une initiative teintée, en partie ou pourbeaucoup, de principes politiques en phase avec leurs propresidées. Enfin, nous avons vu précédemment que certain.e.s sont déjàbien avancé.e.s, au point de vivre par certains aspects une ruptureréelle avec l'individualisme capitaliste. Dans tous les cas, il ne tientqu'à nous d'actionner notre individualité dans le sens le plus positifqui soit... Certain.e.s trouveront cette dernière phrase inutile ettranspirante de naïveté, imprégnée d’un ton bisounours insipide etd’une platitude navrante, pourtant, ce sont bien ces mots quidécrivent le chemin politique, absolu et indispensable, que nosindividualités doivent prendre pour évoluer et contribuer auchangement sociétal. Si nous n’accordons pas notre proprepersonne avec les exigences sociales et politiques d’unfonctionnement collectif de qualité, nous n’arriverons jamais à nousextraire de la société individualiste.

Contribuer à un groupe social à connotation sociétale est lecheminement logique de notre ambition politique, mais nousreviendrons plus tard sur « l'évolution collective » de notre situationpersonnelle. En effet, il peut être contre-productif de vouloircommencer à emprunter ce chemin par le prisme ambitieux d’unecohésion sociale de grande qualité, même si c'est par ailleurs tout àfait possible. Il est sans doute plus pertinent de commencer pararpenter individuellement, et en parallèle avec d’autres, cettetrajectoire en y faisant évoluer notre propre situation et notre proprepersonne, cela sans forcément vouloir mettre en avant la recherchecentrale d’une révolution comportementale, relationnelle et sociale.

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Notre vie actuelle est pour une majorité d’entre nous avant tout« capitaliste ». Cela dépend de chacun.e, mais il y a parfoisbeaucoup à faire pour la faire évoluer vers ce qui se rapproche leplus de nos convictions : la transition décisive qui suivra n’en seraque plus facile. Comment nous lancer efficacement dans uneconstruction sociale, équilibrée et progressiste, si nous n’avons pasdéjà commencé à travailler un équilibre et une cohérence sur notrepropre personne ? Cette étape est importante et formatrice, ellenous confronte à des tensions personnelles et à des échecs. Le butest de passer de cette façon de vivre à une autre, une autre façonqui n'est parfois dans notre esprit qu'un brouillon flou plein d'espoir.

Le temps, une ressource essentielle

Ce système économique ne perd pas une occasion de noussolliciter pour que nous fassions quelque chose dans son sens.Lorsque ce n'est pas le cas, il nous prépare ou tente de nousconditionner en vue de ce même objectif. Toutes ces incitationsnous sont présentées par le biais de notre prétendu intérêtpersonnel, toute une partie de l'économie capitaliste n'a plus quecette seule vocation professionnelle : nous cibler et trouver le moyende nous faire consommer, cela va même jusqu'à vouloir nousvendre des idées ou des opinions. Toute cette mécanique influeénormément sur notre « temps de cerveau libre », c’est-à-dire libéréde toute influence ou sollicitation. Plus notre cerveau est impactépar ce cirque, moins il est réceptif à notre propre volonté ou à despensées qui se situent en dehors de la sphère capitaliste.

Les adeptes de la société marchande ne sont pas très emballés parl'idée que nous puissions avoir trop de temps vraiment libre à notredisposition. Que ce soit pour bien réfléchir avant d'acheter, remettreen question tel ou tel aspect de nos vies, ou toute autretemporisation réfléchie, le temps n'est pas l'allié du consumérisme. Ilfut un temps où les travailleurs passaient littéralement leur vie àtravailler, le problème était qu'ils n'avaient pas vraiment le temps deconsommer. En plus de constituer un progrès social, diminuer letemps de travail a aussi été une manière de stimuler laconsommation. Idéalement, une journée d'activité doit permettre àun individu d'avoir encore quelques réserves d'énergie pour uneconsommation active en dehors de ses heures de travail.

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Pour parfaire cette journée de la société marchande idéale, sonniveau de fatigue doit être atteint à son retour chez lui, ceci pourqu'il puisse se laisser happer par les sollicitations d'uneconsommation passive. Il s'agit alors de se délasser, de se divertir,de se « vider la tête ». Oui, c'est bien cette expression - se vider latête - qui est entrée dans notre langage courant pour décrire notredélassement post-productif : nous exprimons sans même nous enrendre compte notre consentement pour les mécaniques de ceprocessus d’aliénation.

L'apathie est un état de fatigue et de mollesse accompagné d’uneindifférence générale ou d'une absence de désir. Parfois, elle estune maladie qui peut s'expliquer par des troubles hormonaux, unepathologie psychiatrique, des traumatismes psychologiques, ou despériodes de grand stress. À la vue des chiffres d'audience decertaines émissions, on ne peut que valider le fait qu'une partie nonnégligeable de la population se retrouve « scotchée »quotidiennement devant sa télévision. Considérant que ces« succès » d'audience ne sont parfois qu'un peu d'agitation etd’émotions surjouées, on devrait en déduire que le mode de viecapitaliste rend très certainement une bonne partie d’entre nousmalade.

Nous savons toutes et tous que notre temps libre constitue uninterlude dans la mécanique de cette société, le seul pendant lequelnous pouvons tenter de faire évoluer notre situation personnelle endehors du moule. La situation de chacun est différente, certainsauront naturellement plus de marge de manœuvre que d'autres,mais agir pour que ce temps soit vraiment libre est la premièreétape. C'est ici que se présentent à nous les premiers choix pouvantinfluer sur notre mode de vie, des choix pour lesquels notre volonté,notre envie et notre désir seront peut-être déjà mis à l'épreuve.

Nous allumons notre télévision par habitude, nous nous procuronssans même y réfléchir des heures et des heures de séries et defilms qu'il nous tarde de visionner. Nous allumons sans même ypenser notre ordinateur, notre tablette ou notre console de jeux pourpasser des heures sur nos jeux vidéo préférés du moment. Nousgardons précieusement notre téléphone connecté en capacité denous notifier une cascade d’informations. Nous enchaînons parautomatisme des dizaines de vidéos sur Internet, au gré dessuggestions et des titres accrocheursY Lorsque nous éteignons

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notre écran pour aller nous coucher, cette soirée a-t-elle étévraiment satisfaisante ? Lorsque nous arrivons à la fin du dernierépisode de cette série que nous avons suivi sans conviction, nousdemandons-nous à quoi auraient pu être consacrées toutes cesheures qui sont maintenant derrière nous ? Lorsque nous nouslassons de ce jeu pour passer à un autre, comment considérons-nous tout le temps que nous avons mis à progresser dans celui-ci,ceci alors que nous n'y jouerons peut-être plus jamais ? Quand leseffets de l'addiction vidéo cessent, avons-nous encore le souvenirdes premières vidéos que nous avons regardées ? Généralement, lafatigue nous offre une certaine clémence, celle de ne pas être sujetà ces inconfortables questions.

Nous ressentons dans ces moments de détente du plaisir, dudivertissement, des émotions... Comment nous reprocher cesactivités puisque ce sont elles qui s'offrent à nous en premier lieu,surtout lorsque nous cessons d'être dans une période dédiée à uneactivité nécessaire ou à l'obtention d'une rémunération. Tenter deprendre nos distances avec la logique capitaliste n'implique pas dedevoir renoncer à ces moments, mais il va bien falloir établir quellessont nos priorités et décider à quoi nous voulons consacrer notretemps personnel. Une chose est sûre, nous ne sommes pas dansl'optique de commencer à nous affranchir d'un système, lorsquechaque période de notre emploi du temps est en phase avec ce quece système espère de nous.

Les réflexions et les contestations ne suffisent pas, ce système nousfait consommer de l’indignation comme il nous concocte de fauxespoirs, ceux qui nous feront rester ou retourner dans une passivitérassurée. Le seul acte de contestation qui soit en mesure dechanger la donne est l’acte créateur : intellectuel, matériel, social,individuel ou collectif. Tout le reste ne relève que d’un registrethéorique ou émotionnel inoffensif pour le système : ces variationsd’affects dérisoires nous accaparent ou suspendent notre attention àcontre-courant d’une façon trop éphémère, elles sont stériles.

Il nous faut du temps pour pouvoir aller à contre-courant, du tempspour prendre le contre-pied de cette logique marchande ethédoniste, celle qui voudrait nous considérer comme des entitésconsommatrices, des proies attirées et motivées avant tout par lesdivertissements et les plaisirs. Le temps est un élémentindispensable, nous devons tenter de le soustraire à ce système

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dont nous voulons peu à peu nous détacher. Cette société a toutintérêt à ce que nous restions scotchés à sa production médiatique,elle est le visage d’une procrastination qui nous fait remettre à plustard toutes les actions ne nous procurant pas de satisfactionimmédiate. Elle est la conséquence du fait qu'on nous offre deconsommer des images, des sons et des émotions dans l'instant :notre acceptation relève parfois seulement d’un état d’espritpassager qui se satisfait de la passivité et d’une absence d'effort.

Si nous sommes concernés par cette problématique, bannir latélévision ou certaines connexions de notre lieu de vie est un gestepolitique qui en permettra d'autres. Qu’il s’agisse de sortir un objetdu quotidien, ou de ne s'en autoriser qu'une utilisation limitée, celapeut demander beaucoup de volonté à des individus ou des familles.Pour celles et ceux qui sont addicts, s'extirper du confort moelleuxde l'aliénation nécessitera de serrer bien fort son talisman politique,ceci afin de garder active cette envie de vivre autre chose. Il faudraplus qu'une posture pour repousser sur la durée cette habitude aveclaquelle ils ont passé tant de temps. Toutefois, qu'avons-nous à yperdre ? Si nous ne sommes pas capables de nous lancer sur unsujet de ce type, alors qu'il est tout à fait possible de revenir enarrière, cela n'augure rien de bon pour les étapes qui pourraientsuivre...

Une fois cette évolution actée dans notre mode de vie, ce n'estqu'au bout de quelques jours que nous percevons les bienfaits de cechangement. Nous prenons conscience de cette quantité de tempsgagnée qui nous permet autre chose. Lorsque nous nageonsdedans, nous ne nous souvenons qu’assez peu du contenu de notreconsommation médiatique ou numérique de la semaine passée. Onnous abreuve de productions émotionnelles et d’interactions qui neservent souvent que de support aux mécaniques marchandes,même l'information rentre aujourd'hui dans ce schéma commercial.

Le mode de vie capitaliste nous offre la possibilité d'être sousperfusion médiatique pendant la totalité de notre temps libre. De latélévision aux vidéos en passant par ces nouvelles qui s'invitentdans nos « réseaux sociaux », le divertissement et l'informationdeviennent des addictions. Nous pouvons nous libérer beaucoup detemps vraiment libre en maîtrisant notre consommation : refusonscette abondance synthétique et numérique qui s'offre à nous,maîtrisons nos consommations pour maîtriser notre temps.

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Ces divertissements et ces plaisirs peuvent figurer parmi les aspectsde nos existences pour lesquels nous avons le sentiment d'avoirquelque chose à perdre si ce mode de vie était remis en question.Ces consommations en grande partie quasi gratuites sont unebonne part de ce que la société de consommation appelle liberté.Sans même parler de la médiocrité qui caractérise une bonne partiede cette immense production médiatique, nous devons prendreconscience du fait que nous pourrions passer notre vie entière àregarder de bons films, de bonnes séries, de bonnes vidéos, debonnes émissions, à jouer à de bons jeux, utiliser de bonnesapplications et lire de bons magazines, de bons journaux et de bonslivres. Cette situation ne s’arrangera pas avec le temps, nousn’imaginons pas la quantité astronomique de productionsqualitatives littéraires, cinématographiques, télévisuelles, et autres,que nos descendants auront en stock avant même d’avoir l’âge pourles apprécier... Mais que voulons-nous vraiment pour nos vies ?

Ce rideau médiatique et vidéoludique nous procure une partie denotre plaisir, il est même pour les moins argentés l’une des raressources de loisir. Il produit des moments à connotations positives quisont ce qu'ils sont parce qu'ils permettent aussi d'oublier tout lereste pour un temps. Vouloir vivre dans un autre type de sociétéimplique parfois de refuser la facilité intéressée de celle-ci. Dans lecas contraire, nous ne parviendrons pas à nous extraire de notrestatut d'individu capitaliste, condamné à ne jamais remettre encause par l'action ce modèle et sa mécanique antisociale.

Il ne s'agit pas de renoncer à ces divertissements et ces plaisirs.Vouloir vivre dans une autre société n'implique pas une abstinencedans celle-ci, il s'agit de reprendre la maîtrise de notreconsommation, d'affirmer que nous ne voulons pas qu’unhédonisme primitif - nous poussant à maximiser notre plaisir et notreconfort avant toute autre chose - soit le constituant principal de notretemps libre. Lorsque nous sommes encore jusqu'au cou dans lebain capitaliste, nous pouvons évoluer et travailler sur ce que nousvoulons être (d’un point de vue social et politique) pendant ce tempsvraiment libre. Nous posons les bases de notre émancipationlorsqu’il devient vraiment le nôtre, lorsque nous l'utilisons pourregarder à l'opposé de l’agitation stérile consumériste, lorsque nousl'utilisons pour penser et adopter concrètement des pratiqueséconomiques et sociales contredisant le modèle dominant.

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Le temps, c'est de l'argent. Ce leitmotiv capitaliste est une réalitéidéologique, mais aussi une façon de nous dire que nous perdonsnotre temps à ne pas essayer de l'utiliser pour gagner de l’argent.Le mode de vie individualiste nous incite à consommer en fonctionde nos capacités financières, c'est la récompense qui nous attendpour notre labeur. Pour ceux qui ont un travail et de l'argent de côté,n'oublions pas qu’il peut aussi se transformer en temps, c'estd'ailleurs un bel exemple de contre-pied idéologique. Ceux qui enont la possibilité peuvent décider qu'ils vont s'offrir du tempsvraiment libre, en prenant des congés supplémentaires ou enréduisant leur temps de travail, grâce à cet argent qu'ils n'auront pasbesoin de gagner. Cette attitude est une hérésie pour la penséecapitaliste, les cadres et les patrons qui voient la réussite par lerevenu ne ratent pas une occasion d'affirmer, lorsque c'est le cas,qu'ils travaillent bien plus que la durée légale de travail. « Plutôt quede gagner cet argent qu'il est prévu que je gagne, je vais y renoncerpour garder mon temps », il faut évidemment avoir les moyens pourse permettre ce genre de posture, souvent de l'épargne et descharges financières optimisées.

Ces moments gagnés sont ceux où nous allons pouvoir tester notrecapacité à nous projeter dans des actions à contre-courant. Se dire :« demain je ne travaille pas alors que c'est le cas d'habitude, je vaisfaire des choses qui vont aller dans le sens d’une émancipationpolitique » revient déjà à s'affranchir de la logique d'un système pourse projeter dans l'expérience d'un autre. C’est à la fin de cettejournée que l'on peut en tirer un enseignement. Suis-je satisfait ? Ai-je procrastiné ou tourné en rond ? Cette journée n'a-t-elle étéfinalement qu'un jour de repos et de divertissementsupplémentaire ? Est-ce que je regrette la perte de revenu associéeà cette journée inhabituelle de liberté ? Cette journée a-t-elle étésatisfaisante parce que j'y ai appris des choses ? Parce que j'y ai faitdes choses ? Parce que j'ai pleinement été en accord avec certainsde mes principes ? Parce que j'ai échangé avec d'autres ? Parceque j'ai participé avec d'autres à un fonctionnement collectif ? Cesmoments peuvent nous faire transiter peu à peu vers la pratiquerégulière d’une activité à contre-courant, voire une activité nousouvrant un chemin vers l’émancipation.

Certains d'entre nous n'ont pas de marge de manœuvre sur leurtemps de travail, ils doivent par ailleurs consacrer du temps à des

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activités nécessaires, qu'elles soient familiales comme s'occuper deleurs enfants, ou autres. Ils ont très peu de temps libre et ça leurdemandera, à eux plus qu'aux autres, un solide désir politique pourpouvoir investir ce temps libre dans des actions alternatives. Cesdernières peuvent d'ailleurs logiquement se situer dans le cadred’une reconquête du temps vraiment libre, comme par exemple uncollectif informel de garde d'enfants.

Ce que nous faisons et voulons faire de notre temps détermine ceque nous sommes, consciemment ou pas. Regagner du tempsvraiment libre, et s'appliquer à le vivre en accord avec nos idées,nous fait avancer sur le chemin que nous voulons choisir alors quenous sommes nés sur un autre. À partir du constat que nos viessont courtes et pourraient accidentellement se terminer demain,certains pensent principalement à maximiser leurs plaisirs et leurssatisfactions avant leur fin inéluctable. D'autres veulent être plus quecette entité individuelle qui les définit physiquement, ils veulentprendre leur part du « nous », ils veulent donner du sens à leurexistence. Ces deux façons de penser le potentiel de notre proprevie illustrent la divergence politique séparant la société individuellede la société collective. Ne croyons pas que vouloir « simplementvivre », avoir une descendance, ou améliorer notre situation, puissedonner un sens à notre vie, ce n’est que suivre un tracé biologiqueou une carotte superficielle. Le sens véritable n’apparaît que lorsquenous regardons en groupe dans une même direction...

Nous souhaitons toutes et tous profiter de notre existence et êtreheureux, mais s’il y a bien une chose qui fait toute la différencequant à l'utilisation du temps qui nous est offert, c'est le sens quenous lui donnons. Nous savons bien que nous ne trouverons quebien peu de sens à notre existence si ce temps n'est qu'au servicede notre personne. Nous voulons un sens qui éclaire notre chemin, ilne se révèle que lorsque nous dépassons ce que nous pouvonsenvisager pour notre propre individualité. Les histoires individuellessont éphémères, les satisfactions individuelles disparaissent dèsque l'émotion se dissipe. Seules les histoires collectives existent au-delà des événements qui les composent, seules les satisfactionscollectives perdurent. Elles ont un sens profond car elles dépassentla physique des actions, elles sont le fruit incomparable de volontéshumaines qui s'associent pour une chose : être plus que cet agrégatd'individualités qu'elles pourraient seulement être.

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Cohérence, plaisir et mode de vie

Cohérence : rapport d'harmonie ou d'organisation logique entre deséléments.

Continuons sur l'idée qu'une personne doit être en cohérenceindividuelle - une cohérence entre ses idées et ses actions - pourêtre ou devenir un membre en phase avec le fonctionnement d’uncollectif. Les projets militants et les initiatives pour un autre mode devie s'inscrivent dans une critique et une volonté d'émancipation despratiques économiques et « sociales » capitalistes. Un individu quiprend part à cette envie collective de faire autrement ne peut pass'épargner une mise en cohérence individuelle préalable, etl'introspection qui va avec. Beaucoup découvrent à propos de ceque cela peut exiger d’eux, qu'il est parfois plus difficile (en tout casau début) de vivre dans le sens de nos valeurs que de vivre en leslaissant sur le bas-côté de nos vies capitalistes. À défaut de pouvoirsauter dès maintenant dans un autre modèle, il s'agit dans unpremier temps de privilégier dans la société marchande ce qui sesitue le plus loin de son cœur « libéral », ceci tout en refusant parprincipe des choses qui sont en forte opposition avec ce que nousferions au sein de notre société idéale.

Économie : au sein d'une collectivité humaine, ensemble desactivités relatives à la production, à la distribution et à laconsommation des richesses.

Cette société capitaliste dans laquelle nous vivons est régie par la« logique » de son marché. Cette logique est purement financière,elle n'est même pas « économique » si on considère à quel point lesressources physiques sont gaspillées en dépit du bon sens. Cedernier ne vaut rien face au calcul financier que le capitalismevoudrait que nous nommions « logique économique ». Un exempleparmi tant d'autres pour nous rappeler à quel point la consternationse niche dans les sujets les plus anodins de cette « économie » :l’industrie de la crevette grise. Les crevettes grises sont pêchées enMer du Nord et sont débarquées en Allemagne, elles y sontconditionnées pour parcourir 3000 kilomètres jusqu'au Maroc, cecipour simplement y être décortiquées... Elles sont ensuiteréexpédiées aux Pays-Bas pour y être emballées dans leurs boîtesplastiques. Pour finir, elles refont encore quelques centaines dekilomètres pour revenir en Allemagne et être vendues en grande

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surface (La crevette - Product - ARTE). Cette économie n'est nicohérente ni logique, si ce n'est avec sa propre idéologie gaspillanteet destructrice. Nous n’imaginons pas l’énorme quantité deressources (entre autres logistiques pour cet exemple) que nouspourrions préserver dans le cadre d’une économie rationnelle,encore plus dans celui d’une économie collective. On ne compteplus les filières alimentaires capitalistes désastreuses, où le produitest mis à la poubelle du début à la fin de la chaîne. La décroissancene demande rien d’autre que la fin de ce gâchis monumental.

https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/10/16/gaspillage-41-2-tonnes-de-nourriture-jetees-chaque-seconde-dans-le-monde_5201728_4355770.html

https://www.ouest-france.fr/bretagne/rennes-35000/pres-de-rennes-de-moins-en-moins-consommees-des-tonnes-de-tomates-jetees-dans-la-nature-6375599

Même si nous ne sommes que de petites mains ou de simplesexécutants économiques pour la plupart d'entre nous, nous sommesce système capitaliste. À part pour ceux qui se sont positionnés à lamarge, ou ceux qui évoluent déjà au sein d'une communauté ayantatteint un certain palier d’émancipation, nous ne pouvons pas nierêtre des acteurs de ce système marchand. Le subir politiquement oule contester ne nous évite pas le fait d'avoir à accepter que nous enfassions partie. Le capitalisme existe parce que les individus quivivent selon ses règles existent, qu'ils le fassent par adhésionpolitique, par défaut ou par obligation. Dans le cadre politique, nepas prendre parti contre ce système en tentant d’aller à contre-courant signifie prendre parti pour lui. Quant à la protestation, ellen'atténue en rien notre participation : il nous faut a minima diminuernotre empreinte capitaliste, refuser de prendre part à certaines deses pratiques, et perturber ses mécaniques aliénantes etdestructrices quand cela nous est possible.

Certains militants sont prêts à l’illégalité du sabotage et du vol pours’attaquer à la domination du Capital. Au début des années 2000,Enric Duran a volé pratiquement 500.000 euros aux banquesespagnoles, il a souscrit à une multitude de crédits pour ensuitedisparaître sans avoir aucune intention de les rembourser. Il a étéarrêté après avoir dispersé la majorité de son larcin au profitd’alternatives sociales.

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Même si cette courageuse attaque en règle n’est pas directement cequi le remet en cause, le système s’est empressé de faire oubliercette déconvenue, il est important de ne pas oublier la possibilité dece genre d’action politique... Quel que soit le projet, notre cohérenceindividuelle est un marqueur et la première concrétisation d'uneaspiration politique. Dans le cadre consumériste, trois possibilitéssont à notre portée en fonction de la situation : la maîtrise, le refus etle contre-pied.

Il y a pour commencer une chose sur laquelle nous avons un certainpouvoir : notre corps. La mauvaise santé et les « désordrescorporels » nous pèsent physiquement et psychologiquement, etmême si nous ne sommes pas tous égaux face à l’apparition de lamaladie, nous avons quand même une certaine marge demanœuvre à ce sujet. La surconsommation alimentaire, d'alcool, detabac, des autres drogues et des médicaments est le symbole d'unesociété qui court après cette déplorable agitation visant legonflement des chiffres d'affaires. Sans compter toutes les autresconsommations qui se proposent d’atténuer les problèmes d’uneautre, ceci sans jamais s'attaquer aux sources du problème. Au-delàmême du fait que prendre soin de notre corps est évidemment unebonne chose pour nous, prendre soin de notre santé est aussi unacte politique. Il est préférable d'être plutôt en forme pour pouvoirs’affranchir des marchés de la santé et boycotter l'industriepharmaceutique. Vis-à-vis de notre propre personne, l'équation esten fait assez simple lorsqu'il s'agit de certaines consommationspouvant relever d'une appréciation politique : d'un côté le plaisir del'instant ou la satisfaction à court terme, de l'autre une certaineforme de respect pour notre corps, un confort supérieur dans notrevie et la diminution des risques de souffrir demain et plus tard.

Ce choix relève de notre appréciation des eaux tumultueuses où semêlent et s'emmêlent les plaisirs et les bonheurs. Le capitalismenous vend l'hédonisme - la quête du plaisir - comme gage de notreémancipation, il nous incite comme souvent à faire le mauvais choix.L’eudémonisme des épicuriens et des stoïciens - concevoir lebonheur comme le but de la vie humaine et la finalité de la raison -n'a pas la cote au royaume du marketing et de l'achat plaisir. Laconception du bonheur est une question éminemment politique.

« Le but de la société est le bonheur commun » : article 1er de laConstitution française du 24 juin 1793, tout un programme...

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Les plaisirs et les bonheurs ne se résument pas à des choixbinaires. Nous avons toutes et tous à choisir le niveau de maîtrisede nos consommations, c’est une échelle sur laquelle nous devonsplacer notre propre curseur, un choix qui définit une partie de notremode de vie. Tout le monde sait qu'abuser du sucre, du gras, du sel,du tabac, de l'alcool... et de tout un tas d'autres choses, est mauvaispour notre santé. Que ce soit le surpoids ou les effets permanentsde la fumée sur la bouche, la gorge, le goût et nos poumons, noussavons tous lorsque nous allons au-delà de ce qui est raisonnablepour notre corps. La question est de savoir si ça en vaut la peine.Laisser faire la gourmandise ou trouver un plaisir à fumer dans desmoments particuliers ou festifs n’est pas un problème, maislorsqu'une personne fume par habitude même lorsqu'elle est seule,ou consomme des litres de sodas par addiction ou juste parce que« c'est bon », nous touchons là à des comportements incompatiblesavec l'idée d'émancipation. Nous sentons bien que cetteconsommation déraisonnable est justifiée par la conception quel’individu a de sa propre liberté, ceci alors que c'est exactement lecontraire de ce qui se passe : il est soumis à des consommationsqui l’enchaînent au système. « Oui je mange mal, j'ai des kilos entrop et je fume beaucoup, mais je compte bien rester libre de ne pasme priver », ceci est l'acceptation du rôle que la société marchandea prévu pour nous : consommer sans retenue pour tenter de jouir,puis pour ne plus souffrir, et mourir.

La santé du système passe avant celle de l'individu, les industriesagroalimentaires et pharmaceutiques nous diront que les indicateurséconomiques sont au vert, mais nos indicateurs biologiques sont aurouge. Un individu consommant sainement, maîtrisant ses excès etne tombant presque jamais malade, est un citoyen qui frise ladissidence. Nous serions probablement en récession économique sitous les individus qui consomment trop, pour ensuite se soigner oucorriger les effets de leurs excès, changeaient leur mode de vie etde consommation. Ces boissons gazéifiées hyper-sucrées auxmultiples additifs (sept morceaux de sucre dans une canette de 33cl) rendent une bonne partie d'entre nous addicts aux shoots desucre. C'est un marché qui se porte bien et génère des milliardsd'euros... tout comme les marchés du cancer et du diabète. Faisonsen sorte que ces marchés s'effondrent, commençons par nous enretirer...

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Quel désastre économique pour l’industrie du tabac, l'industriepharmaceutique et les cliniques, si les fumeurs ne le faisaientqu'occasionnellement. Quelle catastrophe pour l'industrieagroalimentaire, la grande distribution et les salles de sport, si lapopulation décidait simplement de moins manger pour ne plus êtreen surpoids. Certaines études semblent prouver que la malbouffe, etplus généralement une grande partie de ce que vend l'industrieagroalimentaire, rend bête (https://www.lexpress.fr/styles/saveurs/la-malbouffe-rend-elle-bete_1160191.html). Trop de gras, desubstances comme les édulcorants, les additifs et les arômesartificiels agissent négativement sur des zones du cerveau quicomptent pour l'apprentissage, la mémoire et les capacitéscognitives. Quoi de mieux pour faciliter l’impact du marketing et lesaudiences des médias vendant du temps de cerveau disponible ?La boucle est bouclée.

L’Organisation Mondiale de la Santé nous dit qu'un fumeur sur deuxmourra de son tabagisme, on ne compte plus non plus les étudesqui montrent que manger moins nous ferait vivre plus longtemps,avec en plus une diminution des risques de souffrir de problèmes desanté. Un plaisir est d'autant plus apprécié qu'il n'est pas unehabitude répétée tous les jours. Certains auront la volonté de seconformer en permanence à une certaine hygiène de vie, d'autrestravailleront à prendre soin de leur personne tout en s'accordantparfois un retour au royaume de l'excès : tout est question deconsommation maîtrisée et de refus de ce qui n'en vaut vraimentpas la peine. Libre à chacun de fixer ses propres limites, ellespermettent de maintenir un état de santé acceptable, mais surtoutde pouvoir nous satisfaire de notre propre comportement et d’unaspect choisi de notre mode de vie.

Se regarder dans la glace sans y voir trop de gras, ne plus être cefumeur qui doit agir à tout prix le samedi soir, uniquement pour nepas se retrouver sans cigarette le dimanche quand les bureaux detabac sont fermés, se sentir plus léger et ne plus souffrir de ces kilosqui commençaient à peser sur nos articulations, retrouver le goûtdes choses, constater la présence de cet argent non dépensé quenous utiliserons pour autre chose, ou se réjouir de notre victoire surdes addictions toxiques et marketing : tout cela nous donne aussi duplaisir, et celui-là est d’une qualité bien supérieure...

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Nous pouvons très bien nous adonner à un épicurisme qui satisfaitnos envies de bonnes chairs, sans pour autant céder à une formed’autodestruction lente mais inéluctable. Si nous souhaitons vivredans une société où les gens sont en bonne santé, commençonspar nous-mêmes. Nous n'imaginons pas tous les changements àl'échelle sociétale qu'impliquerait la généralisation d'une hygiène devie « correcte », simplement sans l’irrationalité des comportementsconsuméristes. Quel bonheur pour la caste dirigeante de contemplerces braves travailleurs, ceux qui font en sorte de diminuer leurespérance de vie avant de pouvoir prétendre à une retraite...

Et puis, si finalement la maladie nous emporte plus tôt que lamoyenne malgré notre mode de vie raisonné, est-ce que nousregretterons vraiment d'avoir laissé filer ces doses supplémentairesde sucre, de gras, de nicotine et autres au cours de notre vie ? Biensûr que non, nous aurons au contraire la satisfaction de pouvoirpenser qu’un comportement déraisonnable n’est pas la cause denotre fin prématurée.

En matière d'hygiène de vie et de pratiques personnelles, le jeûneest un exemple parmi d’autres de ce que la société consuméristeocculte à propos de notre santé. La majorité de la population esttotalement ignorante des bienfaits de cette pratique (documentaireARTE - le jeûne, une nouvelle thérapie ?). Qu'il soit intermittent ouplus long, il est prouvé que réduire notre alimentation, ou mêmesimplement modifier l’organisation de nos repas, peut être bénéfiquepour notre santé. C’est en plus une des meilleures manières deperdre du poids si besoin, juste avant de reprendre une alimentationnormale. Pratiquement aucun acteur économique n'a intérêt àpromouvoir cette pratique gratuite comportant très peu de contre-indications (pour le jeûne intermittent), en revanche, les acteurséconomiques qui proposent des méthodes payantes pour nous faireperdre du poids, ou nous détoxifier, sont nombreux. En consommantmoins de nourriture, nous agissons positivement sur notre santé,même si cela peut être fatigant dans certains cas. Dans l’idéal pourle jeûne classique, il faut du temps libre de tout travail et activitéphysique pour le pratiquer sereinement : le temps vraiment libre estencore une fois une ressource essentielle. Il ne tient qu'à nous denous renseigner pour adopter cette pratique, et il n'y a qu'un pas àfaire pour élargir cette pensée à l'ensemble de notreconsommation : la décroissance est une forme de jeûne politique.

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Il est possible également de voir dans cette maîtrise de notreconsommation une expression du principe de réalité, celui dontparle la psychanalyse freudienne.

Principe de réalité : capacité à ajourner la satisfaction pulsionnelle.Respecter le principe de réalité consiste à prendre en compte lesexigences du monde réel, et les conséquences de ses actes. Leprincipe de réalité désigne avant tout la possibilité de s'extraire del'hallucination, du rêve, dans lesquels triomphe le principe de plaisiret d'admettre l'existence d'une réalité, insatisfaisante ou nonconforme à son idéalisation. Wikipédia

Certains trouveront peut-être que cette façon d'énoncer tout celacomme un « pouvoir » sur notre corps est quelque peuculpabilisante, liberticide, voire moraliste. Il ne faut pas prendre cepropos comme une injonction ou un « commandement » à appliquer,il espère simplement nous rapprocher d'une cohérence pour notrecorps, une espèce de bon sens biologique, sans toutefois oublierque nous ne sommes pas égaux dans ce domaine. Par ailleurs, uneconsommation « déraisonnable » peut aussi être partie prenanted’un mode de vie choisi, tout est question de l’acceptation lucided’un risque ou d’un prix à payer. Cela peut même relever ducaractère chiant d’un moment vécu selon la perception de chacun,la question étant de savoir si c’est l’abstention du moment, ou le prixà payer plus tard, qui sera le plus chiant au bout du compte, c'est-à-dire le plus ennuyant et contrariantY L’émancipation impliqueparfois de choisir une satisfaction plus générale ou cérébrale, ceciface à un plaisir plus physique ou immédiat, mais cela peut aussiêtre l’inverse, tout est question du mode de vie choisi...

Lorsqu’une façon de faire pose question, lorsque son impact négatifest évident, il arrive que par facilité, orgueil, ou parce que le constatest ressenti comme une attaque ou un jugement, certain.e.sréfléchissent uniquement à la manière de justifier le fait de ne rienchanger, sans prendre en compte les arguments contraires. Il nefaut qu'une seule raison pour ne rien changer, même si en face dixautres raisons existent pour justifier le changement. On pourrait yvoir une sorte d'égocentrisme de l'instant : les plaisirs et confortsimmédiats sont prioritaires par rapport aux plaisirs, conforts etinconforts futurs, nous délaissons tout simplement les intérêts denotre moi futur dans la situation actuelle.

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Sortir notre corps de la mécanique consumériste est une bonnemanière d'agir en cohérence individuelle, cela nous met en phase etnous rapproche des aspirations politiques de notre mode de viesouhaité. Qui peut prétendre vouloir vivre dans une société durableet équilibrée, qui anticipe les problèmes futurs, s’il ne souhaite pasessayer de le faire avec son propre corps ? Nous avons tout àgagner à refuser de prendre certains plaisirs consuméristes sansréfléchir : de la cohérence, une meilleure santé, souvent un peud'argent (donc un peu de liberté d’action ou de temps vraimentlibre), et une bonne dose d'amour-propre...

Faire et agir pour devenir

La cohérence de nos comportements nous apporte une sensationd'équilibre et parfois de réussite, elle peut produire de l’amour-propre. L’image que nous avons de nous-même change lorsquenous sommes acteur d’une maîtrise, d’un refus ou d’un contre-pied.La consommation raisonnée et réfléchie est un avant-goût de notreconsommation en société intentionnelle collective : il ne s'agira plusdans celle-ci d’essayer de rendre cohérent notre mode de vie enallant dans le sens d’une décroissance pour sortir d'un désastre,mais de maintenir à l’échelle sociétale un équilibre entre nosbesoins, nos envies, nos ressources et notre environnement. Ladécroissance est souvent réduite à sa dimension écologiste, ellepeut être également purement économique dans une sociétécollective, en contribuant par exemple à diminuer l’activité globalepour diminuer le temps de travail de tout le monde.

Dans le contexte capitaliste actuel, certains nous diront qu'agirindividuellement sur notre consommation ne sert pratiquement àrien, que c'est une goutte d'eau par rapport aux torrents degaspillages et à la montagne de surconsommation qui nous fait face.C'est malheureusement vrai, mais et alors ? Peu importe que noussoyons forcés de contempler la médiocrité économique de cettesociété, peu importe que nos actions pour rationaliser, réduire ouoptimiser notre consommation n'aient que peu d'effets sur tout cegaspillage, nous faisons cela aussi pour nous-mêmes. Nousrefusons de regarder tout ça sans réagir en accord avec nos idéespolitiques lorsque cela nous est possible. Peu importe si cela nousdemande parfois des efforts, le plus important est de refuser de

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participer à cette médiocrité. Il n'y a qu'une chose qui nous évite lahonte émanant de ce fonctionnement économique : le fait de pouvoirnous dire que nous nous en détachons en partie, le fait de pouvoirnous dire que la situation serait bien meilleure si le reste de lapopulation se rapprochait de notre propre comportement. Chaqueaction, aussi anecdotique soit-elle, nous permet de conserver cetteestime que nous avons pour nous-mêmes. Oui, nous essayons demaîtriser notre consommation d'eau potable alors que des milliardsde litres sont gaspillés en France par la négligence du Capital(http://www.lemonde.fr/planete/article/2014/03/20/1300-milliards-de-litres-d-eau-potable-perdus-chaque-annee-en-france-dans-des-fuites_4386044_3244.html), et oui, nous éteignons la lumière quandnous quittons une pièce alors que des immeubles entiers debureaux restent allumés toutes les nuits : cela nous procure lasatisfaction d'être autre chose qu'un membre déresponsabilisé,nihiliste, inconscient ou je-m’en-foutiste du troupeau consumériste.La cohérence est un confort personnel, l'amour-propre est un plaisirqui n'a pas de prix.

Et comprenons bien une chose, cette volonté aujourd’hui derationaliser notre consommation et d’éviter le gaspillage ne nousempêche pas de vouloir construire une société d’abondance. Sinous vivions dans une société intentionnelle collective où laproduction, la distribution et le (re)traitement de l’eau étaientoptimisés et gérés de manière responsable, ceci dans le but desatisfaire durablement un besoin collectif, nous pourrions toutes ettous avoir la possibilité de finir nos journées en nous délassantpendant une heure sous une douche bien chaude. L’écologie n’estpas une restriction, c’est un équilibre à atteindre, nous n’avons qu’àmettre nos intelligences au service d’un modèle collectif pouratteindre l’abondance dans de nombreux domaines.

La croissance est au cœur du système marchand, soyons dans cedomaine le contraire de ce qu’il espère de nous. La décroissance, lasobriété heureuse, voire la simplicité volontaire, sont des principesqui vont naturellement à contre-courant de l'idéologie capitaliste.Malheureusement, on les assimile trop souvent au renoncement àcertaines consommations modernes, ou parfois même carrément àun retour à la terre et à la rusticité : le discours gagneraiténormément à s'approprier l'idée d'une décroissance moderne enmilieu urbain (ce que le « minimalisme » fait parfois).

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Cette société gaspillante se nourrit du superflu, elle supporterait trèsmal une baisse constante de la consommation, provoquée parexemple par l'adoption d'un comportement décroissant chez unemajorité d'individus. Les bienfaits seraient environnementaux, ilsseraient sociaux grâce aux remises en question induites, ilsposeraient les prémices d’une économie rationnelle et relocalisée,capitaliste ou non. Ne croyons pas non plus qu'une récession sur ladurée nous permettra de revenir à une consommation raisonnablesans de gros remous sociétaux. Il est même probable que l'on serende compte assez vite que la « coexistence dans le calme » nesoit atteignable que par le biais d'un partage organisé et collectif dutravail. Le capitalisme lui-même s'oriente vers l'acceptation d'unchômage de masse avec l'augmentation de la productivité, lestechnologies robotiques et l'intelligence artificielle. Une décroissancesans remise en cause de l'individualisme économique nous mèneravers des points de rupture, ils remettront beaucoup de choses enquestion. Il s'ensuivra le chaos, toujours plus de compétition, unrevenu de subsistance pour ceux qui sont écartés du travail, ou unpartage inéluctable du temps de travail. Mais pour certains, voirepeut-être une majorité, si un modèle collectif existe et fonctionnequelque part, cela pourra signifier la fin d’une adhésion à l'idéologiecapitaliste, la fin de la légitimité du Capital pour orchestrer leurs vieséconomiques.

Rien ne fait plus plaisir aux adeptes du système que de voir ceux quin'y adhèrent pas y participer quand même. Cela valide leur victoireidéologique du moment et l’autorité naturelle qu'ils imaginent pource modèle. Leurs « économistes » savent bien que les agitations etles fourmillements mortifères de la société du produit sont les gagesde sa survie. À toute remise en cause de la croissance, ils opposentl'augmentation de la pauvreté et clament que le pouvoir d'achat doitrester l’étendard de la liberté consumériste : ils ne comprendrontjamais que c'est la raison qui revient.

Sur le plan de nos interactions économiques, les résistances et lesactions à contre-courant concernent la consommation de biens, deservices et parfois le domaine professionnel. Si nous souhaitons unmode de vie se rapprochant de nos convictions politiques, il nousfaut nous approcher au plus près des limites extérieures du systèmeconsumériste. Il sera alors d'autant plus facile de mettre un pied endehors, pour peut-être ensuite ne laisser qu'un pied dedans, et enfin

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pourquoi pas s'en extraire complètement. Des possibilités existentpour remettre en cause nos modalités de participation à cettesociété du profit, nous pouvons réellement commencer à prendrenos distances avec le mode de vie individualiste et amorcer unetransition. Plus les choix sont à contre-courant et induisent desactions radicales, plus ils sont exposés à la marginalisation et auxmanœuvres bloquantes du système majoritaire. Mais soyonscertains que nous pouvons sortir de son carcan, que nous pouvonsparfois le leurrer ou l’esquiver, utiliser ses lois à notre avantage,anticiper ses futures agressions, espérer gagner la bataille del’opinion, et bien sûr au bout du chemin le voir décliner oudisparaître face à nos sociétés intentionnelles.

L'argent est un facteur dont il est nécessaire d'estimer l'importance.Dans l'absolu, il n'est pas la clé qui ouvre toutes les portes, mais ilpermet souvent une certaine marge de manœuvre, quand il nedécide pas tout simplement de notre liberté d’action. En avoir peutdonner lieu à une action financière permettant d'atteindre un palierémancipateur. Typiquement, avoir les moyens d'acheter un habitatet un terrain permet à un collectif de pouvoir exister en tant quecommunauté installée. Ce pragmatisme peut nous faire accepter devendre à contre-cœur notre force de travail, de jouer au jeu de lapropriété foncière et des impôts qui vont avec, ou d'agiréconomiquement en tant que structure économique à but lucratif.Certes, cela implique une concession idéologique, mais elle peutpermettre de s'investir dans une construction sociale et économiquecollective à l'intérieur des limites d'une communauté. Pour lesprojets significatifs, l'argent et la propriété sont régulièrement lesnerfs de la guerre. Le pouvoir capitaliste s'empresse de vouloirdétruire ou bloquer des modes de vie différents dès qu'il y trouveune marginalité qui puisse être assimilée à de l'illégalité, ou unrapport de forces défavorable à exploiter. S’il y a bien une chose queles autorités de nos pseudo-démocraties ont beaucoup plus de malà réprimer, c'est ce que nous faisons dans nos propriétés privées,individuelles ou collectives. Dans cette bataille idéologique contre lecapitalisme, nous pouvons considérer qu’acheter un terrain signifiepresque le reconquérir.

D’un point de vue plus « réformiste », nos vies économiquescapitalistes naviguent sur les flux de nos ventes et de nos achats, denotre force de travail et de celle des autres. Les entités

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économiques capitalistes sont généralement à l'image de l'idéologiequi leur donne corps, mais il se trouve que des structures juridiquesqui ne mettent pas le profit au cœur de l’activité existent. Il ne tientqu'à nous d'interagir avec elles plutôt qu'avec les autres. Nousavons par exemple pratiquement tous l'obligation pratique d'avoirune banque et de nous fournir en énergie. Des structurescoopératives fournissent ces services tout en sortant d'une logiquede rémunération du capital. Qu’elles soient perçues comme desinitiatives en vue d'un futur capitalisme pseudo-social, comme unréel coup de pied dans la fourmilière au potentiel significatif, oucomme quelque chose qui n'aura de toute façon plus sa place ausein des sociétés intentionnelles collectives, finalement peu importe.Nous devons pratiquement tous avoir un compte bancaire et payernotre électricité, alors si une éventuelle petite différence de prix ennotre défaveur ne nous est pas dommageable, n'attendons pluspour réorienter nos flux d'argent vers des structures coopératives.En France, nous pouvons penser à Enercoop pour l'énergie et à laNEF et au crédit coopératif pour la banque. Ces structures financentune économie locale et raisonnée tout en ne rémunérant aucunactionnaire, leurs bénéfices sont réinvestis dans le développementet le financement. Alors oui, c'est une action réformiste qui s'adresseà ceux qui peuvent renoncer à quelques euros (et encore, ce n'estpas toujours le cas), mais dans le domaine bancaire et le secteurénergétique, ce sont a priori les seules possibilités qui s'offrent ànous pour nous éloigner sans effort du cœur libéral du système :dans ces domaines, entre ça ou rien, prenons ça.

Comme dans toute structure coopérative digne de ce nom, lescoopérateurs sont les vigies du bon fonctionnement de lacoopérative, ils ont en principe les moyens de s'assurer que lagouvernance et la gestion sont conformes à la volonté majoritaire.Parfois, cela se passe très bien, parfois moins. Une sociétécoopérative peut malheureusement trahir l'état d'esprit souhaité à labase par l'action de « gouvernants », ceci en entraînant lefonctionnement de la structure sur une voie dommageable auxaspirations initiales. De la même manière, ce n'est pas parce qu'unesociété est coopérative que certain.e.s ne voudront pas tenter d'enobtenir une rémunération personnelle avantageuse, directement oupar l'intermédiaire d'un fournisseur purement capitaliste de lacoopérative. Il faut donc s'informer et se faire sa propre opinion surles personnes et les informations financières, tout en ne perdant pas

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de vue que même si le fonctionnement d'une structure estcritiquable, il reste à mettre en comparaison avec le fonctionnementdes entreprises concurrentes, celles qui courent après le profit deleurs dirigeants et actionnaires.

Beaucoup de domaines sont hors de notre portée du fait que nousne faisons pas partie des décideurs, mais ne nous attardons pas surla vision déprimante de cet ensemble, continuons de refuser de voirla politique comme une évolution sociétale globale, ne nousaccrochons plus uniquement à l'espoir que le système autorise unjour le progressisme à s'emparer du pouvoir. Le Capital est Loi,simplement parce qu'il a le pouvoir de faire la pluie et le beau tempsdans nos vies. Le PIB (Produit Intérieur Brut) représente l'ensemblede la valeur ajoutée réalisée dans un pays, il est directement sousperfusion de nos gaspillages, de la monétisation et de l'ensembledes prestations inutiles mais bien vendues. Si nous ne subissonspas une situation qui nous condamne à dépenser tout ce que nousgagnons, nous avons des choix à faire quant à la manière dont nousutilisons cet argent, que la quantité soit dérisoire ou importante.

« Quand on pense qu’il suffirait que les gens ne les achètent pluspour que ça ne se vende pas ! », Coluche

La société marchande n'est à aucun moment remise en cause par ledésastre qu'elle provoque. Elle n’a fondamentalement aucunepréférence idéologique à régner sur un monde vert plutôt que sur unmonde gris et malade. Certain.e.s ont même hâte de voir émerger lenouveau marché de l'air pur en bouteille. L'OMS (encore elle) nousdit que sept millions de personnes meurent de la pollution chaqueannée, il y en aurait dix fois plus que cela ne changerait rien àl'activité capitaliste. Des activités artificielles tentent même deremplacer des mécanismes de résilience naturels (la capacité denotre environnement à encaisser, à se reconstituer et à retrouverson équilibre). La destruction crée le marché de la reconstruction,plus il y a de problèmes, plus il y a de solutions à vendre. Lesabeilles disparaissent à cause des pesticides ? Remplaçons ceprocessus naturel qui ne rapporte rien par des robots (https://www.huffingtonpost.fr/2018/03/16/wallmart-reflechit-a-des-abeilles-robots-comme-dans-black-mirror_a_23387361 ), cesystème absurde osera toujours essayer de nous vendre unerégression pour de l’innovation.

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La plus grande peur du système est que nous ne voulions plus yparticiper, il n'est rien sans ses millions de consommateurs quimarchent dans son sens. Chaque consommateur qui refuse de jouerpleinement son jeu représente une toute petite partie du PIB quis'évapore d'une année sur l'autre. L'annulation de grands projetsinutiles est un autre coup porté à cet indicateur, il brise le cerclevicieux de la bétonisation mortifère et de l'activité superflue. Àpremière vue, il est difficile d'envisager que les consommateursparticuliers puissent avoir un impact comparable sans un projetprécis à combattre, pourtant, c’est bien une grève de laconsommation, ou de la surconsommation, qui ruinerait la certitudeidéologique des capitalistes convaincus. Ils comprennent que dessituations macro et micro-économiques peuvent impacter le niveaude consommation de la population, mais la décroissance choisie estun concept qu'ils commencent à peine à entrevoir. Il s’agit làpourtant d’un contre-pied idéologique à grand potentiel, une actionradicale qui ne nécessite que de l'envie et de la communication.

La période de Noël est une opportunité idéale, c'est la fête quijustifie une augmentation significative de la consommation, lemoment de l'année où les consommateurs errent par millions dansles allées marchandes, juste après s'être engouffrés sur desparkings bondés. Les camions enchaînent les livraisons pour lesmagasins et les centres de tri postaux, les poubelles se remplissentà vue d’œil à travers tout le pays. Oui, Noël est la fête familiale parexcellence, c'est souvent la joie de se retrouver et de passer un bonmoment, deux fois oui, mais quel rapport avec cette consommationà outrance ? Avons-nous réellement la nécessité d'acheter pourchacun des convives ce cadeau que la tradition marchande exige ?N'avons-nous pas envie d'arrêter de perdre tout ce temps àchercher toutes ces idées cadeaux, et d'en perdre encore plus à leurmettre la main dessus ? Si c'est le cas, dites-vous que ceux qui vontrecevoir vos cadeaux subissent probablement la même situation !Bien sûr, certains d'entre nous aiment ça, c'est leur plaisir d'offrir etde recevoir, ne leur enlevons pas la joie que leur apporte cettepériode, mais pour les autres, est-ce qu'un petit sondage entreconvives ne mettrait pas en évidence le fait que toute la tablée subitparfois cette tradition marchande sans aucun plaisir particulier ? Enmatière de choix de consommation, on n’est généralement jamaismieux servi que par soi-même...

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Le pire est que le système lui-même met le doigt sur cettesurconsommation. Après les fêtes, ceux qui ont toujours unetélévision ne peuvent pas échapper aux reportages sur ceux quiremettent aussitôt en vente leurs cadeaux, c'est devenu unehabitude, et nous ne parlons même pas de tous ces cadeaux quipasseront leur vie dans un placard ou sur une étagère à prendre lapoussière. Demandons-nous comment cette histoire se passerait siça ne tenait qu'à nous ? Il y a de bonnes chances pour que lesautres pensent la même chose.

Il n’y a éventuellement que la question des enfants qui pourraitremettre en question les modalités de cette grève de Noël. Si desenfants sont amenés à souffrir de cette absence de cadeaux au seindu monde impitoyable de la cour d’école, il peut être naturel de nepas les inclure dans ce refus consumériste, mais entre adultes,pourquoi encore hésiter à boycotter ce sacro-saint budget Noël ?Privilégions la convivialité démonétisée lors de ce moment familial,elle représente bien plus que ce tas de cadeaux potentiellementinutiles et décevants qui ne fait que soutenir une surconsommationinstituée. Gardons cet argent, refusons de le jeter sur l'autel del'industrie du cadeau et du gadget, le lien est plus important que lebien... Et tant que nous y sommes, arrêtons de tuer des sapins pourles voir se dessécher au milieu de nos salons.

Les fêtes de Noël sont un symbole du capitalisme, on déroule letapis rouge dans le seul but de battre des records de chiffresd'affaires. La féerie et la magie de Noël sont devenues des conceptsmarketing comme les autres, on ne peut pas en vouloir à ceux quiveulent sérieusement remettre en cause le mensonge institutionneldu Père Noël. Si cette histoire est présentée comme un conte, onpeut supposer qu'elle n'a pas d’impact négatif sur l'enfant, si ce n'estpas le cas, c'est que nous considérons qu’un parent qui ment à sonenfant en lui racontant un gros bobard est une chose normale. Sil'enfant comprend par lui-même que ses parents le mènent enbateau, il intègre l'annonce de la vérité comme une autorisation às'accorder lui-même quelques arrangements avec celle-ci. Si cetterévélation est un choc, comment imaginer que l'enfant ne puisse pasen vouloir à ses parents de lui avoir menti ?

Tout ça pour que la mascotte d'une opération commerciale mondialepuisse soutenir les objectifs d'une tradition mercantile ?

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Au-delà du refus de certains aspects du modèle consumériste, lesystème peut également être impacté par d’autres biais, parexemple celui d’une rationalité économique élémentaire, et pourquoipas celui d’une activité déprofitabilisée. Pratiquement tous lesacteurs économiques développent des activités en privilégiant desmanœuvres maximisant le profit, certains le font même si celles-cisont en opposition totale avec la véritable logique économique, cellequi nous pousse à gérer au mieux nos ressources. L'obsolescenceprogrammée en est un bon exemple, certains ne se contentent pasde fabriquer des produits de qualité médiocre que le consommateurrachète régulièrement, ils se donnent du mal pour que leurs produitsaient une durée de vie limitée. De la fragilité voulue des ampoules,au marché actuel des imprimantes à jet d'encre s'apparentant à uneescroquerie en bande organisée, les chiffres d'affaires senourrissent de la panne et de la casse.

Des entrepreneurs s'aventurent parfois sur le chemin de larationalité, ils travaillent sur des appareils électroménagersfacilement réparables ou prévus pour durer très longtemps. Qu’ils’agisse d’imprimantes, de machines à laver, ou de tout autreproduit très durable, ces projets peinent souvent à se développer, etsont rachetés pour être étouffés dès qu'ils sont à même deréellement entrer en concurrence avec les poids lourds du secteur.Ces entités qui fabriquent des produits n’ayant pas besoin d'êtrerenouvelés sont également évidemment moins viables sur le plancapitaliste. Il pourrait se passer beaucoup de choses si demain unprojet de ce type était animé par des militants déterminés à mettresur le marché un produit robuste, réparable et doté d’un faible coûtd'utilisation. Ils ne feraient pas cela dans l'optique de s'enrichir, peut-être même que le projet nécessiterait des soutiens et des mécènes,des gens prêts à perdre de l'argent pour développer un produit quine nécessitera jamais d'être remplacé et pourra toujours être réparé.Qui n'a jamais rêvé d'une imprimante ne nous posant aucun souci,et dont l'encre est à un prix juste et dérisoire plutôt qu'aussi chère aulitre qu'un parfum de luxe ? Ce serait la négation du concept debusiness plan, un produit qui impacterait radicalement le marchécapitaliste associé.

Beaucoup de technologies sont aujourd'hui démocratisées,maîtrisées et pourraient faire l'objet de ce type de démarche. Lescomposants électroniques accessibles au grand public, les nano-

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ordinateurs comme le Raspberry, les cartes Arduino, les projetsopen source associés, etc., offrent de réelles possibilitésd'émancipation technique et économique. De la même manière, ladémocratisation des imprimantes 3D pourrait contribuer àl'émergence d'une quantité significative de produits fabriqués, aumoins en partie, en dehors de la sphère du profit capitaliste. Il n'y aqu'un pas à faire pour que les FabLabs et les Makerspaces sedotent d'annexes devenant des unités de production etd’assemblage. Sortir l'élaboration, la transformation et la fabricationde certains produits des structures capitalistes classiques, c'estmettre un coup à l’idéologie du profit et faire décliner le PIB.

La sphère logicielle du monde informatique est un bel exemple dece qu'il est possible de faire pour s'affranchir de la logiquemarchande. Face à des firmes puissantes et richissimes quicherchent à maintenir leur domination sur des marchés, etverrouiller les consommateurs sur leurs produits, les militants dulogiciel libre ont su s'organiser pour fabriquer des produits dequalité, libres et gratuits. Le système d'exploitation Linux - et lamyriade d'applications qui nous permet aujourd'hui de nous passerde certaines applications propriétaires et payantes - nous montrequ'il est possible de fabriquer des produits complexes et fiables endehors du système de production marchand. Cela n'empêche pasqu'une marchandisation puisse se greffer par le biais d'une vente dela compétence et du savoir-faire : cette nécessité demeure unecomposante logique de la situation, surtout tant que ceux quiproduisent ces biens et ces services ont besoin d'argent poursubvenir à leurs besoins. Par ailleurs, beaucoup de passionnés etde militants produisent des choses sur leur temps libre sans lamoindre rémunération. Le développement de ces projets complexesnécessite par ailleurs un travail collaboratif généralement bienéloigné de la hiérarchie salariale. En tant qu'utilisateur individuel,changer nos habitudes et faire l'effort de s'adapter à ces systèmesest aussi un acte politique, tout comme ne plus acheter les appareilsdes firmes qui verrouillent le matériel qu'elles produisent, oudécident de l'incompatibilité avec les versions antérieures de leursproduits.

Internet est le théâtre d'une guerre idéologique entre lamarchandisation et son refus. Les multinationales du secteur sontdevenues des monstres économiques dotés d'une puissance

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financière impressionnante. Quelques milliards à mettre sur la tablepour s'approprier un concept ou racheter un concurrent prometteurne sont pas un problème. Tous les acteurs capitalistes n'ont qu'unmot à la bouche : monétiser. Que ce soit par la publicité, la reventede données ou tout autre moyen, le but est la croissance et le profit.Les réseaux sociaux illustrent bien les dérives du servicecapitaliste : la monétisation des données personnelles,l'omniprésence du marketing, les multiples problèmes deharcèlement, de menace, de manipulation, de sexisme ou deracisme... tous ces aspects nous montrent que l'entreprisecapitaliste ne dérivera jamais de son objectif prioritaire de profit. Elleconsidère généralement qu'un harceleur ou un raciste est unutilisateur comptabilisé avant d'être un membre à exclure ou àsanctionner, ceci quand la modération n’est pas tout simplementlimitée car considérée comme trop coûteuse.

Des moyens de plus en plus importants en infrastructureinformatique sont nécessaires avec l’augmentation du nombred’utilisateurs pour un service, c'est en partie ce qui rend difficilel’existence d'alternatives militantes refusant la monétisation. Nouspourrions très bien imaginer que l'État développe demain un réseausocial, il offrirait les fonctionnalités des réseaux sociaux actuels en yajoutant une protection des données, l'absence de sollicitationscommerciales et la modération des nuisances comportementales.Ce serait probablement le meilleur réseau social qui puisse exister :tous les avantages sans les inconvénients, mais encore faudrait-ilavoir confiance en cet État et en ceux qui le dirigent. En revanche,les choses seraient différentes si un collectif ou une coopérativemilitante initiait ce type de projet : une entité qui autoriserait un auditpermanent de la communauté. Techniquement, rien ne s'oppose àce genre de projet, les ressources et les besoins financiers sont leseul problème à résoudre. Le problème est de savoir commentpayer ce qui doit l’être sans avoir à se fourvoyer dans certainesmécaniques capitalistes. Cela est plus facile à dire qu'à faire, maisce serait un succès politique majeur si les multinationales du secteurétaient concurrencées par des projets déprofitabilisésY La bonnenouvelle est que des projets qui se rapprochent de cela existentdéjà : n’attendons plus pour préférer un réseau social commeDiaspora ou Mastodon, plutôt que les solutions purementcapitalistes que nous connaissons toutes et tous. Des chosesexistent qui n’attendent que notre bonne volonté...

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L'entrepreneuriat consiste dans sa version de base à développerune activité pour créer de la valeur. On nous parle depuis quelquetemps d’un « entrepreneuriat social » qui se voudrait sans finalitélucrative, ne peut-on pas aller plus loin en pensant à unentrepreneuriat anticapitaliste ? Au-delà des coopératives que nousconnaissons, après les objecteurs de conscience et les objecteursde croissance, pourquoi pas des objecteurs de profit, perturbant lemarché avec des entités économiques dédiées, souhaitant satisfaireun besoin et prendre des parts de marché à la concurrencecapitaliste ? Le Capital ne cesse jamais de vouloir étendre salogique du profit à tout ce qui n'a pas encore de valeur marchande,quel magnifique contre-pied que celui de sortir la « valeur » desobjectifs de l’entreprise... Au-delà des revendications et descoopératives à taille humaine, l'affirmation d'un pouvoir militant surle champ de bataille économique capitaliste ne peut que faciliterl'émergence de modèles alternatifs.

C’était et c’est toujours l’objet du mouvement des coopératives :associations puis coopératives ouvrières, de consommation, deproduction, d’intérêts collectifs, le sujet n’est pas nouveau, mais leconstat des expériences passées est plutôt amer. Ces initiatives quiont vocation à modifier le marché capitaliste ont souvent étémodifiées par lui : beaucoup ne croient plus aux coopérativescomme vecteur d’émancipation. Chaque projet progressiste de cetype est une bataille politique, beaucoup se sont délités parce qu'ilsne considéraient plus la structure coopérative comme une postureidéologique. Lorsque la pratique alternative n'est plus inspirée parl’envie politique, la dimension sociétale et progressiste se dissipe, lemodèle majoritaire n'a plus alors qu'à s'engouffrer dans les espacesvacants d'une vision politique délaissée. Une coopérative est cequ'on en fait : si nous n'en faisons rien de spécial, le modèlemajoritaire la dissout dans son propre système.

« L’entrepreneuriat social » s’est invité dernièrement dansl’écosystème capitaliste. L’Économie Sociale et Solidaire est unenotion qui n’est pas nouvelle non plus, mais elle a pris dernièrementune nouvelle dimension avec la reconnaissance législative « d’unefaçon d’entreprendre différente » au sein des coopératives,mutuelles, associations et fondations. Arrêtons-nous quelquesinstants sur cette pratique qui a pointé le bout de son nez au beaumilieu de la société du chacun pour soi.

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https://www.economie.gouv.fr/cedef/economie-sociale-et-solidaire

« Le concept d'économie sociale et solidaire (ESS) désigne unensemble d'entreprises organisées sous forme de coopératives,mutuelles, associations, ou fondations, dont le fonctionnementinterne et les activités sont fondés sur un principe de solidarité etd'utilité sociale.

Ces entreprises adoptent des modes de gestion démocratiques etparticipatifs. Elles encadrent strictement l'utilisation des bénéficesqu'elles réalisent : le profit individuel est proscrit et les résultats sontréinvestis. Leurs ressources financières sont généralement en partiepubliques.

Elles bénéficient d'un cadre juridique renforcé par la loi n° 2014-856du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire. »

Le vocabulaire employé dans ce texte officiel peut surprendre. Lecapitalisme est fondé sur certains principes définissant lefonctionnement de l'entreprise : le pouvoir des actionnaires et larecherche du profit sont considérés comme la juste contrepartie durisque encouru, du talent et du travail accompli. Nous sentons bienque cette économie sociale et solidaire ne correspond pas vraimentau moule capitaliste. Certains y voient évidemment une manière defacturer du « social » et du « solidaire », d’aspirer une subvention oude récupérer un budget public.

Nous pouvons quant à nous y voir une potentialité toute autre. « Leprofit individuel est proscrit », « ces entreprises adoptent des modesde gestion démocratiques et participatifs » : les adeptes de lamarchandisation et de la prestation tarifée pensent probablementque ces belles paroles ne les empêcheront pas de monétiser plusfacilement le monde associatif, a contrario, les partisans d'unesociété organisée collectivement pourront y voir le moyen de rendreà but non lucratif tout un tas d'entités productives de biens et deservices. Le statut des coopératives et « l'exemplarité sociale »semblent être à l'honneur, avis aux amateursY

Évidemment, le loup de l'individualisme rôde, nous avons appris ànous méfier de ce que le Capital entendait par « innovationsociale », et elle fait bien partie du programme. Après tout, il ne tientqu'à nous d'ouvrir la brèche. Certes, cette loi fait la part belle à lanormalisation du « secteur » et à son intégration dans desprocessus de financement et d'entrepreneuriat, mais nous pouvons

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toutefois imaginer que des citoyens militants puissent s'organiserpour que cette ESS soit dans la pratique au plus près de sonpotentiel social et solidaire, même si l’on peut constater que desentités ni sociales ni solidaires brandissent déjà cette étiquette. Aveccette loi du 31 juillet 2014, offrons-nous la naïveté de penser que lecapitalisme libéral français s'est peut-être tiré une balle dans le pied.En osant s'emparer d'un vocabulaire à l'opposé de sa logiqueindividualiste, en voulant absorber de belles valeurs et les dénaturercomme il l'a déjà si souvent fait, il a peut-être eu les yeux plus grosque le ventre. Qui sait s’il n’a pas sous-estimé la possible indigestionou mutation à laquelle il s'expose ?

N'oublions pas pour autant qu'il suffira malheureusement dequelques modifications pour rétablir la logique du profit, et stopperd’éventuels élans solidaires vers un « capitalisme pseudo-social ».Ne croyons pas non plus que le statut juridique d'une entitééconomique soit la clé du changement : si le statut coopératifpermet des choses que d'autres statuts juridiques ne permettentpas, ce sont avant tout les individus et leurs comportements qui fontla qualité sociale et solidaire d'une entité.

Ceci étant dit, tout le monde n'a pas les compétences ou l'enviepassionnée de s'investir dans un projet de ce type ou dans la choseentrepreneuriale : se projeter dans ce genre d'aventure requiert unemotivation particulière. D’autres initiatives existent, elles nenécessitent aucune compétence et ne demandent qu'un peu detemps pour y participer. Ce sont des actions simples et concrètes,pourtant, elles possèdent en elles une immense valeur ajoutéepolitique.

La plupart des structures coopératives actuelles organisent leursactivités pour en vivre, parfois pour en tirer un profit équitablementréparti entre les coopérateurs. Il s'agit d'une bulle coopérativeévoluant au sein du marché concurrentiel, au milieu des intérêtsdivergents. Ce statut est déjà une évolution positive vis-à-vis ducredo de l'entreprise capitaliste, mais certaines structures vont plusloin : elles se détournent de l'objectif de la rémunération, sepositionnent d'une façon militante sur certains marchés capitalistes,et concurrencent les autres acteurs tout en maintenant une activitédéprofitabilisée.

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C'est le cas des supermarchés coopératifs et participatifs. Certainsauront les poils qui se hérissent à la vue du mot « supermarché »,ce symbole du capitalisme moderne. Les supermarchés que nousconnaissons habituellement sont des temples de la consommation,de la marge et de son profit. Ici, le mot supermarché est employépour désigner simplement un magasin de taille respectable, danslequel nous pouvons trouver en libre-service notre alimentation etd’autres produits du quotidien. Mais alors, qu’est-ce qu’unsupermarché coopératif et participatif ? Un supermarché dans lequelles travailleurs sont membres d'une structure coopérative plus oumoins démocratique ? Ça pourrait se contenter d'être ça, et il arriveque ça le soit, mais ça peut être beaucoup plus. En l’occurrence, çapeut être une coopérative dans laquelle tous les clients sont desadhérents : ils travaillent bénévolement quelques heures par moispour que fonctionne le supermarché. Un des objectifs est dediminuer fortement le recours au salariat pour assurer lefonctionnement de l'ensemble, ceci pour faire en sorte que le prixdes produits vendus soit le plus accessible possible grâce à labaisse des charges d'exploitation. Tout le monde est à la foispropriétaire, travailleur et client. Des commissions gèrent lefonctionnement du supermarché, ce sont les membres qui décidentde l'organisation de l'activité et de ce que l'on trouve dans lesrayons. Fondée en 1973 à Brooklyn (New York), la « Park SlopeFood Coop » est probablement le plus vieux supermarché de cetype au monde, il compte aujourd'hui plus de 16.000 membres. EnFrance, c'est à Paris que l'on trouve la plus grande des initiatives dece genre, la Louve compte plusieurs milliers de membres.

Par certains aspects, le supermarché coopératif et participatif prendle contre-pied de l'idéologie capitaliste, il refuse la dualité client-commerçant, la divergence d'intérêts associée et la plus-valuegénératrice de profit. La relation consommateur-producteur est laseule « interaction financière » à gérer en plus des charges defonctionnement, et elle est bien souvent teintée d’une appréciationsociale et équitable, d'autant plus si la structure qui produit ou fournitest à taille humaine. Le but est d'organiser l'approvisionnement descoopérateurs, il ne s'agit pas de gérer un magasin pour réaliser unchiffre d'affaires, mais de mettre en place une entité qui fournissesans intermédiaire des produits bios et majoritairement locaux. Parailleurs, les coopérateurs peuvent très bien décider d'acheter desproduits qui ne remplissent pas ces critères.

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Les supermarchés coopératifs refusent souvent une mécanique bienconnue du « capitalisme social », celle qui consiste à vouloir créerdes emplois dès que la taille de la structure le permet ou lenécessite d'un certain point de vue. C'est un point fondamental dece type de projet : à part lorsque c'est une nécessité opérationnelleou légale, la coopérative souhaite s'affranchir au maximum dusalariat, l'organisation et la répartition du travail font évoluer ets'adapter la structure si besoin. Le temps de travail est démonétisé,il n'est plus une charge financière, il est une nécessité defonctionnement dont les principes sont décidés collectivement. Lesadhérents s'organisent pour tenir la caisse, remplir les rayons, fairele ménage, réceptionner les livraisons et assurer les tâchesadministratives. Si 500 adhérents donnent chacun trois heures detravail chaque mois, ce sont 1500 heures de travail qui sonteffectuées, soit l'équivalent de dix postes à temps plein.

D'une certaine manière, un supermarché coopératif et participatif estune entité économique intentionnelle et collective. Il n'est pasfondamentalement animé par une base politique, mais plutôt parune base pratique : une envie de s'organiser pour faire quelquechose d'une certaine façon. La politique n'est en fait jamais très loinsi on la considère comme relevant de nos choix de mode de vie, elleest centrale pour ceux qui situent cette pratique collective sur lechemin d'une émancipation économique plus poussée.

Plusieurs points de vue cohabitent, certains (sans doute la majorité)adhèrent à ce type de projet sans y voir autre chose qu'un conceptnovateur, sympa, participatif, écolo et éventuellement sourced'économies par rapport aux magasins bio classiques. Ils souhaitentmême peut-être simplement participer d'une façon générale à un« capitalisme plus vert et plus social », sans aucun désir particulierde remettre en cause les fondements individualistes de la sociétémarchande. Différentes visions peuvent trouver leurs intérêts dansle cadre d'une organisation démocratique et collective comme celle-ci, et la pratique aux limites d'un système est sans doute la meilleurefaçon de prendre conscience d’une possibilité pratique concrète endehors, comme faire de l’autogestion sans s’en rendre compte...Une future envie politique peut simplement trouver sa source dansla constatation qu'un autre système économique est bel et bienpossible et réaliste.

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Des supermarchés coopératifs et participatifs existent ou sont enprojet dans plusieurs régions de France. Notre implication dans cegenre d’initiative est une action politique pouvant peser sur uneéconomie locale, tout en modifiant nos habitudes. Elle peut aussiconstituer un pas vers des pratiques économiques collectivesencore plus affirmées. En développant des organisations à contre-courant de certaines pratiques marchandes, nous sapons l'influencede la pensée libérale. Même si certain.e.s d'entre nous ont pourobjectif d'aller plus loin que ce concept coopératif et participatif, ilserait particulièrement appréciable que des entités économiques dece type puissent grandir et s'imposer sur le marché capitaliste. Lepotentiel est là, il ne demande que notre implication pour sedévelopper.

Un autre concept se démarque par une volonté dedémarchandisation de la consommation, il concrétise lui aussi unepratique alternative prenant le contre-pied du système marchand.C’est le principe des SEL : les Systèmes d’Échange Locaux. Par« démarchandisation », nous entendons le fait d'envisager laconsommation d'un bien ou d'un service par autre chose que del'argent. Ici, c'est le temps qui détermine une valeur aux choses. Labase du fonctionnement des SEL est très simple, il s'agit d'échangerdes biens et des services en utilisant une unité basée sur le temps.Le nom varie selon les SEL, mais on peut communément appelerces unités des « grains » : un grain représente une minute de tempspassé quel que soit le service rendu. Que vous aidiez un autreseliste à faire du jardinage, à apprivoiser son ordinateur ou à jouerd'un instrument, le temps passé est la seule valeur qui représentel'échange. Si un membre consacre une heure de son temps pourrendre service à un autre, ce sont soixante grains qui transitent del'un à l'autre. L'échange se matérialise par une inscription dans le« carnet d'échange » de chacun des deux membres, chacun inscritcet échange dans le carnet de l'autre : plus soixante grains pour l'un,moins soixante grains pour l'autre. Ensuite, libre au premier membred'utiliser ses grains avec n'importe quel autre seliste. C'est laprincipale différence avec une pratique basée sur le troc, il n'y a pasde réciprocité directe entre les membres. On peut considérer qu’ondonne à la communauté et qu’on reçoit de celle-ci, le solde engrains pouvant permettre d'estimer si on offre autant qu'on reçoit ducollectif. Par ailleurs, les selistes peuvent logiquement avoir uncompteur négatif.

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Les adhérents peuvent également proposer ou demander des biens.L'échange fonctionne alors sur le même principe, mais la différencese situe dans la conversion en temps du bien échangé. Quellevaleur donner en grains à un pot de confiture, un livre, un pull ouune salade ? Des échelles de valeur ont souvent émergé par lapratique et la discussion au sein de chaque SEL. Que ce soit letemps passé pour produire ou transformer le bien, le temps que leseliste qui reçoit est prêt à donner, ou toute autre méthode logiqueou subjective... la fixation de la valeur est rarement un problème. Ilest toutefois possible qu'un échange ne se fasse pas lorsque deuxselistes ne sont pas d'accord sur le nombre de grains à échanger. Ilarrive également qu’ils soient un peu désemparés face à l'évaluationd'un bien et demandent à un troisième de leur donner son avis.

Même si des systèmes d'échange locaux informels existent, laplupart des SEL ont un statut associatif. Généralement, unecotisation modique en euros est demandée aux adhérents pourcouvrir les dépenses de fonctionnement (comme la location d'unesalle pour se retrouver de temps en temps). Il peut aussi y avoir desgrains dans la cotisation, ces grains peuvent servir à compenser letemps des selistes qui gèrent, animent et font en sorte que le SELfonctionne. Beaucoup de systèmes d'échange locaux disposent d'unsite internet sur lequel figurent les annonces de biens et de services.Les membres peuvent également y inscrire des demandes, ainsique des ateliers lorsqu'il s'agit de proposer quelque chose àplusieurs personnes en même temps (comme un cours, uneinitiation ou une activité collective). Lorsqu'il n'y a pas de siteinternet, les annonces sont diffusées par mail ou par un cataloguepapier. Lorsqu'un SEL commence à atteindre un certain palierd'activité, il peut organiser des Bourses Locales d’Échange (desBLE), c'est un rendez-vous pendant lequel tous les membres qui lesouhaitent amènent au même endroit les biens qu'ils souhaitentéchanger. Les autres SEL de la région peuvent être conviés à cesBLE, il y a d'autant plus d'échanges qu'il y a de participants. Leséchanges peuvent se faire entre des selistes qui ne font pas partiedu même SEL puisque les grains ont la même valeur partout.

Le SEL est avant tout un système qui se veut convivial. L'expression« le lien est plus important que le bien » est un leitmotiv fréquent. Iln'est pas rare entre selistes qui se connaissent bien que leséchanges ne soient plus l'objet de grains, ils se situent alors dans le

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cadre d'une économie du don ou du « rendre service » au sein d'uncollectif solidaire. Les échanges sont des actes socio-économiques :l'entraide, la confiance, le respect mutuel et la recherche d'unetonalité bienveillante sont l'idéal recherché.

Le système d'échange local est un autre exemple concret de contre-pied idéologique. Il ne s'agit pas ici d'adoucir le capitalisme ens'autorisant, de temps en temps, un échange économique en dehorsdu système marchand : les selistes créent un autre système et lefont exister par la pratique, au-delà même de leur cercle socialhabituel lorsqu'ils échangent avec des selistes qu’ils rencontrentpour la première fois. Malgré le fait qu'on en compte plusieurscentaines en France, et qu’ils existent depuis les années 90, bienpeu de Français connaissent leur existence. Leurs activités restentla plupart du temps anecdotiques dans le tissu local, même s’ils sontparfois plébiscités dans certaines localités. Les profils et lesmotivations des adhérents sont variés. Qu'ils soient des participantsà une association sympa, des adeptes du système D, de larécupération et de la débrouille, des décroissants affirmés, desmilitants convaincus, des partisans du lien socialY ou toutsimplement des selistes, toutes et tous se côtoient et échangent endehors du dogme capitaliste, c'est « l’esprit SEL ».

Bien sûr, les SEL ne sont pas des « paradis sociaux », des bulles debienveillance totale au milieu du champ de l'indifférence capitaliste.Comme partout, l'adhésion des membres à une charte associativeou informelle ne garantit pas l'absence d'inimitiés ou decomportements contre-productifs. Ne nous attardons pas sur lesimperfections et les éventuels couacs interpersonnels, les SEL nousprouvent qu'une population donnée peut agir au sein d’un systèmeéconomique alternatif avec le souhait de l’intérêt mutuel et collectif.C’est un terrain propice à la recherche de rapports humains sereins,l’occasion d’une pratique économique particulière permettantl’expérimentation et la concrétisation d’une vision alternative.

On ne naît pas seliste, on le devient, tout comme on ne devient pasdu jour au lendemain le membre totalement en phase d'unecommunauté intentionnelle collective. Le seliste n’est pas l’adhérentd’une association qui profite d’un service de mise en relation, il estacteur du SEL, il le fait vivre par ses actions et son comportement.

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Sur le plan politique, nous pourrions penser que ces deux derniersexemples concrets - les supermarchés coopératifs et participatifs, etles systèmes d'échange locaux - sont finalement assez anodinsdans leur manière d'exister. Ils contiennent en fait les élémentsd'une opposition beaucoup plus frontale qu'il n'y paraît sur le planidéologique. Pour les supermarchés coopératifs, si demain ilsvenaient à concurrencer en volume les hypermarchés traditionnels,les adeptes capitalistes s'empresseraient de crier à une catastrophepour l'emploi. Ils auraient partiellement raison si l’on considère lenombre de postes, précaires et au salaire minimum, qui ne seraientplus nécessaires compte tenu du fonctionnement participatif descoopératives. L'emploi sera encore pendant un moment la solutionvendue comme remède aux problèmes « sociaux » de ce système,que l'on se place du point de vue des pseudo-politiciens « dedroite » ou « de gauche ». Il s'agit bien ici de faire tomber le salariatde son piédestal capitaliste, et de penser un autre modèle. Enparallèle de la croissance des communautés alternatives, il estdifficile d'imaginer les détails d’une société marchande « post-monopole-capitaliste », il est pourtant certain qu'elle ne sera pas detout repos. Les citoyens devront choisir s'ils sont prêts à soutenirdes initiatives et des transitions qui mettront certains dans dessituations difficiles. Les mécaniques capitalistes nous prennent à lagorge depuis plusieurs siècles, ne croyons pas que nous pourronsnous en détacher sans quelques à-coups douloureux, ne croyonspas pouvoir construire autre chose d'importance sans de grosdésagréments et quelques ruptures ou moments difficiles...

Pour les systèmes d'échange locaux, ils s'opposent radicalement etconcrètement aux principes du système marchand. Il est d’ailleursimportant pour eux de ne pas s'exposer à certaines attaques : desacteurs capitalistes considèrent que rendre service de manièredémonétisée est une concurrence déloyale vis-à-vis de leursprestations de services. Les accusations de travail au noir netiennent pas compte tenu de l'absence de rémunération, mais dansde rares cas par le passé, certains ont osé s'en prendre aux selistesen les accusant de concurrence déloyale. Les SEL prennent de plusen plus en compte cette problématique et donnent des conseils debonne pratique à leurs membres. La jurisprudence est aujourd'huien faveur des adhérents, mais nous savons déjà que le Capital necessera jamais de tenter de nuire au principe du SEL, ceci par pureintolérance idéologique.

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Certains selistes qui se connaissent n'utilisent plus de grains entreeux. D’une certaine manière, le service non consigné et le don sontune suite logique dans l'évolution d'un collectif où règnent laconfiance, le respect, la solidarité et le partage, il s'agit alors toutsimplement de recevoir et de donner à la communauté du SEL. LeSEL est tout indiqué pour faire décroître la consommation capitalisteet expérimenter une autre façon de consommer...

Au sein d'autres initiatives diverses et variées, c'est le prix libre quipeut matérialiser la confiance et la solidarité. Sur le « non-marché »de la ZAD de NDDL, les différents producteurs de la zone prennentet déposent, c'est un pot commun de produits teinté de troc. Descaisses permettent de recueillir l'argent de ceux qui n'ont que leursmoyens monétaires à proposer, elles servent ensuite à allerchercher à l'extérieur ce qu'on ne trouve pas sur la ZAD.

D'autres pratiques existent : jardins partagés, repair-cafés, crèchesparentales, groupements d'achat, habitats partagés, habitatsparticipatifs, projets de production, de formation, etc., elles reflètenttoutes des envies coopératives présentes au sein de la population.Nous pourrions également parler des coopératives intégrales, ellesfédèrent ou connectent différentes initiatives au sein d'unécosystème économique et social en marge de la sociétémarchande. Qu'elles existent sous forme de SCOP, de SCIC,d'association, sous un autre statut, ou en tant que collectif informeld'individus n'ayant aucune existence légale, ces initiatives ont unréel potentiel émancipateur. Elles offrent la possibilité de vivre uneautre façon de penser et de faire, même si c'est seulement enintermittence de nos vies capitalistes et de leurs préoccupationspropres. Qui sait si les premières sociétés intentionnelles collectivesd’envergure n'émergeront pas de grandes coopératives mêlanthabitation, consommation et activité économique ? Après tout, lesbases de nos vies « matérielles » ne se résument pratiquement qu'àces différents domaines. Nous ne sommes pas si loin de ce quipourrait précéder certaines descriptions fictionnelles du chapitre« rencontres en sociétés intentionnelles collectives ».

Comprenons bien que les obstacles physiques sont finalement peunombreux en vue de l’existence d’importantes entités alternatives.Le terrain de jeu est prêt, la société consumériste ne pourra pass'opposer au développement et à l’expansion de communautésintentionnelles organisées, cohérentes et soudées.

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Le terrain de jeu est prêt, mais pas les joueurs. Ne nous intégronspas dans des projets en espérant que les règles, les principes etl'idéologie feront à eux seuls exister une alternative viable à lasociété individualiste. L'état économique et social d’un collectifdécoule du comportement des individus, ce sont eux qui font quel'objectif devient une réalité concrète... et le reste. La qualitécollective est à la mesure des qualités sociales individuelles dechacun, c'est la seule équation qui détermine la réussite ou l'échec.

Aujourd'hui, face à la dépolitisation de la question sociale dans lesesprits, l'écologisme est devenu dans la pratique le fer de lance desalternatives au modèle dominant. En militant pour une politiquerespectueuse de la vie et de son environnement, il s'oppose de fait àla logique capitaliste. C'est par ce biais que la population se mobiliseaujourd'hui en dehors des phases plus virulentes de contestationéconomique. De rares problèmes écologiques évoluent positivementtandis que d’autres plus nombreux empirent, et la question socialerecule inexorablement... Même si le militantisme vert sait égalementparfois s'emparer de questions liées à la communication, à lagouvernance et au fonctionnement des groupes et des collectifs, ilsubsiste malgré tout une erreur d'appréciation qui peut se révélerproblématique sur le fond des choses. L'éco-militantisme pose laquestion écologiste comme la clé d'un horizon équilibré et pacifié.Dans le texte, l'écolieu, l'écovillage et l’écoville sont perçus commedes idéaux à atteindre pour contrer les désastres du capitalisme. Lesouci est que ce n'est pas le capitalisme en lui-même qui constitueun problème, mais plutôt les comportements des êtres humainscapitalistes. Un être humain capitaliste ne l’est plus lorsqu’il renonceà l’individualisme économique pour s’inscrire dans la coopération etl’organisation collective, et le fait est que seules des relationssociales positives sont en mesure d’acter cette évolution. Lechangement dans la relation entre l'être humain et sonenvironnement est une chose, le changement dans la relation entreles êtres humains en est une autre, et les deux sont loin de fairel'objet d'une convergence naturelle... Les écolos individualistesexistent, on trouve même des écolos d’extrême droite. Bien quel'écologisme véritable milite pour des pratiques sociales dignes dece nom, il est illusoire de vouloir construire des sociétésprogressistes sans mettre le Social au cœur des projets. Ce sont lessociolieux, les sociovillages et les sociovilles qui nous donneront lesclés du monde enviable de demain.

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Ne nous limitons pas dans la pratique au progrès écologiste, ce sontnos cohérences sociales et nos comportements prosociaux quiseront les piliers centraux d’un autre type de société. La véritablerévolution décisive sera sociale ou ne sera pas.

Se réapproprier le Social, refuser la sémantique antisociale

Le mot social est étymologiquement lié au mot société, il représentece qui relie les êtres humains entre eux, il exprime les relations etles liens de communication des individus et des groupes d'individus.Le vivre-ensemble est l’une de ses expressions : une possibilité quin'est pas vraiment un sujet de préoccupation central au sein de lasociété marchande. Les pseudo-politiciens et autres convaincus duCapital veulent nous faire considérer le vivre-ensemble comme le« vivre les uns à côté des autres sans grosse colère ni effusion desang », ceci à l'intérieur d'un espace prévoyant différentes formesde pouvoir acceptées : l’argent, l’autorité institutionnelle, laconnaissance des lois, etc. L'aspiration sociale n'est plus qu'unevague idée confuse, dans certains esprits, elle ne se résume plusqu'à la perspective d'une augmentation du niveau de vie, c'est dire àquel point nous en sommes...

Les « plans sociaux » et les « minima sociaux » sont des formulesreflétant une vision biaisée encouragée par le monde de l'argent.Lorsque l'économique martyrise la vie humaine, on saupoudre letout d'éléments de langage dénués de sens. Pour les bien-pensantsdu profit, le social n'est qu’une charité. Les « charges sociales »sortent du même dictionnaire, on qualifie de « sociales » desmesures de répartition et de redistribution, autrement dit desmesures économiques et budgétaires. L'être humain est un poidsdans la comptabilité capitaliste, les « conflits sociaux » n'ont enréalité rien de sociaux, ils sont économiques. Sémantiquement, lesproblèmes sociaux qualifient des problèmes affectant les capacitésrelationnelles et les facultés d'un individu pour communiquer. Les« problèmes sociaux » affichés dans les médias n'en sont pas, ilssont tous des problèmes politiques et économiques. La négativitédes relations entre les différents groupes d'êtres humains, etl'absence ou la violence de leurs communications et de leurs

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interactions, sont la conséquence des luttes d’intérêts : aucun desprotagonistes n’a de problème social. « L’agitation sociale » est unécran de fumée sémantique qui minimise autant que possible laréalité du conflit politique sur la répartition des richesses.Aujourd'hui, « travailler dans le social » signifie souvent agir pouratténuer les dégâts du système, ceci en tentant de lutter contre lesexclusions, en se démenant pour favoriser l’insertion ou laréinsertion, ou en apaisant des désordres familiaux. Il s'agit delimiter les dommages d'un modèle économique où l'être humain estune variable d'ajustement, une chose dont le bien-être ne figuremême pas dans le cahier des charges. Pour finir de compléter cetriste tableau, le système ose nous parler de « réussite sociale », ilnous offre pathétiquement une étiquette que l’on est en droit de secoller sur le front, lorsque l’on roule dans une voiture qu’il n’est pasdonné à tout le monde de posséder : la médiocrité idéologiquepousse l’aberration sémantique à son paroxysme.

Le Social est tout autre chose, il est la substance des interactionspositives et constructives entre les individus. Une agression ou unealtercation ne sont pas des événements sociaux, ils sontantisociaux. Le Social est l'expression de ce que peut apporter àtoutes et tous la vie avec les autres, il est le fruit de l'état desinteractions dans nos vies, qu'il s'agisse de nos ressentis individuelsen rapport avec les autres, ou du constat collectif concernant notrefaculté à vivre ensemble. Le Social peut être une chose qui se voitet s'apprécie, tout comme il peut révéler par son absence la réalitéd’une situation antisociale. Les mécaniques de la sociétémarchande peuvent nous inciter au repli et au cloisonnement :l'autre n'est pas considéré souvent comme un partenaire social, onne souhaite pas s’embarrasser de lui. Comme tous les inconnus, ilsera probablement un concurrent, un compétiteur ou la source d'unedemande, d'une doléance intéressée ou d’une contrainte. Acontrario, le Social est une source de satisfaction collective lorsqu'ilest l'objectif intentionnel d'un groupe. Dans une communautéintentionnelle collective aboutie, le Sociétal - ce qui se rapporte à lastructure, à l’organisation et au fonctionnement de la société - ne faitqu'un avec le Social : le Social devient Société, il est son essence.

Il n'y a que dans une société qui refuse de gérer collectivementl’économie qu'il est nécessaire de créer des « travailleurs sociaux »pour atténuer les dégâts et les inégalités. Il n'y a pas de « questions

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sociales » lorsque la sérénité entre les êtres humains est un objectifpolitique. Il n'y a que dans une société économiquementindividualiste qu'il est nécessaire de prévoir des mécanismes desolidarité économique : la notion de « justice sociale » est inhérenteà la société sans partage, elle n'a plus d'utilité lorsque l'équité etl'équilibre entre les personnes figurent parmi les préoccupationsd’un système. Sur le chemin politique d'une société collective, laprogression du Social forme une structure sur laquelle s’appuiechacune des avancées. Le Social est ce qui nécessite les efforts etles qualités individuelles de chacun pour se construire, il est lasource collective qui irrigue et dessine le fonctionnementéconomique et démocratique de l'ensemble.

Se réapproprier le Social, c'est croire qu'il peut être au sein d'unesociété cette entité qui la tisse et la rend sereine, souple, stable etsolide. Sereine, car la véritable sérénité ne peut être que partagéeavec ceux que nous côtoyons. Souple, car c'est croire que lesautres sont ceux qui me permettront de faire des chosessupplémentaires, plutôt que ceux qui rigidifieront ma vie par descontraintes. Stable, car les autres sont autant de points d'ancrage àmême de former ensemble un horizon équilibré, celui qui ne reposepas sur mes seules orientations et perceptions. Solide, car les lienset les principes sociaux au sein d'une communauté sont autant detrames sur lesquelles notre individualité peut se structurer, sereposer ou se raffermir si besoin.

Se réapproprier le Social, c'est avoir foi en lui. Aucun argumentincontestable ne viendra balayer les doutes quant à sa nature,aucune science ne viendra prouver sa supériorité sociétale de façonindiscutable. Le Social est une possibilité indéniable de notreespèce, mais il n'existe véritablement que lorsque nous croyons enlui, lorsque nous l'appelons de nos vœux. La croyance est unprérequis à son existence, et cette croyance est politique : elle estdirectement liée à notre conception de ce que pourrait être notre vieavec les autres. Le Social est l'harmonie entre celles et ceux quipensent et veulent cette harmonie. Autant l'harmonie avec la natureest une beauté facilement accessible à notre espèce, une chose quenous pourrions approcher en quelques claquements de doigtspolitiques : absolument rien ne nous en empêche si ce n'est notrebêtise cupide et notre immaturité dominatrice, autant l'harmonieentre les êtres humains relève réellement d'un changement sociétal.

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N'ayons pas peur des mots, elle relève même d'un changement decivilisation.

Qui peut dire pourquoi certains ont cette foi politique et pasd'autres ? Certains pensent que l'agressivité, les basses pulsions etautres égoïsmes sont l'expression de tendances indépassables etinhérentes à l'être humain, ils n'ont aucune chance d'être ceux quimatérialisent la vision politique du Social. Ils sont de faitincompatibles avec tout collectif qui travaille à prouver l’ineptie de cefatalisme tout autant désabusé que douillet. Encore davantage denos semblables pensent que dans le cadre d'une organisationcommune poussée, la gestion collective se voit affublée dehiérarchies et d'inégalités qui apparaissent forcément pour ruinerl’idéal d'équité. Ceux-là ne croiront rien d'autre tant qu'ils n’aurontpas posé les yeux sur une société mettant en œuvre cette réalité àlaquelle ils ne croient pas. Certains espéreront même alors qu’ellene tienne pas, ils souhaiteront qu'elle soit un échec pour s'éviter uneinconfortable remise en question personnelle. Beaucoup de nossemblables n'arrivent pas à concevoir que le NOUS n'est pasfatalement ce qui étouffe le JE, ou que le JE ne finit pas forcémentpar s'élever au point de perturber le NOUS, il n'y a aucune raisonrationnelle à invoquer pour expliquer cela... C'est le propre de l’idéepolitique, seule sa concrétisation enviable peut lui donner raison, etlorsqu’elle devient réalité, on ne croit plus alors dans sa possibilité,mais dans le fait qu'elle puisse perdurer pour longtemps.

Le Social a cette particularité de devoir être un objet conscient pours’éviter une régression ou un nivellement par le bas. Sans unevolonté ou un désir de le voir comme un état souhaitable etbénéfique qui peut être durable entre les êtres humains, il est à lamerci du moindre prétexte opportuniste à sa déconstruction. Il a lafaculté d’apparaître spontanément, tout comme celle de se dissiperau moindre courant s’engouffrant dans l'espace vacant de nosenvies sociales. La réussite sociale passe par nos volontés et notreaspiration collective à la voir exister aujourd'hui et demain. Lapermanence de sa construction implique une culture collective, ellenécessite la participation sincère de toutes et tous, l'échec trouveparfois sa source dans le détail des personnalités et l’irrationalitééphémère des comportements. Les composantes du Social sontmultiples, la simple absence d'un état d'esprit de rigueur minimumpeut parfois suffire à déséquilibrer ou faire régresser l'ensemble.

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Prenons l'exemple, en dehors de tout contexte communautaire, dequelqu'un qui trouve certaines de ses lectures dans une bibliothèqueen libre-service improvisée par son voisinage. Les habitants desimmeubles alentour peuvent y prendre et déposer des livres, l’idéeest un succès. Cette personne y trouve des ouvrages qu'elle lit sansprendre la peine d'en déposer, ne serait-ce que ceux qu'elle y a priset qui traînent chez elle ici et là au fil des mois. Par ailleurs, cettepersonne est sociable, charmante et bienveillante, mais que ce soità cause d’un manque d’organisation, de l’oubli ou d’une dispositionmentale particulière, elle n’a jamais avec elle de livres à déposer ouà redéposer lorsqu’elle passe devant cette bibliothèque. Cecomportement pose problème et attise ailleurs l'agacement et lemécontentement, menaçant même l’existence de cette bibliothèque.Un manque de lucidité, une incompatibilité mineure ou une faiblessecomportementale peuvent nuire à une ambition sociale collective. Sinous n'entretenons pas sa présence à nos côtés par la perceptiongénérale que nous en avons, le Social peut se déliter à la moindreoccasion. Nous n'avons pas d'autres choix que de composer avecnos faiblesses pour le préserver lorsqu'il existe, nous sommes sesgardiens désignés. Certains diront que le Social repose sur uncontrat entre les êtres humains qui s'y engagent, il impliqueclairement des actions et des attitudes particulières pour que lecontrat soit respecté et la réussite sociale au rendez-vous. Necroyons pas pouvoir atteindre un certain niveau Social sans faireévoluer nos propres individualités lorsque c’est objectivementnécessaire.

Se réapproprier le Social, c'est ne pas perdre de vue qu'il peut avoirbesoin d'être formalisé, et son envie symbolisée. Un observateurextérieur peut difficilement appréhender la qualité sociale d'ungroupe en le regardant évoluer pour la première fois. Sauf à saisirsur l'expression de leurs visages une sérénité d'ensemble etl'absence de tensions entre les individus, le Social s’avèreimpalpable si ses réalisations et ses conséquences restent hors devue. Cela vaut tout autant pour un observateur extérieur que pourun protagoniste anesthésié par la routine. Prenons certainsmembres d'une communauté qui discutent d'un sujet en comitéd'une dizaine de personnes. Habituellement, et comme il estd'usage en principe au sein de cette communauté, les discussionsdécisionnelles sont formalisées par l'usage d'un moyen permettantla répartition de la parole et sa bonne expression. Dans le cas d'une

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dizaine de personnes, c'est un bâton de parole qui permet la fluiditéet la construction des débats. Aujourd’hui, il se trouve que personnene trouve ce bâton lorsque les gens se rassemblent, et certains fontétat d'une très courte disponibilité en temps pour cette discussion.D'une rapide concertation compte tenu du sujet abordé, il est actépar la force des choses que cette réunion s'affranchit des principeshabituels de distribution de la parole... Et là c'est le drame, desdivergences de points de vue insoupçonnées apparaissent chez lesdifférents protagonistes, certains participants commencent ànégliger les règles élémentaires du débat sous le coup de lasurprise et de la fatigue d'une journée bien remplie. Ils coupent lesintervenants et s'expriment d'une façon qu'ils regretteront aussitôt.Une seule chose fait consensus à la fin de cette réunion, elle fut unéchec et cela ne se serait jamais produit si un bâton de parole avaitété utilisé.

Cet objet est en fait bien plus qu'un outil de prise de parole, il est lesymbole d'une envie politique. Il signifie : « nous voulons que nosdiscussions soient efficaces et socialement réussies, c’est un pointessentiel dans la façon dont nous voulons gérer les chosesensemble, dans la façon dont nous voulons prendre des décisions ».Ce qui était perçu comme un pragmatisme de circonstance (la misede côté d’un principe) a provoqué un délitement du Social sous lecoup des dispositions personnelles de quelques-uns. Dans ce casprécis, on peut considérer que ce bâton est un talisman politiqueprotégeant l'assemblée d’une potentielle déconstruction du Social.

Un certain formalisme peut permettre de cristalliser l'objectifd'harmonie sociale. Par exemple, il peut être judicieux de faire tenirles discussions importantes ou complexes dans des lieux teintés ouimprégnés de certaines valeurs, de créer un contexte dans lequelsont par exemple symbolisés les différents aspects du Social. De lamême manière, des rites et des rituels (en tant qu’actes culturels et« traditionnels ») peuvent être les facilitateurs et les garants durespect des principes éprouvés de réussite sociale. Pouvoir se situerpersonnellement face à des symboles peut permettre aux individusde se recentrer, et surtout d'inhiber les aspects négatifs quironronneraient dans les replis de leurs situations mentalespersonnelles du moment. Face aux éventuelles difficultés d’un sujetabordé, les individus réagissent différemment selon qu'ils setrouvent dans une salle de réunion routinière, dans la salle

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commune, siègent à l’assemblée politique, ou se retrouvent dans letemple dédié à la préservation de l'harmonie sociale : le niveauSocial de l’instant est impacté par le lieu. L’environnement contribueparfois lui aussi à lisser et démêler les disharmonies caractérielles etintellectuelles entre les individus, il peut être un talisman.

Nous pourrions croire que ce genre de préoccupation n'a que peud'importance si la communauté est petite, si les individus forment ungroupe affinitaire réduit, c'est en fait probablement tout le contraire.En effectif réduit, les individualités sont d'autant plus décisivesqu'elles représentent une part plus importante de cet ensemble quiporte la cohésion. Les individus sont les piliers qui soutiennent leSocial, une cohésion soutenue par une douzaine de piliers n'a pasla résilience d’une autre soutenue par une centaine. Ne sous-estimons pas la forme des choses, elle est l’une des faces de lapensée politique ambitieuse. Les symbolismes peuvent faire officede repères et de supports pour soutenir l’état social d'unecommunauté. Un endroit ou une réalisation qui a vu la cohésion àl’un de ses plus hauts niveaux est à même de constituer uneréférence à laquelle se raccrocher lorsque le Social subit quelquesaccrocs. Le soutien que peut représenter l'image rémanente ousymbolique de cette cohésion peut être réellement décisif lorsqueles difficultés surviennent, le passé peut aussi faire office detalisman politique lorsqu’il est mis en valeur.

Se réapproprier le Social, c'est refuser de le considérer comme uneutopie. Il ne s'agit pas de vouloir des absolus, de décréter lebonheur pour toutes et tous et l'harmonie, de nier la possiblefaiblesse humaine, ou de minimiser les différences entre les êtres. Ils'agit de croire, de travailler et d'évoluer pour faire que cettepossibilité d'atteindre un certain niveau social soit une réalité toutautant satisfaisante qu'imparfaite. Le Social n'induit pas la recherched'une perfection, elle est impossible et n’est pas souhaitable, mais ilexige certaines choses de nous, il nous oblige, il requiert que noussoyons en phase avec son existence. Il est la conséquence de nospropres états comportementaux, comment croire qu'un objectif sibénéfique puisse être obtenu sans efforts de la part de ceux quis'engagent sur cette voie ? Ce n'est pas notre nature qui nousempêche de vivre cette autre réalité lorsqu'elle est une aspirationsincère, ce sont les soumissions à nos humeurs, nos dissonances,nos erreurs et nos petites et grandes médiocrités. Chaque difficulté

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constitue une histoire supplémentaire dans la construction du Social.Nos faiblesses potentielles feront évidemment tanguer cetteconstruction, et jamais elles ne disparaîtront des possibilités de nospersonnalités : nous devons les apprivoiser parce qu’elles serontforcément du voyage.

Se réapproprier le Social, c'est penser que notre individualitéimparfaite, et parfois peu compréhensible, n'est pas un obstacle àl'établissement d'une société collective et sereine. La sérénitéimplique entre autres l'absence de charges psychologiques ensuspension, l’absence d’incertitudes en cas de problème quant auretour à une situation saine et équilibrée. Le Social n'est pas cetobjet qu’on lustre et qu'on polit pour effacer les marques laisséespar nos faiblesses et maladresses, il n'est pas cette image sansdéfaut que l'on ponce pour gommer les accrocs que nous y faisons.Les rayures et autres chocs sont autant d'incidents qu'il n'y a aucunintérêt à faire disparaître complètement du décor. Leurs souvenirsapaisés ou inconfortables, et le cheminement de leurs résolutions,sont des fibres sociales qui se mêlent aux structures et renforcent letout. Elles forment les leçons et les expériences sur lesquellesgrandissent la cohésion et la construction sociétale.

Se réapproprier le Social, c'est accepter dans la pratique tous sesaspects, enthousiasmants et moins enthousiasmants. Touteconstruction repose sur des étapes moins intéressantes qued'autres, voire des étapes dont nous nous acquittons à contre-cœur.Dans une société marchande où même certaines relations sontévaluées exclusivement par le prisme d’un retour sur investissementémotionnel, la tendance est plutôt de faire l'impasse lorsque seprésente l’inconnu ou une première impression mitigée. Noussommes loin d'un état d'esprit ouvert à la déambulation sociale.Face à ce voisin cordial que nous ne connaissons pas, mais quiprend la liberté de nous exprimer quelques paroles anodines, nousaurons peut-être ce réflexe de minimiser autant que possible notreinteraction avec lui. « Je n'ai pas envie de parler, pourquoi me parle-t-il ? Je vais être obligé de lui répondre... ». Pourtant, c'est bien l’unedes occasions les plus simples et les moins contraignantes pourétablir une situation sociale de qualité minimale. Parfois, la séréniténe nécessite rien de plus qu’une coexistence cordiale, celle qu'il n'ya a priori aucune raison d'imaginer comme ne pouvant pas devenirbienveillante si nécessaire.

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Que ce soit au sein d'une communauté ou dans un contextecapitaliste, la construction sociale se fabrique sur de possiblesinteractions dont il ne faut surtout pas se faire une idée au premierabord. Se faire son opinion trop rapidement reste un réflexeindividualiste, celui ne sachant pas voir autre chose qu’uncontentement rapide ou une phase de vie dénuée de gêne etd'effort. Les occasions de se laisser glisser sur les courants de lafacilité asociale, voire antisociale, sont nombreuses. Notre envie decontribuer à un objectif collectif subit parfois quelques remous face àla réalité du terrain. Quel que soit le projet, l'initiative, le collectif oula communauté qui attire notre attention, nous débarquons peut-êtrela première fois dans un lieu sans prétention dont l'atmosphère nousrend aussitôt sceptique. Nous y découvrons peut-être quelquespersonnes, peu nombreuses, pas du tout de notre génération, etoccupées à discuter entre elles sans même nous avoir remarqué. Apriori aucun accueil, ce moment a toutes les raisons d'imprimer ennous un ressenti négatif : nous mettons de côté la raison premièrequi nous a fait venir, nous pouvons difficilement imaginer avoir desaffinités avec ce qui se passe ici. Et si nous repartions ? Ce n'estpas ce que nous espérions, cela ne va sûrement pas nous plaire...

Un talisman politique peut nous éviter de rebrousser chemin, dereléguer notre motivation dans les tréfonds de notre nature humaine,là où rode un individualisme négatif. Il nous protège de cette pulsiond'indifférence née d'un doute ou d'un inconfort, il nous recentre surles idées à l'origine de notre intérêt, il écarte un ressenti ou unjugement hâtif incompatible avec les bases d’une neutralitébienveillante initiale. Même un moment potentiellement décisif de cetype, comme la rencontre et l'échange avec un collectif dont lesprincipes nous intéressent, est sujet à de possibles obstacles issusde notre instabilité individuelle. C'est d'autant plus dramatique ques’il y a bien une chose pendant laquelle nous n'avons rien à perdrehormis un peu de temps, c'est une discussion. Le contexte de cettejungle capitaliste, recelant quelques subterfuges, peut nous amenerà couper court à tout échange qui nous paraîtrait a prioriinintéressant. En revanche, tout autre contexte ne peut que nousinciter à agir en acteur concerné par une situation ou uneconstruction sociale, quelles que soient les suppositions que nouspourrions attribuer aux uns et aux autres. Arrêter de jouer ce jeu del'individualisme, c'est déjà en jouer un autre.

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Au royaume du consumérisme, le superficiel devient substance, etl’idée substantielle devient superficielle. L'essentiel sombre àmesure que l'instantanéité s'imprime comme le critère de l'intérêtdans des esprits embrumés. Dans ce contexte, le « social » n'estpas ce possible état positif, équilibré, serein et durable, il ne serésume plus qu'à la possibilité d'un pic émotionnel collectif, aupartage d'une joie événementielle. Peut-être faudra-t-il simplementdire à certain.e.s, que ce sourire qu'ils ont affiché le lendemain matind'une victoire sportive en coupe du monde, est à la portée dechaque réveil au sein des sociétés intentionnelles collectives...

La société marchande vend parfois du développement personnel àdes consommateurs en demande de contrôle sur leur propreexistence, il est une réponse incomplète et souvent autocentrée àun désordre vécu. La réponse adéquate est en réalité tout autantcollective que personnelle. Certaines propositions rentrant dans cecadre sont honorables, elles s'inscrivent dans la recherche d'unéquilibre et d'une cohérence personnelle, mais parfois, c'est commesi des individus tentaient de prendre ce chemin de la cohérence etde la sérénité personnelle pour n’y trouver qu’une fin en soi. Lechemin vers l’émancipation et la véritable sérénité commence surune trajectoire individuelle, mais il ne peut se contenter d’y rester...

Se réapproprier le Social, c'est de nouveau prendre conscience desnécessaires cohérences individuelles. Qui peut croire que l'équilibreet la sérénité entre les individus puissent être construits, etpréservés, en restant à la merci de spasmes inopinés provenantd’adeptes de l'invective, d’irascibles têtus ou d’incorrigiblescaractériels ? Personne, ça ne marchera pas, c'est peut-être le seulpoint qui puisse faire l’objet d’une logique indiscutable à propos duSocial. Le militantisme d’aujourd'hui souffre beaucoup de celles etceux qui sont sincèrement partisan.e.s d'une coexistence positive,tout en étant eux-mêmes incapables d’adopter un comportement quis'y prête. Parfois même, après avoir été à l’origine de tensionsinterpersonnelles, ils ne trouvent pas non plus la volonté de n'engarder aucune rancune, ils influent négativement d'une manièredurable sur le ressenti général d’une cohésion. Nos cohérencesindividuelles sont les piliers de la construction sociale et du projetintentionnel et collectif : sans elles, non seulement plus rien ne seconstruit, mais tout peut décliner en moins de temps qu'il n'a fallupour le construire.

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L'objectif Social est intimement lié à la façon de considérer lestensions et la conflictualité, cet aspect est au cœur de l'idée politiqueintentionnelle collective. Nous entendons parfois certain.e.s nousdire que « le conflit, c’est la vie ! » : jamais nous ne devons acceptercette ineptie fallacieuseY Faire du conflit une fatalité, ou un aspect« normal et évident » de la vie, est une posture idéologique(consciente ou inconsciente) qui tente de nous entraîner versl’acceptation d’une évidente société du chacun pour soi, vers unconsentement pour l’affrontement « naturel » et nécessaire. Toutepersonne qui souhaite une société fondamentalement meilleure surle plan des relations humaines doit faire sienne une différenciationabsolue entre la tension et le conflit.

La tension est un phénomène naturel issu de notre nature humaine,le conflit est le résultat d’un échec ou d’une posture individualistedans la considération de cette tension. C’est le contexte humain etsociétal qui laisse se transformer le désaccord, la mésentente,l'agacement ou la tension en une relation conflictuelle. Dans lapensée progressiste, peu importe que ce conflit soit exprimé d'unemanière jugée acceptable, sous le vernis de l'affrontement nonviolent, de l’accrochage verbal, de la loi, ou de toute autre manièredite « civilisée » de combattre l'autre, il est à prévenir et à dissipersous toutes ses formes.

Cette attitude ne peut être que l’écho de notre propre résolutionSociale. Ces instants où des émotions négatives dominent etnuisent à la situation sociale sont ceux que nous devons parvenir àmaîtriser, non pas par une posture classique mais par celle qui nousextrait de cette situation de manière collective pour la considérerd’une manière lucide et politique. Certains aspects de notre pratiquerelationnelle doivent parfois clairement être abordés par le prismeidéologique, nous y reviendrons avec l’alchimie du reproche.

Cette ambition pose naturellement plusieurs questions. Jusqu'oùchacun d'entre nous doit-il évoluer pour pouvoir devenir le membreéquilibré et serein de sa société intentionnelle collective ? Cette vieen phase avec la réalisation du Social est-elle à la portée de laplupart d'entre nous ? Vouloir vivre au sein d'une cohésionintentionnelle nécessite-t-il une certaine « vertu sociale » dans noscomportements ? Cette révolution politique implique-t-elle unecertaine révolution comportementale ?

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Un désir politique nous obligeant à la vertu ?

Bien peu d'individus de notre espèce entendent autre chose qu’unhymne quotidien à l'individualisme, une infime partie d’entre nousévolue en permanence ou de façon intermittente au sein d’une bullede réelle cohésion sociale. Qu'elle soit une oasis comportementalepeut-être organisée par une volonté politique commune, ou l’espacecréé par un collectif affinitaire, chacune de ces bulles est quasiinvisible dans le paysage politique et sociétal. Une vision s'impose àl'écrasante majorité d'entre nous : celle de la multitude desinteractions antisociales dont nous sommes les spectateurs ou lesacteurs. Dans ce contexte, quelle utopie naïve de croire que lacoopération générale, le partage équitable, la discussionempathique, et l’altruisme, puissent constituer la façon d'être et defaire de tous les individus d’un collectif, d'une communauté, d’unemicro-société ou d’une société.

Ajoutons qu'il ne s'agit pas ici de parler d'une solidarité ou d'uneentraide contextuelle, de louer cette beauté sociale qui naît del'adversité. Certains nous parlerons par exemple de « cette viepaysanne de l'époque, terreau d'une réelle coopération ». Certes,mais si c'est une pratique née des difficultés, si des individus nes'entraident que parce qu'ils n'ont pas la possibilité d'unégocentrisme joyeux, il ne s'agit là que d'un accord entre des visionsindividualistes, le même que celui qui traverse l’équipe le temps d'unmatch, le même qui régit le travail d'une structure professionnelle letemps des contrats de travail. La véritable cohésion est celle qui estsouhaitée quel que soit le contexte, quelles que soient les situations.Elle est intemporelle et fondée sur des principes politiques etmoraux, autrement dit, elle est une vision de la vie partagée par tousles membres d’une communauté ou d’un collectif.

Cette cohésion sociale intentionnelle est-elle une chimère,séduisante mais irréalisable ? Non, elle n’est qu’une chose àconstruire... Est-elle une possibilité qui s'offre à tout à chacun qui lesouhaite et s'en donne les moyens ? Mille fois oui.

Face à l'idée d’une société intentionnelle collective, la plupart de nosconcitoyens nous diront simplement que l'être humain ne peut pasêtre en permanence ce citoyen là, qu’il serait finalement trop difficiled'être cette personne coopérative, empathique et soucieuse du biencommun.

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C'est la comparaison entre notre comportement actuel et celuiattendu en communauté collective qui nous donne cette impressiond’un obstacle infranchissable. L'erreur de jugement se situe dans lepoint de vue adopté. Il est indéniable qu'avoir un comportementempathique, voire altruiste, au sein de la société individualisterequiert un effort significatif, cela relève même parfois véritablementd'une volonté morale à contre-courant. Aujourd'hui, à combiens'élèvera le nombre d'actions altruistes ? Combien de personnesconcéderont qu'il est juste que les intérêts d'une autre passent avantles leurs, ou agiront d’une manière volontariste et désintéressée enfaveur d’un autre individu ? Dans le même intervalle, à combiens'élèvera le nombre d'actions individualistes ? Combien depersonnes auront ignoré les besoins d'une autre pour gagner un peude temps, un peu d'argent, ou ne serait-ce que la brève sensationd'un gain quelconque et éphémère ? Le constat actuel ne plaide pasà première vue en faveur d'une possible révolution sociale (uneaffirmation du Social), toutefois, n'oublions pas que l'être humain faitla société tout autant que la société fait l'être humain.

Un système économique individualiste a tendance à produire desindividus individualistes, de la même manière, une société collectiveaura tendance à produire des individus prenant soin de la séréniténécessaire. Au sein de la société marchande, bien des gens mettentde côté leurs aspirations au vivre-ensemble : la réalité antisocialeronge la conviction d'une autre vie possible. Certains vont mêmejusqu'à renoncer à leurs idéaux initiaux pour adhérer au dogme deleur quotidien, c'est un mécanisme de la dissonance cognitive« classique » : la réalité vécue altère une croyance et entraîne unerenonciation. Des tensions et des contradictions se révèlent entrenos croyances, nos émotions, nos attitudes, nos actions et notreenvironnement, l'option la plus facile sur le plan pratique est biensouvent choisie pour aligner le tout et remédier à cette dissonance.

Une société intentionnelle collective ne peut être que le théâtred'une consonance cognitive pour tous ceux qui croient à lapossibilité du Social. Elle peut également provoquer une dissonancecognitive « positive » chez ceux qui supposent que seule la sociétéindividualiste est réaliste : par le constat rationnel que la sociétécollective fonctionne, cette dissonance cognitive n’entraîne plus larenonciation à une croyance, mais l'acceptation d'une autrepossibilité politique.

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Dans le cadre d’une ambition collective partagée, ces aspectsdoivent nous convaincre qu'une fois la machine Sociale lancée, lesindividus n'ont en réalité aucun effort insurmontable à faire pour êtreles acteurs d'une société intentionnelle collective. Mais encore faut-ilbien sûr lancer la machine... Autant la machinerie individualiste selance au quart de tour en carburant au « chacun pour soi », celui quine manque jamais une occasion d’apparaître sur le champ debataille antisocial, autant la machinerie collective nécessite quechacun adopte une trajectoire particulière, celle qui non seulementne coupera pas la route à son voisin, mais se permettra le luxed'une synchronisation. C'est cette exigence d'une cohérenceindividuelle par rapport à un idéal collectif, cette nécessité d'essayerde maîtriser notre propre personnalité pour être en phase avec unetrajectoire collective, qui fait probablement dire à certains qu'ils nesont pas faits pour ce progrès malgré le fait qu'ils adhèrent à l'idée.

À partir du moment où nous sommes motivés et situés dans unenvironnement qui s'y prête, est-il vraiment si compliqué de fairepreuve des qualités nécessaires à la construction du Social ?S'impliquer dans la vie de la communauté, communiquer de façonbienveillante avec les autres, respecter les principes politiquescollectifs, et gérer au mieux les difficultés en toute honnêteté : cesont les principaux aspects pratiques requis pour que l'ensemblevive et perdure. Pour de bonnes volontés évoluant au sein d’unensemble aux idées harmonieuses, considérons que cela nedemande que de l'information et de la formation si nécessaire.

Il suffit ensuite d’espérer que l'éternelle complexité des émotionshumaines, et nos inexplicables sursauts d'irrationalité, ne viendrontpas trop malmener l’équilibre de nos relations avec les autres. Unedes particularités des sociétés intentionnelles collectives est qu’ellesne sont pas menacées par une divergence politique, morale ouéthique : les principes de base font l’unanimité, le consensuspolitique protège des opinions irréconciliables, celles qui viendraientmenacer l'intégrité structurelle de la communauté. En revanche, lesémotions et certains comportements sont à même d'être les causesde tensions entre les individus. En dehors de difficultés concernantdes comportements incompatibles avec les principes de base, nossoubresauts émotionnels et nos inconstances sont pratiquement lesseuls motifs de déconstruction d’une cohésion intentionnellecollective.

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Certains nient que nous ayons des propensions à la sociabilité, ilsne peuvent pourtant pas nier que nous soyons câblés tout autantpour cette possibilité que pour chacune des autres possibilités denotre nature, sinon elle ne s’exprimerait jamais. L’épigénétique estune discipline qui étudie les mécanismes modifiant l’expression denos gênes sans modifier le codage de notre ADN. La science nousindique aujourd’hui que notre environnement peut bloquer ouprovoquer l’expression de certains gènes, ceci peut expliquer parexemple, et bien sûr en partie seulement, certaines différencescomportementales entre de vrais jumeaux. Les études se sontmultipliées sur le sujet ces dernières années, des expériences surles fourmis ont montré qu’il était possible de modifier leurcomportement à l’aide d’enzymes (1). L’expression d’un gène decaste est ainsi activée ou désactivée par injection ou alimentation.Peu de doutes subsistent sur le fait que des mécanismes de cegenre (l’expression de gènes comportementaux) seront mis enévidence un jour chez l’être humain. Peu de doutes non plus surl’existence de gènes sociaux et de processus associés, certainsqualifient déjà l’ocytocine d’hormone de l’amour et du lien social, elleparticiperait au plaisir ressenti au cours d’une interaction socialepositive (2). Cette molécule est sécrétée par l’hypophyse, une petiteglande située au cœur de notre boîte crânienne.

(1) https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/zoologie-fourmis-reprogrammees-epigenetique-61101/

(2) https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/medecine-ocytocine-hormone-amour-mais-aussi-lien-social-spiritualite-maj-48934/

Il est évident que notre environnement sociétal, directement impactépar notre contexte politique, peut influer sur notre propension àentretenir des interactions prosociales. La société dans laquellenous vivons contribue en partie à façonner notre personnalité : notreattitude sociale et notre comportement sont impactés. Dans unecertaine mesure, le fonctionnement sociétal (les règles et lesprincipes d’une société) modifie les caractères et les considérationssociales des individus. Ceux qui doutent encore de pouvoir êtrecompatibles avec un fonctionnement social et économique collectif,convaincus de leurs indécrottables caractères, n’ont plus qu’àcomprendre qu’ils auront peut-être simplement à se laisser porterpar l’ambiance pour évoluer.

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Notre nature ne nous définit ni égoïste ni altruiste, les éléments quipeuvent influer sur notre personne à ce sujet sont des leviers quis'activent, parfois même lorsque nous ne sommes pas pleinementaux commandes de notre propre navire (influences inconscientes,dispositions mentales, etc.). Toutefois, nous façonnons égalementnotre propre personnalité : de l’individualisme à la vision collective, iln’y a qu’une vérité quant à notre positionnement sur l’intervalle entreces deux forces : celle qui l’emporte est celle que l’on nourrit.

La Vertu est un concept possédant plusieurs facettes, chaquephilosophie politique ou religieuse y est allée de ses propres vertuset règles vertueuses, toujours pour définir ce vers quoi lecomportement humain devait tendre. Platon cite quatre vertuscardinales : la prudence, la tempérance, la justice et le courage (laforce morale). Elles sont pour lui les moyens que possède l'êtrehumain pour mener sa vie à travers le tumulte des pulsions et despassions. Pour Aristote, la vertu est ce qui peut rendre l'être humain« supérieur à son destin, grâce à la maîtrise de ses passions et àl'exploitation de ses possibilités d'action ». Elle est également définiecomme le juste milieu entre le manque et l'excès. Dans la Grèceantique, la vertu est aussi le rempart contre l'hubris : la faute morale,la démesure ou la culpabilité de désirer ce qui n'est pas juste. Aupassage, chaque idéologie contemporaine possède ses vertusparticulières, le capitalisme et les religions ont les leurs, comme parexemple la spéculation (la capacité à s’interroger sur une hypothèsepour en tirer profit) ou Y la chasteté.

Dans l’optique de construire et préserver l'équilibre et l'harmoniesociale au sein d’une communauté, c'est bien de vertu qu'il s'agitlorsque nous pensons à ce qui pourrait manquer aux uns et auxautres. Lorsqu'elles sont au cœur des comportements, les vertuspeuvent générer un cercle vertueux : chaque attitude qui va dans lebon sens entraîne une amélioration du contexte général, ce quifacilite les comportements suivants du même ordre. Nous cédonsplus difficilement à des sautes d'humeur lorsqu'elles tranchent avecla sérénité ambiante, nos humeurs impulsives émergent plusfacilement lorsque l’ambiance est électrique. S’il y a bien uneidéologie politique très sensible dans sa pratique aux cerclesvertueux et vicieux, c'est bien celle des sociétés intentionnellescollectives. La sérénité est directement impactée par la qualité descomportements de chacun, c'est à la fois sa force et sa faiblesse.

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L’Histoire nous montre une chose plutôt cruelle à propos du Social,c’est qu’il est faible lorsqu'il n'est pas brandi comme une convictionet pensé comme un choix politique. Le cercle n'a pas besoin degrand-chose pour devenir vicieux, juste d’une inaction face àl'expression de nos faiblesses ou d’un individualisme antisocial.

Une vertu n'est pas une caractéristique impalpable que l'on possèdeou non, son expression est une possibilité offerte à toutes et tous.Elle est un muscle qui ne nécessite pas que nous soyonsconcentrés sur lui pour fonctionner, mais qui pourtant sembles'atrophier si nous ne l'utilisons pas de manière consciente. Lesvertus soutiennent un code de conduite, celui que nous souhaitonsgarder à l'esprit pour esquiver ou contenir nos propres faiblesses,nos pulsions négatives et nos irrationalités lorsqu'elles ne sont passouhaitées. Les vertus sont une des clés de notre liberté : la libertéd'agir ou de ne pas agir selon nos envies réfléchies et durables.Elles sont politiques, voire morales, lorsqu'elles sont à même d'êtredes repères sur ce qui est bon ou mauvais pour la cohésion et lefonctionnement d’un collectif, elles sont une base théoriquecomportementale qui résonne avec la vision que nous avons denotre propre personne. Même chez les plus vertueux, elles saventaussi parfois s'effacer pour leur rappeler le goût de leurs excès et deleurs manquements sans importance, tout est question de contexte.Les vertus sont ce qui nous porte, pas ce qui nous limite à contre-cœur ou nous cantonne à un rayon d'action.

Certains pensent qu’il est peine perdue d'imaginer le changementde certains comportements, par exemple le classique « ce n'est pasà mon âge que je vais changer » : refuser ce fatalismecomportemental douillet est un acte politiqueY D’autres pourraientaussi trouver que travailler sur nos comportements, ceci pouraugmenter les chances d'une cohésion sociétale, s'apparente à uneuniformisation des personnalités, à une aseptisation des interactionssociales, ou à une stérilisation des paroles et des attitudes. C'est enfait tout le contraire, ce sont le chacun pour soi, la défiance et leconflit qui ont ces effets, ce sont eux qui nivellent tout par le bas. Lastérilisation et l’uniformité sociale sont les conséquences ducloisonnement individualiste et des déséquilibres relationnelsgénéralisés. Ne confondons pas l’existence normale des désaccordset des tensions avec celle des caractères difficiles, ne confondonspas la fin des conflits avec la fin des tempéraments.

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La sérénité omniprésente, fruit d'une absence totale d'interactionssociales négatives, semble être un horizon difficilement atteignable,ou alors peut-être par un enchaînement ayant produit, au bout deplusieurs générations de citoyens, une maîtrise totale de nosfaiblesses comportementales clivantes. Nos descendants aurontpeut-être envie de relever ce défi en atteignant « l’émancipation destensions sociales », mais pour notre part, nous n'en sommes pas là.Nous n'avons pas fini d'avoir à gérer les emportements, lesmaladresses comportementales, les dissipations aussi éphémèresqu'inexplicables de nos vertus, et toutes les autres interactionsdéconstructrices, prévisibles ou surprenantes, qu'il nous faudracontenir ou guérir.

Une communauté intentionnelle collective qui fonctionne bien réduitde manière radicale les tensions entre les individus. Dans l’idéal,celles qui subsistent sont l'objet d'une attention toute particulière, etleur « gestion » doit rester à l'ordre du jour tant qu'elles impactent lasérénité et la cohésion. C'est lorsque ses acteurs prennent soin delui que le Social continue à grandir tout en subissant sansconséquence l’assaut éventuel des intempéries antisociales.

La résolution (la décontraction) des interactions négatives constitueune partie du terreau sur lequel grandit l'expérience sociétale. Elleapporte satisfaction à tout le monde par la maturité et la qualité de laprise en compte du problème. La société individualiste juge etclasse, elle est un environnement où l'acte négatif stérilise la relationentre les individus, principalement par la défiance, le mépris, lacondamnation, la peine ou la menace d'une peine. La réussite d’unedécontraction en société intentionnelle collective - l’action quidissipe une tension - fertilise la conviction politique : chaque victoirequi préserve ou renforce la cohésion conforte la croyance politique.En revanche, chaque coup de gueule constitue un échec temporaire: devoir s'emporter à un moment donné, simplement pour dire ceque l'on a sur le cœur, est le symptôme d'un problème decommunication, quelle qu’en soit la source.

Il n'y a que dans la société capitaliste que l’emportement de laparole face au désaccord puisse être considéré comme unelibération. Les individus se prouvent à eux-mêmes qu’ils sontcapables de se défendre ou de défendre leur point de vue, cela leurdonne un sentiment de réussite ou d’affirmation « sociale », unsentiment par ailleurs émotionnellement bénéfique pour la personne.

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D’un point de vue intentionnel et collectif, on ne pourra qu’y voir laposture primitive de l’affrontement et du conflit maquillés par leverbe. C'est toute la différence entre une conception individualisteou pseudo-sociale du sentiment humain, et une considérationvéritable du Social : cette dernière se veut éminemment collective,compréhensive des points de vue et protectrice d’une cohésion etd’une sérénité, autrement dit : vertueuse...

La société marchande est une société désunie. Faute d’intégrer lesautres (le social) à notre zone de confort, nous compensons avecdes objets de confort dans notre zone. Le confort matériel devientun baromètre de la réussite, de la liberté... Le confort devient laliberté, la liberté devient le confort, à quoi pourrait-elle servir sinon àconsommer ? Dans l’exercice d’un consumérisme vide de sens, ledésir de liberté disparaît pour celui du confort total. Vouloir une viesocialement meilleure, en phase avec nos semblables, semble êtreun objectif trop flou pour une majorité de nos contemporains. Mêmechez ceux qui sont a priori intéressés, une carotte plus palpableremporte parfois le monopole de l’attention. Dans ce contexte, lanotion de vertu peut être perçue à tort comme une contrainte, unenotion liberticide pour le pseudo-citoyen consommateur.

La Liberté n’est pas là où le capitalisme nous mène. Nous nouslibérons lorsque nous comprenons que la liberté totale est illusoire.Nous ne pouvons pas être absolument libres au sens strict duterme. La vie collective implique d'essayer de ne rien faire qui ignoreles règles collectives du vivre-ensemble : procéder à une action quipeut nuire à autrui ne fait que nous soumettre au conflit. La libertéest là lorsque nous vivons ce que nous sommes légitimement endroit de vivre, elle est présente lorsque nous parvenons à nousaffranchir des situations conflictuelles, celles qui mènent à la remiseen cause d’un mode de vie choisi et d’une sérénité construite. Cetteliberté est en fait celle du choix politique, celle de l’émancipation desinfluences qui gravitent en nous et autour de nous pour s’opposer ànotre volonté intellectuelle progressiste, celle qui nous dévie à notreinitiative d’une trajectoire non souhaitée. Chacune de nos vertus estun talisman protégeant notre liberté.

Être libre, c'est être soi-même la cause intellectuelle et politique deson futur, c’est être la conséquence d’un cheminement choisi, plutôtqu’uniquement le fruit d’un mélange de circonstances, de donnéesinitiales, de choses imposées et d’envies superficielles...

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Le capitaliste n'a besoin que de son argent et ses possessions pourse sentir libre, du moins jusqu'à sa prise de conscience de lasuperficialité de cette vision de la vie. En ayant un peu plus ou unpeu mieux qu’hier, il croit sentir l’étreinte de cette fausse liberté. Leprogressiste a pour sa part besoin d’une coopération et d’unecohésion avec ses semblables progressistes. Le consensus, lasérénité et l'équilibre qui émanent de la construction collective lerendent libre, c’est ce qui fait sens, il est libre car libéré du pouvoirde nuisance des tensions négatives. Les limites matérielleséventuelles ne sont que le résultat logique d’une gestionéconomique qui préserve l’équité. Que le contexte économiqueimpose la sobriété ou permette l’abondance, il n’est qu’une variablesur laquelle travailler pour des individualités émancipées.

La Sociabilité, l'Harmonie, l’Empathie, la Cohésion, la LibertéYEt puis la Vertu... Permet-elle tout le reste ? Est-elle cette notion quiserait le sésame du progressisme ? Ne pourrait-on pas y ajouterquelque chose qui en ferait un élément plus accessible, plus concretet plus palpable ? Il y a bien une chose qui pourrait lier tout cela, unphénomène que nous savons possible pour l'avoir vécu. Commentpouvons-nous croire que tous ces mots ne font pas déjà partie denos histoires respectives ? Comment imaginer que nous n’avonspas déjà goûté à toutes ces notions qui nous semblent siambitieuses ?

Une chose prouve que ces grands mots ne sont que des motscomme les autres, elle nous prouve que nous savons déjà nous lesapproprier concrètement. C’est une chose tellement simple qu'ellefait déjà partie de nos vies d’une façon intermittente, mais sans quenous ayons la lucidité d'y poser un regard politique...

Convivialité : néologisme créé par Jean Anthelme Brillat-Savarin, quiapparaît dans sa Physiologie du goût (1825) pour désigner « leplaisir de vivre ensemble, de chercher des équilibres nécessaires àétablir une bonne communication, un échange sincèrement amicalautour d'une table. La convivialité correspond au processus parlequel on développe et assume son rôle de convive, ceci s'associanttoujours au partage alimentaire, se superposant à la commensalité.» (Jean-Pierre Corbeau) - Wikipédia

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Tout est là, c'est une synthèse limpide du progressisme social,l’expression fondamentale des nécessités comportementalesinduites par une vision collective et heureuse de la société.

Levons la barrière « associant toujours au partage alimentaire »cette définition pour aller plus loin. Pratiquement rien ne manque :équilibres, bonne communication et échange sincère produisent leplaisir de vivre ensemble.

Voici une définition magnifique du citoyen de la société intentionnellecollective : l'individu qui développe et assume son rôle de convive.

Pratiquement deux siècles plus tard, difficile de dire si JeanAnthelme apprécierait cette perception politique de son texteépicurien... Lorsque le gastronome dit par ailleurs « ceux quis'indigèrent ou qui s'enivrent ne savent ni boire ni manger. »,comment s'empêcher d’y voir l'exercice d'une vertu ?

Développer et assumer notre sociabilité, développer et assumernotre rôle de citoyen-convive d’une société intentionnelle collective :voici une inscription à faire figurer sans retenue dans les chartes, lesconstitutions, les principes fondateurs et les traditions politiques...

La vertu conviviale exprime une grande partie des nécessitéscomportementales au sein des sociétés intentionnelles collectives,qui oserait dire qu’il n’est pas capable de convivialité ?

Serons-nous d’éternels dépressifs politiques, des individus ayantencore besoin d’une motivation ou d’une justification supplémentairepour tout simplement marcher vers quelque chose de meilleur ?

La perspective du mieux Social contient en elle-même sa proprejustification, sa propre motivation, et sa propre révolution.

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La révolution partielle

Nous considérons souvent la révolution comme le renversementbrusque d’un pouvoir par un autre, la qualification révolutionnaire estvalidée par l’histoire lorsque ce nouveau pouvoir parvient à rester àla place du précédent. La révolution se démarque de la réforme, ceprocessus par lequel un système politique évolue sans que salégitimité ne soit remise en cause. Les sociétés intentionnellescollectives ne pourront pas constituer une évolution de la sociétémarchande, leurs principes sont clairement antagonistes à ceux ducapitalisme. Elles ne sont pas non plus un système politique que l’ondécrète et qu’on applique : chaque société requiert l’adhésion pleineet entière de chacun de ses membres à ses principes, elle relèved’une construction sociale où la précipitation n’est pas judicieuse.

Bien que se déroulant à son propre rythme, on ne peut pas voirdans ce changement autre chose qu’un processus révolutionnaire,ne serait-ce que face à l’ampleur de l’écart entre la sociétéindividualiste et les sociétés collectives. Cette révolution est partielleet évolutive parce qu’elle concerne une partie mouvante de lapopulation, chaque individu qui s’intègre dans une sociétéintentionnelle collective s’affranchit de façon significative du systèmemarchand : la situation politique globale évolue, la population dechaque modèle augmente ou diminue.

La révolution partielle reflète également le cheminement de chaquetransition personnelle. Dans le cadre de notre mise en cohérenceindividuelle, l’adoption de pratiques entraîne la modificationgraduelle du mode de vie. Devenir peu à peu un très mauvaiscitoyen-consommateur capitaliste est un processus évolutif, il nousamène à devenir l’apprenti citoyen d’un autre modèle. Ne plus agirdans le sens d'un système tout en agissant en accord avec les idéesd’un autre : c’est la posture initiale qui nous permet de commencer ànous projeter dans cet autre système, que nous soyons déjà dansune bulle intentionnelle ou encore au milieu d’une sociétéindividualiste.

Pour celles et ceux qui doivent penser cette transition par étapes, ilest possible d’aller assez loin dans cette démarche sans pour autantremettre en cause, par exemple, une situation professionnelle quistabilise notre vie tout en étant aux antipodes de nos idées.

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Au-delà de nos relations sociales, notre temps vraiment libre et nosressources matérielles sont des paramètres importants. Ils sont unepartie des ingrédients décisifs, ils permettent de (re)construire desparties de notre mode de vie en accord avec un modèle de sociétésouhaité. La révolution partielle est pragmatique, nous nousdégageons la possibilité d’évoluer sans pour autant nous obliger àtoujours faire des choix radicaux, ceux qui nous plongeraient dansune certaine forme d’insécurité pratique. Ce pragmatisme rentreparfois en conflit avec la trajectoire évidente de notre mise encohérence individuelle, le paramètre financier est bien souvent cequi nous amène à faire des concessions. L’argent rend libre de faireen société capitaliste : faute de mieux, il faut peut-être conserverencore un peu cette activité ou ce poste qui nous permetd’épargner, surtout si cela pourra permettre de concrétiser plus tardun projet nécessitant un investissement, ou faciliter une futurepériode sans ressources. Quitter une situation professionnelle videde sens à l’énorme avantage de libérer beaucoup de tempsvraiment libre, cette situation peut ouvrir à elle seule une mise encohérence décisive, mais sauf à pouvoir s’extraire en partie de lasociété marchande rapidement, il faudra ce carburant nécessairequ’est l’argent pour préserver nos possibilités d’actions.

Les contradictions entre la politique et la pratique sont inévitablesdans le cadre d’une transition entre deux modèles opposés. Oui,nous pouvons être cet employé d’un service marketing tout en étantcelui qui contribue, très activement, à ce que le Système d’ÉchangeLocal de sa ville soit une structure non marchande dynamique, cellequi constitue un terreau social dans lequel germera un futur projetde communauté. Oui, nous pouvons être le salarié manutentionnairedésintéressé d’une multinationale, tout en étant le membre motivéde ce supermarché coopératif et participatif, celui dont les volumesde consommation ont triplé ces deux dernières années, et quiprévoit d’investir des locaux abandonnés par la grande distribution.Oui, nous pouvons être le membre du service comptable de cettechaîne de magasins mondialisée, tout en étant le membre de cettecoopérative d’habitants qui construit un mode de vie teinté depolitique radicale. Les manières d’altérer nos modes de viedépendent de chacun, tout comme le rythme que nous jugeons leplus adapté à une progression sereine. Même une importantecommunauté aboutie peut être amenée à faire quelques compromispour des intérêts pratiques.

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Les contextes, les personnalités, les rencontres, les amis, la famille,etc., sont autant d’éléments qui nous ferons tout plaquer, nousmettre en marge de l’activité capitaliste, cloisonner notrecheminement à une thématique particulière, ou temporiser notretransition... Ces paramètres nous feront remettre en cause nos choixdans un sens comme dans l’autre à chaque échec, réussite, envieou événement décisif.

Citoyens indociles à la lumière du crépuscule capitaliste, partisanset acteurs de sa fin à l’aube du changement intentionnel collectif, lesdoubles vies n’auront que plus d’impacts lorsqu’elles prendront fin.

L’émancipation requiert parfois des sacrifices et des remises enquestion aux conséquences significatives, mais sommes-nousréellement sur le chemin de l’émancipation lorsqu’un choixéminemment louable et plein de sens implique un impactpsychologique négatif, un regret durable ou une concession teintéede tristes pensées ? Il ne s’agit pas d’inciter à la prudence ou deprivilégier une forme de confort par rapport à une aspirationintellectuelle et politique : soyons simplement stratège de notrepropre révolution partielle, soyons l’architecte avisé de notre mise encohérence individuelle et collective. Une transition impliquant undéséquilibre individuel risque d’être une transition aux fondationsfragiles. Exister c’est choisir, c’est exercer notre libre arbitre, c’estchoisir de sauter le pas tout comme choisir d’attendre de se sentirassez solide pour le faire.

Par ailleurs, n’oublions pas non plus que nous ne pouvons pas nouspermettre de faire une pause bien longue sur ce chemin politique. Ilfaut incarner dans les faits cette révolution et ce changement,l’hésitation mène aussi à l’insatisfaction et à l’auto-déception...

Vivre sa vie capitaliste d’un côté, et s’investir dans des pratiques àcontre-courant de l’autre, sont deux réalités qui se répartissent dansnotre espace et notre temps. La première implique l’abstractionpolitique, elle est pragmatique et pratique. La deuxième se construitautant avec notre intellect qu’avec notre cœur et nos tripes, elle eststimulante et la fatigue est souvent à la hauteur de notreinvestissement. Au début, nous y vivons des envies politiquesparfois épanouissantes, mais ce n’est probablement pas dans celle-ci que nous nous reposons. Nous nous rendons compte que noussommes clairement sur la bonne voie lorsque ce contexte à contre-

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courant devient parfois celui qui nous requinque, celui qui nousrecharge. Nous y entrons et nous nous y investissons alors sansque cela ne nous demande un effort militant particulier. Dans cesmoments-là, c’est même le retour à notre vie capitaliste qui nouscoûte dans tous les domaines. Lorsque le confort, le plaisir et lasérénité se trouvent dans la bulle politique, le monde marchanddevient la nouvelle bulle, nous ne mettons plus alors par momentsun pied dans une autre réalité choisie, nous gardons par intérêt unpied dans celle qui s’est imposée à nous à l’origine.

À l’échelle collective, la cohésion intentionnelle est une prise depouvoir, elle invalide toutes les structures qui existent pour régir nosinteractions légalo-économico-individualistes, et les affrontementspseudo-civilisés qui en découlent. La multiplication des collectifs surcette voie constitue cette révolution, c’est une révolution sansprendre leur pouvoir, c’est faire exister un pouvoir qui n’en est pasun, et laisser tomber en désuétude celui issu des rapports de forces.L’équilibre est le pouvoir, le pouvoir collectif qui disperse le pouvoirdes groupes d’intérêts et des individus sur leurs semblables.

À noter que, pragmatisme oblige, cela ne doit pas nous empêchernon plus de considérer l’opportunité des pouvoirs capitalistes,individuels ou de groupe, surtout lorsqu’ils sont la source deconséquences bénéfiques entre nos mains. La révolution partiellepeut aussi exprimer le fait qu'un territoire, et donc aussi seshabitants capitalistes, puissent être impactés par une visionintentionnelle collective. Prendre un pouvoir institutionnel local, ouimposer un pouvoir économique, peut permettre d’étouffer lanuisance de l’intolérance ou de pratiques incompatibles. Il faut alorsimposer notre pouvoir pour ne pas être soumis fatalement à celuides « autres ». C’est ainsi que des capitalistes convaincus, peut-êtrehostiles, pourront être impactés par des idées politiques qu’ilsrejettent, pour que par exemple l’environnement soit protégé deleurs pratiques. Par la force des choses, certains peuvent donc subircette révolution s’ils sont dans la zone d’influence d’unecommunauté ayant certaines capacités d’action.

Cette possibilité n’est pas la conséquence d’une idéologie politiquedominatrice, simplement celle d’un rapport de forces institué par leslois du Capital et de la République. Cette révolution est partielleparce que ceux qui la rejettent peuvent en être impactés dans unecertaine mesure.

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De multiples sentiers serpentent sur les versants de la montagneintentionnelle collective. Ils se croisent, se recroisent, et touspermettent à un moment ou à un autre de poser le pied sur l’un deceux qui mènent aux cimes du Social. Du membre d’unecommunauté dynamique au citoyen hagard comprenant aujourd’huique le changement sera radical ou ne sera pas, du zadistedéterminé au réformiste désabusé en phase de réveil, quel que soitle stade de leurs révolutions partielles, les individus partisansconvergent tous vers un horizon politique large et cohérent. Fortesde leurs spécificités, toutes les réussites incarnées dans descollectifs, des communautés, des micro-sociétés et des sociétésintentionnelles collectives, formeront une mosaïque dont la vued’ensemble nous donnera l’image d’un avenir enviable et désirable.

Cette révolution est partielle parce qu’elle est composée d’unemultitude de bulles individuelles, collectives, informelles, structurées,spatiales, temporelles, communautaires ou sociétales. Elle restepartielle tant que l’entité concernée reste cernée par la pratiquecapitaliste, ce n’est que par une émancipation plus franche, lorsquele rapport de forces idéologique sera plus équilibré, lorsque lenombre et les espaces cumulés parleront d’eux-mêmes, que cesrévolutions partielles pourront provoquer une révolution systémique.

Cette révolution est partielle parce que c’est ainsi qu’elle serainarrêtable. Sa puissance véritable ne nous apparaîtra pas au détourd’un événement vif et spectaculaire, nous la verrons venir de loin,dès que les premières réussites significatives auront acté le déclindu chacun pour soi. Le règne capitaliste aura le temps decontempler son propre déclin.

Le succès de cette révolution réside dans l’association réussie desindividus, sa victoire décisive prendra la forme d’une premièresociété intentionnelle collective importante et aboutie. Lescomportements sont à la fois les moteurs et les obstacles de cetteidée politique : les cohérences individuelles permettent et senourrissent de la sérénité sociale, cette dernière permet ledéveloppement d’une organisation économique collective, celle quicontribue à son tour à notre émancipation et renforce la sérénitégénérale... Nos individualités et nos relations sociales sont la clé decette nouvelle mécanique sociétale, ni la réussite ni l’échec ne sontdéfinitifs, mais il suffira d’une réussite d’importance qui dure pourque tombent toutes les fausses vérités idéologiques.

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L'association des individus et la vie collective

La naissance de l'intention collective

L’intention naît de nos envies, elle s’évanouit instantanément laplupart du temps, transformée en passage à l’acte. Parfois, elle estle fruit d’une réflexion plus construite, elle perdure, elle attendl’heure de sa concrétisation, elle attend que des conditionsnécessaires se réalisent ou que notre volonté passe à l’acte.L’intention politique relève d’un point de vue plus général, elle nepeut se penser sans nos semblables dans son paysage, que ce soiten positif ou en négatif. Elle est politique car elle découle de ce quenous désirons intellectuellement pour notre vie, c’est une intentionqui vise autant à être qu’à faire. Lorsque l’on croit sincèrement aupotentiel positif des rapports humains, notre intention est de vivrecette possibilité avec ceux qui y croient également. Les pessimistesfatalistes et ceux qui revendiquent le chacun pour soi ne croient pasen l’intention collective, ils sont condamnés à ne jamais franchir leslimites d’une coordination intéressée. Les rares intentions pseudo-collectives capitalistes envisagent des résultats limités au partaged’un intérêt ou d’un ressenti, les véritables intentions collectivesforment un tout sur la durée. Dans le cadre d’une sociétéintentionnelle, les réalités politiques souhaitées par les membress’intègrent à une seule et même concrétisation d’ensemble. Cetteconcrétisation doit convenir à tout le monde, les objectifs communsdoivent être désirés par toutes et tous puisqu’ils impactentdirectement et significativement le mode de vie partagé.

Des communautés ou des sociétés collectives peuvent être« généralistes », acceptant un éventail assez large d’opinionspolitiques compatibles entre elles. Toutefois, plus l’éventail seragrand, plus les concessions seront régulières, plus elles serontconsenties par le souci du compromis au sein d’une populationdiverse, plus elles travailleront à maintenir un équilibre entretendances parfois divergentes, plutôt qu’une cohésion construitesans limite autour d’individualités convergentes.

Alors que faire ? Chacun doit-il mettre le détail de ses principespolitiques sur la table pour penser un projet collectif ? Faut-il selaisser porter par les opportunités et privilégier les objectifs pratiques

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et les opinions communes ? Quelles que soient les réponses, lesrisques peuvent être divers et variés : ne finalement rien faire, secompliquer inutilement la vie, croire à tort que certainesindividualités ne pourront pas aller bien loin ensemble, faire qu’unprojet ne devienne finalement qu’une cohabitation affinitaire qui sedélitera avec le temps, se lancer dans une aventure qui nécessiterasans cesse de longues discussions pour parvenir à un consensus,etc. Chaque projet est unique, chaque collectif intentionnel a sespropres équilibres et particularités. Il n’y a aucune règle universelle,aucune théorie certifiée par la pratique et les retours d’expériences.Une fois la nécessaire base commune clarifiée, politique et pratique,le Social pourra déterminer à lui seul le succès ou l’échec. Malgrétout, il semble pertinent de garder à l’esprit quelques aspects etpoints importants, d’autant plus si le groupe souhaite construire etse construire sur une voie clairement intentionnelle et collective.

Tout d’abord, un groupe qui prend ses marques à un endroitpermettant la concrétisation d’un ou plusieurs projets, ne forme pasà proprement parler une communauté intentionnelle. Ceci dit, il peutle devenir... et en fait cela commence bien souvent comme ça.C’est un peu le paradoxe de la chose, la politique n’est pasforcément à l’origine d’une réussite politique. Des individuspartagent des idées et des conceptions compatibles de la vie, maiselles ne sont pas forcément les éléments fondateurs à traverslesquels chaque participant peut dire et penser « nous sommes ».La situation peut être plus pratique que politique, des individuspeuvent se regrouper parce qu’ils pensent tout simplement que « çava être bien », et c’est une bonne raison de le faireY Les réflexionset les discussions s’attachent alors à cerner des pratiques plutôt quedes principes, même s’il s’agit bien au final d’adopter des principessans les nommer. Toutefois, cette façon de construire un mode devie collectif peut amener une situation dans laquelle les membresadoptent les mêmes pratiques, mais pas forcément pour les mêmesraisons. Des pensées politiques différentes peuvent induire descomportements similaires : on est d’accord, on veut faire et on fait lamême chose, mais pas avec la même justification, pas sur le mêmechemin. Cela ne pose aucun problème jusqu’au jour où un clivageapparaît sur une question de fond, l’ensemble constate alors quetout le monde ne veut pas vraiment aller au même endroit. Fauted’avoir suffisamment balisé politiquement le chemin, on s’aperçoitqu’un peu plus loin les trajectoires se séparent...

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C’est en cela qu’une discussion politique peut permettre en amontde définir un cap au-delà d’un mode de vie purement pratique.Pourquoi ce collectif ? Quelle est sa fonction ? Quels sont ses buts ?Il ne s’agit pas de renoncer si l’on se rend compte que desdivergences existent, mais simplement de savoir à l’avance que si lacommunauté arrive jusqu’à un certain point, ou doit se positionnervis-à-vis de certains sujets, le consensus risque d’en être affecté. Ilfaudra peut-être alors prendre en compte cette nouvelle situation entemps utile. Mieux vaut prévenir que guérir, pour cela, le groupe doitêtre au fait de sa propre diversité politique. Tout comme desprincipes sont fondateurs, les divergences politiques sont autant deprises de conscience contribuant à un équilibre clair et maîtrisé. Ladivergence connue et discutée est une chose, la divergence surpriseou exprimée par des non-dits en est une autre, au potentiel négatifbeaucoup plus important.

Une communauté intentionnelle collective incarne une vision, unevision collective bien sûr, avec entre autres la représentation d’unmode de vie partagé, mais cela ne signifie pas que cette vision estuniforme. Chaque individu peut la personnifier par le prisme desaspects les plus importants pour lui, et ajouter une nouvelle brancheparticulière au tronc commun. Verra-t-il avant tout l’ensemblecomme une entité dont l’organisation économique sera le symbolede la réussite collective ? Verra-t-il en premier lieu les équilibres àtrouver et les liens entre un fonctionnement émancipateur et unecohésion sociale ambitieuse ? Verra-t-il avant le reste un combatpolitique contre le dogme capitaliste, l’affirmation concrète d’unealternative ? Chacun doit être à même de pouvoir choisir, s’il lesouhaite, les aspects prépondérants de sa posture dans le paysagede cette vision collective. L’important reste que le tout repose surdes bases claires, que chacun sache pourquoi il est là, et surtoutpourquoi il est là avec les autres. « Vivre mieux en prenant quelquesdistances avec le système consumériste » est par exemple un peutrop vague : la vision doit contenir les moyens de sa propreréalisation. Les étapes matérielles, mais surtout les étapes sociales,doivent être parties intégrantes de cette projection dans le futur.

La façon de définir les fondations d’un projet collectif revêt elle-même une importance. Si les méthodes et les regards divergentdéjà à ce moment là, c’est plutôt mal parti pour que le tout sestructure efficacement et forme un ensemble cohérentY

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Comme souvent, le pragmatisme nous conseille de ne pas nousenfermer dans un schéma qui nous pousserait à trop ressasseravant d’agir, ou à passer à la pratique sans réfléchir. Chaquecommunauté possède son propre caractère quant à sa manièred’avancer. Plus l’objectif est ambitieux, plus il faut sans douteessayer d’anticiper et de poser précisément les bases defonctionnement. Plus la communauté tendra vers une gestioncollective des ressources, plus cette gestion nécessitera uneorganisation claire et structurée. Les choses sont forcément plussimples dans le cadre d’un collectif où les ressources sontindividuelles, lorsque seulement quelques aspects pratiques fontl’objet d’une mutualisation ou forment des communs. L’organisationnécessaire pour gérer des ressources collectives implique une autrefaçon de faire, plus détaillée, plus construite dans son aspectmatériel et social. Plus la communauté intentionnelle devientcollective, plus elle doit penser les détails et les modalités de sonvivre-ensemble, plus elle s’éloigne de la société capitaliste, plus elledoit réfléchir à sa propre façon de fonctionner.

Quel que soit le degré d’organisation économique collective désiré,l’argent est un paramètre important. Qu’il soit géré en commun ouindividuellement dans le cadre d’actions coordonnées, il définitsouvent la capacité d’action pratique d’un groupe. Certains voudrontpeut-être s’affranchir de cette réalité en s’installant sur des territoiresreculés, laissés à l’abandon par le Capital, ils espéreront peut-êtrese reposer sur la récupération, le système D et l’auto-suffisancepour construire le cadre de leurs envies communautaires. C’esteffectivement une possibilité, mais ce n’est probablement pas cellequi permettra de susciter l’envie chez nos semblables.

Que nous l’acceptions ou pas, nous évoluons au beau milieu d’unejungle consumériste dans laquelle l’argent est le « grand pouvoir defaire ». Ceux qui nous diront que l’on peut changer le monde sansargent confondent le changement avec une marginalité qui senourrit bien souvent de ce que le Capital veut bien lui laisser. Leterritoire, le terrain, la terre, la surface, et leurs analogues construitsque sont l’appartement, la maison, la ferme, le bâtimentprofessionnel, l’usine, etc., sont ce qu’il faut prendre au capitalismepour pouvoir l’empêcher de nuire, ce qu’il faut s’approprier pourdonner aux intentions collectives la capacité d’exister et des’exprimer pleinement.

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L’aspect matériel et pécuniaire entre en compte de manièreimportante dans les modalités d’un projet significatif, quand il n’estpas carrément ce qui permet ou non sa réalisation. Une bulleintentionnelle collective ne peut malheureusement pas s’affranchircomplètement des questions de propriété, de copropriété ou depropriété par une structure juridique adaptée. Ces questions nepeuvent pas non plus s’éviter une apparition dans les principes debase. Nous évoluons dans une société où tout est propriété,pratiquement tout à un prix, il est impossible que le sujet financiersoit absent, à part peut-être pour ceux qui sautent directement dansune réussite intentionnelle collective avancée.

L’ambition quant au degré de mutualisation économique n’est pasde préférence ce détail qu’on classe dans les « on verra », il estévidemment lié au degré d’individualisme souhaité dans lacommunauté. Dans le cadre par exemple d’un habitat collectif oùchaque membre a ses propres revenus, et où un pot commun neconcerne que les charges communes, il est politiquement pertinentde définir si les membres souhaiteront un jour envisager d’aller au-delà de ce fonctionnement. Par ailleurs, des valeurs et de nouveauxprojets peuvent faire qu’une communauté plutôt « individualisée »sur le plan des revenus et des dépenses, se rapproche quandmême beaucoup d’une communauté intentionnelle collective : pourdes raisons purement pratiques, chacun gère son périmètrefinancier et cela laisse du temps au groupe pour pensercollectivement d’autres aspects de la communauté (qui peuvent êtreéconomiques ou non). Les intentions qui forment le socle communsont forcément collectives, elles doivent être partagées par tous lesmembres, le domaine du Social est également par définitioncollectif, mais les considérations économiques ne sont quant à ellespas forcément toutes collectives.

Une communauté doit définir ce que signifie pour elle la possessiond’usage, la propriété privée, l’espace privé, etc., et ce qui estrattaché à ces notions. Les espaces d’habitations sontnécessairement articulés en partie autour de la préservation dupérimètre privé de l’individu. L’espace privé est le lieu qui préservenotre intimité, il est l’endroit où nous n’avons pas à faire avec lesautres, hormis ceux que nous choisissons. Il est notre bullepersonnelle et familiale, à l’intérieur d’une bulle collective. Laquestion de l’habitat est un bon exemple des variations et des

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différents degrés de gestion collective possibles. Plusieurspossibilités plus ou moins collectives existent. « L’écoquartier » secontente de définir un voisinage sur le critère d’une constructionécologique, il peut se prévaloir éventuellement d’une intentioncollective à l’origine ou par la suite. L’habitat participatif (ou habitatgroupé) peut se définir comme une copropriété intentionnelle etcollective sur certains sujets. Il met en avant certaines valeurs, etcertains aspects du mode de vie sont souhaités collectivement, il ale mérite de laisser la place à la mutualisation de certainséquipements et de certains espaces. Il peut lui-même prendre laforme d’une coopérative d’habitants, celle-ci va beaucoup plus loinsur la remise en question de la notion de propriété. Au-delà de gérerelle-même tous les aspects de son fonctionnement économique,une coopérative d’habitants relève d’une véritable démarchecollective et mutualiste sur la durée.

Il y a également les formes d’habitat « complètement » collectives.Par le biais d’une entité légale ou informelle, un ensemble delogements est géré collectivement afin d’en répartir l’usage entre lesmembres d’un collectif ou d’une communauté. L’habitat peut alorsdevenir, parfois malgré lui, un point central des principes defonctionnement. Dans le cas par exemple d’une douzaine depersonnes s’installant sur un lieu et investissant des zones de vie, lelogement peut être la première manifestation d’une inégalité subie.On peut imaginer que l’agencement ne permette pas à chacun dedisposer du même confort personnel dans ses quartiers privés.Dans une communauté où les membres ont validé le fait decantonner leurs espaces personnels à des pièces privatives, leslieux peuvent faire par exemple qu’une personne seule se voitaffecter un espace de quarante mètres carrés, alors qu’une autredevra se contenter de trente mètres carrés. La disposition spatialel’emporte alors sur l’idéal politique d’équité. Que les membres tirentles chambres au hasard, passent d’une chambre à une autre tousles deux mois, ou décident que cette inégalité sera compensée dansun autre aspect de la vie communautaire, il en résulte toujours quecette réalité complique la gestion collective et fait peser la menacede quelques aléas sociaux de frustration. La satisfaction matérielleet le confort sont eux aussi des facteurs de réussite communautaire.Lorsque chacun rentre chez soi sans aucune arrière-pensée, etpleinement satisfait de sa zone privative, cela constitue déjà un pointpositif quant au caractère enviable et désirable d’une communauté.

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Si toutes les communautés avaient les moyens de mettre àdisposition de leurs membres un logement privatif confortable etspacieux, évidemment qu’elles le feraient et qu’elles s’en porteraientmieux. C’est parfois par endroits le manque de logements qui bridecomplètement le développement d’un collectif.

Le lieu est important, c’est souvent ce qui rend tout le reste possible,ce qui fait que tout un groupe se projette dans un avenir commun. Ilest ce qui déclenche la manœuvre, ce qui impacte directement àcourt terme la vie des participants. Pourtant, le lieu n’est pas lecollectif. Même s’il est l’espace de concrétisation du projet, il ne fautpas projeter tous les espoirs dans le lieu en lui-même : c’est dans lacommunauté des individus qu’ils doivent être projetés. Le lieu n’estqu’un moyen d’affirmer le groupe, de le définir factuellement, de lelocaliser physiquement, il ne suffit pas à lui seul pour le faire exister.S’investir dans un lieu tête baissée sans prendre soin de la cohésiondu groupe nous expose à des lendemains difficiles. La constructionsociale est ce qui fait tenir debout les murs d’une communautéintentionnelle collective, la reléguer à un aspect du groupe qui va etvient, ou s’adapte aux remous des caractères individuels, sonnedéjà la fin d’un objectif politique. Sans cette cohésion, le tout ne serésumera bientôt plus qu’à une colocation thématique, à unecohabitation plus ou moins affinitaire, ou à une activité économiqueatypique devenue classique... bref, une entité sans plus aucuneénergie pour aller au-delà d’une simple marginalité vis-à-vis de lasociété consumériste. L’intention collective doit affirmer son envie duSocial, ceci pour se prémunir de toutes les influences passagèresqui feront que tôt ou tard, et sans aucun doute, la situation pourratendre vers des tensions relationnelles ou une désorientation desindividus.

Le lieu se définit principalement par ce qu’il permet de faire, c’est luiqui permet ou non certaines modalités pratiques. Toute communautédoit gérer ce qui relève des espaces personnels d’habitation, desespaces communs, des espaces productifs et économiques, etc.L’utilisation de l’espace contribue à donner sa couleur à unecommunauté, elle expose un mode de vie choisi. Elle reflète parfoisl’état de la construction sociale communautaire, elle doit trouver lebon équilibre entre les actions politiques façonnant le lendemain etles désirs fluctuants ou les envies changeantes. Le lieu est aussi lamanifestation spatiale d’un chemin politique commun.

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La vie au sein d’une communauté se repose sur des principes debase, ils peuvent être minimalistes ou détaillés, relever du bon sensobjectif comme d’un souhait totalement subjectif. Ces principes sontdiscutables ou non, ils peuvent faire partie de l’ADN d’unecommunauté, devenir des règles que les membres fondateurs ontdéclarées définitives. Dans ce cas, les nouveaux membres doiventles accepter pour adhérer au collectif et devenir membres à partentière. Ces principes peuvent même relever d’une conceptiondogmatique, ou de particularités originales et marquées parl’empreinte des fondateurs : chaque collectif naît en prenant unedirection et en choisissant son mode de vie. Certaines règles sont làcar elles satisfont à un désir collectif initial, elles n’ont même pas àêtre justifiées, elles n’ont pas à être remises en cause par d’autres àla faveur d’arguments, même objectifs, en faveur du changement.Les principes de base font partie du socle de la communauté, ils fontpartie des fondations, leur légitimité historique ne peut pas êtreremise en question. C’est le principe des sociétés intentionnellescollectives : nous adhérons à l’une d’elles pleinement ou nous n’yadhérons pas, dans ce cas alors, nous regardons ce qui existeailleurs ou ce que nous pourrions faire exister avec d’autres.

Une société intentionnelle collective n’est pas une république. Àpartir du moment où quelqu’un fait campagne, à partir du momentoù un principe fondateur est remis en cause pour bousculer le socle,la cohésion s’engage sur une pente descendante. Lorsquequelqu’un dit « je ne vois pas pourquoi ce principe de basecompterait plus que mon opinion sur le sujet », et que cette paroleest prise en considération, c’est l’orage qui annonce une tempête deruine. Les sociétés intentionnelles sont des constructions, elles ontla possibilité de se démarquer significativement les unes des autres,c’est même le but. Dans l’idéal, elles doivent former par leurjuxtaposition un ensemble de propositions politiques, un panel demodes de vie disponibles, ceci afin que chacun puisse choisir lafaçon dont il souhaite vivre (si cette façon de vivre est viable etréaliste). On ne réforme pas radicalement une société intentionnellecollective, on en crée une autre. Remettre en cause un principe debase, c’est remettre en cause la construction de la communauté,c’est juger son cheminement passé, c’est vouloir mettre un coup demarteau piqueur dans les fondations d’une maison commune.

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Bien sûr, il ne faut pas s’interdire non plus de pouvoir modifier lesprincipes de base si tout le monde le souhaite sans réserve, ceciaprès avoir pris en compte tous les tenants et aboutissants du sujet.Le consensus sur ce genre de question doit être général et total, unconsensus obtenu par la mise de côté d’opinions minoritaires devraitempêcher la communauté de procéder à cette modification. Certainspourraient penser que cette manière de refuser à une majorité« réformatrice » le droit de modifier des principes de base est anti-démocratique, c’est en fait tout le contraire. Préserver le mode devie d’une minorité d’aujourd’hui est l’une des bases de la véritabledémocratie, c’est le respect de l’existence et de la construction dechaque proposition sociétale. La démocratie n’est pas que le pouvoirdes peuples, elle est aussi le respect des opinions, de leur existenceet de leur droit à se voir concrétisées, qu’elles soient minoritaires oupas. Les réformateurs sont libres de définir les principes de base deleur société intentionnelle collective, c’est à eux de la concrétiser enrespectant le périmètre d’expression nécessaire du modèle dont ilssouhaitent s’affranchir.

Se donner la peine de bien poser certains principes de base à l’aubed’une intention collective est donc plutôt une bonne idée. Si cesprincipes sont très détaillés, cela pose de facto certaines pensées etopinions comme des références communautaires pour la suite, etpour les futurs nouveaux membres. Il s’agit ici clairement destabiliser une construction sociale (la cohésion de la communauté)et économique (aussi minimale qu’elle puisse être) en se préservantd’éventuels déséquilibres futurs. Il ne faut pas percevoir cet aspectcomme une sorte de veto ou un pouvoir donné à l’ancienneté, ceprincipe de fonctionnement permet à une communauté de pouvoirpenser à long terme, sans craindre que les objectifs initiaux nedérivent vers autre chose. Cette manière de faire s’assure que lavision initiale ne soit pas effacée au gré de l’approbation majoritaire,à un instant T, d’une autre vision différant un peu ou beaucoup decelle-ci. Nous pouvons très bien voir cela comme une constitution,ce document qui fixe l’organisation et le fonctionnement d’un État, àceci près qu’elle peut être bien plus précise et détaillée qu’uneconstitution républicaine, celle-ci s’abstenant généralement de touteprise de parti politique autre que religieuse ou « humaniste ». C’estd’ailleurs, rappelons-le encore une fois, la force d’une sociétéintentionnelle collective : proposer clairement, et pourquoi pas defaçon très précise, un mode de vie à ses citoyens.

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Alors, quelques individus se comptant parfois sur les doigts d’une oudeux mains, réunis pour penser ensemble la naissance d’uncollectif, doivent-ils se charger en plus de tout le reste et de leursdoutes, de ce travail bien peu pratico-pratique ? Probablement queoui, c’est même peut-être le meilleur moyen de comprendre ce quifait l’unanimité dans le groupe, de délimiter cette fameuse visioncollective, et d’aller au-delà de la traditionnelle « charte » qui secontente souvent d’exprimer de bonnes intentions, mais sansprévoir une grande partie des difficultés à venir. Écrire des principesde base, politiques et pratiques, c’est imaginer et dessiner la viefuture d’une communauté intentionnelle, c’est pouvoir regarderl’horizon du collectif, pouvoir contempler ses courants internes, seséventuelles divergences, ses piliers, ses trajectoires possibles,probables ou impossibles. C’est pouvoir se dire objectivement quecette aventure pourrait aller très loin, jusqu’à ce mode de viesouhaité par toutes et tous. C’est pouvoir se dire que ce voyagecollectif mènera peut-être le groupe jusqu’à une étape qui verracertains prendre un chemin séparé, c’est être conscient que certainsvoudront peut-être définir plus tard un mode de vie plus complet ouplus affiné. Dans le cadre de principes de base plutôt réduits, c’estcomprendre que lorsque la situation, les effectifs, le contexte etd’autres aspects le permettront, les cheminements s’écarteront peut-être au point de justifier la séparation de la communauté en deuxgroupes, ceci parce que certains et pas d’autres voudront ajouter unnouveau principe de base à leur mode de vie.

Construire ce tronc commun donne la possibilité aux membres de seprojeter dans l’avenir. Un groupe qui définit la vision commune de savie future avec autant de soin qu’il pense sa vie quotidienne dedemain, se donne toutes les chances d’une construction sociale etéconomique sereine.

Certains trouveront que cette ébauche des principes de base esttrop détaillée, d’autres trouveront qu’elle ne l’est pas assez.Lorsqu’ils concernent des règles de vie collective, ces détailsfondent un pacte social qui sera l’un des supports de la cohésion.D’un côté, certains ont peut-être peur d’avoir à subir des situationsinsatisfaisantes, de l’autre, certains ont peut-être peur d’avoir à seremettre en question, ou d’avoir à évoluer au-delà de leur seuil deconfort, ils peuvent craindre d’avoir à s’adapter à des règles plusqu’ils n’ont réellement envie de le faire.

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La réalité de la vie quotidienne, la relation aux communs, au travailet aux nécessités collectives se dessinent en partie à ce moment-làY tout comme peuvent s’illustrer toutes les situations pouvantdétériorer la cohésion. La façon de considérer le Social doitidéalement y trouver une place centrale. Avec ses principes debase, chaque société intentionnelle collective, aussi petite soit-elle,écrit en partie les règles de son vivre-ensemble. Devenir membrenécessite une adhésion à ces règles, et l’adoption d’uncomportement compatible avec ce que cela implique. La nécessaireadhésion sincère aux principes de base entraîne le fait qu’unindividu qui n’y adhère pas, ou plus, quitte la communauté, même sil’on imagine bien que dans la réalité des faits, certains restentmembres d’une communauté car c’est tout simplement à l’instantprésent le meilleur mode de vie qui s’offre à eux.

Malgré toute l’importance des principes de base, n’oublions pas nonplus qu’il est illusoire d’essayer de tout anticiper ou définir. Les fruitsde l’expérience et les nouvelles idées doivent aussi évidemmenttrouver leur place à côté des fondements politiques et pratiques.Pouvoir se projeter et clarifier les différents aspects de la viecommunautaire est essentiel, mais tout l’art politique de la choseréside dans le fait de ne pas faire peser une rigidité contre-productive sur les individus. Enfin, nos opinions peuvent évoluercollectivement pour tout un tas de raisons.

Ce type de projet doit être à la fois humble et ambitieux, il se tissede choses perfectibles, à notre image...

« Ne doutez jamais qu'un petit groupe de gens réfléchis et engagéspuisse changer le monde. En fait, c'est toujours comme cela que ças'est passé. »

Margaret Mead, anthropologue américaine (1901–1978)

C’est une belle citation, à la fois motivante et objective, mais il n’estpas forcément très judicieux d’en faire le leitmotiv d’un projetcollectif. Il faut penser concret, toujours sans se contenter dupratico-pratique, mais penser des objectifs palpables et vivables.Avant de songer à changer le Monde, la communauté doit trouvercomment changer son monde et ses vies. Même si effectivement,avoir un impact sur ce qui se passe dehors est à l’ordre du jour, lesmembres d’un collectif animé d’une intention collective doivent avanttout changer leurs vies et leur mode de vie.

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« Changer le Monde » et « changer notre façon individuelle devivre » sont deux leitmotivs courants dans le discours « alternatif »actuel. Ils sont en fait tous les deux un peu à côté de la plaqueconcernant la démarche qui induira un véritable changement.Construire une communauté revient à changer le monde d’unnombre déterminé d’individus, c’est aussi rendre vivantes des idéespolitiques pour qu’elles soient à même d’être l’objet d’uneappropriation par d’autres. Il est illusoire de vouloir agir directementsur le Monde, et politiquement insuffisant de se contenter del’individu seul. C’est dans ses interactions et son organisation avecd’autres que se situe la composante essentielle du vraichangement : le progrès sociétal. Faire vivre une belle alternativeenviable et durable à 5, 10, 30, 100, 1000 puis 10.000 individus,voici ce qui changera le monde...

Lorsque nous essayons de bien faire, de « faire mieux » en accordavec nos valeurs pour parvenir à une cohérence individuelle, il estlogique de vouloir essayer de faire mieux à plusieurs. Cela va mêmeplus loin, au fond, un individu souhaitant faire partie d’unecommunauté politique n’a pas que « envie de », il souhaite « fairepartie d’un groupe qui a envie de ». Une communauté n’est pas leregroupement de désirs politiques individuels qui se facilitent pardes actions concertées, elle associe des individus au sein d’uncollectif doué de son propre désir politique. Les affinitésintellectuelles sont au cœur des intentions collectives, un jour peut-être, et finalement pourquoi pas prochainement, des individus selanceront ensemble dans cette aventure à partir du simple énoncéde leurs principes politiques personnels, sans s’être connusprécédemment... Mais en attendant le jour où nous aurons atteint ceniveau de maturité politique, il semble que les affinités qui soientaujourd’hui à l’œuvre dans la formation des collectifs relèvent pourune plus grande part de l’affect (les sentiments, les ressentis, lesémotions, etc.) que du domaine intellectuel.

Ceci est finalement plutôt logique dans un contexte où il s’agit de sejoindre à un groupe social. Ce regroupement est politique, mais laréalité sociale des moments à vivre ensemble nous amène àenvisager cette construction par l’écoute prioritaire de nos affects.Les émotions nous rassurent plus que les principes politiques, lesgoûts (et les dégoûts) communs sont autant de marqueurs quigénèrent un équilibre et une affinité entre les personnes.

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Pourtant, les tenants et les aboutissants de cette cohésionémotionnelle peuvent potentiellement induire de futurs problèmes.Le vécu partagé, l’amitié, ainsi que tout autre aspect de nosrelations « privilégiées », constituent une partie des supports de lacohésion, mais attention à ce que le registre émotionnel ne masquepas l’expression d’éventuels désaccords ou tensionscomportementales. Une cohésion peut être artificiellementmaintenue par des affects qui contrebalancent des divergences,jusqu’au jour où ces concessions affectives ne parviendront plus àcompenser les déséquilibres existants. Vivre en communautéintentionnelle collective signifie entre autres vouloir se situerpositivement dans le regard des autres, il faut ajouter que ce regarddoit être au moins autant rationnel qu’émotionnel.

Les moments de gouvernance, de décision et d’organisationpendant lesquels les membres guident à plusieurs le navire d’unecommunauté sont au cœur de l’aventure. Lorsqu’un membre dugroupe pousse de son pied sur la berge consumériste pour que levaisseau communautaire commence à s’éloigner du modèledominant, ce moment est d’autant plus léger que les préparatifs ontmené à une sérénité et à un enthousiasme pour cet instant. Desprincipes de base clairs, des priorités, des anticipations et ladétermination des besoins au sens large, sont les résultats del’action d’un groupe où chaque membre s’est gouverné lui-mêmepour participer positivement au projet. La cohésion est aux avant-postes du voyage, elle est à la fois la source et le fruit d’un mode devie souhaité. A-t-elle été façonnée par une synthèse politiqueréussie des aspirations de chacun ? A-t-elle été construiteefficacement grâce aux mises en cohérence individuelle de toutes ettous ? A-t-elle été renforcée par la synthèse des opinions sur unesérie de thèmes ? A-t-elle été forgée en la mettant à l’épreuve depossibles motifs de rupture ? À chaque étape supplémentaire detransition, des méthodes et des points de situation peuventpermettre de jauger l’état du collectif, ceci avant qu’il poursuive dansla direction de sa conviction intentionnelle collective.

Tel le conseil d’Elrond parvenant à former la communauté del’anneau, ceci après avoir trouvé la force politique de repousserl’influence maléfique de l’anneau unique de Sauron, le conseil d’unecommunauté en devenir doit être l’endroit de toutes les objections,l’espace d’expression des doutes et de toutes les clarifications.

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Toutefois, contrairement à la communauté de l’anneau qui a pourobjectif de détruire un artefact du Mal, une communauté del’intention collective débute une aventure qui n’a pas de fin, si cen’est son échec potentiel. L’objectif ne se résume pas à créer unesociété collective, équilibrée, sereine, et qui satisfait l’ensemble deses membres, il faudra ensuite faire en sorte que cette réussiteperdure.

Les principes de base doivent clarifier les domaines politiques quidoivent relever d’une culture collective et d’un sentimentd’appartenance, ces derniers ne peuvent souffrir d’aucunedivergence sous peine sinon de remettre en question l’intentioncollective. Les autres sont donc ceux dans lesquels les individussont à même de se différencier dans leurs souhaits et leurs envies.Les principes de base constituent un code de conduite collectif, unobjectif politique et de fonctionnement, ils peuvent définir desexigences et des obligations qui s’appliquent à chaque membre. Ilspeuvent aussi pourquoi pas prévoir des différences de statut, ainsique d’éventuels degrés d’implication au sein de la communauté.

Et puis bien sûr, ces principes de base doivent dans l’idéal anticiperla survenue de l’ennemi numéro un, celui par lequel le pilier de lacohésion peut régresser : l’incident antisocial, l’événement qui faitreculer la cohésion au-delà des va-et-vient sans gravité. Lesréactions et les actions collectives nécessaires au traitement de cetaléa doivent être pensées, surtout si elles semblent être unenécessité de la situation. C’est aussi à ce sujet que les principes debase peuvent amener à des exigences, ce ne sont plus alors desobligations quant à la gouvernance de notre propre personne, maisdes obligations de réaction vis-à-vis de ce qui peut menacer lasérénité du groupe.

Nous imaginons par exemple difficilement qu’en cas de grossetension entre deux membres, certains témoins s’autorisent à ne passe préoccuper du tout de la résolution du problème. La questionn’est pas de savoir si cela arrivera, mais plutôt quand cela arrivera.Les moments qui façonnent la naissance d’une intention collectivedoivent aussi acter par avance les inévitables crises, petites ouravageuses, qui ponctueront l’aventure. Elles seront d’autant pluspetites qu’elles surviendront dans une communauté parée às’emparer du sujet sans hésitation, dans un collectif ayant anticipésa réaction face à ce type de désordre intérieur.

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Penser la naissance d’une intention collective, c’est égalementimaginer comment ceux qui en font partie peuvent en sortir. Il estd’autant plus rassurant de s’investir dans un projet si les modalitésde retrait d’un membre sont claires, que ce soit pour l’aspectmatériel, pratique ou autre. Cela peut en plus permettre à chacund’éventuellement formuler les raisons pouvant l’amener à vouloirquitter le collectif, ce qui peut servir à élaborer un socle communplus affiné. Il est d’autant plus satisfaisant de contribuer à laconstruction d’une communauté lorsqu’un principe fondamental dessociétés intentionnelles collectives est respecté : celui de rester libred’en partir pour aller voir ailleurs. La liberté est ici directement liée,par exemple, au sentiment de pouvoir partir sans concéder desressources initialement personnelles.

Définir clairement les principes, les tenants et les aboutissants d’unecommunauté, c’est enfin exposer sans confusion ou approximationla nature d’un collectif vis-à-vis de l’extérieur. Nous y reviendronspar la suite, cela contribue entre autres à susciter l’intérêt et àfaciliter l’arrivée de nouveaux membres.

Rejoindre une intention collective

Quel que soit le degré d’implication attendu pour un nouveaumembre, rejoindre une intention collective, « aboutie » ou non,revient à sauter sur un navire qui vogue vers le large. Il s’agit desauter, car même dans le cas où il est possible de procéder parétapes ou par phases d’intégration, rejoindre une communautéconsiste à sauter le pas, c’est s’être demandé si on le fait ou non, sion se lance ou pas. Cela signifie accepter certaines choses : le cappris par ce navire, des règles de vie et la nécessité de se définirdorénavant comme un membre d’équipage, comme un élémentconstitutif d’une population humaine qui avance vers quelque chose.Il n’y a pas de voyageur en cabine, non seulement chacun doit fairesa part pour que l’ensemble fonctionne, mais la vie sur ce bateau nese résume pas au rationnel d’une organisation collective. La vie àbord exige plus que la simple préoccupation de subvenir auxbesoins des individus : chacun doit œuvrer pour que l’équipageforme réellement une communauté.

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Il n’y a pas de voiles sur ce navire, ce n’est pas la maîtrise d’un ventextérieur qui lui permet d’avancer, seuls les êtres humains génèrentla force motrice. Tantôt ils rament comme un seul homme, tantôt ilsse relaient, tantôt le navire se laisse filer sous l’énergie d’uneprécédente impulsion, tantôt il file par la seule efficacité de saconception. Ce bateau évolue au fur et à mesure qu’il parvient àsortir des eaux individualistes, à mesure qu’il vogue sur l’océan dessociétés intentionnelles collectives. La communauté fluidifie sacohésion sociale, les aspérités et autres frictions interpersonnellessont reléguées au statut d’interlude désagréable, éphémère et sansconséquence. Parallèlement à l’entretien d’une sérénité au sein ducollectif, les mouvements de rame de l’équipage s’affranchissentdes résistances primitives. Le navire n’est plus une massenécessitant l’effort de tous pour contrer sa propre inertie, il n’est plusune entité exigeant de fendre les flots pour contrer sa propreentropie née de l’agitation des luttes. L’absence de tensions internesfait évoluer les possibilités de navigation, la frégate de la cohésionsurfe sur les éléments, bien équilibrée, elle vole au-dessus de lasurface des luttes externes, elle s’affranchit des frottements quiapparaissent entre les vies déséquilibrées et contradictoires.

Rejoindre une envie de faire collective, faire sa part des tâchesmatérielles, vouloir faire vivre des valeurs, vouloir comme tous lesautres maintenir un cap, contribuer à la cohésion pour que le navirepuisse tracer sa route en s’affranchissant des résistances possibles,et probables, des faces les moins avantageuses de notre nature :rejoindre la communauté d’une intention collective signifie tout cela.

Contrairement à une création, un individu qui rejoint unecommunauté doit le faire sans essayer de tout organiser ouanticiper. Il se jette à l’eau, il s’immerge, il doit se laisser porter parune envie de faire antérieure à son arrivée, il doit s’efforcer de lacomprendre, d’en saisir les éventuelles subtilités, il doit essayer dedevenir un nouveau pilier parmi tous ceux qui soutiennent déjà lacohésion communautaire. Rejoindre un collectif intentionnel consisteà adopter toutes les pratiques induites par ses principes de base, onne peut pas y prendre ce qui nous plaît et mettre à distance lereliquat. Les principes de base forment une entièreté, on les adopteou on passe son chemin... Ils ne sont pas l’objet d’un choix, peut-être éventuellement le sujet de divers degrés d’adhésion oud’abstention, mais en aucun cas celui de divergences.

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Il semble plus facile d’embarquer sur un navire intentionnel auxprincipes de base plutôt réduits, toutefois, le cap choisi est encontrepartie moins précis, moins clair, moins façonné. Il ne permetpas d’anticiper sous quelles latitudes il mènera, ni sur quelles houleset quelles vagues il devra naviguer. Une communauté peut très bienchoisir de se laisser porter par un fonctionnement incertain, ou faireévoluer le cap au gré des vents internes au collectif, après tout,l’incertitude à propos du balisage du tracé, ou de la direction àemprunter, n’est pas en contradiction avec l’idée du voyage ensociété intentionnelle collective. Peut-être même que ce sontcertains des navires qui prendront le temps de larges cercles denavigation, ceux qui se laisseront dériver en pleine mer descohésions, qui trouveront finalement le cap le plus pertinent. Ou bienpeut-être qu’ils tourneront en rond et feront du surplace. Embarquerpour l’intention collective implique de prendre la mesure de tout cela.

En supposant un certain niveau de cohérence individuelle et uneréelle motivation chez l’individu, il n’y a a priori qu’une seule chosequi puisse faire échouer l’arrivée d’un nouveau membre : lesrelations sociales. Que le problème vienne du nouveau membre oud’un membre de la communauté, ce sont les comportements quipeuvent faire tanguer l’embarcation au point de nécessiter qu’unmembre d’équipage soit débarqué. Une interaction négative« majeure » peut être le résultat de plusieurs choses. Il peut s’agird’un désaccord à propos de l’interprétation d’un principe de base, cequi mènera fatalement à un consensus plus clair ou à un départ. Leproblème peut aussi relever d’une incompatibilité comportementaleinsoluble, liée peut-être à une personnalité particulière. Enfin, laphase d’adaptation peut également avoir été l’objet de confusions,de maladresses et d’approximations quant à certaines réalitéspratiques : la communication et la pédagogie des accueillants n’ontpeut-être pas été à la hauteur de l’enjeu.

Que l’arrivée d’une nouvelle personne passe « comme une lettre àla poste », traverse les situations négatives les plus inattendues, oul’intégralité de toutes celles qui figurent parmi les plus attendues, laconstruction du Social à ses raisons que la raison ignore. Le manuelde la parfaite intégration n’existe pas, nous pouvons tout au plusmettre en avant la pertinence de certaines attitudes, comme cellemenant à l’observation presque anthropologique de la micro-sociétédans laquelle nous mettons les pieds.

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Il semble par exemple judicieux de faire preuve d’une certainehumilité au sein de ce nouvel environnement. Il est égalementindispensable de cultiver a minima la plus bienveillante desneutralités, encore plus vis-à-vis des personnalités a priori les moinsaffinitaires avec la nôtre. Pour le reste, c’est le moment de prouverque la nature humaine est ce vivier de bons sentiments capable dedissiper toutes les négativités pouvant rôder entre les êtres. Chaquemembre d’une communauté intentionnelle collective est un artisan, ilpolit, lustre, assouplit, enduit, fignole, perfectionne et affûte sapropre personnalité. Il tente de faire de même avec cette cohésionqui tisse l’équilibre entre tous les membres et harmonise les égos.Rejoindre une intention collective, c’est prendre sa place dansl’atelier perpétuel de la construction et de l’entretien du Social.

Au sein d’une société intentionnelle collective, quelle que soit sataille, le Social n’a qu’une seule bête noire. Cette entité a le pouvoirde nuire à l’aspiration collective du vivre-ensemble, surtout si on lalaisse se transformer pour s’acidifier et ronger la cohésion. Elle n’estpas elle-même la source du problème : l’irrationalité complexe denos êtres, et les faiblesses de nos égos, peuvent transmuter cetattribut inhérent au genre humain en une série d’explosions internesà la cohésion. Cet objet comportemental décisif est l’action-réactiondu reproche.

Un nouveau membre est logiquement plus exposé aux tendancesnégatives de l’action-réaction du reproche. Il n’est peut-être pasencore sous l’influence de la consonance positive communautaire, ilsort peut-être à peine d’une immersion complète dans l’universcapitaliste, où le reproche se transforme souvent en une défiance ouune inimitié immédiate. En société marchande, le reproche estsouvent vécu comme un avertissement ou une déclaration de conflit,il est même l’une des armes de la domination et de la manipulation.Il est bien naturel, malgré les remises en question et les efforts sursoi-même nécessaires à une mise en cohérence individuelle, qu’unnouvel arrivant soit plus sensible aux errements de l’égo, il a plus dechances de devenir le protagoniste d’une action-réaction dureproche malheureuse. Les modalités pratiques d’un nouveau modede vie nécessitent également un temps d’adaptation potentiellementrythmé par des ajustements nécessaires, c’est ainsi que ne pas faireles choses selon les règles communes peut déboucher sur desremarques, puis peut-être des reproches.

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Les remarques et les discussions contradictoires à propos de la viecollective constituent les désaccords anodins et les petitesdivergences du quotidien, elles font partie du travail collectif, elles nelaissent aucune trace négative dans le Social. Les colères et lesgrands mécontentements sont quant à eux annonciateurs d’uneprofonde divergence, et d’une possible séparation.

C’est entre les deux, à l’émergence d’une tension qui peut tendrevers une tension conflictuelle, lorsqu’il s’agit d’une manifestation quine remet pas encore en cause le vivre-ensemble, mais relève toutde même d’une aspérité trop importante pour se contenter de laremarque, que chaque membre de la communauté peut travailler demanière pratique sur la grande difficulté de cet ambitieux projetpolitique. C’est sur cet intervalle de disharmonie des comportementsque nous devons trouver le chemin de notre propre équilibre vis-à-vis du reproche. Que nous en soyons l’émetteur ou le récepteur,nous devons repousser les réflexes individualistes qui nouscommandent de lutter, de contrer, de lever nos défenses, de nouséloigner, d’attaquer, etc. Il faut considérer cet événement qui noustouche personnellement, et dans lequel nous sommes directementimpliqué, comme le moment d’expression d’une maturité sociale etpolitique. Cet aspect est probablement l’un des plus déstabilisants,et l’un des plus progressistes, du vivre-ensemble intentionnel etcollectif.

Pour chaque nouveau membre d’une société intentionnellecollective, nous pouvons même considérer que la premièredisharmonie sociale dans laquelle il est acteur fait office de baptêmesociopolitique. Que son attitude soit l’objet du reproche, qu’il soitcelui qui énonce un reproche significatif, ou soit mandaté pour êtreaux avant-postes d’une décontraction, ces moments sont ceux quifaçonnent les personnalités capables d’être les actrices, lesbâtisseuses et les gardiennes d’une cohésion sociale à la hauteurde cette révolution.

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Le facteur humain, l'alchimie du reproche

Le facteur humain, ici non pas dans son sens de la contributionhumaine mais dans celui d’une spontanéité humaine imprévisible, aparfois été au cœur des drames de notre espèce, il se trouveégalement aux premières loges de grandes réussites du genrehumain. Il est une étincelle, une force relevant de l’émotionnel et del’intellectuel qui peut défier la plus aboutie des prévisions. C’est uninstant comportemental, celui d’une contribution décisive volontaireou involontaire, celui qui peut déterminer la réussite ou l’échec, lasurvenue du succès ou la catastrophe, ceci en dépit de toute larationalité précédant ce moment crucial. Le facteur humain ne serésume pas à l’erreur humaine, il est l’expression de nos faiblessesconscientes et inconscientes, mais aussi celle de l’éruptionspontanée de nos plus belles valeurs et qualités. Il est la variableinconnue des tentatives d’anticipation, l’impromptu de notre espèce.

Socialement, le facteur humain s’invite sous de multiples formes. Sasurvenue peut parfois s’expliquer en creusant l’historique desindividus pour avancer une compréhension du résultat constaté, ilpeut demeurer toutefois l’inexplicable produit de notre complexitéintérieure. Ce qui nous intéresse ici est la manière dont le facteurhumain peut perturber, de façon très significative, les interactionssociales au sein d’une communauté intentionnelle collective : uneentité qui a pourtant fait de la sérénité sociale un objectif essentiel etprimordial. C’est le fameux PFH, le putain de facteur humain quisurgit pour contrecarrer la bonne volonté et plomber la bonneambiance. Il arrive souvent par surprise, il est parfois en état d’êtreapprivoisé, mais en tout cas le compagnon imprévisible de toutecommunauté humaine. Les problèmes économiques sont rarementce qui met fin à une aventure collective, la cause est bien plussouvent cette dispute, désagréable et virulente, qui surgit alors quetous les protagonistes s’étaient jurés d’être au-dessus de telscomportements. Cette tension conflictuelle naît d’une éruptioncomportementale, elle provoque les lassitudes, les dégoûts et lesprises de parti qui sabordent la cohésion du collectif. Lorsques’invite le pathétique facteur humain au beau milieu de la conquêteSociale, pathétique dans son sens péjoratif du déplorable, ildisperse les bonnes résolutions et les codes de conduite, au pointde voir surgir de la négativité antisociale au cœur d’un groupe quis’attelait pourtant à cultiver son contraire.

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La forme et la consistance de « l’action-réaction du reproche »figurent parmi les éléments déterminants de ce genre de situation.

Reproche : parole, écrit ou mimique par lesquels on signifie àquelqu'un sa désapprobation ou son mécontentement à l'encontrede ce qu'il a fait ou dit. (www.cnrtl.fr/definition/reproche)

Mettons de côté toutes les tensions sociales inhérentes au systèmecapitaliste, ne gardons ensuite que celles dont nous pouvonsobjectivement penser qu’elles pourraient disparaître par lacommunication et une volonté de conciliation. D’où viennent cestensions conflictuelles ? Qu’est-ce qui a été à l’origine de toutes cesconsidérations négatives, ces colères et ces aigreurs ? Ce n’est pasl’idée du reproche en elle-même qui enflamme les égos, ce n’estpas non plus ce « j’ai quelque chose de déplaisant à te dire » quiprovoque l’animosité. Les formes et les consistances données auxactions-réactions du reproche par les protagonistes contribuent, ouéchouent, à faire en sorte que la fonction première du reprochereste son objectif : énoncer les tensions pour les résoudre, lesdissiper, les décontracter, et provoquer une amélioration de lasituation. Cette considération est éminemment politique, dans uncadre collectif, nous sommes aux antipodes de ce reproche que l’onreçoit sans qu’il n’ait jamais été le prélude à une résolution de quoique ce soit, celui qui est gratuit ou venimeux, celui qui reste sourd,celui qui débouche sur la confrontationY Nous sommes en sociétéintentionnelle collective, le reproche est celui qui participe àl’entretien de la sérénité et met en évidence les tensions naissantes.

Nous sommes imparfaits et tant mieux, c’est ce qui fait d’unecertaine manière notre humanité, même les plus sociables d’entrenous sont l’objet de reproches. Dans un contexte progressiste, lereproche se place sur le versant empirique de la constructionsociale, celui que l’on gravit à force d’erreurs et de fautesindividuelles et collectives. Avant le reproche se situent la remarqueet la discussion contradictoire, elles sont les émanations normales etnaturelles du vivre-ensemble, l’ajustage permanent des êtres par lamise en discussion de leurs différents ressentis et points de vue. Lereproche est autre chose, il est la communication d’un problème, ilsurvient après la répétition de remarques sans que survienne uneréaction apaisante, à cause de la gravité de la situation et sonimpact significatif sur les vies, ou en réaction à toute autreproblématique comportementale.

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Le reproche est l’émanation des individualités qui s’accrochent pourde bon, il naît des envies trop égocentrées télescopant un équilibre,des comportements qui se heurtent et des attitudes qui nuisent.

La recherche d’une vie sereine implique de perfectionner notrecommunication, d’éviter les formulations qui dégradent la relation,d’être un participant qui adopte a minima une neutralité sereine,voire bienveillante, dans un cadre communautaire. La mauvaisecommunication peut constituer à elle seule une faille par laquelleémerge le reproche, qu’il soit énoncé à tort ou à raison. Qu’elless’affichent par notre erreur, l’erreur d’autrui, l’aléa comportemental,ou tout simplement une mauvaise humeur s’exprimant par despropos acerbes ou hargneux, nos nombreuses imperfections nousvaccinent de fait contre un idéalisme béat en la matière.

Pourtant dans ce domaine, l’apprentissage et la progression sontpossibles, nous pouvons même dire que certains de nos semblablessemblent acquérir une maîtrise avancée de la chose, en pratiquantou non une méthode particulière. La communication est un flux quimêle le fond et la forme, du fait de ses composantes verbales (lesmots), para-verbales (l’intonation, le rythme) et non verbales (lesgestes, la posture, le langage du corps), elle est le vecteur dessatisfactions et des insatisfactions entre les individus. Unecommunication sereine peut s’appuyer sur plusieurs aspects : uncontexte favorable, la gestion de nos émotions, la gestion de nosréactions face aux émotions des autres, des outils et des méthodesqui facilitent un dialogue équilibré, etc. Ces derniers siècles ont vudéfiler de nombreuses tentatives de progressisme social : le nombred’aventures collectives, communautaires ou non, qui se sontsoldées par une dissolution à cause de problèmes relationnels – etsans aucun désaccord politique - doit être faramineux.

Considérons des individus intéressés et compatibles avec un tronccommun politique et un mode de vie pratique, mettons de côté ceuxqui ne sont pas encore prêts, les clivants, les insupportables, leshargneux, les autoritaires, les premiers à couper la parole auxautres, etc., ne considérons que tous ceux qui sont en cohérenceindividuelle. Dans ce cadre, nous pouvons penser qu’en dehors desmaladresses, des faiblesses éphémères, et de tout autre aléa nonimputable à une mauvaise volonté, les communications peuvent neplus être un facteur de risque pouvant mettre à mal l’envie collectivede bien faire.

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Qu’elles concernent la communication en général ou se penchentplus précisément sur la prise de décision collective, il existeplusieurs méthodes qui proposent et décrivent différentes façons defaire. À chaque collectif de juger de leur efficacité, à chaquecommunauté de construire la sienne, ceci en piochant dans chacunede ces méthodes ce qu’elle y trouve de pertinent. Certainespratiques peuvent aussi modifier la manière dont il est possible decommuniquer, la communication visuelle est par exempleintéressante dans le cadre d’une discussion en assemblée : chaqueparticipant à la possibilité par le geste de commenter brièvement cequi est dit sans interrompre celui qui parle. Le savoir-faire dans cesdomaines et ces pratiques est acté lorsque les « compétences »n’en sont plus, lorsqu’elles deviennent des habitudes qui améliorentcertaines qualités sociales chez l’individu. La capacité à pratiquerune communication sereine rend une personne plus diplomate, pluscompréhensive, et tout simplement plus sociable : elle nous aide àfaçonner notre propre caractère.

Améliorer nos connaissances techniques et académiques nouspermet d’interagir avec notre monde, de le comprendre et de fairedes choses avec notre intelligence et nos mains. Cela permetégalement de grandes et magnifiques réalisations lorsque noustravaillons collectivement sur un grand projet, avec ceux qui ont lesmêmes connaissances et ce savoir-faire. Améliorer notrecommunication nous permet de mieux vivre dans ce monde, avecles autres, avec nos proches, et de faire de grandes choses avecceux qui partagent ce souci d’une bonne communication, parexemple une magnifique société collective... L’énorme différenceentre ces deux phénomènes réside dans le fait que pour le second,nous ne travaillons pas sur ce que nous avons devant nous ou entrenos mains, mais sur notre propre personne, notre propre égo : noustouchons à un aspect profond et intime de notre être. Nous sommesdans ce cas notre propre sujet d’étude et de travail, et c’est bien làque réside la difficulté de la chose.

Dans le cadre des sociétés intentionnelles collectives, il estprimordial de percevoir la communication comme le jeu complexe etludique de nos interactions. Nous devons la considérer comme cettechose perfectible dont nous devons relativiser tous les aléas, nousdevons nous situer dans une démarche permanente alliantl’humilité, l’ambition et l’apprentissage.

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Il ne s’agit pas d’être « nous-même » et de faire avec, nous devonsconstruire notre façon d’être et de communiquer tout comme nousprenons part à la cohésion d’un groupe : avec envie. Modifier notrefaçon personnelle de communiquer, c’est nous modifier nous-même,c’est évoluer positivement pour être l’acteur ou l’actrice efficaced’une cohésion et d’une sérénité. Il ne s’agit pas de tomber dansune uniformité de la communication, ou dans une espèce de scriptde l’interaction, il s’agit d’embellir nos caractères individuels tout enlimitant et relativisant les aléas de nos communications.

Un membre du collectif est un peu taquin, adepte de l’humour ausixième degré, ou d’un humour noir pour le moins déstabilisant :relativiser peut éviter d’interminables discussions quant aux proposde l’un ou de l’autre. Typiquement, un tel a-t-il été trop loin ? Ou est-ce l’autre qui s’est offensé à tort, qui a trop intériorisé ou interprété laforme et le contenu d’un propos ? Mettons tout simplement cela surles inévitables différences caractérielles qui nous animent, mais quifinalement ne nuisent pas aux fondements de notre cohésion. S’iln’y a aucun problème de fond, c’est qu’il n’y a en fait probablementpas de problème du tout. C’est d’ailleurs dans ce type de cas quedeux personnes peuvent camper sur leurs positionscomportementales en étant toutes les deux de bonne foi. Lissonsnos réactions tout autant que nous façonnons nos propos, l’humilitéet la posture d’apprentissage évitent les jugements hâtifs, l’amour-propre qui vire à l’orgueil, ou peut-être pire encore : le fait de jugerorgueilleux chez l’autre ce qui relève d’un amour-propre louable.

Il nous faut aussi énormément nous méfier de notre communicationnumérique. Le MQFLM, le « message qui fout la mS.. », cemessage de quelques lignes qui met en évidence l’emportement,l’interprétation erronée du message de l’autre, ou desapproximations et des confusions qui sèment la lassitude,l’agacement, l’énervement ou la colère. La communication sereinese travaille aussi dans ce domaine bien particulier.

Le reproche peut également surgir sans qu’il n’y ait aucuneinteraction. L’action solitaire peut être partie prenante du vivre-ensemble : en nous acquittant - ou pas - d’un comportement enaccord avec l’équilibre du groupe, nous contribuons aussi parfoisdans notre coin à la cohésion communautaire ou à son effritement,sans la moindre interaction avec autrui.

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Malgré toutes les envies individuelles et collectives de bien faire, ilarrive immanquablement que le désaccord comportemental s’invitedans la vie d’un groupe, petit ou grand. « Errare humanum est,perseverare diabolicum » : l'erreur est humaine, l'entêtement estdiabolique. À supposer que l’entêtement, résultat d’un égomanquant de lucidité, ne soit plus qu’un mauvais souvenir au seindes sociétés collectives, il n’en reste pas moins que nous seronsprobablement confrontés pour l’éternité au fait que l’erreur esthumaine. Et si seulement il n’y avait que nos erreurs, bien dessituations peuvent mener à l’apparition du reproche. Labienveillance se cultive, tout le monde est d’accord sur ce point,mais quand il y a un souci... il y a un souci.

Que la tension soit ruminée ou soudaine, que le reproche soitexprimé sur le moment ou plus tard, qu’il concerne un sujetimportant ou un détail du quotidien, il requiert une grande attention,la plus lucide des considérations, et l’emploi de tout élémentnécessaire à sa gestion sereine. L’action-réaction du reproche n’estpas une chose anecdotique de nos vies, elle est une créatureinvisible fixant ses appendices à l’égo de chacun des protagonistes.Les qualités sociales de chacun sont décisives, c’est ce qui en faitun monstre s’enfuyant en décrochant violemment etdouloureusement ses appendices griffus, ou un esprit de laconcorde se détachant dans une chaleur réconfortante. C’est notrealchimie du reproche qui peut créer l’esprit plutôt que le monstre,elle est le passage obligé du progressisme social, la clé d’uneambition politique collective. Une société intentionnelle n’estpleinement collective que lorsqu’elle s’approprie un savoir-fairepermettant l’apprivoisement de cette composante du genre humain.La réussite politique est au rendez-vous lorsque nos envies et noscohésions ne sont plus soumises aux confusions émotionnelles, auxtensions du vivre-ensemble et à l’expression du reproche.

La paix dans le reproche est l’étape victorieuse du vivre-ensemble àl’échelle sociétale, elle est la réussite sociale d’envergure qui ouvrela voie à de grandes réussites futures. C’est à travers cetteréalisation politique, à la fois individuelle et collective, que s’affirmela fin de notre soumission aux conflits entre les égos, quand plusaucune appréhension ne vient teinter le désaccord entre les êtres,quand plus aucun repli sur soi n’apparaît en réponse auxcomplexités et aux imperfections des individualités.

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Dans l’action-réaction du reproche, il y a d’abord l’action, c’estl’énoncé de ce qui ne va pas selon un ou plusieurs membres.Parfois, cet énoncé est simple et d’une logique incontestable, parfoisil nécessite de faire le tri entre la réalité et la supposition. Lapremière précaution consiste à ne pas laisser ce reproche êtrepotentiellement l’objet d’un autre, il s’agit de ne pas se retrouverdans une situation où l’on en viendrait à le regretter : le reprocheinjustifié laisse aussi sa marque dans la cohésion. Il ne faut pas nonplus réprimer l’expression d’un reproche, cela ne fait que repousserl’énoncé du problème à un moment ultérieur qui l’aura peut-être vugrandir. Plus la situation est problématique, plus l’absence dereproche l’est aussi. L’amitié ou une affinité particulière peuvent fairetaire un reproche : au nom du passé ou d’un lien solide, on tolèredes choses qui ne devraient pas l’être. Le reproche est l’expressiond’un ressenti négatif, renoncer à le faire revient à contribuer aupossible délitement de la relation sociale. Le liant du collectif n’estplus alors composé de sa cohésion, sa clarté, sa franchise, sesprincipes de base et ses règles de vie en commun, il devientinformel, autrement dit il se désagrège.

L’énoncé du reproche doit être le plus sociable possible, il est ledébut d’un cercle qu’on espère vertueux. Sa couleur détermineraprobablement celle de la réaction et de la décontraction. Le but estde résoudre, mais aussi de guérir et soigner les conséquencessociales d’une erreur ou d’une maladresse, il n’est pas d’amputerpour souligner un besoin de vigilance, ou d’énoncer une critique quidépasserait le périmètre de l’incident. Malgré tout parfois, devant leniveau de gravité d’une situation, et devant des protagonistes neprenant pas la mesure du problème, la bienveillance peut êtreinterprétée comme l’acceptation d’un comportement problématique.Le reproche « mou » envers le comportement négatif d'unepersonne peut se révéler contre-productif. Tout est question deproportions, mais l’on devine que lorsqu'une personne estrégulièrement source de tension, il faudra probablement à unmoment donné prévoir une réaction à la hauteur des enjeux.

La situation est parfois complexe, par exemple lorsque desmembres donnent beaucoup de leur personne et attendent autantdes autres. Lorsque les règles communes ne sont pas claires ousont inexistantes à ce sujet, certains peuvent être contrariés par lefait que d’autres ne soient pas dans le même état d’esprit qu’eux.

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Parfois, l’anticipation est possible, la communication des ressentisévite d’aller jusqu’au reproche, parfois non. La personne prend surelle (à tort ou à raison), mais elle souffre de cet état d’insatisfaction,elle souffre de souffrir. Au-delà même des sujets relevant d’uneimportance significative, beaucoup de situations justifient que legroupe s’empare de l’action-réaction du reproche. Il faut mêmeparfois chercher à provoquer l’expression d’un reproche qui couve.

La réaction au reproche est naturellement décisive quant au fin motde l’histoire, lorsqu’elle est réussie, elle débute la résolution duproblème. L’instant est critique, pour que cela se passe de lameilleure manière qui soit, il faut paradoxalement que l’individu quisemble être à l’origine du problème, c’est-à-dire celui qui n’estprobablement pas au top de la lucidité sociale (dans le cas où lereproche s’avère justifié), fasse preuve d’une gestion honorable deson égo. C’est dire à quel point la façon dont nous considérons lereproche doit devenir culturelle en plus d’être politique, enopposition totale avec la façon dont il est perçu en sociétéindividualiste. La difficulté réside la plupart du temps dans le fait dene pas se sentir « attaqué » par le reproche de l’autre, qu’il soitjustifié ou pas. Prêter une oreille attentive à ce que l’autre a à dire,recevoir des paroles qui ne sont pas agréables à entendre, penserune réponse sans tonalité négative (immédiate ou différée), ettrouver les ressources pour que ces instants ne soient pas marquésd’une couleur antisociale : voici les grandes lignes du défi quechaque partisan.e du progressisme social doit appréhender...

Si vous soupirez lourdement suite à la lecture de ce qui précède,n’oubliez pas que tout cela est à situer dans le cadre de notresociété intentionnelle collective, avec celles et ceux qui partagent unprojet politique et social avec nous, avec nos alliés et noscamarades du quotidien.

Chaque situation est particulière, il serait illusoire de vouloir décrireune méthode universelle. De l’énoncé qui doit clarifier le fond duproblème et définir un périmètre, jusqu’à la réaction déterminante,tout en passant par une discussion qui devra peut-être mettre enœuvre, si nécessaire, tout le reste de notre savoir-faire concernantl’alchimie du reproche : une problématique peut apparaître surchacun des moments successifs tissant la vie d’un reproche, de sanaissance à sa fin.

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Par ailleurs, que le problème réside dans l’œil de celui qui reprocheou dans un comportement a priori problématique, il peut nuire à lacohésion du reste de la communauté au moment de sa gestion. Iln’y a rien de pire qu’un comportement critiquable faisant naître unprofond désaccord basé sur des ressentis subjectifs, surtout s’ilscinde le groupe en deux à propos de son dénouement. C’est ungrand risque à ne pas sous-estimer... D’éventuelles règles enmatière de conflit et d’exclusion peuvent paraître rugueuses, êtreconsidérées comme amenant de la négativité au milieu desprincipes de base, pourtant, elles sont parfois ce qui peut sauverune communauté de l’implosion. Avoir à traiter un problème quitouche aux émotions et à des jugements personnels, dans desdélais courts, dans le cadre d’une cohésion dégradée, sans pouvoirs’appuyer sur les règles de base que chaque membre a dû accepterà son arrivée, c’est se retrouver dans une situation très difficile quinécessitera des décisions douloureuses et marquantes.

La plupart du temps, le reproche naît du vécu, toute son alchimie sejoue dans la considération et l’expression des rapports humains. Ilne s’agit pas seulement de traiter un problème touchant au vivre-ensemble et de retirer une écharde relationnelle, il faut que cettemanœuvre sociale se clôture par une réussite comportementale etune victoire collective. En société intentionnelle collective, nous nepouvons pas nous contenter d’éteindre l’incendie, de regarderensuite les cendres refroidir, puis d’espérer qu’elles se dispersentavec le temps : ce n’est pas suffisant au regard de l’ambitionpolitique du Social. Si besoin, les cendres doivent être balayées defaçon rigoureuse et attentive, cette attitude proactive est ce qui faitla différence entre une considération fataliste des rapports humains,et une volonté politique de construire et de faire perdurer unesociété sereine réellement collective. La solution ne suffit pas, lesliens doivent être restaurés.

Nous ne devons pas redouter l’apparition de cette action-réaction dureproche parfois à haut risque, il faut l’attendre de pied ferme,l’accueillir comme une composante familière et intime du genrehumain. Les réussites et les échecs en la matière développent lessavoir-faire et les savoir-être progressistes. Il faut la considérercomme le test social qu’elle est à chaque fois, comme une épreuvequi chahute notre conviction et notre foi politique lorsque l’enjeu estimportant.

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Le reproche naît d’un désaccord qu’on ne peut pas accepter, il est lesymptôme d’un désordre relationnel, la fièvre d’une cohésionmenacée, le signe d’un problème interne à notre réalité souhaitée. Ilest l’un des moments où doivent s’exprimer les arts et les sciencesde l’intention collective et du Social. Dans ces instants révélateursd’une distance entre les êtres, ils doivent conduire à ce que lereproche soit le prélude à des égos qui se ré-approchent et se ré-équilibrent.

Là réside toute l’alchimie du reproche : on y applique nos principesde base, nos convictions sociales, nos envies politiques, on letravaille, on le considère, on l’étudie en le manipulant, on lecanalise, on le catalyse, on le comprend, on transforme les émotionsqui lui sont reliées, on lui applique des réactifs, on le transmute pardes interactions et des considérations humainesY

Le reproche n’est plus alors cette entité autonome qui détermine,traverse ou domine les comportements. Nous l’apprivoisons, il n’estplus une flamme imprévisible et immaîtrisable de nos émotions, ildevient une énergie qui peut souder ou ressouder une cohésion.C’est en cela que le Social est une construction, il ne doit pas êtreau sein d’une communauté ce sujet parfois secondaire, cette entitéqu’on essaye de canaliser tant bien que mal sur des voiesvertueuses, il doit tisser des liens sociaux qui résistent aux vaguesde nos inconstances.

Le Social doit être considéré comme un sujet permanent d’étudecollective, l’objet d’une démarche expérimentale dont nous sommesles sujets. Il est la science de la sérénité sociale, il est l’art de lacomplexité émotionnelle.

Cette façon de considérer nos interactions est à intégrer dans lesprincipes de vie d’un groupe, elle est à mettre en avant et àmatérialiser dans les talismans politiques des communautés, desmicro-sociétés et des sociétés.

Bien des aspects composent la trame d’une société intentionnellecollective, mais la quête du Social en est le cœur battant.

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Être et durer

L’intention collective peut s’incarner de plusieurs manières. Dans saforme la plus aboutie, et indépendamment du nombre de membres,elle se matérialise par une société intentionnelle collective où ladimension économique relève en grande partie d’une gestioncommune. Elle est organisée pour gérer l’habitat, la production, laconsommation et les autres besoins de sa population. Elle formeune entité sociétale au sein de laquelle les individus prennent lamajorité de ce qu’ils consomment grâce à un système de distributionet de répartition, ceci en pouvant considérer être satisfaits sur leplan pratique et matériel. Jusqu’à ce que le rapport de forcesgéopolitique s’inverse, elle constitue une bulle politique au sein d’unenvironnement capitaliste, une construction sociale et pratique quiinflue sur de nombreux aspects de la vie des membres : elle permetun mode de vie pour celles et ceux qui en font partie.

Beaucoup d’étapes et de conceptions intermédiaires peuventprécéder (ou pas) une société intentionnelle collective « aboutie ».L’intention collective peut exister et s’exprimer de différentes façons,être centrée, mouvante, dispersée ou même dématérialisée. Ellepeut prendre forme de manière permanente, temporaire, ou commeun relais d’individualités formant une permanence de l’intention. Ellepeut être l’objet de consommations et de productions collectives, etde divers degrés de formules économiques : de la copropriété à lamise en place de communs en passant par la mutualisation. Il n’y apas de conception type, chaque initiative peut travailler sur undomaine particulier, les individus et les groupes peuvent mêmeparticiper à plusieurs initiatives recouvrant chacune un aspect deleur vie. L’ensemble forme alors un puzzle de pratiques sociales etéconomiques alternatives : une accrétion d’intentions collectives. Lerésultat n’a sans doute pas la même efficacité politique qu’unecommunauté regroupant nativement une grande partie de cesaspects, mais c’est une possibilité permettant une certaine flexibilité.

Une communauté qui pense en commun l’habitat, la production, laconsommation et les revenus capitalistes peut mettre l’ensemble deces aspects dans la même balance de gestion : potentiellementaucun argent n’est associé à chaque individu, le compteur financierpersonnel n’a plus sa place à l’intérieur de la bulle.

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L’argent reste une modalité pratique nécessaire lorsque le collectifintentionnel ne concerne qu’un ou plusieurs domaines particuliers.Toutefois, dans le cas par exemple des coopératives intégrales, lesbalances de gestion de plusieurs projets (constituées peut-êtred’argent, d’une unité interne ou d’une autre mesure si elle estnécessaire) peuvent se rejoindre de manière transversale malgréque les intentions soient organisées distinctement.

À mesure que l’économique devient plus collectif, la cohésiondevient un élément plus concret dans la vie du groupe, elle doit êtreconsidérée comme un objet politique structurant l’environnement.Autant un collectif de consommation peut par exemple se permettrequelques aléas sociaux, ils provoqueront peut-être quelques « non-affinités » visibles, quelques sous-groupes divergents, ou tout autrechose ne mettant pas en danger l’initiative, autant cela estinenvisageable au sein d’une communauté plus affirmée, dans uncollectif qui a mis en commun des ressources significatives, et quifonctionne par exemple sous la forme d’une coopérative au sein delaquelle existent certains enjeux. Le Social est un thermomètrepermettant de savoir à quel point l’économique peut être pensécollectivement. Il est illusoire de penser que des règles, ou des« lois » internes, peuvent orchestrer une organisation collective si lacohésion n’est pas à la hauteur, le sentiment d’appartenance estprimordial. Le règlement intérieur, les clauses de sortie et lestableaux de gestion, même s’ils sont parfaitement clairs, ne sont pasfondamentalement ce qui structure et équilibre une communauté.Bien sûr, la communauté se porte mieux si tout cela est clair etefficace, mais ce n’est pas ce qui protégera l’ensemble d’une crise.

Le Social est l’épine dorsale de l’intention collective. Des principespratiques de base fixent certaines règles, ils peuvent prévoir unfonctionnement, envisager des cas de figure ou une éventualitéprécise : ils ne doivent pas être considérés comme une béquille, ilsne doivent pas être perçus comme une manière de pouvoir sereposer sur de pseudo-lois internes. L’envie et le « travail » duSocial ne doivent pas être amoindris, ou négligés, parce que destextes prévoient certaines règles entre les individus. Il seraitdommage de penser ou provoquer une baisse de la considérationdu Social, et un recul des ambitions à son sujet, parce que lessituations qui attendent la communauté au détour des tensionsconflictuelles ont été prévues.

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Le sujet peut être posé différemment si une communauté restefébrile sur la question du Social. Il peut s’agir de déterminer unobjectif social intermédiaire moins ambitieux, mais clairementtenable, pour que les incidents n’aient pas un gros impact sur lacohésion et la sérénité du groupe. Cela revient à dire que le collectifanticipe des accrocs sociaux qu’il faudra gérer, mais sans que leretour à une entière sérénité ne soit l’objet de mesures centrales etprioritaires. Le groupe s’autorise à laisser couler, il peut tolérer lereproche qui dure, ne pas statuer franchement sur descomportements problématiques, espérer que le temps aidera lecollectif à revenir à un niveau précédent de cohésion, voireconcéder le coup de gueule dans son expression interne. L’ambitioncollective est moindre, mais après tout, peut-être qu’unecommunauté intentionnelle collective (ou presque) fera du coup degueule un élément culturel... Tout dépend de l’ambition Socialedésirée par l’ensemble.

Vouloir vivre au sein d’une communauté qui fonctionne bien revientà vouloir contribuer à maintenir une cohésion. Ceci n’est pas acquisà la faveur d’un moment de grâce qui perdure par sa force d’inertie :la société intentionnelle collective est un jardin qu’on entretient, souspeine sinon d’y voir s’inviter les potentiels désordres et déséquilibresde notre nature humaine. Les interactions positives et la cohésionrestent une réalité si elles sont l’objet d’une culture commune, ellesforment la récolte quotidienne d’une permaculture du Social.

Pour cultiver une certaine forme de vigilance et de lucidité vis-à-visd’une sérénité ou d’un équilibre atteint, l’une des possibilités quis’offre à nous est de penser la régression. La détérioration de ce quia été construit trouve bien souvent sa source au sein même dugroupe des bâtisseurs. En se demandant de manière programméeet régulière, et sans aucune justification situationnelle, ce quipourrait arriver pour que l’état actuel de la cohésion soit dégradé, onen arrive à imaginer des événements, des comportements et dessituations possibles qui pourraient induire des régressions. Lorsquedix minutes de tensions peuvent nécessiter plusieurs jours decicatrisation sociale, on comprend que cet investissement en vaut lapeine. Cette manière de simuler des causes et des conséquencesnégatives peut par ailleurs très bien mettre en évidence des axesd’améliorations concernant le vivre-ensemble.

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La quête du Social est un cheminement politique ponctué d’erreurs,de maladresses et de coïncidences malheureuses. Il est à la foisinstinctif et calculé, intuitif et réfléchi. Les communautés « à intentioncollective partielle », évoluant pas à pas, domaine après domaine,peuvent se laisser une marge à propos des préoccupationscomportementales, mais dans tous les cas, la vie d’une intentioncollective nécessite une prise de conscience partagée par tous lesmembres : celle qu’ils sont des acteurs et des artisans du Social.Dans ce monde individualiste, ils sont même des pionniers, etchaque concrétisation dans ce domaine doit être considérée commela brique d’une construction.

Le monde capitaliste nous incite sans relâche à penser les aspectsmatériels de nos vies, le monde Social devient une réalité lorsquenos individualités se concertent et s’équilibrent dans la considérationde l’aspect matériel. Que cette communauté hésitante ne formequ’un habitat collectif peinant à trouver ses marques, une timidecoopérative au poids économique infime, ou un collectif informeln’ayant encore que l’idée d’un projetY c’est dans l’esprit deconquête Sociale que réside le pouvoir, celui de transformer touteinitiative sincère en tremplin d’une concrétisation pratique etéconomique plus aboutie.

Sur un plan purement matériel, la propriété privée constituel’essence du pouvoir capitaliste, nous voyons même qu’elle possèdel’influence nécessaire pour décider de la politique républicaine surbien des aspects. De la même manière que les grands propriétairessont maîtres chez eux au point parfois de pouvoir faire abstractiondes lois, l’idéologie capitaliste a beaucoup plus de mal à faire valoirson autorité sur ce qui n’est pas sous sa coupe économique.Certains projets subissent une pression teintée d’intoléranceidéologique, quand ce n’est pas une obstruction franche ou uneattaque en règle, parce qu’ils ne sont pas en mesure de revendiquerla pleine propriété des outils et des biens qu’ils utilisent. A contrario,les sectes n’ont aucun mal à faire ce qu’elles veulent au sein deleurs propriétés privées, le gourou est « chez lui » et peut faire ceque bon lui semble.

Le pouvoir de la grande bourgeoisie provient de ses possessions,c’est déjà ce qui lui a permis il y a quelque temps de renverser lamonarchie, c’est encore aujourd’hui ce qui la maintient au pouvoir.

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« La prise de la Bastille s'explique d'abord par la volonté de trouverla poudre nécessaire aux milices bourgeoises des districts, mais elleest immédiatement élevée au rang d'acte fondateur de la révolutionpopulaire. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Révolution_française

Au-delà d’une révolte populaire souhaitable mais hypothétique, lapropriété peut permettre d’ancrer dans la durée un contre-pouvoir.Ce pouvoir de la propriété est flagrant par exemple dans le cas de laZAD de Notre-Dame-Des-Landes. Beaucoup de zadistes habitaienten auto-constructions lorsque le projet a officiellement étéabandonné. Combien d’argent aurait-il fallu (si cela avait étépossible) pour que le mode de vie zadiste puisse perdurer grâce aurachat des terres ? Les fonds auraient sans doute été réunis enquelques semaines sur n’importe quelle plateforme de financementparticipatif. Quel désastre cela aurait été pour le pouvoir républicain,il n’aurait plus été en droit d’expulser, il aurait dû tolérer cet espaceemblématique de l’anticapitalisme sans pouvoir le réprimer.

Dans cette lutte idéologique se jouant aussi sur le terrain del’adversaire, la propriété est une arme et un pouvoir. Une erreurstratégique a même peut-être été commise par des zadistes lorsquele gouvernement a voulu réaffirmer son autorité. Une partie de larésistance n’a pas voulu jouer le jeu du pouvoir lui intimant demonter des projets en donnant des noms, c'est-à-dire rentrer dans la« normalité capitaliste ». Elle a maintenu officiellement larevendication d’être considérée comme un collectif indivisible, ceque le pouvoir n’a pas voulu tolérer. Elle est restée en partie dansune posture publique de refus alors que la situation était favorablesous certains aspects. Les refus de certaines concessionsadministratives, même s’ils ont aussi été le fait de la propagande dupouvoir qui a fait disparaître toute nuance, ont permis la désignationde cibles médiatiques pour les tractopelles. Le pouvoir s’estempressé de détruire ce qu’il pouvait sous couvert de son « état dedroit », ceci alors qu’il s’était déjà assis sur sa supposée autoritéquant à la gestion de ce territoire. Plus regrettable encore, deuxintentions collectives (une « radicale » et une « moins radicale »)sont aujourd’hui parfois en défiance alors qu’elles n’ont jamais étéaussi fortes qu’en étant fédérées. Est-ce naïf de penser que chaquerésistant.e non exploitant agricole aurait pu devenir (au moins sur lepapier en tout cas) associé, coopérateur, woofeur, campeur, oun’importe quoi d’autre... pour que subsiste au nez et à la barbe dusystème tout ce qui constituait cette ZAD à son apogée politique ?

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Il ne s’agit pas de tomber dans un légalisme contre-productif sur lesujet, mais jouer le jeu de la propriété et de la légalité administrative,simplement en satisfaisant à certaines exigences bureaucratiques,constitue parfois une manière de reprendre le pouvoir sur des terres.Libres ensuite aux protagonistes de ne pas respecter les règles ducapital, ou de les interpréter à leur guise : une fois qu’ils sont « chezeux », ils peuvent faire ce qu’ils veulent sur ces terres. Rester dansune posture « visible » de confrontation en dépit de l’évolution de lasituation, c‘est vouloir acter une sécession idéologique sans avoir lepouvoir réel de le faire. S’affranchir d’un certain romantismerévolutionnaire peut permettre au final d’aller un peu plus loin sur lechemin des alternatives à ce système. Au moment où ces lignessont écrites, l’avenir des terres de NDDL n’est pas clair. Lesconventions précaires et les projets déposés aux administrations ontpris la suite des affrontements avec les forces de répression. Legouvernement a perdu la bataille engagée par son autoritarismeviolent, mais il ne fait aucun doute qu’il tentera d’user de sonautoritarisme administratif, et du pouvoir de la propriété, pour ne paslaisser les zadistes rester sur ces terres et continuer leurs activités.

Pour contrer en partie cela, des militants ont amorcé la transitiond’une lutte pour l’usage vers une lutte pour la propriété, il s’agit dese doter de nouveaux outils adaptés à ce conflit mouvant. Parmi lesinitiatives, un fonds de dotation s’est créé pour pouvoir lutter contreles obstacles financiers qui ne manqueront pas d’apparaître. Celapermet également de donner l’image d’une résistance faisant preuvede bonne volonté pour « rentrer dans le rang administratif », ceci àl’attention d’une partie de l’opinion publique et des acteurs àconvaincre. L’objectif est la propriété ou le bail, car c’est bien là quese situe le pouvoir de la possession : elle détermine l’usage.

Toutefois, une fois l’usage obtenu, encore faut-il se donner ensuiteles moyens de faire perdurer des objectifs et des envies politiquesY

Mai 68 a été le mouvement d’une volonté d’émancipation vis-à-visdu pouvoir et de ses institutions. Il est le résultat de contestationsnées dans les années précédentes, lorsque la colère étudiante arejoint celle des travailleurs pour se confronter au patronat et à laclasse politique. Au-delà de la libération des mœurs, beaucoupd’idées se sont exprimées au cours de cette période, mais souventsans jamais être capables de se matérialiser au-delà d’unréformisme toléré par le pouvoir.

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Le gouvernement n’a eu qu’à lâcher du lest face à une gauchedivisée, des grèves qui s’essoufflaient, et des mouvements radicauxqui ne proposaient finalement pas grand-chose de palpable. Lesétudiants sont ceux qui ont peut-être obtenu le plus avec lamodernisation du système universitaire, mais pas seulement...

En juin 1968, le général de Gaulle tente de faire taire la révolteétudiante en réformant l’université. En autorisant la création d’uneannexe de la Sorbonne pensée par la gauche intellectuelle, etbaptisée le « centre expérimental de Vincennes », il augmente lenombre de places en fac pour faire face aux besoins de lagénération issue du baby-boom. Il en profite surtout pour éloignerles étudiants des barricades et des pavés du Quartier latin. Il ne fautque trois mois pour construire les 30.000 mètres carrés del’établissement. C’est le début d’une université ouverte à tout lemonde, sans restriction de diplôme, de nationalité ou de situationprofessionnelle. Il y a même une crèche sur le campus.

L’état d’esprit qui y règne relève d’un progressisme révolutionnairepour l’époque. Les étudiants et les professeurs sont sur un piedd’égalité, il n’y a généralement pas de notes ou de justifications àdonner. Les mouvances de gauche investissent les murs de cetétablissement qui devient un lieu de luttes et de pratiques militantes.Les communistes, anarchistes, situationnistes, maoïstes, trotskisteset autres membres de la gauche prolétarienne débattent, parfois demanière intelligente, parfois non. Cette immaturité occasionnelle ad’ailleurs sans doute été l’un des signes annonciateurs de l’échecqui viendra plus tard. Prévu pour 7.000 étudiants, l’établissement enaccueille plus de 20.000 au milieu des années 70. Il forme dessalariés à des savoirs non pratiques en les considérant comme unesource d’évolution et d’émancipation. L’université devient unestructure activiste et performante sur le plan éducatif, elle nargue lepouvoir avec ce qu’elle représente... Malheureusement, par manquede principes politiques communs (« la gauche », c’est un peuvaste...), et sans une volonté collective de travailler pour maintenirune certaine sérénité au sein de l’université, l’établissementcommencera par se déliter de l’intérieur. Chahuté par une minoriténon gérée, soumis parfois à la confusion engendrée par le manquede structure, doté d’une charte qui ne trouve pas la force politiqued’être toujours appliquée, le centre expérimental de Vincennesdevient un navire ingouvernable qui dérive vers sa fin.

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En 1980, suite à diverses manœuvres politiques, le pouvoir saisit sachance : il prétexte la dégradation des bâtiments, et un transfert versla cité bétonnée et isolée de Saint-Denis, pour raser l’université enquelques jours. Trop contente de pouvoir détruire cette oasisémancipatrice, ce lieu peuplé de gauchistes prouvant qu’il n’y a pasbesoin de notes ou de hiérarchies pour apprendre, la classedominante se réjouit de pouvoir mettre fin à cette université et à lamenace idéologique qu’elle représente. (Documentaire à voir : « Levent de Vincennes », de Katharina Bellan).

On ne compte plus les occasions ratées d’ancrer des idéesprogressistes dans la réalité. Être et durer requiert de ne jamaisperdre de vue les objectifs, les moyens d’y parvenir et les difficultéspotentielles. Face aux aléas du collectif qui menacent de nuire à uneaventure, ce sont la construction sociale et la mise en avant desidéaux la soutenant qui peuvent la faire perdurer. Sinon, nousregardons nos pieds ou dans des directions différentes, au lieu deregarder ensemble le chemin politique de nos envies. Nousfinissons alors tôt ou tard par sortir de la trajectoire souhaitéeinitialement. Des dizaines de milliers de personnes ont étésatisfaites de l’université de Vincennes, elle a pourtant disparuencore plus vite qu’elle n’était apparue. La concrétisation d’uneintention collective ne perdure que par le maintien d’une cohésionintellectuelle et sociale : sans Social, le progressisme se perd...

Toute idée politique alternative au modèle dominant a besoin d’unespace physique pour s’exprimer. La lutte contre le capitalisme estaussi une lutte de territoire, mais ce n’est pas la sociétéindividualiste qui a l’initiative dans cette bataille : elle perd du terrainlorsque l’idée intentionnelle collective se matérialise, elle en gagnelorsque cette même idée régresse, s’effondre sur elle-même ou sedissipe. Le capitalisme ne fait que combler le vide de nos échecs, ilne peut qu’espérer une chose : que nous ne soyons pas à lahauteur de nos ambitions politiques.

Sur le plan matériel, chaque aspect tendant vers une visioncollective est un pas vers l’émancipation économique. Elle a pourobjectif de libérer l’individu, de lui permettre d’être au cœur d’uneéconomie rationnelle de la répartition et de l’équité. L’objectif est unsystème centré sur nos besoins et le travail à effectuer pour lessatisfaire, une organisation permettant le bon équilibre entrel’indépendance et l’interdépendance.

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Les aspects pratiques et sociaux se mêlent les uns aux autres dèsles premiers temps d’existence concrète d’une intention collective.Comme déjà énoncé, ils peuvent tirer l’ensemble vers le haut oudevenir des éléments de blocage. Nous nous lançons dans unemutualisation plus poussée lorsque l’ambiance et la discussionpolitique sont au beau fixe. La cohésion devient un élément pluscentral lorsque la mise en commun d’une chose devient évidente etinduit une évolution du pacte social. De nouveaux projets émergentet forgent des liens à mesure que les frontières économiques entreles individus s’atténuent. Nous prenons le temps de recueillir nosimpressions sur la cohésion, nous mettons en place les traditions desa préservation : le Social grandit et les discussions de gestionvoient émerger des envies vers un peu plus d’économie collective.

L’émancipation est duale, elle est catalysée par l’interaction et laréciprocité entre les deux domaines. L’aspect matériel collectif(l’économique) et le Social forment les deux brins de l’ADN despratiques en sociétés intentionnelles collectives, c’est à mesure quece patrimoine politique grandit que le progressisme prend forme etse développe. Les satisfactions sociales et matérielles se réalisentmutuellement dans le ballet synchronisé de leurs constructionsrespectives.

Dans le cadre de ce cheminement au sein de communautés enconstruction, à partir du moment où les valeurs idéologiquesindividualistes restent en dehors de la bulle communautaire, on peutimaginer que le moyen financier soit parfois utilisé comme un moyenpratique de compenser certaines réalités économiques, surtout ausein d’une société collective « non aboutie ». C’est l’une desfacettes de la révolution partielle évoquée précédemment. De lamême manière, deux sociétés intentionnelles collectives distantespeuvent sans contradiction politique échanger économiquement parle moyen pratique de l’argent.

Le pragmatisme économique est donc de rigueur, mais unecommunauté se revendiquant intentionnelle et collective ne peut pasnon plus faire abstraction éternellement de la répartition du travail,du « travail-contrainte », et des charges inhérentes au dehorscapitaliste. Deux membres d’une communauté travaillant àl’extérieur, l’un fortement marqué de façon négative par son activité,l’autre pas du tout, doivent à un moment donné se poser la questiondes bienfaits possibles de leur vivre-ensemble.

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Une société intentionnelle collective, « aboutie » ou non, se veut lelieu d’un progressisme potentiellement très avancé vis-à-vis de laréalité capitaliste. On peut comprendre que certains aient besoin deprogresser par étapes, ou que les nouveaux membres ne souhaitentpas se jeter complètement dans un fonctionnement inédit, celui queles membres plus anciens ont construit et se sont appropriés surune plus longue période. La communauté elle-même peut souhaiterque les transitions se fassent par domaines successifs, que lesdifférents aspects de la vie collective et les détails associés soientmis en pratique l’un après l’autre. Il est plutôt sage de considérerque le nouveau membre d’un orchestre intentionnel et collectif nepeut pas, ou n’a pas à, œuvrer pleinement de concert avec legroupe avant un certain temps. Différents statuts peuvent existerpour refléter par exemple le degré d’adhésion ou d’implication d’unmembre, son expérience, etc. Ces statuts peuvent être acquis parvalidation de la communauté, ils peuvent représenter des mandats,être attribués temporairement par un processus particulier, etc., outout simplement être choisis par les membres eux-mêmes,simplement pour définir les modalités et le degré de leurparticipation. Si la compagne ou le compagnon d’un membre n’estpas autant impliqué.e dans le projet, la question du couple peutaussi être considérée avec ce point de vue.

Une société intentionnelle collective prend forme en partie parl’exercice de sa démocratie interne. Au sein d’une communauté quis’est fondée autour d’un idéal politique avec les principes de basequi vont avec, l’exercice démocratique se trouve à la croisée desquestions matérielles et de la réflexion sur le Social. Les sujetsimportants en la matière sont déjà abordés en partie dans desprincipes de base qui font l’unanimité, cela évite les divergencesinsolubles et bloquantes, néanmoins, la construction économique etsociale ne se résume pas à appliquer des plans initiaux. Cettedernière implique de concevoir au fur et à mesure les contours d’uneorganisation collective qui évolue en fonction des membres, de leursenvies, des projets et des retours d’expériences.

Si la pratique démocratique est fluide et sereine, les discussions,débats et décisions deviennent une émanation de la réussitepolitique. L’objectif et le moyen d’y parvenir se confondent : ledialogue collectif serein permet d’avancer sur le chemin d’unesociété intentionnelle collective, mais elle est en fait déjà là...

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Sans même être parvenus au bout du chemin, les membresproduisent des moments sociaux réussis qui organisent et facilitentla face collective de la vie des individus : ces moments propulsentdéjà l’ensemble au cœur d’une réussite sociétale.

L’envie de conquête Sociale doit se doter d’un environnement luipermettant de nous mettre au cœur de l’aventure, nous sommes desparamètres décisifs de la situation. Poser les choses en ces termesconsiste déjà à adopter une posture particulière, celle qui nous faitconsidérer les aléas sociaux comme les événements d’unedémarche expérimentale et progressiste dont nous sommes lessujets. Notre nature regroupe l’éventail des possibilités inhérentes ànotre espèce, il s’agit de tenter de mettre en avant celles que nousvoulons privilégier pour nos propres personnalités, celles qui nousferont réussir. Le contexte pensé pour y parvenir n’est pas un carcanqui limite, il est un terrain d’expression amélioré pour nosinteractions, il contient les outils et les talismans dont nousdisposons pour avancer dans la direction politique choisie. Tout celadoit nous permettre de comprendre, d’éviter, d’apaiser et derésoudre les tensions et les reproches qui parsèment le jeu de nosinteractions sociales. S’ils surviennent, nos plantages, nos erreurscomportementales, nos faiblesses, nos entêtements, etc., doiventdevenir ces événements que nous regardons sereinement aprèscoup, que ce soit après en avoir ri ou pleuré...

Travailler notre façon de communiquer, maîtriser notre façon deréagir, adopter des manières de faire particulières pour se dire leschoses délicates, travailler sur les types de comportements quipeuvent faire vaciller la cohésion, décrire les comportements quipeuvent malmener fortement les égos de certain.e.s, prendre unsoin particulier pour anticiper les aléas sociaux, s’entraîner pour queles actions-réactions du reproche soient le fruit de notre volontéintellectuelle, plutôt que celui de notre bouillonnement émotionnel,ou faire exister à nos côtés des talismans politiques qui matérialisentnos convictions sociétales : l’artisanat du Social est multiple...

Pour qu’advienne cette révolution sociétale, de la même manièreque chacun doit apprendre à se familiariser avec les outilsinformatiques pour participer à la révolution numérique, il peut êtrepertinent que chaque citoyen des sociétés collectives se familiariseavec une certaine psychologie comportementale du quotidien, ainsiqu’avec les rudiments de l’esprit de médiation.

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Il ne s’agit pas de tous devenir psychologues, nous n’avons pasbesoin de comprendre comment fonctionne notre ordinateur pourpouvoir l’utiliser, il s’agit d’acquérir les savoir-être et savoir-fairenécessaires à notre envie politique d’une société collective réussie.Nous avons toutes et tous les capacités pour nous approprier l’espritde la concorde et de la médiation. Faire l’état des lieux d’unesituation, faire s’exprimer les ressentis pour en découvrir les tenantset les aboutissants, reformuler, dérouler le fil, décortiquer les proposet les émotions pour comprendre et trouver les solutions possibles,etc., les tensions du vivre-ensemble au sein d’un collectifintentionnel ne demandent rien d’autre pour être dissipées.

Lorsque nous irons tutoyer les sommets de la sérénité sociétale, cetaspect sera devenu le pan entier d’une nouvelle culture humaine. Àce moment-là, nous serons peut-être même obligés de cultiver unepart de stress et de confusion, ainsi qu’une connaissance et unaperçu du désordre antisocial. Connaît-on vraiment la joie sansavoir connu la tristesse ? Connaît-on réellement la paix et la sérénitésans avoir connu l’affrontement et la confusion ?

L’objectif politique est l’obtention d’un mode de vie économiquementrationnel et socialement serein. L'intention collective tente d’amorcerun cercle vertueux, elle dessine la construction d’organisations et destructures permettant à une envie de se matérialiser. Sans structuresur laquelle s’appuyer, aussi petite soit-elle, le désordre et laconfusion nous guettent, mais dès qu’il y a structure, il y a forcémentcontrainte structurelle, aussi minime soit-elle. Ça se tire, ça se tend,l’organisation forcément imparfaite laisse apparaître quelquesrigidités. La construction du vivre-ensemble entraîne parfois descontraintes de temps, ainsi que des discussions laborieuses etinsatisfaisantes. Des divergences sur certains sujets mineurspeuvent s'ajouter au fil de l'eau et complexifier la gestion et l’équité.

Les sociétés intentionnelles collectives ont aussi leurs faiblessesfonctionnelles : sans qu’il y ait le moindre accroc social, sans lemoindre début d’une animosité entre deux membres, sans qu’il y aitmême le moindre désaccord au sein de la communauté, la cohésionet le niveau du Social sont potentiellement les objets de phasesdescendantes, de dissonances et de régressions éphémères. Lasociété intentionnelle collective n’est pas une épreuve d’endurance,elle s’apparente à un acte de persistance, et c’est aussi sur cetaspect que le talisman politique trouve sa place.

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La place du Talisman

Nos attitudes allant dans le sens du progressisme social n’exprimentque certaines facettes de notre nature, elles ne sont que des optionssur le moment plus fortes que d’autres, situées parmi tout unensemble de possibilités relevant d’un choix, d’un contexte ou d’uneinfluence. Nous sommes immergés dans la diversité de noscomportements possibles sans même avoir conscience de certains.Cet état « naturel » cause la fragilité de nos envies politiques lesplus ambitieuses : sans les talismans politiques, nous sommescondamnés à subir la multiplicité de notre nature influençable,instable et changeante. Sans une « stabilité politique » dans noscomportements sociaux, sans un équilibre assidu entre nos actionsrelationnelles et nos convictions, il est bien plus difficile d’ancrer unidéal ambitieux dans notre réalité quotidienne. Le progressismesocial requiert une régularité et des acquis, il ne se construit pasefficacement si nous sommes soumis à des enchaînementserratiques de hauts et de bas, surtout dans certains domaines clés.Les fluctuations intermittentes de motivation, d’envies et decomportements sont issues de notre complexité interne, elles sont laconséquence de notre disposition naturelle à être touché par desinfluences extérieures à notre volonté, et elles peuvent évidemmentnous faire dévier d’une trajectoire sociale et politique désiréeprécédemment. Le talisman peut nous permettre de ne pas subircette volatilité lorsqu’elle contredit nos convictions et nos enviesintellectuelles, il contribue à maintenir nos comportementscompatibles avec celles-ci, ou à faire en sorte que lescomportements divergents concédés ne perturbent pas leséquilibres individuels et collectifs souhaités.

Les talismans nous permettent de suivre un cap choisi malgré lesmultiples choses qui peuvent nous en détourner. Ils nous éloignentdu repli égocentré, des aléas et de nos possibles faiblesses, ils sontles objets matériels, immatériels, symboliques, émotionnels, etc., quipeuvent permettre à notre conscience et à notre intellect de garderla main sur le gouvernail de notre vie. Construire ou maintenir unmode de vie par conviction politique ne se résume pas à unesuccession de satisfactions individuelles et collectives. Coup demou, fatigue, déception, découragement et sacrifice peuvent aussiêtre de la partie, la plupart du temps proportionnels aux enjeux duprojet et à son degré d’ambition...

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Les initiatives qui nous demandent peu d’implication existent, maismême celles-ci peuvent faire l'objet d'un désintérêt passager, êtrereléguées à l’arrière de nos envies par l'apparition d'une lassitude,d'une autre envie égocentrée ou d’une pulsion de confort facile. Lesdéceptions et les découragements sont sans doute les plus grandescauses de désengagement et de renoncement, il n’y a égalementparfois tout simplement pas de bonne solution à un problèmerencontré, juste une tentative pour essayer de choisir la moins pire.C'est lorsque la négativité et l’apathie surviennent que nous devonsrepousser les assauts de la résignation et de la concessionintellectuelle. Que la situation soit individuelle ou collective, cesmoments sont ceux pendant lesquels nous ne devons pas perdre devue le pourquoi de nos actions. Il faut pouvoir nous raccrocher àquelque chose lorsque notre intellect ne contrebalance plus lesinfluences contraires : la présence d’un talisman permet à la visionpolitique des choses de compenser la force négative de l'instant,elle surclasse la facilité contre-productive, la confusion, le doute oula résignation.

Le talisman politique est un symbole, mais « l’acte talismanique »consistant à vouloir y puiser une énergie, toujours pour façonnerl’instant présent afin qu’il ne soit pas une victoire de nos faiblesses,est tout aussi fort. Le symbolisme de l'acte lui donne sa force, toutautant que l’acte lui-même. Considérer et « invoquer » un talismanpeut permettre de surmonter une influence négative par le biais d’unréflexe politique pré-pensé, un phare émotionnel, ou un genre deconditionnement que nous aurions disposé en amont pour resterfidèle à notre envie profonde. Dans ces moments particuliers, il nousévite le repli de l’envie véritable, du désir et de la volonté politique, ilcompense la rétractation de nos facultés intellectuelles par uneancre symbolique, un repère que nous avons préalablementdisposé. En considérant un talisman, en le percevant, en parvenantà le maintenir dans notre référentiel conscient malgré les influencesdu moment, nous augmentons nos chances d’exprimer par les actesnotre envie constructive, nous refusons de céder aux impulsions dediversion, de résignation, de renoncement ou de fainéantise quis’invitent dans la situation. Nous refusons de répondre à leursinvitations, nous choisissons à la place de répondre à cette invitationque nous nous sommes déjà faite précédemment à nous-même,celle qui nous invite à rester ou à revenir sur le chemin de ce quenous voulons vraiment pour cet instant, et pour notre vie.

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Le talisman politique peut revêtir plusieurs aspects au-delà de l’objetou du symbole énoncé précédemment. Tout comme il peut incarnerun repère positif que nous gardons à portée de vue, il peutégalement représenter ou symboliser ce que nous voulons refuser,c’est une manière de garder l’existence d’une possibilité indésirabledans notre référentiel comportemental. Il s’agit cette fois de ne passe laisser surprendre ou décontenancer lorsqu’elle survient, carc’est bien lorsque nous ne nous y attendons pas que les aléascomportementaux sont les plus déstructurants, lorsqu’ils surgissentdepuis les angles morts de notre perception. Par ailleurs, il s’avèreimportant de cultiver le sens des talismans dans notre champ deconscience, ceci pour éviter que nous n’y voyions rien d’autre quedes objets matériels ou immatériels. Le sens peut être avalé par laroutine, l’habitude, le déphasage de notre lucidité ou la non-utilitépratique. Tout comme nous perdons la conscience du risqueantisocial à mesure que défilent les jours nous éloignant de sadernière manifestation, nous perdons également la conscience destalismans qui nous entourent. C’est aussi dans la façon dont estconsidéré le talisman politique que la dimension culturelle doitprendre sa part de l’ambition politique, sociale et sociétale.

De l’état d’esprit individuel aux principes relationnels, en passant parexemple par les savoir-être et savoir-faire concernant l’alchimie dureproche, les aspects du vivre-ensemble sont à même d’êtresoutenus par des talismans et des pratiques culturelles. On peutimaginer de nombreuses choses en la matière en fonction ducontexte... La représentation au sein de la communauté du nombrede jours sans aléa social. Un moment particulier pour marquer lepassage des différents paliers de ce compteur, et affirmer que lecollectif tentera d’être à la hauteur du prochain incident. Un sondagesur le niveau de sérénité perçu par chaque membre, pour obtenirune représentation collective du niveau de sérénité ressenti.Réaffirmer émotionnellement des convictions en s’imposant detemps en temps la diffusion d’un documentaire sur un sujetparticulièrement révoltant du monde capitaliste. La mise en avantd’un exercice respiratoire stimulant le système nerveuxparasympathique pour contribuer à la gestion des impulsivités. Uneméthode de médiation ou de conciliation particulièrement ritualisée.La tenue d’un grand registre anonyme des aléas, des maladresses,des tensions et des erreurs passées, en tant que symbole de notreinéluctable imperfection comportementale. Etc. Etc.

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Ancrer des pratiques à consonances politiques dans notre mode devie est un bon moyen pour lier les nécessités d’une ambition à uneréalité quotidienne. La pratique politisée entraîne une réciprocitévertueuse : les pratiques donnent du corps à l’ambition politique,l’ambition politique renforce le sens des pratiques.

La façon dont nous considérons notre nature d’être humain influesur nos constructions collectives. Notre individualité estpossiblement contradictoire, dispersée, ballottée, subjuguée,ambivalente et soumise à des influences extérieures, ou intérieureslorsqu’elles naissent au cœur de nos corps et de nos organescérébraux. Même à notre état de conscience le plus élevé, notrelucidité n’est jamais entière, notre vision des situations n’est jamaiscomplète, nous ne sommes jamais en mesure de pouvoir affirmeravec certitude que nous agissons en fonction de ce que nousvoulons être. Lorsque la subtilité s’en mêle, notre libre arbitre n’estjamais total. Toute la difficulté au sujet des ambitions sociales denotre espèce peut être résumée ainsi : notre complexité est à la foisnotre force et notre faiblesse. Notre cerveau est un artefact, il esttout autant le cœur de notre logique que le lieu des altérationsimprévisibles de notre raison.

Il est illusoire de vouloir dissiper les traits de pensée qui noustraversent sans même que nous puissions les voir venir, sans mêmeque nous comprenions la raison de leurs apparitions. Le non-sensfait partie de nous : même si certains pensent qu’il n’est qu’unmanque de savoir concernant notre inconscient ou notrefonctionnement cérébral, dans tous les cas il reste un non-sens pourson hôte lorsqu’il surgit. Nous n’avons parfois qu’un pouvoir assezrestreint sur le flux de nos propres pensées, celles que nous initionssont celles sur lesquelles nous gardons une maîtrise toute relative. Iln’y a pas un seul être humain sur cette Terre n’ayant jamais étéconfronté à une activité de pensée incontrôlable, ceci alors que savolonté souhaitait par exemple tout simplement dormir.

Différencier la pensée de l’acte, et trouver où se situe la parole entreles deux, peut être un point déterminant dans la façon dont nousconsidérons le vivre-ensemble. La parole est une frontière entrenotre intériorité et l’extérieur, nos mots la franchissent parfois malgrénous ou se refusent à la passer à nos dépens. Nous n’avons pastoujours la pleine possession de nos moyens et de nos pensées,nous n’avons parfois même pas notre mot à dire sur l’ordre du jour.

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Pourtant, qu’il s’agisse de paroles ou d’actes, nous en sommesresponsable, car nous sommes bien au bout du compte la source deces paroles et de ces actes. Il est bien de notre responsabilitéindividuelle de faire pour le mieux avec ce que nous sommes...

L’émancipation et le progressisme nécessitent que nous leurpréparions le terrain, ils requièrent que notre volonté d’agir et nosenvies politiques puissent tenter de passer outre ce contrôle partielet instable de nos pensées. Les talismans politiques peuvent nouspermettre de réaligner nos actions sur nos pensées réfléchies, ilspeuvent recentrer notre comportement sur notre souhait intellectuel.

Sur le plan sociétal, l’éducation et la culture politique sont destalismans politiques, elles repoussent en profondeur de nombreusesinfluences négatives. Au-delà d’une protection de l’instant, letalisman peut être un vent qui souffle dans notre dos, une pousséenous aidant à avancer et à garder une direction sans subir des ventscontraires ou de côté, ceux qui pourraient nous dévier descomportements nécessaires à un mode de vie choisi. La culture etles coutumes d’une société sont à même de devenir des talismansinvisibles nous protégeant sans que nous en ayons conscience enpermanence. Lorsque la pratique politique est intégrée à nos viespar l’habitude, l’éducation, la culture et la tradition, nous n’avonsplus besoin d’une pensée intellectuelle assidue pour la faireperdurer, elle fait partie de notre vie tant que nous ne décidons pasde prendre un autre chemin politique.

Enfin, une révolution sociétale a besoin de marqueurs, d’idéesemblématiques et d’imageries symboliques. La grande histoire duchangement politique vers les sociétés intentionnelles collectivesdoit être écrite et illustrée. Elle doit revêtir la stature d’unchangement historique, s’articuler autour de concepts évoquant lagrande question sociétale, mais elle doit aussi parler aux individus etles toucher au-delà de la sphère purement rationnelle. L’idée duTalisman contribue également à cela.

Chaque être doit pouvoir y trouver plus qu’une proposition politique.Ce chemin n’est pas seulement celui d’une vie meilleure pour nouset nos semblables, il est un tout, et toutes les dimensions de notrepersonne doivent pouvoir s’y exprimer, de la plus rationnelle à laplus spirituelle. Les talismans sont aussi les objets et les outils d’unecertaine spiritualité politique...

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La spiritualité politique

La spiritualité permet de se positionner sur un sujet lorsque lascience et la philosophie ne nous apportent plus de réponses. Elleest inséparable de l’Humanité, on ne peut pas objectivementimaginer la société humaine de demain sans y apercevoir un tantsoit peu de spiritualité. La rationalité devient froide lorsque la chaleurde la compréhension se dissipe, elle est essentielle dans toutes nosconstructions, mais elle ne nous permet pas de nous projeter avecconviction au-delà de nos compréhensions. La rationalité s’articuleautour du désir de comprendre, la spiritualité est l’émanation dudésir d’être et d’atteindre au-delà de nos perceptions. La croyancespirituelle peut être le résultat de la prise en compte d’arguments,mais elle est assurément le fruit du désir de croire. Lorsque cettespiritualité n’est pas teintée d’un obscurantisme ou d’un mysticismebancal, c’est elle qui peut nous faire regarder au plus loin.

Face aux désastres et aux médiocrités qui rythment notre Histoire etla « politique » actuelle, notre conviction politique en un avenirmeilleur semble parfois difficile à préserver. La foi représente lacroyance en un idéal qui nous dépasse, les différentes définitions duterme nous présentent un mélange de croyance, de conviction et deconfiance. C’est cet assemblage qui exprime le mieux l’idée de la foipolitique, elle consiste à penser que les êtres humains possèdent eneux le potentiel nécessaire pour créer de meilleures sociétés, cellesqui pourront permettre une satisfaction matérielle générale et unegrande sérénité dans nos relations sociales. La foi politique nous faitenvisager une possibilité désirable mais difficile : construire demeilleures sociétés sans avoir à sacrifier autre chose que desaspects qui sont à la source des problèmes actuels, elle relèved’une croyance dans le potentiel positif de notre espèce.

Cette croyance est spirituelle : seule une réussite d’importancepourra nous convaincre de manière rationnelle que nous pouvonsconstruire des sociétés collectives, sereines, et émancipées destristes conséquences du modèle individualiste. Et encore, même austade de la réussite, il nous faudra encore croire qu’elle pourra êtrepermanente, ceci sans aucune preuve pour nier le fait que notreespèce sera peut-être, tôt ou tard, de nouveau attirée par unindividualisme systémique dont elle aura oublié les désastres et lapuanteur antisociale.

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Certains parmi les plus rationalistes d’entre nous seront peut-êtredérangés par cette apparition de la spiritualité dans un propospolitique. La spiritualité politique n’est pas le contraire de la penséerationnelle, elle est son complément. Comment peut-on expliquer ladifférence entre une personne individualiste et une autre adoptantun point de vue collectif ? On ne compte plus les exemples quiinvalident l’hypothèse de la « classe » ou de l’environnement, il n’y apas de déterminisme politique indépassable lorsque nous disposonsd’un minimum de liberté intellectuelle. Par ailleurs, nous ne croyonspas sincèrement aux idées progressistes uniquement par le biaisd’un raisonnement logique, nous y croyons car nous désirons ycroire, nous avons envie de penser qu’une meilleure alternative estpossible. Cette envie est une construction mentale, une aventureintellectuelle, le rêve d’une concrétisation, notre esprit quis’émancipe avant que notre corps puisse y parvenir. Ceci estl’essence même de la foi dans les sociétés intentionnellescollectives, le versant spirituel d’une progression sur un cheminpolitique dont nous ne pouvons aujourd’hui qu’imaginerl’aboutissement.

La spiritualité se distingue de la réalité, ses fondements sont mêmeun peu en dehors de celle-ci, pourtant, elle permet parfoisd’encaisser des événements négatifs. La réalité peut se nourrir de laspiritualité, et nos rites dans la réalité peuvent dans le même tempsnourrir cette spiritualité. Il peut également y avoir un attachementaffectif aux rites spirituels, et l’absence de rites assèche laspiritualité. C’est ce qu’ont compris les religions en prévoyant tout unéventail d’activités pour leurs fidèles. Les offices hebdomadairessont là pour donner du corps à la croyance, les différentes fêtesreligieuses justifient cette croyance par une approche factuelle, ellefait référence à une histoire intégrée au dogme religieux. C’est unemanière d’ancrer la croyance dans la réalité : plus elle est ancrée,moins les croyants risquent de s’en détourner.

La croyance politique est hautement spirituelle lorsqu’elle dépeintune vision positive et émancipée de l’Humanité, mais contrairementaux croyances mystiques, la spiritualité du progressisme social nelaisse aucune place à la dévotion, aux mythes et auxcommandements. Pas d’impératifs arbitraires pour ceux qui veulentprouver leur foi, pas de détenteurs de la bonne parole : l’acte de fois’exprime par notre implication dans la construction du Social et dela société qui va avec.

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Dans un cadre religieux, les rites et les traditions qui peuvent influersur le mode de vie sont autant d’éléments constitutifs d’une part nonnégligeable de l’individu. C’est en partie aussi ce qu’il faut parvenir àfaire avec l’idée politique du progressisme social. Le Social doits’intégrer à certaines de nos habitudes de vie au-delà desconstructions économiques et sociales. La conviction spirituelle doitse mêler aux fondements idéologiques de la conviction politique.Notre spiritualité exprime un désir idéalisé pour notre vie future, elleest une croyance qui soutient un cheminement ou une réussite quenous voulons préserver. Lorsque la politique tente d’une manièreaussi claire de contribuer au bonheur des individus, la juxtapositiond’aspirations politiques et de désirs spirituels devient une évidence.Quoi de mieux pour faire émerger et préserver une culture de lacohésion et du vivre-ensemble ? Il est facile d’imaginer des ritesponctuant la vie collective, de penser des traditions qui renforcentl’état d’esprit communautaire au-delà des règles du vivre-ensemble,ou de mettre en valeur des talismans pour que leurs significations etleurs symbolismes prennent une place de choix dans la viesociétale.

Allons encore un peu plus loin sur le sujet, au risque peut-être debousculer sémantiquement les partisans d’un athéisme ou d’unagnosticisme classique. Qu’en est-il des pratiques spirituellesindividuelles ? La méditation peut trouver une justificationpleinement rationnelle, mais peut-on imaginer une prière politique ?La prière est communément décrite comme un acte par lequel lecroyant s'adresse à son Dieu, elle peut avoir un effet bénéfique surl’individu sans jamais recevoir de réponse. Que cet effet soit qualifiéde placebo, de bénéfice du recueillement ou de bienfait de lapensée positive, la prière semble faire « du bien » à ceux qui lapratiquent sincèrement. Le cadre spirituel dans lequel elle estpratiquée peut aisément être considéré comme un cadre culturel,avec ses codes et ses manières de faire.

La prière peut paraître impensable pour un athée convaincu, mais ya-t-il vraiment une grande différence entre un chant révolutionnaire,un discours militant qui nous prend aux tripes, une pensée partagéesur le sens de notre relation aux autres, et une prière politique ? Nes’agit-il pas tout simplement pour la prière d’avoir sur les lèvresl’expression d’un idéal dans un moment où nous souhaitonsprivilégier l’introspection ?

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Nous façonnons notre humanité et ce que nous voulons être. Nouscréons et modifions le monde dans lequel nous évoluons. Nouspossédons le pouvoir de décider quelles possibilités de nosindividualités se manifestent et se manifesteront. Ne sommes-nouspas les grands architectes de nos vies ? Celles et ceux qui peuventfaire bien plus ici et maintenant que n’importe quel dieu ?

Nous nous prions nous-même de ne pas nous détourner dans nosactes de ce que nous avons choisi d’être. Nous sollicitons notrepersonnalité intemporelle pour que son expression future soit à lahauteur de notre ambition. Nous prions notre personnalité multiplepour que la facette qui contient notre plus grande conviction, etnotre plus grande motivation, soit celle qui gouverne nos actions...

J'ai foi dans l’idée des sociétés intentionnelles collectives, et je croisen mon potentiel positif. Je suis un être habité par un éventail depossibilités inhérentes à mon espèce, j’essaie de rester sur lechemin de celles que j’ai choisies. Je sais que les choses et lesinfluences qui peuvent me détourner de cet objectif de vie sontnombreuses, mes comportements peuvent diverger des voieschoisies, celles trouvant un sens au-delà de ma propre personne.Je m’entoure des moyens de maintenir dans mon champ deconscience mon envie comportementale et mon désir politique.J'essaie d’agir en accord avec ce que je pense être le mieux.J’essaie d’être ce que je veux être.

Ces mots ne sont-ils pas une prière politique ? Aux prières les petitsmots qui tissent notre cheminement, et les grands mots qui netrouvent pas forcément leur place dans le quotidien. Dans lesprières murmurées s’exprime le cœur d’une révolution sociale, ellesénoncent des envies et des ambitions fondamentales qui vont au-delà d’une réalité perceptible. Dans ces prières, nous nousconfrontons sans filtre aux mots-clés de notre propre cheminement.

Les prières, rites et rituels permettent également d'accorder notreprésent à une vision d’ensemble de notre vie : le sens de l’instant vabien au-delà de cet instant. En de rares occasions, la républiquecapitaliste est le théâtre de ce genre de moments, le mariage en estun bon exemple. Beaucoup de couples ne souhaitent plus passerpar l'église pour sceller leur union, mais ils tiennent encore au riterépublicain du mariage. Ils prêtent serment et se jurent d'être à lahauteur de leurs engagements réciproques. Pour beaucoup de ses

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partisans, cet instant est une cérémonie rituelle bien que laïque etsans mysticisme, elle matérialise l'idée que le couple se fait de savie. C’est un rite qui espère donner du sens à l’avenir et au présent,il est une manière d’enraciner une vision dans la réalité. Dans unesociété collective, on imagine sans peine la diversité des ritespouvant donner du corps à notre quête de sens...

La spiritualité est cette chose par laquelle nous décidons de notreplace dans cet univers, elle est un chemin que nous choisissons deprendre après une prise de conscience, elle est la volonté de vouloirdonner un sens à ce que nous sommes et faisons. Nous remettonsen jeu notre insignifiance, nous nous offrons à des idées pourrefuser la froideur de cette immensité qui nous fait face. Faire lechoix de la spiritualité politique, c’est refuser de se perdre dans desdivagations, c’est refuser de s’inventer une réponse facile et toutefaite, c’est accepter de faire partie de celles et ceux qui ont àconstruire cette réponse.

Le besoin d'insouciance

D’un point de vue cette fois plus « mental » que spirituel, un autreaspect doit être pris en considération. Dans le cadre des sociétésintentionnelles collectives, les citoyens essayent de garder unecohérence avec la direction sociale choisie, mais ils peuvent êtretraversés par d’autres besoins divergents ne relevant pasd’influences négatives. Lorsque tout va bien, lorsque la communautése laisse porter par les vents du progressisme social tout enparvenant à maîtriser les turbulences et les vents contraires, est-ilviable pour des individus de garder en permanence le cap intégralde cette ambition politique ? Bien sûr, cela peut se passer de lamanière la plus fluide et équilibrée qui soit : les nécessités socialeset pratiques peuvent se fondre dans le quotidien sans que cela nesoit jamais ressenti négativement par les membres. Et puis acontrario, notre nature humaine peut faire émerger certainesfacettes particulières, comme par exemple celle nous incitant àvouloir sans raison particulière, et pour une courte durée, unealternance, une différence ou une mise entre parenthèses. Par notreaction, notre inaction ou notre posture, nous voulons simplementautre chose, un « entracte », ceci alors que nous savons que laconséquence sera plutôt contre-productive sur le plan sociétal.

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Nous sentons bien qu’une facette de notre nature a parfois besoinde dériver, même si ce besoin d’insouciance est très variable enfonction de chacun. Cette envie nous apparaît à la fois commecontre-productive et relevant d’une nécessité personnelle. Toute lamaîtrise à avoir sur le sujet réside dans le fait qu’elle ne nuise pasdurablement, et frontalement, à notre mode de vie choisi. Il fautconcéder à ce besoin d’insouciance un temps d’expression : ne pasle faire reviendrait à nous conditionner pour le combattre alors quenous ne le ressentons pas comme un adversaire de notrecomportement choisi.

Cela ne serait également pas compatible avec l’objectif d’unesérénité intérieure. Quand une divergence frappe à notre porte etpropose son menu sans remettre en question nos fondamentaux,l’intransigeance est une possibilité, mais elle fait souvent perdurerune tension intérieure, un raidissement vis-à-vis du sujet concerné. Ilest parfois plus efficace de goûter à cette divergence pour ladésamorcer ou la consommer.

La notion même d’individualisme est à considérer de cette manière.À noter que nous ne devons pas confondre l’individualisme et lebesoin que nous avons chacun.e à divers degrés d’être parfoisseul.e ou indépendant.e. Le besoin de solitude et d’activitéssolitaires n’a rien d’antisocial, il peut même être bénéfique à lacohésion et à la cohérence collective. L’individualisme politique estautre chose, il est la pulsion concurrentielle, compétitrice, le besoinde gagner et de concourir pour se sentir supérieur à l’autre, quelleque soit l’importance de l’enjeu. Toutefois, l’individualisme s’exprimeaussi dans le jeu détendu d’un éphémère chacun pour soi, le jeuconcurrentiel sans enjeu important, ou tout simplement l’envie d’êtredétaché d’une organisation collective pendant un temps. On peutimaginer sans problème des moyens d’exprimer cette envie, toutcela sans nuire à l’ambition politique d’une cohésion sociale degrande qualité. Lorsque ces moyens impliquent une distanciationsignificative, il est important cependant de bien les identifier commetels, à plus forte raison chez les plus jeunes en âge ou enexpérience du vivre-ensemble.

Il est possible d’aller assez loin sur ce sujet. Qui sait à quoi pourraitressembler un « espace d’insouciance individualiste » dans unavenir pleinement collectif ? On peut imaginer dans une importantecommunauté collective que ses membres puissent parfois passer du

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temps dans un « village d’individualisme ». Ils deviendraient pendantun temps les simples consommateurs de conforts et de plaisirsnombrilistes, détachés de toute organisation collective, de la plupartdes règles de vie communes et des coutumes progressistes. Cetteposture individualiste, intenable au sein des communautés sereineset équitables, serait l’un des moyens possibles pour exprimer cebesoin éventuel de nous extraire du contexte collectif. Ce serait uneespèce de séjour individualiste dans une bulle prévue à cet effet,jusqu’au jour peut-être où plus aucun citoyen de la réussiteintentionnelle collective ne souhaitera s’y rendre...

Lorsqu’un talisman politique nous aide à résister à une influenceissue du contexte ou de notre nature, il s’affirme comme un outild’exercice du libre arbitre. Il canalise notre envie intellectuelle etpolitique pour que nous puissions la ramener au centre de notrecomportement. Cela nous demande plus d’énergie que lorsque nousnous laissons bercer ou emporter par nos perceptions, lorsque nouslaissons notre attention être attirée et guidée par des stimulationsopportunistes, ou lorsque nous nous abandonnons à certainespulsions d’action et de réaction. Nous sentons bien que l’ambitioncomportementale requiert parfois une énergie et la mobilisationactive de notre lucidité.

De la même manière, l’usage des formes de communication nonviolente, bienveillante, apaisée, etc., peut être exigeant. Il s’agitpratiquement d’un nouveau langage dont nous ne maîtrisons pastous les principes sans revers, lassitudes et déceptions. Lanécessité régulière d’un « travail social » peut donner l’impressiond’une « charge mentale » tant qu’il ne s’intègre pas dans noshabitudes. Il est bien naturel de vouloir chercher un exutoire à cesressentis négatifs, de parfois avoir besoin de se réfugier dans uneinsouciance dénuée de cette ambition sociale pleinementsatisfaisante, mais parfois subjectivement pesante. La difficultéréside dans le fait de ne pas nuire pendant cette parenthèse à uneambition collective toujours portée par les autres.

La satisfaction de ce genre de besoin doit aussi pouvoir trouver saplace dans une société intentionnelle collective. L’insouciance est unluxe dans le monde capitaliste, sa possibilité se mesuregénéralement à la taille de notre compte en banque et à l’absencede responsabilités qui pèsent. Certains se laissent aller àl’insouciance malgré le fait qu’ils n’ont pas la marge de manœuvre,

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les moyens ou les ressources pour se le permettre. Ce n’estqu’après qu’ils regrettent leur comportement à la vue de l’évolutionnégative de leur situation. Il arrive pourtant qu’ils se disent quandmême que « ça valait le coup », que cette dose d’insouciancepassée valait bien cette situation dégradée qu’ils vivent à présent.C’est dire à quel point l’insouciance fait partie de nos besoins vitaux.Elle aussi doit être pensée comme une chose accessible à toutes ettous, cette possibilité d’insouciance est en lien direct avec lesentiment de bonheur et de liberté.

L’esprit humain se nourrit parfois de nos divagations pratiques ouintellectuelles dénuées de rationalité, d’envie réfléchie ou de finalitéproductive. Même si elle figure probablement parmi les plus grandesmenaces pour le progressisme social, la fainéantise intellectuellepeut être perçue comme une part de cette insouciance, il nous fautégalement lui laisser par moments un espace d’expression.

Dans le même registre, l’oisiveté est à considérer comme unenécessité mentale, bien au-delà du délassement. Tout comme nosenfants doivent parfois s’ennuyer pour que leurs esprits apprennentà vagabonder, à goûter à cet état créatif primordial accompagnantl’ennui, nous avons aussi beaucoup à gagner à nous abandonner detemps en temps à l’inaction ou à l’action insouciante.

La possibilité de l’insouciance au sein d’une communauté, d’unemicro-société ou d’une société trouve enfin une justificationpurement politique. Lorsqu’elle est accessible aux membres d’unenvironnement structuré, heureux et collectif, l’insouciance est unepreuve indiscutable de la réussite économique et sociale. Lapossibilité de cette lumineuse et heureuse insouciance, émancipéede toute crainte d’une future conséquence négative, est un très bonargument politique. Quoi de mieux à présenter aux classeslaborieuses capitalistes ?

L’insouciance est un aspect non négligeable de la réussite sociétale,elle est sans aucun doute un argument de poids face au systèmedominant de notre époque...

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Cultiver l’altérité sociétale, la révolution est au bout de la crédibilité

Il existe plusieurs manières d’envisager les rapports d’unecommunauté intentionnelle collective avec son environnementextérieur. La visibilité, l’ouverture, le degré d’intégration dans le tissulocal, les éventuelles situations de concurrence, les différentesinteractions possibles, etc., sont autant de choses à penser et àprendre en compte dans la mesure du possible. Certains serontpartisans du « pour vivre heureux, vivons cachés », que ce soit pourlaisser le temps au collectif de trouver ses marques, pour prioriserson équilibre interne, ou pour se protéger des turpitudes extérieures.Notons quand même qu’il serait vraiment dommage qu’une réussiteintentionnelle demeure cachée aux yeux du reste du monde.

Une construction économique et sociale se fait également enfonction de ce qui se passe en dehors, l’environnement lui-mêmepeut constituer un facteur d’échec ou de réussite. Les possibilitésdépendent de l’importance de la communauté, mais aussi parexemple de ses projets, de son poids économique, ou d’autrescaractéristiques qui ne sont pas forcément dépendantes du nombrede membres.

Quelle que soit sa taille, une société intentionnelle collective formeune entité économique. Nous pouvons parler d’entité économiqueunifiée si la proportion des communs est importante, si l’organisationde la production et de la consommation fait l’objet d’une gestioncollective, si l’argent et les biens sont considérés comme ce queconsomme ou possède la communauté dans son ensemble, si lechoix de ce qui relève de la propriété personnelle fait suite à desdécisions collectives, etc. Nous pouvons parler d’entité économiquefédérée si les revenus sont en partie ou totalement personnels, siles consommations et les propriétés sont individuelles, si chaquemembre décide seul de certains aspects économiques qui peuventimpacter les autres, etc. Un collectif n’est pas économiquement l’unou l’autre, unifié ou fédéré, il se situe simplement plus proche d’unétat ou de l’autre selon son fonctionnement sur l’éventail despossibilités. Certains domaines, périmètres et thématiques peuventêtre plutôt unifiés tandis que d’autres sont fédérés. Par exemple, lepérimètre de l’habitat est fédéré tandis que le domaine de laconsommation alimentaire est unifié.

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Les interactions avec l’extérieur sont logiquement ce que le dehorsperçoit en premier d’une communauté. Lorsqu’elle s’afficheéconomiquement autrement que par une structure classique, sansmême parler de l’aspect unifié ou fédéré de son organisationinterne, elle véhicule avec elle la notion d’organisation collective, ellesuggère une différence sociale sous-jacente. À partir du moment oùune communauté se sent assez structurée et solide, lorsque lesmembres sont plus confiants sur le fait d’assumer une différence vis-à-vis de l’extérieur, il ne faut pas hésiter à s’afficher comme tel. Il n’ya généralement pas grand-chose à gagner à vouloir faire profil bas,à s’intégrer sans se dévoiler, à interagir sans annoncer la couleurlorsque le sujet est abordé ou abordable. A contrario, il y a tout àgagner à susciter la sympathie politique ou la curiosité sincère, celapermet de se rendre compte du contexte de la communauté. Il estégalement tout simplement satisfaisant de pouvoir « affirmer » uneintention collective : on existe et on grandit aussi dans le regard desautres. Ce n’est pas parce que nous vivons autrement que nousdevenons une alternative au modèle dominant, nous le devenonsvraiment lorsque les autres pensent que nous le sommes.

Fonctionner différemment économiquement et socialement est unechose qu’il n’est pas forcément aisé de montrer, par contre,l’affichage d’une alternative heureuse marque les esprits. Lorsqu’elleest visible, une réalité attractive provoque l'intérêt et l’envie bien plusefficacement qu’une explication et des arguments. La crédibilitéouvre les portes et les esprits, et il n’y a rien de plus crédible que ceque l’on voit sur des visages, lors d’événements ou par lefonctionnement d’activités économiques. En dehors des interactionsavec le cercle affinitaire, les activités constituent un lien avecl’extérieur : les jugements et les impressions du citoyen capitalistese basent souvent sur cet aspect. Lorsque des membres d’unecommunauté tiennent par exemple un commerce, l’opinion sur celui-ci peut rapidement devenir l’opinion sur la communauté. C’est aussipar ce biais qu’elle peut pédagogiquement s’affirmer comme uneorganisation, un projet ou un concept, plutôt que de rester pourl’extérieur « ces gens qui vivent ensemble là-bas différemment denous ». Si elle existe, l’activité économique sert d’interface avec cequi existe autour sans affinité particulière, c’est encore plus vraidans un contexte rural. Une intégration « réussie » dans le paysagene tient parfois qu’à quelques premières impressions auprès depersonnes clés.

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Dans la société capitaliste, les gens jugent souvent les autres sur cequ’ils considèrent comme définissant l’individu : le travail. Cettemanière de considérer les uns et les autres relève même souscertains aspects d’une coutume capitaliste. Pour être tolérélargement et accepté au mieux dans le tissu local, un collectif doittenter d’être compatible avec cette façon de voir les choses.

La réalité doit être à la hauteur du fonctionnement affiché, surtoutlorsque des valeurs « humanistes » ou collectives sont associées àla présentation d’une activité. Nous voyons régulièrement desassociations et des structures qui militent pour de bonnes causes ouaffichent de belles valeurs, mais dans lesquelles existent de grosproblèmes relationnels, des pratiques économiques discutables oudes conditions de travail qui laissent perplexes : elles ont alorsbeaucoup moins de crédibilité et d’attractivité...

À partir du moment où son organisation communautaire fonctionnebien, une société intentionnelle collective, si elle dispose de tempspour ça, peut commencer à afficher vers l’extérieur sa cohérence etses différences par rapport à la société majoritaire. L’idéal est depouvoir devenir, surtout pour les regards extérieurs, cette bulle danslaquelle la vie quotidienne a changé en mieux pour tout le monde.Être un acteur économique compatible mais qui fonctionne avecd’autres valeurs, puis exister en tant qu’entité alternative aux yeuxdu sympathisant, du résigné, du curieux, de l’adversaire ou duvoisin, constitue une trajectoire politique plutôt pertinente pours’attaquer au monopole capitaliste.

Beaucoup de gens n’aiment pas ce qui est différent simplementparce que c’est différent, c’est dans la présentation de cettedifférence que commence le discours politique vers l’extérieur. Sinécessaire, le but est d’inspirer des affects positifs au sujet de lacommunauté, restons donc sur les affects. Faire comprendre quenous sommes satisfaits de ce mode de vie particulier revient déjà àprésenter la chose sous un angle positif, ne nous perdons pas enexplications au premier abord. N’ayons pas peur d’entamer si besoinune critique du vécu capitaliste, elle offre de bons mots pour justifiernotre envie de différence. « Ça devient du grand n’importe quoi » estpar exemple le genre de propos qui reste bien accueilli chez unebonne partie de la populationY Ne nous interdisons pas de faire dumarketing politique, adaptons notre discours en fonction desinterlocuteurs et des actualités.

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Les sujets sont nombreux... Cette société ne pourra jamais êtredurable, le scandale de l’obsolescence programmée (le fait qu’onnous vend des objets prévus pour tomber en panne) n’est que lapartie visible de l’iceberg. Les multinationales vont adopter à grandeéchelle l’intelligence artificielle et la robotique pour augmenter leursprofits, tous les secteurs sont concernés : industries, supermarchés,agences de proximité, etc., l’être humain devient moins rentable quela machine automatisée dans de plus en plus de domaines (1), lecapitalisme nous prépare la précarité et le chômage de masse. Lepouvoir de l’argent est supérieur à celui des États, on ne compteplus les allers-retours de nos « politiciens » dans ces grossesentreprises qui se gavent des marchés publics et des normesvotées, etc. Il n’y a finalement rien qui nécessite d’argumenter...Tous ces sujets sont des problèmes inhérents à la société du profit,ce sont eux qui justifient en partie et d’une façon très simplel’existence de nos bulles.

(1) https://www.developpez.com/actu/228384/Uniqlo-a-remplace-90-pourcent-du-personnel-humain-de-son-nouvel-entrepot-par-des-robots-et-prevoit-de-faire-pareil-dans-ses-autres-entrepots/

Face aux communautés alternatives, certains nous disent que lechangement ne peut être que global, ils se placent dans un schémadépassé ou cherchent une excuse pour rester dans l'apathiepolitique et pratique. Les profonds changements politiquesprogressistes ne sont pas événementiels, ils sont progressifs, ilssont un processus (qui lui peut atteindre des seuils systémiques).Les changements qui ne sont que événementiels sont à la merci dumême type d’événement qui les a vu survenir.

Le même discours pessimiste nous affirme qu’une petite structureéconomique alternative ne peut pas survivre dans la jungle dumarché, qu’elle se fera tôt ou tard happer par une logique nepermettant que le mécanisme du profit : c’est en fait tout le contraire.Nous n’imaginons pas à quel point, par exemple, une trentaine decoopérants motivés peuvent former une entité plus efficace,productive et même rentable sur le plan capitaliste, qu’uneentreprise d’une trentaine d’employés, cadres et dirigeant. Nouspouvons aisément penser que les membres d’une communautépeuvent être les acteurs d’une concurrence très dure vis-à-vis deleurs compétiteurs capitalistes. Certains pourront même qualifiercette concurrence de déloyale. La responsabilité plutôt que la

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hiérarchie, le partage équitable plutôt que la rémunération opaque,l’autogestion, la rationalité plutôt que la préservation des prés carrésinternes, la recherche de sens et de qualité plutôt que larémunération comme principale motivation quotidienne : l’économiecollective a le pouvoir de modifier les rapports de forces au sein dela société marchande par sa seule performance économique.

Sur un plan plus idéologique, la croissance capitaliste est l’idée quidoit être battue en brèche par le discours intentionnel et collectif.L’image d’une décroissance heureuse et désirable changeraradicalement la donne et ébranlera le système jusque dans sesfondations. Elle doit sortir des clichés pour s’affirmer comme unchoix sociétal ancré dans la raison et la modernité, aussi bien enville qu’à la campagne. La décroissance ne doit pas se contenter dedéconstruire les erreurs et les désastres capitalistes pour revenir enamont lorsque c’est nécessaire, elle doit aussi construire le futur.Elle ne doit plus pouvoir être réduite par les sceptiques et sesennemis à un « retour à » cantonné à la ruralité. Notre espèce a detoute façon atteint un niveau de population faisant d’une croissancetrès importante de la ruralité un projet impossible, sans mêmeconsidérer les problèmes de transport et d’étalement. Un modèlepolitique qui veut convaincre de sa pertinence générale doit existerconcrètement à la fois dans un cadre urbain, périurbain et rural.

La décroissance progressiste peut être présentée très simplement :oui, dans le monde que nous souhaitons, beaucoup d’activitéscapitalistes n’existent plus. Adieu la publicité, le marketing, lafinance, le commerce du rien, la fabrication du déchet, etc. Oui,entre les emplois directs et tous les emplois indirects rattachés, cesont des millions de personnes qui perdent leur emploi, ellesperdent cet emploi. Dans des sociétés intentionnelles collectives oùle travail est réparti équitablement, les postes en moins ne créentpas du chômage, ils génèrent du temps libre pour tout le monde.Rien ne changera en ce qui concerne nos consommationsrationnelles, la situation sera même bien meilleure pour certains.Notre logement, notre nourriture, nos équipements, nos loisirs, nosvoyages de temps en temps, etc., tout cela perdureraY Seul lemonstre économique du chacun pour soi prendra fin, le déclin seracelui de toute cette agitation gaspillante qui fourmille, qui exploitejusqu’à épuisement, qui pille, produit et détruit pour un seul objectif :l’argent et le pouvoir qui va avec.

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Il n’y a que ce piteux système qui s’arrêtera. Débranchons cesindustries inutiles, cette surproduction et cette surconsommation, etnous réaliserons cette décroissance à grande échelle qui rendranotre civilisation durable, et nos vies heureuses.

On ne se rend pas bien compte de l’effet domino de la décroissanceéconomique. Commençons par exemple par stopper la publicitécommerciale : supprimons tout le secteur, celui dont le seul but estde faire exister le produit dans l’esprit du consommateur pouraugmenter les ventes. Décidons de la fin des agences de pub quiconçoivent cette invasion du tout mercantile dans nos espacespublics, nos espaces médiatiques et nos boîtes aux lettres. Celareprésente des postes supprimés, des bureaux libérés, du matérielinformatique réaffecté et de l’énergie économisée. Toutes cesagences de pub font appel à d’autres sociétés pour leurinformatique, le ménage de leurs locaux, leur comptabilité, etc., cesont autant de sociétés qui voient leur activité baisser. Prenonségalement toutes celles qui impriment ces publicités, toutes cellesqui les distribuent, toutes celles qui fabriquent ces spots de pub,tous ceux qui travaillent dans les régies publicitaires, etc. : denouveau des postes en moins, de nouveau des fermetures et desbaisses d’activité, de nouveau une baisse de notre consommationglobale de matières premières, de produits industriels, de produitsinformatiques et d’énergie. Et puis, toutes ces sociétés qui vivent dela publicité font aussi appel à leur tour à des prestataires et à desfournisseurs... Avec seulement la fin du secteur de la publicitécommerciale, combien d’emplois supprimés ? Combien de temps detravail libéré ? Quelle quantité de matériel n’a plus besoin d’êtreproduite dans nos usines ? Quelle quantité d’énergie n’a plus à êtrefournie et consommée ? Beaucoup...

De nombreux emplois actuels n’auraient plus aucune utilité dansune économie de la répartition et du partage équitable. Il y a plus de700.000 commerciaux en France : une quantité phénoménale depersonnes à reclasser dans des secteurs plus utilesY Nouspourrions rajouter à cela les « bullshit jobs » (voir le livre du mêmenom de David Graeber) : tous ces emplois vides de sens, inutiles ouabsurdes, ces postes qui peuvent disparaître du jour au lendemainsans aucun impact négatif. Pas besoin de s’attarder à disséquer unsystème qui se nourrit de l’inutile, de la redondance et du superflu,le potentiel est énorme...

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S’il est rationnel et raisonnable, nous n’avons à renoncer à rien denotre mode de vie personnel pour qu’il devienne durable, cettestupide machine économique du chacun pour soi doit simplementêtre éteinte. Nous n’avons pas besoin de renoncer à notreordinateur, à nos gadgets utiles, à notre véhicule personnel ou à nosvacances, la décroissance peut être tout simplement laconséquence d’un programme de rationalisation économique. Ledéveloppement des sociétés intentionnelles collectives pourraévidemment très bien remplir cet objectif... Sans elles, l’inévitabledécroissance capitaliste provoquera chômage et misère, sur fond derépression et de rationnement. Avec des sociétés collectives, etceux qui sont prêts à y vivre, une transition révolutionnaire émerge,une économie rationnelle se dessine, ainsi qu’un équilibreenvironnemental et une baisse du temps de travail pour tout lemonde... Mais sans une nouvelle logique, pas de nouveau monde.Lorsque le sujet de discussion n’est pas la dimension sociale et lesrapports humains qui vont avec, cette vision concrète de la transitionest une bonne illustration du projet politique intentionnel et collectif.

De façon générale, incarner le changement, c’est bien, mais le faireavec modernité tout en affichant de la satisfaction et une certainejoie de vivre, c’est encore mieux. Il n’y a pas de meilleurs argumentsque nos propres situations et nos propres réussites. Les adeptes duprofit l’ont compris depuis longtemps, ils utilisent ce principe pourinfluencer les consommateurs afin d’arriver à leurs fins, ils n’hésitentpas à déformer la réalité, voire à mentir, pour véhiculer uneimpression de réussite et de satisfaction.

La critique ne donne pas envie, ceux qui se contentent de critiquerne sont pas considérés comme de véritables acteurs duchangement.

Les exemples flagrants et les arguments indiscutables ne manquentpas pour attaquer le modèle consumériste et ses innombrablesdérives. Le problème est que l’esprit du consommateur individualistene s’attarde pas sur la stupeur, il se détache de toute remise enquestion, il garde à distance de sa personne les scandales que subitautrui. Ses indignations sont aussi éphémères que ses moments delucidité systémique, ce n’est malheureusement pas uniquementdans la critique rationnelle d’un système que se dessine le désir deson alternative, cela ne suffit pas.

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Qu’il s’agisse de la dénonciation des pratiques humiliantes d’uneenseigne de grande distribution, ou des méthodes dures quis’imposent aux salariés des entrepôts de ce site internet que nousfréquentons, le citoyen capitaliste ne perçoit pas cette régression etcette souffrance comme des éléments de remise en cause dusystème. Lorsque des millions de personnes constatent lespratiques déplorables et révoltantes d’une chaîne de magasins,refusent-ils pour autant de continuer à y faire leurs courses ?

https://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2017/09/26/lidl-free-cash-investigation-enquete-sur-des-salaries-pousses-a-bout_5191612_1655027.html

Le pouvoir capitaliste se nourrit des discours vides et des élémentsde langage, il entretient lui-même la stérilité et l’immobilisme quiassurent sa survie. Aucun discours remettant en cause lesfondements du système ne peut s’extraire de cette mélasse, ceuxqui s’indignent n’ont souvent rien à proposer, à part parfois unréformisme esclave du budget ou des propositions humanistestournant très vite à la pratique humanitaire.

Sans une réalité alternative concrète, sans expérimentation quis’extrait de son propre statut expérimental, pas de changements...Et lorsque la réussite est là, un autre travail commence : face à unesociété qui vend tout et n’importe quoi, du rouleau de papier toiletteau candidat à l’élection présidentielle, la diffusion d’un messagepolitique progressiste nécessite d’aller trouver des espaces bienvisibles, surtout de celles et ceux qui évoluent loin en dehors desbulles intentionnelles et collectives.

Régulièrement, on nous informe que les sujets de préoccupationdes braves citoyens que nous sommes sont la sécurité,l’immigration, le chômage, etc. Il ne s’agit pas pour unecommunauté d’entrer dans ces débats, la plupart de ces sujetsexistent parce que le capitalisme existe. Même s’il faut avoir un avissur certaines de ces questions, la vraie difficulté est de mettred’autres sujets politiques au menu. Cela peut commencer parexemple en amenant dans la discussion une mise en comparaisondes modes de vie individualiste et collectif : inscrire l’idée dessociétés collectives dans le référentiel politique des interlocuteurs,c’est déjà un bon débutY

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Quand une communauté atteint un certain niveau de population,lorsque la vie publique implique de répondre à des attaques, lacommunauté doit travailler son image, et même « se vendre ». Lasociété consumériste se vautre dans le storytelling pour vendre savision individualiste, elle manipule le public pour lui vendre l’acted’achat comme un acte d’émancipation ? Affichons alors sanscomplexe la cohésion sociale et économique comme authentiqueformule d’émancipation. Utilisons les mêmes techniques pour mettreen lumière les bienfaits de l’intention collective, n’hésitons pas àparodier la rengaine consumériste et à en faire des tonnes.

À partir d’un certain stade, une communauté doit construire sonimage à l’extérieur de ses propres frontières, si elle ne le fait pas,l’extérieur le fait à sa place. Une intégration locale ne fait pas trop devagues tant qu’elle n’est pas perçue comme une menace ou uneradicalité en expansion. À partir d’une certaine dimension ou d’uncertain poids économique, il y a bien souvent un adversaire quiémerge du paysage capitaliste par intérêt ou par intolérance. Lesmédias, et plus généralement les canaux de diffusion del’information, sont des espaces d’existence et de lutte. Dans cemonde médiatique où règnent de plus en plus la polémique et sonagitation, le débat et la discussion apaisée se font plutôt rares, c’estéventuellement dans des médias de niche ou locaux qu’un discoursalternatif peut s’exprimer sereinement. Pour le reste, c’est ailleurs...

Lorsque l’invective et la désinformation visent l’intention collective, lechoix le plus efficace semble être de ne pas s’échiner à vouloirpréserver une image de neutralité. Face à des détracteurs rodés àesquiver la vérité, la meilleure défense reste l’attaque. Ce qui seconçoit bien s’énonce bien, mais en dehors d’une discussiontolérante et apaisée, cette particularité des principes intentionnelscollectifs n’est malheureusement pas d’une grande utilité. N’oublionspas que nous évoluons dans la société du spectacle, du jugementfallacieux et de l’incompréhension choisie. Vouloir construire unehonorable façon de communiquer est une bonne chose, mais on nechoisit pas toujours le lieu et la forme de l’affrontement politique, ilfaut savoir s’adapter au terrain. Du bulletin municipal à la punchlinequi doit faire son effet, il s’agit de tenter d’exister positivement dansla sphère médiatique, mais aussi de vaincre. Les diffamations, lesattaques publiques et les polémiques sont une partie du champ debataille que nous ne pouvons malheureusement pas déserter.

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Aucun terrain d’action politique n'est à considérer négativement. Dupoint de vue d’une importante société aboutie ou d’une jeune etdynamique communauté, certain.e.s pourraient juger du manqued’efficacité ou de radicalité des initiatives réformistes, syndicalistes,institutionnelles, etc. Pourtant, tout ce qui va à contre-courant ducapitalisme « libéral » est à considérer comme une initiativeparallèle. Toute critique à ce sujet est généralement stérile. Lescollectifs, communautés, micro-sociétés et sociétés intentionnellescollectives se doivent de faire preuve au minimum d’une neutralitéplutôt bienveillante à l’égard de toute proposition, contestation ouaction qui va dans la bonne direction (c’est-à-dire pas dans un senscontraire au sien), même si l’action en question est critiquable oujugée pratiquement inutile. Cette posture contribue à l’intégrationdans le tissu local : lorsqu’une communauté prend part à l’action et àla réflexion dans cet état d’esprit, elle gagne une légitimité dans leprésent et pour le futur. N’oublions pas que dans un avenir enviable,celui où une partie de la population s’émancipe au sein de sociétésintentionnelles collectives de toutes tailles, la société capitalisteperdurera sans doute : autant qu’elle soit la moins « néfaste »possible et façonnée par les courants réformistes de gauche.

Le jeu institutionnel peut devenir un espace pertinent d’actionpolitique. Dans une petite commune, une communauté de taille nonnégligeable peut représenter un poids significatif dans la viepolitique locale. Le fait qu’un membre de la communauté deviennemaire peut avoir un impact très important à tout point de vue. Lasituation actuelle est en fait assez paradoxale. D’un côté, l’Étatmenace la démocratie locale et beaucoup de maires démissionnent,principalement à cause des charges administratives, mais aussi dumépris du pouvoir national et de certains fonctionnaires territoriauxnon élus. Ils sont impuissants contre ces intercommunalités quivident la gestion communale de sa substance.

https://www.francebleu.fr/infos/politique/demission-des-maires-j-ai-arrete-parce-qu-un-ras-le-bol-general-1534215543

De l’autre, des possibilités d’actions bien réelles existent, nousvoyons des communes qui s’engagent sur la voie d’une transitionécologique avec des effets plutôt visibles et immédiats, même siparfois critiqués par une partie de la population.

https://reporterre.net/Ungersheim-un-village-ou-la-transition-ecologique-ne-convainc-pas-tous-les

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Des communes expérimentent également une forme de démocratiemunicipale, ou s’engagent clairement dans une démarche collective.C’est le cas à Saillans ( https://reporterre.net/A-Saillans-les-habitants-reinventent-la-democratie ), dans le village de Trémargaten Bretagne ( https://www.ouest-france.fr/culture/le-fabuleux-destin-de-tremargat-village-bio-et-collectif-5832366 ), ou encore àMarinaleda, cette commune non loin de Séville en Espagne qui s’esttransformée en municipalité coopérative. Ces prises de pouvoir« alternatives » mettent généralement en place un fonctionnementdémocratique plus ambitieux. Les difficultés sont forcément plusprononcées lorsque les habitants demeurent un ensembleaccidentel plutôt qu’intentionnel. Après une victoire aux élections, lesélus qui souhaitent une gestion collective, et donc une prise encompte de toutes les opinions, se heurtent forcément aux« perdants » qui ne sont pas dans cet état d’esprit : il faut serésoudre pour avancer à ne plus demander son avis à l’oppositioncapitaliste classique. Pour qu’une commune puisse véritablementdevenir un îlot cohérent de progressisme et de démocratie, ilfaudrait même dans l’idéal que la population en oppositiondéménage dans les communes alentour, et qu’une population plusaffinitaire prenne sa placeY La question du pouvoir institutionnellocal est plus compliquée qu’il n’y paraît, mais il est certain que nousne pouvons pas rester insensibles au potentiel du sujet.

Si la cohésion et la satisfaction matérielle sont au rendez-vous, unesociété collective peut être amenée à vouloir aller plus loin, commepar exemple s’émanciper de certaines dépendances et limitationsliées à la société capitaliste. À partir d’un certain niveau depopulation, lorsque tout un panel de compétences est maîtrisé,lorsque l’organisation économique (intérieure et vis-à-vis del’extérieur) est solide, il paraît logique qu’une communauté devienneun acteur décisionnel du territoire. Le pouvoir municipal, et plusgénéralement les pouvoirs institutionnels, ont leur part à prendredans cette émancipation systémique. Les communautés sontsoumises aux règles et aux décisions légales, devenir le décideur oul’exécutant légal est le moyen le plus évident pour prendre la mainsur certains pouvoirs territoriaux. Il peut même s’agir d’aller au-delàde ce qui nous vient à l’esprit au premier abord : quelle est parexemple la meilleure solution pour ne plus subir l’opposition politiquedu policier municipal ? Probablement qu’un membre de lacommunauté devienne le policier municipal...

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Plusieurs collectifs et communautés peuvent aussi se regrouper surun territoire pour y gagner plus de poids. On peut imaginerégalement qu’une population affinitaire située dans une zonegéographique s’arrange pour être inscrite sur les listes électoralesd’une commune cible... Dans le même ordre d’idée, au-delà de lasatisfaction d’interagir avec un autre collectif intentionnel (même s’ilne fonctionne pas sur les mêmes principes), le contexte peutpermettre un regroupement, un rapprochement, ou toute autrechose permettant une symbiose plus grande : le poids politique etéconomique de l’ensemble s’en trouve multiplié. Cela donne en plusl’image d’une alternative politique diverse et organisée. Par ailleurs,différentes intentions collectives peuvent imaginer leur fédération ausein d’une entité politique, ceci pour mutualiser certains domainesou réfléchir et agir de concert sur certaines questions.

Pour franchir ensuite un palier supplémentaire, il n’y a qu’un pas àfaire vers une fédération sans critère géographique. On peutimaginer également qu’un modèle de communauté, de micro-sociétéou de société existe à plusieurs endroits en même temps : lesprincipes de base s’exprimant au sein de plusieurs collectifséloignés. Le vivre-ensemble communautaire se renforce alors del’appartenance à une communauté politique plus vaste, au-delà desdistances, riche des différences qui apparaissent sans remettre enquestion les principes de base communs.

Construire une bulle politique progressiste et fonctionnelle est unetrès bonne chose. En construire plusieurs qui interagissent entreelles est encore mieux. Faire exister de grandes bulles quiinfluencent la société extérieure est encore un palier supplémentairedans la réussite politique, économique et sociale. S’émancipertotalement, ou presque totalement, du monde capitaliste relèveencore d’un autre niveau. Ne plus devoir « faire avec » un pouvoirinstitutionnel extérieur, créer nos propres institutions, produire nospropres règles et nos propres décisions qui impactent toute unezone géographique : voici ce qui soustrait de manière officielle unespace et des individus au modèle individualiste.

Cette émancipation progressive, ce processus qui fait disparaîtrepeu à peu la trame capitaliste pour la remplacer par une autre, c’estla sécession douce.

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La sécession douce

Le mot sécession a une connotation conflictuelle, dans l’imaginairecollectif, il fait généralement référence à un épisode violent. Cetteimpression provient avant tout d’un triste aspect de notre Histoire :face à une volonté d’autodétermination, les nations capitalistesartificielles ont généralement imposé (ou tenté d’imposer) leurvolonté par les armes si elles étaient en mesure de le faire.

Sécession : acte politique consistant, pour la population d'unterritoire ou de plusieurs territoires déterminés, à se séparerofficiellement et volontairement du reste de l'État ou de la fédérationà laquelle elle appartenait jusqu'alors.

La question est ici de savoir ce que signifie « se séparer de ». Dansnotre cas, il s’agit de s’affranchir d’autorités et de pratiqueséconomiques et sociales qui constituent « la façon de faire » dictéepar un modèle politique dominant. En ce sens, « faire les chosesautrement » au point d’aller à contresens du système dans lequel onévolue signifie déjà d’une certaine manière faire sécession. Cetteposture se démarque de celle qui développe des pratiques sans queles fondements du modèle ne soient remis en cause, ou qui proposeune remise en cause mais ne la concrétise pas tant qu’elle n’est pasvalidée par le système. La sécession douce prend forme à l’origine àpartir de pratiques alternatives, voire contradictoires, qui sonttolérées par le système en place (pour une partie en tout casY).Elle se concrétise par des actions et des fonctionnements qui sedémarquent d’un modèle au point de voir émerger une populationen partie émancipée de celui-ci. Cette différenciation peut allerjusqu’à amorcer un déclin du système majoritaire, surtout dans lecas où elle rencontre un succès significatif et fait des émules. Ledéveloppement constant d’une économie rationnelle au sein desociétés collectives en expansion pourrait par exemple avoir denombreuses conséquences sur la société capitaliste...

La sécession douce s’illustre par au moins deux aspects particuliers.D’une part, elle n’est pas violente (quand elle n’a pas à se défendrecontre une autre violence) : si elle le peut, elle joue entre autres lejeu de l’argent et de la propriété tout en contredisant les valeursindividualistes du système, elle se saisit des marges de manœuvre« offertes » par notre pseudo-liberté capitaliste pour se créer unespace d’émancipation.

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D’autre part, les sociétés intentionnelles collectives se construisent àleur rythme, à mesure que celles et ceux qui sont à même d’yparticiper se décident à franchir le pas, c’est une transitiongraduelle. Le chaos d’un effondrement capitaliste rapide seraitpréjudiciable à tous les niveaux, il n’y aurait qu’un retour à labarbarie et à l’autoritarisme si le consumérisme s’effondrait d’uncoup, avant que les structures et les cultures collectives ne soient enplace. L’idée est que chaque société alternative puisse sematérialiser en fonction de sa taille par une ville, une commune, unquartier, un immeuble, un hameau, un habitat collectif, ou tout autreregroupement de terrains, logements et bâtiments. La situation doitpermettre des interactions « normalisées » entre les territoiresintentionnels collectifs et la société marchande.

La sécession douce se prépare, elle se construit, elle conquiert etgrignote peu à peu les espaces occupés par l’ineptie capitaliste. Lesprérequis pour son affirmation sont ceux que nous avons abordésprécédemment : une réussite économique et sociale, un poidsdémographique, des mainmises sur l’extérieur (dans le sens où l’on« met la main » sur certains leviers de pouvoir capitaliste), et uneaffirmation sociétale qui peut s’exprimer de plusieurs manières.

Ce phénomène ne trouve pas sa force dans une dynamiqued’emballement, il n’est pas un Grand Soir qui survient, l’expressiond’un rapport de forces dont on ne saurait d’ailleurs pas très bien cequ’il prévoit pour le lendemain. Il peut aussi se réapproprier leschoses par la lutte, une contestation farouche, une expropriationautogestionnaire, ou peut-être une légitime violence, mais lorsqu’il lepeut, il s’ancre dans la réalité fort d’une légitimité populaire etsociale, dans le « calme », ceci après avoir usé de ce pouvoir que lecapital affectionne tant : celui de la propriété et du droit d’usage.

La sécession douce relève d’une prise de pouvoir qui ne s’annoncepas. Elle se veut une lame de fond, un exode politique invisible quichange les modes de vie sans que les oligarques, les notables et lescitoyens-consommateurs ne s’en rendent compte. Ces désertionspopulaires et ces abandons de poste sauteront éventuellement auxyeux du pouvoir s’ils se produisent à la chaîne ou à un rythmesoutenu. Quel que soit le temps que cela prendra, il est probableque les indicateurs de croissance donneront l’alerte dans lesministères, ceci bien avant que le capitalisme ne soit mis en minoritédémographique.

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S’agit-il de changer le monde sans prendre le pouvoir, comme celaest énoncé par les zapatistes et dans le livre du même nom de JohnHolloway ? S’il est au rendez-vous, conséquence directe de laréussite politique, le poids démographique rendra les sociétéscollectives à même de prendre le pouvoir institutionnel au-delà dumunicipal. Il s’agira alors sûrement de mettre fin « proprement » auproblème capitaliste, en prenant des mesures pour que sapersistance minoritaire ne nuise pas trop au reste du monde.Changer notre monde peut se faire sans s’emparer du pouvoirinstitutionnel capitaliste, changer le monde, et parvenir à un équilibreglobal, nécessitera tôt ou tard l’acquisition d’un pouvoir global. Cepouvoir relèvera en fait de la possibilité d’empêcher qu’un modèlesociétal ne puisse nuire au-delà de ses propres frontières. Lasociété individualiste sera à son tour une bulle pour ceux quivoudront toujours en faire partie, lorsque tous ceux qui n'en veulentplus en seront sortis. En estimant pour le coup que les indécis etceux qui y resteront par choix ou par défaut seront les adhérents àdes principes de base « individualistes », nous pourrons mêmeconsidérer que la société capitaliste classique deviendra une sociétéintentionnelle (non collective).

Même si les sociétés intentionnelles collectives font le bonheurd’une majorité, les individus auront a priori toujours le choix derejoindre une société capitaliste. Ce modèle n’est probablement pasprès de disparaître, il renvoie à des facettes de notre nature quiseront indépassables pour certains pendant encore un moment. Lasociété du chacun pour soi ne pourra qu’être mise en minorité :même dans un monde idyllique, elle réapparaîtra peut-être encorelorsque des êtres humains se détourneront des valeurs collectives.Dans un avenir de pleine expression des différentes tendancespolitiques, nous pourrons même nous baser sur la proportioncapitaliste, et les variations de cette proportion, pour juger de labonne santé de l’idéal intentionnel et collectif.

De nos jours, le Capital n’hésite pas à employer la force s’il a plus ày gagner qu’à y perdre, il met parfois en jeu son image « pseudo-respectable » gagnée à force de marketing politique, souvent pouragir de manière agressive si cela lui permet de dissiper une menacepour sa domination. Lorsqu’il n’est pas sûr de pouvoir bénéficierd’un bon « retour sur investissement » en matière de pouvoir, ilhésite et souvent s’abstient.

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Le courage n’est pas vraiment ce qui transparaît chez ceux quipensent avant tout à leur propre personne, il s’agit tout au plusd’une espèce de virilité censée appuyer l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, et qu’ils pensent afficher aux autres. Le capitalisme nereconnaît que les rapports de forces dans sa mécanique interne ouexterne, nous savons d’ores et déjà que les apôtres du systèmeindividualiste s’attaqueront aux sociétés intentionnelles lorsqu’ellesauront l’audace de réussir. Ils ne reconnaîtront pas la légitimitéd’une autodétermination ou d’une certaine autonomie pour lescommunautés significatives, nous aurons peut-être à faire preuved’une légitime violence face à leur autoritarisme. Ne désespéronspas pour autant d’être contraints d’en arriver là : dans la sociétéconsumériste actuelle, la majorité politiquement molle ne s’offusqueque rarement des abus de violence « légale », il en sera peut-êtretout autrement si la communauté concernée est importante, si elleexiste à quelques dizaines de kilomètres de là, et si elle disposed’une légitimité territoriale et d’une réputation respectable.

Dispersion de la loi !Obéissez-vous, nous allons faire force de l'usage

Pancarte présente sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes

Les sociétés intentionnelles collectives ne souhaitent pas imposerleurs modes de vie à ceux qui n’en veulent pas, mais à partir dumoment où une société occupe un territoire significatif, un espacesur lequel sa pensée politique est adoptée de façon ultra-majoritaire,il est juste qu'elle puisse prendre la main quant à la gestion de ceterritoire.

La gestion intentionnelle et collective d’un territoire pourra aussi fairequ’une minorité capitaliste se voit imposer des règles de vie ou undéménagement. Par exemple, dans un village de deux centshabitants en plein chamboulement intentionnel et collectif, commentimaginer qu’une personne habitant dans le centre de ce village, unepersonne qui serait la seule à ne pas faire partie de la communauté,puisse bloquer tout le réaménagement collectif de cette localité...Chaque situation sera particulière, ne doutons pas que les partisansde l’intention collective sauront procéder de la meilleure manière quisoit, mais ne doutons pas non plus que cette transition aura son lotde mécontents.

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Dans le contexte d’un succès politique composé d’une petite ougrande diversité de sociétés intentionnelles, une fois que lasécession douce aura amené certains territoires jusqu’à l’autonomie,on imagine qu’il sera logique que le poids démographique dechaque communauté décide dans les grandes lignes de la superficiede son espace d’expression. Les détails de cette responsabilitéterritoriale seraient actualisés régulièrement en fonction del’évolution démographique de chaque société. Ce ne sera pas aussisimple que ça, ne serait-ce que pour éviter qu’une communauté« nataliste » puisse revendiquer sans cesse un accroissement deson territoire, mais c’est l’idée.

Sur une zone donnée regroupant plusieurs juridictions (dont lajuridiction capitaliste), si la population d’une société augmente du faitde l’adhésion de nouveaux membres, son territoire augmente. Acontrario, si une communauté se vide de ses habitants, son territoirediminue. Le système est applicable dans un cadre urbain, leslogements et les bâtiments deviennent des objets de gestion,affectés au prorata d’un poids démographique considéré à justetitre, et sous certaines conditions, comme un poids politique.Chaque proposition sociétale posséderait ainsi une légitimitéterritoriale à la hauteur de son succès politique, sans pour autantqu’une pensée politique minoritaire ne perde son autonomie et lapossibilité de concrétiser un mode de vie particulier. À noter que cesystème ne remet pas en question le besoin d’une gestionconcertée au niveau national et régional : la tolérance et la libreexpression des différentes tendances politiques n’empêchent pas lamise en place de règles communes lorsqu’elles sont nécessaires, nile fonctionnement d’institutions gardiennes de certaines cohérences.Cela peut être la fonction d’une Fédération ou le nouveau visage dela République.

Mis à part en cas de prise du pouvoir législatif national (et encore...),il est bien évident que les classes « dirigeantes » et les institutionscapitalistes ne joueront pas le jeu de ce fonctionnement politiqueéquilibré et durable, du moins sans y être obligées. Ce sera encoreune fois par le biais d’un rapport de forces que des légitimitéspolitiques pourront être affirmées, le plus souvent face à ceux quivoudront continuer à faire du capitalisme une norme imposée.

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L’accrétion progressive des espaces permettra l’existenced’importantes sociétés alternatives, elles deviendront des entitésterritoriales rationnelles et équilibrées. Cette phase pourra être parendroits la partie la moins douce de la sécession douce : lescommunautés, micro-sociétés et sociétés devront peut-être entrer àun autre niveau dans le jeu de l’affrontement capitaliste pour lapropriété et l’usage. Face à certains promoteurs qui utilisent toutesles méthodes possibles pour mettre la main sur des terrains, face àl’État qui exproprie pour son propre intérêt ou celui des promoteurs,face aux grands propriétaires qui malmènent leurs voisins pours’accaparer leurs terres, face aux grands rentiers et autresmarchands de sommeil qui exercent une domination par le Capital,les petites et grandes communautés seront ce vendeur, cetacheteur, ce locataire, ce squatteur, cet expropriateur, ou mêmepourquoi pas cette autorité légale, qui devra parfois jouer descoudes et user de tous les moyens à sa disposition.

Les réussites sociales et économiques, l’engouement pour desmodes de vie alternatifs concrets, ainsi que des rapports de forcesbien réels, justifieront l’appropriation légitime de territoires et debiens.

L’imposant monstre de glace capitaliste, mortifère et trônant aumilieu d’un immense cratère asséché et mutilé, restera impuissantface à une sécession douce qui grandira peu à peu des éléments sedétachant du monolithe consumériste. Nos volontés, nos enviessociales et nos désirs politiques feront fondre le carcan individualistepour que de nouveaux modes de vie s’éveillent, ils donnerontnaissance à une entité hétérogène et liquide dont chaque courantsera au service d’une vision progressiste. Cette étendueintentionnelle et collective grandira peu à peu au point de dissoudrel’erreur historique de l’individualisme sociétal, il suffira pour cela quele Social, cette possibilité comportementale de notre espèce, sortede sa léthargie et réchauffe nos envies collectives.

À partir du moment où la révolution intentionnelle et collective sesera déjà manifestée en divers endroits par des collectifs, descommunautés, des micro-sociétés et des sociétés stables, larévolution institutionnelle et territoriale ne sera plus qu’un détail dudéroulé historique, le dénouement irrésistible d’une nouvelle réalitépolitique.

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Épilogue

Compte tenu de la situation actuelle, il est tentant de diviser lesêtres humains en deux catégories face à l’idée capitaliste. D’un côtéceux qui y adhèrent en tant que système sociétal, de l’autre ceux quipensent qu’elle est un mauvais système pour leur vie et le mondequi les entoure. Beaucoup qualifieraient ce propos de simpliste ouréducteur, certains diraient qu'ils n'adhèrent pas au capitalisme maisrefusent de le rejeter clairement en tant que tel, comme s’il était unmoindre mal... Bien peu s’opposent au modèle en lui-même, uneinfime minorité d’entre nous remet aujourd’hui en question sesmécaniques individualistes fondamentales. Il a toujours su nousvendre l’idée qu’il était « acceptable », ou nous faire miroiter l’espoirqu’il pourrait être plus acceptable dans l’avenir. Ne rien faire deconcret en faveur d’un autre modèle suffit à faire de nous desadhérents implicites à celui-ci. Le fait est que malgré les nombreuxproblèmes, drames, désastres et crises qu’il provoque, les partisansd’une révolution sociétale restent bien minoritaires, et souvent tropdésorientés pour trouver leur chemin vers un changement digne dece nom.

Oublions le mirage de la réforme, cet espoir de voir des règlesrepousser l'avènement d'un capitalisme libéral qui serait l'ennemivéritable. Ne pensons pas qu’une couche de répartition ou desolidarité occasionnelle puisse altérer les fondations individualistesdu système, ne pensons pas qu’une forme plus « sociale » de cemodèle soit beaucoup plus honorable qu’une autre. Les capitalismes« de gauche » redistribuent un impôt et soutiennent un servicepublic pour dissimuler les conséquences inégalitaires et clivantes del’individualisme économique. La politique capitaliste - de gauche oude droite - n’est que budget, les différentes couches de la pyramideéconomique tentent de diminuer leurs contributions ou d’augmenterles retombées bénéfiques du sacro-saint budget national. Les vieséconomiques se définissent dans un paysage de luttes individuellesou de groupes, la « vie politique » n’est qu'une succession debatailles entre différentes strates de la pyramide ou différentesréférences morales. La pensée réformiste de gauche accepte biensouvent que son programme politique se résume à ce que « tout lemonde puisse s’en sortir » au sein de la mécanique capitaliste, c’estdire l'impasse dans laquelle elle se trouve.

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Tout système sociétal évolue dans le sens de ses fondementsidéologiques. Le chacun pour soi économique mène invariablementau chacun pour soi tout court. Le capitalisme libéral a pour objectifde faire accepter l’idée que l’argent est le pouvoir, il n’agit que pourfaire en sorte que l’autorité et le pouvoir politique reviennent à ceuxqui possèdent le pouvoir économique. Les autres tendances ne fontqu’essayer de contrer un résultat systémique inéluctable. Il n’y abien que des événements d’importance, et des révoltes, qui fontbouger le curseur à contresens du règne de l'argent-pouvoir. Maisune fois l’entracte terminé, le glissement « libéral » reprend aussitôtsa trajectoire, il est l’érosion naturelle de toute structure sociétalebasée sur l’individualisme économique. Lorsqu’une chose commel’argent permet toutes les autres, elle devient logiquement la sourcedu pouvoir.

Beaucoup d’entre nous pensent qu’il faut de l'entraide dans cettesociété, ils voient la solidarité comme une nécessité face auxconséquences des mécaniques individualistes, ils la perçoiventcomme une surcouche à ajouter au système... Ils doiventcomprendre que cette posture est une impasse, que l’entraide et lasolidarité doivent devenir un système.

Les partisan.e.s d'une société collective de l’entente, de lacoopération et de la répartition ne peuvent pas espérer grand-chosedes institutions actuelles. Le Capital tente de verrouiller l'Histoire surla marchandisation du monde, il tente de rendre universelle laconcurrence entre les individus, entre les produits, entre l'individu etle produit, quand ce n’est pas l’individu qui devient le produit.L'argent est roi, il tisse les sociétés humaines, il marche àcontresens du progrès et de la coopération globale, il nous façonneindividualistes et consuméristes. Avions-nous besoin pour nous enrendre compte qu’un ministre de l’Écologie démissionne, en 2018 enFrance, en avouant qu’il n’a pas la possibilité de changer les chosesface au pouvoir du Capital et de ses lobbies ?

Cette médiocrité sociétale provoque fatalement la colère populaireet le rejet des pseudo-élites, celles qui prétendent gouverner enlaissant la jungle du marché façonner les vies. Cette colère mèned’une façon cyclique les démagogues et l'extrême droite au pouvoir,ils n’ont qu’à exciter les frustrations, désigner des ennemis et fairedes promesses fallacieuses. Une fois au pouvoir, tôt ou tard arriventinvariablement les drames, les désillusions et la prochaine crise.

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Faute d’un autre modèle concret de société à proposer, c’est alorsun capitalisme classique qui revient de nouveau aux commandes,simplement en promettant sa liberté de consommer, sa charité pourceux qu’il considère « défavorisés », et bien sûr sa « démocratie ».

Lorsqu'en 1936, Léon Blum et le Front Populaire permettent auxtravailleurs de partir pour la première fois en vacances, les 200familles qui contrôlent l'économie française ne pensent qu'à unechose : plutôt Hitler que le Front Populaire. Tout porte à croireaujourd'hui que l’autoritarisme n'est plus seulement le souhait d'unepartie de la classe des riches, l’extrême droite reste en bonne placesur la scène électorale, elle attend son heure, encore une fois parceque ceux qui se prétendent « modernes » ou « progressistes » ontéchoué ou sont des imposteurs.

Fin 2018 au Brésil, un nostalgique de la dictature militaire prend lepouvoir face à un parti de gauche miné par la corruption. Aux États-Unis, un président arrogant, belliqueux, menteur, intolérant, et déjàmillionnaire dans son berceau prétend donner des leçons au monde.En Chine, la censure peine de plus en plus à masquer letotalitarisme du régime. Dans certains pays comme le Pakistan, lamisère permet à l’obscurantisme et au fascisme religieux d’atteindredes niveaux dramatiques.

https://www.francetvinfo.fr/monde/bresil/trump-tropical-nostalgique-de-la-dictature-qui-est-jair-bolsonaro-le-candidat-poignarde-lors-de-la-presidentielle-bresilienne_2929771.htmlhttps://www.ouest-france.fr/monde/chine/camps-de-reeducation-repression-des-opposants-la-chine-vivement-critiquee-l-onu-6053959https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/11/02/au-pakistan-des-islamistes-se-mobilisent-contre-l-acquittement-de-la-chretienne-asia-bibi_5378213_3216.html

En Europe, la « crise migratoire » amène au pouvoir l’extrême droiteen Italie et ailleurs. En France, le président des riches affiche samédiocrité idéologique en se permettant de brosser l'extrême droitedans le sens du poil, comme s’il pressentait que sa politique allaitsemer la colère plus tôt que prévu.

https://www.lemonde.fr/emmanuel-macron/article/2018/11/07/le-marechal-petain-un-grand-soldat-malgre-des-choix-funestes-selon-macron_5380116_5008430.html

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Et cette colère est bien là. En décembre 2018, elle s’exprime enFrance par le mouvement des gilets jaunes. À travers toute laFrance, sans aucun appui, parti politique ou syndicat, la contestationse répand, s’organise, bloque et paralyse. Le front de la révolte sedéplace jusqu'à l'avenue des Champs-Élysées, les forces derépression perdent le contrôle de la situation, les voitures et leséquipements urbains brûlent sur la plus belle avenue du monde. Cen’est qu’au prix de la mobilisation de tous ses effectifs que le Palaisde l'Élysée échappe à la vindicte des manifestants.

Mais alors, que veulent ces contestataires qui subissent pourcertains la dureté économique, voire la misère ? Un changement demodèle ? La fin des intérêts économiques divergents qui rendentinévitable la souffrance économique de strates entières de lasociété ? A priori non. La plupart des revendications initialesrejoignent la même thématique : le pouvoir d’achat. Les plus repliéssur eux-mêmes ne veulent plus qu’une extrême droite qui parvientencore une fois à se dédiaboliser, les plus ambitieux veulent une VIeRépublique ou la mise en place du référendum d'initiative populaire.

Certes, l'instauration de ce vote à l'initiative de la population pourraitpermettre de proposer un changement de constitution, la révocationd'un responsable politique, et la proposition ou la suppression d'uneloi, mais il est illusoire de penser que le pouvoir capitaliste donneracette possibilité au peuple, il en serait la première victime... Même sile mouvement des gilets jaunes est une grande réussite en matièrede repolitisation, d'autogestion militante et de fraternité, au fond,bien peu sont ceux qui veulent remettre en question le systèmeéconomique du chacun pour soi.

La régression des acquis, la rengaine autoritaire, ou le libéralismedéshumanisé, ne cesseront jamais de vouloir s'affirmer, on ne lescombat pas efficacement sur leur propre terrain, ils sont là car riend’autre n'existe pour les marginaliser. Le cycle perdure sans quenous en ayons conscience, oublions les promesses de la modernité,ce mot n’a plus aucun sens. Notre espèce passe son temps àrepousser ces idées sans en avoir d’autres à la hauteur des enjeux,alors elle rechute, encore et encore... Il faut penser autre chose. Lesoppressions et les formes de domination persistent, ouréapparaissent, car elles poussent sur le terreau individualiste d'uncapitalisme qui n'est jamais remis en cause. Seul le Social avec toutce qu'il implique sur les modes de vie peut changer la donne.

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« L’homme est un miracle sans intérêt. »

« La science a fait de nous des dieux, avant même que nousméritions d'être des hommes. »

Jean Rostand, biologiste et écrivain, 1894-1977

Face à certaines réussites de notre espèce, et aux moments degrâce qui ont illuminé de temps à autre notre passé, certainstrouveront sans doute que ces deux citations sont exagérées.N’oublions pas que les fiertés nichées dans notre Histoire n'ont étéparfois que des réactions face à nos pires réalisations. Au-delàmême de notre bilan terrestre lamentable, nous courrons audésastre si nous colonisons notre système solaire dans le cadre desociétés individualistes, guidées par les appétits personnels etcorporatistes. Nous créerons les pires nationalismes, et les pirestotalitarismes économiques, si nous entreprenons cette conquêtedes étoiles, cette dispersion spatiale, sans lui donner un sens autreque celui du progrès technique, de l’orgueil, de la conquêtenationaliste ou du profit. Nous ne sommes déjà pas à la hauteur dece que nous pourrions faire sur notre planète natale, lancer notrebêtise et notre immaturité actuelle à travers les étoiles ne feraqu’ajouter de nouveaux drames au pédigrée de notre espèce.

Le Social est cette chose qui déterminera toutes les autres. Oui,sans lui, nous sommes réellement sans intérêt. Les sociétésintentionnelles collectives ont aussi cet objectif : faire en sorte qu'unjour nous puissions démentir ces deux dernières citations...

On ne combat pas le futur, on le crée. Aucune initiative ne deviendraune véritable alternative si elle ne remet pas en cause cetindividualisme économique empêchant toute construction réellementcollective. Posons-nous les bonnes questions... Pensons-nouspouvoir vivre dans une société empreinte de cohésion et dotéed'une économie collective ? Avons-nous le désir d’essayer de lefaire avec ceux qui partagent cette envie ?

Ce livre a tenté de vous convaincre d’une réponse positive à lapremière question. Concernant le désir du véritable changement etson cheminement, nous entreprenons généralement d'atteindre unechose si elle nous semble vraiment accessible au bout du compte.Cet ouvrage a essayé d'identifier et de baliser des trajectoirespossibles, il s'est attaché à exposer certaines clés pour appréhenderet rendre ce désir politique réaliste, et surtout réalisable.

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Nous devons atteindre un nouveau palier de notre développementsociétal. Des collectifs, des communautés et des micro-sociétésintentionnelles collectives existent ici et là, parfois depuis unmoment déjà, ce mouvement politique hétérogène doit sortir de lamarge pour se définir comme un modèle pertinent. Construisons noscohérences individuelles, forgeons et façonnons nos personnalités,disposons de nos talismans politiques, et organisons-nouscollectivement sur la base d’une adhésion à des principes de vie.Soyons à chaque fois cinq, puis dix, puis trente, puis cent, puismilleY

Rien ne nous empêche par groupes, communautés, micro-sociétésou sociétés d'explorer les différents chemins issus de la diversité denos idées politiques. L’immense majorité d’entre nous se contenteaujourd’hui des tambouilles capitalistes alors que bien d'autrespropositions nous attendent. Nous n'avons pas toutes et tous lesmêmes goûts, à quoi bon vouloir nous servir la même soupe ?Certains se contentent de ce qu’on leur sert car ils n'ont jamaisgoûté autre chose. Faisons des pas de côté pour nous asseoir àd'autres tables, concoctons autour de chacune d’elles une recettedifférente, et partageons ensuite l’éventuelle satisfaction qu'ellenous procure. Que toutes les tables donnent la possibilité aux autresde venir goûter leurs saveurs, que toutes dévoilent leurs formules etpermettent à chaque convive intéressé de venir dorénavant partagerleur repas quotidien.

Au banquet de l'Humanité, il n'y aura alors à chaque table que desindividus en accord avec le menu de leur vie. Devons-nous attendred'avoir réuni une majorité prête à en faire son repas quotidien pourtester une autre façon de faire ? Non, ce n'est pas comme ça qu'onprogresse en cuisine, ce n'est pas non plus comme ça qu'onprogresse en politique. Il n'y a pas une bonne recette pour tout lemonde, il y a de bonnes recettes qui dépendent des préférences dechacun. Que ceux qui partagent des goûts politiques se rassemblentet perfectionnent le système qui leur correspond.

Empruntons des chemins divergents ou parallèles, notre nombrenous offre la possibilité de ne pas avoir à réduire notre explorationpolitique à un seul itinéraire. Sommes-nous immatures au point desuivre une direction sociétale en immense troupeau constitué, cecialors que cette voie nous prive de l'exploration de toutes les autresalternatives ?

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Lançons-nous dans la recherche de la sérénité collective, lançons-nous dans la construction de différentes organisations sociétales,tentons de conquérir le Social... Goûtons à chaque déception,surfons sur l'amertume qui se dégagera de chacun de nos échecs,puis savourons chacune de nos satisfactions individuelles etcollectives : elles sont à la fois le chemin qui mène à la réussite et laréussite elle-même. Devenons toutes et tous des artisans du Social,mettons en bonne place nos talismans politiques pour ne pas sortirdu chemin que nous souhaitons prendre, créons de véritablescohésions sociales et économiques.

La république une et indivisible a fait son temps. Les mouvementsde foule politiques qui se produisent au gré des élections, ou desagitations populaires, ne sont pas à la hauteur d'une démarcheréellement progressiste, ce modèle ne sera jamais compatible avecla transformation politique attendue. La république a jadis constituéun progrès, aujourd’hui, elle ne nous permet pas d'atteindre leprochain palier de notre évolution sociétale, elle peut au mieuxperdurer en tant qu’institution garante d’une cohérence globale entreles territoires.

C'est une bonne chose de porter des valeurs et des principes de vie,mais encore faut-il avoir un endroit où les poser pour les faire vivre.Place à la liberté politique concrète, celle de penser et de faire, quecommence l’époque de la multiplicité des pratiques et des modes devie, que débute l'ère d'une sereine et foisonnante diversitépolitique...

Manquons-nous de volontaires pour marcher en dehors des sentiersbattus de la triste réalité majoritaire ? Manquons-nous de repèresquant à la manière de faire nos premiers pas vers une autresociété ? Oserons-nous penser qu’un changement de modèlesociétal peut être le fruit de nos humbles mises en cohérenceindividuelles, le résultat de nos désirs politiques affermis, et celui dela sincère construction des cohésions ? Oserons-nous penserl’amélioration de nos vies au-delà des frontières idéologiques quis’imposent à nous aujourd’hui ? Oserons-nous tenter de donner vieaux ambitions de nos cœurs ? Oserons-nous comprendre que cechemin politique du progressisme social n’est ni une épreuve, ni untrajet teinté de sacrifices, mais qu'il est une somme d’améliorationspour nos vies dont certaines se matérialiseront dès le début duchemin ?

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Le meilleur n'appartient pas au passé. Nos petites personnes nesont pas insignifiantes face aux événements, elles tissent notreHistoire.

La révolution partielle est multiple : individuelle, collective, humble,discrète, visible, lumineuse, décisive, lente, rapide, soudaine,incandescenteY Elle nous mènera vers un changement global àtravers une évolution permanente du contexte politique et desmodes de vie. Une réussite aboutie verra-t-elle cohabiter unemultitude de communautés de tailles diverses ? S'agira-t-il d'unegrande société au sein de laquelle auront émergé les meilleuresrègles du vivre-ensemble ? Serons-nous en présence d'unedouzaine de sociétés représentant l'éventail des possibilitésdésirables ? À quoi bon tenter d’anticiper ces modalités de notreavenir... seules les réussites sociales décideront du futur.

Les nations perdurent avec leurs drapeaux, les religions avec leursidoles. Les progressismes sociaux et les idéologies positives doiventavoir leurs talismans, leurs symboles, leurs rites, leurs traditions etleurs coutumes. Les progrès de cette nature doivent s'ancrer dansnos cultures pour perdurer, c’est de cette manière que nousformerons à long terme, ou peut-être bien plus tôt que nous lecroyons, une civilisation à la hauteur de notre potentiel dans cetunivers.

Au-delà de l’envie, du militantisme ou du simple désir de sérénité,de paix, de cohérence et de sens, les partisanes et les partisans dessociétés intentionnelles collectives sont des pionnières et despionniers, des aventurières et des aventuriers. En avançant sur lechemin d’un progressisme social ambitieux dans sa finalité, ilsdéfrichent le territoire pratiquement inconnu de la cohésionsociétale.

Apprenons à nous familiariser avec l'écosystème de nos émotions etde nos comportements, ne baissons pas les bras à la moindretempête, ne décidons pas de revenir en terrain connu lorsque noussommes désorientés.

« Chaque homme doit décider s’il marchera dans la lumière del’altruisme créatif ou dans les ténèbres de l’égoïsme destructeur. »

Martin Luther King

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L’exploration du Social, la conquête de la cohésion et le désird'apprivoiser la sérénité collective nous ferons découvrir les trésorsde notre potentiel sociétal.

Sur ce territoire très peu exploré, mais pourtant accessible à touteset tous, nous trouverons la paix des esprits, la paix des caractères,la paix des opinions, la paix économiqueY bref, la réelle paixsociale, la paix du Social.

Un pas après l'autre, il ne tient qu'à nous de commencer ou decontinuer à voyager dans la bonne direction...

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Ultime rencontre en société intentionnelle collective...

Étudiant : Bonjour, merci de prendre le temps de me recevoirpour cet entretien, surtout en cette période de préparation descommémorations. Je rappelle que vous êtes professeure audépartement de systémique sociale, ainsi que mandatée par lacommission de gouvernance pour coordonner les activités dece département.

Professeure : Bonjour, je suis ravie de répondre à ce type desollicitation lorsque j’en ai la possibilité. La systémique sociale estune discipline qui mêle à la fois l’histoire politique, l’étude desidéologies, la sociologie, l’anthropologie ou encore les psychologiessociale et systémique, elle a vocation à prendre une place plusimportante dans les filières universitaires inter-communautaires. Dèsque je le peux, je travaille à la rendre plus visible et je la présenteaux différents médias étudiants.

E : Certains présentent la composante historique de lasystémique sociale de manière un peu péjorative, ils estimentqu’elle s’attarde trop sur une sociologie du passé pouvant êtreconsidérée comme obsolète. Qu’en pensez-vous ?

P : Cette réflexion est je pense le propre de ceux qui étudient lasociologie du présent sans percevoir l’intérêt, je dirais même lasagesse, qu’il y a à comprendre les clés de la sociologie du passé.Certes, beaucoup de concepts, de questionnements et deproblématiques sont derrière nous depuis que les sociétéscollectives se sont imposées, mais n’oublions pas une chose àpropos de certains comportements sociétaux du passé : ils figurentde manière permanente dans les possibilités de notre naturehumaine.

E : L’histoire du capitalisme et de son déclin ne serait donc pasà réserver aux livres d’Histoire et aux historiens ?

P : Je ne pense pas, ce serait même à mon sens une énorme erreurde l’envisager ainsi. Nous ne devons jamais oublier ou mettre decôté d’où nous venons, et surtout pourquoi nous en sommes làaujourd’hui.

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P : Notre culture est le fruit de notre histoire, reléguer à unediscipline spécifique les tenants et les aboutissants de notre réalitéprésente et passée revient à oublier le sens de notre culture. Lesbienfaits sociétaux de notre époque sont inséparables desidéologies et des croyances qui les ont fait naître. Ne devenonsjamais des enfants ignorants qui profitent béatement de la qualité duSocial laissée par leurs parents, ceci sans comprendre sesfondements et son histoire. Nous ne ferions que retomber dansl’ignorance des équilibres sociétaux. Les potentialités négatives denotre espèce ne demandent que cela pour se refaire une place dansnos sociétés : la compréhension des origines de notre culturecollective est le premier de nos talismans politiques.

E : Les prochaines générations qui mettraient de côté lacompréhension socio-historique des événements passéss’exposeraient selon vous à une régression idéologique ?

P : Certainement. Prenons un exemple, imaginez-vous vivreaujourd’hui au sein d’une société capitaliste typique du début desannées 2020 ?

E : Non... je ne souhaite déjà pas vivre au sein des sociétéssemi-capitalistes actuelles, je ne pense pas pouvoir adhérer unjour à un modèle sociétal de ce type.

P : Pourtant, dites-vous bien qu’à cette époque, une écrasantemajorité de la population préférait vivre dans des sociétéscapitalistes, plutôt que dans les premières communautés ou micro-sociétés intentionnelles collectives. Je vous affirme donc que si vousétiez contemporain de cette période, vous seriez très probablementcapitalisteY

E : ...

P : Rassurez-vous (sourire), la systémique des comportementssociaux du passé nous fournit des éléments pour appréhender cettedésagréable probabilité. L’idée étant bien sûr également qu’ellenous donne des éléments pour comprendre et maintenir nos acquissociétaux contemporains.

E : Il est vrai qu’au-delà de l’impossibilité de se projeter ensociété capitaliste, il est difficile de concevoir comment cemodèle a pu dominer le monde pendant si longtemps.

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P : Non seulement il a été le modèle dominant, mais le plusperturbant est que les alternatives proposées ont été critiquées,marginalisées et même attaquées pendant très longtemps.

E : Nos ancêtres n’ont pas été capables de percevoir lapossibilité des bienfaits et des réussites qui font notrequotidien aujourd’hui ?

P : Vous raisonnez sur le plan des individualités et de la rationalitépolitique, tout a été bien plus compliqué et circonstancié que ce quelaisse entendre votre question. Nous n’aurions nous-mêmes peut-être rien fait à l’époque pour militer dans le sens des modèlessociétaux que nous connaissons aujourd’hui. Qui peut savoir si nousn’aurions pas été tous les deux des conservateurs, voire desdéfenseurs de l’individualisme économique ?

E : Cela paraît tellement inconcevable...

P : Pour comprendre toutes les subtilités de la lutte idéologique quis’est jouée dans les premières décennies du 21ème siècle, il fautauparavant prendre le temps de s’attarder sur la carte idéologiquedu 20ème siècle. Le capitalisme, en tant que modèle reposant surl’individualisme économique, a pu au cours de cette période separer d’une aura de liberté qu’il a été très difficile de démystifier parla suite.

E : Vous parlez de sa lutte contre le « totalitarisme rouge » ?

P : L’association entre le communisme et l’autoritarisme étaitcourante à l’époque, même si elle est un non-sens du point de vuesémantique. Le fait que la racine du mot soit tirée du latin communis(signifiant tout simplement en commun), et que l’objectif ducommunisme (tel que décrit par ses penseurs) était une sociétééquitable et sans classe, était tout simplement ignoré par uneimmense majorité de la population. Même s’il ne faut pas réfléchirbien longtemps pour comprendre que l’URSS (avec sa classedirigeante, son climat d’oppression et ses méthodes totalitaires) n’ajamais eu le communisme pour objectif, les sociétés capitalistes ontbénéficié de cet amalgame pendant très longtemps. Le grand dramedu communisme a été que des tyrans et des hommes de pouvoir sesoient emparés de son nom tout au long de l’Histoire. Le grandbonheur du capitalisme a été de pouvoir coller une étiquettetotalitaire sur cette idéologie collective.

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P : Cette phase historique de la « guerre froide », puis la suivante,ont permis au capitalisme de pouvoir s’autoproclamer, au moinsjusqu’au début du 21ème siècle, comme le défenseur de la libertéindividuelle et du progrès. Nous pouvons en rire aujourd’hui, mais jevous invite à suivre quelques-uns de nos cours sur le sujet pourcomprendre qu’à l’époque, nos ancêtres partisans du modèleintentionnel collectif n’en riaient pas du tout...

E : La majorité de la population adhérait à l’individualismeéconomique ?

P : Il faut bien comprendre que les vies économiques étaient trèségocentrées à cette époque, même si cette situation sociétalerelevait plus souvent d’une réalité pratique que d’une réelleadhésion idéologique. Si nous prenons par exemple le cas duterritoire français, le pouvoir capitaliste n’avait de cesse de vouloirfaire disparaître certains aménagements économiques datant del’après-guerre. Il s’agissait principalement de supprimer desmécanismes de solidarité économiques, et de vendre desentreprises appartenant à l’État. La majeure partie des médias àforte audience était contrôlée par cette tendance idéologique, ce quifacilitait les choses.

E : Pourtant, nos cours d’histoire nous décrivent une périodeagitée, ainsi que des oppositions à cette politique.

P : Pendant très longtemps, la population en opposition auxgouvernants, et aux pouvoirs économiques, a manifesté son rejetdes politiques capitalistes d’une façon plutôt défensive et souventstérile. Elle espérait que des mesures ou des lois pourraient établirune société plus « démocratique » et parfois plus « solidaire ».Seule une partie très marginale de la population souhaitaitréellement remettre en cause le cœur individualiste du système. Jevous invite à jeter un œil aux présentations sur la psychologiepolitique du début du 21ème siècle : certains profils d’opinion étaientpour le moins surprenants de notre point de vue actuel. Pendantlongtemps, les conséquences économiques, antisociales etenvironnementales du modèle dominant ont été critiquées oucombattues, mais sans que jamais les contestataires ne se mettentà soutenir l’idée d’un modèle réellement alternatif sur le planidéologique.

E : Que voulaient-ils au fond ?

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P : Des réformes, des solutions à leurs problèmes, ne plus subir laloi des grands gagnants du jeu capitaliste, mais sans pour autantremettre en cause le jeu lui-même, parfois une transition vers autrechose sans vraiment l’imaginer concrètementY Les états d’espritétaient en fait assez comparables sur les questions économiques etenvironnementales. Sans juger trop durement nos prédécesseurs decette époque, on peut dire qu’ils n’ont pas été, pour la majeurepartie d’entre eux, à la hauteur de la remise en question globale etradicale nécessaire. Ceux qui militaient réellement se situaientmajoritairement dans le cadre d’une construction de la lutte, plutôtque dans celui de la construction d’une autre société.

E : Mais alors, comment les prémices d’une basculeidéologique ont-elles pu naître au début du 21ème siècle ?

P : Ce basculement a été le fruit d’un processus social, économiqueet idéologique, il a été initié par les premières micro-sociétésintentionnelles collectives. D’une certaine manière, le début de cettepériode s’est illustré par un changement de posture du systèmecapitaliste, dans le sens où il a dû se préoccuper de ce qui sepassait en dehors de sa sphère d’influence : les pouvoirs centrauxne pouvaient plus se contenter de gérer les oppositions parfoisspectaculaires, mais souvent inoffensives, dont ils étaient l’objet.Certaines constructions intentionnelles ont commencé à êtreconsidérées comme de véritables alternatives politiques, c’est ce quia réellement lancé le processus. Les premières à s’inscrire dans unedémarche politique orientée vers l’extérieur, c’est-à-dire offensive,ont été aux avant-postes d’une lutte médiatique et économiquecontre le monopole capitaliste.

P : Elles ont d’abord dû vaincre les mensonges, les préjugés et lesamalgames. Pas une seule communauté n’a été épargnée par lesaccusations de « secte », de « micro-société totalitaire » ou autres. Ilétait assez simple à l’époque d’amalgamer l’adhésioninconditionnelle à des principes et à des règles de vie à unedémarche liberticide. De la même manière, la spiritualité politique -la croyance dans le fait que le Social soit un futur possible - a étémanipulée et dévoyée à toutes les sauces. Le travail pédagogique etmilitant a été énorme, il a permis petit à petit aux sociétés collectivesde grandir, mais également d’être soutenues par une partie nonnégligeable de la population en dehors des communautés.

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E : La tolérance n’était pas la même qu’aujourd’hui ?

P : Non, pas du tout. Encore moins lorsque le sujet touchaitdirectement à l’ambition du Social. Des micro-sociétés de l’époqueont défriché le sujet et certainement posé les bases dans cedomaine, elles ont subi plus que les autres les critiques, lesdiffamations et les attaques. Les sociétés les plus avancées dans cedomaine aujourd’hui doivent beaucoup aux irréductibles pionniersdu passé. Ils ont persévéré dans leurs recherches sur les principesde sérénité et les méthodes comportementales, ceci face auxnombreux réactionnaires, aux « illuminés », et à tous les autrescharlatans, mystiques ou non, qui décrédibilisaient leurs travaux pardes actions parallèles.

E : C’est donc un long processus de « conquête » politique quia posé les bases du monde d’aujourd’hui ?

P : Oui. Certains événements marquants, certaines réussites oucertains effets de seuil ont toutefois permis de grands pas en avant.Certaines particularités des sociétés intentionnelles sont restéesplutôt théoriques au début du processus, c’était le cas par exempledes changements de mode de vie. Ils étaient assez difficiles dans lapratique, ils se résumaient bien souvent à retourner vivre dans lasociété capitaliste lorsqu’on quittait une communauté. La majeurepartie des citoyens de l’époque n’imaginaient pas pouvoir changerde société comme on change de logement. Pour ses opposants, lasociété collective était perçue comme une contrainte et un recul dela liberté individuelle, un endroit où l’on devait respecter des règlesparfois strictes dans certains domaines sans « échappatoire ». Lesanti-communautés ne s’attardaient pas sur le fait que les membresadhéraient en toute connaissance de cause et pouvaient partir àtout moment sans préjudice. Il y a eu également par moments deséchecs et des parodies qui ont pu ralentir le processus global.

P : Les premiers territoires multi-communautaires ont véritablementremis en cause de manière visible la domination capitaliste. De grosmoyens médiatiques étaient employés à cette période pour tenter demaintenir, à l'aide d'un marketing politique omniprésent, la « liberté »dans le giron de l’individualisme économique. Lorsque la premièrefédération locale a vu le jour, la diversité des propositions (pourtantencore assez limitée) et la possibilité de choisir entre elles ontchangé la donne.

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P : Les communautés de cette région ont connu à l'époque unsuccès démographique très significatif. Beaucoup de citoyenscapitalistes ont été forcés de constater qu'il se passait quelquechose : ces gens qui se donnaient la peine de s’organisercollectivement pour vivre mieux étaient tout aussi libres qu’eux, voireplus. L’image de la « liberté consumériste » en a pris un coup, lemonopole capitaliste a officiellement pris fin, il n'était plus considérécomme le seul mode de vie « normal ». Je ne rentrerai pas dans lesdétails, mais cela a constitué la première défaite visible del'individualisme économique. C'est aussi le début de ce que nousappelons la deuxième vague.

E : La question environnementale a-t-elle influencé lesévénements de cette période ?

P : Il semble que oui, mais pas suffisamment. Le changementclimatique, et probablement également la question del’effondrement, ont sans doute contribué à une certaine prise deconscience. Toutefois, les données nous montrent que beaucoup denouvelles communautés créées à ce moment-là ont été descommunautés semi-capitalistes. Nous pourrions expliquer cela parune volonté de changement des comportements, mais sans pourautant renoncer à l’individualisme économique en lui-même. Leschangements trop radicaux sur le plan social faisaient encore« peur » à beaucoup de monde, même chez les militants. L’idéologieconsumériste était sur le déclin, mais le capitalisme vert a faitillusion pendant quelque temps. Une grande partie de la populationcroyait encore à ce moment-là que le capitalisme avait permis leprogrès, et donc le niveau de vie des premières décennies du21ème siècle. Les régressions sociales et environnementalesétaient toujours reléguées en arrière-plan du mythe économique. Cen’est qu’aujourd’hui, alors que nous voyons notre technologie nejamais cesser de progresser, notre espérance de vie battre desrecords, et nos besoins matériels être pleinement satisfaits, quenous pouvons comprendre cette vérité historique : si notre espèceavait choisi les sociétés intentionnelles collectives quelques sièclesou quelques millénaires plus tôt, nous aurions très bien pu nouspasser du capitalisme et de ses désastres.

E : Certaines espèces n’auraient pas disparu, et certainesterres n’auraient pas été immergées à cause de la montée deseauxL

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P : Sans compter le retard que nous avons pris. Qui sait où nousserions aujourd’hui ? Notre espèce a eu de la chance dans sonmalheur : celle de voir le désastre se produire en premier lieu danscertaines régions du globe, pourtant, cela n’a pas fait qu’une partiemajoritaire de la population renonce à la société de l’argent.

P : Les classes dirigeantes avaient prévu l’effondrement, les crisesmajeures et les mesures radicales à prendre pour préserver leursystème et sa pyramide. Elles persistaient à défendre le caractèreindépassable du capitalisme pour notre civilisation. Ce discours aperdu toute crédibilité lorsque les premières sociétés intentionnelles,collectives et non collectives, ont atteint une taille importante etcritique pour le système dominant. Le citoyen capitaliste savait déjàque la plupart des problèmes qu’il vivait étaient la conséquence deson mode de vie économique, mais il ne croyait pas qu’une autrefaçon de faire soit vraiment possible à grande échelle.

P : La campagne médiatique qui a suivi la mise en place de lapremière fédération inter-communautaire a été décisive pour lasuite. Sur le plan politique, l’union de diverses tendances, collectiveset non collectives, au sein de structures d’envergure nationale a étédéterminante. Les premières sécessions ont eu un grand impact surle plan idéologique, même si les modèles semi-capitalistes restaientencore privilégiés par rapport aux modèles collectifs. La populationqui n’était pas d’une tendance politique collective constatait laréussite des organisations communautaires de ce type, mais cettepériode chamboulée et incertaine faisait que beaucoup d’individus etde familles prenaient soin de ne pas remettre en questionl’intégralité de leur mode de vie économique. Le pas à franchirpouvait paraître trop grand pour tous ceux qui demeuraient dans uncontexte troublé et parfois confus.

E : Il a fallu attendre encore un peu pour que les modèlesintentionnels collectifs s’imposent sur la carte politique ?

P : Oui. Il n’a pas été suffisant à cette époque que les modèlescollectifs prouvent leur pertinence, voire leur supériorité. Une grandepartie des individus préférait adhérer à des sociétés semi-capitalistes. Sur le plan institutionnel, les pouvoirs centraux cédaientla place à des pouvoirs régionaux, le modèle capitaliste classique sevidait de sa population, mais d’une façon plutôt mesurée au bénéficedes sociétés collectives.

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P : De grands systèmes semi-capitalistes ont émergé en voulantfaire cohabiter différentes tendances : à la fois certaines mesurescollectives et une certaine forme d’individualisme économique auquotidien. Nous appelons cette période le temps du « capitalismeanesthésié », il est intéressant de noter que ses partisansl’appelaient le « capitalisme social », ce qui pour nous aujourd’huiconstitue un non-sens. À cette époque régnait encore une certaineconfusion idéologique. La foi politique qui anime aujourd’hui nosplus belles réussites sociétales était encore très minoritaire, seuleune petite partie de la population s’engageait sur le chemin duSocial. Il faut bien imaginer que cette façon de concevoir le vivre-ensemble était bien plus difficile à appréhender et à pratiquerqu’aujourd’hui. Beaucoup de gens n’étaient pas encore prêts àmettre la sérénité des relations humaines au cœur de leur modèlesociétal.

E : Le basculement idéologique a nécessité une étape detransition intermédiaire ?

P : Le capitalisme anesthésié a très vite été confronté à sescontradictions. Stopper le consumérisme et l’irrationalitééconomique pour mettre en place un système durable était bien àl’ordre du jour, mais cela s’est heurté à une impossibilité : celle degérer les répartitions et les rationalisations nécessaires tout enmaintenant des valeurs individualistes au cœur du système. L’erreurétait de penser le progrès sociétal comme la conséquence d’unsystème économique plus équitable, alors que c’est le progrèssocial qui permet tout le reste. Les égos étaient encore souventmarqués par une croyance capitaliste.

E : On ne renonce pas au capitalisme si facilement ?

P : Imaginez que vous ayez adhéré toute votre vie à l’individualismeéconomique, puis que vous soyez contraint de faire desconcessions idéologiques pour en limiter les impacts. Imaginezcroire en un compromis qui vous permette de garder un peu de cetindividualisme, celui que vous considérez comme un élémentessentiel de votre liberté. Pour finir, imaginez comprendre à causede la façon dont se passent les choses autour de vous, que vousavez eu tort sur toute la ligne depuis le débutY Ce ne serait pas trèsfacile à digérer, encore moins pour un égo capitaliste déjà pas très« équilibré ».

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E : Les partisans de l’individualisme étaient si nombreux ?

P : Non, ceux qui pouvaient être considérés comme desréformateurs étaient également touchés par ce genre de situation.Imaginez que vous ayez toujours cru à un « capitalisme social »,que vous ayez milité tout au long de votre vie pour le moraliser, pourle rendre plus humain. Au bout du compte, par la force des choseset du déroulé historique, ce modèle est plébiscité pour la premièrefois par pratiquement tous les citoyens capitalistes, mais pourtant ilne fonctionne pas... Il se désagrège car tiraillé entre l’envie d’uneréussite collective et des mécaniques individuelles autocentrées.À cela s’ajoute le fait que l’illusion d’un capitalisme « social »,« vert » ou « durable » ne tient pas la comparaison avec un autremodèle rejetant les fondements de l’individualisme économique.Il n’est jamais facile de voir nos convictions balayées par la réalitépratique, beaucoup se sont accrochés pendant encore un tempsaux préjugés, aux généralisations et aux amalgames sur lessociétés intentionnelles collectives, principalement car ilspersistaient à penser que leur modèle était « le moins pire » desmodèles possibles.

P : Aujourd’hui, ceux qui vivent en société collective pensent que leSocial est libérateur, qu’il est un progrès incontestable pour le genrehumain. De la même manière, certains de nos semblables de cetteépoque étaient parcourus d’une envie très forte, celle de maintenirune vision romancée et mouvante, mais au bout du comptecontradictoire, des liens entre l’individu et la collectivité. Par ailleurs,d’autres avaient tout simplement envie de préserver le « chacunpour soi » dans leurs vies.

E : L’idéologie a ses raisons que la raison ignore...

P : Exactement. D’ailleurs, une partie de cette population ne seconsidérait pas à proprement parler comme capitaliste.

E : C’est-à-dire ?

P : Vivre dans une société capitaliste ne fait pas forcément de vousun capitaliste. C’est en fait l’attitude adoptée par un individu, surtoutlorsqu’il est en situation d’exercer un pouvoir permettant uneéventuelle répartition, qui le définit réellement capitaliste.

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P : Dans un contexte individualiste, vous pouvez décider parexemple à votre initiative, et à votre désavantage économique,d’avoir une attitude prosociale ou de partage économique vers ceuxqui participent, constituent ou construisent avec vous. Si rien nevous y oblige, pas même une petite pression ou une petitedoléance, vous n’êtes donc pas pleinement cet acteur économiquecentré sur ses propres intérêts, ce capitaliste qui se permet unéventuel partage seulement si la manœuvre ne lui coûte pasvraiment ou lui offre autre chose à gagner.

E : Vous voulez dire que des citoyens ayant des propensionsau partage, à la solidarité et à la prise en compte de l’intérêtcollectif sont restés vivre en territoire semi-capitaliste ?

P : Oui, ce sont d’ailleurs généralement eux qui ont été les plusimpliqués dans la gouvernance de ces sociétés. Le contexte aévolué depuis cette période : l’utopie d’une société alliantl’individualisme économique et une réelle préoccupation socialen’est plus d’actualité aujourd’hui, mais par le passé, le capitalisme apu être perçu par certains comme un système pouvant permettreune dynamique à la fois individualiste et collective.

E : On est bien loin des sociétés capitalistes que nousconnaissons aujourd’hui...

P : Effectivement. Les sociétés où existe une forme plus ou moinsimportante d’individualisme comprennent que celui-ci estantagoniste à beaucoup d’autres choses. Elles sont pour beaucoupsous tutelle d’une société collective sur le plan environnemental,souvent également sur celui des infrastructures. Ceci n’est pas lerésultat d’un rapport de forces, il se trouve simplement que lessociétés qui vivent selon certains principes individualistesconsidèrent l’équilibre environnemental et certaines mesures« sociales » comme des charges qui pèsent sur leur idéal individuel.Les responsables politiques de ces sociétés sont très contents depouvoir laisser la main à leurs voisins sur ces sujets : ils ne veulentpas s’en occuper mais savent qu’il faut pourtant le faire. Bien sûr,certaines sociétés semi-capitalistes s’attachent à préserver leurindépendance, mais elles sont minoritaires aujourd’hui. Pour lessociétés collectives concernées, elles doivent consacrer desressources à ces sujets, mais obtiennent en retour l’assurance quecertains équilibres sont maintenus sur le territoire de leurs voisins.

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E : Comment expliquez-vous qu’il reste aujourd’hui uneproportion non négligeable de notre espèce à vouloir vivredans des sociétés capitalistes ? Ce pourcentage est très faible,mais il représente quand même à l’échelle du globe unepopulation à part entière.

P : Le point central qui ressort de nos études est que le capitalismene relève plus aujourd’hui d'un désir en tant que tel, surtout depuisque l'économie collective a prouvé sa pertinence. La propension àaccumuler, à s'enrichir, à tisser des relations économiques à notreavantage, etc., a pratiquement disparu du genre humain. Même ausein des sociétés capitalistes, elle n’est plus une motivation affichée,encore moins au sein des sociétés semi-capitalistes. À quoi bonjouer à ce jeu lorsque l’immense majorité de nos semblables n’yjoue plus ? Les partisans de ce système aujourd'hui ne le sont pasou plus par idéologie, il est bien loin le temps où certains clamaientencore que l'individualisme et la compétition économique (ou« sociale » dans le sens capitaliste du terme) rendaient l'être humainplus performant, plus intelligent, plus productif, etc.

P : Pourtant, l'individualisme économique reste une face possible denotre nature et continuera de l'être, ceci malgré le fait que noussavons tous, citoyens capitalistes compris, que ce modèle auraitdétruit notre civilisation si nous l'avions laissé continuer à tissernotre futur.

E : Mais alors pourquoi ?

P : Le Social est au cœur de la réponse. Nous constatons que lesprincipales différences entre nos sociétés résultent de variantesdans la considération des rapports humains, dans la façon dontcertains aspects du Social sont diversement construits ou mis enretrait. La seule échelle universelle qui illustre et explique demanière pertinente toutes les autres mécaniques, au sein de toutesles différentes sociétés collectives ou non, est celle du Social. Lepositionnement général entre la vision collective et la visionindividualiste donne sa vraie couleur à une société, c’est l’ingrédientclé, la valeur de référence. La vision collective est la plus difficile àconcrétiser, il faut aller la chercher par un travail relationnel sincère,il faut la construire avec les autres. La vision solitaire ne demandepas ce travail sur soi pour être compatible avec les autres, elle seconstruit en solo ou avec certains contre d’autres.

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P : Lorsqu’un individu ne trouve qu’une satisfaction limitée (oucontrebalancée par d’autres insatisfactions) sur le chemin du Social,et renonce pour telle ou telle raison, il n’a pas d’autre choix que celuide tendre vers un peu plus d’individualisme. Aujourd’hui,pratiquement plus aucun de nos semblables ne prend cette directionparce que c’est son objectif, tout le monde sait que la libertéindividuelle n’a rien à voir avec l’individualisme. En revanche, la partdu Social et celle de l’individualisme sont liées et interdépendanteschez chacun d’entre nous. Ce sont l’insatisfaction, la déception oul’échec qui font reculer le Social dans nos vies : la mécaniquecomportementale capitaliste ne fait que combler le recul du Socialou de son ambition. Nous avons tous les deux une partd’individualisme dans nos vies, mais cette proportion est faible, ellene remet pas en question les modèles des sociétés collectives danslesquelles nous vivons.

P : Construire un modèle sociétal, c’est mettre une ou plusieursvaleurs au centre et élaborer le reste depuis ce centre. Pratiquementtous les modèles sociétaux du passé ont mis l'organisationéconomique au centre de leur construction, mais contrairement àune société individualiste qui ne fait qu’organiser une économieindividualiste, on ne construit pas une société collective en secontentant d’organiser une économie collective.

P : Les sociétés collectives ont mis le Social et la qualité desrelations humaines au cœur de leurs projets. Il ne s’agit pas deprendre soin de l’humain grâce à quelques règles, comme l’ontvoulu ou prétendu d’autres pseudo-modèles progressistes (tout eninstituant des mécaniques contraires à cet objectif), mais bien dedécréter que la qualité des relations humaines au sein de lacommunauté, de la micro-société ou de la société est l’objectifprimordial : le reste est construit en fonction de cela. Ceux quisouhaitent prendre du recul sur cet aspect fondamental, ceci tout enévoluant dans une société collective qui laisse une place déjàmaximale aux comportements individualistes, n’ont pas d’autre choixque celui d’aller vivre dans une société en partie capitaliste.

E : La question serait donc : pourquoi certains individus neparviennent-ils pas à trouver leur bonheur dans les sociétéscollectives ?

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P : Nous sommes le fruit d'une complexité qui rend notre espècesurprenante sur bien des aspects. Il est loin le temps où nouspouvions encore entendre dans la bouche des « insatisfaits » lesderniers vestiges de la propagande individualiste. La dénonciationde « l’accord sur tout », le « besoin de conflictualité inhérent à notrenature » ou « l’oppression du poids du Social » sont autantd’objections non pertinentes disparues avec les derniers idéologuesdu Capital. La quête du Social nous a permis d’atteindre deséquilibres comportementaux et une sérénité matérielle, ceci tout ennous permettant de choisir au sein d’une société dynamique ledegré d’individualisme qui nous convient. Les sociétésintentionnelles proposent aujourd’hui tout l’éventail des progressionspossibles sur l’échelle du Social. Certaines ont choisi dans leursprincipes de base de s’arrêter bien avant d’autres sur ce point, etelles se satisfont très bien du modèle sociétal qui en découle. Lesplus ambitieuses ne se sont pas fixées de limites en la matière.

P : Plusieurs motifs peuvent expliquer au bout du comptel’insatisfaction de certains. Comme toutes les choses que nouspensons, concevons et construisons, elles naissent des idées maisse concrétisent par un travail. La grande difficulté du travail Socialest qu’il n’est pas physique, superficiel ou éphémère, il est profondet en appelle à l’expression régulière de certaines qualitéshumaines. Malheureusement, certaines et certains semblent êtreencore non intéressés, incompatibles ou irréconciliables avec cettenécessité, ils n’ont pas ou plus envie d’avoir à faire avec le Socialau-delà d’un degré plutôt bas, ou en dehors de certains périmètrestrès restreints, c’est la principale raison. D’autres encore aiment àpenser que le capitalisme est une « aventure », le retour à une vie« primitive » et risquée sous certains aspects, etc. Je n’irai pas plusloin dans l’énumération, mais ce n'est pas qu'une questiond'éducation ou d'état d'esprit, nos insatisfactions et nosincompatibilités relèvent parfois des mystères de notre naturehumaine.

E : L’Humanité unie sous la bannière des sociétésintentionnelles collectives est une utopie ?

P : Personnellement, je le pense. Notre espèce n'a pas le pouvoir depermettre à chacun de nager dans la satisfaction sociétale, elle nepeut que nous offrir des possibilités de vie qui tendent au mieux verselle.

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P : Sans même se limiter au cas capitaliste, pourquoi un individuheureux sur le plan matériel, politique, familial et sentimental,décide-t-il de partir vivre dans les montagnes en dehors dessociétés ? Tous les ans, certains de nos semblables partent s’isolerde cette manière. Nous sommes des milliards et leur nombre estanecdotique, mais aurons-nous jamais une explication rationnelle àpropos de ces décisions humaines ? J'en doute. Un de mesconfrères en Asie a travaillé sur le cas d’une personne ayant passédix ans en quasi-ermite, elle a accepté de procéder à de nombreuxtests sociaux, psychologiques, médicaux, etc. Rien n'est ressorti deces tests, elle a simplement eu envie de partir, puis elle asimplement eu envie de revenir...

E : C’est notre part d’irrationalité ou une forme extrêmed’insouciance ou de spiritualité qui s’exprime ?

P : Les études à ce sujet semblent simplement montrer que lessociétés intentionnelles ont permis une chose fondamentale :pouvoir plus facilement remettre en cause notre mode de vie et enchanger. La possibilité de quitter une communauté pour en rejoindreune autre a changé la manière qu'ont les gens de considérerl'émancipation sociétale. Aujourd'hui, nous militons peu pour nospolitiques internes, nos actualités ne sont plus monopolisées pardes désaccords ou des tendances politiques condamnées às’opposer pour l’emporter. Si nous trouvons critiquable le contextepolitique dans lequel nous évoluons, nous le quittons pour intégrerun contexte qui nous satisfait mieux. Pendant des siècles, nossemblables ont débattu et voté pour tenter de constituer desmajorités afin de prendre le pouvoir, aujourd’hui, chaque débat,aussi confidentiel soit-il, peut impacter significativement la vie desgens. Chaque citoyen peut décider à tout moment selon quelsprincipes il souhaite vivre.

P : Ce sont dans les zones inter-communautaires, dans les quartiersmixtes où nous pouvons sortir, nous divertir, nous informer, discuter,débattre ou travailler pour certains, que se forgent aussi nosopinions. Ce sont souvent dans ces zones que les décisions dedéménager se prennent, ce sont dans ces bains multiculturels quese dessinent les tendances faisant bouger les niveauxdémographiques des différentes communautés. Les commissionsde gestion territoriale ne font que prendre acte de ces mouvementsde l'opinion pour affecter ou réaffecter les espaces.

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P : C'est devenu tellement simple que bien peu de gens se rendentcompte aujourd'hui de la puissance émancipatrice d'un tel système.Cet aspect figurera d'ailleurs d’une manière plus marquée dans lesprochains programmes d'éducation universelle. Il n'y a que les plusvieux d'entre nous, ou ceux qui ont passé du temps en sociétécapitaliste, qui peuvent comparer ce système avec celui de lasociété individualiste.

P : Aujourd'hui, on ne vote plus pour donner son opinion, nousn’espérons plus nous faire entendre sur des questions centrales etfondamentales, nous déménageons... Si en plus nous adhérons àune communauté ou à une société qui se situe autour de la mêmezone inter-communautaire, c'est encore plus simple, nous pouvonsmême conserver facilement des liens avec toutes nos relationssociales et préserver certaines de nos habitudes.

E : Cette liberté qui permet de pouvoir expérimenter n’importequel mode de vie nous amènerait parfois à faire des choix peucompréhensibles ? Comme aller vivre en société capitaliste oudans les zones naturelles ?

P : C’est un peu ça. Certains travaux semblent également montrerque notre espèce tend « naturellement » vers le maintien d’unehétérogénéité politique minimale. Nous connaissons tous cetteexpression nous disant que si le capitalisme n’existait pas, il faudraitl’inventer. C’est un peu comme si certains seuils, peut-être inhérentsà notre nature, se révélaient maintenant que toute notre espècedispose de la liberté sociétale. L’Humanité serait sujette d’après cestravaux au maintien de certaines proportions politiques. Desconfrères et des consœurs étudiant cette question comparent cela,de façon pédagogique bien sûr, au fait que la population humainecomporte environ 10 % de gauchers sans que nous ne sachionsvraiment pourquoi. La proportion des individus adhérant à unesociété de type capitaliste est très faible, voire anecdotique, maiselle demeure constante, comme si nous maintenions naturellementl’existence concrète d’une diversité politique tolérable.

E : Beaucoup d’idéologies collectives pensent qu’il faut allerau-delà de ce que la nature a prévu pour nous...

P : C’est un résumé un peu trop simpliste à mon goût, il necorrespond pas vraiment à la grande diversité, et à la subtilité, desdifférentes pensées politiques se réclamant de l’intention collective.

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E : C’est vrai, mais vous voyez où je veux en venir, sommes-nous arrivés au palier final de notre évolution sociétale ?

P : Personne ou presque n’imaginait au début des années 2000 quenous pourrions arriver là où nous en sommes aujourd’hui. Commentpourrions-nous savoir ce que nous réserve l’avenir ? La différenceessentielle est que c’est un avenir de progrès et de prospérité quis’annonce maintenant à nous. Nous ne sommes plus soumis auxconséquences de nos erreurs passées, notre monde est stable, iln’est plus à la merci de certains risques ou d’un effondrementsystémique. Nous maîtrisons notre démographie, notredéveloppement, nous sommes même capables de déjouer descoups du sort, ceux qui pourraient faire par exemple qu’un astéroïdetombant du ciel nous anéantisse. Notre première colonie ne fait quegratter l’immensité spatiale qui s’offre à nous, une immensité quicontiendra d’ailleurs certainement ses propres dangers...

P : Il est fascinant de constater que 95 % des zonescommunautaires à travers le monde relèvent d’une carte idéologiqueaux proportions analogues. De grandes sociétés intentionnellescollectives entourent une zone inter-communautaire, généralementsemi-capitaliste, ceci tout en laissant leur place à des communautéset des micro-sociétés plus petites, aux intentions plus radicales ouplus affirmées d’un point de vue culturel, spirituel, comportemental,etc. Les proportions au sein de chacun de ces ensembles semblentuniverselles à notre époque, elles évoluent d’une manière presquesynchronisée tout autour du globe.

P : Les communautés et les sociétés qui continuent leurs avancéessur le chemin du Social sont les seules qui grandissent. Peu à peu,le travail personnel à entreprendre pour s’intégrer à celles-ci sembleplus accessible aux membres des autres sociétés. Les citéssociales, puisque c’est ainsi qu’elles commencent à être nommées,ne semblent plus être hors de portée d’une bonne partie d’entrenous. Personne ne peut dire si nous reléguerons un jour à nosarchives nos dernières envies à consonances individualistes... Notreprojet politique fondamental restera toujours celui de vouloir tendrevers la réussite sociétale, le Social, ceci en préservant nos réussitesactuelles et en sachant très bien que tout cela sera à notre image,c'est-à-dire imparfait.

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P : La grande question qui demeure reste la même : malgré lesmultiples possibilités contradictoires contenues dans notre nature,jusqu’où irons-nous dans notre volonté de construire des sociétésoù règnent la cohésion, la sérénité sociale, les équilibres et leprogrès ?

E : En cas de réussite complète, devons-nous avoir peur del’uniformité ?

P : Il n’y aura jamais d’uniformité, seul le totalitarisme provoquel’uniformité. Que l’avènement complet des sociétés intentionnellescollectives advienne ou non de notre vivant, nous savons qu’ellesseront multiples et diversifiées. Les grands modèles actuels dans cedomaine ne fusionneront pas. Vous et moi ne vivons pas dans lamême société collective, pourtant nous échangeons et nos viespeuvent se croiser en de multiples occasions : nos cultures sontteintées de nos variantes sociétales, nous sommes riches etsatisfaits de nos différences, tout en étant fiers de nos constructionscommunes. Vous ne souhaitez pas aujourd’hui rejoindre ma société,et je ne souhaite pas non plus rejoindre la vôtre, ceci parce quechacune correspond a priori le mieux à nos valeurs et à nos enviespersonnelles.

P : Il n’y aura ni entre-soi cloisonné ni uniformisation, car ce n’estpas ce que l’être humain souhaite lorsqu’il vit dans une société desérénité et de liberté.

E : Merci pour cet échange riche en contenu. Pour conclure, etce sera le mot de la fin, comment pourriez-vous résumer ce quia conduit notre espèce là où elle est aujourd’hui ?

P : C’est difficile à résumer en quelques motsY Je dirais que nousavons tout d’abord compris que nous pouvions changerradicalement nos modes de vie pour prendre une autre direction, etqu’il fallait pour cela créer des micro-sociétés pour faire existerconcrètement de véritables alternatives. Ensuite, nous y sommesparvenus parce que nous avons eu la volonté, l’envie et le désir denous réapproprier le Social, ceci malgré tous les efforts et toutes lesremises en question que cela impliquaitY Enfin, je pense que c’estparce que nous avons trouvé les chemins, les clés, lescomportements et les talismans qui ont mené à cette réussite et ontpermis sa préservation.

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Remerciements

À la première relectrice qui a enrichi ce livre par ses commentaires,ses propositions et ses corrections.

Aux relectrices et relecteurs qui ont permis de mettre en évidencedes besoins de clarification et d’évolution sur le fond et la forme dece texte.

À toutes les sources d’information citées dans cet ouvrage.

À l'inestimable Wikipédia et à sa précieuse communauté quitravaillent pour que restent ouvertes les portes de la connaissance.

Aux lectrices et lecteurs qui ont apporté et apporteront leurs regardsneufs sur ce livre.

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auto-édition

version 1.02, février 2019

version 2.00 retravaillée sur la forme, avril 2020

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