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Le Temps de l'autobiographie · décrire de manière somme toute adéquate. Et pourtant, une fois cette définition faite, nous nous retrouvons face à l'impossibilité de ce tout

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Le Temps de l'autobiographie Violette Leduc

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© PUV, Saint-Denis, 1998

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L'Imaginaire du Texte

S u s a n M a r s o n

Le Temps de l'autobiographie Violette Leduc

ou la mort avant la lettre

Presses Universitaires de Vincennes

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... la passivité du temps, qui est la patience même.

Levinas, La Mort et le Temps

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Introduction

...criant d'une voix éclatante : « En vérité, c'est la vie elle- même », il se tourna brusquement pour regarder sa bien-aimée : elle était morte !

Edgar Allan Poe

On ne peut inscrire toute une vie dans l'espace d'un livre, pas plus qu'un artiste ne peut la peindre sur une toile. Et si jamais, par quelque trait de génie, l'on réussissait à le faire, à cet instant même il serait déjà trop tard : le glas a sonné, et la réussite se paie au prix de la vie. L'autobiographie va encore plus loin, voulant prendre la vie de l'écrivain lui-même. Elle s'impose une tâche irréalisable : écrire toute sa vie ; vivre, raconter et écrire en même temps ; tout faire donc, et tout à la fois.

D'emblée, quiconque veut aborder l'autobiographie se trouve confronté à ce double constat contradictoire : l'auto-

biographie est impossible, mais des textes autobiographiques abondent. Ces textes donnent lieu à une notion d'auto- biographie, voire à une définition du genre capable de les

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décrire de manière somme toute adéquate. Et pourtant, une fois cette définition faite, nous nous retrouvons face à l'impossibilité de ce tout à la fois de l'autobiographie, et il reste, à la lecture, le sentiment obscur qu'il s'agit, aussi, de bien autre chose que le simple récit d'une vie. Si ce constat initial est exact, il ne s'agit ni de redéfinir la notion, ni de mettre en cause le caractère autobiographique des textes, mais plutôt de poser la question d'une autre manière. Que peut être l'autobiographie pour qu'elle existe tout en se posant comme impossibilité ?

Philippe Lejeune a défini l'autobiographie comme un « récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie indivi- duelle, et en particulier sur l'histoire de sa personnalité 1 ». Les critères selon lesquels un corpus de textes a pu se constituer sous le nom d'autobiographie seraient ainsi au nombre de trois : un certain rapport au réel (une personne réelle fait le récit de sa propre vie) ; une forme narrative particulière (le récit rétrospectif et autodiégétique ; un principe d'identité (entre auteur, narrateur et personnage). De tels critères semblent, de prime abord, indiquer de manière adéquate d'une part les notions associées au terme d'autobiographie, d'autre part les caractéristiques formelles communes aux textes qui composent aujourd'hui la tradition du genre, d'Augustin ou de Rousseau à Sartre voire au-delà. Forment-ils pour autant les conditions de possibilité de l'autobiographie ? Lorsque nous parlons d'un texte en termes de réalité et d'identité, nous supposons que ce texte est capable d'établir une identité et de transcrire, ou de donner à lire, une réalité, ce qui ne va pas du tout de soi. De la même manière, parler du récit rétrospectif, c'est supposer que l'on puisse, en écrivant, se distancier de cette mise en récit, ce qui n'est pas sûr non plus. Dès que ces critères se mettent en question, l'autobiographie apparaît sous le signe de l'impossible.

L'impossibilité de l'autobiographie serait coextensive à la notion même de ce genre. « Depuis qu'il existe des

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autobiographies », remarque Lejeune, « on a douté qu'il fût possible d'en écrire 3 » Comme l'écrit Michel Neyraut,

[...] tout le monde sait ou croit savoir qu'il est impossible d'inventer un personnage, le moindre événement, le plus infime détail, sans que l'auteur, en pleine lumière ou à son insu, ne soit compromis par cette aventure. Tout le monde sait qu'un autobiographe, après avoir terminé l'histoire de sa vie, peut la recommencer cent fois sans que jamais l'édition définitive en puisse être établie. Tout le monde sait enfin que la plus étroite objectivité exige la plus haute imagination 4

Tout le monde se doute encore, ajoute Neyraut, reprenant Michel Butor, que la vie n'est pas un texte qu'il s'agit de transposer, et chacun sait que créer un personnage, c'est se mettre dans la peau de quelqu'un d'autre, que ce soit un personnage autobiographique ou non. Il est tout aussi clair que dans la fiction, il est impossible d'innover à partir de r i e n 5

L'autobiographie doit faire face à la difficulté de raconter un vécu réel, mais aussi cet autre vécu qui est l'acte même de raconter. Comment est-il possible qu'une vie soit contenue dans un livre, livre qui lui-même fait partie de cette vie ? Que l'autobiographie soit à la fois ce qui complète et met le dernier mot à la vie, et ce qui se détache de l'existence comme une sorte d'ajout ? Qu'elle soit en même temps le premier et le dernier mot, à la fois acte de naissance et nécrologie, une voix venue d'outre-tombe du vivant de l'auteur ? Comment peut-on raconter de sa propre voix le début ou la fin d'une vie, puisque la naissance et la mort échappent à l'expérience et à la parole ? Comme le remarque Louis Marin, le texte autobiographique se voit contraint de parler à travers la voix d e s a u t r e s , d e c i t e r s a b i o g r a p h i e o u s a n é c r o l o g i e p r é c o c e 7

On ne peut, semble-t-il, mettre la vie en mots, et même si l'on réussissait à la raconter sans y faire entrer une part de fiction, ce récit serait voué, dès le début, à l'inachèvement - car il est clair que, sauf par une chance heureuse, le récit autobiographique ne peut jamais réellement arriver à son terme.

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La théorie n'a certes jamais empêché d'exister 8 et les doutes quant à sa possibilité n'ont gêné ni la production de textes autobiographiques, ni leur propre théorisation. Au contraire, la définition de l'autobiographie, formée par Lejeune à partir d'un corpus existant, énumère des notions mises en jeu par les textes eux-mêmes : honnêteté, sincérité, globalité, véracité, autant de mots à valeur morale pour exprimer l'identité et le rapport au réel. En ce sens, sa définition constitue une description d'autant plus fidèle qu'elle indique non seulement les caractéristiques du texte autobiographique, mais aussi l'aporie à laquelle il donne lieu. N'est-ce pas donc définir l'autobiographie comme impossibilité ? Peut-être faut-il la lire, en effet, comme une description de ce que le texte autobiographique semble viser, sans pour autant s'y conformer entièrement : c'est en ce sens que nous parlerons par la suite du projet autobiographique.

L'aporie autobiographique a partie liée avec le temps du projet : vouloir tout faire, et tout à la fois. Le projet s'approche de l'impossible précisément dans la mesure où il vise une simultanéité entre des actes qui ne relèvent pas d'une seule et même temporalité. Car si l'autobiographie tient, d'abord, de la mise en récit d'une vie réelle, elle implique aussi, du moins par dénomination, l'inscription de la vie de qui écrit, et l'identité autobiographique doit ainsi s'établir entre le personnage, le narrateur et l' écrivain, entre la réalité et son récit écrit. L'on peut, en effet, difficilement vivre, raconter et écrire en même temps, surtout si l'on veut avoir quelque chose à dire. Mais s'agit-il réellement, dans l'autobiographie, d'un seul et même temps ? Lorsque l'écrivain écrit la version finale du récit de sa naissance, alors que le narrateur, lui, commence juste à raconter son autobiographie, il est clair que l'auteur, le narrateur et le personnage ne sont pas identiques. Ils n'agissent pas en même temps, et l'activité de chacun relève d'une temporalité particulière : celle de l'événement vécu, du récit, ou bien de l'écriture. L'autobiographie paraît ainsi se fonder sur une tension temporelle qui défait, avant même qu'elle ne puisse s'établir, tout rapport d'identité entre monde, récit et texte.

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Le temps apparaît d'abord comme ce qui limite l'auto- biographie, la vouant à l'inachèvement. L'écrivain passe du temps à mettre le passé sur le papier devant lui : il ne peut éviter d'être saisi par cette discordance entre la durée d'une vie et celle de son écrit, et il sait d'avance que la fin de sa vie risque de devancer la fin du récit. Dès lors, le temps apparaît aussi comme cet écart qui divise le sujet dans l'écriture. En s'écrivant, l'auteur se voit contraint à se modeler en personnage ; sujet, il se transforme en objet, distancié de lui- même par un décalage temporel, léger peut-être, mais néanmoins irréductible. Toute autobiographie vise sans doute le moment où cet écart deviendra identité, où le pronom je pourra faire référence en même temps à celui qui agit, écrit, et qui se raconte écrire et agir ; toute autobio- graphie s'écrit ainsi en vue d'un moment de rencontre entre la vie et l'écrit, moment qui ne peut que survenir trop tard, à la mort même de l'auteur. Il se peut, cependant, que cette tension née d'une hétérogénéité temporelle soit, aussi, la chance de l'autobiographie. Tout faire, et tout à la fois, serait peut-être concevable si l'on était plusieurs, et que chacun pouvait prendre son temps. De manière générale, l'aporie de l'autobiographie - ce tout en même temps contradictoire - tient à une conception du temps homogène. L'analyse temporelle paraît ainsi offrir un moyen pour penser l'autobiographie au-delà du constat préliminaire de son impossibilité.

Poser la question du temps de l'autobiographie, c'est s'adresser, d'une part, aux textes autobiographiques dans leur complexité temporelle, au niveau aussi bien de l'histoire et de la narration, que de l'écriture. D'autre part, c'est s'adresser à la notion d'autobiographie, aux conditions de réussite du projet : la mise en récit, mais aussi l'inscription d'une identité et d'un rapport au réel.

Le récit met entre parenthèses l'espace et le temps du monde réel pour créer une autre réalité, que ce soit un monde fictif, ou bien le temps passé ; la fonction mimétique du langage narratif exige, en ce sens, une négation du monde extérieur. Tout le monde s'accorderait à le dire, l'on peut

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difficilement lire tout en se préoccupant des exigences de la vie quotidienne : il faut entrer dans le récit et, du moins pendant un moment, y croire. Pourtant, à l'intérieur du texte, rien ne distingue l'autobiographie de l'histoire fictive : la constitution d'un rapport entre le texte et le monde réel est le problème fondamental du récit autobiographique.

Si le réel peut se définir comme ce qui échappe au langage 9 le texte autobiographique ne peut cependant y établir un rapport qu'à travers le langage narratif. Dans la mesure où la narration se fonde sur la fonction mimétique, elle ne peut éviter, sinon la fiction, du moins des structures fictives. En revanche, le moment où le système narratif montre une faille - où il manque à faire sens, où il se contredit - pourrait très bien marquer une ouverture vers ce que le récit ne peut contenir, et donc vers une certaine réalité. La possibilité de l'autobiographie, en ce sens, semble tenir à sa pluralité constitutive, qui permettrait d'indiquer les limites du récit, et d'inscrire des traces graphiques non narratives : entre autres, le nom propre en sa fonction de signature.

Prendre comme point de départ les contradictions de l'autobiographie, c'est dépasser le constat de l'aporie pour la soumettre à l'analyse, et pour poser ainsi la question de la possibilité de l'autobiographie. Selon quel mode temporel le récit peut-il inscrire ce réel qu'est l'acte d'écrire ? La question ne peut s'adresser qu'aux textes mêmes.

En effet, si l'autobiographie, au sens du projet, est nécessairement narrative, le terme « autobiographique » s'applique aux formes littéraires les plus diverses - romans, poèmes, journaux intimes, cahiers de notes, manuscrits. C'est en interrogeant cet usage plus large du terme que Michel Beaujour a pu cerner la notion d'autoportrait 10 ou encore que Serge Doubrovsky a forgé le mot « auto- biographiques », désignant par là le geste même de la signature ou de l'inscription du sujet écrivant 11 Un tel usage du terme paraît faire abstraction de la plupart des critères qu'énumère la définition de Lejeune : il ne s'agit plus d'un récit rétrospectif en prose qui met en récit la vie d'un

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individu et le développement de sa personnalité. Il paraît plutôt désigner toute expression de l'identité dans l' écriture. Le mot « autobiographique » serait ainsi sur la voie de devenir synonyme de l'écriture en général, de tout texte écrit et signé du nom de l'auteur.

Serait-il concevable que l'autobiographie soit, comme le prétend Rodolphe Gasché 12 un paradigme de l'écriture en tant que telle ? Le texte autobiographique serait ainsi exemplaire d'un fonctionnement à l'œuvre dans n'importe quel texte graphique. Faut-il penser pour autant qu'il y ait toujours, dans l'écriture, une part d'autobiographie en ce sens plus étendu ? Nous savons que la singularité de l'autobiographie ne peut tenir à sa seule narrativité autodiégétique et rétrospective, commune à bien des récits de fiction ; mais il serait sans doute tout aussi tenable de proclamer le caractère fictif de toute narration que de voir un arrière-fond d'autobiographie en toute écriture. Au moment où il semble que tout texte est autobiographique, écrit Paul de Man, on devrait dire au même titre qu'aucun texte ne l'est, ni ne peut l'être 13 Faut-il rester sur un tel paradoxe et se contenter d'un constat du caractère fuyant de la notion d'autobiographie : elle est partout et nulle part à la fois ? Ou est-ce qu'au contraire l'autobiographie se fonde en sa singularité sur une telle contradiction constitutive ?

L'œuvre de Violette Leduc appelle le même constat contradictoire que l'autobiographie elle-même. Une lecture des textes comme autobiographie est non seulement possible, mais, à en croire les critiques consacrées à cet auteur, inévitable. Cependant, que cette appréciation de son écriture s o i t l a u d a t i v e o u n é g a t i v e 1 4 e l l e e s t t o u t a u m o i n s

p r o b l é m a t i q u e , e t l e p l u s s o u v e n t r é d u c t r i c e , c a r i l n ' y a

f i n a l e m e n t a u c u n d e s e s l i v r e s q u i n e s ' a p p l i q u e à m u l t i p l i e r

d e s r é f é r e n c e s e x p l i c i t e s à l a d i s s i m u l a t i o n , a u m e n s o n g e , a u

m é l a n g e d e l a v i e r é e l l e e t f i c t i v e . À e n c r o i r e d o n c l e s t e x t e s ,

u n e t e l l e l e c t u r e e s t a u p l u s p r è s d e l ' i m p o s s i b l e .

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Leduc a écrit onze livres, ainsi que diverses nouvelles et courts récits publiés en revue. Ses deux premiers textes - L'Asphyxie (1946) et L'Affamée (1948) - sont des récits de construction fragmentaire, écrits à la première personne. Ravages (1955) se présente sous une forme romanesque ; le livre intitulé La Vieille fille et le mort (1958) contient deux nouvelles écrites à la troisième personne ; Trésors à prendre (1960) se présente comme un journal de voyage. La Bâtarde (1964) forme, avec La Folie en tête (1970) et La Chasse à l'amour (1973), une suite autobiographique au sens du projet : y est racontée la vie de Violette Leduc de sa naissance, en 1907, jusqu'à 1964, l'année de la parution du premier tome. Leduc a également publié un récit intitulé La Femme au petit renard (1965) ; le début du roman Ravages, censuré à l'époque par Gallimard, fut repris et édité en volume séparé sous le titre de Thérèse et Isabelle (1966). En 1971 est paru un court texte dialogique, Le Taxi.

L'œuvre de Leduc témoigne ainsi d'une division assez nette entre les récits, d'une part, et les trois volumes de l'autobiographie d'autre part. Dans la mesure où ces volumes reprennent souvent des histoires racontées dans d'autres livres de Leduc, l'œuvre prend effectivement une allure que l'on peut qualifier d'autobiographique au sens large, et constitue ainsi un espace autobiographique 15 Le lecteur peut retrouver dans La Bâtarde des éléments de L'Asphyxie, le premier livre de Leduc. Le deuxième tome de l'autobiographie, La Folie en tête, fait explicitement référence aux livres de l'œuvre romanesque : L'Affamée serait ainsi le récit de son rapport difficile avec Simone de Beauvoir, et Ravages le récit transposé de son mariage avec Gabriel Mercier. Thérèse et Isabelle raconterait l'histoire (reprise sous une autre forme dans La Bâtarde) des amours réellement vécues au collège. Il n'y a rien là de surprenant : toute autobiographie d'un écrivain fait référence, le plus souvent, aux livres antérieurs, et peut expliciter l'arrière- fond autobiographique de tel ou tel roman.

Ce qui frappe, cependant, dans le cas de l'œuvre de Leduc, c'est que les trois tomes de l'autobiographie

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proprement dite viennent non pas éclairer ou dévoiler le caractère véridique d'un récit apparemment fictif, au contraire, ils viennent redoubler et confirmer une œuvre perçue comme étant déjà de l'ordre de l'autobiographie. Autrement dit, en rédigeant le récit de sa vie, Leduc n'aurait fait que répéter une histoire déjà écrite et publiée. Ce phénomène serait dû, en partie, à une particularité de la réception des livres de Leduc : avant la publication de La Bâtarde, son œuvre avait peu de lecteurs. Les écrivains qui faisaient son éloge à l'époque - Genet, Cocteau, Camus, Jouhandeau, Sarraute - s'intéressaient d'ailleurs moins au contenu de ses textes qu'à la violence inattendue de son écriture. En revanche, La Bâtarde, préfacée par Simone de Beauvoir, a connu un vif succès au moment de sa publication en 1964. Ainsi, le plus souvent, les premiers livres de Leduc sont lus de façon rétrospective, à partir d'une lecture de l'autobiographie.

Ce mouvement de lecture est en quelque sorte préparé par Beauvoir, puisque sa préface sert comme introduction non pas à ce texte particulier qu'est La Bâtarde, mais aux livres de Leduc en général :

Obsédée par elle-même, toutes ses oeuvres - sauf Les Boutons dorés - sont plus ou moins autobiographiques : souvenirs, journal d'un amour, ou plutôt d'une absence ; journal d'un voyage ; roman qui transpose une période de sa vie ; longue nouvelle qui met en scène ses fantasmes ; La Bâtarde, enfin, qui r e p r e n d e t d é p a s s e s e s l i v r e s a n t é r i e u r s 16

L a l e c t u r e p r o p o s é e p a r B e a u v o i r s ' a p p u i e s u r c e q u ' e l l e

n o m m e l a « s u r p r e n a n t e b o n n e f o i » e t l a « s c r u p u l e u s e

honnêteté » de Leduc 17 perspective qui sous-entend le caractère autobiographique de l'œuvre, mais qui le renforce aussi : dans chacun de ses textes, l'auteur se raconte avec une sincérité exemplaire. En effet, ce principe de lecture - l'auteur parle toujours d'elle-même - implique une confusion entre le personnage et l'écrivain auquel aucun texte ne pourra échapper par la suite : tout ce qui s'y dit, chaque personnage mis en scène, ne deviennent qu'une

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tacette supplémentaire de la personnalité de l'auteur. Par conséquent, l'objet et le sens même du texte seront inévitablement réduits à une description de l'écrivain et de sa vie. Du moment où celui qui écrit et le personnage qu'il décrit ne font qu'un, l'écriture même a tendance à s'effacer.

Peut-on cependant écrire plusieurs autobiographies d'une même vie tout en gardant une apparence de véracité narrative ? Certes, c'est cette répétition de ce que Barthes appellerait des « biographèmes » 18 qui renforce l'allure autobiographique de l'œuvre. En revanche, la ressemblance entre deux récits met aussi en relief les différences qui les séparent - omissions, contradictions, ajouts, mais aussi des variations sur le nom propre, ou des divergences lexicales ou stylistiques. Si trois livres de Leduc forment un projet autobiographique, comment penser leur rapport différentiel avec le reste de l'œuvre ? Peut-on parler en termes quantitatifs - un texte serait plus ou moins autobio- graphique, plus ou moins vrai, qu'un autre - sans faire violence à la notion même d'autobiographie ? « L'auto- biographie », écrit Lejeune, « ne comporte pas de degrés : c ' e s t t o u t o u r i e n 1 9 »

F a u t - i l d o n c r é c u s e r c e j u g e m e n t , s i l a r g e m e n t r é p a n d u ,

d u c a r a c t è r e p u r e m e n t a u t o b i o g r a p h i q u e d e l ' œ u v r e d e

L e d u c ? L ' o n p o u r r a i t f a i r e a p p e l a u x d i v e r g e n c e s e n t r e l e s

d i f f é r e n t s r é c i t s , o u b i e n i n d i q u e r d e s t e x t e s q u i s e m b l e n t

f a i r e e x c e p t i o n à l a r è g l e : L e T a x i , d i a l o g u e q u i m e t e n s c è n e

u n e h i s t o i r e d ' i n c e s t e e n t r e f r è r e e t s o e u r ; L a F e m m e a u p e t i t

r e n a r d , r é c i t é c r i t à l a t r o i s i è m e p e r s o n n e o ù i l s ' a g i t d ' u n e

b o u r g e o i s e d e v e n u e m e n d i a n t e ; l a s é r i e d e c o u r t s r é c i t s

p u b l i é s d a n s L e s T e m p s m o d e r n e s e n t a n t q u e p o r t r a i t s d e l a

v i e à l a f i n d e l ' O c c u p a t i o n . L a f a c i l i t é d ' u n e t e l l e d é m a r c h e

d e v r a i t c e p e n d a n t n o u s m e t t r e e n g a r d e , c a r n o u s n e f a i s o n s

l à q u e d é p l o y e r l e s c o n s é q u e n c e s d e l ' i m p o s s i b i l i t é d e

l ' a u t o b i o g r a p h i e e l l e - m ê m e . L e t e x t e n e v a - t - i l p a s t o u j o u r s

d é f a i l l i r f a c e a u x e x i g e n c e s d e l a n o t i o n ? N ' y a u r a - t - i l p a s

t o u j o u r s d e s e x c e p t i o n s à l a r è g l e ? I l n e s ' a g i t d o n c p a s d e

d é m e n t i r l e j u g e m e n t d e l a c r i t i q u e , m a i s d ' a c c e p t e r l e

c o n s t a t c o n t r a d i c t o i r e a u q u e l i l d o n n e l i e u . L ' œ u v r e d e

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Leduc est autobiographique, même si, à cause des traits spécifiques que nous venons de voir, elle ne peut pas l'être. Mais ce serait là sa valeur exemplaire : elle met l'autobiographie en question sans nier son existence.

Dans l'œuvre de Leduc, c'est précisément la construction temporelle des textes qui contre toute acception univoque de leur caractère autobiographique. La complexité de cette écriture narrative tient d'abord à son refus d'établir une chronologie simple qui permettrait de reconstruire l'histoire narrée comme une suite d'événements discrets. Très souvent, l'acte même de narrer finit par devenir l'objet du récit ; le texte met au premier plan sa capacité de créer l'événement par la parole, événement qui peut très bien être raturé, nié ou déplacé par la suite. Cette interrogation sur la possibilité même du récit - comment inscrire le réel dans un langage qui fait exister par le simple fait de dire ? - pose, dans le même mouvement, la question de la différence entre la parole narrative et l'écriture qui, dans sa durabilité, garde les traces de chaque tentative raturée de dire. En ce sens, les récits de Leduc invitent à repenser le modèle narratologique du texte narratif. Ce qui entre en jeu dans cette mise en question serait précisément la possibilité de l'autobiographie : l'inclusion de la vie réelle dans une narration écrite.

De toute évidence, nous aurions tort de confondre l'écriture singulière de Leduc et l'autobiographie en général. Néanmoins, l'œuvre de Leduc, considérée par la critique comme un cas autobiographique exemplaire, semble exiger une mise en question théorique plus large. À l'inverse, il est clair que nous ne pouvons espérer porter sur le texte un regard vierge de tout présupposé théorique. Dans le meilleur des cas, la lecture serait ainsi une forme de dialogue, où aux questions posées le texte seul, dans sa résistance singulière à la théorie, pourrait apporter une réponse. Poser une question, c'est toujours, sans doute, avoir une notion quelconque de la réponse recherchée, ou au moins du lieu où l'on espère la trouver : ici, celui du temps de l'écriture narrative. Mais il est aussi vrai, comme l'écrit Ph. Lacoue- Labarthe, que de telles questions marquent la frontière de ce

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domaine, sans lieu propre ni contours arrêtés, de tout ce qu'on ne sait que par pressentiments furtifs ou par intuition vague - domaine qui, par conséquent, nous intrigue 20

Cette démarche double - théorisation d'une question générale, lecture d'une oeuvre assez singulière et mal connue - reflète donc sur le plan méthodologique la duplicité dont témoigne l'autobiographie, ce genre constitué d'un corpus de textes, mais aussi d'un discours qui met sans cesse en question leur possibilité. En prenant cette duplicité à notre compte, nous pouvons espérer déplacer quelque peu la problématique : comment l'autobiographie est-elle possible ?

Notes

1. Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975, p. 14. 2. Pour la définition de ces termes narratologiques, voir Gérard

Genette, « Discours du récit », dans Figures III, Seuil, 1972, p. 229, 253 etpassim.

3. La Mémoire et l'Oblique : Georges Perec autobiographe, POL, 1991, p. 74.

4. Michel Neyraut, « De l'autobiographie », dans L'Autobio- graphie, V rencontres psychanalytiques d'Aix-en-Provence, Les Belles Lettres, 1990, p. 8.

5. Ibid., p. 8 et sq. Voir Michel Butor, « L'usage des pronoms personnels dans le roman » [1964], dans Essais sur le roman, Gallimard, coll. « Idées », p. 74.

6. Voir J. B. Pontalis, « Premiers, derniers mots », dans L'Autobiographie, op. cit., p. 49-66.

7. Voir La Voix excommuniée : essais de mémoire, Galilée, 1981. 8. Freud rapporte ce mot de Charcot dans Sigmund Freud par

lui-même [1925], trad. Fernand Cambon, Gallimard 1984, p. 23.

9. Nous entendons par « réel » la condition de possibilité de toute expérience sensible, y inclus cette expérience complexe qu'est la lecture.

10. Voir Miroirs d'encre, Seuil, coll. « Poétique », 1980. 11. Autobiographiques : de Corneille à Sartre, PUF, 1988, p. 6.

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12. Introduction de l'éditeur au numéro spécial « Autobiography and the Problem of the Subject » de Modern Language Notes, vol. 93, n° 4, mai 1978, p. 573-574.

13. « Autobiography as De-Facement », The Rhetoric of Romanticism, Columbia UP, 1984, p. 70.

14. Pour un aperçu plus approfondi de la réception critique, voir le premier chapitre de René de Ceccatty, Violette Leduc : Éloge de la bâtarde, Stock, coll. « Échanges », 1994 et la bibliographie annotée de Adelaïde Iula Perilli dans Contresquisses : trois études sur Violette Leduc, Editions Bulzoni, Rome, 1991.

15. Voir Lejeune, Le Pacte autobiographique, p. 41-43, 165. 16. Préface de La Bâtarde, p. 13, nous soulignons. 17. Idem, p. 17-18. 18. Sade, Fourier, Loyola, Seuil, coll. « Tel quel », 1971, p. 14. 19. Le Pacte autobiographique, p. 25. 20. « L'écho du sujet », dans Le Sujet de la philosophie :

Typographies I, Aubier Flammarion, coll. « La Philosophie en effet », 1979, p. 219.

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Le temps du récit

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L'autobiographie, quel que soit son caractère propre, est d'abord récit. Poser la question du temps dans l'autobio- graphie, c'est donc interroger son rapport au temps du récit en général. Peut-on, du point de vue temporel, lire le récit autobiographique comme n'importe quel autre texte narratif ? Dans ses premiers ouvrages sur l'autobiographie, Philippe Lejeune a soutenu que, du point de vue formel, il n'existait aucune différence fondamentale entre l'autobio-

graphie et le récit fictif1. Pourtant l'autobiographie se distingue du récit, tel qu'il est couramment analysé, sur au moins quatre points.

D'abord, l'analyse narrative présuppose une différenciation fonctionnelle, mais aussi temporelle, des positions d'auteur, de narrateur et de personnage, alors que l'autobiographie se fonde sur l'unité de la première personne. Ensuite, l'identité de personne, dans l'autobio- graphie, ne va pas sans influencer la temporalité de la narration elle-même. Si l'on peut parler, de manière générale, de l'autobiographie comme récit rétrospectif, cette catégorie narratologique paraît d'emblée insuffisante pour rendre compte du tout à la fois qu'implique le projet

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autobiographique. Encore, si l'autobiographie suppose un certain lien au réel, le récit plus généralement ne conçoit ce rapport que sous la forme de la mimésis ou du comme si, c'est-à-dire, en fin de compte, sous le régime de la fiction. Enfin, nous l'avons déjà remarqué, l'autobiographie est non seulement récit, mais aussi écriture. La temporalité à l'œuvre risque donc d'être travaillée par les possibilités qu'offre « l'espace » textuel, et de ne pas se conformer à la linéarité supposée du discours narratif.

Quatre lieux d'interrogation, donc, pour confronter le texte autobiographique à la conception générale du récit, mais aussi pour mettre en question cette conception même. Car une telle confrontation va dans les deux sens. Si l'on veut cerner la spécificité de l'autobiographie en l'analysant comme forme narrative, il faudrait aussi cerner les limites de l'analyse narrative face à l'autobiographie. Double questionnement, donc, mais en vue d'un seul résultat : rendre possible l'analyse du texte autobiographique comme tel en cherchant à établir un modèle temporel apte à décrire sa configuration narrative particulière.

Vouloir comparer l'autobiographie et d'autres formes narratives, ce serait supposer une définition déjà établie, des traits distinctifs identifiés d'emblée. En prenant à témoin non seulement La Bâtarde, La Folie en tête et La Chasse à l'amour, c'est-à-dire les trois tomes de l'autobiographie de Leduc, mais aussi L'Affamée, un récit des années quarante, il ne s'agit pas, ici, d'interroger de front leur statut générique, mais de dégager d'abord leur rapport spécifique à la narrativité.

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L ' é v é n e m e n t

La saisie qui détermine le temps possède le caractère de la mesure. [...] L'horloge mesure le temps, pour autant que l 'extension de la durée d ' u n événement est

ramenée à une série identique d 'états d 'hor loge et donc numériquement déterminée dans sa quanti té [...]. À part i r du moment où l 'on a défini le temps comme temps de l 'horloge, il ne reste aucun espoir de jamais atteindre son sens originel. Heidegger, « Le Concep t de temps »

D a n s son texte f o n d a t e u r de l ' ana lyse n a r r a t o l o g i q u e ,

G é r a r d G e n e t t e déf ini t le récit c o m m e u n discours qu i r acon te u n e histoire, e n t e n d u e c o m m e u n e suite d ' é v é n e - men t s 2 D a n s la m e s u r e où t o u t e h is to i re se r a c o n t e c o m m e

si les événemen t s s ' é ta ient rée l l ement passés 3 le t e m p s de

l 'h i s to i re est régi p a r la c h r o n o l o g i e : c ' es t u n e t e m p o r a l i t é

l inéaire où les événemen t s se su iven t se lon u n r a p p o r t de

cause et d 'effet . Ainsi , p o u r A n n Banfield , r a c o n t e r u n e

histoire , c 'es t d ' a b o r d , se lon le sens é t y m o l o g i q u e de ce verbe, c o m p t e r ou m e t t r e en o r d r e des é v é n e m e n t s 4. Le

t e m p s du récit se m e s u r e d o n c p a r r a p p o r t à celui de

l 'h is toire , mais le texte nar ra t i f est sans t e m p o r a l i t é p r o p r e :

l ' o rd r e et la d u r é e son t « e m p r u n t é s » au t e m p s de la lecture.

Le récit n ' a q u ' u n « p s e u d o - t e m p s », car le c h e m i n suivi à

t ravers « l 'espace » d u texte p e u t d i f férer se lon le lecteur.

Ce t t e l iberté est c e p e n d a n t l imitée pa r des c o n v e n t i o n s

l inguis t iques se lon lesquelles la lec ture se fait de gauche à

droi te , de la p r e m i è r e à la de rn i è re page d u livre, de sor te q u e

ce t emps narra t i f e m p r u n t é se ca lque s u r u n d e u x i è m e

m o d è l e linéaire, celui de la chaîne l ingu is t ique ora le 5

Ce t t e c o n c e p t i o n d u texte nar ra t i f se f o n d e sur l ' ana lyse

d u réc i t fictif , p r e n a n t en c o m p t e sa r é f é r e n t i a l i t é

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mimétique : tout se passe comme si les événements s'étaient réellement passés, et que le discours narratif rapportait une histoire antérieure à sa mise en récit. La créativité de l'acte narratif, originaire du sens, passe ainsi à l'arrière-plan, tout comme la nature graphique du texte ; par conséquent, lorsqu'il s'agit ensuite de prendre en considération le récit dit « factuel », dont l'autobiographie, la théorie narratologique en garde une conception semblable. La mimésis devenue référence réelle, c'est donc l'auteur qui raconte une histoire qui a effectivement eu lieu.

Dans une série d'essais réunis sous le titre Le Livre à venir, Maurice Blanchot parle du récit d'un point de vue presque contraire à celui de Genette, en faisant une distinction entre le récit et le roman. Il note d'abord que le roman raconte une série d'événements, comme une suite d'étapes au long d'un voyage (l'exemple pris étant celui de l'odyssée d'Ulysse), alors que le récit, quant à lui, se concentre sur un seul événement exceptionnel. Cependant, pour Blanchot,

[...] le caractère du récit n'est nullement pressenti quand on voit en lui la relation vraie d'un événement exceptionnel, qui a eu lieu et qu'on essaierait de rapporter. Le récit n'est pas la relation de l'événement, mais cet événement même, l'approche de cet événement, le lieu où celui-ci est appelé à se produire, événement encore à venir et par la puissante attirance duquel le récit peut espérer, lui aussi, se réaliser 6

Ainsi, la différence entre roman et récit ne serait pas une simple question de véracité, de la relation vraie d'un fait réel ; elle serait liée à une autre. réalité, celle de l'acte même de raconter. Il s'ensuit de là que le temps du récit doit également être vu d'une autre manière. L'histoire ne paraît plus précéder sa mise en récit, mais se former au fur et à mesure de sa narration. Remarquons tout de suite que Blanchot est loin d'être le seul écrivain de cet avis. Pour Claude Simon, par exemple : « L'on n'écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s'est passé avant le travail d'écrire [...] 7 »

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C o m m e n t l'autobiographie est-elle possible ? Il suffit de prendre sa plume et de commencer le récit de sa vie, en espérant trouver le temps pour l'achever. Mais le temps, qui apparaît d'abord comme limite extérieure, devient bientôt contrainte. Car si l'écriture

prend du temps, elle le donne aussi : voici l'autobiographie commencée, à ne plus jamais en finir ; dans l'attente du dernier mot, l'auteur s'érige un tombeau, à l'épitaphe toute prête.

« Je suis née à la pointe d'une plume », écrit Violette Leduc au début de La Bâtarde. Écrire engendre l'auteur, mais à titre de personnage. Le temps, dès lors, apparaît aussi comme cet écart qui divise le sujet dans l'écriture, et le transforme en objet, mort déjà avant l'heure, sauf à le ressaisir dans ses seules traces graphiques. La double démarche engagée dans ce livre reflète la duplicité de l'autobiographie : genre constitué à la fois d'un corpus de textes — ici ceux de Violette Leduc — et d'un discours qui met en question leur possibilité comme récits, mais du même geste fonde l'autobiographie comme écriture.

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