45
Le temps ? « Le temps dans Oedipe-Roi ? » Sujet « fourre-tout », trop vague parce qu'abstrait. Le temps, l'espace, l'amour...etc Danger : Le risque serait de partir tous azimuts dans tous les sens en écorniflant le sujet. Solution: circonscrire plus le sujet, le préciser donc il faudra ici définir le temps comme notion ou plutôt LES temps. Pistes:Les premières réflexions autour du temps sont apparues chez les Grecs de l’Antiquité. Ils ont ainsi défini 3 types de temps :Le mot temps recouvre différents sens en français, qui sont plus explicites en grec, car cette langue dispose de trois mots pour définir ces sens : Kairos, Aiôn et Chronos. Chronos : le temps physique. C’est le temps que nous mesurons chronologiquement. Kairos : le temps métaphysique. C’est le point de basculement décisif, avec un « avant » et un « après ». Aiôn : le temps cyclique. - Le temps Chronos : Dans la mythologie grecque, Chronos était le dieu représentant la personnification du temps, et notamment des douze heures du jour ou de la nuit. Le temps Chronos, c’est celui que nous connaissons tous, c’est le temps physique. Il permet de segmenter le temps en passé, présent et futur, grâce aux unités de mesure telles que la seconde, la minute, l’heure, etc.• Chronos désigne plutôt le temps linéaire, matériel, qui peut se mesurer par l’addition chronologique d'intervalles temporels égaux. Ce temps est quantitatif et linéaire. - Le temps Kairos est un temps métaphysique. C’est le point de basculement décisif, avec une notion d’avant et d’après, où quelque chose de spécial arrive. Contrairement à Chronos, le temps Kairos n’est pas linéaire, il est qualitatif, c’est le temps « entre ». Il ne se mesure pas, il est immatériel et se ressent. C’est une autre dimension du temps qui crée de la profondeur dans l’instant. • Le Kairos est le temps de l'occasion «opportune». Il qualifie et différencie un moment des autres. C’est un autre «aspect» du temps, créant de la profondeur dans l'instant qui implique une autre perception de l'univers, de l'événement, de soi. C’est une notion du temps non-mesurable, due non pas à sa mise en évidence par la montre, mais c’est par exemple le moment de «crise» où l’homme «sage et actif» (exemples du médecin / stratège militaire) intervient parce qu’il a l’intuition qu’il peut changer le «cours spontané des choses». - Le temps AiônAiôn était une divinité grecque associée au temps, au cercle englobant l’univers (selon les croyances grecques) et au zodiaque. Ce temps est peu connu. C’est le temps des cycles, comme les saisons, la respiration, le sommeil,

« Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

  • Upload
    lamdat

  • View
    216

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

Le temps ?

« Le temps dans Oedipe-Roi ? »

Sujet « fourre-tout », trop vague parce qu'abstrait. Le temps, l'espace, l'amour...etc

Danger : Le risque serait de partir tous azimuts dans tous les sens en écorniflant le sujet.

Solution: circonscrire plus le sujet, le préciser donc il faudra ici définir le temps comme notion ou plutôt LES temps.

Pistes:Les premières réflexions autour du temps sont apparues chez les Grecs de l’Antiquité. Ils ont ainsi défini 3 types de temps :Le mot temps recouvre différents sens en français, qui sont plus explicites en grec, car cette langue dispose de trois mots pour définir ces sens : Kairos, Aiôn et Chronos.

• Chronos : le temps physique. C’est le temps que nous mesurons chronologiquement. • Kairos : le temps métaphysique. C’est le point de basculement décisif, avec un « avant » et

un « après ». • Aiôn : le temps cyclique.

- Le temps Chronos : Dans la mythologie grecque, Chronos était le dieu représentant la personnification du temps, et notamment des douze heures du jour ou de la nuit.

Le temps Chronos, c’est celui que nous connaissons tous, c’est le temps physique. Il permet de segmenter le temps en passé, présent et futur, grâce aux unités de mesure telles que la seconde, la minute, l’heure, etc.• Chronos désigne plutôt le temps linéaire, matériel, qui peut se mesurer par l’addition chronologique d'intervalles temporels égaux.

Ce temps est quantitatif et linéaire.

- Le temps Kairos est un temps métaphysique. C’est le point de basculement décisif, avec une notion d’avant et d’après, où quelque chose de spécial arrive.

Contrairement à Chronos, le temps Kairos n’est pas linéaire, il est qualitatif, c’est le temps « entre ». Il ne se mesure pas, il est immatériel et se ressent. C’est une autre dimension du temps qui crée de la profondeur dans l’instant.

• Le Kairos est le temps de l'occasion «opportune». Il qualifie et différencie un moment des autres. C’est un autre «aspect» du temps, créant de la profondeur dans l'instant qui implique une autre perception de l'univers, de l'événement, de soi. C’est une notion du temps non-mesurable, due non pas à sa mise en évidence par la montre, mais c’est par exemple le moment de «crise» où l’homme «sage et actif» (exemples du médecin / stratège militaire) intervient parce qu’il a l’intuition qu’il peut changer le «cours spontané des choses».

- Le temps AiônAiôn était une divinité grecque associée au temps, au cercle englobant l’univers (selon les croyances grecques) et au zodiaque.

Ce temps est peu connu. C’est le temps des cycles, comme les saisons, la respiration, le sommeil,

Page 2: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

etc.

Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité.

On retrouve notamment le terme Aiôn en géologie. Il désigne une période indéfiniment longue, telle que les phases géologiques de formation de la Terre.

• Aiôn est un terme de grec ancien très complexe qui signifie des «aspects temporels» très hétérogènes comme «destinée», «âge», «génération», mais surtout «éternité». En philosophie, il a surtout le sens d’une durée infinie, qui n’aurait ni véritable commencement, ni véritable fin. Globalement les grecs, quand ils s’efforçaient de ne pas répéter seulement les mythes, pensaient que le monde avait une durée «sempiternelle». Cette éternité qui dure était conçue quand même comme du temps car, sauf pour certains philosophes, la plupart de ceux-ci ne niaient pas la réalité des changements observables, et c’est pourquoi cet Aiôn n’est pas l’intemporalité.

Un début de problématique se fait jour: Les Temps ou temporalités dans les œuvres au programme. Cela vous fournit également des directions de recherche comme la durée (chronos)chez Sophocle/Pasolini + l'instant (kairos) idem et enfin dans une 3° partie sur la sensation du temps, sa lecture l'Aiôn idem car le temps est comprimé, sauté, raccourci pour faire entrer le mythe ou sa réécriture dans un format théâtral ou filmique

NB: toujours se poser en contrepoint la question du pourquoi cette temporalité plutôt qu'une autre, quel dessein, quel but recherché...etc

Idées:+ Le temps des hommes (vie et mort des personnages) et le temps des dieux (malediction et fatum)

+ temps du récit théâtral Sophocle et temps instantané du symbole Pasolini

+ le message universel et éternel du mythe qui est a-temporel = le tragique+ Le temps du spectateurs et du spectaculaire

+ La durée de la parole dramatique et l'instant de l'image

+ 2 Oedipe-Roi Sophocle et Pasolini donc 2 temps voire 2 temporalité différentes

+ Pasolini reprend le mythe dans sa temporalité classique début ---fin tandis que Sophocle le démarre à l'épisode de la peste.

+ Le temps permet de se situer dans l'univers, des Dieux comme des hommes

+ Conclusion : Le temps du mythe (car question = « dans Oedipe-Roi ») ? Aiôn ? Hors-temps ? Un espace-temps ? A quoi sert le temps ?

SOPHOCLE : pièce tragique donnée il y a 2500 ans durant un temps précis les Lénéennes ou Dyonisies. Il nous donne un temps donné du mythe, de la peste à l'exil + un temps supplémentaire, Oedipe à Colone dans un autre œuvre.

Il y a tout un pan du mythe donc le temps d'avant qui n’apparaît pas directement mais qui sera par ellipse raconté Sophocle semble donner l'importante à l’événement (spectacle oblige) au Kairos.Un temps présent est offert sur un passé mythique, un hors-temps, ou temps hypostasié.Paradoxalement le temporel n'a que peu à faire sur la skéné, seuls les mots comptent double. La parole est le métronome de ce temps figé du mythe, elle le scande, le ponctue, le délimite ; en somme le construit.

Page 3: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

PASOLINI film (24 images seconde temps!!!) le temps s'étire pourtant à coup d'immédiateté, d'image ou de symboles car la parole ne le ponctue plus.3 Temps ou époques découpe le mythe originel et son temps de l'Aiôn selon une chronologie.Préhistoire /L'antiquité / l'époque moderne comme autant de début, milieu et fin (à Colone rajout)voici des documents précieux pour aborder ces problématiques du temps et surtout celui du mythe

Jean-Pierre Vernant Œdipe à contretemps

Après la mort tragique de Penthée, le départ de Cadmos et d’Agavé, le trône et, avec lui, tout l’ordre de la cité ont été bouleversés. Qui sera roi ? Qui incarnera les vertus du souverain, sa capacité d’ordonner? Normalement la succession doit revenir à l’autre fils de Cadmos, qui s’appelle Polydoros. Celui-ci épouse une fille d’un des Semés, de Chthonios, l’homme du terroir, du souterrain. Celle-ci porte le nom de Niktéis, la nuitée, la nocturne. Elle est la sueur, ou la proche parente, de toute une série de personnages, Niktée et Lykos (le loup) en particulier, qui se rattachent aux gégenés, à ces Semés qui représentent la violence guerrière.

Penthée lui-même s’inscrivait déjà dans une double origine. Par sa mère Agavé, il se rattachait à Cadmos, au souverain véritable désigné par les dieux, à celui auquel les dieux avaient donné une déesse comme épouse, pour marquer en quelque sorte la qualité de son pouvoir souverain. Par son père, Échion, il appartient aussi aux Semés. Ce nom - vipérin,, fait penser tout de suite à un personnage féminin, Échidna, mi-femme, mi-serpent, sueur des Gorgones, « monstre irrésistible qui gît aux profondeurs secrètes de la terre ~ et qui enfante, entre autres calamités, Cerbère, le chien d’Hadès, et Chimère aux trois têtes, qu’avec l’aide du cheval Pégase, Bellérophon parvient à faire périr. Penthée est donc écartelé entre la descendance souveraine de Cadmos et ces personnages nés de la terre, qui possèdent un aspect nocturne et monstrueux. Après la mort affreuse de Penthée, le trône se trouve vacant. Polydoros ne l’occupe que très peu de temps, il devrait céder le pouvoir au fils que lui a donné Niktéis, Labdacos - le boiteux -, rejeton légitime mais dont la filiation est en effet boiteuse, puisque par son père Polydoros il se rattache directement à Cadmos et à la déesse Harmonie, mais que par sa mère Niktéis il se trouve lié à ces Spartes surgis de la terre de Thèbes, tout armés dès leur naissance et faits pour guerroyer. Labdacos est trop jeune, à la mort de son père, pour assumer les fonctions royales.

Les premiers moments de cette souveraineté de Thèbes vont donc être instables, déchirés. Temps de violence, de désordre, d’usurpation, où le trône, au lieu de se transmettre de père en fils par une succession régulière et assurée, saute de main en main à travers luttes et rivalités qui opposent les Semés entre eux et au pouvoir royal légitime. Quand Labdacos à son tour disparaît, son fils, Laïos, est à peine âgé d’un an, le trône est de nouveau vacant. Ce sont Niktée et Lykos qui l’occupent. Ils vont le garder longtemps, surtout Lykos. Dix-huit années, lorsqu’un chiffre nous est donné. Pendant ce temps, le petit Laïos est hors d’état d’exercer la souveraineté.

Lykos et Niktée seront éliminés tous les deux par des personnages étrangers à Thèbes et qui se nomment Amphion et Zéthos. Le moment venu, ils céderont le trône à son détenteur légitime. En attendant, aussi longtemps que les usurpateurs réussissent à l’éloigner du pouvoir, Laïos est contraint à l’exil. Il a déjà l’âge adulte quand il trouve refuge à Corinthe, chez le roi Pélops, qui lui offre généreusement l’hospitalité et le garde auprès de lui.

Générations boiteuses

Ici se place un épisode dont les conséquences seront importantes. Laïos tombe amoureux de Chrysippe, un très beau jeune homme qui est le fils de Pélops. Il lui fait une cour assidue, il l’emmène avec lui sur son char,

Page 4: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

il se comporte comme un homme plus âgé à l’égard d’un plus jeune,

il lui apprend à être un homme, mais en même temps il essaie d’avoir avec lui une relation érotique à laquelle le fils du roi se refuse. Il semble même que Laïos se soit efforcé d’obtenir par la violence ce que la séduction et le mérite n’avaient pas réussi à lui donner. On raconte aussi que Chrysippe, indigné, scandalisé, se donne la mort. Toujours est-il que Pélops lance contre Laïos une imprécation solennelle en demandant que la lignée des Labdacides ne puisse pas se perpétuer, qu’elle soit vouée à l’anéantissement.

Le nom de Labdacos signifie « le boiteux »», et le nom de Laïos n’est pas transparent, il peut vouloir dire qu’il est un chef de peuple, ou qu’il est un homme « gauche »». On peut en effet remarquer que Laïos gauchit toutes ses relations, à tous égards. D’une part, du point de vue de la succession, qui devrait à travers son père Labdacos, son grand-père Polydoros, son arrière-grand-père Cadmos, lui revenir directement et le fixer à Thèbes sur le trône. Or il en a été écarté, détourné, éloigné: la succession est donc déviée. Laïos présente aussi une déviation, puisque, à l’âge où il pourrait penser à prendre une épouse, il se tourne vers ce jeune garçon. Mais, surtout, il gauchit le jeu amoureux en prétendant imposer par la violence ce que Chrysippe n’est pas prêt à lui offrir spontanément, il n’y a pas entre eux de réciprocité, de charis, d’échange amoureux. L’élan érotique, unilatéral, est bloqué. De plus, Laïos est l’hôte de Pélops, et cette relation d’hospitalité implique une réciprocité d’amitié, de dons et de contre-dons. Loin de payer en retour celui qui l’a accueilli, Laïos tente de prendre son fils contre son gré et provoque,son suicide.

Lykos, qui exerçait le pouvoir, a été remplacé par Amphion et Zéthos : eux aussi meurent. Laïos revient à Thèbes et les Thébains sont très heureux de l’accueillir et de confier ainsi de nouveau le trône à une personne qui leur en semble digne.

Laïos épouse Jocaste. Elle aussi, dans une très large mesure, se rattache par sa filiation à Échion. Elle est l’arrière petite-fille de celui-ci qui, comme Chthonios, représente l’hérédité nocturne et sombre. Le mariage de Laïos et de Jocaste est stérile. Laïos part à Delphes consulter l’oracle pour savoir ce qu’il doit faire pour avoir une progéniture, afin que le chemin de la souveraineté suive enfin une ligne droite. L’oracle lui répond: n Si tu as un fils, il te tuera et il couchera avec sa mère. » Laïos revient à Thèbes épouvanté. Il a avec sa femme des rapports tels qu’il est assuré qu’elle n’aura pas d’enfant, qu’elle ne tombera pas enceinte. L’histoire raconte qu’un jour où Laïos est ivre, il se laisse pourtant aller à planter dans le champ de son épouse, pour parler comme les Grecs, une semence qui va germer. Jocaste met au monde un petit garçon. Les deux époux décident d’écarter, d’interrompre cette descendance et vouent le petit enfant à la mort. Ils appellent donc un de leurs bergers qui, au cours de l’été, s’en vont sur le Cithéron faire paître les troupeaux royaux. On lui donne la mission de tuer l’enfant, de l’exposer sur la montagne pour qu’il soit dévoré par les bêtes sauvages ou par les oiseaux.

Le berger se saisit du nouveau-né et passe dans le talon de l’enfant, après y avoir fait un trou, une courroie, puis il s’en va ainsi, portant l’enfant sur son dos comme on portait alors le petit gibier. Il arrive sur la montagne avec ses troupeaux, et l’enfant lui sourit. Il hésite, va-t-il l’abandonner là? Il pense que ce n’est pas possible. Il aperçoit un berger venu de Corinthe qui fait paître ses bêtes sur l’autre versant de la montagne. Il lui demande de prendre cet enfant qu’il ne veut pas laisser mourir. Le berger pense au roi Polybe et à la reine Périboéa qui n’ont pas d’enfant et qui en désirent un. II leur amène donc le petit avec sa blessure au talon. Tout heureux de l’aubaine, les deux souverains l’élèvent comme si c’était leur fils. Ce rejeton, petit-fils de Labdacos, le boiteux, fils de Laïos, qui a été lui aussi écarté du pouvoir, et qui s’est détourné des voies droites des relations d’hospitalité et des relations amoureuses, ce petit garçon se trouve donc à son tour écarté de son pays, de sa terre natale, de sa dignité d’enfant royal perpétuant la dynastie des Labdacides. Il est élevé, il grandit et, quand il devient adolescent, tout le monde admire sa prestance, son courage, son intelligence.

Les jeunes gens de l’élite corinthienne ne sont pas sans nourrir quelque jalousie et malveillance à son égard.

« Un fils supposé »

Page 5: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

Même s’il ne boite pas au plein sens du terme, Oedipe garde sur son pied la marque de cet écart qu’on lui a imposé, de la distance où il se trouve par rapport au lieu où il devrait être, à ce qui constitue ses véritables origines. Il est donc lui aussi dans un état de déséquilibre. En tant que fils du roi, tout le monde voit en lui le successeur désigné de Polybe, mais il n’est pas complètement un garçon de Corinthe, on le sait aussi, on le dit secrètement. Un jour, alors qu’il se dispute avec un garçon de son âge, celui-ci lui lance: « Après tout, toi, tu es un fils supposé!» Oedipe va voir son père et lui raconte qu’un camarade l’a appelé « fils supposé », comme s’il n’était pas vraiment son fils. Polybe le rassure comme il peut, sans lui dire formellement: « Non, pas du tout, tu es bien le fils de ta mère et de moi. u Il lui dit seulement: « Ces propos sont des bêtises, ça ne compte pas. Les gens sont envieux, ils racontent n’importe quoi. » Oedipe reste inquiet et décide alors d’aller consulter l’oracle de Delphes pour lui poser la question de sa naissance. Est-il oui ou non le fils de Polybe et de Périboéa ? L’oracle se garde bien de lui fournir une réponse aussi claire que sa question. Mais il dit: « Tu tueras ton père, tu coucheras avec ta mère.

(Oedipe est horrifié et cette révélation affreuse efface sa question initiale: « Suis-je le fils véritable? » La chose urgente qu’il doit faire, c’est s’enfuir, mettre toute la distance possible entre lui et ceux qu’il considère comme son père et sa mère. S’exiler, s’en aller, s’écarter, cheminer le plus loin possible. Le voici qui part, un peu comme Dionysos, il devient un errant. Il n’a plus de terre à ses souliers, il n’a plus de patrie. Sur son char ou à pied, il se dirige de Delphes vers Thèbes.

Il se trouve qu’au même moment la cité de Thèbes avait affaire à une pestilence terrible, et que Laïos voulait se rendre à Delphes pour demander conseil à l’oracle. Il était parti en petit équipage, sur son char, avec son cocher et un ou deux hommes. Voici donc le père et le fils - le père convaincu que son fils est mort, le fils certain que son père est un autre - cheminant en sens inverse. Ils se rencontrent à un croisement de trois chemins; en un lieu où il n’est pas possible à deux chars de passer de front. Oedipe est sur son char, Laïos sur le sien. Laïos considère que son cortège royal a la priorité et demande donc à son cocher de faire signe à ce jeune garçon de s’écarter. « Tire-toi du chemin, laisse-nous passer», crie celui-ci à Oedipe et, d’un coup de gourdin, il frappe un des chevaux du char d’Oedipe ou peut-être même atteint-il Oedipe à l’épaule. Celui-ci, qui n’est pas commode et qui, même dans son rôle de banni volontaire, se pense comme un prince, comme un fils de roi, n’est pas du tout décidé à laisser la place à quiconque. Le coup qu’il reçoit le met en rage, et à son tour, de son bâton, il frappe le cocher, il l’étend mort, puis il s’attaque à Laïos, qui tombe à ses pieds, mort aussi, pendant qu’un des hommes de la suite royale, épouvanté, retourne à Thèbes. Oedipe, considérant qu’il ne s’agit que d’un incident de parcours, et qu’il était en état de légitime défense, poursuit ensuite sa route et son errance.

Il arrivera à Thèbes beaucoup plus tard, au moment où le malheur frappe la ville sous la forme d’un monstre, mi-femme, mi-lionne, tête de femme, seins de femme, corps et pattes de lionne, la Sphinge. Elle s’est logée aux portes de Thèbes, tantôt sur une colonne, tantôt sur un rocher plus élevé, elle prend son plaisir à poser des énigmes aux jeunes gens de la ville. Tous les ans, elle exige que lui soit envoyée l’élite de la jeunesse thébaine, les plus beaux garçons, qui doivent l’affronter. On dit parfois qu’elle veut s’unir à eux. En tout cas, elle leur soumet son énigme et, lorsqu’ils ne peuvent pas répondre, elle les met à mort. Ainsi, Thèbes voit au fil des années toute la fleur de sa jeunesse trucidée, détruite. Quand Oedipe arrive à Thèbes, il entre par une des portes, il voit tous les gens atterrés, avec des mines sinistres. II se demande ce qui se passe. Le régent qui a pris la place de Laïos, Créon, le frère de Jocaste, se rattache lui aussi à la lignée des Semés. II voit ce jeune homme qui a belle allure, l’air audacieux, et il se dit qu’au point où ils en sont cet inconnu est peut-être leur dernière chance de sauver la ville. Il annonce à Oedipe que, s’il arrive à vaincre ce monstre, il épousera la reine.

Sinistre audace

Page 6: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

Depuis que Jocaste est veuve, elle incarne la souveraineté, mais c’est Créon qui a réellement le pouvoir en main. A ce titre il peut annoncer à Oedipe que, s’il vainc la Sphinge, la reine et la royauté du même coup lui reviendront. Oedipe affronte la Sphinge. Le monstre est sur son petit monticule, elle voit venir Oedipe et se dit qu’il est une belle proie. La Sphinge formule l’énigme suivante: « Quel est l’être, le seul parmi ceux qui vivent sur terre, dans les eaux, dans les airs, qui a une seule voix, une seule façon de parler, une seule nature, mais qui a deux pieds, trois pieds et quatre pieds, dipous, tripous, tetrapous? » Oedipe réfléchit. Cette réflexion est peut-être facilitée pour un homme qui s’appelle Oedipe, Oi-dipous, .. « bipède », est inscrit dans son nom. Il répond « C’est l’homme. Quand il est encore enfant, l’homme marche à quatre pattes, devenu plus âgé, il se tient debout sur ses deux jambes et, lorsqu’il est vieillard, il s’appuie sur une canne pour pallier sa démarche hésitante, oscillante. » La Sphinge, se voyant vaincue dans cette épreuve de savoir mystérieux, se jette du haut de son pilier, ou de son rocher, et meurt.

Toute la ville de Thèbes est en liesse, on fait fête à Oedipe, on le ramène en grande pompe. On lui présente Jocaste, la reine, qui sera en récompense son épouse. Oedipe devient le souverain de la ville. Il l’a mérité en faisant preuve de la plus grande sagesse, de la plus grande audace. Il est digne de la descendance de Cadmos, que les dieux avaient distingué en lui donnant comme femme une déesse, Harmonie, et en le qualifiant comme fondateur de Thèbes. Tout se passe bien pendant des années. Le couple royal donne naissance à quatre enfants: deux fils, Polynice et Étéocle, et deux filles, Ismène et Antigone. Puis une pestilence s’abat brutalement sur Thèbes. Tout paraissait heureux, normal, équilibré; d’un coup, tout flanche, tout est sinistre. Quand les choses vont comme il faut, en ordre, tous les ans les blés repoussent, les fruits viennent sur les arbres, les troupeaux mettent bas des brebis, des chèvres, de petits veaux. Bref, la richesse de la terre thébaine se renouvelle au gré des saisons. Les femmes elles-mêmes sont prises dans ce grand mouvement de renouvellement de force vitale. Elles ont de beaux enfants, solides et sains. Brusquement, tout ce cours normal est interrompu, biaisé, devient bancal, boiteux. Les femmes accouchent de monstres ou de mort-nés, elles font des fausses couches. Les sources mêmes de la vie, corrompues, sont taries. Pardessus le marché, une maladie frappe les hommes comme les femmes, les jeunes comme les vieux, qui meurent également. La panique est générale. Thèbes est affolée. Que se passe-t-il? Qu’est-ce qui s’est détraqué?

Créon décide d’envoyer à Delphes un représentant de Thèbes pour interroger l’oracle et pour connaître l’origine de cette maladie infectieuse, cette épidémie qui a frappé la ville et qui fait que plus rien n’est en ordre. Les représentants de la vitalité de Thèbes, à ses deux bouts, les plus jeunes enfants et les plus âgés des vieillards (les quatre et trois pieds) s’en viennent devant le palais royal avec des rameaux de suppliants. Ils s’adressent à Oedipe pour lui demander de les sauver. « Sois notre sauveur! Tu nous as épargné une première fois le désastre, délivrés de ce monstre affreux qu’était la Sphinge, sauve-nous de ce loimos, de cette peste qui frappe non seulement les êtres humains mais aussi la végétation et les animaux! Comme si, dans Thèbes, le cours du renouveau se trouvait tout entier bloqué. »

OEdipe s’engage solennellement en leur déclarant qu’il va mener son enquête, comprendre les raisons du mal et vaincre ce fléau. A ce moment, l’homme de Delphes revient. L’oracle a annoncé que le mal ne cesserait pas tant que le meurtre de Laïos ne serait pas payé. Il faut par conséquent trouver, punir, chasser définitivement de Thèbes, exclure de la terre thébaine, écarter à jamais celui qui a sur les mains le sang de Laïos. Quand Oedipe entend cela, il prend à nouveau un engagement solennel: « Je chercherai et découvrirai le coupable. » Oedipe est un homme de recherche, un interrogateur, un questionneur. De même qu’il a quitté Corinthe pour aller à l’aventure, il est aussi un homme pour qui l’aventure de la réflexion, du questionnement, est toujours à tenter. On n’arrête pas Oedipe. Il va donc mener une enquête, comme une enquête policière.

Il prend les premières mesures, il fait savoir que tous ceux qui peuvent apporter des renseignements doivent le faire, que tous ceux qui risquent de se trouver en contact avec un meurtrier présumé doivent le chasser, que le meurtrier ne peut pas rester dans Thèbes, puisque c’est de sa souillure que souffre la ville. Tant que l’assassin n’aura pas été repéré et chassé des maisons, des sanctuaires, des rues, Oedipe n’aura de cesse de le trouver. Il faut qu’il sache. Il commence l’enquête. Créon explique au peuple que Thèbes dispose d’un devin professionnel, qui sait déchiffrer le vol des oiseaux et qui, peut-être, par une inspiration divine, connaîtra la vérité: c’est le vieux Tirésias. Créon souhaite qu’on le fasse venir et qu’on l’interroge sur les événements.

Page 7: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

Celui-ci n’a pas envie de se montrer, d’être interrogé. On l’amène néanmoins sur la place publique, devant le peuple de Thèbes, devant le conseil des vieillards, devant Créon et Oedipe.

Oedipe l’interroge, mais Tirésias refuse de lui répondre. Il prétend ne rien savoir. Fureur d’Oedipe qui n’a pas un immense respect pour le devin. N’a-t-il pas été plus malin, plus savant que lui? Par sa seule expérience, par sa seule capacité de jugement d’homme raisonnable, il a trouvé la réponse à l’énigme alors que Tirésias, avec son inspiration et les signes qu’il décrypte, était incapable de la donner. Oedipe se heurte à un mur, mais pas à un mur d’ignorance, car Tirésias se refuse à révéler ce qu’il connaît, par une sagesse divine. Il sait tout, qui a tué Laïos et qui est Oedipe, parce qu’il est en rapport avec Apollon, son maître. C’est Apollon qui a prédit: « Tu tueras ton père, tu coucheras avec ta mère. Tirésias comprend ce que représente Oedipe dans les malheurs de Thèbes, mais il ne veut pas en souffler un mot. II est bien décidé à ne rien dire jusqu’au moment où Oedipe, que cet entêtement rend furieux, se persuade que ce refus ne peut pas être le fruit du hasard. Tirésias et Créon doivent comploter contre lui pour le déstabiliser et prendre sa place. Il imagine que Créon s’est mis d’accord avec Tirésias, que peut-être même il a payé le devin et que le personnage envoyé à Delphes était également dans le coup.

La rage submerge Oedipe, il boite de l’esprit et proclame que Créon doit quitter la ville sur-le-champ: il le soupçonne d’avoir organisé le meurtre de Laïos. Si Créon souhaitait la mort de Laïos pour exercer la souveraineté par le biais de sa sueur Jocaste, c’est peut-être lui qui a fomenté l’attaque. Cette fois, dans Thèbes, le sommet de l’État se trouve livré aux forces de désunion, à la dispute ouverte. Oedipe veut chasser Créon, Jocaste intervient. Elle tente de rétablir l’harmonie entre les deux hommes, les deux lignées. Il n’y a pas, d’un côté, la lignée pure de Cadmos et, de l’autre, celle des Semés: les deux descendances se sont toujours mêlées. Labdacos, Laïos et Oedipe ont aussi dans leur ascendance des Semés. Quant à Jocaste, elle est issue directement de cet Échion, qui représente quelque chose de terriblement inquiétant. La ville est donc déchirée, les chefs se combattent, se haïssent, et Oedipe poursuit son enquête.

Un témoin de première main, qu’il faudrait consulter, c’est l’homme qui était présent avec Laïos au moment du drame et qui s’est sauvé. Il a raconté à son retour que, dans un guet-apens, plusieurs bandits avaient attaqué l’attelage royal en route vers Delphes, tuant Laïos et le cocher. Quand on a rapporté à Oedipe, pour la première fois, ce récit de la mort de Laïos, il a été un peu troublé dans son rôle de juge d’instruction: on lui a expliqué que l’affaire s’était déroulée à un carrefour de trois routes dans un chemin étroit, près de Delphes; ce carrefour, ce chemin étroit, il ne les connaît que trop. Ce qui le rassure, c’est que, s’il ignore qui il a tué, il sait qu’il était seul à agir tandis que « ce sont des bandits qui ont attaqué Laïus ~. Il suit un raisonnement très simple: « Des bandits... donc ce n’est pas moi. Il y a deux histoires différentes. Moi, j’ai rencontré un homme sur son char qui m’a frappé, puis il y a eu le char de Laïos qui a été attaqué par des bandits, ce sont deux histoires totalement différentes. »

Oedipe veut donc faire venir pour l’entendre le personnage qui était présent au moment des faits et s’inquiète de ce qu’il est devenu. On lui répond que cet homme, une fois rentré à Thèbes, n’a pratiquement plus mis les pieds en ville, il s’est retiré à la campagne et on ne le voit plus. Bizarre. II faut le faire venir et lui poser la question des conditions dans lesquelles l’attaque a eu lieu. On fait venir ce malheureux serviteur de Laïus. Oedipe le cuisine, dans son rôle de juge d’instruction, mais cet homme n’est pas plus loquace que Tirésias. Oedipe a le plus grand mal à lui extorquer quelque renseignement, il le menace même de la torture pour le faire parler.

On voit à ce moment arriver à Thèbes un étranger venu de Corinthe, ayant fait une longue route. Devant Jocaste et Oedipe, il arrive, salue, demande où est le roi du pays. II vient lui annoncer une triste nouvelle: son père et sa mère, le roi et la reine de Corinthe, sont morts. Douleur d’Oedipe, qui se trouve orphelin. Douleur mitigée d’une certaine joie, parce que, si Polybe est mort, Oedipe ne pourra pas tuer son père, puisqu’il est défunt. II ne pourra pas non plus coucher avec sa mère puisqu’elle est déjà morte. Cet homme à la pensée très dégagée, très libre, n’est pas mécontent de voir que l’oracle ne s’est pas trouvé vrai. Devant ce porteur de mauvaises nouvelles, qui attend peut-être d’OEdipe qu’il retourne à Corinthe pour y assurer la royauté comme il était prévu, Oedipe se justifie: il lui avait bien fallu quitter Corinthe puisqu’on lui avait prédit qu’il tuerait son père et coucherait avec sa mère. Le messager réplique: « Tu avais bien tort de t’en faire: Polybe et

Page 8: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

Périboéa ne sont pas ton père et ta mère. .. Stupeur d’Oedipe qui se demande ce que tout cela signifie.

« Tes parents n’étaient pas tes parents »

Jocaste entend le messager exposer qu’Oedipe était un enfant nouveau-né amené au palais, adopté dès ses premiers jours par le roi et la reine de Corinthe. Il n’était pas le fils de leurs entrailles, mais ils avaient voulu que Corinthe

soit sa ville. Jocaste est prise d’un éblouissement sinistre. Si elle n’avait pas déjà en partie deviné, tout est clair à présent pour elle. Elle quitte le lieu du débat et entre dans le palais. « D’où sais-tu cela? « demande Oedipe au messager. « Je le sais, répond-il, parce que c’est moi-même qui ai remis cet enfant à mes maîtres. Je t’ai remis, toi, l’enfant au talon percé. - Qui avait donné l’enfant? ~ demande OEdipe. Le messager reconnaît parmi l’assistance le vieux berger qui gardait autrefois les troupeaux de Laïos et de Jocaste, celui qui lui a confié le nouveau-né. Oedipe s’affole. Le berger nie. Les deux hommes discutent: « Mais tu te rappelles bien, nous étions avec nos troupeaux sur le mont Cithéron et c’est bien toi qui m’as remis l’enfant. » Oedipe sent que les choses prennent une tournure terrifiante. Il pense un instant qu’il

n’était peut-être qu’un enfant trouvé, le fils d’une Nymphe ou d’une déesse, exposé là, ce qui expliquerait le destin exceptionnel qui a été le sien. Il a encore un fol espoir, mais, pour les vieillards assemblés, la vérité se fait jour. Oedipe s’adresse au berger de Laïos et l’exhorte à dire la vérité.

« Cet enfant, d’où le tenais-tu?

- Du palais.

- Qui te l’avait donné?

- Jocaste. »

A ce moment-là, il n’y a plus l’ombre d’un doute. Oedipe comprend. Comme un fou, il se précipite vers le palais pour voir Jocaste. Elle s’est pendue avec sa ceinture au plafond. Il la trouve morte. Avec les agrafes de sa robe, Oedipe se déchire les yeux, il s’ensanglante les deux globes oculaires.

Enfant légitime d’une lignée royale et maudite, écarté puis revenu à son lieu d’origine, revenu non pas suivant un parcours régulier et en ligne droite, mais après avoir été dévié et détourné, il ne peut plus voir la lumière, il ne peut plus voir le visage de quiconque. Il voudrait même que ses oreilles aussi soient sourdes. Il voudrait être muré dans une solitude totale parce qu’il est devenu la souillure de sa ville. Lorsqu’il y a ainsi une peste, lorsque l’ordre des saisons est modifié, lorsque la fécondité est écartée de la voie droite et régulière, c’est qu’il y a une souillure, un miasme, et cette souillure c’est lui. Il est engagé par sa promesse, il a dit que l’assassin serait chassé ignominieusement de Thèbes. II lui faut partir.

L’homme: trois en un

Dans ce récit, comment ne pas voir que l’énigme proposée par la Sphinge disait le destin des Labdacides ? Tous les animaux, qu’ils aient deux pieds ou quatre pieds, bipèdes ou quadrupèdes, sans parler des poissons qui n’ont pas de pieds, tous ont une «nature » qui reste toujours la même. De la naissance à la mort, pour eux pas de changement dans ce qui définit leur particularité d’être vivant. Chaque espèce a un statut, et un seul, une seule façon d’être, une seule nature. Tandis que l’homme connaît trois stades successifs, trois natures différentes. Il est d’abord un enfant, et la nature de l’enfant est différente de celle de l’homme fait. Aussi faut-il, pour passer de l’enfance à l’état adulte, subir des rituels d’initiation qui font franchir les frontières séparant les deux âges. On devient autre que soi, on entre dans un nouveau personnage dès lors que, d’enfant, on se retrouve adulte. De la même façon, et cela est encore plus vrai pour le roi, pour un guerrier,

Page 9: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

quand on est à deux pieds, on est quelqu’un, dont le prestige et la force s’imposent, mais, à partir du moment où l’on entre dans la vieillesse, on cesse d’être l’homme de l’exploit guerrier, on devient, au mieux, l’homme de la parole et du sage conseil, au pis, un lamentable déchet.

L’homme se transforme tout en restant le même au cours de ces trois stades. Or que représente Oedipe? La malédiction portée contre Laïus interdisait toute naissance prolongeant la lignée des Labdacides. Quand il voit le jour, Oedipe endosse le rôle de celui qui n’aurait pas dû être là. Il vient à contretemps. L’héritier de Laïus est à la fois descendant légitime et procréation monstrueuse. Son statut est totalement boiteux. Voué à la mort, il s’en est sorti par miracle. Natif de Thèbes, éloigné de son lieu d’origine, il ignore, quand il y fait retour pour y occuper la plus haute charge, qu’il est revenu à son point de départ. Oedipe a donc un statut déséquilibré. En accomplissant ce parcours qui le ramène sur place dans le palais où il est né, Oedipe a mélangé les trois stades de l’existence humaine. Il a bouleversé le cours régulier des saisons, confondant le printemps du jeune âge avec l’été de l’adulte et l’hiver du vieillard. En même temps qu’il tuait son père, il s’identifiait à lui, en prenant sa place sur le trône et dans le lit de sa mère. Enfantant des enfants à sa propre mère, ensemençant le champ qui l’avait porté au jour, comme disaient les Grecs, il s’identifiait non seulement à son père, mais à ses propres enfants, qui sont tout à la fois ses fils et ses frères, ses filles et ses sueurs. Ce monstre dont parlait la Sphinge, qui est en même temps à deux, trois et quatre pieds, c’est Oedipe.

L’énigme pose le problème de la continuité sociale, du maintien des statuts, des fonctions, des postes au sein des cultures, en dépit du flux des générations qui naissent, règnent et disparaissent, cédant la place à la suivante. Le trône doit rester le même, alors que ceux qui l’occupent vont continuellement être différents. Comment le pouvoir royal peut-il subsister un et intact quand ceux qui l’exercent, les rois, sont nombreux et divers? Le problème est de savoir comment le fils du roi peut devenir roi comme son père, prendre sa place sans se heurter à lui ni l’écarter, s’installer sur son trône sans non plus s’identifier à son père, comme s’il était le même que lui. Comment le flux des générations, la succession des stades qui marquent l’humanité, et qui sont liés à la temporalité, à l’imperfection humaine, peuvent-ils aller de pair avec un ordre social qui doit demeurer stable, cohérent et harmonieux? La malédiction prononcée contre Laïos, et peut-être bien au-delà, le fait qu’aux noces de Cadmos et Harmonie certains cadeaux avaient un pouvoir maléfique, n’est-ce pas une façon de reconnaître qu’à l’intérieur même de ce mariage exceptionnel et fondateur s’insinuaient le ferment de la désunion, le virus de la haine, comme si, entre le mariage et la guerre, entre l’union et la lutte, il y avait un lien secret? Nombreux sont ceux, dont je fais partie, qui ont dit que le mariage est à la fille ce que la guerre est au garçon. Dans une cité où il y a des femmes et des hommes, il y a une nécessaire opposition et une nécessaire intrication de la guerre et du mariage.

L’histoire d’Oedipe ne finit pas là. La lignée des Labdacides devait s’arrêter à Laïos, et la malédiction qui pèse sur Oedipe remonte loin dans le passé, avant même sa naissance. Il n’est pas fautif, mais il paie le lourd tribut que représente cette lignée de boiteux, de gauchis, pour ceux d’entre eux qui ont surgi à la lumière du soleil alors qu’ils n’avaient plus le droit de naître.

Les enfants d’Oedipe

Quand Oedipe est aveugle, souillé, on raconte que ses deux fils vont le traiter de façon si indigne qu’à son tour il va lancer contre sa propre progéniture masculine une imprécation semblable à celle que, jadis, Pélops avait prononcée contre Laïos. Par dérision, dit-on, avant qu’il soit chassé de Thèbes, quand il est encore dans le palais, ses fils présentent à l’aveugle la coupe d’or de Cadmos et la table d’argent qu’ils se réservent tandis qu’on lui offre tous les bas morceaux des bêtes sacrifiées, les nourritures de rebut. On raconte aussi qu’on l’avait enfermé dans une cellule obscure pour le cacher comme une souillure qu’on veut définitivement tenir secrète. Oedipe lance donc une imprécation solennelle disant que jamais ses fils ne s’entendront, que chacun d’eux voudra exercer la souveraineté, qu’ils se la disputeront à la force du bras et des armes, et qu’ils périront l’un par l’autre.

C’est en effet ce qui se produit. Étéocle et Polynice, qui sont les descendants d’une lignée qui ne devait pas

Page 10: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

avoir de descendance, vont se prendre de haine mutuelle. Les deux fils décident qu’ils vont occuper la souveraineté l’un après l’autre, année après année, en alternant. Étéocle commence comme premier souverain, mais, au terme de l’année, il annonce à son frère qu’il entend garder le trône. Écarté du pouvoir, Polynice s’en va à Argos et revient avec l’expédition des Sept contre Thèbes, des Argiens contre les Thébains. Il essaie de regagner le pouvoir contre son frère en détruisant Thèbes. Dans un ultime combat, ils vont se tuer l’un l’autre, chacun se faisant l’assassin de son frère. Il n’y a plus de Labdacides. L’histoire s’achève là ou fait semblant de se terminer.

Cette expédition de Polynice contre Thèbes n’a été possible que dans la mesure où Adraste, roi d’Argos, était décidé à la mener pour appuyer la cause de Polynice. Pour cela, il fallait qu’un autre devin, Amphiaraos, soit d’accord avec cette expédition. Pourtant ce devin savait que cette expédition serait un désastre, qu’il y trouverait la mort et qu’elle aboutirait à une catastrophe. Il était donc bien décidé à marquer son désaccord. Qu’a fait Polynice? Il a pris avec lui en quittant Thèbes certains des cadeaux que les dieux avaient remis à Harmonie au moment de ses noces avec Cadmos

un collier et une robe. Il est parti avec ces deux talismans et en a fait don à la femme d’Amphiaraos, Ériphile, à condition qu’elle obtienne de son mari qu’il abandonne son opposition à l’expédition contre Thèbes et qu’il pousse Adraste à faire ce qu’il lui avait jusque-là interdit. Cadeaux corrupteurs, cadeaux maléfiques, et qui sont liés aussi à un engagement, un serment. Pourquoi le devin cède-t-il à son épouse? C’est qu’il a prêté un serment dont il ne peut plus se délier: il acceptera toujours d’accomplir ce qu’Ériphile lui demandera. Cadeaux maléfiques, serments à caractère irrévocable. Ce qui était déjà présent aux noces de Cadmos et d’Harmonie se retrouve au cours de la lignée et aboutit à ce que, finalement, les deux frères s’entre-tuent.

Un métèque officiel

Quant à Oedipe, il est chassé de Thèbes. Mené par Antigone, il termine sa vie sur la terre d’Athènes, près de Colone, un des dèmes de l’Attique. Il se trouvé sur une terre où il ne devrait pas être, un sanctuaire des Érinyes où il est interdit de demeurer. Les gens du coin lui intiment l’ordre de partir: que fait ce mendiant dans ce lieu saint? Il y est aussi déplacé que Dionysos arrivant à Thèbes dans sa robe féminine, asiatique. Quelle audace de prétendre s’installer en un endroit d’où on ne peut même pas le chasser puisqu’on n’a pas le droit d’y poser le pied. Arrive Thésée, Oedipe lui raconte son malheur, il sent que sa fin est proche, il s’engage, si Thésée l’accueille, à être le protecteur d’Athènes dans les conflits qui peuvent survenir. Thésée accepte. Cet homme, ce Thébain, qui a dans une partie de son hérédité des Semés nés de la terre thébaine, mais qui est aussi le descendant de Cadmos et d’Harmonie, est donc un étranger. Chassé de sa terre à la naissance, il y est revenu pour en être de nouveau ignominieusement expulsé. Le voilà, au terme de son errance, sans lieu, sans attache, sans racine, un migrant. Thésée lui offre l’hospitalité; il n’en fait pas un citoyen d’Athènes, mais il lui accorde un statut de métèque, métooîkos - un métèque privilégié. Il va habiter cette terre qui n’est pas la sienne, s’y fixer. Oedipe opère donc un passage depuis cette Thèbes divine et maudite, de cette Thèbes unie et déchirée, vers Athènes: passage horizontal, à la surface du sol.

Oedipe devient donc métèque officiel d’Athènes. Ce n’est pas le seul passage qu’il réalise: il va également devenir souterrain - il sera englouti dans les profondeurs de la terre - et céleste, vers les dieux olympiens. Il passe de la surface du sol à ce qui est sous la terre et aussi à ce qui est au ciel. Il n’a pas exactement le statut d’un demi-dieu, d’un héros tutélaire - le tombeau du héros est sur l’Agora -, il disparaît dans un endroit secret que seul Thésée connaît et qu’il transmet à tous ceux qui exerceront la souveraineté à Athènes, tombe secrète qui est, pour la cité, le garant de son succès militaire et de sa continuité. Voilà donc un étranger venu de Thèbes, qui s’installe comme métèque à Athènes, et qui disparaît sous terre, peut-être foudroyé par Zeus. Il ne se transforme pas en autochtone, né du sol, comme se prétendent les citoyens d’Athènes, pas davantage en gégenés, surgissant tout armé, prêt au combat, de la terre thébaine. Non, il effectue le passage en sens inverse. Venu en étranger, il quitte la lumière du soleil pour s’enraciner dans le monde souterrain en ce lieu d’Athènes qui n’est pas le sien et auquel il apporte, en contrepartie de l’hospitalité qu’on lui accorde au

Page 11: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

terme de ses souffrances et de ses pérégrinations, l’assurance du salut dans la paix et la concorde: comme un écho affaibli de cette promesse que représentait Harmonie quand les dieux la donnaient en épouse à Cadmos, aux temps lointains où Thèbes fut fondée. »

[Jean-Pierre Vernant, L’univers, les dieux , les hommes, 1999, Seuil p 193-214]

Le traitement du temps dans les œuvres

Œdipe est personnage à contretemps. C'est ainsi que le définit Jean-Pierre Vernant dans l'article "Œdipe à contretemps", tiré de L'Univers, les dieux, les hommes publié en 1999. L'idée de déformation et du détournement du temps est très présente. Dans la pièce comme dans le film, le temps est un ennemi trompeur que l'homme ne maîtrise pas. Il tente coûte que coûte de s'en faire le maître, mais au final ce sont les dieux qui triomphent.

Le temps n'est pas traité de la même façon chez Sophocle et Pasolini. Le dramaturge insiste sur l'idée de continuité, de fluidité, Œdipe remonte au fur et à mesure le cours de sa vie. Le réalisateur préfère créer des ruptures, ce qui permet de souligner le caractère chaotique du destin d'Œdipe.

I Le temps, un ennemi trompeur

A Le présent, source de confusion

Le présent est confus. Il échappe à l'homme : dans la tragédie antique, seuls les dieux maîtrisent le temps comme ils maîtrisent le destin des personnages. La pièce Œdipe roi est un retour vers le passé. Le présent est trompeur dans le sens où il exige un retour dans le passé. Il n'existe pas en tant que tel.

Passé, présent et futur se mêlent. C'est l'avenir de Thèbes qui est au centre de la problématique au départ : il faut assurer l'avenir de la cité et la guérir de la peste. Toutefois, l'intrigue prend vite une autre tournure. On se détourne du futur pour reconstruire le passé d'Œdipe.

Dans Œdipe roi, le prologue nous informe d'éléments antérieurs à l'action de la pièce tels que la peste qui ravage la ville de Thèbes et les exploits accomplis par Œdipe pour conquérir le trône.

Dans la deuxième partie du film, il arrive que Pasolini passe plus rapidement sur des détails liés au passé d'Œdipe. Cela s'explique naturellement car il a filmé toute la vie d'Œdipe. Contrairement au lecteur de la tragédie, le spectateur du film n'a pas besoin qu'on lui rappelle ce qui s'est passé.

Oedipe roi est comme un puzzle. Chaque pièce est acquise au fur et à mesure du déroulement de l'intrigue. La dernière, qui est la plus importante, est l'origine d'Œdipe. Cette information n'est dévoilée qu'à la fin.

Le temps devient source de confusion, puisque le présent dramatique est une remontée dans le temps. Le présent n'est vécu pleinement qu'à la fin de la pièce, lorsque le héros découvre son identité. Le présent devient alors l'accomplissement de la prophétie tragique.

Page 12: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

B Le temps, un élément destructeur

La tragédie d'Œdipe ne s'arrête pas avec lui. Il est conscient que le futur de ses enfants va être affecté par sa propre destinée.

Vous dessécher et dépérir sans épousailles, voilà ce qui vous attend.

Sophocle

Œdipe roi

Ve siècle av. J.-C.

Œdipe fait cette déclaration à ses filles Antigone et Ismène dans l'exodos de la tragédie. Il est conscient que leur futur est entaché par ses actions.

Le temps est donc destructeur. Le passé d'Œdipe le mène à sa tragique prise de conscience que la prophétie s'est accomplie. Son présent est l'annihilation de son bonheur. Son futur est la querelle meurtrière entre ses fils, et la mort d'Antigone.

La pièce est déterministe. Le passé ne peut pas être oublié, il hante, et il détruit tout. Le présent est la suite logique du passé.

L'idée de déterminisme, très présente dans la pièce, est ce qui va permettre à Freud de formuler ses théories psychanalytiques. Le poids du passé pèse sur le présent.

II

Œdipe à contretemps : un personnage qui défie le temps

A

Une dynastie dénaturéeLa dynastie d'Œdipe est une dynastie contrariée, dénaturée. Elle ne respecte pas la logique établie. Le pouvoir n'est pas transmis normalement. Œdipe est légitime à Thèbes, puisqu'il est le fils de Laïos. Mais il le tue sans savoir qui il est, arrive à Thèbes, vainc le Sphinx, épouse sa mère et devient roi. Il aurait, de toute façon, été roi de Thèbes, mais la façon dont il arrive au pouvoir est complexe et paradoxale.

Plutôt que succéder à son père, Œdipe remplace son père, il prend sa place. Plutôt que d'épouser une femme de son âge pour fonder une famille, il épouse sa propre mère, plus âgée que lui. Il défie la nature, et donc le cycle de la vie.

B

La quête d'identité : un retour vers le passéAlors que l'homme connaît ses racines, ses origines, et se construit grâce à elles, Œdipe doit remonter dans le temps pour découvrir qui il est. Il prend des chemins particulièrement compliqués et tortueux pour trouver son identité, remontant le temps en prenant de nombreux

Page 13: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

détours :

• Il se croit fils de Polybe et Mérope, souverains de Corinthe. • Il est accusé d'être un enfant trouvé, mais il n'écoute pas cet avertissement. • Il reçoit la prophétie de l'oracle. Plutôt que de retourner à Corinthe, il fuit. Son retour lui

aurait permis de savoir qu'il a été adopté. • Il refuse d'entendre Tirésias. Pourtant, ce que lui dit le devin n'est pas invraisemblable. On

lui a fait la prophétie dont le devin lui parle. Mais Œdipe refuse toujours d'entendre raison. Il prend un détour, de nouveau, pensant qu'on cherche à le destituer.

• Il finit par être forcé d'accepter qu'il n'est pas le fils de Mérope et Polybe. Ici encore, il prend un détour. Plutôt que de comprendre tout de suite qui il est, il trouve du réconfort à se croire le "fils de la Fortune", fils de personne. Il est même fier, s'imaginant d'une basse descendance, d'être arrivé si haut.

• Enfin, Œdipe doit accepter la vérité. Il accepte son identité.

Dès le début, Œdipe sait qui il est, mais il refuse de l'entendre. Il lui faut une série de détours pour accepter la réalité.

III

Continuité et rupture

A

Le déroulement linéaire chez SophocleDans la pièce, l'intrigue suit une linéarité basée sur des causes et leurs effets. Tout débute avec un problème qu'il faut résoudre, celui de la peste. Œdipe remonte petit à petit jusqu'à sa propre identité, en suivant des indices.

L'idée de continuité est très présente dans la tragédie. La situation d'Œdipe s'explique par une suite d'événements liés les uns aux autres. Il les remonte un à un, empruntant le chemin inverse.

B

Le traitement du temps chez Pasolini

1

Le déroulement fragmentéPasolini rompt avec l'idée de continuité. Dans son film, le temps utilisé n'est pas linéaire :

• Le prologue se déroule dans les années 1920. • L'épilogue se déroule dans les années 1960. • L'histoire d'Œdipe se déroule dans l'Antiquité.

Dans le prologue, les scènes s'enchaînent sans lien logique. Entre la naissance de l'enfant et la scène dans le pré, on ne sait pas combien de temps s'est écoulé.

Page 14: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

Pasolini utilise aussi de faux raccords. Cela signifie qu'il y a une juxtaposition de scènes qui sont mises les unes à la suite des autres sans lien logique. Le réalisateur choisit sciemment de le faire pour troubler le spectateur. On quitte une scène abruptement, on passe à une autre sans explication (nombreux fondus au noir rapides).

Toutes ces techniques permettent à Pasolini de souligner l'errance d'Œdipe. Il privilégie l'esthétique du fragment.

2

Un temps cycliqueChez Pasolini, le temps est cyclique. Contrairement à Sophocle, qui choisit une exemplaire linéarité, le réalisateur termine son film là où il l'a commencé, dans les prés, au soleil.

La vie finit où elle commence.

Pier Paolo Pasolini

Œdipe roi

1967

Dans le film, la dernière réplique d'Œdipe souligne bien la vision cyclique du temps de Pasolini.

Pasolini met en scène l'idée de l'éternel retour. Cela rappelle que le complexe d'Œdipe prend fin pour chaque homme, mais que chaque nouvel enfant en est victime. C'est un éternel recommencement.

Dans l'épilogue du film, on retrouve le même cadre urbain, le même mouvement des personnages, la même musique, le même pré et les mêmes mouvements de caméra que dans le prologue. Cela participe à l'idée d'éternel recommencement.

L'histoire est cyclique dans le film de Pasolini, alors que chez Sophocle elle était linéaire.

3

L'intemporalitéPasolini développe l'idée d'intemporalité. C'est la raison pour laquelle il choisit de situer le mythe d'Œdipe dans une époque indéfinie. C'est le temps des contes, des légendes et des mythes, le temps où sont nés les questionnements humains.

Pasolini utilise des chants roumains, des musiques africaines, et un décor marocain. Il mélange les références et les époques.

C'est aussi le temps onirique qu'il met en scène. Le temps du rêve est imprécis. En effet, il affirme que toute la partie qui raconte la vie d'Œdipe est un rêve que fait l'enfant du prologue.

Page 15: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

Le traitement du temps dans la pièce

Comment se déroule le temps dans la tragédie Œdipe roi de Sophocle ?

Dans la tragédie de Sophocle, le temps se déroule de façon linéaire. Toutefois, cette linéarité est originale, puisque d'une certaine façon, Œdipe remonte le temps. De plus, le temps des dieux et de l'histoire d'Œdipe est circulaire, puisque le héros redécouvre son origine.

L'intrigue d'Œdipe roi se fonde sur des causes et leurs effets. Ainsi, la pièce débute avec la peste qui décime Thèbes, et entraîne la mort du peuple d'Œdipe. En bon roi, il décide donc de trouver comment sauver sa ville. Tous les événements se suivent ensuite de façon logique, de Créon qui annonce ce que réclame l'oracle de Delphes à la fin tragique de la pièce. Il y a toujours une révélation suivie d'une confrontation, et chaque confrontation entre Œdipe et un personnage permet de faire avancer l'intrigue de façon logique. Par ailleurs, soucieux de donner au spectateur l'impression que le temps de la pièce suit celui des spectateurs, Sophocle respecte la règle d'unité de temps.

Mais si la pièce suit une linéarité exemplaire, Sophocle traite toutefois le temps de façon originale, puisqu'Œdipe semble le remonter. En effet, si l'idée de continuité domine, Œdipe emprunte un chemin inverse à celui qu'il faudrait prendre : plutôt que de se diriger vers l'avenir, il retourne vers le passé. La pièce est une enquête sur un meurtre qui a eu lieu il y a des années, mais c'est également une quête d'identité pour Œdipe qui va jusqu'à retrouver ses origines. Chaque scène le rapproche du crime de Laïos, mais également de sa propre naissance. Linéaire, le temps se déroule toutefois à contre-courant dans la tragédie Œdipe roi.

• Le temps est déroulé de façon linéaire dans la pièce, mais le temps d'Œdipe et des dieux est circulaire.

• L'histoire d'Œdipe est un retour vers le passé, le héros remonte le temps.

Le traitement du temps dans le film

Comment se déroule le temps dans le film Œdipe roi de Pasolini ?

Pasolini rompt avec l'idée de continuité dans son film Œdipe roi, le temps s'y déroule de façon heurtée. En même temps, il propose une vision cyclique du temps.

Dans le film de Pasolini, le temps n'est pas linéaire. Le réalisateur mélange les époques, le prologue se déroulant dans les années 1920, et l'épilogue dans les années 1960. L'histoire d'Œdipe quant à elle se déroule dans l'Antiquité. À l'intérieur même des époques, la logique n'est pas claire. Ainsi, dans le prologue, les scènes s'enchaînent sans que le spectateur puisse vraiment savoir combien de temps s'écoule entre elles. Pasolini cherche à troubler son public. Il passe de façon brutale d'une séquence à une autre, en utilisant notamment de nombreux fondus au noir enchaînés. On parle d'ailleurs d'esthétique du fragment.

Toutefois, le temps n'est pas tout à fait incohérent. Pasolini le présente comme étant cyclique. Le prologue et l'épilogue se situent dans un pré, au soleil. Le film commence et termine donc au même

Page 16: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

endroit. Le réalisateur choisit également d'utiliser la même musique : le spectateur entend Bach, mais aussi le chant des cigales et la flûte. Il développe l'idée d'éternel retour, la vie recommence sans cesse, il n'y a pas vraiment de début ni de fin. Pasolini fait d'ailleurs dire à son héros, à la toute fin du film : "La vie finit où elle commence." Pasolini se démarque donc clairement de Sophocle dans la façon dont il déroule le temps, s'éloignant de l'exemplaire linéarité de la pièce du dramaturge grec.

• Le temps est heurté dans le film de Pasolini.• Le temps est cyclique, il y a une idée d'éternel retour.

Pourquoi peut-on dire qu'il existe deux temps dans la tragédie Œdipe roi, celui des hommes et celui des dieux ?

Expliquer les liens entre temps et action dramatique dans Œdipe roi de Sophocle.

Comment se déroule le temps dans le film Œdipe roi de Pasolini ?

https://www.kartable.fr/terminale-l/litterature/specifique/oedipe-roi-2/le-traitement-du-temps-dans-les-oeuvres-1/exercice-fondamental/le-traitement-du-temps-dans-la-piece/25619

Page 17: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le
Page 18: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

II Figures temporelles du délire psychotique : des figures mythiques

Dans cette partie, je tenterai de montrer en quoi le temps mythique est organisateur d’un fonctionnement psychotique.

La présente réflexion entend remettre en question cette notion de temps figé souvent mise en exergue s’agissant de la psychose (Madioni, 1998 ; Resnik, 1999), avec pour hypothèse que, si la psychose s’inscrit difficilement dans le temps linéaire et social, elle n’est pas pour autant dans un vécu atemporel. L’un des axes de cette recherche consiste à recourir, par analogie, à la temporalité du mythe, telle qu’elle a pu être étudiée par les anthropologues, de façon à spécifier ce qui relèverait du vécu temporel propre de la psychose. Les mythes parlent en effet de la création du monde, de l’origine des choses, du passage de la vie à la mort, de la filiation divine…, comme par exemple le mythe des Enfers chez les Grecs où la mort est conçue davantage comme une métempsycose, ou le mythe de la castration d’Ouranos par son fils Cronos pour décrire l’origine du monde humain. Il semblerait que le discours du mythe et celui de la psychose recouvrent une proximité thématique, ainsi qu’une identique structuration temporelle du discours. C’est pourquoi nous proposons ici d’étudier la temporalité du mythe, et d’éclairer la spécificité de celle-ci par une comparaison entre psychose et mythe, de façon à penser la problématique suivante : que pourrait nous apprendre la temporalité mythique sur la temporalité psychotique ? Notre hypothèse est que la temporalité psychotique fonctionne sur le mode de la temporalité mythique, et que la prise en compte de cette spécificité peut avoir des implications thérapeutiques. Il y aurait ainsi un vécu temporel commun au mythe et à la psychose, vécu qui serait partagé collectivement à un niveau non pas conscient mais archaïque (bien entendu, il serait particulièrement intéressant de penser cette question de la temporalité mythique en regard de l’hypothèse d’un inconscient collectif, à l’aide de l’œuvre de Jung par exemple).

Notre propos s’organisera de la façon suivante : dans un premier temps, nous préciserons davantage ce que nous entendons par temporalité mythique. Puis, en nous fondant sur une étude de cas et dans une démarche comparative entre mythe et psychose, nous montrerons comment cette temporalité mythique est à l’œuvre dans la psychose sous plusieurs angles : rythmicité, circularité, figures de l’originaire, figures de la mort/regénération/connaissance, Temps du Sacré et Temps de Sisyphe, Temps du projet comme éternel retour et immortalité.

Notre hypothèse est la suivante : la psychose serait aux prises avec une temporalité mythique traumatique (celle de l’éternel retour lorsqu’il signifie désespérance), une temporalité désacralisée. La sortie de la répétition traumatique consisterait à lutter (notamment dans le délire) par le biais d’une sacralisation, qui orienterait cette temporalité mythique traumatique (cf. II.6., infra) vers une temporalité mythique sacrée. Il s’agirait de sortir de sortir de l’éternel retour profane pour entrer dans un éternel retour sacralisé. Par-delà cette subtilité entre éternel retour profane et éternel retour sacré (la temporalité mythique sacrée permettant de lutter contre la répétition traumatique), nous supposons que la temporalité psychotique serait régie par tous les autres aspects de la temporalité mythique. Cette dernière nous renseignerait ainsi sur la construction psychique de la temporalité qui se retrouve au plan tant individuel que collectif. Chaque réactualisation se décline sur un fond commun certes (qui permet l’intersubjectivité), mais aussi selon la singularité de l’individu (tel ou tel aspect temporel de la temporalité mythique sera particulièrement présent, par exemple, en fonction de la singularité individuelle).

Page 19: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

II.1. L’analogie du mythe pour penser le temps psychotique

II.1.1. Essai de définition du mythe

Pour définir le mythe, nous pouvons proposer une définition générique extraite d’un livre de Grimal (1951, p. 28), qui sera affinée au cours de cette étude : « On est convenu d’appeler mythe, au sens étroit, un récit se référant à un ordre du monde antérieur à l’ordre actuel et destiné, non pas à expliquer une particularité locale et délimitée, mais une loi organique de la nature des choses ». Le mythe contient donc dans sa définition une valeur explicative, une universalité, tout en se positionnant dans un monde autre (antérieur) donc dans une autre temporalité que celle de l’actualité (« ordre actuel »).

Toutefois, il semble qu’il convienne tout d’abord de bien distinguer le « mythe vécu », du « mythe raconté ». Le mythe vécu a été théorisé notamment par Lévy-Bruhl. Cette conception a été ultérieurement critiquée par Lévi-Strauss et l’approche structurale, qui lui ont préféré la notion de « mythème » : le mythe c’est d’abord un récit, qui se découpe en petites unités que sont les mythèmes. Du moins est-ce ainsi que Lévi-Strauss déploie sa définition du mythe, à travers l’étude des mythes des sociétés amérindiennes.

Ces deux conceptions opposées ont des incidences conceptuelles : Lévy-Bruhl tente de saisir l’universalité du mythe, par-delà les différences entre chaque civilisation, alors que Lévi-Strauss entend comprendre la signification spécifique de tel mythe dans telle société. En somme, pour l’un, les mythes reflètent une forme de psychisme collectif, pour l’autre, il convient nécessairement de les réinsérer dans les altérités par lesquelles les mythes prennent sens. Cette opposition n’est peut-être une opposition de surface, dans la mesure où ces deux approches témoignent de perspectives d’analyse complémentaires plutôt qu’opposées. Boccara (2002, p. 10) indique à cet égard qu’« écrire sur le mythe, ce n’est pas seulement transcrire des récits, c’est d’abord transmettre les vécus qui ont rendu la parole possible ».

Page 20: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

II.1.2. Temps mythique

Pourquoi évoquer ces divergences de points de vue ? Concernant l’étude de la temporalité, il importe de savoir si chaque mythe a sa temporalité propre, ou s’il y a, par-delà la diversité des mythes, une temporalité commune du mythe, qui diffèrerait de la « temporalité sociale » dont la rationalité logique a tenté de « refouler » une approche mythique. Nous postulons ainsi qu’il existe bien une temporalité mythique commune, et qu’elle se décline dans les différents aspects que nous allons examiner infra. En revanche, chaque mythe déclinera tel ou tel aspect plus spécifiquement, et construira, sur le fond d’une temporalité mythique commune à tous les mythes, sa temporalité singulière.

Les mythes ont plusieurs fonctions qui peuvent se regrouper sous une fonction principale : expliquer la nature humaine et l’ordre du monde actuel par un recours à un ordre du monde originel. Pour ce faire, le mythe fait appel à une temporalité qui n’est pas la temporalité sociale commune, celle de la vie de tous les jours. Il s’agit d’un temps autre, celui qui permet de dire la nature humaine. Dans un premier temps, nous allons donc étudier en quoi, pour reprendre une formule de Cassirer « le mythe c’est la langue qui permet d’exprimer le monde du devenir » (1972, p. 17), temps du venir au monde, de l’origine et de la généalogie.

Evoquer la « temporalité », que j’ai définie comme la constitution temporelle d’un ensemble (par exemple d’un psychisme), poserait la question suivante : comment le temps est-il appréhendé, vécu au sein de cet ensemble (ici, le mythe) ? Il convient de remarquer, au premier abord, que les mythes sont constitués par un temps étrange dans la mesure où il s’agit d’une temporalité singulière, qui n’est pas une absence de temporalité, contrairement à ce qui a pu être avancé, mais qui diffère considérablement de la temporalité qui régule la civilisation dans son expression quotidienne et que nous nommerons « temporalité sociale » (en société). Cette dernière régit notre quotidien au sein de la société ; elle se caractérise par le temps des horloges, un temps chronologique, linéaire, irréversible, qui nous condamne à la finitude et à la perte (dont l’une des figures est la mort). La temporalité mythique diffère de cette temporalité sociale, semble même être en amont, de même que le mythe raconte les fondations de la vie sociale, et non la vie en société elle-même.

Temporalité sociale et temporalité mythique divergent donc. La temporalité sociale caractérise un « temps -mesure » (Bergson, 1934), celui des horloges, linéaire et irréversible, qui régit et norme la vie en société. Cette temporalité sociale nous confronte à la perte, à l’angoisse de la mort, donc à notre finitude (Heidegger, 1926).

La temporalité mythique a été caractérisée par les études anthropologiques, notamment celles de Eliade (1951, 1963). Le mythe y apparaît comme une mémoire collective des origines de l’humanité, une histoire de l’humain dans un temps antérieur, radicalement différent de la temporalité actuelle qui régit le lien. Par-delà l’apparente diversité des contenus mythologiques, il semble qu’il y ait une structure universelle du mythe, qui se fonderait pour tout ou partie sur une temporalité particulière : si, comme Detienne l’affirme (1981, p. 221) le mythe consiste à « exprimer une part de l’expérience vécue, assez fondamentale pour se répéter, pour se reproduire », alors cette expérience serait aussi de nature temporelle. Cette temporalité mythique consisterait en une réactualisation incessante du temps des origines, un temps sacré, la figuration du temps de la mort (toujours pensée comme renaissance), un temps rythmique et cyclique, une narration rythmée par des périodes. Ainsi, le « temps vécu » peut s’apparenter à deux types de temporalité : soit la temporalité sociale, soit la temporalité mythique.

Page 21: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

Le mythe paraît être une forme de mémoire collective des origines de l’humanité, une histoire de l’humain dans un temps antérieur, radicalement différent de la temporalité actuelle qui régit le lien social. Cette mémoire collective se produit dans un récit (, maisous étudierons la question de la narration du temps dans une partie ultérieure (V), consacrée spécifiquement

à l’historicité de la « mise en intrigue » (Ricoeur) dans la psychose.

De surcroît, au cours de cette étude, nous évoquerons le rôle de ce « passeur » entre le monde mythique et le monde non-mythique, qu’est le chaman. Bien qu’Eliade insiste sur le fait que le chaman n’est ni malade, ni fou, il existe tout de même de fortes similitudes avec des processus psychotiques, ainsi que nous l’évoquerons dans le second temps.

Nos exemples de mythe seront souvent empruntés à la mythologie grecque, et nous justifions cet emprunt par une réflexion de Green : « Dans aucune autre mythologie, comme dans aucune autre civilisation, les hommes ne se sont situés par rapport au désir avec la même acuité. Qu’il s’agisse de la tripartition animal-homme-dieu, de l’hybris, la démesure, dont la source est toujours le daïmon de la passion qui met en lumière les vrais enjeux humains (amoureux, agressifs, narcissiques), les Grecs plus que les autres, ont traité ces thèmes au plus près des déterminations humaines les plus générales. Je dis bien au plus près. Car ce n’est pas que d’autres mythologies ne traitent pas des mêmes problèmes, mais souvent il faut les deviner derrière un appareil idéologique qui masque leur importance. » (1999, p. 79).

II.2.1. Rythmicité du mythe « C’est par le rythme que s’opère le passage du chaos à l’ordre. » (1973, p. 151). Ainsi Maldiney décrit-t-il le rythme, comme introducteur d’une musicalité et d’une discontinuité dans la peinture. D’après lui, la mesure introduit la limite dans l’illimité, et le destin du rythme se joue entre deux pôles extrêmes : l’inertie, ou la dissipation. Le rythme vit de cette dialectique entre égalité et inégalité de la mesure, et nous verrons combien cette conception est importante pour l’acquisition

de la temporalité chez le nourrisson (cf. III.1., infra). Le rythme n’est pas une cadence, laquelle s’apparente davantage à une répétition de type traumatique (marche militaire, cadence que l’on peut retrouver dans des mouvements de foule d’allure psychotique…). Alors que la cadence est comptage sans variations, le rythme autorise la mélodie.

La temporalité mythique s’organise d’abord autour d’une rythmicité, à travers la répétition, notamment à deux niveaux : répétition d’événements, et rituels. Par exemple, lorsqu’une lignée est maudite, à chaque génération se répète la malédiction. Cette répétition s’apparente presque à de la prédiction. C’est le cas par exemple de la malédiction qui pèse sur toute une lignée (les Atrides…), ou des sempiternelles querelles des dieux, infidélités de Zeus à Héra...

La temporalité mythique est une temporalité cyclique. Cela signifie qu’elle s’organise d’abord autour d’une rythmicité, c’est-à-dire de la répétition, notamment à deux niveaux : répétition d’événements et rituels. Ensuite, la rythmicité permet l’accès à la circularité, par exemple dans le cycle de l’alternance entre vie et mort.

Ainsi que le souligne Green : « Au départ serait non le phonème, mais le rythme et peut-être déjà le rythme pulsionnel » (1995, p. 222). Qu’est-ce que cela peut signifier ? Cela signifie sans doute que le mythe s’organise en premier lieu autour d’une rythmicité, qui permet l’organisation de l’expérience, du chaos. Sans parler de la rythmicité même du récit, le rythme de l’histoire mythique se révèle dans la répétition. Par exemple, lorsqu’une lignée est maudite, à chaque génération se répète la malédiction, par-delà les diverses formes qu’elle peut prendre. Cette répétition s’apparente presque à de la prédiction : on sait que cela va se reproduire, bien que l’on ignore la forme que cela

Page 22: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

va prendre. C’est le cas par exemple de la malédiction qui pèse sur toute une lignée. Ainsi en est-il des descendants d’Hélios dont la faute originelle fut d’éclairer les amours infidèles d’Aphrodite et d’Arès, pour le compte d’Héphaïstos, le mari d’Aphrodite. Cette dernière se vengea sur toute la descendance d’Hélios, en la condamnant au malheur en amour : Pasiphaé, la fille de Minos, fut éprise du minotaure, et les deux filles de Pasiphaé (Ariane et Phèdre) aimèrent toutes deux Thésée par lequel elles furent trahies. Si Ariane eut la chance d’être sauvée par Dionysos, en revanche Phèdre subit les ravages d’une passion envoyée par Aphrodite et s’éprit du fils de son propre mari, Hippolyte. Il en est de même dans la célèbre lignée des Atrides : à chaque génération, la malédiction se répète.

Certains comportements mythologiques sont aussi caractérisés par leur répétition : ainsi en est-il des infidélités de Zeus à Héra. Á chaque fois, Zeus endosse l’allure d’un animal pour séduire les mortelles (taureau, cygne…). Par ailleurs, le rythme du mythe est régi par une temporalité cyclique. Chaque rupture est suivie d’un nouveau commencement, qui reproduit un cycle à peu près identique, malgré quelques variations. L’un des exemples de rythmicité temporelle se trouve dans le mythe de Perséphone : Hadès en tomba amoureux, et l’enleva, avec la complicité de Zeus. Déméter, la mère de Perséphone, vint se plaindre à Zeus, qui décida que Perséphone partagerait son temps entre le monde souterrain (Hadès) et le monde d’en-haut (Déméter), en fonction du rythme des saisons. C’est ainsi que le mythe explique le retour annuel du printemps, puisque Perséphone revient chaque printemps pour présider à la germination.

Par ailleurs, la rythmicité à l’œuvre dans le mythe est caractérisée par les rituels, c’est-à-dire la périodicité d’un geste paradigmatique à travers lequel quelque chose se révèle comme fixe et durable dans le flux universel. Eliade (au chapitre VIII « Grandeur et décadence des mythes », in Aspects du mythe) pense à cet égard deux types de rites spécifiques : les rites de puberté, et les rites de regressus ad uterum (qui consistent à retourner à la matrice pour renaître). Ces deux rites peuvent d’ailleurs se rejoindre au sein d’un même mythe, comme dans celui de Thésée et du Minotaure. De fait, ce mythe illustre tout d’abord le rite de puberté, dans la mesure où lorsque Thésée part d’Athènes pour la Crète, il est encore tout jeune et destiné à servir de chair fraîche au minotaure. Egée son père, roi d’Athènes, est alors rongé d’inquiétude. Après avoir tué le monstre du labyrinthe, Thésée reviendra vers Athènes, mais oubliera de hisser la voile blanche en signe de victoire. Egée crut que son fils était mort et se noya dans la mer qui porte son nom. Thésée, de jeune homme devint, après son périple, homme accompli et roi d’Athènes ayant pris la place de son père. Quant au rite de regressus ad uterum, il semble s’illustrer par le parcours au sein du labyrinthe, lieu sombre et sans fond, dont on sort à l’aide d’un fil qui pourrait tout aussi bien être un cordon ombilical qui symbolise une deuxième naissance. Il semblerait en outre que ces deux rites aient été particulièrement célébrés dans la Crète ancienne, notamment avec des danses et la réitération symbolique de ces épreuves initiatiques (Finley, 1970). En définitive, les rites, en permettant la réactualisation du temps originaire, autorisent une nouvelle naissance, une purification qui redonne aux humains des forces originelles. Enfin, la rythmicité et la répétition dans les rituels permettent l’avènement de périodes, au sens étymologique, c’est-à-dire de réitération circulaire. Le Temps mythique est un Temps circulaire, réversible, réitérable, un éternel présent qui peut se réactiver périodiquement par les rites.

Ainsi, Eliade parle d’un « éternel recommencement », d’un « retour à un instant intemporel, un désir d’abolir l’histoire , d’effacer le passé , de recréer le monde . » (1951, p. 13). Il ajoute que « la dialectique du sacré permet toutes les réversibilités » (Op.cit., p. 14). Le mythe annule l’œuvre du temps social car il procède de manière circulaire, selon la rythmicité et la répétition, et non sur le mode de la fracture et donc de la perte : « Car il s’agit toujours en définitive d’abolir le Temps

Page 23: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

écoulé, de « revenir en arrière » et de recommencer l’existence avec la somme intacte de ses virtualités. » (1963, p. 109). Il s’agit dès lors d’épuiser la durée temporelle pour rejoindre un temps d’éternité : « […] pour se guérir de l’œuvre du Temps, il faut « revenir en arrière » et rejoindre le « commencement du Monde » (Op.cit., p. 113). Or l’œuvre du temps linéaire auquel se réfère Eliade, c’est celle de la perte et de la disparition. De nombreux symbolismes cosmologiques illustrent ce Temps circulaire. Ainsi, dans les cultures du monde Antique, le Monde se renouvelle annuellement, et chaque année se purifie à un Temps originaire et sacré. L’Année a souvent été conçue sous la forme d’un cercle (les saisons étant des moments de ce cercle), ce que l’on retrouve également dans différentes religions. L’un des exemples les plus criants est celui du Temple de Jérusalem, tel qu’il est rapporté par Flavius Josèphe. Dans le Temps, les douze pains qui se trouvaient sur la table signifiaient les douze mois de l’année et le candélabre à soixante-dix branches représentait les décans (la division zodiacale des sept planètes en dizaines]. Le Temps était à l’image du monde. Situé au centre du Monde à Jérusalem, il sanctifiait non seulement le Cosmos tout entier, mais aussi la vie cosmique, donc le Temps.

C’est ainsi que Platon, dans Le Politique, tente de montrer par le mythe le devenir du monde, qui procèderait par cycles, et révolutions périodiques. Les êtres vivants iraient de l’enfance à la vieillesse, puis de la vieillesse à la maturité puis à l’enfance, dans un engendrement mutuel des cycles. Dès lors, il est tout à fait naturel que le temps des origines puisse s’accorder avec le temps de la mort : tous deux sont liés dans la mesure où ce que refuse de penser le mythe, c’est la perte, comme si cette dernière évoquait une rupture sans retour, et non une éventuelle séparation sécure.

Mais la circularité seule ne peut être un attribut du temps mythique. Il est nécessaire de rappeler que cette circularité doit s’accompagner du sacré. Car le temps circulaire est un temps tel que l’a défini Parménide : toujours égal à lui-même, sans changement, ce qui peut créer de l’espoir (dynamique du sacré) ou du désespoir (dynamique du profane). Eliade précise à ce sujet que dans les sociétés modernes, désacralisées, « la sanctification périodique du Temps cosmique s’avère alors inutile et insignifiante. […] La signification religieuse de la répétition des gestes exemplaires est perdue. Or, la répétition vidée de son contenu religieux conduit nécessairement à une vision pessimiste de l’existence .[…] lorsqu’il est désacralisé, le Temps cyclique devient terrifiant : il se révèle comme un cercle tournant indéfiniment sur lui-même, se répétant à l’infini » (1957b, p. 95). Cette ambivalence du Temps circulaire est très bien comprise par Nietzsche lorsqu’il évoque le mythe de l’Eternel Retour qui peut être à la fois joie (sacré) et désespoir (profane), l’essentiel pour l’humain étant non seulement d’accepter cette ambivalence, mais de l’accueillir avec enthousiasme (Bilheran, 2005, p. 57, sq.). Ce temps circulaire devenu profane peut même être figuré par le mythe, par exemple le mythe de Sisyphe (cf. II.6., infra). Sans sacralité, le temps du mythe est le temps d’une mort non pas éternelle naissance, mais éternelle perte et souffrance. Il s’apparente alors à la temporalité sociale dont on pourrait dire qu’elle a deux niveaux, qui mériteraient d’ailleurs d’être médités : un premier niveau qui est l’éternel retour pessimiste (dans une répétition traumatique de la perte 1 ), un second niveau qui est celui de l’acceptation de la perte comme une séparation non traumatique (et donc de la temporalité linéaire).

En conséquence, le temps social se présente comme une durée précaire, qui mène à la mort en tant qu’elle est une perte, alors que le temps mythique, parce qu’il est sacré, permet de penser une circularité sans perte ou répétition.

Page 24: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

Nous avons évoqué l’importance du rythme et de la circularité dans la temporalité mythique. Il semble en être de même dans la temporalité psychotique, tant pour le rythme et la répétition, que pour les rituels et le temps cyclique.

II.5. Temps du Sacré La temporalité mythique est également un temps sacré, qui s’oppose au temps profane. Ce temps profane, nous l’avons appelé temps social, à savoir un temps qui se caractérise par une conception mesurée (« le temps-mesure » dont parle Bergson dans ses conférences sur le changement), qui est surtout linéaire et irréversible (la flèche du temps), nous confronte à la disparition, à la perte, notamment à l’angoisse de la mort, donc à notre finitude (Heidegger, 1927). Il est également accessible à tous.

Contrairement au temps social, le temps sacré requiert quant à lui une initiation. Cette rupture temporelle se double d’une rupture spatiale, qui consacre la scission radicale entre les deux mondes hétérogènes du sacré et du profane. L’adjectif latin « sacer » renvoie d’ailleurs à la propriété (est « sacer » ce qui est la propriété des dieux, une propriété inviolable, le sacrilège étant l’atteinte à cette propriété divine). Ce qu’il importe de constater, est que le sacré (ou qui peut être maudit, le terme « sacer » pouvant signifier sacré ou maudit), c’est un territoire. Il s’agit avant tout de bien délimiter ce qui, dans le territoire, est la propriété des dieux, et ce qui est celle des hommes, ainsi qu’on le constate par exemple au moment de la fondation de Rome, pour laquelle il fallut prendre les augures :

« […] Romulus choisit le Palatin comme espace, Remus l’Aventin, afin de prendre les augures. On raconte que Remus obtient l’augure en premier, six vautours, et l’augure était à peine annoncé lorsque le double apparut à Romulus » 7 .

Le temps du sacré serait donc avant tout un attribut des dieux, qui serait très précisément distinct du temps humain, social, profane. L’étymologie est d’autant plus intéressante que le radical « temno » signifie couper, découper, tracer un sillon. Temps et temple ont ainsi la même origine sémantique, qui signifie introduire une coupure entre le sacré et le profane.

De surcroît, le temps du sacré organise le mythe dans la mesure où le mythe raconte une histoire elle aussi sacrée, avec des êtres surnaturels, qui accomplissent des œuvres fabuleuses (création du monde, d’une île, d’une espère, d’une institution…). En somme, ce qui fonde la société humaine demeure le sacré (de même que le sacré fonde toute création sociale, par exemple la cité romaine). Eliade dit à ce sujet : « […] le mythe est considéré comme une histoire sacrée, et donc une « histoire vraie », parce qu’il se réfère toujours à des réalités. Le mythe cosmogonique est « vrai » parce que l’existence du monde est là pour le prouver ; le mythe de l’origine de la mort est également « vrai » parce que la mortalité de l’homme le prouve, et ainsi de suite. » (1963, p. 17).

Dès lors, l’existence des humains en collectivité se justifie par des événements sacrés qui se sont passés dans le temps mythique. Vivre implique une expérience religieuse, qui se distingue de la vie quotidienne, dans la mesure où elle réactualise le temps mythique : « L’homme prend connaissance du sacré parce que celui-ci se manifeste, se montre comme quelque chose de tout à fait différent du profane » (Eliade, 1957b, p. 79). La hiérophanie se manifeste également dans un temps qui lui est

Page 25: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

propre. Eliade souligne d’ailleurs cette opposition : « L’homme religieux sent le besoin de plonger périodiquement dans ce Temps sacré et indestructible. Pour lui, c’est le Temps sacré qui rend possible l’autre temps ordinaire, la durée profane dans laquelle se déroule toute existence humaine. C’est l’éternel présent de l’événement mythique qui rend possible la durée profane des événements historiques » (Op.cit., p. 80). De plus, il est intéressant de constater que, ce que traduit le Temps sacré, c’est la nostalgie d’un temps paradisiaque, où les dieux étaient présents pour veiller à la perfection du monde.

D’autre part, les mythes révèlent à l’humain son origine surnaturelle, et la posent en exemplarité. L’expérience du sacré consiste dès lors à mettre en évidence des valeurs absolues, qui consacrent des tabous, des interdits, et délimitent ainsi le champ du « sacer » et celui du « profane ». Ainsi, l’un des interdits majeurs dans la Grèce ancienne est celui de la démesure (« hybris »), forme d’orgueil qui consiste pour un humain à se croire l’égal des dieux. Par exemple, la lydienne Arachné, prétendant être supérieure à Athéna. Arachné, malgré les mises en garde d’Athéna (« aspire à la réputation d’être entre toutes les mortelles la plus habile à façonner la laine, mais ne prétends pas égaler une déesse » 8 ) représente alors dans son ouvrage les dieux déguisés en animaux pour satisfaire leurs amours fautives avec les humains. Athéna, atteinte par la démesure de cette « mortelle », transforma cette rivale en araignée…

Le temps du mythe peut d’ailleurs se réactualiser périodiquement, grâce aux rites, qui témoignent eux aussi de la sacralisation à l’œuvre dans le mythe. Eliade le dit ainsi : « Ce qui s’est passé ab origine est susceptible de se répéter par la force des rites » (1963, p. 26). La ritualisation relève également d’une temporalité sacrée, on pourrait même parler d’une temporalité performative : l’événement fait sacralisation. Selon Eliade, en effet, parce que le mythe apprend le secret de l’origine des choses, il permet de les réactualiser à volonté. Cette réactualisation dans l’événement indique une puissance magico-religieuse (connaître l’origine d’un objet, d’un animal, d’une plante, c’est acquérir sur eux un pouvoir magique grâce auquel on réussit à les dominer, les multiplier et les reproduire à volonté). En somme : « La « religiosité » de cette expérience est due au fait qu’on réactualise des événements fabuleux, exaltants, significatifs, on assiste de nouveau aux œuvres créatrices des Etres Surnaturels, on cesse d’exister dans le monde de tous les jours et on pénètre dans un monde transfiguré, auroral, imprégné de la présence des Etres Surnaturels » (Eliade, Op.cit., p. 33). Les rituels permettent de replonger dans le temps mythique et de refuser l’irréversibilité du temps : « Le rituel abolit le Temps profane, chronologique, et récupère le Temps sacré du mythe. On redevient contemporain des exploits que les Dieux ont effectués in illo tempore » (Op.cit., p. 175).

Ainsi, le mythe exprime une vérité absolue, raconte une histoire sacrée, dans un temps sacré, et a une fonction exemplaire. Chaque répétition ou imitation du mythe se retrouve dans les rituels, et est une façon de transcender le temps social (temps profane) pour parvenir au temps mythique (temps sacré) (Eliade, 1957a).

Dans les sociétés primitives, ce rôle de passeur est tout particulièrement dévolu au chaman, qui permet de restaurer une forme de continuité entre le monde profane, social, et le monde mythique, pré-social et sacré. De fait, la vocation et l’initiation chamaniques permettent d’appréhender le sacré par leur expérience sensible. La maladie devient initiation parce qu’elle est une transformation qualitative de l’expérience sensorielle. Ainsi, le chaman découvre une dimension de la réalité qui reste inaccessible aux non-initiés. Comme le souligne Eliade : « […] l’apprenti s’efforce de « mourir » à la sensibilité profane pour « renaître » à une sensibilité mystique » (1957a, p. 111).

Le chaman effectue des voyages hors du temps et de l’espace sociaux. Ainsi, il fait des voyages

Page 26: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

mystiques (par exemple aux Enfers) qui sont aussi des voyages temporels, au moyen de l’extase, et de la transe. Eliade souligne en effet que « l’extase réactualise provisoirement l’état initial de l’humanité toute entière » (1957a, p. 124). Or le chamanisme est précisément l’une des techniques archaïques de l’extase, qui permet de dépasser la condition profane, individuelle, et la temporalité qui lui est associée, pour « atteindre à une perspective trans-temporelle », pour « retrouver en quelque sorte la source même de la vie spirituelle, qui est tout à la fois « vérité » et « vie » (1974, p. 67).

Toutes ces multiples facettes de réactualisation du temps mythique originaire illustre un point primordial : la réversibilité de ce temps du sacré dont l’expérience de la mort est un modèle.

Mais la circularité seule ne peut qualifier le temps mythique ; cette circularité doit s’accompagner du sacré. Car le temps circulaire, toujours égal à lui-même, peut créer de l’espoir (dynamique du sacré) ou du désespoir (dynamique du profane). Eliade précise que dans les sociétés modernes, désacralisées, « la signification religieuse de la répétition des gestes exemplaires est perdue. Or, la répétition vidée de son contenu religieux conduit nécessairement à une vision pessimiste de l’existence . […] Lorsqu’il est désacralisé, le Temps cyclique devient terrifiant. » (Eliade, 1957, p. 95). Cette ambivalence du Temps circulaire est mise en évidence par Nietzsche à travers le mythe de « l’Eternel Retour » (Bilheran, 2005, p. 57, sq.), qui peut être à la fois joie (sacré) et désespoir (profane), l’essentiel pour le surhumain étant non seulement d’accepter cette ambivalence, mais de l’accueillir avec enthousiasme. Ce temps circulaire devenu profane est figuré par le mythe de Sisyphe, comme un temps maudit : Sisyphe est le plus rusé des mortels, et le moins scrupuleux. De fait, lorsque Zeus eut enlevé Egine, la fille de l’Asopos, Sisyphe le vit et le dénonça à Asopos moyennant récompense. Zeus, furieux, foudroya Sisyphe et le précipita aux Enfers, où il lui imposa de rouler éternellement un énorme rocher en remontant une pente. A peine le rocher était-il parvenu au sommet qu’il retombait, et le travail était à recommencer (Grimal, 1951). Sans sacralité, le temps du mythe est non plus éternelle naissance, mais éternelle perte et souffrance.

De surcroît, le temps du sacré organise le mythe dans la mesure où celui-ci raconte une histoire elle aussi sacrée, avec des êtres surnaturels, qui accomplissent des œuvres fabuleuses (création du monde, d’une île, d’une espèce, d’une institution…). En somme, ce qui fonde la société humaine demeure le sacré (de même que le sacré fonde toute création sociale, par exemple la cité romaine). « […] [L]e mythe est considéré comme une histoire sacrée, et donc une « histoire vraie », parce qu’il se réfère toujours à des réalités. Le mythe cosmogonique est « vrai » parce que l’existence du monde est là pour le prouver ; le mythe de l’origine de la mort est également « vrai » parce que la mortalité de l’homme le prouve, et ainsi de suite » (Eliade, 1963, p. 17). Dès lors, l’existence des humains en collectivité se justifie par des événements sacrés qui se sont passés dans le temps mythique. Vivre implique une expérience religieuse, qui se distingue de la vie quotidienne, dans la mesure où elle réactualise le temps mythique. Eliade souligne d’ailleurs cette opposition : « L’homme religieux sent le besoin de plonger périodiquement dans ce Temps sacré et indestructible. […] C’est l’éternel présent de l’événement mythique qui rend possible la durée profane des événements historiques » (Eliade, 1957, p. 80). La rythmicité sacrée du mythe s’illustre tout particulièrement dans les rituels, dans la périodicité d’un geste paradigmatique à travers lequel quelque chose se révèle comme durable dans le flux universel. Cette rythmicité sacrée est alors proche de la litanie, du leitmotiv, d’une répétition sécure, et non d’une cadence traumatique. En conséquence, le temps social se présente comme une durée précaire, qui mène à la mort en tant qu’elle est une perte, alors que le temps mythique, parce qu’il est sacré, permet de penser une circularité sans perte, puisque la mort est toujours pensée comme renaissance (Bilheran, 2007c).

Notes

Page 27: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

7.

« […] Palatium Romulus, Remus Aventinum ad inaugurandum templa capiunt. Priori Remo augurium venisse fertur, sex voltures ; jamque nuntiato augurio cum duplex numerus Romulo se ostendisset (…) », in Tite-Live, I, VI-VII (traduction personnelle).

8.

« […] tibi fama petatur/Inter mortales faciendae maxima lanae/Cede deae (…) », in Ovide, VII, 30-32 (traduction personnelle).

http://theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2007.bilheran_a&part=126920

Page 28: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

Annales. Économies, Sociétés,Civilisations

Le temps du mytheMonsieur Claude Lévi-Strauss

Citer ce document / Cite this document :

Lévi-Strauss Claude. Le temps du mythe. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26ᵉ année, N. 3-4, 1971. pp. 533-

540;

doi : 10.3406/ahess.1971.422428

http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1971_num_26_3_422428

Document généré le 12/03/2016

Page 29: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

MYTHES

Le temps du mythe

Dans un ouvrage récent sur l'analyse formelle des mythes, Buchler et Selby soutiennent (p. 68) г qu'on peut formuler des règles permettant de déduire successivement toutes les transformations mythiques à partir de l'une quelconque d'entre elles, à condition de reconnaître le caractère « non récursif » ou « indécidable » de celle-ci. Cela est vrai, sans doute, de chaque mythe pris séparément; mais nous avons montré que ces séquences, indécidables, eu égard à tel ou tel mythe particulier, se ramènent souvent à des transformations réciproques, en quelque sorte perpendiculaires à plusieurs discours mythiques superposés 2. On peut donc donner raison à ces auteurs tant qu'on se limite à l'analyse d'un mythe ou d'un groupe de mythes déterminé; mais le propre de tout mythe ou groupe de mythes est d'interdire qu'on s'y enferme : un moment vient toujours, au cours de l'analyse, où un problème se pose et qui, pour le résoudre, oblige à sortir du cercle que l'analyse s'était tracé. Le même jeu de transformations, qui permet de ramener l'une à l'autre les séquences d'un mythe donné, s'étend de façon quasi automatique à la séquence indécidable, mais tout de même réductible en dehors du mythe à d'autres séquences indécidables, provenant de mythes au sujet desquels le même problème se posait. En fin de compte, pour tout système mythologique, il n'y a qu'une séquence absolument indécidable. Ramenée par des transformations successives à ses contours essentiels, elle se réduit à l'énoncé d'une opposition ou, plus exactement, à l'énoncé de l'opposition comme étant la première de toutes les données. Ainsi pour l'Amérique, tant du Nord que du Sud, on a pu vérifier que plusieurs centaines de récits en apparence très différents les uns des autres, et chacun

1. I. R. BUCHLER et H. A. SELBY, « A Formal Study of Myth », Center of Intellectual Studies in Folklore and Oral History, Monograph Series 1, Austin, Texas, 1 968. Les pages qu'on va lire sont extraites de Mythologiques IV, à paraître en 1971 aux éditions Pion.

2. С LÉVI-STRAUSS, Du Miel aux cendres. Paris, 1967, pp. 302-307.

Page 30: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

MYTHES

pour son compte fort complexe, procèdent d'une série de constatations en chaîne : il y a le ciel, et il y a la terre; entre les deux, on ne saurait concevoir de parité ; par conséquent, la présence sur terre de cette chose céleste qu'est le feu constitue un mystère; enfin, et du moment que le feu du ciel se trouve maintenant ici-bas au titre du foyer domestique, il a bien fallu que de la terre, on fût allé au ciel pour l'y chercher.

De tout cela, il résulte que la séquence absolument indécidable se ramène, sinon à l'affirmation empiriquement décidable qu'il y a un monde (alors que rien n'aurait pu exister) au moins à celle que cet être du monde consiste en une disparité. Du monde, on ne peut dire purement et simplement qu'il est : il est sous la forme d'une asymétrie première, qui se manifeste diversement selon la perspective où l'on se place pour l'appréhender : entre le haut et le bas, le ciel et la terre, la terre ferme et l'eau, le près et le loin, la gauche et la droite, le mâle et la femelle, etc. Inhérente au réel, cette disparité met la spéculation mythique en branle; mais parce qu'elle conditionne, en deçà même de la pensée, l'existence de tout objet de pensée.

Un appareillage d'oppositions, en quelque sorte monté d'avance dans l'entendement, fonctionne quand des expériences récurrentes, qui peuvent être d'origine biologique, technologique, économique, sociologique, etc., actionnent la commande, comme ces conduites innées qu'on prête aux animaux, et dont les phases se déroulent automatiquement dès qu'une conjoncture appropriée les déclenche. Pareillement sollicitée par de telles conjonctures empiriques, la machinerie conceptuelle se met en marche; de chaque situation concrète, si complexe soit-elle, elle extrait inlassablement du sens, et fait d'elle un objet de pensée en la pliant aux impératifs d'une organisation formelle. De même, c'est en appliquant systématiquement des règles d'opposition que les mythes naissent, surgissent, se transforment en d'autres mythes qui se transforment à leur tour; et ainsi de suite, jusqu'à ce que des seuils culturels ou linguistiques trop ardus à franchir, ou l'inertie propre à la machinerie mythique elle-même, ne délivrent plus que des formes affaissées et rendues méconnaissables, parce que les caractères propres du mythe s'y estompent au profit d'autres modes d'élaboration du réel qui peuvent, selon les cas, relever du roman, de la légende, ou de la fable conçue à des fins morales ou politiques x.

Le problème de la genèse du mythe se confond donc avec celui de la pensée elle-même, dont l'expérience constitutive n'est pas celle d'une opposition entre le moi et l'autre, mais de l'autre appréhendé comme opposition. A défaut de cette propriété intrinsèque — la seule, en vérité, qui soit absolument donnée — aucune prise de conscience constitutive du moi ne serait possible. N'étant pas saisissable comme rapport, l'être équivaudrait au néant. Les conditions d'apparition du mythe sont donc les mêmes que celles de toute pensée, puisque celle-ci ne saurait être que la pensée d'un objet, et qu'un objet n'est tel, si simple et dépouillé qu'on le conçoive, que du fait qu'il constitue le sujet comme sujet et la conscience elle-même comme conscience d'une relation.

Pour qu'un mythe soit engendré par la pensée et engendre à son tour d'autres mythes, il faut et il suffit qu'une première opposition s'injecte dans l'expérience,

1. C. LÉVI-STRAUSS, L'Origine des manières de table, Paris, 1968, pp. 92-106; € Comment meurent les mythes », dans Science et conscience de la société. Mélanges en l'honneur de Raymond Aron. Paris, 1970.

534

Page 31: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

LE TEMPS DU MYTHE С LEVI-STRAUSS

d'où il résultera que d'autres oppositions seront injectées à sa suite. Celle du haut et du bas admet trois modalités, selon que le passage d'un pôle à l'autre se fait dans un certain sens, dans le sens contraire ou dans tous les deux. Tantôt maintenu vertical, tantôt converti à l'horizontale, ou encore les deux pris ensemble, l'axe de référence aura pour pôles le ciel et la terre, le ciel et l'eau, la terre ferme et l'eau. Dans l'ordre des corps célestes, des astres individuels comme le soleil et la lune s'opposeront aux constellations et celles-ci, ou les cords célestes dénommés tous ensemble, à la masse indistincte des étoiles anonymes. Considérés dans leur rapport réciproque, le soleil et la lune eux-mêmes pourront être tous deux mâles, tous deux femelles, ou relever de sexes différents x; ils pourront être aussi étrangers l'un à l'autre, amis, consanguins ou alliés. De même et quels que soient les protagonistes, la parenté conçue sur le mode de la consanguinité ou de l'alliance sera ascendante ou descendante, droite ou oblique, envisagée du point de vue des preneurs de femmes ou des donneurs. A chaque niveau d'opposition correspondront d'autres entreprises spéculatives pour conférer un sens à autant de coupes pratiquées dans le réel.

Reste à savoir pourquoi, dans le cas qui nous occupe, tous les fils conducteurs de ces entreprises multiples paraissent converger vers une région somme toute restreinte de l'Amérique du Nord, à laquelle les ethnologues, au moins sous ce rapport, n'ont pas prêté une particulière attention. C'est là, pourtant, que se juxtaposent les formes les plus faibles du mythe sur les épouses des astres, parfois réduit aux proportions d'un conte villageois — état le plus faible de cet ensemble déjà très faible que constituent les versions dites du croissant septentrional — et celles des formes fortes qu'on peut tenir pour les plus fortes de toutes, et dont la guerre des terriens contre les célestes pour la conquête du feu fournit le thème.

Or, cette singularité n'est pas la seule qui frappe quand on considère ce que, pour simplifier, nous appellerons l'aire orégonienne. C'est là aussi qu'on trouve, juxtaposés en plus grand nombre, les groupements humains les plus petits, occupant chacun un territoire réduit, et qui diffèrent de leurs voisins immédiats par la langue, les traditions, souvent aussi la culture. Pour s'en tenir au seul aspect linguistique, sur la côte du Pacifique et dans le proche intérieur, entre les 40e et 50e parallèles, cohabitaient à quelques kilomètres de distance les familles les plus' diverses : Penutian, Hokan, Athapaskan, Algonkin, Chinook, Salish, Chemakum, Wakashan... Ce n'est pas tout. Quand on considère une carte des distributions tribale et linguistique comme celle, maintenant classique, dressée par Driver, Cooper, Kirchhoff, Massey, Rainier et Spier 8, quelle que soit la prudence qui s'impose devant des découpages et des conventions inévitablement arbitraires, on ne saurait manquer d'être frappé par un aspect général qui évoque une coupe histologique dans un tissu vivant. Toute la région comprise entre les Rocheuses et le Pacifique, surtout dans sa partie moyenne, offre l'image de très petites cellules, diverses par la forme et l'organisation, et dont la distribution très dense, mais tout en longueur, fait penser à quelque couche profonde et germi-

1 . C. LÉVI-STRAUSS, « Le Sexe des astres », dans Mélanges offerts à Roman Jakobson pour sa soixante-dixième année. La Haye, 1967.

2. Dans H. E. DRIVER et W. С MASSEY, « Comparative Studies of North American Indians », Transactions of the American Philosophical Society, N.S., vol. 47, part 2. Philadelphia, 1957.

Page 32: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

MYTHES

native, contrastant avec les cellules de plus en plus lâches qu'on remarque en parcourant la coupe d'ouest en est, et qui ressemblent davantage à un tissu conjonctif. Envisagée dans cette perspective, l'involution côtîère formée par le détroit de Géorgie, celui de Juan de Fuca et Puget Sound, autour de laquelle s'organise la singularité orégonienne, apparaît comme une sorte de nœud ombilical des cultures nord-américaines, marquant le point qui les relia peut-être jadis à ce qu'en concrétisant une notion abstraite, on pourrait appeler leur cordon nourricier.

Dans une telle hypothèse dont on se gardera d'exagérer la portée, les mythes sur lesquels s'achève notre inventaire représenteraient les formes toujours vivantes, les plus riches et les mieux préservées aussi, d'un système qui, en se diffusant vers l'est et le sud, se serait progressivement décomposé, et dont nous n'aurions fait que retrouver, jusqu'au cœur de l'Amérique du Sud, les débris charriés et éparpillés au cours des siècles par le flux des migrations. Recueillant et mettant bout à bout ces morceaux, nous aurions patiemment reconstitué ce système tout au long de notre entreprise, remontant pas à pas jusqu'à sa source où, sous un état encore relativement intact, nous l'aurions enfin retrouvé.

On pourrait aussi interpréter les choses d'autre façon. Plutôt que de voir dans la singularité orégonienne le point de l'espace-temps où tous les brins d'un système mythique primordial, ailleurs effilochés, tiendraient encore ensemble par l'effet d'une survivance, on pourrait considérer que des récits, distincts à l'origine, vinrent s'y fondre et s'y unir, comme autant d'éléments d'un système possible qu'une opération synthétique fit passer à l'acte. Virtuels partout ailleurs, des mythes réduits à des états du système, seulement à une époque et dans un lieu seraient parvenus à s'articuler et à s'organiser pour engendrer ici un mythe vivant.

Mais on voit aussi que, du point de vue de l'analyse, les deux hypothèses s'équivalent, car, partant de l'une ou de l'autre et moyennant une inversion générale de tous les signes, nos opérations se seraient déroulées de la même façon. Du fait que le système global que nous nous sommes employé à restituer est clos, cela revient exactement au même de l'explorer du centre vers la périphérie, ou de la surface vers l'intérieur : de toute façon, sa courbure intrinsèque garantit qu'il sera parcouru dans sa totalité. Dans une situation de ce genre, on ne saurait préciser si l'on descend ou remonte le cours du temps.

Sans doute des analyses locales permettent-elles d'établir entre certaines transformations mythiques des rapports d'antériorité; nous l'avons plusieurs fois montré К Mais, quand on s'élève à un niveau suffisamment général pour

^contempler le système du dehors et non plus du dedans, la pertinence des consi- ; dérations historiques s'annule, en même temps que s'abolissent les critères I permettant de distinguer des états du système qu'on pourrait dire premiers ou

I derniers. { "-^— Ainsi se pourrait-il que la plus ingrate des quêtes reçût sa récompense : celle d'avoir, sans le chercher ni l'atteindre, déterminé le lieu de cette terre anciennement promise où s'apaiserait la triple impatience d'un plus tard qu'il faut attendre, d'un maintenant qui fuit, d'un vorace autrefois qui attire à lui, désagrège, effondre le futur dans les ruines d'un présent au passé déjà confondu.

1. Le Cru et le Cuit, pp. 229, 313-317; Du Miel aux cendres, pp. 295-307; L'Origine des manières de table, pp. 210, 216-223, 321.

536

Page 33: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

LE TEMPS DU MYTHE С LEVI-STRAUSS

En ce cas, notre recherche n'aurait pas été seulement celle du temps perdu. Car cet ordre du temps que l'étude des mythes dévoile n'est autre, en fin de compte, que l'ordre rêvé depuis toujours par les mythes eux-mêmes : temps mieux que retrouvé, supprimé; comme l'éprouverait celui qui, né pourtant au XXe siècle, serait pénétré par le sentiment croissant avec l'âge d'avoir eu, jeune, la chance de vivre dans le XIXe siècle auprès d'aînés qui y participèrent — mais de ne pas l'avoir su — comme eux-mêmes, par l'intermédiaire de proches qui y avaient appartenu, vivaient encore dans le XVIIIe siècle — mais ils ne le savaient pas non plus; de sorte qu'eussions-nous, ensemble, conjugué nos forces pour souder les maillons de la chaîne, chaque âge se consacrant à garder vivant celui d'avant pour ceux d'après, le temps eût été véritablement aboli. Et si nous tous les hommes, l'avions su depuis notre origine, nous aurions pu nouer une conjuration contre le temps, dont l'amour des livres et des musées, le goût des antiquaires et de la brocante, témoignent sur un mode parfois dérisoire qu'au cœur même de la civilisation contemporaine une tentative persiste, désespérée sans doute et inéluctablement vaine, pour arrêter le temps et le retourner dans l'autre sens.

L'intérêt que nous croyons prendre au passé n'est donc, en fait, qu'un intérêt pour le présent; en le reliant fermement au passé, nous croyons rendre le présent plus durable, l'arrimer pour l'empêcher de fuir et de devenir lui-même du passé. Comme si, mis au contact du présent, le passé allait par une miraculeuse osmose devenir lui-même présent, et que, du même coup, le présent fût prémuni contre son propre sort, qui est de devenir du passé. Et sans doute est-ce là ce que les mythes prétendent faire pour ce dont ils parlent; mais l'étonnant est qu'ils le fassent vraiment pour ce qu'ils sont.

Poussée jusqu'à son terme, l'analyse des mythes atteint un niveau où l'histoire s'annule elle-même. Comme ces Indiens Dakota du Canada qui remanient la version traditionnelle d'un mythe tribal pour neutraliser la contradiction, vécue par eux au cours d'une migration récente et historiquement attestée, entre les idéologies des Sioux et des Algonkin, tous les peuples des deux Amériques semblent n'avoir conçu leurs mythes que pour composer avec l'histoire et rétablir, sur le plan du système, un état d'équilibre au sein duquel viennent s'amortir les secousses plus réelles provoquées par les événements. Sinon, comment comprendre que ces éléments du système, désignés par nous sous le nom d'opérateurs binaires — oiseaux gallinacés, poissons plats, papillons et autres insectes, sciuridés, etc. — conservent leur fonction sémantique d'un bout à l'autre des deux Amériques, sans qu'il faille jamais tenir compte, pour expliquer cette résistance, des innombrables bouleversements démographiques et culturels qui sont intervenus au cours des siècles?

Cette unité et cette solidité du système constitueraient autant de mystères, si l'on ne prenait du peuplement de l'Amérique, et des rapports historiques et géographiques entre les différents groupes, une vue plus juste que celle vers quoi nous porterait spontanément notre propre condition de peuple dit civilisé.

En premier lieu, la rapidité des transports d'un point à l'autre du globe, que nous avons tendance à considérer comme une conquête récente, risque de faire sous-estimer les distances énormes que peuvent parcourir en quelques dizaines d'années ou quelques siècles de petites troupes de chasseurs, ou même de collecteurs et de ramasseurs, pour peu qu'ils veuillent aller de l'avant. Un des résultats les plus frappants de la recherche archéologique dans le Nouveau Monde est la coïncidence approximative des dates les plus anciennes d'occu-

537

Page 34: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

MYTHES

pation obtenues pour les deux hémisphères. Des deux côtés de l'équateur, les évaluations ont progressivement reculé au même rythme, et, au moment où nous écrivons, elles s'établissent ici et là aux alentours du douzième millénaire avant notre ère. II est probable qu'elles reculeront encore, mais tout donne à croire que ce sera de concert. A partir du moment où les hommes ont pénétré sans le savoir en Amérique par les terres émergées qui comblaient le détroit de Bering, ils se sont méthodiquement employés à occuper toute l'étendue du Nouveau Monde et quelques siècles ont probablement suffi à des bandes capables de marcher plusieurs dizaines de kilomètres par jour, même en tenant compte d'arrêts prolongés pendant des mois ou des années, pour se répartir à des distances plus ou moins considérables les unes des autres, depuis l'Alaska jusqu'à la Terre de Feu. Ce qu'on pourrait appeler une première mise en place des immigrants s'est faite sur toute l'étendue du continent, et dans un temps relativement court.

Mais qu'on ne nous prête pas l'idée absurde qu'avec cette première mise en place, les choses se sont arrêtées là. Même en prenant garde qu'à deux périodes seulement du pleistocene supérieur, les mouvements glaciaires ont laissé le passage ouvert entre l'Ancien et le Nouveau Monde — autour du vingt-cinquième millénaire d'abord, puis entre le treizième et le dixième environ — ces « fenêtres » furent suffisamment larges pour permettre plusieurs vagues des migrations successives, échelonnées sur des siècles ou des dizaines de siècles. Chacune a pu soit profiter de territoires laissés vacants, soit détruire ou déplacer les précédents occupants. Nous avons aussi admis 1 que, pendant cette longue histoire rien n'excluait des reflux de populations, car il n'y a pas de raison pour qu'elles se soient toujours dirigées dans le même sens.

Au moment où la découverte et la colonisation des deux Amériques allaient, en quelque sorte, foudroyer puis anéantir le devenir historique propre du continent, de tels mouvements de population se produisaient encore et, pendant les premiers siècles, l'arrivée des Blancs les a, selon les cas, prévenus, infléchis ou précipités. En Amérique du Sud, notamment chez les Tupi, ils ont continué par intermittence jusqu'au XXe siècle, et des observateurs qualifiés en furent témoins. Reconnaissons tout cela. Il n'en reste pas moins vrai, en vertu de nos remarques précédentes, qu'observées à un instant quelconque de leur histoire, les deux Amériques, bien qu'aux neuf dixièmes vides (l'Amérique centrale, le Mexique, et la zone andine exceptés), ont constitué un monde plein. Non pas, sans doute, au sens qu'une démographie devenue étouffante donne à ce terme, mais en tenant compte que de très petits groupes humains, auxquels une technologie rudimentaire impose d'exploiter d'énormes espaces pour la chasse, la collecte, le ramassage et même pour les besoins d'une agriculture itinérante, peuvent les occuper de manière effective en les parcourant sans trêve, même si cette occupation ressemble davantage à la façon dont une quantité infime de gaz se dilate et disperse ses molécules dans le volume entier du ballon où on Га mise, qu'à l'entassement des individus les uns sur les autres dans des ensembles immobiliers. Malgré leur faible population, les groupes dits primitifs savent exercer activement leur influence sur toute l'étendue d'un territoire, et jusqu'aux limites extrêmes où l'équilibre des forces fait prévaloir celle d'autres groupes. Il en résulte qu'au lieu de concevoir le Nouveau Monde des temps précolombiens comme

1. L'Origine des manières de table, p. 56.

538

Page 35: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

LE TEMPS DU MYTHE С LEVI-STRAUSS

un espace pratiquement vide au sein duquel, à des centaines de kilomètres les uns des autres, s'éparpillaient des petits noyaux humains isolés, il conviendrait plutôt de se le représenter comme un aggrégat compact de grosses cellules peu denses, mais peuplées chacune de façon diffuse dans tout son volume, et dont les parois jointives acquièrent de ce fait une rigidité relative.

En regardant les choses sous cet angle, il devient concevable que toute création originale en un lieu se répercute par contact direct dans les autres lieux, et qu'une dislocation survenant en un point du système entraîne, de proche en proche, sa complète réorganisation. La physique des métaux aide à comprendre comment un jeu très faible entre les molécules d'un corps rigide suffit pour que se modifie l'arrangement général, sans que l'aspect et les propriétés externes du corps lui-même changent, quand une tension dépassant un certain seuil s'exerce en un point déterminé. Pendant ce temps, il se peut néanmoins que ce corps soit impliqué du dehors dans toutes sortes de procès chimiques ou mécaniques qui modifient sa forme, sa consistance, sa couleur, ses propriétés et les usages auxquels il se prête, mais les deux types de phénomènes ne sont pas du même ordre de grandeur, et ils ne se déroulent pas sur le même plan.

Il est grand temps, pour l'ethnologie, de se délivrer de l'illusion créée de toutes pièces par les fonctionnalistes, qui prennent les limites pratiques où les enferme le genre d'études qu'ils préconisent pour des propriétés absolues des objets auxquels ils s'appliquent. Ce n'est pas une raison parce qu'un ethnologue se cantonne pendant un ou deux ans dans une petite unité sociale, bande ou village, et s'efforce de la saisir comme totalité, pour croire qu'à d'autres niveaux que celui où la nécessité ou l'opportunité le placent, cette unité ne se dissout pas à des degrés divers dans des ensembles qui restent le plus souvent insoupçonnés. A tout le moins, deux niveaux discrets d'activité doivent être distingués dans la vie des peuples sans écriture. D'une part, ce que nous appellerons le champ des interactions fortes et qui sont celles auxquelles, pour cette raison, on a surtout prêté attention : elles consistent dans les migrations, les épidémies, les révolutions et les guerres et se font sentir par intermittence, sous forme de secousses profondes dont les effets sont amples et durables. Mais à côté d'elles, on a trop négligé le champ des interactions faibles qui se produisent à une fréquence beaucoup plus rapide et avec une périodicité très courte, sous la forme des rencontres amicales ou hostiles, des visites et des mariages. Ce sont elles qui maintiennent le champ en agitation permanente. Ce frémissement de la surface sociale fait qu'à chaque instant, des vibrations locales de faible amplitude et douées d'une basse énergie se répercutent de proche en proche jusqu'aux extrémités du champ, indépendamment des changements démographiques, politiques ou économiques qui surviennent moins souvent, agissent plus lentement et à un niveau plus profond.

Il n'est donc pas contradictoire de reconnaître que chaque population américaine a vécu pour son propre compte une histoire très compliquée, mais qu'elle a cherché constamment à neutraliser ces avatars, en remaniant ses mythes dans une mesure compatible avec les contraintes des moules traditionnels auxquels ils devaient toujours s'adapter. Une histoire déjà amortie par ce travail interne réagit au dehors sur des productions similaires, des ajustements s'opèrent ou des oppositions nouvelles s'engendrent, transférant sur d'autres plans le bilan perpétuel des similarités et des contrastes. A l'occasion des rencontres intertribales, des mariages, des transactions commerciales ou des captures guerrières, toutes ces rectifications se déclenchent en chaîne et se propagent à

539

Page 36: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

mythes ;

contre-courant, beaucoup plus rapidement que les grands accidents qui scellent le destin des peuples. A peine ébranlé en un point, le système cherche son équilibre en réagissant dans sa totalité, et il le retrouve par le moyen d'une mythologie qui peut être causalement liée à l'histoire en chacune de ses parties mais qui, prise dans son ensemble, résiste à son cours, et réajuste constamment sa propre grille pour qu'elle offre la moindre résistance au torrent des événements qui, l'expérience le prouve, est rarement assez fort pour la défoncer et l'emporter dans son flux.

Claude LÉVI-STRAUSS.

540

Page 37: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

.

1

Espace sacré, temps sacré 1)- Espace sacré « Pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures ; il y a des portions d’espace qualitativement différentes des autres. « N’approche pas d’ici, dit le Seigneur à Moïse, ôte tes chaussures de tes pieds ; car le lieu où tu te tiens est une terre sainte » (Exode, III, 5). Il y a donc un espace, par conséquent « fort », significatif, et il y a d’autres espaces non-consacrés et partant sans structure ni consistance, pour tout dire : amorphes. Plus encore : pour l’homme religieux, cette non-homogénéité spatiale se traduit par l’expérience d’une opposition entre l’espace sacré, le seul qui soit réel, qui existe réellement, et tout le reste, l’étendue informe qui l’entoure. Disons tout de suite que l’expérience religieuse de la non-homogénéité de l’espace constitue une expérience primordiale, homologable à une « fondation du Monde ». Il ne s’agit pas d’une spéculation théorique, mais d’une expérience religieuse primaire, antérieure à toute réflexion sur le Monde. C’est la rupture opérée dans l’espace qui permet la constitution du monde, car c’est elle qui découvre le « point fixe », l’axe central de toute orientation future. (…). On voit donc en quelle mesure la découverte, c’est-à-dire la révélation de l’espace sacré a une valeur existentielle pour l’homme religieux : rien ne peut commencer, se faire, sans une orientation préalable, et toute orientation implique l’acquisition d’un point fixe. Pour cette raison, l’homme religieux s’est efforcé de s’établir au « centre du Monde ». Pour vivre dans le Monde, il faut le fonder, et aucun monde ne peut naître dans le « chaos » de l’homogénéité et de la relativité de l’espace profane. La découverte ou la production d’un point fixe -- le « Centre »-- équivaut à la création du Monde (…). Pour mettre en évidence la non-homogénéité de l’espace, telle qu’elle est vécue par l’homme religieux, on peut faire appel à un exemple : une église dans une ville moderne. Pour le croyant, cette église participe à un autre espace que la rue où elle se trouve. La porte qui s’ouvre vers l’intérieur de l’église marque une solution de continuité. Le seuil qui sépare les deux espaces indique en même temps la distance entre les deux modes d’être, profane et religieux. Le seuil est à a fois la borne, la frontière qui distingue et oppose deux mondes, et lieu paradoxal où ces mondes se communiquent, où peut s’effectuer le passage du monde profane au monde sacré. Une fonction rituelle analogue est dévolue au seuil des habitations humaines, et c’est pourquoi il jouit d’une telle considération. De nombreux rites accompagnent le passage du seuil domestique : on lui fait des révérences ou des prosternations, on le touche pieusement avec la main, etc. Le seuil a ses « gardiens » : dieux et esprits qui défendent l’entrée aussi bien à la malveillance des hommes qu’aux puissances démoniaques et pestilentielles. C’est sur le seuil qu’on offre des sacrifices aux divinités gardiennes. C’est également là que certaines cultures palé-orientales (Babylone, Egypte, Israël) situaient le jugement. Le seuil, la porte montrent d’une façon immédiate et concrète la solution de continuité de l’espace ; d’où leur grande

Page 38: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

.

2

importance religieuse, car ils sont tout ensemble les symboles et les véhicules du passage. On comprend dès lors pourquoi l’église participe à tout autre espace que les agglomérations humaines qui l’entourent. A l’intérieur de l’enceinte sacrée, le monde profane est transcendé. Aux niveaux plus archaïques de culture, cette possibilité de transcendance s’exprime par les différents images d’une ouverture : là, dans l’enceinte sacrée, la communication avec les dieux est rendue possible ; par conséquent, il doit exister une « porte » vers l’en haut, par où les dieux peuvent descendre sur la Terre et l’homme peut monter symboliquement au Ciel. Tout espace sacré implique une hiérophanie, une irruption du sacré qui a pour effet de détacher un territoire du milieu cosmique environnant et de le rendre qualitativement différent. Lorsque, à Caran, Jacob vit en songe l’échelle qui atteignait le ciel et sur laquelle les anges montaient et descendaient, et entendit le Seigneur au sommet, qui disaient : «Je suis l’Eternel, le Dieu d’Abraham », il s’éveilla saisi de crainte et s’écria : « Combien ce lieu est redoutable ! C’est bien la maison de Dieu : c’est ici la Porte des cieux ! » Il prit la pierre dont il avait fait son chevet, il l’érigea en monument, et il versa de l’huile sur son sommet ; il appela cet endroit Béthel, c’est-à-dire « Maison de Dieu » (Genèse, XXVII, 12-19). Le symbolisme contenu dans l’expression « Porte des Cieux » est riche et complexe : la théophanie consacre un lieu par le fait même qu’elle le rend « ouvert » vers le haut, c’est-a-dire communiquant avec le Ciel, point paradoxal de passage d’un monde d’être à un autre. Souvent, il n’est pas besoin d’une théophanie ou d’une hiérophanie proprement dites : un signe quelconque suffit à indiquer la sacralité d’un lieu. « D’après la légende, le marabout qui fonda El-Hemel à a fin du XVI° siècle s’arrêta pour passer la nuit près de la source et planta un bâton en terre. Le lendemain, voulant le reprendre pour continuer sa route, il trouva qu’il avait pris racine et que es bourgeons avaient poussé. Il y vit l’indice de la volonté de Dieu et fixa sa demeure en cet endroit ». C’est que le signe porteur de signification religieuse introduit un élément absolu et met fin à la relativité et à a confusion. Quelque chose qui n’appartient pas à ce monde-ci s’est manifesté d’une manière apodictique et, ce faisant, a tracé une orientation ou a décidé d’une conduite. (…). Ces quelques exemples nous ont montré les différents moyens par lesquels l’homme religieux reçoit la révélation d’un lieu sacré. Dans chacun de ces cas, les hiérophanies ont annulé l’homogénéité de l’espace et ont révélé un « point fixe ». Mais puisque l’homme religieux ne peut vivre que dans une atmosphère imprégnée du sacré, il faut nous attendre à une multitude de techniques pour en consacrer l’espace. Nous l’avons vu : le sacré est le réel par excellence, à a fois puissance, efficience, source de vie et de fécondité. Le désir de l’homme religieux de vivre dans le sacré équivaut , en fait, à son désir de se situer dans la réalité objective , de ne pas se laisser paralyser par la relativité sans fin des expériences purement subjectives, de vivre dans un monde réel et efficient, et non pas dans une illusion. Ce comportement se vérifie dans tous les plans de son existence, mais il est surtout évident dans le désir de l’homme religieux de se mouvoir dans un monde sanctifié, c’est-à-dire dans un espace sacré. C’est pour cette raison que l’on a élaboré des techniques d’orientation, qui sont à proprement parler techniques de constructions de

Page 39: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

.

3

l’espace sacré. Mais il ne faut pas croire qu’il s’agit d’un travail humain, que c’est grâce à son effort que l’homme réussit à consacrer un espace. En réalité, le rituel par lequel il construit un espace sacré est efficient dans la mesure où il reproduit l’œuvre des dieux. Mais pour mieux comprendre la nécessité de construire rituellement l’espace sacré, il faut insister quelque peu sur la conception traditionnelle du « Monde » : on se rendra alors immédiatement compte que tout « monde » est pour l’homme religieux un « monde sacré ». Ce qui caractérise les sociétés traditionnelles, c’est l’opposition qu’elles sous-entendent entre leur territoire habité et l’espace inconnu et indéterminé qui l’entoure : le premier, c’est le « Monde » (plus précisément : « notre monde »), le Cosmos ; le reste, ce n’est plus un Cosmos, mais une sorte d’ « autre monde », un espace étranger, chaotique, peuplé de larves, d’« étrangers » (assimilés, d’ailleurs, aux démons et aux fantômes). A première vue, cette rupture dans l’espace semble due à l’opposition entre un territoire habité et organisé, donc « cosmisé », et l’espace inconnu qui s’étend au-delà de ses frontières : on a, d’une part, un « Cosmos » et, d’autre part, un « Chaos ». Mais on verra que si, tout territoire habité est un « Cosmos », c’est parce qu’il a été préalablement consacré, parce que d’une manière ou d’une autre, il est l’œuvre des dieux ou communique avec leur monde. Le « Monde » (c’est-à-dire : « notre monde » est un univers à l’intérieur duquel le sacré s’est déjà manifesté, où, par conséquent, la rupture des niveaux est rendue possible. Tout ceci ressort très clairement du rituel védique de la prise de possession d’un territoire : la possession devient légalement valide par l’érection d’un autel du feu consacré à Agni. « On dit qu’on s’est installé lorsqu’on a construit un autel du feu (gârhapataya), et tous ceux qui ont construisent l’autel du feu sont légalement établis » (çatapatha brâhmana, VII, 1-4). Par l’érection d’un autel du feu, Agni est rendu présent et la communication avec le monde des dieux est assurée : l’espace de l’autel devient un espace sacré. (…). Les colons scandinaves, en prenant possession de l’Islande (land-nàma) et en la défrichant, ne considéraient cette entreprise ni comme une œuvre originale, ni comme un travail humain et profane. Pour eux, leur labeur n’était que répétition d’un acte primordial ; la transformation du Chaos en Cosmos par l’acte divin de la création. En travaillant la terre désertique, ils répétaient simplement l’acte des dieux qui avaient organisé le Chaos en lui donnant une structure, des formes et des normes. Qu’il s’agisse de défricher une terre inculte ou de conquérir et d’occuper un territoire déjà habité par d’ « autres » humains, la prise de possession rituelle doit de toute façon répéter la cosmogonie. Dans la perspective des sociétés archaïques, tout ce qui n’est pas « notre monde » n’est pas encore un « monde ». On ne fait « sien » un territoire qu’en le « créant » de nouveau, c’est-à-dire en le consacrant. Ce comportement religieux à l’égard des terres inconnues s’est prolongé, même en Occident, jusqu’à l’aube des temps modernes. Les « conquistadores » espagnols et portugais prenaient possession, au nom de Jésus-Christ, des territoires qu’ils avaient découverts et conquis. L’érection de la Croix consacrait la contrée, équivalait en quelque sorte à une « nouvelle naissance » : par le Christ, « les choses vieilles sont passées ; voici que toutes choses sont devenues nouvelles » (Corinthiens, V, 17). Le pays nouvellement découvert était « renouvelé », « recréé » par la Croix » Mircea ELIADE, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, pp. 21-28)

Page 40: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

.

4

2) Temps sacré Pas plus que l’espace, le Temps n’est pour l’homme religieux, homogène, continu. Il y a les intervalles de Temps sacré, le temps des fêtes (en majorité, des fêtes périodiques) ; il y a, d’autre part, le Temps profane, la durée temporelle ordinaire dans laquelle s’inscrivent des actes dénués de signification religieuse. Entre ces deux espèces de Temps, il existe bien entendu, une solution de continuité ; mais, par le moyen des rites, l’homme religieux peut « passer » sans danger de la durée temporelle ordinaire au Temps sacré. (…). L’homme religieux vit ainsi dans deux espèces de Temps, dont la plus importante, le Temps sacré, se présente sous l’aspect paradoxal d’un Temps circulaire, réversible et récupérable, sorte d’éternel présent mythique que l’on réintègre périodiquement par le truchement des rites. Ce comportement à l’égard du temps suffit à distinguer l’homme religieux de l’homme non-religieux : le premier se refuse de vivre uniquement dans ce qu’en termes modernes on appelle « présent historique » ; il s’efforce de rejoindre un Temps sacré qui, à certains égards, peut-être homologué à l’éternité. (…). Pour l’homme religieux, (…), la durée temporelle profane est susceptible d’être périodiquement « arrêté » par l’insertion, au moyen des rites, d’un Temps sacré, non-historique (dans le sens qu’il n’appartient pas au présent historique). De même qu’une église constitue une rupture de niveau dans l’espace profane d’une ville moderne, le service religieux qui se déroule dans son enceinte marque une rupture dans la durée temporelle profane : ce n’est plus le Temps historique actuel qui est présent, le temps qui est vécu, par exemple, dans les rues, et maisons voisines, mais le Temps dans lequel s’est déroulée l’existence historique de Jésus-Christ, le Temps sanctifié par sa prédication, par sa passion, sa mort et sa résurrection. Précisons néanmoins que cet exemple ne met pas en lumière toute la différence qui existe entre le Temps profane et le Temps sacré ; par rapport aux autres religions, le christianisme a en effet renouvelé l’expérience et le concept du Temps liturgique, en affirmant l’historicité de la personne du Christ. Pour un croyant, la liturgie se développe dans un Temps historique sanctifié par l’incarnation du Fils de Dieu. Le temps sacré périodiquement réactualisé dans les religions pré-chrétiennes (surtout dans les religions archaïques), c’est un Temps mythique, un Temps primordial, non-identifiable au passé historique, un Temps originel, dans le sens qu’il a jailli « tout d’un coup », parce qu’aucun Temps ne pouvait exister avant l’apparition de la réalité racontée par le mythe. (…). Le Temps de l’origine d’une réalité, c’est-à-dire le Temps fondé par sa première apparition, a une valeur et une fonction exemplaire ; pour cette raison l’homme s’efforce de le réactualiser périodiquement au moyen des rituels appropriés. Mais la « première manifestation » d’une réalité équivaut à sa création par les Etres divins ou semi-divins ; retrouver le Temps de l’origine implique, par conséquent la répétition rituelle de l’acte créateur des dieux. La réactualisation périodique des actes créateurs effectués par des Etres divins in illo tempore constitue le calendrier sacré, l’ensemble des fêtes. Une fête se déroule toujours dans le Temps originel. C’est justement la réintégration de ce Temps originel et sacré qui différencie le comportement humain pendant la fête de celui d’avant ou d’après. Dans beaucoup de cas on se livre durant

Page 41: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

.

5

la fête aux mêmes actes que dans les intervalles non fériés, mais l’homme religieux croit qu’il vit dans un autre Temps, qu’il a réussi à retrouver l’illo tempore mythique. Durant les cérémonies totémiques annuelles du type intichiuma, les Australiens Arunta reprennent l’itinéraire suivi par l’Ancêtre mythique du clan dans l’époque altcheringa (littéralement, « temps du rêve »). Ils s’arrêtent dans d’innombrables endroits où s’est arrêté l’Ancêtre et répètent les mêmes gestes qu’il a faits in illo tempore. Pendant toute la cérémonie ils jeûnent, ne portent pas d’armes et se gardent de tout contact avec leurs femmes ou avec des membres des autres clans. Ils sont complètement plongés dans le « Temps du rêve ». Les fêtes célébrées annuellement dans l’île polynésienne de Tikopia reproduisent les « œuvres des dieux », les actes par lesquels, dans les Temps mythiques, les dieux ont façonné le Monde tel qu’il est aujourd’hui. Le « Temps festif » dans lequel on vit pendant les cérémonies est caractérisé par certains interdits (tabou) : plus de bruit, de jeux, de danses. Le passage du Temps profane au Temps sacré est indiqué par la coupure rituelle d’un morceau de bois en deux. Les multiples cérémonies qui constituent les fêtes périodiques et qui, pour le répéter, ne sont que la réitération des gestes exemplaires des dieux, ne se distinguent pas, apparemment, des activités normales : il s’agit de réparations rituelles des barques, des rites relatifs à la culture des plantes alimentaires (yam, taro, etc.,), de remise en état des sanctuaires. Mais, en réalité, toutes ces activités cérémonielles se différencient des mêmes travaux exécutés dans le temps ordinaire par le fait qu’elles ne portent que sur quelques objets, qui constituent en quelque sorte les archétypes de leurs classes respectives, et aussi parce que les cérémonies se déroulent dans une atmosphère imbibée de sacré. En effet, les indigènes ont conscience de reproduire dans les plus infinis détails les actes exemplaires des dieux, tels que ceux-ci les ont exécutés in illo tempore. Ainsi, périodiquement, l’homme religieux devient le contemporain des dieux, dans la mesure où il réactualise le Temps primordial dans lequel se sont accomplies les œuvres divines. Au niveau des civilisations « primitives », tout ce que l’homme fait a son modèle trans-humain ; même en dehors du Temps « festif », ses gestes imitent les modèles exemplaires fixés par les dieux et les Ancêtres mythiques. Mais cette imitation risque de devenir de moins en moins correcte ; le modèle risque d’être défiguré ou même oublié. Les réactualisations périodiques des gestes divins, les fêtes religieuses, sont là pour réapprendre aux humains la sacralité des modèles. La réparation rituelle des barques ou la culture rituelle du yam ne ressemblent plus aux opérations similaires effectuées en dehors des intervalles sacrés. Elles sont plus exactes, plus proches des modèles divins, et d’autre part elles sont rituelles : leur intention est religieuse. On répare cérémoniellement une barque non pas parce qu’elle a besoin d’être réparée, mais parce que, dans l’époque mythique, les dieux ont montré aux hommes comment on répare les barques. Il ne s’agit plus d’une opération empirique, mais d’un acte religieux, d’une imitatio dei. L’objet de la réparation n’est plus des multiples objets qui constituent la classe des « barques », mais un archétype mythique : la barque même que les dieux ont manipulée « in illo tempore ». Par conséquent, le Temps dans lequel s’effectue la réparation rituelle des barques rejoint le Temps primordial : c’est le Temps même dans lequel œuvraient les dieux.

Page 42: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

.

6

Certes, tous les types de fêtes périodiques ne se laissent pas réduire à l’exemple que nous venons d’examiner. Mais ce n’est pas la morphologie de la fête qui nous intéresse, c’est la structure du Temps sacré actualisé par la fête. Or, on peut dire du Temps sacré qu’il est toujours le même, qu’il est « une suite d’éternités » (Hubert et Mauss). Quelle que soit la complexité d’une fête religieuse, il s’agit toujours d’un événement sacré qui a eu lieu ab origine et qui est rituellement rendu présent. Les participants deviennent les contemporains de l’événement mythique. En d’autres termes, ils « sortent » de leur temps historique--c’est-à-dire du Temps constitué par la somme des événements profanes, personnels et interpersonnels—et rejoignent le Temps primordial, qui est toujours le même, qui appartient à l’Eternité. L’homme religieux débouche périodiquement dans le Temps mythique et sacré, retrouve le Temps de l’origine, celui qui « ne coule pas » parce qu’il ne participe pas à la durée temporelle profane, est constituée par un éternel présent indéfiniment récupérable ». (Mircea ELIADE, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, pp. 60-77) 3)-Religiosité et «areligiosité » des sociétés modernes La grande partie des « sans religion » ne sont pas à proprement parler libérés des comportements religieux, des théologies et des mythologies. Ils sont parfois encombrés de tout un fatras magico-religieux, mais dégradé jusqu’à la caricature, et pour cette raison difficilement reconnaissable. Le processus de la désacralisation de l’existence humaine a abouti plus d’une fois à des formes hybrides de basse magie et de religiosité simiesque. Nous ne songeons pas aux innombrables « petites religions » qui pullulent dans toutes les villes modernes, aux églises, aux sectes et aux écoles pseudo-occultes, néo-spiritualistes ou soit disant hermétiques, car tous ces phénomènes appartiennent encore à la sphère de la religiosité, même s’il s’agit presque toujours d’aspects aberrants de pseudomorphose Nous ne faisons pas non plus allusion aux divers mouvements politiques et prophétismes sociaux, dont la structure mythologique et le fanatisme religieux sont facilement discernables. Il suffira, pour donner un seul exemple, de rappeler la structure mythologique au communisme et son sens eschatologique. Marx reprend et prolonge un des grands mythes eschatologiques du monde asiano-méditerranéen, à savoir : le rôle rédempteur du Juste (l’« élu », l’« oint », l’« innocent », le « messager » ; de nos jours, le «prolétariat »), dont les souffrances sont appelées à changer le statut ontologique du monde. En effet, la société sans classes de Marx et la disparition conséquente des tensions historiques trouvent leur plus exact précédent dans le mythe de l’Age d’Or qui, suivant des traditions multiples, caractérise le commencement et la fin de l’Histoire. Marx a enrichi ce mythe vénérable de toute une idéologie messianique judéo-chrétienne : d’une part, le rôle prophétique et la fonction sotériologique qu’il reconnaît au prolétariat ; de l’autre, la lutte finale entre le Bien et le Mal, qu’on peut rapprocher sans peine du conflit apocalyptique entre Christ et Antéchrist, suivi de la victoire décisive du premier. Il est de même significatif que Marx reprenne à son compte l’espoir eschatologique judéo-chrétien d’une fin absolue de l’Histoire ; il se sépare en cela des autres philosophies historicistes (par exemple,

Page 43: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

.

7

Croce, et Ortega y Grasset), pour qui les tensions de l’Histoire sont consubstantielles à la condition humaine et ne peuvent jamais être complètement abolies. Mais ce n’est pas uniquement dans les « petites religions » ou dans les mystiques politiques que l’on trouve des comportements religieux camouflés ou dégénérés : on les reconnaît également dans des mouvements qui se proclament franchement laïques, voire anti-religieux. Ainsi, dans le nudisme ou dans les mouvements pour la liberté sexuelle absolue -- idéologies où on peut déchiffrer des traces de la « nostalgie du Paradis », le désir de réintégrer l’état édénique d’avant la chute, lorsque le péché n’existait pas et qu’il n’y avait pas rupture entre les béatitudes de la chair et la conscience. Il est encore intéressant de constater combien les scénarios initiatiques persistent dans nombres d’actions et de gestes de l’homme areligieux de nos jours. (…). Mais même des techniques spécifiquement modernes, comme la psychanalyse, gardent encore le canevas initiatique. Le patient est invité à descendre très profond en lui-même, à faire revivre son passé, à affronter de nouveau ses traumatismes et, du point de vue formel, cette opération périlleuse ressemble aux descentes initiatiques aux « Enfers », parmi les larves, et aux combat avec les « monstres ». Tout comme l’initié devrait sortir victorieusement de ses épreuves, « mourir » et « ressusciter » pour pouvoir accéder aux valeurs spirituelles, l’analysé de nos jours doit affronter son propre « inconscient », hanté de larves et de monstres, pour retrouver la santé et ‘intégrité psychiques, et le monde des valeurs culturelles. Mais l’initiation est si étroitement liée au mode d’être de l’existence humaine qu’un nombre considérable de gestes et d’actions de l’homme moderne répètent encore des scénarios initiatiques. Maintes fois, la « lutte avec la vie », les « épreuves », les « difficultés » qui entravent une vocation ou une carrière réitèrent en quelque sorte les épreuves initiatiques : c’est-à-dire des « coups » qu’il reçoit , de la « souffrance », des « tortures » morales, ou même physiques, qu’il subit, qu’un jeune homme s’« éprouve » lui-même, connaît ses possibilités, rend conscience de ses forces et finit par devenir soi-même, soit spirituellement adulte et créateur (il s’agit, bien entendu, de la spiritualité telle qu’elle est comprise dans le monde moderne). Car toute existence humaine se constitue par une série d’épreuves, par l’expérience réitérée de la « mort » et de la « résurrection ». Et c’est pourquoi, dans un horizon religieux, l’existence est fondée par l’initiation ; on pourrait presque dire que, dans la mesure où elle s’accomplit, l’existence humaine est elle-même initiation. En somme, la majorité des hommes « sans religion » partagent encore des pseudo-religions et des mythologies dégradées. Ce qui n’a rien pour nous étonner, du moment que l’homme profane est le descendant de l’homo religiosus et ne peut pas annuler sa propre histoire, c’est-à-dire les comportements de ses ancêtres religieux, qui l’ont constitué tel qu’il est aujourd’hui. D’autant plus qu’une grande partie de son existence est nourrie par des pulsions qui lui arrivent du tréfonds de son être, de cette zone qu’on a appelé l’inconscient. Un homme uniquement rationnel est une abstraction ; il ne se rencontre jamais dans la réalité. Tout être humain est constitué à la fois par son activité consciente et par ses expériences irrationnelles. Or, les contenus et les structures de l’inconscient présentent des similitudes étonnantes avec les images et les figures mythologiques. Nous n’entendons pas dire que les mythologies sont le « produit » de l’inconscient, car le

Page 44: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

.

8

mode d’être du mythe est justement qu’il se révèle en tant que mythe, qu’il proclame que quelque chose s’est manifesté d’une manière exemplaire. (…). Pourtant, les contenus et les structures de l’inconscient sont le résultat de situations existentielles immémoriales, surtout des situations critiques, et c’est la raison pour laquelle l’inconscient présente une aura religieuse. Toute crise existentielle met de nouveau en question à la fois la réalité du Monde et la présence de l’homme dans le Monde : la crise existentielle est, en somme, « religieuse », puisque, aux niveaux archaïques de culture, l’être se confond avec le sacré. Comme nous l’avons vu, c’est l’expression du sacré qui fonde le Monde, et même la plus élémentaire religion est, avant tout, une ontologie. Autrement dit, dans la mesure où l’inconscient est le résultat des innombrables expériences existentielles, il ne peut pas ne pas rassembler divers univers religieux. Car la religion est la solution exemplaire de toute crise existentielle, non seulement parce qu’elle est indéfiniment repérable, mais aussi parce qu’elle est considérée d’origine transcendantale et, d’un autre monde, trans-humain. La solution religieuse non seulement résout la crise, mais en même temps rend l’existence « ouverte » à des valeurs qui ne sont pas contingentes ni particulières, permettant ainsi à l’homme de dépasser les situations personnelles et, en fin de compte, d’accéder au monde de l’esprit. . Nous n’avons pas à développer ici toutes les conséquences de cette solidarité entre le contenu et les structures de l’inconscient, d’une part, et les valeurs de la religion d’autre part ; Il nous a fallu faire allusion pour montrer en quel sans même l’homme le plus franchement areligieux partage encore, au plus profond de son être, un comportement religieusement orienté. Mais les « mythologies privées » de l’homme moderne, ses rêves, ses songes, ses fantasmes, etc., n’arrivent pas à se hausser au régime ontologique des mythes, faute d’être vécues par l’homme total, et ne transforment pas une situation particulière en situation exemplaire. De même que les angoisses de l’homme moderne, ses expériences oniriques ou imaginaires, bien que « religieuses » du point de vue formel, ne s’intègrent pas, comme chez l’homo religiosus, dans une Weltanschauung et ne fondent pas un comportement L’activité inconsciente de l’homme moderne n’arrête pas de lui présenter d’innombrables symboles, et chacun a un message à transmettre, une mission à remplir, en vue d’assurer l’équilibre de la psyché ou de le rétablir. Comme nous l’avons vu, le symbole non seulement rend le Monde « ouvert », mais aide aussi l’homme religieux à accéder à l’universel. C’est grâce aux symboles que l’homme sort de sa situation particulière et s’« ouvre » vers le général et l’universel. Les symboles éveillent l’expérience individuelle et transmuent en acte spirituel, en saisie métaphysique du Monde. Devant un arbre quelconque, symbole de l’Arbre du Monde et image de la Vie cosmique, un homme des sociétés prémodernes est capable d’accéder à la plus haute spiritualité : en comprenant le symbole, il réussit à vivre l’universel. C’est la vision religieuse du Monde et l’idéologie qui l’exprime qui lui permettent de faire fructifier cette expérience individuelle, de l’ « ouvrir » vers l’universel. L’image de l’arbre est encore assez fréquente dans les univers imaginaires de l’homme moderne areligieux : elle constitue un chiffre de sa vie profonde, du drame qui se joue dans son inconscient et qui intéresse l’intégrité de sa vie psycho-mentale et, partant, sa propre existence. Mais tant que le symbole de l’Arbre n’éveille pas la conscience totale de l’homme en la rendant « ouverte » à l’universel, on ne peut pas dire qu’il a rempli complètement sa fonction. Il n’a « sauvé » qu’en partie l’homme de sa situation individuelle, en lui permettant, par exemple, d’intégrer une crise de

Page 45: « Le temps dans Oedipe-Roi - · PDF fileetc. Il n’a pas de bornes et peut également signifier la destinée, l’âge, la génération ou l’éternité. On retrouve notamment le

.

9

profondeur, et en lui rendant l’équilibre psychique provisoirement menacé, mais il ne l’a pas encore haussé à la spiritualité, il n’a pas réussi à lui révéler une des structures du réel. Cet exemple suffit, il nous semble, à montrer en quel sens l’homme areligieux des sociétés modernes est encore nourri et aidé par l’activité de son inconscient, sans pour autant y accéder à une expérience et à une vision du monde proprement religieux. L’inconscient lui offre des solutions aux difficultés de sa propre existence créatrice des valeurs, la religion en assure l’intégrité. En un certain sens, on pourrait presque dire que, chez ceux des modernes qui se proclament areligieux, la religion et la mythologie se sont « occultées » dans les ténèbres de leur inconscient – ce qui signifie aussi que les possibilités de réintégrer une expérience religieuse de la vie gisent, chez de tels êtres, très profondément en eux-mêmes. Dans une perspective judéo-chrétienne on pourrait également dire que la non-religion équivaut à une nouvelle « chute » de l’homme : l’homme areligieux aurait perdu la capacité de vivre consciemment la religion et donc de la comprendre et de l’assumer ; mais, dans le plus profond de son être, il en garde encore le souvenir, de même qu’après la première « chute », et bien que spirituellement aveuglé, son ancêtre, l’homme primordial, Adam, avait conservé assez d’intelligence pour lui permettre de retrouver les traces de Dieu visibles dans le Monde. Après la première « chute », la religiosité était tombée au niveau de conscience déchirée ; après la deuxième « chute », elle est tombée plus bas encore, dans les tréfonds de l’inconscient : elle a été « oubliée ». Ici s’arrêtent les considérations de l’historien des religions. Ici aussi commence la problématique propre au philosophe, au psychologue, voire au théologien ». ( ELIADE Mircea, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, pp. 174-181)